BABYLAS II

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LIVRE SUR SAINT BABYLAS. CONTRE JULIEN L'APOSTAT ET LES GENTILS

 

ANALYSE.

 

1-4. Dans un écrit intitulé Monologue, le sophiste Libanius avait cherché à expliquer humainement la destruction miraculeuse du temple et de la statue d'Apollon, au faubourg de Daphné; saint Chrysostome le réfute au commencement de son livre; de là vient apparemment qu'on l'a intitulé : contre les Gentils.

4-11. Il raconte aussi, d'une manière fort détaillée le martyre de saint Babylas. Mais ce qu'il en dit ne soutient pas toujours l'épreuve de la critique et parait plutôt emprunté à des traditions populaires qu'à des documents authentiques et certains. Quel est le prince chrétien dont saint Chrysostome dit que l'entrée de l'église lui fut refusée par saint Babylas, pour avoir mis à mort le fils d'un roi barbare qui lui avait été donné en otage ? C'est là un sujet de controverse. Quelques-uns disent que c'est Numérien, ce qui ne peut se soutenir, puisque Numérien ne fut jamais chrétien. Il vaut mieux l'entendre de Philippe, le premier empereur qui ait porté le nom de chrétien. Cette histoire, saint Chrysostome la raconte comme certaine et indubitable; mais Eusèbe ne la rapporte que comme une chose qui se disait de son temps, et qu'il n'avait pas trouvée écrite.

12-23. Dans la dernière partie du livre, saint Chrysostome expose des faits dont il avait été lui-même témoin, ainsi que la plupart de ses auditeurs, savoir : Comment les reliques de saint Babylas, déposées à Daphné, empêchèrent l’oracle du lieu de parler; comment Julien l'Apostat obligea les chrétiens de transporter ces reliques ailleurs ; comment, après cette violation du tombeau du saint martyr, le temple et la statue d'Apollon furent foudroyés et renversés ; quelle était la persécution sous Julien et comment finit l'Apostat.

 

1. Notre-Seigneur Jésus-Christ, au moment d'aller à la Passion et de mourir de cette mort qui donna la vie au monde, dans sa nuit dernière, prit à part ses disciples, conversa longtemps avec eux et leur donna de nombreux préceptes; entre autres choses, il leur dit : Je vous le dis en vérité, celui qui croit en moi accomplira les choses que j'accomplis moi-même, et de plus grandes encore. (Jean, XIV,12.) Beaucoup d'autres maîtres s'étaient rencontrés qui avaient eu des disciples et avaient accompli des prodiges, comme le proclament les Gentils, mais aucun d'entre eux n'osa jamais ni concevoir ni dire rien de semblable. Les Gentils mêmes, malgré leur impudence, ne pourraient montrer dans leur doctrine une pareille prophétie ni une telle parole. Ils parlent beaucoup des apparitions, des ombres évoquées souvent par leurs thaumaturges, de voix sorties des sépulcres; mais qu'aucun de ceux qui ont vécu citez eux et s'y sont fait admirer, de ceux mêmes qu'après leur mort ils ont comptés au nombre des dieux, ait jamais tenu pareil langage à ses disciples, c'est là ce que nul n'oserait affirmer. Voulez-vous que je vous dise pourquoi ces hommes qui ne savent pas rougir, qui mentent le front levé, n'ont jamais eu l'audace d'imaginer un tel mensonge? Ce n'est ni sans raison ni sans calcul qu'ils s'en sont abstenus. Ils ont vu, ces fourbes aussi avisés que funestes , que pour trouver créance , il faut qu'une invention soit croyable, adroite et ne puisse pas être aisément convaincue de fausseté. Les habiles pêcheurs, les oiseleurs habiles ne tendent point leurs piéges nus : ils les cachent soigneusement sous l'appât et font ainsi riche capture : mais s'ils laissaient leurs piéges découverts devant la proie qu'ils doivent prendre, ni poissons ni oiseaux n'entreraient dans ces filets; ils ne s'en approcheraient même pas, et le chasseur et le pêcheur reviendraient au logis les mains vides. De même, ces fourbes qui avaient dessein de leurrer les hommes n'ont pas jeté leur filet découvert dans l'océan de la vie; mais en fabriquant et en composant des appâts à l'usage des moins sensés, ils se (466) sont abstenus de pousser la fraude au delà des bornes, se défiant d'aller trop loin, et craignant de compromettre le succès de leurs précédentes fourberies par l'impudence des dernières. Car, s'ils avaient prétendu qu'on eût dit chez eux une parole semblable à celle qu'adressait le Christ à ses disciples, ceux mêmes qu'ils avaient trompés se seraient moqués de leur maladresse à mentir. Ces prédictions vérifiées par l'accomplissement n'appartiennent qu'à une puissance céleste.

Si les démons purent jamais abuser d'illusions ceux qu'ils avaient trompés, ce fut au temps où la source de la lumière était encore inconnue au plus grand nombre des hommes. Car ces prodiges étaient l'oeuvre des démons; on en trouve la preuve dans toutes leurs fourberies et dans les sacrifices mêmes. Ils voulaient que le sang humain coulât sur leurs autels et demandaient ces victimes à ceux même qui les mettaient au monde : cela ne dépasse-t-il pas le comble de la démence? Et ces hommes que n'assouvissent point tous nos malheurs, qui ne mettent point de terme à la guerre qu'ils nous ont déclarée, et que transporte une éternelle rage, il ne leur a point suffi, pour rassasier leur fureur, de voir leurs femmes et leurs enfants comme des brebis et des boeufs immolés sur leurs autels : ils ont imaginé, pour faire couler le sang, une nouvelle iniquité, un moyen inouï de cruauté. A ceux qui devaient déplorer la mort de ces victimes humaines, ils persuadaient de les offrir eux-mêmes à ce déplorable carnage. Et non contents de violer les lois portées par les hommes, ils ébranlèrent jusque dans leurs fondements celles de la nature, eu l'armant contre elle-même, en enseignant aux hommes le plus criminel, de tous les meurtres. Dès lors, les plus terribles ennemis étaient les parents mêmes, et ceux surtout à qui l'on aurait dû se fier devenaient les plus suspects et les plus odieux. Car ces esprits de perdition poussaient ceux dont Dieu s'était servi pour mettre des enfants au inonde et leur en faire contempler les merveilles, à les priver eux-mêmes du bienfait dont ils avaient été les ministres, et, après leur avoir donné la vie, à devenir les auteurs de leur mort. Ils voulaient ainsi montrer qu'il ne leur revenait aucun fruit de la bonté de Dieu, puisqu'ils n'avaient besoin d'autres bourreaux que de ceux mêmes qui leur avaient donné le jour. Quand même ces horreurs auraient été suivies de quelque grand prodige, et l'on n'en vit paraître que d'insignifiants, indignes d'attention et pleins de fourberie, mais quand même aurait éclaté quelque grande merveille, ce que j'ai dit suffit à montrer à ceux qui n'ont point perdu la raison quels étaient ceux qui les opéraient, esprits de mal et de scélératesse, conjurés pour notre mort et notre ruine.

2. Tels ne furent point les commandements de notre Seigneur Jésus. Il fut admirable par ses prodiges et par ses préceptes autant que par ses miracles : tous les hommes devraient l'adorer et croire à sa divinité. Car sa venue effaça de la terre cette impiété. Bonté plus surprenante encore ! Cette cruelle et sanguinaire tyrannie cessa de peser non-seulement sur nous, ses adorateurs, mais encore sur ceux qui le blasphèment. Désormais aucun des Gentils ne fut forcé d'offrir à ses dieux de semblables victimes. Admirable effet du constant amour de Dieu pour les hommes ! les démons avaient fait moins de mal à leurs serviteurs qu'il ne fit de bien à ses ennemis ! Les démons, en effet, forçaient leurs adorateurs à devenir les meurtriers de leurs propres enfants; Jésus-Christ au contraire a exempté ses plus cruels ennemis de ces horribles préceptes, de ces barbares sacrifices, et a donné cette admirable paix non-seulement à ceux de sa maison, mais encore aux étrangers, montrant par là que les démons sont des tyrans acharnés, ennemis des hommes, et que c'est pour cette cause qu'ils ont maltraité leurs serviteurs comme ils eussent fait des étrangers. Que dis-je ! ils étaient des étrangers pour eux ; mais Jésus qui est le roi, le créateur , le sauveur de tous les hommes a épargné les étrangers comme s'ils eussent été siens. Tous les hommes ne sont-ils pas son oeuvre comme le déclare son disciple en disant : Il est venu chez les siens, et les siens ne l'ont point reçu ? (Jean, I, 11.)

Ce n'est point le temps de compter ses miséricordes; d'ailleurs vous en pourriez parler durant une infinité de siècles; eussiez-vous autant de force qu'en ont les êtres incorporels, vous n'arriveriez point encore à la vérité. La mesure de sa bonté n'est connue que de lai, parce qu'il est le seul qui soit bon comme lui.

Considérez donc ce qu'il dit à ses disciples : Je vous le dis en vérité, celui qui croit en moi accomplira les choses que j'accomplis moi-même, et de plus grandes encore. Leur eût-il fait part (467) d'une semblable puissance si sa bonté n'avait pas été surabondante et infinie.

Que si quelqu'un demande comment s'est accompli cet oracle, qu'il prenne en main le livre des Actes des Apôtres. Ce livre ne contient pas toutes les actions de tous les Apôtres, mais d'un ou deux seulement, et en petit nombre. Il verra les malades couchés sur leurs lits : l'ombre de ces saints les touche et les ramène à la santé ; les seuls vêtements de Paul suffisent à chasser les démons qui agitaient les possédés. Et si quelqu'un dit que ce sont là de beaux discours, d'incroyables fictions, ce que nous voyons tous les jours suffit pour fermer la bouche aux blasphémateurs, les couvrir de confusion et mettre un frein à leurs langues insolentes. Il n'y a pas aujourd'hui sur la terre un pays, une nation, une ville qui ne célèbre ces merveilles, et on ne les eût point admirées si elles n'étaient que des fictions. Vous rendrez vous-mêmes témoignage à cette vérité, et nous n'en chercherons point d'autre pour faire croire à nos paroles, car vous êtes nos ennemis. D'où vient, dites-moi, que les noms même de Zoroastre et de Zamolxis sont inconnus aux hommes, à tous les hommes, hormis quelques-uns à peine? N'est-ce point parce que tout ce qu'on leur attribue n'est que mensonge et fiction? Et ces hommes cependant, ainsi que ceux qui ont écrit leur histoire étaient, dit-on, gens fort habiles, les uns à imaginer et à faire valoir leurs impostures, les autres à voiler le mensonge sous les charmes de l'éloquence. Mais tous les efforts sont vains et inutiles quand cette éloquence n'a pour fonds que l'imposture et le mensonge. Et de même quand elle s'appuie sur une ferme vérité, elle rend vains et, inutiles tous les efforts des ennemis, car la force de la vérité n'a pas besoin de soutien. Eût-elle mille adversaires pour l'étouffer, non-seulement elle n'est point accablée, mais par les efforts même de ceux qui tentent de la renverser, elle se relève plus éclatante et plus glorieuse et se rit de cette impuissante fureur qui se déchire elle-même.

Ce que vous appelez nos fictions, les tyrans, les rois, les plus habiles orateurs, les philosophes, les devins, les magiciens, les démons on essayé de le détruire, et leur langue, selon l'expression du Prophète, a perdu sa forci contre eux-mêmes, et les plaies qu'ils on faites ont été semblables à celles des flèches des petits enfants. (Ps. LXIII, 8-9.) Et les rois n'ont recueilli d'autre fruit de leurs persécutions qu'une renommée de férocité : leur fureur contre les martyrs atteignant l'humanité tout entière, ils se sont couverts sans le savoir de mille opprobres. Quant aux philosophes et aux habiles orateurs qui avaient dans le public une grande réputation, les uns de sagesse, les autres d'éloquence, ils ne nous ont pas plutôt déclaré la guerre, qu'ils sont devenus ridicules, et en tout semblables aux petits enfants qui badinent. De tant de nations, de tant de peuples, ils n'ont pu gagner ni un sage, ni un ignorant, ni un homme, ni une femme, ni même un petit enfant; et leurs écrits ont été si dérisoires, qu'ils ont depuis longtemps disparu et, pour la plupart, sont morts en naissant. Que s'ils se sont conservés en quelque endroit, c'est chez les chrétiens qu'on les peut trouver, tant nous sommes éloignés de craindre qu'ils nous puissent faire aucun mal.

C'est ainsi que nous nous rions de la vanité de toutes ces machinations. Si nous avions des corps d'airain, de nature impérissable, nous tiendrions sans crainte dans nos mains des scorpions, des serpents, du feu, et nous en ferions ostentation. Jésus-Christ a prémuni nos âmes et notre foi : pouvons-nous craindre de conserver chez nous les écrits empoisonnés de nos ennemis? Car s'il nous est ordonné de fouler aux pieds les serpents, les scorpions et toute la puissance du démon , à plus forte raison pouvons nous marcher sur les vers de terre et les escarbots. La différence est la même entre le mal que nous font ces livres et le terrible danger des embûches du démon.

3. Tel est le caractère de notre religion. Quant à la vôtre, personne ne l'a jamais combattue. Car il n'est pas permis aux chrétiens d'user de contrainte et de violence pour détruire l'erreur : c'est par la persuasion, la parole et la douceur qu'ils sauvent les hommes. Ainsi les rois qui servent Jésus-Christ n'ont jamais publié contre vous de ces cruels édits que les adorateurs des démons ont portés contre nous. Mais c'est en pleine paix, sans persécutions, qu'on a vu s'éteindre d'elles-mêmes votre superstition et vos erreurs; votre religion est tombée d'elle-même, comme les corps minés par une longue maladie périssent par eux-mêmes, se dissolvent et se consument peu à peu. Et quoique vos ridicules et diaboliques (468) croyances ne soient pas complètement effacées de dessus la terre, le passé vous montre ce que vous devez attendre de l'avenir. L'idolâtrie a presque entièrement disparu en un moment prétendrez-vous à la durée de ses débris? Quand une ville est prise, que les murs sont détruits, les prétoires, les théâtres, les promenades brûlées, tous les jeunes guerriers morts, parce qu'on voit encore debout quelques portiques à demi-consumés, quelques maisons en ruines avec de vieilles femmes et de petits enfants, contestera-t-on au vainqueur, dont le triomphe est presque complet, le pouvoir de détruire ces débris ? Il n'en est pas ainsi de l'oeuvre des pêcheurs. Elle est chaque jour plus florissante; et cependant ce n'est point par les chemins unis et aisés qu'elle est parvenue jusqu'à nous, mais parmi les afflictions, les guerres et les combats. L'idolâtrie avait perverti la terre et possédait toutes les âmes, et ce n'est qu'après avoir acquis cette force et cet accroissement qu'elle a cédé à la puissance du Christ. Au contraire ce n'est point après s'être partout propagée et fermement assise que notre prédication trouva des ennemis. Dès son commencement, avant de s'être établie et d'avoir poussé ses racines dans l'âme des fidèles, elle eut à combattre contre toute la terre, contre les principautés et les puissances, contre les princes de ce siècle, de ténèbres, contre les esprits de malice. (Ephés. VI, 12.) Car l'étincelle de la foi n'était pas encore bien allumée, que des fleuves et des torrents ont fondu sur elle de toutes parts.

