DE LA CHARITÉ CHRÉTIENNE

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DE LA CHARITÉ CHRÉTIENNE, ET DES AMITIÉS HUMAINES.

 

CARACTÈRE DE LA CHARITÉ CHRÉTIENNE.

DEUX SORTES D'AMITIÉS : LES UNES SOLIDES OU PRÉTENDUES SOLIDES ; LES AUTRES SENSIBLES ET PRÉTENDUES INNOCENTES.

AMITIÉS PRÉTENDUES SOLIDES.

AMITIÉS SENSIBLES ET PRÉTENDUES INNOCENTES. 

PENSÉES DIVERSES SUR LA CHARITÉ DU PROCHAIN ET LES AMITIÉS HUMAINES.

 

CARACTÈRE DE LA CHARITÉ CHRÉTIENNE.

 

Je dois aimer mon prochain dans Dieu, pour Dieu, et comme Dieu l'aime : l'aimer dans Dieu, en sorte que Dieu soit le principe de ma charité ; l'aimer pour Dieu, en sorte que Dieu soit le motif de ma charité ; l'aimer comme Dieu l'aime , en sorte que Dieu soit le modèle de ma charité : trois points essentiels dont voici le sens.

I. Je dois aimer mon prochain dans Dieu : c'est-à-dire que je dois l'aimer comme étant l'ouvrage de Dieu, qui l'a créé par sa toute-puissance ; comme étant l'image vivante de Dieu , qui l'a formé à sa ressemblance ; comme étant la conquête et le prix des mérites d'un Dieu qui l'a racheté de son sang ; comme étant sous la garde de la providence de Dieu, qui veille sur lui sans cesse, et s'applique à le conserver et à le conduire ; comme ayant Dieu aussi bien que moi pour fin dernière, comme étant appelé à vivre avec moi dans la gloire et le royaume de Dieu. De sorte que je puis et que je dois considérer ce vaste univers comme la maison de Dieu, et tout ce qu'il y a d'hommes dans le monde, comme une grande famille dont Dieu est le père. Nous sommes tous ses enfants, tous ses héritiers, tous frères et tous, pour ainsi parler, rassemblés sous ses ailes et entre ses bras. D'où il est aisé de juger quelle union il doit y avoir entre nous, et combien nous devenons coupables, quand il nous arrive de nous tourner les uns contre les autres jusque dans le sein de notre Père céleste. N'est-ce pas, si j'ose m'exprimer en ces termes, n'est-ce pas déchirer ces entrailles de charité où il nous porte et où il nous embrasse tous sans distinction ? N'est-ce pas, par proportion, lui causer des douleurs pareilles à celles que ressentit la mère d’Esaü et de Jacob, lorsque ces deux enfants, avant que de naître , se combattaient l'un l'autre dans le sein même où ils avaient été conçus ?

Or voilà néanmoins le triste spectacle que nous avons continuellement devant les yeux. Il semble que le monde soit comme un champ de bataille, où, de part et d'autre, on ne pense qu'à s'entre-détruire et à se perdre. On y emploie tout, la force ouverte et les violences, les intrigues et les cabales secrètes, la malignité de la médisance, les artifices de la chicane, le poids de l'autorité, le crédit et la faveur, le mensonge, les trahisons et les plus insignes perfidies : car c'est là que tous les jours on se laisse entraîner par les différentes passions qui nous dominent, et qui, pour se satisfaire,étouffent dans les cœurs tout sentiment de charité, et souvent même tout sentiment d'humanité. Tellement que dans la société humaine, au lieu que chaque homme devrait être à l'égard des autres hommes un frère pour les aimer et les traiter en frères, un soutien pour les appuyer et les aider dans les rencontres, un patron pour s'intéresser en leur faveur et les défendre, un conseil pour leur communiquer ses lumières et les diriger, un confident à qui ils puissent ouvrir leur âme et déclarer avec assurance leurs pensées, un consolateur qui prît part à leurs peines et qui s'employât à les soulager, on peut dire, au contraire, quoiqu'avec la restriction

 

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convenable , que par le renversement le plus affreux, et selon l'expression commune, la plupart des hommes sont, au regard des autres hommes, comme des loups ravissants, qui ne cherchent qu'à surprendre leur proie et à la dévorer  (1).

On se hait et l'on s'offense mutuellement les uns les autres, on se décrie et l'on se ruine de réputation les uns les autres, on se dresse des embûches, et l'on travaille à se tromper, à se supplanter, à se dépouiller les uns les autres. Que voyons-nous autre chose que des querelles et des divisions, et de quoi entendons-nous parler plus ordinairement que de procès, de contestations, d'inimitiés, de calomnies, de fourberies, d'impostures, d'injustices, de vexations ? D'où il arrive que quiconque aime la paix et veut assurer son repos, se tient, autant qu'il peut, éloigné de la multitude, comme si la compagnie des hommes et leur présence était incompatible avec la douceur et la tranquillité de la vie.