Or, vous savez qu'il est plus difficile d'arracher un arbre planté depuis longues années et qui a jeté de profondes racines que celui qu'on vient de mettre en terre. Cependant les flots ennemis s'élancèrent, comme je l'ai dit, contre cette étincelle de la foi, et elle ne fut pas éteinte : au contraire, avec plus d'éclat et de force, elle embrasa tout, consumant et ruinant sans peine tout ce qui appartenait à nos ennemis, relevant au contraire les fidèles, les plaçant au plus haut point de grandeur, et cela, par les mains de quelques hommes simples et obscurs. Et ce succès ne vint ni des paroles des pécheurs, ni de leurs miracles, mais de la vertu et de la puissance de Jésus qui résidaient en eux. Car qui étaient ceux qui accomplissaient ces oeuvres? c'étaient Paul, un faiseur de tentes, Pierre, un pêcheur, et jamais hommes si simples et si humbles n'auraient conçu semblable dessein, à moins qu'on ne dise qu'ils étaient insensés et en délire. Or, ils ne l'étaient point, et ce qui le prouve, c'est le succès de leurs paroles, et le nombre de ceux qui leur obéissent encore aujourd'hui. Ils n'auraient donc eu garde d'inventer de pareils mensonges et de les publier hautement. En effet, comme je l'ai dit dès le commencement, celui qui veut tromper, ment, mais il ne ment pas si grossièrement qu'il puisse être découvert de tout le monde : et si, même après l'accomplissement de ces merveilles, et lorsque, tant de gens rendent témoignage à leur accomplissement, et ceux qui les ont crues en ce temps-là, et ceux qui depuis les chantent partout, non-seulement chez nous, mais chez les barbares et les peuples plus sauvages encore, si, dis-je, il se trouve encore des incrédules qui , après tant de preuves et le témoignage de tout l'univers, pour ainsi dire, refusent d'ajouter foi à des faits si évidents et la plupart sans avoir rien approfondi ni examiné; qui donc, dans le principe , n'ayant point vu les événements, n'ayant point de témoins dignes de foi, aurait voulu embrasser une telle religion ?

Mais où ces hommes pouvaient-ils prendre confiance pour imaginer et débiter de telles faussetés? Ce n'était ni en leur éloquence, car l'un deux ne savait pas même lire , ni en l'abondance de leurs richesses, puisqu'ils avaient à peine le nécessaire et vivaient tous deux du travail de leurs mains. Ce n'était point davantage l'éclat de leur naissance qui les pouvait rendre hardis : nous ne savons qui était le père de Paul, tant il était obscur et inconnu; quant au père de Pierre, nous le connaissons, mais tout l'avantage qu'il a , c'est que son nom est rapporté dans les Ecritures; mais il est nommé seulement, et encore n'est-ce qu'à l'occasion de son fils. Que si quelqu'un veut rechercher leur patrie et leur nation, il trouvera que l'un était de Cilicie, et l'autre, citoyen d'une petite ville, ou plutôt, d'une pauvre bourgade, Bethsaïde en Galilée, car c'est là que naquit ce saint apôtre. Enfin si l'on parle de leurs professions, on verra qu'elles n'ont rien de grand ni de noble. Un faiseur de tentes est au-dessus d'un pêcheur, mais il est au-dessous des autres artisans. D'où  donc, dites-moi , d'où leur venait la confiance de jouer un pareil rôle ? Quel espoir les soutenait? Où s'assuraient-ils? En leurs lignes et leurs hameçons, en leurs tranchets et leurs (469) tarières sans doute ! Allez, pendez-vous ou précipitez-vous , insensés ; c'est le seul remède à votre folie !

4. Prenons, si vous voulez, qu'une chose impossible aujourd'hui ait été possible; un homme sort de ses étangs et vient dire : L'ombre de mon corps a ressuscité les morts. Un autre quitte son atelier et les peaux de ses tentes , et se vante que ses vêtements ont fait le même miracle. Qui d'entre ceux qui les entendaient fut assez insensé pour croire de telles merveilles sur la chétive assurance d'une parole? D'où vient qu'aucun des artisans qui vivaient en ce temps n'a dit de lui-même pareille chose, ni aucun autre de lui ? Et si ce que nous soutenons n'est que fiction, il est vraisemblable qu'après ces deux apôtres, d'autres auraient pu plus facilement inventer des mensonges Pierre et Paul n'avaient point de devanciers dont l'exemple leur pût faire espérer le succès de leurs inventions. Mais ceux qui les suivirent, jetant les yeux sur eux, eussent été bien plus hardis à mentir, car l'exemple des premiers eût donné de l'audace aux seconds; ils se fussent bien vite persuadé qu'il n'y avait plus de gens de bon sens en ce monde, et que dans ce délire et cette démence de tous les esprits, le premier venu pouvait dire et faire croire de soi-même tout ce qu'il voudrait. Pure dérision, risible folie des Gentils ! Si l'on voyait un homme tendre son arc contre le ciel et le vouloir percer de ses flèches, ou tenter de vider l'océan du creux de ses mains, tous les gens moqueurs se riraient de lui tandis que les plus sérieux le pleureraient à chaudes larmes; de même, lorsque les Gentils, dans leurs paroles, s'élèvent contre nous, il faut en rire et les pleurer; car ils tentent bien plus difficile que de percer le ciel ou de dessécher les abîmes de la mer. Jamais, en effet, la lumière ne sera ténèbres; tant qu'elle sera lumière, jamais la vérité de ce qui s'est accompli chez nous ne sera convaincue de fausseté, car elle est vérité et rien n'est plus fort qu'elle.

Les anciens miracles, que nous ne savons que par ouï-dire, ne sont pas moins dignes de foi que ceux d'aujourd'hui qui s'accomplissent sous nos yeux : c'est là ce qu'avoueront tous ceux qui n'ont pas perdu le sens. Mais pour que notre victoire soit complète, je veux vous rapporter un événement singulier, arrivé de nos jours. Ne vous étonnez point, si, vous promettant le récit d'un miracle opéré de notre temps, je commence ma narration par une ancienne histoire: je ne m'y tiendrai point et ne dirai rien d'étranger à mon sujet: mais les faits anciens sont si étroitement liés aux nouveaux qu'il n'est pas possible d'en séparer la suite. Vous vous en convaincrez en m'écoutant.

5. Du temps de nos pères il y eut un empereur dont je rie vous ferai point un portrait entier; mais par le récit du crime qu'il osa commettre, vous jugerez de son caractère et de la cruauté de son naturel. Quel fut ce crime? Une des nations qui étaient en guerre avec cet empereur résolut de finir la lutte, de ne plus attaquer les autres et de n'être plus attaquée désormais, mais de se délivrer de ses inquiétudes, de ses dangers, de ses craintes, de se contenter de ce qu'elle avait, et de ne rien désirer au delà, persuadée qu'il vaut mieux jouir de peu avec tranquillité que désirer beaucoup au prix de craintes et de terreurs perpétuelles, et vivre pour faire du mal aux autres et en recevoir d'eux. Ayant donc pris le parti de terminer la guerre et de vivre en paix, elle crut qu'il fallait, par un solide traité et des conditions certaines, s'assurer un si grand bien. Elle fit une alliance qui fut jurée de part et d'autre, et par surcroît, elle tâcha d'engager son roi à livrer son fils, encore fort jeune, comme un gage assuré de la paix, pour inspirer de la confiance à ceux qui avaient été ses ennemis, et pour leur témoigner la bonne foi de ses intentions et la sincérité de la paix conclue.

Le roi se laissa persuader et livra son fils à un ami, à un allié, ainsi qu'il le croyait, mais comme l'événement le montra, à un homme plus cruel qu'une bête féroce. En effet, l'empereur reçut l'enfant royal sous la sauvegarde des lois de l'amitié et des traités, puis il foula tout aux pieds et viola serments et traités, sans crainte des hommes, ni respect de la divinité, ni pitié pour l'enfance. Il ne fut point touché, ce barbare, de la jeunesse de cet enfant, ni effrayé du châtiment qui s'attache à ces forfaits. Il n'entendit point les paroles d'un père, qui, en lui remettant cet otage si cher, le priait de lui prodiguer ses soins, l'appelait le second père de son fils, le conjurait de l'élever comme si lui-même l'eût mis au monde, et de le rendre digne de la grandeur et de la vertu de ses ancêtres; qui mettait en disant ces paroles, la main de l'enfant dans la main du meurtrier et se retirait en versant des (470) larmes. Rien ne pénétra dans cette âme scélérate; elle resta fermée, et alors s'accomplit le plus exécrable de tous les meurtres. Car son crime fut plus horrible que s'il avait tué son propre fils. Je vous prends à témoin vous-mêmes: vous n'auriez pas ressenti une douleur si vive, s'il faut juger de vos sentiments par les miens, si je vous avais dit qu'il eût fait mourir son propre fils. Alors, à la vérité, avec les lois communes à tous les hommes les lois de la nature eussent été violées: mais ici se réunissaient plusieurs motifs que leur concours rendaient plus forts que les liens de la nature.

Quand je considère cet enfant innocent, livré par son père, arraché au palais de ses ancêtres, aux délices, à la gloire, aux honneurs qui lui appartenaient, forcé de vivre dans une terre étrangère, afin qu'un prince inhumain ne pût douter de la sincérité du traité qu'on venait de faire; quand je vois ensuite ce même prince maltraiter celui qui pour le satisfaire a été dépouillé de la splendeur de sa maison, et enfin le massacrer cruellement, deux passions opposées se partagent mon âme à la fois abattue par la tristesse et gonflée de colère. Quand je vois le meurtrier armé de son épée, saisissant l'enfant à la gorge et le perçant de la même main qui reçut le dépôt sacré, j'éclate, j'étouffe de colère. Quand je vois ensuite l'enfant tremblant, épouvanté, poussant des sanglots et des cris déchirants, appelant son père, l'accusant d'être cause de son malheur, attribuant sa mort non à celui qui lui plonge l'épée dans le sein, mais à celui qui lui donna la vie; incapable de s'enfuir ni de se défendre, se répandant en vaines plaintes contre son père; enfin recevant le coup mortel, tombant, palpitant sur le pavé et couvrant le sol d'un ruisseau de sang, mes entrailles sont déchirées, ma raison s'obscurcit, et le nuage de la tristesse se répand sur mes yeux. Mais cette bête féroce, insensible à la pitié, accomplit son horrible meurtre comme s'il eût immolé un agneau ou un veau. L'enfant frappé à mort, gisait à terre, et le meurtrier prenait sa propre défense en essayant de couvrir son premier crime par un second. Vous croyez peut-être que je parle de la sépulture et de la cruauté du tyran qui refusa un peu de terre à sa victime. Non voici un crime qui dépasse le premier. Les mains teintes du sang innocent, au sortir de cette tragédie inouïe, comme s'il eût été pur de tout crime, l'impudent, l'homme au coeur plus dur que les pierres, s'avance vers l'église de Dieu. Vous vous étonnez peut-être qu'un coup du ciel n'ait point atteint l'audacieux, que Dieu ne l'ait point frappé d'en-haut, et n'ait point, au seuil du temple, arrêté son impudence d'un coup de tonnerre? Si vous avez eu cette pensée, je loue et j'admire l'ardeur de votre zèle. Mais il s'en faut de beaucoup que vous méritiez d'être admirés et loués sans réserve.

Vous avez été justement indignés de voir un enfant si injustement massacré et les lois de Dieu si ouvertement violées: mais le transport , de votre colère ne vous a pas permis de réfléchir autant que vous auriez dû: car au-dessus de cette justice humaine, il y a dans le ciel une justice plus élevée. Quelle en est la loi? c'est de ne pas laisser tomber à l'instant la punition sur les pécheurs, mais de leur donner du temps et des délais pour expier leurs crimes et devenir semblables par la pénitence à ceux qui n'ont point fait de mal. C'est ce que Dieu fit alors pour ce malheureux: mais il ne tira point profit de cette clémence, et persista dans, son endurcissement. Dieu, dans sa bonté, l'avait prévu; il ne l'abandonna point et n'arrêta point le cours de ses miséricordes; il soigna son mal et n'oublia rien pour le ramener à la santé ; mais le rebelle repoussa les remèdes et fit mourir le médecin que Dieu lui avait envoyé. Or voici quel était le remède et le moyen employé pour sa guérison.

6. Au temps où se passait cette cruelle et touchante scène il y avait un homme véritablement grand et admirable, si toutefois il le faut appeler homme, qui gouvernait le troupeau de cette ville, et qui se nommait Babylas. Il avait été choisi par le Saint-Esprit pour être le chef de cette Eglise; et, si je n'ose dire, de peur que mes paroles ne paraissent outrées, qu'il surpassait Elie, et Jean, l'imitateur du prophète, du moins il fut leur rival et il eut toute leur noble liberté. Car ce ne fut pas le gouverneur de quelques villes, ni le roi d'une seule nation, mais l'Empereur, à qui obéissait la plus grande partie de la terre, ce prince homicide, qui avait sous sa puissance plusieurs peuples, de nombreuses villes et une immense armée, un homme enfin que tout rendait redoutable, et l'étendue de son pouvoir, et la férocité de son caractère, qu'il traita à l'égal d'un vil et méprisable esclave, qu'il chassa de l'église avec (471) autant de calme et d'intrépidité qu'un pasteur éloignerait de son troupeau une brebis galeuse et malade pour préserver les autres de la contagion. Et en agissant ainsi il confirma par ses actes la parole du Sauveur que le pécheur seul est esclave, eût-il la tête ceinte de mille couronnes, commandât-il à toute la terre; qu'au contraire celui qui ne se sent coupable d'aucune faute, fût-il au rang des sujets, est plus roi que tous les rois. Celui donc qui était né pour obéir fit la loi à son maître; le sujet jugea le souverain de l'univers et prononça sa condamnation. Vous qui entendez ce récit, ne passez pas légèrement sur mes paroles : un roi chassé de l'église par son sujet ! Cette étonnante nouvelle suffit pour saisir vos âmes et les frapper de stupeur. Mais si vous voulez avoir une exacte idée de cette merveille, représentez-vous les gardes, les écuyers, les généraux, les chefs, les officiers du palais, les gouverneurs des villes, l'imposant appareil de ceux qui précédaient le cortége, de ceux qui le suivaient et écartaient le peuple, enfin toute la suite des serviteurs. Au milieu d'eux l'empereur s'avançant dans l'orgueil de sa majesté, se distinguant par l'éclat de ses vêtements, de sa pourpre, des pierreries semées en profusion et brillant à sa main droite, à l'agrafe de son manteau, au diadème qui rayonnait sur sa tête! Que votre imagination ne s'arrête point à ce tableau. Voyez maintenant le serviteur de Dieu, le bienheureux Babylas, son extérieur simple, ses vêtements vulgaires, son âme pleine de componction, nulle audace dans ses sentiments ; dépeignez-vous ainsi ces deux hommes, comparez-les, et alors vous vous formerez une idée juste de cet événement merveilleux. Que dis-je ! vous ne le connaîtrez pas même alors avec une entière exactitude : cette admirable liberté ne saurait être retracée par aucun discours, ni par la vue même, mais seulement par l'expérience et l'usage, et nul ne peut comprendre la fermeté de cette âme généreuse, que celui qui a pu monter à ce haut degré de courage. Car comment ce saint vieillard osa-t-il marcher au-devant de l'empereur, traverser ses gardes, ouvrir la bouche, parler, accuser le prince, poser sa main sur sa poitrine encore bouillante de colère et respirant le meurtre? Comment osa 1-il chasser l'homicide? Rien ne fut capable de l'effrayer ni de le détourner de son dessein. Ame inébranlable et sublime ! coeur céleste, angélique constance ! On eût dit, à sa noble intrépidité, qu'il voyait tout cet appareil de vanité peint sur une muraille. C'est qu'il avait appris des préceptes divins que toutes les choses de ce monde ne sont qu'une ombre, un songe, et quelque chose de plus vain encore. Ainsi tout ce faste, loin de l'effrayer lui inspira plus de hardiesse. En effet, tout ce qu'il voyait éleva son esprit vers ce roi qui est assis au-dessus des chérubins et qui contemple les abîmes, vers ce trône sublime et glorieux, vers cette armée céleste, ces milliers d'anges et d'archanges, vers ce tribunal terrible, et ces jugements inexorables, vers ce fleuve de feu, vers le Juge même. Il se transporta tout entier de la terre au ciel, auprès du Juge céleste et l'entendit lui ordonner de chasser du saint troupeau l'homicide, le sacrilège. Il le chassa, le sépara du reste des brebis, et, sans s'arrêter à cet effrayant appareil, il le repoussa courageux, intrépide, et vengea les lois divines que le tyran avait foulées aux pieds.

Et quelle eût été sa liberté à l'égard des autres? Celui qui abordait un empereur avec tant de hardiesse pouvait-il. craindre quelqu'un? Pour moi, je présume, ou plutôt je crois que cet homme n'a jamais rien fait par faveur ni par haine, mais qu'il a courageusement résisté à la crainte et à l'adulation, plus puissante encore que la crainte, et à toutes les passions qui agitent les hommes sans avoir laissé jamais altérer la droiture de son coeur. En effet, si le vêtement du corps, le ris des dents et la démarche de l'homme font connaître quel il est (Eccl., XIX, 26), à plus forte raison de telles actions nous peuvent montrer quelle fut la grandeur de sa vertu dans tout le reste de sa vie.

7. Il ne faut point l'admirer seulement pour sa liberté , mais encore parce qu'il l'a portée jusqu'à ce point et ne l'a point étendue au delà des bornes. Telle est la sagesse du Christ : elle n'admet dans le combat ni défaillances, ni emportements, mais en tout elle garde la juste mesure. Il aurait pu, en effet, aller plus loin s'il avait voulu. Ayant fait le sacrifice de sa vie, car il n'eût point marché au-devant de l'empereur s'il ne se fût armé d'une telle résolution ; il pouvait tout entreprendre, couvrir le prince d'outrages, lui arracher son diadème, le frapper au visage , lorsqu'il l'arrêta de la main. Mais il ne fit rien de semblable, car son âme était remplie du sel spirituel de la sagesse; aussi n'agit-il point en aveugle, mais suivant la droiture de la raison et du jugement le plus (472) sain. Ce n'est point ce qu'on peut dire des philosophes païens; jamais ils ne gardent la mesure, et en toutes choses , si j'ose dire, ils font paraître trop ou trop peu de liberté, de sorte qu'ils n'ont nulle part la réputation d'être courageux, mais esclaves des passions les plus déraisonnables : timidité, quand ils font moins qu'il ne faudrait; arrogance et vaine gloire, dont chacun les convainc, quand ils font plus qu'il n'était nécessaire. Telle ne fut pas la conduite de notre saint : il n'accomplissait pas au hasard le premier projet venu, ce n'était qu'après les avoir exactement pesés et conformés à la loi de Dieu qu'il exécutait ses desseins. Aussi en traitant ce malade, il ne fit pas une légère incision sur la plaie de peur de ne point retrancher toute la partie atteinte, ni il ne porta le fer trop avant de peur de blesser les parties saines par une entaille trop profonde ; il mesura l'ouverture à la grandeur du mal et agit ainsi en médecin habile. Je conclus donc hardiment qu'il fut exempt de colère, de timidité, d'arrogance, de vaine gloire, de haine, de crainte et d'adulation.

Faut-il vous dire une chose qui vous étonnera? J'admire moins le saint évêque d'avoir osé affronter la fureur de l'empereur que d'avoir connu jusqu'à quel point il le fallait faire, et de n'avoir été au delà ni dans ses actions, ni dans ses paroles. Or, que l'un soit plus admirable que l'autre, il est aisé de s'en convaincre : bien des hommes ont montré semblable hardiesse, mais n'ont pas su s'arrêter à temps. Les hommes ordinaires peuvent souvent faire paraître de la liberté , mais n'user de cette liberté que quand il faut, dans un temps opportun , avec la modération et la prudence convenable , c'est le propre d'une âme grande et généreuse. Séméï outragea le saint roi David avec beaucoup de hardiesse et l'appela homme de sang; mais je n'ai garde d'appeler cela liberté, je le nommerai intempérance de langue, audace coupable, insolence, arrogance, tout enfin plutôt que. liberté. Car il faut, selon mon sentiment, que celui qui en veut reprendre un autre ait avant tout une âme très-éloignée de la fierté et de l'arrogance, et qu'il ne fasse paraître que son zèle dans ses actions et dans ses paroles. Un médecin qui doit couper un membre gangrené ou adoucir le feu d'une enflure, ne vient pas l'âme pleine de colère faire son opération ; au contraire, il s'efforce alors surtout de maintenir son esprit dans le calme de peur de manquer, dans son trouble, aux règles de son art. Or, si celui qui doit guérir les corps a besoin d'une telle tranquillité, que sera-ce, dites-moi, du médecin des âmes, et quelle vertu ne lui demanderons-nous pas? Plus grande mille fois, sans doute, et pareille à celle que fit paraître le saint martyr. Car il nous prescrivit, pour ainsi dire, des maximes et des règles, il nous enseigna la modération que nous devons garder dans le reste de notre conduite quand il chassa de l'enceinte sacrée de l'Eglise ce malheureux pécheur.

Il semble qu'il n'y a dans cet événement qu'une bonne oeuvre ; mais qu'on le regarde de près, qu'on l'examine de toutes parts, on trouvera qu'il en renferme deux ou trois et un grand trésor d'utilité. Il n'y eut alors qu'un homme chassé de l'Eglise, mais ceux qui profitèrent de cet exemple furent en grand nombre. Cardans tout l'empire soumis à ce prince, c'était la plus grande partie de la terre , tous ceux qui n'avaient pas encore embrassé la foi furent frappés de surprise et d'étonnement en voyant quelle liberté Jésus-Christ inspire à ses serviteurs; ils méprisèrent leur propre bassesse, leur vile servitude, et connurent la différence qui sépare la gloire des chrétiens de la honte des gentils. En effet, les ministres de leur culte honorent, bien moins leurs dieux et leurs idoles que les empereurs; c'est la crainte qu'ils en ont qui les retient aux pieds de leurs statues , de sorte que les démons sont redevables aux empereurs des honneurs qu'on leur rend. Aussi quand il arrive que celui qui devient le maître de l'em-' pire n'est pas de leur sentiment sur la relis gion, on ne saurait entrer dans aucun temple d'idoles sans voir toutes les murailles couvertes de toiles d'araignée et les statues si pleines de , poussière qu'on ne distingue plus ni leur nez, ni leurs yeux, ni aucun de leurs traits; quelques débris des autels écroulés , et autour l'herbe si épaisse que celui qui ne sait point que c'est un autel le prendrait pour un amas de fumier. Quelle est la cause de cet abandon? C'est qu'autrefois ils pouvaient dérober ce qu'ils voulaient et faire bonne chère des offrandes; mais maintenant pourquoi se donneraient-ils quelque peine? leur assiduité et leurs fatigues ne seront point récompensées, leurs dieux d'ailleurs sont de bois et de pierre; de plus, ce qui les engageait à feindre de les honorer, c'était le culte que leur rendaient les maîtres du monde, et ce culte leur est (473) désomais refusé depuis que les empereurs ont connu notre religion et qu'ils adorent le Fils de Dieu.

8. Notre situation est toute différente. Lorsqu'un prince qui partage notre foi monte sur le trône, la piété des chrétiens s'affaiblit, bien loin de s'affermir, pour les honneurs que lui rendent les hommes. Mais lorsqu'un prince impie nous entoure de persécutions et de maux, alors notre religion fleurit et prend un nouvel éclat; alors nous remportons les prix et les trophées; alors retentissent nos louanges, alors éclate notre courage. Que si l'on me dit qu'il y a encore aujourd'hui des villes qui montrent le même attachement à leurs superstitions et au culte insensé de leurs idoles, je répondrai qu'on n'en saurait compter qu'un petit nombre et que cela ne peut infirmer nos paroles. L'hypothèse reste la même: au lieu de l'empereur, ce sont les citoyens qui rendent le même culte aux faux dieux , et ce qui les engage à ce culte, ce sont les débauches, les journées et les nuits de festins, les flûtes, les tambours, les paroles éhontées, les propos infâmes, les actes plus impudiques encore; la liberté de manger jusqu'à la satiété, de boire jusqu'à l'ivresse et de tomber dans la plus honteuse folie. Seules ces fêtes impures soutiennent encore et affermissent l'idolâtrie prête à tomber. Car les riches; choisissant ces hommes que leur paresse réduit à la faim pour en faire leurs parasites, les nourrissent comme des chiens autour de leurs tables, et rassasiant leurs appétits éhontés des restes de leurs criminels festins, ils en disposent à leur gré. Nous, au contraire, qui avons en horreur votre folie et votre iniquité, nous ne nourrissons point ceux que (oisiveté jette dans la misère, mais nous leur persuadons de gagner par leur travail et leur pain et celui des autres : aux mutilés seuls nous permettons de recevoir de la main des riches ce qu'il leur faut pour vivre. Quant aux festins, à l'ivresse, honte et folie, nous les rejetons loin de nous ; à leur place nous avons mis tout ce qui est honnête, chaste, juste, louable, tout ce qui est vertueux et noble. Au reste, tout ce qu'ils nous rapportent avec tant de faste de leurs philosophes ne respire que vaine gloire, audace, orgueil et puérilité. On ne voit, il est vrai, parmi nous personne qui se soit enfermé dans un tonneau, qui ait parcouru en haillons les places publiques. Cette conduite peut paraître étonnante, difficile et pleine de mille maux, mais elle ne mérite aucun éloge. Là paraît la ruse du démon qui condamne ses serviteurs aux plus rudes travaux, tourmente ceux qu'il trompe et surtout les couvre de ridicule : car tout travail sans utilité est indigne de louanges.

Il se trouve encore aujourd'hui des hommes perdus et remplis de vices qui dépassent ce philosophe. Les uns avalent des clous pointus et aiguisés; d'autres mâchent et mangent des souliers; d'autres se livrent à des folies plus difficiles encore et plus surprenantes que celle du tonneau et des haillons; mais nous n'approuvons non plus les unes que les autres, et nous déclarons aussi misérables que le philosophe, aussi dignes de pitié, tous ces faiseurs d'inutiles prodiges. Mais, dira-t-on, il fit paraître une grande liberté à l'égard d'Alexandre ! Voyons si cette grande liberté n'est pas aussi vaine que la ridicule singularité de son tonneau. Quelle fut cette liberté ? Le roi de Macédoine allant à son expédition de Perse passa près de lui et lui demanda s'il n'avait besoin de rien : de rien, dit-il, sinon que tu ne me fasses point d'ombre. En ce moment le philosophe prenait le soleil. Ne vous cacherez-vous pas ? Ne vous couvrirez-vous pas la face? N'irez-vous pas vous enfoncer dans quelque caverne, vous qui tirez vanité de ce qui vous devrait couvrir de confusion ?N'eût-il pas mieux fait de prendre un habit plus chaud, de travailler, et de demander au roi quelque chose d'utile que de se vêtir de haillons et de se chauffer au soleil comme les enfants à la mamelle que leurs nourrices, après les avoir baignés et frottés d'huile, mettent au soleil pour la même cause qui faisait demander à ce philosophe la même grâce qu'une malheureuse vieille femme ? — Mais cette liberté est peut-être digne d'admiration! — Rien au contraire de plus monstrueux. Il faut qu'un homme de bien rapporte toutes ses actions à l'utilité publique et songe à améliorer les autres. Mais prier qu'on ne lui fasse point d'ombre ! Quelle ville, quelle maison, quel homme, quelle femme a-t-il ainsi sauvée? Quel bienfait, dites-moi, a-t-on recueilli de cette liberté ? Nous vous avons montré ceux qu'a répandus notre martyr, et nous vous les montrerons plus clairement dans la suite.

9. Il punit donc le téméraire empereur autant qu'il est permis à un prêtre de le faire; il réprima l'insolence des maîtres du pouvoir, (474) vengea les lois de Dieu violées et imposa au meurtrier de l'enfant le plus rigoureux des châtiments aux yeux des hommes sensés. Vous vous souvenez comment, au récit de ce meurtre, ceux qui m'écoutaient étaient enflammés de colère , désiraient tenir l'assassin dans leurs mains, et voir paraître un vengeur? Le vengeur fut le saint évêque ; il ne demande point à l'empereur de se retirer de son soleil, mais il le chasse de l'enceinte sacrée que troublait sa présence audacieuse , comme un chien ou comme un esclave coupable que le maître chasse de sa maison. Voyez-vous que je n'ai point exagéré en disant que le saint a montré que les prétendus prodiges de vos philosophes ne sont que puérilités? — Mais, direz-vous, Diogène de Sinope fut tempérant, passa sa vie dans la continence, et ne contracta pas même de légitime mariage. — Ajoutez comment et de quelle manière ! Vous n'oserez point et vous aimerez mieux le priver des louanges de la chasteté que de dire comment il la garda, tant ses moeurs étaient honteuses et pleines d'ignominie. Passerai-je maintenant aux futilités, aux vaines occupations , aux turpitudes des autres faux sages? Que sert, dites-moi, de goûter la semence humaine, comme faisait le Stagirite? Que sert d'avoir commerce avec sa mère ou sa soeur, comme l'ordonnait le chef des stoïciens? Et le chef de l'académie, et son maître, et d'autres plus admirés encore! je les pourrais montrer plus impudiques encore. Je dévoilerais sans détour l'amour infâme des garçons qu'ils jugent honnête et dont ils font une partie de leur philosophie, si mon discours n'était déjà trop étendu, s'il n'avait vn autre but, et si je n'avais pleinement démontré dans un seul le ridicule de tous les autres. Puisque le premier d'entre eux', le plus austère dans sa philosophie, le plus :grand par sa liberté de langage et par sa tempérance a paru si infâme, si ridicule, si absurde en prétendant qu'il est indifférent de manger de la chair humaine, ai-je besoin de parler contre les autres? .Celui qui brille au premier rang par la sublimité de sa doctrine est aux yeux de tous convaincu d'absurdité, de puérilité, de démence. Je reviens donc au sujet que j'avais quitté pour faire cette digression.

C'est ainsi que le saint réprima les incrédules et rendit les fidèles plus religieux, non-seulement les particuliers, mais les soldats, les

 

1. Platon.

 

tribuns, les préfets, en leur montrant que l'empereur et le dernier des hommes ont même titre chez les chrétiens, et que le roi couronné du diadème n'est pas plus respecté que le plus infime des sujets au jour du châtiment et de la correction. De plus, il ferma la bouche à ceux qui disaient impudemment que notre religion n'est que forfanterie et mensonge, en leur faisant paraître dans ses actions la liberté des apôtres et leur apprenant qu'autrefois il fallait de tels hommes, au temps où l'opération des miracles leur donnait plus de puissance. Voici encore une troisième action qui n'est pas commune : il a rabaissé l'orgueil des empereurs à venir et relevé la confiance de ses successeurs en déclarant que le prêtre dispose plus souverainement de la terre et des choses qui s'y accomplissent que le prince revêtu de la pourpre; qu'il ne doit jamais laisser diminuer la grandeur de cette puissance, mais perdre la vie plutôt que l'autorité attachée par Dieu à sa dignité. Car celui qui meurt pour une telle cause peut même, après sa mort, être utile à tout le monde; au contraire, celui qui trahit ce devoir, non-seulement est inutile à tous après sa mort, mais rend pendant sa vie faibles et timides la plupart de ceux qu'il gouverne, et encourt le mépris et les moqueries des infidèles. En quittant ce monde, il paraîtra devant le tribunal du Christ couvert de honte et de tristesse, et ensuite sera précipité dans le feu éternel par les puissances chargées de punir les méchants. Voilà pourquoi l'Ecriture nous donne ce précepte si sage : Ne faites pas acception des personnes contre le salut de votre âme. (Eccli. IV, 26.) S'il n'est pas sûr, de dissimuler l'injure faite à un homme, de quel supplice sera puni celui qui , lorsque les lois de Dieu sont violées, garde le silence et détourne la tête?-En outre, il nous a donné une autre instruction non moins salutaire. C'est que chacun doit faire son devoir, quand même personne n'en retirerait aucun avantage. En effet, quoique l'empereur ne dût point profiter de la liberté du saint martyr, il fit pourtant tout ce qui était en son pouvoir et ne négligea rien.