Que ces désordres règnent dans les cours des princes, je n'en suis point surpris : car on sait assez quel est l'esprit de la cour; et parce que les intérêts y sont beaucoup plus grands que partout ailleurs, les passions y sont aussi beaucoup plus vives et plus ardentes. Qu'est-ce en effet que la cour? le siège de la politique, mais d'une politique la plus intéressée. On n'y est occupé que de sa fortune , et l'on n'y a d'autre vue ni d'autre soin que de s'avancer, de s'élever, de se maintenir aux dépens de qui que ce soit, et par quelque voie que ce soit. Telle est L'âme qui anime tout, tel est le mobile qui remue tout, tel est le principal agent qui met tout en œuvre. Et de là même qu'est-ce communément que ce qui s'appelle gens de cour? gens fans charité et sans amitié, malgré les apparences les plus spécieuses et les plus belles démonstrations; gens obligés d'être toujours sur la réserve , toujours dans la défiance, toujours en garde , parce que chacun jugeant des autres par soi-même, ils se connaissent tous, et qu'aucun deux n'ignore cette maxime générale, que, dans le train de la cour, il y a sans cesse quelque mauvais coup à craindre, et de nouvelles attaques , ou à livrer, ou à repousser.

Qu'on voie encore ces mêmes désordres dans des états du monde moins relevés, et jusque dans les dernières conditions, je n'ai point de peine à le comprendre. Eu égard à la diversité des esprits, à la différence des tempéraments, à la variété et même à la contrariété absolue des

 

1 Homo homini lupus.

 

idées et des prétentions, où l'un pense d'une façon , et l'autre tout autrement, où l'un veut ceci, et l'autre cela, il n'est guère possible que le monde ne soit pas perpétuellement agité de discordes et de dissensions : pourquoi? parce que le seul lien capable d'unir les cœurs, malgré tous les sujets de désunion qui naissent, et le seul moyen qui pourrait prévenir tous les troubles et les arrêter, c'est un esprit de christianisme et de charité, et que cet esprit de charité, cet esprit chrétien, est presque entièrement banni du monde, et qu'il n'y a plus ni vertu ni action.

Mais voici ce qui me paraît bien déplorable et bien étrange. Ce n'est pas seulement à la cour ni dans le monde profane et corrompu que la passion suscite ces guerres et cause ces mésintelligences; mais elles ne sont que trop fréquentes au milieu même de l'église, jusque dans le sanctuaire de Jésus-Christ et entre ses ministres, jusque dans la solitude du cloître et dans le centre de la religion. Le Fils de Dieu nous a dit à tous, dans la personne de ses apôtres : On connaîtra que vous êtes mes disciples, par l'affection mutuelle que vous aurez, et que vous témoignerez les uns envers les autres. Suivant ce principe, et pour donner à leur divin Maître cette preuve d'un attachement si inviolable ,  les   premiers  chrétiens n'avaient rien plus à cœur que la charité, et que le soin de la conserver entre eux. Mais dans la suite des temps, la charité de plusieurs étant venue à se refroidir, et la paix ayant commencé à se troubler parmi le troupeau fidèle, du moins lui restait-il, ce semble, un asile en certains états plus parfaits, et spécialement dévoués à Dieu par leur caractère et leur profession. Qui l'eût cru que jamais on dût voir ce qu'on a vu tant de fois, je veux dire parmi des hommes d'Eglise, parmi des prêtres du Dieu vivant, dans des retraites et des monastères, les animosités ,  les jalousies, les partis, les brigues, et tous les maux qui en sont les suites funestes et scandaleuses? Où donc la charité pourra-t-elle se retirer sur la terre, et où sera-t-elle à couvert? qui la maintiendra, si ceux-là mêmes qui, selon leur ministère, devraient donner tous leurs soins à l'entretenir, qui devraient être autant de médiateurs pour concilier les esprits et terminer les différends ; qui, par l'exemple d'une modération inaltérable et d'un   plein  désintéressement, devraient  apprendre  aux fidèles à réprimer leurs sentiments trop vifs  et à sacrifier sur mille points peu importants leurs droits

 

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prétendus, plutôt que de les défendre aux dépens de la tranquillité et du repos commun : si, dis-je, ceux-là mêmes s'échappent, comme 1< s autres, dans les rencontres, et ont leurs démêlés et leurs aversions? N'insistons pas là-dessus davantage : on n'en est que trop instruit, mais on n'en peut assez gémir.

II. Je dois aimer mon prochain pour Dieu ; c'est-à-dire que je dois l'aimer en vue d'obéir à Dieu qui me l'ordonne; en vue de plaire à Dieu , qui semble n'avoir rien plus à cœur et ne nous recommander rien plus expressément; en vue de marquer à Dieu ma fidélité, ma reconnaissance, mon amour, puisqu'un des témoignages les plus certains que Je puis lui en donner, et qu'il attend de moi, est de renoncer pour lui à mes propres sentiments, quelque justes d'ailleurs qu'ils me paraissent, et d'étouffer tout chagrin, toute haine, toute envie , toute antipathie qui m'indisposerait contre le prochain et m'en éloignerait. Motif excellent, qui relève notre charité au-dessus de tout amour purement humain, et qui en fait une charité surnaturelle et toute divine. Motif universel, qui donne à notre charité une étendue sans bornes, et qui la répand sur toutes sortes de sujets, grands et petits, riches et pauvres, domestiques, étrangers, amis, ennemis. Motif nécessaire, et sans lequel il n'est pas possible d'accomplir tout le précepte de la charité chrétienne. Car nous aurons beau consulter la raison, jamais la raison seule ne nous déterminera à certains devoirs que la charité néanmoins exige indispensablement de nous. Il n'y a qu'une vue supérieure qui puisse nous y engager, et c'est la vue de Dieu. Sous cet aspect tout nous devient, non-seulement praticable, mais facile; et la charité ne nous prescrit rien alors de si héroïque, qui nous étonne. A toute autre considération, nous pouvons opposer des difficultés : mais il n'y a point de réplique à celle-ci ; et que pourrions-nous alléguer pour notre défense, quand on nous dit : Dieu vous le demande ; faites-le pour Dieu ?

De là donc il est aisé de voir l'illusion qui nous séduit et la fausseté de nos excuses, quand nous voulons nous prévaloir des défauts du prochain, ou des offenses que nous pensons-en avoir reçues, pour autoriser notre indifférence à son égard, et le ressentiment que nous lui témoignons par noire conduite et nos manières. On dit : C'est un homme inquiet et bizarre; d'un moment à l'autre on ne le connaît plus, et quoi qu'on fasse on ne peut le contenter. Le moyen d'essuyer toutes ses humeurs et d'être sans cesse exposé à ses caprices? On dit : C'est un homme violent et emporté; on ne saurait lui dire une parole qu'il n'éclate tout d'un coup , et qu'il ne vous brusque sans modération et sans ménagement. On dit : C'est un mauvais cœur et un ingrat ; on a beau lui faire du bien, il n'en a nulle reconnaissance, et ne voudrait pas vous rendre le plus léger service, après qu'on lui en a rendu d'essentiels. On dit: C'est un malade bien importun; il ne vous entretient que de ses infirmités; et à force de se plaindre, il devient fatigant, et ne donne pour lui que du dégoût. On dit : C'est mon ennemi; il a pris parti contre moi en plus d'une affaire : et je n'en ai jamais eu que des désagréments. Enfin que ne dit-on pas? car il n'est point de matière où l'on soit plus éloquent, que lorsqu'il s'agit des autres et de leurs imperfections. Les raisons, vraies ou apparentes, ne manquent point pour les mépriser et les condamner. On s'établit là-dessus, et l'on demande.: Comment vivre avec des gens de ce caractère, et comment aimer ce qui n'est pas aimable?

Comment l'aimer? à cette question la réponse est aisée et prompte : la voici telle que je l'ai déjà fait, entendre , et elle est sans réplique. Comment, dis-je, l'aimer? pour Dieu: point d'autre raison ; et si cette raison ne nous suffit pas , nous cessons d'être chrétiens, et en perdant la charité du prochain , nous perdons la charité de Dieu. Développons ceci, et rendons cette importante leçon plus intelligible. Si je vous disais d'aimer le prochain, parce que l'un est homme de mérite, et qu'il a d'excellentes qualités; parce que l'autre est un esprit doux, patient, accommodant; parce que celui-ci est d'une probité reconnue, dune piété exemplaire, d'une vertu consommée; parce que celui-là, prévenu en votre faveur, vous comble de grâces et ne cherche qu'a vous obliger et à vous faire plaisir, vous pourriez alors mesurer votre charité selon la diversité des talents et la différence des personnes; vous pourriez la borner à un certain nombre, et en exclure ceux qui n'auraient pas les mêmes avantages et seraient sujets à des vices tout opposés. Vous auriez droit de vous en tenir a la règle que je vous aurais prescrite, et vous pourriez me représenter que tels et tels ne vous conviennent point, et qu'ils n'ont rien d'engageant pour vous; qu'ils sont fiers et hautains, qu'ils sont critiques et médisants, qu'ils sont faux et menteurs; que ce sont de petits génies, sans lumière et sans connaissance;

 

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que ce sont des âmes dures , sans condescendance et sans pitié; qu'ils n'ont ni retenue, ni pudeur, ni crainte de Dieu, ni religion; que pus d'une fois même ils vous ont personnellement attaqué et insulté, et que tout cela justifie assez l'indifférence avec laquelle vous les regardez, et le peu de part que vous prenez à ce qui les touche.