Le malade, par sa folie, . rendit inutile la science du médecin, en arrachant avec fureur l'appareil qu'il avait mis sur ses plaies. Comme s'il ne suffisait pas à son impiété d'avoir versé le sang, et audacieusement franchi le seuil du temple de Dieu, il ajouta un meurtre à un (475) autre meurtre; on eût dit qu'il voulait rivaliser avec lui-même, surpasser ses premiers crimes par les seconds et effacer ses anciens excès par l'énormité des nouveaux. Telle est la malice du démon qu'il unit ensemble les contraires : c'est ainsi que , par une étonnante singularité, il donna à ces deux crimes une sorte d'affinité en même temps qu'un caractère spécial à chacun; le premier, le meurtre de l'enfant, fut plus digne de pitié : le second, celui de saint Babylas, plus impie. Car une âme qui a une fois goûté le péché et n'en sent point les atteintes, ne fait qu'accroître et aggraver son mal. Lorsqu'une étincelle tombe dans une immense forêt, elle brûle d'abord ce qu'elle rencontre; mais l'incendie ne s'arrête point là, il consume tout le reste; plus il dévore, plus il prend de force pour tout embraser, la partie qu'a saisie la flamme devient fatale à la partie encore intacte, et le feu s'arme de ce qu'il a ravagé contre ce qu'il n'a point encore gagné : de même lorsque le péché est entré dans l'âme, s'il ne se rencontre personne pour étouffer le fléau naissant, il devient par le progrès toujours plus terrible et plus insurmontable. C'est pourquoi les dernières fautes enchaînent le coupable plus puissamment que les premières; avec le nombre des crimes croissent son orgueil et son aveuglement : ainsi il diminue ses propres forces et augmente celles du péché. Voilà comment bien des pécheurs, pour n'avoir pas étouffé ce feu naissant, se sont insensiblement portés à tous les crimes. C'est ainsi que ce malheureux à ses premiers méfaits en ajouta de plus grands encore. D'abord il tue l'enfant : du meurtre il passe au sacrilège et souille le temple; il va plus loin encore : il insulte au sacerdoce, l'insensé; il charge le saint de chaînes,,le jette en prison, le punit de ses bienfaits, et quand il devait l'admirer, le couronner, l'honorer plus que son père même, il lui fait endurer les fers des criminels et les misères qui en sont inséparables.

10. Ainsi, comme je l'ai dit, 1e péché ayant pris naissance et n'étant point arrêté dans ses progrès ne saurait être modéré ni contenu. Semblable aux chevaux fougueux qui, ayant secoué le frein et renversé le cavalier, font trembler tous ceux qu'ils rencontrent; et personne ne s'opposant plus à leur fougue, ils ne suivent qu'une folle impétuosité qui les conduit au précipice. C'est pour cela que l'ennemi, de notre salut jette de telles âmes dans ces emportements, pour les surprendre dénuées de secours, les couvrir de blessures et les accabler de maux. Car tant que les malades laissent approcher les médecins, ils peuvent espérer la guérison; mais s'ils tombent en frénésie, s'ils frappent et mordent ceux qui les veulent soulager, .leur mal est incurable moins par sa nature que par l'éloignement de ceux qui auraient pu calmer ce délire. C'est ainsi que l'empereur courut lui-même à sa perte : car ayant un médecin qui portait déjà le fer dans la plaie, il le chassa et l'éloigna de sa maison. On put alors non-seulement entendre raconter, mais voir renouveler avec plus d'audace le drame d'Hérode que le démon fit paraître une seconde fois sur la scène du monde avec plus d'éclat et d'appareil: à la place d'un tétrarque, il mit un empereur, donna à cette tragédie un nouveau sujet plus criminel que le premier, et la rendit plus célèbre non-seulement par le nombre, mais par la nature des choses. Car l'empereur ne déshonora point le mariage comme Hérode, et ce ne fut point de son abominable inceste que le démon fit la trame de cette histoire, mais du meurtre d'un enfant et de l'outrage fait non à une femme, mais à la sainteté même.

Le saint martyr jeté au fond d'une prison se réjouissait donc de ses chaînes, mais s'attristait de la perte de celui qui l'en avait chargé. Car ni un père ni un précepteur qui deviennent plus illustres, l'un par les crimes et les méfaits de son fils, l'autre par ceux de son disciple, ne goûtent jamais dans cet honneur une joie exempte d'amertume. C'est pourquoi saint Paul disait aux Corinthiens Nous demandons à Dieu que voies ne fassiez rien de mal, non dans le désir d'être approuvés, mais pour que vous fassiez le bien, dussions-nous être comme déchus. (II Cor. XIII, 7.) De même alors l'admirable martyr désirait avec plus d'ardeur le salut de son disciple que les récompenses attachées aux souffrances de sa prison; il souhaitait avant tout que le malheureux, revenant à lui-même, l'eût privé des louanges qu'il méritait, ou plutôt qu'il ne fût jamais tombé dans ces funestes erreurs. Car les saints ne veulent pas que leurs couronnes soient tressées des maux d'autrui, et bien moins encore des maux de ceux qu'ils aiment. C'est pourquoi le saint roi David, après sa victoire, gémit et pleura, car à son triomphe était joint .le malheur de son fils; il (476) recommanda le salut du rebelle à ses officiers qui sortaient de la ville, et, voyant qu'ils voulaient le faire mourir, il les en détournait en disant : Epargnez mon fils Absalon. (II Rois, XVIII, 5.) Quand il eut succombé, il le pleura, et quoiqu'il fût son ennemi, il l'appela par son nom avec beaucoup de soupirs et de larmes.

Or, si le père selon la chair a tant d'amour pour son enfant, qu'est-ce du père spirituel? Oui, le père spirituel a plus de tendresse que le père selon la chair ; écoutez saint Paul : Qui est faible sans que je sois faible avec lui? qui est scandalisé sans que je souffre ? (II Cor. XI, 29.) Mais cela ne montre qu'une tendresse égale, et cependant à peine trouve-t-on un père qui tienne ce langage. Admettons néanmoins qu'ils aillent jusque-là. Nous avons à montrer mieux encore. Et comment? parles entrailles de charité , par les paroles de Moïse : Si tu leur pardonnes, soit; sinon efface-moi du livre que tu as écrit. (Exod. XXXII , 31.) Est-il un père qui pouvant jouir de beaucoup de biens, consentît à marcher au supplice avec ses enfants? Mais l'Apôtre, administrant dans la grâce a encore porté plus loin l'affection à cause du Christ. Non-seulement il a voulu partager la peine de ses fils, comme Moïse, mais pour sauver les autres il a désiré se perdre disant : Je souhaitais de devenir anathème et d'être séparé de Jésus-Christ pour mes frères qui sont mes parents selon la chair. (Rom. IX, 3.) Tant les âmes des saints sont pleines de miséricorde et d'affection. Aussi le saint martyr sentait ses entrailles déchirées en voyant l'empereur faire chaque jour un pas vers sa perte. Car ce n'était point seulement la profanation du temple qui lui inspirait ces sentiments, mais encore l'amour qu'il portait à l'empereur; celui qui fait injure au saint ministère ne l'atteint point, mais s'enveloppe lui-même de mille maux.

11. Le tendre père voyant donc l'insensé emporté vers le précipice, voulut arrêter son aveugle élan, comme un cheval emporté qu'on essaye de ramener en arrière. Mais lé malheureux n'écouta rien; il prit le mors aux dents, lutta, fit taire la raison, se livra tout entier à sa fureur, à son délire, et se jeta dans l'abîme où il périt sans retour. 11 fit tirer le saint de sa prison et le traîna tout enchaîné au supplice. Et ce qu'on vit alors était le contraire de la réalité. Le martyr dans ses liens était libre, libre de ses fers et de chaînes plus lourdes encore, je dis les peines et les maux qui nous assiégent pendant cette vie mortelle. Et celui qui semblait n'avoir ni fers ni chaînes, était chargé de liens plus lourds encore, les liens indissolubles du péché. Au moment de mourir, le saint demanda qu'on l'ensevelît avec ses fers, montrant que ce qui paraît ignominieux devient, lorsqu'on souffre pour Jésus-Christ, illustre et plein de gloire, et qu'il ne faut pas avoir honte, mais se faire honneur de ses souffrances. Il imitait en cela saint Paul, qui a parlé en toute occasion de ses plaies, de ses liens, de ses chaînes, se glorifiant et s'enorgueillissant de ce dont les autres rougissent. Oui, les autres en rougissent : c'est ce que nous montre sa défense devant Agrippa. Comme Agrippa lui disait : Je suis tenté par tes paroles de devenir chrétien, il répondit : Je demande â Dieu que toi et tous ceux qui m'entendent soient non-seulement tentés mais résolus de devenir chrétiens, à là réserve de ces chaînes. (Act. XXVI, 28, 29.) Ce qu'il n'aurait pas ajouté si cela n'avait paru ignominieux au plus grand nombre.

Mais les saints, dans leur amour pour le Seigneur, recevaient avec ardeur ces souffrances pour le Seigneur et n'en étaient que plus joyeux. Je me réjouis, dit saint Paul, dans mes souffrances. (Col. I, 24.) Saint Luc dit la même chose des autres apôtres : après avoir été battus de verges, ils se retiraient, dit-il, heureux d'avoir été jugés dignes de subir cet outrage pour le nom de Jésus-Christ. (Act. V, 41.) Craignant donc que les Gentils ne crussent qu'il ne soutenait ces combats que par force et par nécessité, il voulut qu'on enterrât avec son corps les symboles de sa lutte, montrant ainsi qu'il les aimait et les chérissait parce qu'il s'était tout entier donné à l'amour du Christ. Ces fers sont encore avec ses cendres dans son tombeau, et avertissent tous les chefs de l'Eglise qu'il faut recevoir les chaînes , la mort et toutes les souffrances avec courage, avec joie, pour ne laisser en rien amoindrir, pour ne point déshonorer cette liberté confiée à notre garde. C'est ainsi que le saint martyr finit glorieusement sa vie. Peut-être croira-t-on que je vais terminer ici mon discours, et qu'après la vie on ne saurait plus faire éclater sa vertu ni la force de ses oeuvres, de même que les athlètes, après le temps du combat, ne peuvent plus conquérir de couronnes. Les Gentils ont raison d'avoir ce sentiment, parce qu'ils renferment toutes leurs espérances (477) dans les bornes de cette vie; mais nous, pour qui la mort sur la terre est le commencement d'une vie plus brillante et plus heureuse, nous sommes loin de cette opinion. Je montrerai dans un autre discours combien en cela nous sommes sensés. En attendant, les merveilles que fit le noble Babylas après sa mort suffisent pour donner créance à mes paroles. Il combattit jusqu'à la mort pour la vérité, il lutta contre le péché jusqu'à donner son sang, et, pour rie point déserter le poste où l'avait placé le Roi suprême, il perdit la vie et mourut plus glorieusement qu'un héros. Le ciel eut son âme, et son corps , qui avait été l'instrument de ses luttes, reposa dans la terre : c'est ainsi que les deux parties de la création se divisèrent le généreux athlète. Il aurait pu être transporté comme Enoch ou ravi au ciel comme Elie, ayant été leur imitateur. Mais Dieu qui, dans sa bonté, nous a donné mille moyens de salut, nous a, parmi bien d'autres, ouvert cette voie si propre à nous conduire à la vertu : il nous a laissé les reliques des saints. Car après la vertu de la parole de Dieu, les tombeaux des martyrs tiennent le second rang par la puissance qu'ils ont à exciter un semblable zèle dans l'âme de ceux qui les contemplent. En approchant du lieu où ils sont renfermés, on éprouve aussitôt, d'une manière sensible, l'efficace de leur présence. La vue de la châsse saisit l'âme, la frappe, l'élève ; elle sent le bienheureux martyr prier avec elle et auprès d'elle, elle le voit. Et celui qui a fait cette heureuse épreuve sort de ce lieu plein de zèle et tout autre qu'il n'était auparavant. On peut se convaincre que les lieux où reposent les morts renouvellent leur image dans l'âme des vivants, en songeant que ceux qui y vont pleurer, dès qu'ils approchent des sépulcres, comme s'ils voyaient au lieu du tombeau les morts qui y reposent, les appellent aussitôt par leurs noms. Plusieurs même , affligés d'une intolérable douleur, ont, pendant toute leur vie, fait leur demeure auprès des tombeaux des morts; ce qu'ils n'auraient point fait, si la vue de ces lieux ne leur eût procuré quelque consolation. Que dis-je ? les lieux et les tombeaux ! Un vêtement , une parole revenant à l'esprit n'a-t-elle pas souvent réveillé dans l'âme un souvenir qui s'allait effaçant ? Voilà pourquoi Dieu nous a laissé les reliques des saints.

12. Et pour vous montrer que je ne dis pas de vaines paroles, mais que tout est arrivé pour notre utilité , je prétends qu'il suffit des miracles que font chaque jour les saints martyrs, et de la multitude d'hommes qui accourent à leurs tombeaux, et surtout des grandes oeuvres du bienheureux Babylas après sa mort. En effet, après qu'il eût été enterré suivant ses volontés et qu'il se fût écoulé, depuis sa sépulture, assez de temps pour qu'il ne restât, dans le tombeau, que ses ossements et sa cendre, un des empereurs suivants voulut qu'on le transportât dans le faubourg de Daphné. Ce fut Dieu qui mit ce dessein dans l'âme du prince. Car, voyant que ce lieu était tout entier envahi par la débauche des jeunes gens et qu'il y avait danger que les gens de bien et ceux qui veulent mener une vie réglée n'osassent en approcher, il remédia au mal en envoyant un prince qui arrêta ce désordre. En effet, Dieu n'a pas fait de ce faubourg un séjour agréable et charmant par l'abondance des eaux, la douceur du ciel, la nature du sol et la régularité des saisons, seulement pour nous donner un lieu de plaisance, mais pour que nous rendions grâce et honneur au suprême Ouvrier. Mais l'ennemi de notre salut, abusant toujours des dons de Dieu pour faire le mal, s'empara de ce lieu, le livra à la multitude des libertins et aux démons dont il devint la demeure , et inventa, pour y attacher un mauvais renom, une fable impure qui consacrait à l'esprit du mal ce faubourg et ses beautés. Or, voici cette fable.

Daphné était une jeune vierge, fille du fleuve Ladon, car ces artisans d'erreur ont coutume de donner des enfants aux fleuves, de métamorphoser ensuite leur progéniture en objets insensibles, et d'imaginer mille prodiges semblables. Cette jeune fille était fort belle. Apollon la vit un jour, s'éprit d'amour pour elle, et la poursuivit pour la prendre. Elle s'enfuit et, en fuyant, s'arrêta dans ce faubourg. Sa mère, pour la préserver de la violence, ouvrit son sein et y reçut la jeune fille ; puis, au lieu de sa fille, elle ne trouve plus qu'un arbre du même nom. L'amant passionné, privé de l'objet de son amour embrassa cet arbre, se le consacra aussi bien que le lieu, fit désormais de ce faubourg son séjour ordinaire, et le préféra à tout le reste de la terre. L'empereur qui régnait alors lui fit élever un temple et un autel, afin que le démon pût trouver en ce lieu quelque soulagement à sa folle pension. Telle est cette fable. Mais le mal qu'elle causa ne fut point, une fable. Car les jeunes libertins ayant (478) d'abord, comme je l'ai dit, souillé la beauté de ce lieu en y passant leur vie dans les festins et les orgies, le diable, qui voulait propager ces désordres, inventa cette fable et établit là l'empire d'un faux dieu, afin d'enflammer leur ardeur pour la débauche et l'impiété. L'empereur, pour mettre un terme à ces dérèglements, imagina un expédient très-sage : ce fut d'y transporter le corps du saint martyr et d'envoyer un médecin à ces malades. S'il eût, par une défense et un édit impérial, fermé le chemin de ce faubourg aux habitants d'Antioche, sa défense aurait paru tyrannique, dure et inhumaine. S'il avait permis d'y aller à ceux dont la conduite était sage et réglée, et s'il en eût empêché les libertins et les débauchés, cet ordre eût été cause de mille embarras, car il aurait fallu chaque jour juger la vie de chaque citoyen. La seule présence du martyr mettait fin à de si grands maux, brisait la puissance du démon, arrêtait la licence des jeunes gens. Cette espérance ne fut point déçue. Car aussitôt que quelqu'un, approche de Daphné, et que, dès l'entrée du faubourg, il aperçoit l'église du saint martyr, il se contient : semblable à un jeune homme qui voit dans un festin son précepteur à ses côtés, lui faisant signe des yeux de manger, de boire, de parler et de rire avec bienséance, et de se garder d'imprimer, par ses excès, une tache à sa réputation, à la vue de l'église, il devient plus religieux, se représente l'image du martyr, court à son tombeau, se pénètre d'une crainte salutaire, et chassant loin de lui toute faiblesse, sort du sanctuaire rempli d'une sainte ferveur. Et lorsqu'il rencontre sur le chemin ceux qui viennent de la ville, il les envoie se divertir à Daphné avec la même tempérance, leur criant presque avec le Prophète: Réjouissez-vous dans le Seigneur avec tremblement (Ps. II, 11), et ajoutant cette parole de l'Apôtre : Que vous mangiez, que, vous buviez, que vous fassiez autre chose, faites tout pour la gloire de Dieu. ( I Cor. X, 30.) Et s'il arrive que ceux qui retournent à la ville se soient livrés à des excès dans leurs repas, s'ils ont secoué le frein de la sobriété et se sont plongés dans la débauche et l'intempérance, le saint les reçoit de nouveau dans sa demeure, et ne les laisse point revenir chez eux chargés du mal que leur a causé l'ivresse; il les corrige par la crainte qu'il leur inspire et les ramène à la tempérance qu'ils gardaient avant de se plonger dans cet excès. On dirait un vent léger qui rafraîchit de toutes parts ceux qui entrent dans l'église; vent insensible qui ne guérit point le corps, mais qui pénètre l'âme , la dispose tout entière à la sagesse, la ranime et l'allège du poids qui la faisait chanceler.

13.Ainsi la beauté de Daphné attire les plus indifférents, et le martyr, assis comme un pêcheur, tend ses filets à ceux qui arrivent, les arrête, modère leurs passions et ne les renvoie qu'après les avoir disposés à ne plus user des charmes de ce lieu pour la débauche, mais pour la piété. Et comme, parmi les hommes, les uns par indifférence, les autres pour être trop livrés aux soins de la vie, ne veulent point visiter les tombeaux des martyrs, Dieu, par une sage économie, a voulu qu'ils se prennent à ces filets et laissent appliquer à leur âme de salutaires remèdes. Ainsi lorsqu'un malade refuse les médicaments qui doivent guérir son mal, on prend soin de lui en cacher l'amertume sous quelque enveloppe douce et agréable. Revenant ainsi peu à peu à la santé, ils sont attirés à ce faubourg non-seulement par les divertissements, mais aussi par le désir de visiter le saint. Les plus sages n'y viennent que pour ce motif; ceux qui ont moins de vertu y vont pour les deux causes; les moins parfaits enfin n'y vont chercher que le plaisir. Mais quand ils y arrivent, le martyr les appelle, les convie à ses festins, et leur donne des armes contre tous les maux: en sorte qu'il n'est pas moins surprenant de voir en ce lieu des débauchés et des libertins rendus à la tempérance et sauvés, si je puis dire, de l'abîme de leur folie, que s'ils tombaient dans une fournaise et en sortaient sans avoir souffert aucune atteinte. Car tandis que la jeunesse, la fougue aveugle, le vin et les excès allument dans les coeurs une flamme plus dévorante encore, la rosée que le saint répand dans l'âme de ceux qui le contemplent assoupit la flamme, arrête l'incendie et inspire la plus vive piété. C'est ainsi que le martyr détruit l'empire tyrannique de la débauche. Mais comment a-t-il renversé le pouvoir du démon? D'abord en détruisant l'effet de sa présence constante en ce lieu, et de la fable impure qu'il avait imaginée, ensuite en le chassant lui-même. Mais avant de vous dire comment il le chassa, je vous prie de remarquer qu'il ne le fit point dès son arrivée en ce lieu, mais qu'il l'y laissa séjourner et rendit sa présence vaine, lui ferma la bouche (479) et le fit paraître plus muet que les pierres. Or le vaincre en le laissant séjourner n'est pas une oeuvre moins grande que de le chasser. Et celui qui auparavant trompait tout le monde n'osa pas regarder les cendres du martyr. Telle est la puissance des saints, que pendant leur vie les démons reculent devant leurs ombres ou leurs vêtements, et après leur mort tremblent d'approcher leurs tombeaux. Et si quelqu'un douté encore de ce qu'ont fait les Apôtres, qu'il ouvre les yeux aujourd'hui et dépose son impudence et son incrédulité. Car ce Dieu si puissant jadis chez les Grecs, comme un esclave à la voix du maître, a obéi au saint martyr, a fait taire ses cris et n'a plus parlé. Et d'abord il parut qu'il gardait le silence parce qu'on avait cessé de lui offrir des sacrifices et de célébrer son culte. Car c'est ainsi que font les démons : tant qu'ils trouvent sur leurs autels la graisse, la fumée et le sang des victimes, ils viennent s'en repaître comme des chiens sanguinaires et voraces; mais que ces offrandes leur manquent, on dirait qu'ils meurent de faim. Tant qu'on leur fait ces sacrifices et qu'on accomplit ces honteuses cérémonies, car les mystères des Gentils ne sont qu'amours infâmes, violation de l'enfance, adultères, ruines des familles, sans parler de ces meurtres inouïs et de ces festins plus impies que les meurtres mêmes; tant qu'on célèbre leur culte, ils sont là, pleins de joie, quoique leurs ministres ne soient que des malfaiteurs, des fourbes et des scélérats; car ils n'ont point d'autres prêtres. En effet un homme sage, chaste et honnête rougirait de s'asseoir à ces festins de la débauche, de prononcer lui-même ou d'entendre une parole obscène. Or, si les faux dieux eussent été soigneux de la vertu des hommes, s'ils avaient eu le moindre souci du bonheur de leurs serviteurs, ils n'auraient dû rechercher que la bonne vie et la pureté des mœurs, et rejeter ces festins impurs. Mais comme ils n'ont rien tant à coeur que la perte des hommes, ils disent qu'ils sont réjouis et honorés de ces pratiques qui déshonorent la vie et ruinent entièrement toutes les vertus.

14. Ce fut donc par ce motif qu'Apollon parut garder le silence. Mais on vit plus tard qu'il était comme enchaîné par une invincible nécessité. La crainte le retenait comme un frein et l'empêchait d'user envers les hommes de ses tromperies habituelles. Comment le pourrai-je? Prenez patience, je vous le démontrerai de telle sorte que les plus impudents ne pourront plus contredire ni les miracles anciens, ni désavouer la puissance du martyr ni la faiblesse des démons. Je n'aurai recours ni aux conjectures, ni à la vraisemblance, mais j'emploierai le témoignage même du démon. C'est lui-même qui vous a porté un coup mortel et ruine d'avance vos objections. Mais ne vous mettez point en colère contre lui: ce n'est pas volontairement qu'il a renversé sa propre puissance ; il cédait à une force supérieure. Comment et de quelle manière cela est-il arrivé? A la mort de l'empereur qui avait transféré les restes du saint martyr, celui de qui il avait reçu sa puissance lui donna son frère pour successeur. Ce prince reçut le pouvoir royal saris recevoir le diadème, car il avait eu le même pouvoir que son frère. C'était un fourbe et un impie : il fit d'abord semblant de professer la religion du Christ à cause de celui qui lui avait donné l'empire; mais, quand il fut mort, il jeta le masque et déclarant à visage découvert la superstition qu'il cachait depuis longtemps, il en fit profession ouverte et ordonna par toute la terre de rouvrir les temples des idoles, de relever leurs autels, de rendre aux démons les mêmes honneurs qu'autrefois et de leur payer de riches tributs. Aussitôt accoururent de tous les coins de la terre les magiciens, les enchanteurs, les devins, les aruspices, les prêtres de Cybèle, les charlatans et tout leur appareil; le palais impérial était plein d'hommes infâmes et de fugitifs. Car ceux qui auparavant mouraient de faim, qui convaincus d'empoisonnements et de maléfices avaient été jetés dans les prisons ou condamnés aux mines, tous ceux qui, par de honteux métiers, avaient eu peine à gagner leur vie devenaient prêtres et ministres des idoles et étaient en grand honneur. L'empereur éloigna de sa personne les généraux et les magistrats sans souci de leur dignité, et retirant les hommes infâmes et les femmes perdues des maisons où elles se prostituaient, il fit avec ce cortége le tour de la ville et des carrefours. Son cheval et ses gardes suivaient à une grande distance, tandis que les pourvoyeurs, les entremetteuses et la foule des débauchés entouraient le monarque, et en traversant les places tenaient des discours et poussaient des éclats de rire comme peuvent faire des gens de semblable profession.

Je sais que cela paraîtra incroyable à ceux qui viendront après nous par l'excès de (480) l'invraisemblance; car il n'est pas un particulier, parmi les plus dissolus et les plus corrompus, qui voulût tenir en public une conduite si honteuse. A ceux qui sont vivants je n'ai pas besoin de prouver ce que j'avance : ceux qui ont assisté à ce spectacle et l'ont vu de leurs yeux sont les mêmes qui entendent aujourd'hui mes paroles, et j'écris du vivant même de ces témoins, afin qu'on ne m'accuse point de parler de faits anciens à des gens qui les ignorent et de m'assurer ainsi toute liberté pour mentir. De ceux qui ont vu ces événements, il reste encore et des vieillards et des jeunes gens; je les conjure tous, si j'exagère la vérité, de s'avancer et de me confondre. Non, ils ne me convaincront pas d'avoir exagéré , mais plutôt d'être resté au-dessous de la vérité; car où trouver des paroles pour représenter l'excès de ces honteux dérèglements? Quant à nos descendants incrédules, je leur dirai : Le démon que vous appelez Vénus aphrodite ne rougit pas d'avoir de tels ministres. Il n'est donc pas surprenant que ce malheureux qui s'était voué au culte ridicule des démons ne se soit point caché pour rendre à ces dieux des honneurs dont ils font eux-mêmes vanité. Qui nous racontera les évocations des morts, les immolations d'enfants? Car ces sacrifices, qu'avant la venue de Jésus-Christ les hommes osaient offrir et que sa présence avait abolis, furent alors renouvelés, mais non publiquement; car tout empereur qu'il était, son autorité souveraine n'aurait pu suffire à couvrir des excès de barbarie et d'impiété. Toutefois ces sacrifices se renouvelèrent.

15. Ce prince allait donc souvent à Daphné avec quantité d'offrandes et de victimes; il faisait couler à flots le sang des brebis et pressait l'oracle de l'éclaircir sur les desseins qu'il avait dans l'esprit. Mais ce dieu puissant, qui compte les grains de sable et mesure les mers, qui comprend les muets et entend ceux quine parlent point, comme il le dit lui-même, ne voulut point dire que le voisinage du bienheureux Babylas lui fermait la bouche et arrêtait ses oracles, de peur de donner à rire à ses serviteurs; mais pour dissimuler sa défaite, il donna à son silence un prétexte plus ridicule que n'eût été son silence même ; car ce silence ne l'eût convaincu que d'impuissance, tandis qu'avec son impuissance il faisait paraître sa honte et son impudence, en essayant de cacher ce qui ne se pouvait cacher. Quel fut ce prétexte? Daphné, dit-il, est un lieu rempli de morts; c'est là ce qui m'empêche de rendre des oracles. Ne valait-il pas mieux, malheureux, confesser la puissance du saint que d'alléguer cet impudent prétexte ? Telle fut sa réponse, et l'empereur insensé, comme s'il eût joué sur la scène un personnage de tome= die, courut aussitôt aux reliques de saint Babylas. Méchants et fourbes l Ne vous trompez-vous point les uns les autres et ne joignez-vous point vos ruses pour perdre le reste des hommes ? D'où vient que toi, démon, tu parles des morts indistinctement et sans désignation, et que toi, empereur, comme si l'un d'eux eût été nommé ou désigné, tu laisses les autres en repos et ne remues que la cendre du saint martyr? Il fallait, suivant la parole de l'oracle, déterrer tous les cercueils qui étaient à Daphné et porter bien loin de la vue de vos dieux cet épouvantail. Mais il ne parlait pas de tous les morts. Pourquoi donc ne s'expliquait-il pas clairement? C'est sans doute qu'il te laissait, à toi, comédien d'erreur, le soin dé deviner cette énigme. Je parle des morts en général, dit le démon, pour ne pas publier ma défaite; j'ai d'ailleurs appréhendé de désigner le saint par son nom, à toi de comprendre le sens de mes paroles et d'éloigner, le martyr sans toucher aux autres : car c'est lui qui m'a fermé la bouche. Il connaissait si bien l'aveuglement de ses serviteurs, qu'il était assuré qu'ils ne découvriraient pas une fraude si grossière. Mais eussent-ils tous été insensés et en délire, ils n'auraient pu éviter de reconnaître sa défaite, tant elle était claire et évidente à tous les yeux. Car si les cadavres des hommes sont comme tu le prétends, ô démon ! des objets impurs, ceux des bêtes -le sont d'autant plus qu'elles nous sont très-inférieures. Or, auprès du temple sont enterrés une foule de chiens, des singes et des ânes ; ce sont eux qu'il fallait. d'abord transférer, à moins que tu n'estimes moins un homme qu'un singe.

Où sont maintenant ceux qui calomnient le soleil, ce bel ouvrage de Dieu fait pour l'usage de l'homme, en l'attribuant au démon et disant qu'il n'est qu'une même chose avec lui? Car ce sol(il se répand sur toute la terre qui est pleine de morts et ne retire d'aucun endroit ses rayons ni sa chaleur bienfaisante dans la crainte de se souiller. Et votre Dieu, qui, bien loin de détester la corruption des moeurs, les prestiges et les meurtres, les aime, les (481) recherche et les chérit, a horreur de nos corps ! Ceux même qui commettent ces crimes se croient dignes de la plus sévère condamnation, mais un cadavre insensible est à l'abri et des fautes et des châtiments. Tel est pourtant le caractère de vos démons de détester ce qui n'est point détestable, d'honorer au contraire et d'approuver ce qui n'est digne que de haine et d'exécration. Un homme de bien ne saurait être empêché par le corps d'un mort de former un dessein utile ni d'accomplir une action juste. Si son âme n'est point en démence, ferait-il sa demeure près des tombeaux, il pratiquera la tempérance, la justice et les autres vertus. Chaque ouvrier fera sans obstacle tout ce qui dépend de son art et se prêtera à ceux qui ont besoin de lui, non-seulement quand il serait proche des morts, mais quand même il faudrait construire leurs tombeaux peintres, tailleurs de pierres, charpentiers, graveurs, tous enfin feront oeuvre de leur métier, et seul, Apollon prétend que les morts l'empêchent de prévoir l'avenir ! Nous avons eu parmi nous des hommes grands et admirables qui, depuis plus de quatorze cents ans, ont prédit l'avenir et qui, pour prophétiser, n'ont point montré de semblables exigences ni fait de pareilles plaintes, ni ordonné d'ouvrir les sépulcres des morts et d'éloigner leurs restes, ni enfin imaginé ces profanations sacrilèges et inouïes. Ils vivaient, les uns chez des peuples impies et criminels, les autres, au milieu des barbares, parmi les souillures et l'impureté : cependant ils faisaient leurs prédictions selon la vérité, et ces souillures étrangères ne faisaient point obstacle à leurs prophéties. Pourquoi? c'est qu'une force vraiment divine leur dictait leurs paroles, tandis que le démon, privé du secours de cette inspiration, ne pouvait rien prophétiser; et, pour ne point paraître sans réponse, il était forcé d'en imaginer de vraisemblables peut-être, mais ridiculement vaines. Pourquoi, dites-moi, n'avaitil auparavant rien dit, rien demandé de semblable? C'est qu'alors il pouvait prétexter qu'on manquait de l'honorer; mais quand lui fut enlevée cette excuse, il eut recours aux. morts, dans l'inquiétude où il était de perdre son crédit. Il n'aurait pas voulu se couvrir de ridicule; mais vous l'y avez contraint: le culte et les honneurs que vous lui avez rendus lui ont ôté son excuse et la liberté de se plaindre de la rareté des victimes.