Ces considérations, je l'avoue, ne sont pas tout à fait déraisonnables, à en juger suivant les vues purement humaines. Aimer ceux qui nous aiment, ceux qui nous marquent de l'estime, de la confiance, de la bienveillance; ceux avec qui nous sympathisons et qui nous plaisent; ceux qui dans la société ont des manières plus liantes et plus propres à nous attacher; au contraire, mépriser qui nous méprise; fuir qui nous déplaît, qui nous ennuie, qui nous gêne, qui nous choque; se ressentir d'une injure, et user de retour envers celui qui nous blesse; le traiter comme il nous traite, ou le délaisser comme il nous délaisse : voilà ce qu'inspire la nature; mais ce n'est point ce que l'Evangile nous apprend. Ce n'est point là seulement ce qu'exige de nous la loi de Dieu; et puisque je parle ici en qualité de ministre de Dieu et de son Evangile, la charité que je prétends vous enseigner ne connaît point toutes ces distinctions et ne les souffre point, parce que le motif sur quoi elle est fondée s'étend à tout sans distinction, et qu'il comprend généralement tout ce qu'il y a d'hommes sur la terre , sans exception de personne.

Car je vous dis précisément d'aimer le prochain, soit qu'il ait toutes les perfections qu'on peut désirer dans un homme accompli, ou qu'il n'en ait aucune; soit qu'il possède tous les dons d'intelligence, de science, de sagesse, de probité, d'équité, de politesse, d'honnêteté, ou qu'il en soit absolument dépourvu; soit que su naissance, sa fortune le relève, ou que sa condition et sa misère l'avilisse. En un mot, quel qu'il soit et en quelque situation que vous le supposiez, c'est toujours votre prochain; et comme votre prochain, Dieu veut que vous l'aimiez. Il le veut, dis-je, et il vous dit : Si ce n'est pas pour lui-même que vous l'aimez, aimez-le pour moi. De ne l'aimer que pour lui-même, ce serait une charité toute profane sujette à mille exceptions et à mille variations ; mais de l'aimer pour moi, c'est ce qui doit rehausser le prix de votre charité et la sanctifier. Afin de nous ôter tout prétexte, et de donner à notre charité un mérite supérieur en lui proposant un objet tout sacré et tout

divin. Dieu se substitue à la place du prochain. Il nous déclare, dans les termes les plus exprès et les plus touchants, que tout le bien que nous ferons à autrui, fût-ce au plus petit et au dernier des hommes, il l'acceptera et le comptera comme fait à lui-même, dès que nous le ferons en son nom. Qu'aurions-nous là-dessus à répondre ? et si nous sommes insensibles à cette raison souveraine, il faut que nous ne connaissions, ni ce que nous devons à Dieu, ni ce que nous nous devons à nous-mêmes.

Je dis ce que nous devons à Dieu : car, pour appliquer ici ce que saint Paul écrivait à son disciple Philémon, en lui renvoyant Onésime et lui recommandant de recevoir avec douceur et avec bonté cet esclave fugitif il me semble que Dieu, dans le fond de l'âme, nous adresse les mêmes paroles au sujet de chacun de nos frères : Usez-en envers lui comme si c'était moi-même. Peut-être vous a-t-il fait tort, et peut être vous est-il redevable en quelque chose; mais je prends tout sur moi, et si tous voulez, c'est moi qui vous le dois : je vous satisferai, pour ne pas dire que vous vous devez vous-même tout à moi (1) .

J'ajoute ce que nous nous devons à nous-mêmes. Et en effet, nous sommes doublement intéressés à maintenir cette loi de charité établie de Dieu : car, en premier lieu, la même loi qui nous ordonne d'aimer le prochain, sans égard à toutes les raisons qui, selon le sentiment naturel pourraient nous indisposer contre lui et nous retirer de lui, ordonne pareillement au prochain d'avoir pour nous la même indulgence, et de nous rendre les mêmes devoirs de la charité évangélique. Eu second lieu, cette vue de Dieu que nous devons nous proposer dans l'amour du prochain, c'est ce qui consacre, pour ainsi parler, notre charité, et ce qui y attache le mérite le plus excellent. Nous y pouvons faire à Dieu bien des sacrifices, par la pénitence et les austérités, par la patience dans les adversités, par le renoncement au monde et à toutes ses vanités ; mais de tous les sacrifices, j'ose dire qu'il n'en est point de plus méritoire devant Dieu que le sacrifice de notre cœur et de ses affections par la charité. Supporter le prochain pour Dieu, pardonner au prochain pour Dieu, modérer pour Dieu nos ressentiments, adoucir nos aigreurs, réprimer nos colères, surmonter nos répugnances, que c'est une vertu peu connue des personnes même qui font une plus haute profession de piété ! ou, pour mieux dire, sans cette vertu y

 

1 Philem., V, 18.

 

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a-t-il une piété solide et de quelque prix auprès de Dieu ?