16. Quand il entendit cet oracle, ce prince comédien fit enlever le cercueil du martyr afin de publier et de faire connaître à tous la défaite du démon. S'il avait dit : le saint m'empêche de parler, mais ne remuez point, ne troublez point sa cendre, cela n'eût été connu que de ses adorateurs: ils ne l'auraient point divulgué, la honte les eût retenus. Mais comme s'il voulait faire parade de sa faiblesse, il agit de telle sorte qu'il n'aurait pas pu la cacher, quand il l'aurait voulu. En effet, la ruse était à découvert, puisqu'on ne transférait de Daphné aucun autre mort que le saint martyr. Et non-seulement les habitants de la ville, du faubourg et des campagnes voisines, mais encore ceux qui venaient de loin, ne voyant plus la châsse du martyr, s'informaient et apprenaient que le démon, conjuré par l'empereur de rendre un oracle, avait répondu qu'il ne le pouvait faire jusqu'à ce qu'on eût éloigné le corps du bienheureux Babylas. Tu pouvais cependant, ô ridicule divinité, recourir à d'autres prétextes, imaginer une de ces réponses ambiguës et artificieuses qui te tirèrent si souvent d'embarras. C'est ainsi que tu déclaras au roi de Lydie que, s'il passait l'Halys, il détruirait un grand empire, et qu'on le vit plus tard sur le bûcher. A la veille de Salamine, tu employas le même artifice, mais en ajoutant une conjonction ridicule : car dire : Tu perdras les fils des femmes, est semblable à la prédiction que tu avais faite au roi de Lydie; mais ajouter : Que Cérès soit dispersée ou qu'on la rassemble, cela est plus digne encore de risée ainsi parlent les charlatans dans les carrefours. Mais tu n'as pas voulu répondre ainsi. Tu pouvais, suivant ton artifice ordinaire, envelopper ta réponse; mais personne ne l'aurait comprise et l'on t'aurait pressé de l'expliquer. Tu pouvais recourir aux astres, ce que tu fais souvent sans pudeur ni honte; car ce n'est point à des hommes sensés que tu as affaire, mais à des bêtes, ou à des hommes plus stupides encore que les bêtes. Ils n'étaient pas plus clairvoyants que les Grecs qui entendirent ces oracles et s'y laissèrent tromper. Ils auraient, malgré tout, reconnu le mensonge. Il fallait donc découvrir la vérité au prêtre; lui seul aurait su, mieux que toi, cacher ta défaite. Qui t'a poussé, malheureux, à cette impudence manifeste ? Peut-être n'en es-tu point coupable : c'est l'empereur qui a mal joué son rôle, et qui, entendant parler des morts sans (482) distinction, ne s'en est pris qu'au saint martyr. Oui, c'est lui qui t'a convaincu, c'est lui qui a mis à nu tes fourberies, mais malgré lui; car celui qui t'honorait par tant d'offrandes n'a pas pu vouloir te couvrir de honte. Non : la puissance du martyr vous a tous aveuglés et ne vous a pas permis de connaître ce qui se passait alors. Vous faisiez tout contre les chrétiens; mais la confusion est tombée sur les persécuteurs et non sur les victimes. C'est ainsi que les furieux s'imaginent repousser ceux qui les approchent en frappant des pieds contre les murs et en accablant d'injures ceux qui les entendent; mais, en agissant de la sorte, ce ne sont pas les autres qu'ils outragent. Ils ne nuisent qu'à eux-mêmes.

Ce fut ce qui arriva aussi dans ce temps-là. On portait le cercueil à travers les chemins, et le martyr, comme un athlète, portait une seconde couronne dans la ville où il avait reçu la première. Que si quelqu'un doute de la résurrection, qu'il rougisse de son incrédulité, en voyant que le martyr a fait après sa mort de plus grandes oeuvres que pendant sa vie ; comme un héros, il a ajouté trophées sur trophées; à de grandes merveilles des merveilles plus étonnantes encore. Auparavant, il ne combattait que contre un empereur; maintenant c'est contre un empereur et le démon tout à la fois ; jadis il avait chassé l'empereur de l'enceinte sacrée, maintenant il chasse de Daphné l'esprit du mal ; il ne le repousse point de la main, comme il fit l'empereur, mais à un être invisible il oppose une puissance invisible, Pendant sa vie, un meurtrier ne put souffrir la liberté de ses paroles ; après sa mort, ni le démon, ni l'empereur, qui obéissait à ses ordres, ne purent soutenir la présence de ses cendres. Il les frappa de plus de terreur que le premier, car l'un le fit saisir, enchaîner et conduire au supplice; les autres firent seulement transférer son corps. Pourquoi l'un n'ordonna-t-il pas, pourquoi l'autre ne voulut-il pas qu'on jetât la. châsse dans les flots? Pourquoi ne l'ont-ils pas fait briser ou brûler? Que ne l'envoyaient-ils dans un désert inhabité ? Si t'eût été un objet impur et abominable, exhumé par horreur et non par crainte, il ne fallait point souiller la ville par sa présence, mais le renvoyer bien loin dans les montagnes et les forêts.

17. Non ; ce malheureux prince connaissait aussi bien qu'Apollon la puissance du saint, et l'accès qu'il avait auprès de Dieu ; il craignit d'attirer sur lui la foudre du ciel ou quelque maladie violente. Car il avait eu du pouvoir de Jésus-Christ de nombreuses marques, qui avaient éclaté dans ses prédécesseurs et dans ceux qui gouvernaient l'empire avec lui. Parmi les anciens empereurs, ceux qui avaient osé former de telles entreprises, après d'intolérables malheurs avaient honteusement et misérablement fini leur existence : l'un d'eux, étant encore en vie, avait senti ses prunelles sortir d'elles-mêmes de ses yeux : c'était Maximin; un autre était mort furieux, un autre enfin par quelque malheur semblable. Parmi ceux qui étaient auprès de lui, son oncle, qui nous persécutait avec plus de fureur, avait osé porter sur les vases sacrés ses mains criminelles; et, non content de ce sacrilège, il avait poussé plus loin son audace : les ayant renversés et rangés sur le pavé, il s'était assis sur eux. Aussitôt il fut puni de cette impiété. Ses parties naturelles se corrompirent et engendraient des vers. On vit bien que cette maladie était un châtiment du ciel; car les médecins, pour la guérir, appliquèrent sur les endroits corrompus (les oiseaux gras et étrangers au climat, afin d'attirer les vers, sans les pouvoir détacher de cette pourriture : les chairs furent lentement dévorées, et le prince mourut dans les souffrances. Un autre, commis à la garde du trésor impérial, au moment de franchir le seuil du palais creva par le milieu du corps, et expia ainsi quelque crime semblable. Ces vengeances et d'autres plus terribles encore qu'il serait hors de propos d'énumérer ici , frappèrent l'esprit du prince impie ; il craignit de pousser plus loin son audace. Ce ne sont point là des conjectures que j'imagine : vous en serez convaincus par ce qu'il a fait dans la suite.

Qu'arriva-t-il après cela ? Un événement miraculeux, où éclata non-seulement la puissance de Dieu, mais encore son ineffable miséricorde. Le saint martyr avait été placé dans la même église où il était avant de venir à Daphné. Le démon reconnut aussitôt que tous ses artifices étaient vains et qu'il n'avait pas à combattre contre un mort , mais contre un saint vivant et agissant avec plus de puissance que lui-même et tous les démons ensemble. En effet, le martyr pria Dieu de faire tomber le feu du ciel sur le temple d'Apollon, et aussitôt la foudre brûla tout le faîte de l'édifice, consuma l'idole jusqu'au piédestal, la réduisit en cendres (483) et en poussière, et ne laissa debout que les murailles. Ceux qui visitent aujourd'hui ce lieu ne peuvent croire que ce soit là l'oeuvre du feu; car l'incendie n'a pas dévoré au hasard comme eût fait un élément inanimé : on dirait que la flamme a été conduite par une main qui lui montrait ce qu'il fallait épargner et ce qu'il fallait détruire ; ce temple a été découvert avec tant d'habileté et tant d'art qu'il ne ressemble point à un édifice dévoré par le feu, mais à un bâtiment dont l'enceinte vient d'être terminée et qui attend sa toiture. Car tous les murs et les colonnes même qui soutenaient le toit et le vestibule sont demeurés debout, excepté une qui s'élevait à la partie postérieure du temple. Encore celle-ci ne fut-elle pas brisée sans dessein, mais pour la cause que j'exposerai dans la suite. Après cet événement, on traîne devant les juges le prêtre du démon; on le somme de nommer l'auteur de l'incendie, et comme il ne put pas, on le chargea de liens et de coups, puis on lui ouvrit les flancs et on le suspendit sans en rien apprendre davantage; et il se passa la même chose qu'à la résurrection de Jésus-Christ. Des soldats furent préposés, dit l'Ecriture, pour garder le corps de Jésus, afin que ses disciples ne le pussent point dérober; et la chose tourna de telle sorte qu'il ne reste pas le moindre prétexte aux plus impudents mêmes pour s'opposer à la foi de la résurrection. Et ici l'on avait traîné au supplice le prêtre du faux dieu pour le forcer de témoigner que cet accident n'était pas l'effet de la colère céleste, mais de la malice des hommes ; au milieu de ses tortures, ne pouvant désigner personne, il témoigna que le feu était descendu du ciel, et ferma ainsi la bouche aux plus incrédules.

Je vais maintenant vous dire ce que j'ai différé tout à l'heure, le temps est venu de le rapporter. C'est que le saint martyr frappa l'esprit de l'empereur d'une telle crainte, qu'il n'osa pas pousser plus loin son audace. En effet, après avoir accablé de tant de maux, à cause de l'incendie du temple, le prêtre qu'il avait auparavant comblé d'honneurs, et , plus' cruel qu'une bête sauvage, ne s'être abstenu peut-être de manger de sa chair qu'à cause que ce crime eût fait horreur à tout le monde, il n'aurait point fait transférer à la ville le saint qui avait fermé la bouche au démon, afin qu'il y fût plus honoré. Et quoiqu'il n'eût rien fait auparavant, lorsque le démon confessa sa défaite, alors du moins, après l'incendie du temple, il aurait tout renversé, tout détruit, brûlé le cercueil du saint et ses deux églises de Daphné et de la ville , si la crainte n'avait été plus forte que la colère , si la frayeur n'avait surmonté la douleur. En effet, la plupart des hommes , en proie à la colère ou à la douleur, lorsqu'ils ne découvrent pas les auteurs de leurs maux, font éclater leur ressentiment sur les premiers venus ou sur les personnes suspectes. Or, les soupçons devaient tomber sur le martyr, car aussitôt qu'il fut entré dans la ville, le feu prit au temple. Mais, comme je l'ai dit, une passion luttait contre une passion , et la crainte l'emportait sur la colère. Car représentez-vous la situation de cet honnête homme, lorsqu'allant au faubourg, il voyait l'église du martyr debout, le temple brûlé, la statue consumée, les offrandes détruites, et la mémoire de sa munificence et de sa pompe satanique à jamais effacée ! Quand même , à cette vue, la colère ou la douleur ne seraient pas entrées dans son âme, il n'aurait pu souffrir la honte et la risée; il aurait porté ses mains impies sur l'église du saint, s'il n'avait été retenu par la cause que j'ai fait connaître. L'événement n'était pas de médiocre importance; il faisait perdre aux Gentils toute leur confiance , étouffait toute leur joie et répandait sur eux un nuage de tristesse aussi profonde que si tous les temples avaient été ruinés.

18. Et pour vous montrer qu'il n'y a point de vaine exagération dans mes paroles, je vous rapporterai les lamentations et la monodie que le sophiste de la ville fit alors sur Apollon. Ainsi commence son chant de douleur : O vous, dont les yeux ont été couverts de ténèbres comme les miens, n'appelons plus cette ville ni belle, ni grande! Puis il parle quelque temps de la fable de Daphné (je ne rapporterai pas ici tout son discours de peur d'être long et ennuyeux), et il dit ensuite que le roi de Perse, ayant autrefois pris la ville, épargna le temple d'Apollon. Voici ses paroles: Ce roi ayant conduit une armée contre nous, voulut sauver le temple, et la beauté de la statue triompha de la fureur des barbares. Mais aujourd'hui, ô soleil! ô terre ! quel est cet ennemi qui, sans fantassins, ni cavaliers, ni soldats armés â la légère, a tout détruit avec une faible étincelle? Ensuite montrant que le bienheureux Babylas vainquit le démon dans le temps même que la superstition des Gentils était le plus florissante (484) et qu'on offrait le plus de victimes et de sacrifices, il ajoute : Ce ne fut point ce terrible orage qui détruisit notre temple, le ciel était serein, la tempête était dissipée quand il a péri. Il appelle orage et tempête le règne du précédent empereur.

Ayant ensuite un peu avancé son discours, il revient à ce malheur et le déplore plus amèrement: Le sang ne coulait plus sur tes autels, Apollon, et tu demeurais le fidèle gardien de Daphné, malgré l'oubli où tu étais tombé: parfois même attaqué et dépouillé de tes ornements extérieurs, tu as supporté cette injure. Et aujourd'hui que les brebis et les boeufs abondaient dans ton temple, que la bouche sacrée de l'empereur baisait tes pieds, que lu avais vu celui que tu avais annoncé, celui dont tu  avais prédit la venue; que tu étais délivré d'un voisinage funeste, de ce cadavre dont la cendre te faisait obstacle, tu t'es dérobé aux honneurs dont les hommes t'entouraient ! Comment nous glorifier encore devant ceux qui se souviennent de ton culte et de tes images? Que dis-tu, sophiste, avec tes lamentations? Méprisé et foulé aux pieds, Apollon est demeuré le fidèle gardien de Daphné, et quand il avait son culte et ses honneurs, il n'a pas pu conserver même son temple, et cela, sachant bien que ce temple une fois ruiné, il tomberait dans un plus grand mépris qu'auparavant ! Et quel était ce mort, ô sophiste, dont la présence importunait le dieu? Quel était ce voisinage funeste? Ici se présentait le récit des grandes oeuvres du martyr, et le sophiste, ne pouvant point traverser cet abîme de honte, a gardé le silence et passé outre. Il a témoigné que le démon était importuné et inquiété par le saint, mais sans ajouter qu'en voulant cacher sa défaite il l'avait rendue plus manifeste : il dit simplement délivré d'un funeste voisinage. Que ne disais-tu, artisan de bavardage, quel était ce mort, pourquoi lui seul importunait votre dieu, pourquoi lui seul a été transféré? Pourquoi l'appelles-tu un voisin funeste, dis-moi? Parce qu'il découvrait les ruses du démon? Mais ce n'était point là l'oeuvre d'un mauvais voisin, ni même l'oeuvre d'un mort, mais d'un vivant plein de force, de vertus et de bonté,d'un défenseur, d'un protecteur qui faisait tout pour vous sauver, si vous l'aviez voulu ! Si le saint martyr a chassé votre dieu du pays qu'il préférait à tous les autres jusqu'à y demeurer quoiqu'on négligeât son culte, c'était afin que vous ne pussiez plus vous faire illusion à vous-mêmes et dire que le dieu, irrité de voir les sacrifices interrompus et son culte oublié, s'était retiré de lui-même. Tu l'as dit avant moi : Dans le temps même que l'empereur lui offrait brebis et bœufs en abondance. Tout conspire à montrer jusqu'à l'évidence qu'il a cédé à une force supérieure à la sienne en quittant Daphné. Le saint aurait pu le chasser en laissant debout sa statue; mais vous n'auriez pas cru que ce fût l’oeuvre de sa puissance, car autrefois, quand il lui lia la langue, vous continuâtes à l'honorer d'un culte assidu. Et si auparavant il laissa debout la statue et ne la renversa qu'au moment où s'élevait le plus haut la flamme de l'impiété, c'était pour montrer comment le vainqueur doit remporter sa victoire et triompher de ses ennemis, non' lorsqu'ils sont abattus, mais lorsqu'ils sont puissants et qu'ils lèvent la tête. Pourquoi donc le saint ne demanda-t-il pas à l'empereur qui le transportait à Daphné de détruire le temple d'Apollon, et de transférer la statue comme on transférait sa châsse? C'est qu'Apollon ne lui causait aucun dommage et qu'il n'avait pas besoin du secours des hommes; alors, et maintenant, il l'a vaincu sans que la main d'un homme y ait eu part. Et il ne nous a pas manifesté sa première victoire; après avoir fermé la bouche au démon, il s'est tenu en repos. C'est ainsi qu'agissent les saints : ils ne cherchent qu'à procurer le salut aux hommes et ne font point éclater leurs oeuvres si la nécessité ne les y force, et cette nécessité ne peut être encore que le salut des hommes. C'est ce qui arriva en ce temps. En effet, comme les maux causés par la ruse du démon augmentaient chaque jour, la victoire du saint nous fut manifestée, non par le vainqueur, mais par le vaincu même. Un pareil témoignage ne pouvait être suspect à nos ennemis et le saint échappait à la nécessité de publier ses actions. Mais comme l'erreur ne se dissipait point encore et que ces hommes, plus insensibles que des pierres, continuaient d'implorer le démon vaincu et fermaient les yeux à une vérité si manifeste, il fallut alors que la statue fût frappée de la foudre, afin que la flamme étouffât une autre flamme, celle de l'idolâtrie.