III. Je dois aimer mou prochain comme Dieu : c'est-à-dire que je dois l'aimer de la même manière, par proportion, que Dieu l'aime. Grand et divin modèle que Jésus Christ lui-même nous a proposé dans son Evangile, lorsqu'instruisant ses disciples sur la charité du prochain, et en particulier sur le pardon des injures et l'amour des ennemis, il conclut : Soyez donc parfaits comme votre Père céleste est parfait (1). Car, selon le texte sacré, cette perfection en quoi Dieu veut surtout que nous l'imitions, autant qu'il est possible à notre faiblesse aidée du secours de la grâce, c'est la perfection de la charité, et c'est aussi conformément à cette même règle, et dans le même sens, que le Sauveur du monde disait aux apôtres : Je vous fais un commandement nouveau, qui est de vous entr'aimer comme je vous ai aimés (2). Commandement nouveau, non point que la charité n'ait pas été une vertu de tous les temps, mais parce qu'elle est singulièrement et plus excellemment la vertu du christianisme. Or comment Dieu, comment Jésus-Christ. Fils de Dieu et vrai Dieu, nous a-t-il aimés? d'un amour sincère, d'un amour efficace, et, pour m'exprimer de la sorte, d'un amour salutaire et sanctifiant. D'un amour sincère, par une bienveillance et une affection véritable du cœur; d'un amour efficace, et mis en œuvre par mille bienfaits ; enfin, d'un amour que j'appelle salutaire et sanctifiant, parce que dans les vues de Dieu il ne tend qu'à notre sanctification et à notre salut, et que c'en est là le dernier et le principal objet : trois qualités de la vraie charité. Plût au ciel qu'elles fussent aussi communes qu'elles sont conformes à l'esprit de la religion, et à cette loi d'amour qu'un Dieu-Homme est venu établir parmi les hommes !

Charité sincère et du cœur. A juger par les dehors, jamais siècle ne fut plus charitable que le nôtre, puisque jamais siècle n'eut plus l'extérieur et toutes les apparences de la charité. On est civil, honnête, poli; on a des airs affables, gracieux, insinuants ; on affecte une complaisance infinie dans la société; on sait et l'on se pique de savoir se conformer au goût, aux inclinations, à toutes les volontés des personnes avec qui l'on est en relation. Voilà en quoi consiste la science du monde. Ce ne sont que promesses obligeantes, qu'expressions affectueuses, que protestations  de

 

1 Matth., V, 48. — 2 Joan., XII, 34.

 

service, et d'un dévouement sans réserve. Mais dans le fond, qu'est-ce que tout cela, sinon un langage? Langage qui dit tout, et qui ne dit rien; qui embrasse tout, et qui ne va à rien ; où le cœur paraît s'épancher dans les plus beaux sentiments , et ne sent rien : langage dont le monde n'est point la dupe. Car, avec le moindre rayon de lumière, on perce tout d'un coup au travers de ces apparences, et l'on entend tout ce qu'elles signifient. On réduit les paroles à leur vrai sens, les empressements étudiés, les témoignages les plus spécieux, à leur juste valeur. Ce sont, selon l'opinion commune, des compliments; ce sont des bienséances, des usages , des façons d'agir : rien davantage. De sorte que quiconque ferait fond sur cela, et voudrait tirer de là quelque conséquence en sa faveur, serait regardé comme un homme sans expérience, et dépourvu de toute raison.

En effet, si nous pouvions pénétrer dans le secret des âmes et en découvrir les dispositions intérieures, de quoi serions-nous témoins, et sous ce voile de charité que verrions nous? l'indifférence la plus parfaite à l'égard de ceux-là mêmes pour qui il semble qu'on brûle de zèle. Encore est-ce peu que cette indifférence; et si du moins on s'en tenait là, ce sciait un état plus tolérable , et le mal serait moins grand ; mais je dis plus, et sous cet extérieur charitable et officieux, que verrions-nous? les soulèvements de cœur, les mépris, les jalousies, les desseins de nuire, de traverser, d'abaisser, de perdre ; les mesures prises à celle fin, les moyens imaginés, médités , prépares de loin et concertés; les intrigues formées en secret, conduites avec art, avancées peu à peu et sans bruit, soutenues jusqu'au bout, aux dépens de toute équité, et au préjudice de tout autre intérêt que le sien propre. Je n'exagère point, et, au lieu d'outrer la chose, peut-être en dis-je trop peu. Or est-ce la charité, ou n'est-ce pas artifice, dissimulation, mauvaise foi? n'est-ce pas imposture et tromperie? De là vient qu'il n'y a presque plus de confiance entre les hommes, et que par sagesse on est obligé de se tenir toujours en garde les uns contre les autres : car à qui se fier, dit-on? On le dit, et on a bien sujet de le dire. Dieu voulait que la charité nous unît tous. Il voulait que, par une confiance réciproque, la charité ouvrît les cœurs, et que dans ces ouvertures de cœur les hommes pussent avoir entre eux de sûres et d'utiles communications. C'était la douceur de la société humaine ; c'en était

 

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l'avantage le plus solide : mais il fallait pour cela une charité sans fard et sans déguisement, une charité intime et véritable. Or, où la trouver? et tant qu'elle sera aussi rare qu'elle l'est, il n'est pas surprenant que chacun de part et d'autre se tienne si resserré, et qu'entre les esprits il y ait si peu d'accord et de bonne intelligence.

Charité efficace et pratique. Parce que Dieu nous a aimés et qu'il nous aime sincèrement, il nous a aimés et il nous aime efficacement. L'un suit de l'autre , et en est l'effet immanquable. Car aimer sincèrement, c'est vouloir sincèrement du  bien à celui qu'on aime ; et dès qu'on lui veut du bien sincèrement, on le fait du moment qu'on le peut et selon qu'on le peut. Aussi quels biens  n'avons-nous pas reçus de notre Dieu ? Quels  biens n'en recevons-nous pas tous les jours,  et que nous réserve-t- il encore dans l'avenir? Marque essentielle par  où le Fils de  Dieu donnait à juger de l'amour de son  Père   pour nous. Voulez-vous savoir, disait-il à un docteur de la loi, comment Dieu a aimé le monde? Il l'a aimé jusqu'à livrer son Fils unique pour le monde (1). Marque sensible et convaincante à quoi l'apôtre saint Paul reconnaissait l'amour de Jésus-Christ même pour lui en particulier: Il m’a aimé (2), s'écriait ce maître des Gentils , saisi d'étonnement et comme ravi hors de lui-même ; il m'a aimé, ce Dieu Sauveur; et la preuve de son amour la plus incontestable et la plus touchante est de s'être livré pour moi. Il est vrai que la charité ne nous engage pas toujours à ces sortes de sacrifices; il est vrai qu'elle ne nous oblige pas toujours à exposer notre vie ni à la perdre pour le prochain. Il y a des rencontres où nous le devons; mais ces rencontres, après tout, ces occasions ne sont pas fréquentes, et je veux bien ne point les compter parmi les devoirs communs de la charité. Je me borne à ces devoirs ordinaires, dont les sujets se présentent presque à toute heure, et dont je ne fais point le détail, parce qu'il serait infini. Une âme que la charité anime n'a pas besoin qu'on les lui fasse connaître, elle les aperçoit d'elle-même; et peur les découvrir, elle devient aussi clairvoyante et aussi ingénieuse que sa charité est prompte et ardente. Elle sait prévenir, servir, faire plaisir selon toute l'étendue de son pouvoir. Elle sait assaisonner les services qu'elle rend par des manières encore plus gracieuses que les grâces mêmes   qu'elle  fait.  Elle sait compatir aux

 

1 Joan., III, 16. — 2 Gal., II, 20.

 

maux du prochain , le soulager, lui prêter secours, et l'aider à propos. Elle sait, par l'esprit de charité qui l'inspire et qui la conduit, parler, se taire, agir, s'arrêter, se gêner, se mortifier, relâcher de ses intérêts, et renoncer à de justes prétentions. Elle sait, dis-je , tout cela , parce qu'elle s'affectionne à tout cela, parce qu'elle s'étudie à tout cela, parce qu'intérieurement portée à tout cela, elle y pense incessamment , et ne laisse rien échapper à son attention et à sa vigilance. Mais, par une règle toute contraire, que la charité vienne à se refroidir ou même à s'éteindre dans nos cœurs, tout cela disparaît à nos yeux et s'efface de notre souvenir. On n'est bon que pour soi-même, et l'on ne se croit chargé que de soi-même. Qu'ai-je affaire, dit-on, de celui-ci et de celui là? que puis-je faire pour eux? On ne le voit pas, parce qu'on ne le veut pas voir ; parce que, dans une indolence et une insensibilité que rien n'émeut, on ne veut pas, pour qui que ce soit, se donner la moindre peine, ni se causer le moindre embarras. On est amateur de son repos : quiconque peut le troubler passe pour importun, et fatigue par sa présence.