19. Pourquoi accuser le démon, pourquoi lui dire : tu t'es dérobé aux honneurs? il ne s'est point retiré volontairement, mais malgré lui (485) et par force ; il a été exclu et chassé, dans le temps qu'il aurait surtout voulu demeurer, alléché qu'il était par les victimes et les sacrifices. Car on eût dit que l'empereur qui gouvernait alors ne régnait que pour exterminer les troupeaux de l'univers tout entier : il égorgeait tant de brebis et de boeufs sur les autels et poussait si loin sa folie que plusieurs de ceux qui passent encore pour sages parmi les Gentils l'appelaient cuisinier, boucher, et d'autres noms semblables. Certes, puisque sa table était si riche, que ses autels fumaient et que le sang coulait à flots en son honneur, il ne se fût point retiré, le démon qui, sans ces sacrifices mêmes, restait à Daphné par amour.

Ici j'interromps un moment mon discours; écoutant de nouveau les lamentations du sophiste, il laisse là son Apollon et se plaint à Jupiter : O Jupiter ! quel lieu de repos est fermé désormais à nos âmes fatiguées ! quelle paix régnait à Daphné ! quelle paix surtout dans le temple! c'était un port dans un autre port, tous deux à l'abri des tempêtes, mais le second offrant plus de calme encore! Quel homme en ce lieu n'a pas été guéri de ses maladies, de ses craintes, de ses douleurs? Qui jamais y a désiré les îles fortunées? Quel lieu de repos vous est fermé, misérable? La paix règne dans le temple, c'est un port à l'abri des tempêtes? Mais ce n'était que le bruit des flûtes et des tambours, des débauches, des festins, de l'ivresse ! .. Quel homme en ce lieu n'a pas été guéri de ses maladies, dit-il ! Au contraire, quel est celui de tes adorateurs, ô démon, qui n'a pas contracté en ce lieu une maladie, s'il était auparavant en santé, et la plus terrible des maladies ? Car celui qui adore le démon, qui entend la fable de Daphné, qui voit un dieu en démence s'attacher, après avoir perdu celle qu'il aimait, à un lien et à un arbre, n'aura-t-il pas le coeur brûlé d'une flamme furieuse ? Quel orage en son âme ! quel trouble, quelle maladie, quelle passion ! Voilà donc ce lieu de repos, ce port à l'abri des tempêtes ! Mais faut-il s'étonner que tu joignes ensemble les contraires ? Les insensés ne voient point les choses comme elles sont; ils en portent toujours des jugements contraires à la réalité. Les Jeux Olympiques sont proches. Je reviens encore à ces lamentations pour faire voir que tous les Gentils qui habitaient alors la ville avaient été profondément blessés, et que l'empereur n'aurait point gardé son calme, mais qu'il aurait fait tomber sa fureur sur le cercueil du martyr si la crainte n'eût été la plus forte. Que dit donc le sophiste? Les Jeux Olympiques sont proches. Cette fête rassemblera les villes, et elles viendront amenant des boeufs pour les offrir à Apollon. Que ferons-nous alors? où nous cacherons-nous ? quel dieu entrouvrira la terre sous nos pas? quel héraut, quelle trompette ne fera point couler nos larmes? qui nommera cette fête les Jeux Olympiques, dans le deuil où nous jette un malheur tout récent ? Donnez-moi un arc, dit la tragédie! Je demande en outre le don de divination; l'un me découvrira l'auteur du désastre, l'autre lui percera le sein. Audace impie! âme criminelle, main sacrilège! Quel est ce nouveau Tityus, ou ce nouvel Idas, frère de Lyncée ? Ce n'est point un géant comme le premier, ni un habile archer comme l'autre; il ne sait qu'une chose, entrer en fureur contre les dieux. Quand les enfants d'Aloée tramèrent des embûches contre les dieux, tu les arrêtas en les frappant de mort, ô Apollon! Et celui qui venait la torche à la main n'a point eu le coeur percé de ta flèche ? O main furieuse ! injuste flamme ! où tomba-t-elle d'abord ? par où commença le désastre ? le feu prit-il au faîte d'abord et gagna-t-il ensuite tout le reste, la tête du dieu, son visage, l'ornement de son cou, son diadème, sa longue robe ? Vulcain, le maître du feu, n'a point par des menaces arrêté ses ravages en récompense de l'avis qu'Apollon lui avait autrefois donné! Jupiter, qui dispense les pluies, n'a pas jeté l'eau sur cette flamme, lui qui éteignit jadis le bûcher où montait le roi de Lydie vaincu! Que dit-il d'abord au dieu, l'impie qui lui déclarait la guerre? D'où prenait-il son audace? Comment ne retint-il pas sa fougue? Comment ne renonça-t-il pas à son dessein par respect pour la beauté du dieu? Jusques à quand, malheureux, infortuné, fermeras-tu les yeux et diras-tu que la main d'un homme a causé cet accident? Combien de temps encore, comme les insensés, refuseras-tu de voir que tu te contredis et que tu combats contre toi-même? Le roi de Perse, dis-tu, avait conduit contre vous une immense armée, avait pris la ville, brûlé les autres temples et allait de sa main porter la torche dans celui d'Apollon, quand le dieu changea son dessein : c'est là ce que tu prétendais au commencement de tes lamentations : Un roi de Perse, un des ancêtres de celui qui nous fait maintenant la (486) guerre avait pris cette ville par trahison et l'avait brûlée; il allait ù Daphné continuer son oeuvre; mais Apollon changea ses desseins; il jeta le flambeau qu'il tenait et adora le dieu dont la vue avait adouci et calmé sa colère. Mais ce dieu qui vainquit, comme tu le dis, la fureur des barbares et une immense armée, et qui pouvait alors échapper au danger, puisqu'il arrêta par la mort les coupables desseins que tramaient les fils d'Aloée contre les dieux, pourquoi n'a-t-il fait à ce moment rien de semblable ? Il devait au moins avoir pitié de son prêtre injustement supplicié, et dévoiler le coupable. Et s'il avait fui au moment de l'incendie, du moins pendant que le malheureux était suspendu, les flancs ouverts, et pressé de révéler l'auteur du désastre sans le pouvoir nommer, il devait aller à son secours et livrer l'incendiaire ou le faire connaître, s'il ne le pouvait point livrer. Non : il abandonne avec la dernière ingratitude et son serviteur injustement tourmenté, et l'empereur, que ses offrandes et ses sacrifices ont couvert de ridicule. Car tout le monde se moquait .de sa folie et de sa démence quand il faisait éclater sa colère sur ce malheureux. Et comment celui qui avait prédit la venue d'un empereur si longtemps à l'avance, comme le disaient tout à l'heure tes lamentations, n'a-t-il point vu tout près de lui l'homme qui brûlait son temple ? Il est devin, dites-vous; vous attribuez à chacun de vos dieux, comme s'ils étaient des hommes, un art différent : à celui-ci vous assignez l'art de la divination, et tu ne lui demandes pas de te faire participer à sa science ? Comment n'a-t-il point connu son propre malheur? Un homme même ne l'eût point ignoré ! Il dormait peut-être quand le feu a pris au temple ? mais est-il quelqu'un d'assez insensible pour ne point s'éveiller, quand on porte la flamme jusqu'à lui, et arrêter l'incendiaire? Vraiment, les Grecs sont toujours des enfants, il n'y a point de vieillards chez eux (1). Vous voilà pleurant la perte d'une statue, quand vous devriez déplorer votre folie, quand la fraude des démons est si criante , et, qu'au lieu de les abandonner, vous vous livrez vous-mêmes à votre perte, et négligeant votre salut, vous vous laissez mener comme des bêtes partout où ils vous ordonnent de les suivre. Et toi, pour ressembler entièrement au personnage de la tragédie, tu demandes un

 

1. Ces paroles sont une citation du Timée de Platon, c'est un prêtre égyptien qui les dit à Solon.

 

arc? N'est-ce point une folie évidente et manifeste que d'attendre de ces armes ce qu'elles n'ont point fait dans la main qui les tient toujours ? En effet, si tu te prétends plus adroit et plus habile que le dieu, tu ne devais point honorer moins puissant et moins fort que toi dans un art où vous dites qu'il excelle sur tous les autres. Mais si tu lui accordes la palme, soit dans l'art de lancer les flèches , soit dans l'art de la divination, comment, y étant moins expert, as-tu compté faire ce que n'a pu faire celui qui en a la plus parfaite science?

20. Ridicule bavardage ! Il n'est point devin, et le fût-il, il n'aurait rien fait davantage. Non, ce n'est point un homme qui a brûlé ton temple, c'est une force divine. J'en rapporterai bientôt la cause. En attendant, il n'est point inutile que vous appreniez pourquoi il accuse Vulcain d'ingratitude en disant : Et Vulcain, le maître du feu, n'a point par ses menaces arrêté la flamme, en récompense de l'avis qu'autrefois ce dieu lui avait donné. En récompense de quel avis autrefois donné? Parle, pourquoi caches-tu les belles actions de tes dieux? En déclarant quelle reconnaissance il lui devait, tu feras mieux connaître encore l'ingratitude de Vulcain. Tu rougis de honte ! c'est donc moi qui dévoilerai sans détour ce que tu ne veux pas dire. Quelle est cette reconnaissance? Mars autrefois devint amoureux de Vénus, et, craignant Vulcain, son mari, il épia le temps de son absence pour aller trouver la déesse. Apollon les vit embrassés, courut à Vulcain et lui dévoila l'infidélité de Vénus. Le mari arriva, les surprit sur le lit, les enchaîna dans l'état où ils étaient, appela les dieux à ce honteux spectacle et se vengea ainsi de leur adultère. Voilà la reconnaissance que Vulcain devait à Apollon ; et l'occasion venue, il la paye d'ingratitude, dit le sophiste. Et Jupiter, ô sublime philosophe ! tu l'accuses aussi de cruauté : Ni Jupiter, le dispensateur des pluies ne répandit l'eau sur ce feu, lui qui jadis éteignit le bûcher où montait le roi de Lydie vaincu. Tu as bien fait de nous remettre en mémoire le roi de Lydie. C'est encore une victime des ruses du démon qui le remplit de vaines espérances et le jeta dans un abîme manifeste. L'humanité de Cyrus le sauva; mais qu'aurait fait pour lui Jupiter? C'est donc à tort que tu reproches à Jupiter d'avoir sauvé le Lydien et abandonné son fils. Ne s'abandonna-t-il pas lui-même dans la ville où il était le plus honoré, la ville (487) de Romulus, quand son temple fut frappé de la foudre?

Mais écoutons jusqu'au bout les lamentations du sophiste, pour connaître entièrement la douleur dont l'âme des Gentils fut saisie: Mon coeur est entraîné à se ressouvenir de la beauté du dieu; la pensée retrace à mes yeux son image, la douceur de ses traits, la délicatesse de sa peau qui paraissait même sur le marbre, sa ceinture, qui rassemblant sur sa poitrine les plis de sa tunique d'or, en laissait tomber une partie, en relevait une autre. Son attitude n'avait-elle pas calmé la plus violente colère ? On eût dit qu'il chantait, et au milieu du jour, dit-on, l'on entendit une fois le son de sa lyre. Heureux l'homme dont l'oreille reçut ses accents! Il chantait les louanges de la terre à laquelle il me semble que sa coupe d'or verse des libations parce que, pour cacher la jeune fille, elle s'était ouverte et refermée. Puis il déplore un moment l'incendie du temple. Le voyageur, dit-il, jetait des cris en voyant briller la flamme dans les airs; la prêtresse du dieu était troublée au fond dit bois qu'elle habitait. Les poitrines retentissaient sous les mains qui les frappaient et le bruit aigu des sanglots, traversant l'épaisseur du bois, arrivait à la ville, douloureux, effrayant. Le prince commençait alors à goûter le sommeil; à la triste nouvelle il quitte sa couche, et, plein de fureur, il demande les ailes de Mercure : il vole, il cherche l'auteur du désastre, et son âme est enflammée comme le temple. Cependant les poutres tombaient, portant dans le temple le feu qui brûlait le faîte, consumant tout ce qu'atteignait leur chute; la statue d'abord qui touchait presque au faîte, tous les ornements, les images des Muses, les pierres précieuses qui brillaient de tous côtés, les belles colonnes ! Le peuple consterné entourait le temple sans lui pouvoir porter secours; ainsi ceux qui du bord regardent un naufrage n'ont pour les malheureux d'autre aide que leurs larmes. Les nymphes gémirent en sortant de leurs sources. Jupiter, qui était proche, gémit en voyant les honneurs de sort fils à jamais détruits; les dieux qui habitaient en foule le bois sacré gémirent aussi; à ces gémissements Calliope répondit du milieu de la ville et pleura le chef des Muses dévoré par les flammes. A la fin il dit : Reviens, ô Apollon. tel que te fit Chrysès dans sa colère contre les Grecs, reviens plein de colère et semblable à la nuit, puisqu'au temps où nous te rendions ton culte et tous les honneurs qu'on t'avait enlevés, nous avons perdu l'objet de nos adorations, comme un fiancé qui s'enfuirait au moment qu'on tresse les couronnes nuptiales.