Charité sanctifiante et toute  salutaire : je m'explique. Je ne dis pas seulement salutaire et sanctifiante à l'égard de celui qui la pratique, et qui en a le mérite devant Dieu ; mais je dis sanctifiante  et   salutaire   pour  celui   même envers qui elle s'exerce, et qui en est Je sujet. Car de même que la charité de Dieu envers les hommes a pour fin principale leur sanctification et leur salut, et que toutes les vues de sa providence sur nous se rapportent là, de même est-il  de  notre  charité de  procurer , autant qu'il nous est possible, le salut du prochain, et de nous intéresser dans la plus grande affaire qui le regarde. Non pas que tous soient appelés à prêcher l'Evangile comme les apôtres, ni que tous aient été destinés à conduire les âmes comme les ministres et les pasteurs de l'Eglise. C'est une vocation particulière et spécialement propre de certains états :   mais, outre cette vocation spéciale, il y a une vocation commune et  générale à laquelle nous avons tous part,   et qui se trouve exprimée dans cet oracle du Saint-Esprit : Dieu les a tous chargés les uns des autres (1). Et certes si c'est pour nous un devoir de charité d'assister le prochain dans ses besoins temporels, n'en est-ce pas un encore plus important de l'assister dans ses besoins spirituels, quand nous le pouvons

 

1 Eccli, XVIII, 12.

 

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et de la manière que nous le pouvons? Or il y a mille conjonctures où nous le pouvons; où, dis je, nous pouvons donner au prochain d'utiles conseils par rapportai! salut; où, par de sages remontrances, nous pouvons détourner le prochain des voies corrompues du monde et l'attirer dans les voies du salut, où nous pouvons en de pieux entretiens instruire le prochain, l'éclairer, l'édifier, le porter à de saintes résolutions touchant le salut, et l'y confirmer. Il n'est point pour cela nécessaire que nous soyons revêtus de certaines dignités, ni que nous ayons l'autorité en main. D'égal à égal, on peut de la sorte se communiquer l'un à l’autre ses pensées et ses sentiments ; on peut être, pour ainsi dire, l'apôtre l'un de l'autre. Zèle d'autant plus digne de la charité chrétienne, que le salut est un bien plus excellent, et que c'est le souverain bien. Par là combien de mauvais exemples la charité ferait elle cesser? combien de scandales retrancherait-elle? combien écarterait-elle de dangers et d'obstacles du salut? Elle sanctifierait le monde, comme elle le sanctifia dans ces heureux temps de l'Eglise, où les fidèles vivaient ensemble avec la même union que s'ils n'eussent eu qu'un cœur et qu'une âme. C'est ainsi que nous espérons vivre éternellement dans le ciel, et c'est ainsi que dès maintenant la charité doit nous disposer à cette vie bienheureuse et immortelle où nous aspirons.

 

DEUX SORTES D'AMITIÉS : LES UNES SOLIDES OU PRÉTENDUES SOLIDES ; LES AUTRES SENSIBLES ET PRÉTENDUES  INNOCENTES.

 

Rien de plus louable ni de plus conforme, non-seulement à la raison, mais à la religion même de l'homme que l'amitié bien entendue, et prise selon les vraies idées que nous en devons concevoir. C'est, dit le Saint-Esprit, un trésor dont le prix est inestimable, c'est une protection contre l'injustice, c'est un remède contre les accidents et les revers de la fortune, c'est une source de lumières et de conseils, c'est l'assaisonnement des biens, c'est l'adoucissement des maux. Que d'avantages! et qui croirait que d'un si bon fonds il dût naître tant de mauvais fruits? Mais, par une malheureuse destinée, les meilleures choses sont sujettes à dégénérer et à se corrompre, comme nous le voyons dans l'amitié. Car, à ne parler même que des amitiés les plus honnêtes en apparence et selon l'opinion du monde, il y en a de deux sortes : savoir,   des amitiés solides et des amitiés sensibles. Amitiés solides ou prétendues solides, qui ne consentent point en certains sentiments tendres et affectueux, mais dans un attachement réel à la personne d'un ami, et dans un dévouement parfait à son service. Amitiés sensibles, qui font une impression plus vive sur le cœur, qui le touchent, qui l'affectionnent; mais du reste, à ce qu'il paraît, sans altérer en aucune manière son innocence, et sans le porter au delà des règles du devoir le plus rigoureux. Or examinons un peu les unes et les autres , telles que le monde les imagine, telles que le monde les demande, telles que le monde les autorise, telles qu'il les approuve et qu'il les vante , jusqu'à les ériger en vertus : quels désordres dans la pratique ! quels abus énormes n'y trouverons-nous pas? C'est ce que l'usage le plus ordinaire de la vie ne nous fait que trop connaître, et de quoi nous allons encore ici nous convaincre.