21. Telle est cette lamentation, ou plutôt une faible partie de cette lamentation. Je ne puis m'empêcher de dire comme il se fait gloire de ce qui le devait couvrir de honte; il représente son dieu comme un jeune libertin, un débauché jouant de la lyre à midi et chantant sa maîtresse , et il appelle heureuses les oreilles qui ont entendu ces honteux accents ! Qu'il dise que quelques habitants de Daphné et des lieux voisins versèrent des larmes, que le prince brûla de colère sans pouvoir faire autre chose: que gémir, rien d'étonnant ! Mais que les dieux aient été réduits à la même impuissance, à des larmes inutiles; que Jupiter, ni Calliope, ni la foule des dieux, ni les Nymphes mêmes n'aient pu éteindre l'incendie et n'aient fait que gémir et pleurer, c'est le comble du ridicule. Ils étaient sensiblement atteints, je l'ai bien démontré, et le sophiste même avoue au milieu de son chant de douleur qu'ils sont frappés d'un coup mortel. Et l'empereur n'eût point montré tant de patience si la crainte et la terreur n'eussent été plus fortes que sa colère. Il est temps enfin de montrer pour quelle cause Dieu n'a pas fait tomber sa vengeance sur l'empereur, mais sur le démon, et d'où vient que le feu n'a pas consumé tout le temple, mais seulement le faîte et l'idole. Car ce n'est point au hasard et sans cause que cela est ainsi arrivé, mais parce que Dieu, dans sa miséricorde, a tout fait pour le salut des Gentils. Celui qui sait toutes choses avant qu'elles arrivent, savait bien aussi que si l'empereur était frappé de la foudre, les témoins de ce châtiment en auraient été sur le moment effrayés, mais qu'après deux ou trois ans la mémoire s'en serait effacée et qu'il y aurait bien des gens qui refuseraient de croire au miracle; tandis que si le feu prenait au temple, il annoncerait, d'une manière plus éclatante qu'un héraut, la colère de Dieu, non-seulement à ceux qui vivaient en ce temps, mais encore à leurs descendants, de sorte qu'il ne resterait plus aucun moyen, même aux plus impudents, de taire cet événement. En effet, tous ceux qui visitent ce lieu ont l'âme aussi émue que si l'incendie était récent; ils se sentent saisis d'une religieuse terreur et, levant les yeux au ciel, (488) ils célèbrent la puissance de celui qui a fait cette merveille. Si un homme forçant la caverne d'un chef de brigands, pénétrait dans sa retraite, l'en retirait chargé de chaînes, lui enlevait toutes ses richesses et abandonnait le lieu aux bêtes et aux oiseaux, tous ceux qui entreraient en ce lieu se rappelleraient à sa vue les brigandages, les larcins, le visage même de celui qui l'habitait; il en est de même aujourd'hui : ceux qui voient de loin les colonnes, qui s'approchent ensuite et franchissent le seuil, se représentent les abominations du démon, ses fraudes, ses embûches et s'en retournent admirant la colère et la puissance de Dieu. Ainsi la maison de l'erreur et du blasphème est devenue un sujet de louanges. Telles sont les voies secrètes et admirables de notre Dieu. Et ce n'est pas seulement aujourd'hui qu'il fait ces merveilles; il les a opérées dès le commencement et dans les siècles les plus reculés. Ce n'est point maintenant le moment de les énumérer. Je n'en rapporterai qu'une semblable à celle qui vous venez d'entendre. Les Juifs faisant un jour la guerre en Palestine contre les nations voisines, furent vaincus par leurs ennemis qui saisirent l'Arche du Seigneur et la consacrèrent, comme une dépouille et un trophée, à une des idoles du pays qui s'appelait Dagon. Dès que l'arche entra dans le temple, la statue tomba la face contre terre. Et comme cette chute ne fit pas sentir aux infidèles la puissance de Dieu, ils la relevèrent et la remirent en sa place. Mais le lendemain, quand ils revinrent à l'aurore, ils virent la statue, non plus seulement renversée, mais brisée et dispersée. Les bras, séparés des épaules, avaient été lancés sur le seuil avec les pieds, et le reste du corps était jeté en divers lieux. Et le pays de Sodome, s'il faut comparer les petites choses aux grandes, fut brûlé avec ses habitants et devint stérile, afin que, non-seulement ceux qui vivaient alors, mais ceux qui viendraient après eux fussent corrigés par le spectacle de ces lieux désolés. Si le châtiment n'avait atteint que les hommes, on n'y aurait pas cru dans la suite ; et si la terre en fut frappée , c'est qu'elle pouvait en prolonger le souvenir et avertir toutes les générations futures que tous ceux qui commettent de pareils crimes doivent attendre des lois divines de semblables châtiments, alors même qu'ils n'en seraient point aussitôt atteints comme le fut ce temple. Car vingt ans se sont passés depuis cet incendie, et rien de ce qu'a épargné le feu n'a péri; les parties qui ont échappé à l'incendie sont demeurées fermes et stables et sont si solides qu'elles dureront cent ans et deux fois autant, et bien plus longtemps encore. Et pourquoi s'étonner qu'aucune colonne séparée des autres ne soit tombée sur le sol? De celles qui sont à la partie postérieure du temple, une seule fut brisée alors, et celle-là même n'est point tombée ; elle a été déplacée de sa base et s'est inclinée sur le mur où elle est demeurée; la partie qui va du socle à la fracture est obliquement appuyée à la muraille, et la partie brisée jusqu'au chapiteau demeure un peu penchée et soutenue par la partie inférieure. Des vents violents se sont abattus sur ces ruines, la terre a tremblé et les restes de l'incendie n'ont point été ébranlés; ils sont debout et crient, pour ainsi dire, qu'ils n'ont été conservés que pour l'instruction des siècles à venir.

22. Si tout le temple n'a pas péri par le feu, on en peut donner cette raison. Mais si nous cherchons pour quelle cause la foudre n'est pas tombée sur la tête de l'empereur, nous en trouvons une autre qui part de la même source, je dis de la bonté et de la miséricorde de Jésus-Christ. S'il n'a point lancé le feu céleste sur la tète de l'empereur et n'a frappé que le faîte du temple, c'était pour l'instruire par un malheur qui ne l'atteignît point, pour l'engager à éviter la punition qui le menaçait, à se corriger et à se délivrer de l'erreur. Car ce n'est ni la seule ni la première preuve que le Christ lui ait donnée de sa puissance; il lui en a donné d'autres plus grandes encore. La mort de son oncle et du questeur du trésor, la famine qui entra avec lui dans la ville, l'eau qui manqua pour la première fois lorsqu'il fit des sacrifices aux fontaines , et d'autres fléaux qui frappèrent l'armée et les villes suffisaient à toucher un coeur de pierre, non-seulement parce qu'ils éclataient en foule et tous ensemble sous les pas des coupables, comme autrefois au temps de Pharaon en Egypte, mais parce que chacun d'eux était tel qu'il suffisait à lui seul pour convertir ceux qui en étaient témoins. Sans parler des autres, quel homme parmi les plus insensibles n'eût point été frappé du prodige qui arriva lorsqu'on creusa les fondements où s'élevait jadis l'ancien temple de Jérusalem? Quel fut ce prodige ? l'empereur voyant que la foi de (489) Jésus-Christ s'était répandue dans toutes les provinces de son empire, qu'elle avait pénétré dans la Perse, chez d'autres barbares plus éloignés et qu'elle marquait ses progrès dans toute la terre que le soleil éclaire, il se prépara, plein de dépit et de douleur, à faire la guerre aux Eglises. Il ne savait pas, le malheureux, qu'il regimbait contre l'aiguillon ! Et d'abord il tâcha de relever le temple de Jérusalem que la puissance du Christ avait détruit de fond en comble, et tout Gentil qu'il était, il s'intéressa en faveur des Juifs pour éprouver la vertu de Jésus-Christ. Il en fit d'abord venir quelques-uns et leur ordonna de sacrifier, disant que telle était la religion de leurs ancêtres. Ils se retranchèrent à dire que leur temple était abattu et qu'il ne leur était point permis de sacrifier hors de leur ancienne capitale. Il leur commanda alors de prendre de l'argent dans le trésor impérial, leur donna tout ce qui était encore nécessaire et voulut qu'ils allassent rebâtir ce temple et qu'ils reprissent leur ancien usage d'offrir des sacrifices. Ces insensés, livrés à l'erreur dès le sein de leurs mères, et qui avaient besoin d'enseignements jusqu'à la vieillesse, s'empressèrent de suivre les ordres de l'empereur. Mais comme ils commençaient de creuser la terre, un feu sortit des fondements et les consuma tous. A cette nouvelle l'empereur s'abstint de pousser plus loin son audacieuse entreprise, car la crainte le retenait. Il ne voulut pas non plus renoncer au culte des démons dont il s'était une fois fait l'esclave ; toutefois il garda quelque temps le repos.

Mais bientôt après, il revint à son oeuvre insensée. Il n'osa point, il est vrai , tenter encore de rebâtir le temple, mais il dirigea contre nous des attaques détournées. Il différait de nous faire ouvertement la guerre, d'abord parce qu'il était persuadé qu'il tentait l'impossible ; ensuite pour ne nous donner aucune occasion de ceindre la couronne du martyre; car c'était une chose insupportable pour lui et pire que les plus grands malheurs, de voir un chrétien souffrir publiquement les tourments et la mort pour la défense de la vérité, tant il nous haïssait du fond du coeur. Il savait, oui, il savait que s'il avait osé nous persécuter, tous auraient donné leur vie pour Jésus-Christ. Mais il usa de ruse et de finesse. Il donna la liberté à tous ceux que les évêques avaient punis à cause de leurs crimes, à tous ceux qu'ils avaient exclus du saint ministère : il accordait ainsi toute licence aux plus pervers des hommes, renversait toutes les règles de l'Eglise et armait les chrétiens les uns contre les autres, comptant les vaincre plus aisément quand ils seraient affaiblis par une guerre intestine. Il y avait un homme de doctrines perverses , de moeurs corrompues, chassé jadis du trône épiscopal; il se nommait Etienne ; il le rétablit dans sa dignité. Il fit tous ses efforts pour éteindre le nom de Jésus-Christ en nous appelant Galiléens au lieu de chrétiens dans ses édits, et en recommandant à ses magistrats de faire de même. Malgré les fléaux dont j'ai parlé, la famine et la sécheresse, il persista dans son impudence et son endurcissement. Au moment de partir pour la guerre de Perse, comme il marchait contre ces barbares avec autant de fierté que s'il eût été sûr d'en exterminer la race, il nous fit les plus terribles menaces, disant qu'à son retour il nous ferait périr jusqu'au dernier. Il croyait que la guerre qu'il devait nous faire serait plus difficile que celle de Perse, et qu'il fallait d'abord terminer la plus aisée pour entreprendre ensuite la plus périlleuse. C'est ce que nous ont appris ceux qui avaient part à ses conseils. Ainsi, dans sa fureur contre nous, dans sa folie toujours croissante, il changeait sans cesse de sentiments, et, quittant son premier dessein, il nous menaçait de nouveau de la persécution. Mais Dieu, pour le calmer et arrêter sa colère par un nouveau prodige, fit tomber le feu du ciel sur le temple de Daphné.

23. Mais sa fureur ne s'apaisa point; brûlant de nous détruire, il n'attendit pas le temps qu'avaient fixé ses menaces : au moment de passer l'Euphrate, il fit une tentative sur ses soldats. Ses caresses n'en pervertirent qu'un petit nombre, et il ne chassa point de son armée ceux qui lui résistèrent, dans la crainte d'affaiblir, en les séparant des autres, les forces qu'il menait contre les Perses.

Qui nous racontera les malheurs de cette expédition? Ceux qui arrivèrent au désert, à la mer Rouge, en Egypte, lorsque l'insensé Pharaon fut châtié par Dieu et périt dans les flots avec son armée, furent moins terribles mille fois. Et de même qu'alors Dieu perdit avec tous ses soldats , le prince aveugle et rebelle aux châtiments; de même cette fois, voyant cet homme résister à tous les prodiges qu'il avait fait paraître et demeurer dans l'endurcissement et l'impénitence, il l'accabla des derniers (490) malheurs afin de corriger les autres par l'exemple de celui qui n'avait pas profité des malheurs d'autrui. En effet, le prince qui conduisait plus de soldats que n'en eut jamais aucun roi, et qui croyait soumettre la Perse par sa seule présence et sans aucun effort, eut un succès aussi déplorable que s'il avait commandé non une armée d'hommes, mais de femmes et d'enfants. D'abord son imprudence les réduisit à une telle extrémité qu'ils furent forcés de manger de la chair de cheval et qu'ils moururent, les uns de faim et d'autres de soit, et comme s'il eût combattu en faveur des Perses et qu'il eût songé non à les prendre, mais à leur livrer ses soldats, il les enferma dans des défilés et les mit aux mains des ennemis pour ainsi dire pieds et poings liés. Toutes les misères de cette campagne, pas même ceux qui les ont vues et essuyées ne les sauraient raconter, tant elles surpassent tout ce qu'on pourrait imaginer. Pour vous en instruire en quelques mots , l'empereur mourut honteusement et misérablement. Les uns disent qu'un valet d'armée, indigné des maux que souffrait l'armée, le frappa mortellement; d'autres prétendent qu'on ne connaît pas le meurtrier, mais que l'empereur blessé ordonna qu'on l'ensevelît en Cilicie, où il est encore. Après cette mort si honteuse, ses soldats se voyant à la dernière extrémité, se rendirent, firent serment d'abandonner une place très-forte , inexpugnable rempart de notre pays, et trouvèrent ainsi leur salut dans la clémence des ennemis de tant de milliers d'hommes quelques-uns à peine revinrent, mais malades, couverts de honte par le traité qu'ils avaient conclu et furent contraints, par leur serment, à céder des provinces que nous tenions de nos pères. On vit alors un spectacle plus triste que la plus dure captivité. Les habitants de la ville qu'on rendait, qui attendaient de la reconnaissance de ceux qu'ils avaient abrité derrière leurs murs comme dans un port, pour lesquels ils s'étaient exposés aux plus grands dangers, souffraientpar eux tous les maux de la guerre, quittaient leurs pays, leurs maisons et leurs champs, l'héritage de leurs pères et ne devaient ces malheurs qu'à leurs amis. Voilà ce que nous avons gagné avec ce grand empereur. Ce n'est point inutilement que j'ai fait ce récit, mais pour répondre à ceux qui demandent pourquoi Dieu n'a pas dès l'abord châtié ce prince. Il a voulu souvent arrêter l'élan de sa fureur aveugle et le corriger par l'exemple d'autrui. Mais l'impie a résisté, et Dieu l'a jeté alors dans les derniers malheurs, réservant pour le grand jour la véritable punition de crimes, et exhortant par le châtiment présent les plus faibles à sortir de leurs désordres et à mener une vie plus honnête. Car telle est la patience de Dieu qu'il punit plus sévèrement ceux qui en abusent; et de même qu'elle est utile aux pénitents, de même elle attire aux pécheurs endurcis et obstinés des peines plus terribles. — Mais quoi, pourra-t-on dire, Dieu n'avait-il pas prévu que ce prince ne se corrigerait jamais? — Il l'avait prévu sans doute; mais quoiqu'il prévoie toute notre malice , il ne laisse pas de faire ce qui dépend de lui , et resterions-nous sourds à ses avertissements, il n'en montre pas moins sa miséricorde. Et si nous nous jetons toujours dans de plus grands maux, ce n'est point sa faute ; car il n'use point envers nous de tant de patience pour nous perdre, mais, au contraire, pour nous sauver. N'accusons que nous qui méconnaissons son ineffable longanimité. Et ce qui montre encore son infinie bonté, c'est que si nous refusons de profiter de sa longue patience, il la tourne à l'avantage des autres et fait ainsi paraître en toutes choses sa bonté et sa sagesse, comme il fit en ce temps. C'est donc ainsi que mourut le prince, et il reste des monuments de sa folie et de la puissance de Babylas : le temple et l'Eglise; l'un désert, l'autre conservant son empire d'autrefois. On n'y rapporte point son cercueil; ainsi le veut la providence de Dieu, afin que ceux qui y viennent connaissent mieux les grandes actions du saint. Car les étrangers qui abordent en ce lieu cherchent le martyr, ne le trouvent point, s'informent et apprennent tous ces événements et s'en retournent plus édifiés; ainsi en arrivant à Daphné et en le quittant ils se procurent les plus grands avantages.

Telle est la puissance des martyrs pendant leur vie, après leur mort, quand ils sont présents en un lieu, quand ils en sont éloignés. Car, depuis le commencement jusqu'à la fin, les grandes actions de notre saint ont une suite et une liaison merveilleuses. Voyez: il a vengé la loi de Dieu, puni un meurtrier, montré la différence qui sépare le pouvoir du prêtre et le pouvoir des rois; il a abaissé l'orgueil du siècle, foulé aux pieds ce que le monde a de plus éblouissant; il a appris aux empereurs à ne pas user de leur puissance au delà des bornes (491) que Dieu leur a fixées, et montré aux évêques comment ils doivent exercer leur charge. Telles furent, sans les rappeler toutes, les oeuvres qu'il accomplit durant sa vie terrestre ; quand il en fut sorti , il brisa la puissance du démon, confondit la fausseté des Gentils, mit à découvert la vanité des oracles, leur arracha le masque, fit voir à nu toute leur fourbe en fermant la bouche au plus habile des devins et en renversant son crédit avec un immense éclat. On voit encore debout les murs de son temple; ces débris publient à tout le monde la honte du démon, sa vanité et sa faiblesse, en même temps que la victoire du martyr, son triomphe et sa puissance. Telle est la force des saints . c'est ainsi qu'elle est invincible et redoutable aux rois, aux démons et au prince même des démons!

 

 

Traduit par M. VIERRJSKI.

 

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