 

AMITIÉS  PRÉTENDUES SOLIDES.

 

Un ami solide : belle qualité. Un ami qui, sans s'arrêter à des paroles, à de spécieuses démonstrations, à de vains sentiments d'une affection et d'une tendresse puérile, agit efficacement pour son ami dans toutes les rencontres, et ne lui manque jamais au besoin : caractère digue d'une me bien née, et qu'on ne peut assez estimer. Mais dans ce caractère si estimable, il y a néanmoins des limites où il faut se contenir, et dis extrémités dont on doit se garantir : or ce sont ces limites que le monde ne connaît point, et c'est dans ces extrémités mêmes que le monde met la perfection de l'amitié. Car qu'est-ce qu'un solide ami selon les principes du monde? qu'est-ce qu'un ami sur qui l'on compte, de quoi l’on se tient assuré comme de soi-même, ai qui l'on a une confiance sans réserve, et dont on ne saurait trop exalter la droiture, la fidélité, le bon cœur? qu'est-ce, dis-je, que cet ami? c'est un homme prêt a entrer dans tous les intérêts de son ami, fussent ils les plus mal fondés et les plus injustes ; prêt à entrer dans toutes les passions de son ami, fussent elles les plus déréglées et les plus violentes; prêt même à entrer dans toutes les erreurs de son ami, fussent-elles les plus contraires à la religion et les plus fausses. Voilà ce que le monde appelle être solidement ami; voilà, selon le monde, le modèle des amis: mais quel renversement! Considérons la chose plus en détail.

I. On entre dans tous les intérêts d'un ami,

 

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et l’on s'y croit obligé par devoir : première maxime sur laquelle on règle sa conduite, et qui n'a rien, à ce qu'il semble d'abord, que de raisonnable. Mais parce que les intérêts de cet ami se trouvent souvent malheureusement attachés à des entreprises pleines d'injustices, à des prétentions suis fondement, à des usurpations, à des vexations, à des subtilités de chicane, et à des poursuites qui blessent toutes les lois de la conscience, en se portant pour ami, et voulant en faire l'office, on devient par amitié le fauteur et le complice de l'iniquité, de l'intrigue, de la fraude, de l'oppression, des plus criminels et des plus indignes procédés.

Par exemple, cet ami est engagé dans une affaire. C'est un procès qu'il intente mal à propos. Dès qu'on est son ami. on conclut qu'il faut le servir; et pour cela que ne fait-on pas? quels ressorts ne remue-t-on pas? y a-t-il voie que l'on ne tente, adresse que l’on n'emploie, crédit et faveur que l'on n'épuise? combien de brigues, combien de prières, combien de sollicitations et d'intercessions pour appuyer un prétendu droit que l'amitié seule soutient? On y réussit, on en vient à bout; mais de quels crimes se trouve-t-on chargé devant Dieu, pour avoir donné sa protection à une cause qui damnera tout à la fois et celui qui l'a gagnée, parce qu'elle le met en possession d'un bien mal acquis; et celui qui l'a perdue, parce qu'elle le jette dans le désespoir; et celui qui en a connu, parce qu'il a trahi son ministère; et l'ami qui en a pris soin, parce qu'il s'est rendu responsable de tous les dommages qui en doivent provenir? N'est-ce pas là ce qui se passe tous les jours? ne sont-ce pas les preuves que le monde attend d'un attachement véritable et effectif? ne sont-ce pas dans son langage les coups d'ami? Coups d'ami ! c'est-à-dire détours, artifices, mensonges, fourberies. Coups d'ami ! c'est-à-dire vols et brigandages, cabales formées contre le pauvre et l'innocent, contre la veuve et l'orphelin. Coups d'ami ! c’est-à-dire inhumanités, cruautés, tyrannies.

Cependant n'exagérons rien ; et, sans sortir de notre exemple et du fait particulier que je rapparie, exposons-le dans les termes Us plus simples et les plus favorables. Je sais que dans l'amitié dont je parle, il y a divers degrés d'abus et de désordres. Je sais que cette amitié mondaine n'agit pas également sur toutes sortes de sujets; qu'elle ne corrompt pas jusques à ce point tous les amis, et qu'il y en a d'une conscience assez timorée pour ne vouloir pas s'abandonner ouvertement à de semblables excès.

Voilà de quoi je conviens; mais du reste, dans la distinction que je veux bien faire de ces degrés différents , et dans les tempéraments mêmes qu'on prend, et où l'on croit pouvoir s'en tenir, je prétends qu'il n'y en a aucun qui puisse être justifié en quelque manière par le prétexte de l'amitié, parce qu'il n'y en a aucun qui puisse en quelque manière s'accorder, non-seulement avec le christianisme le plus exact et le plus étroit, mais avec le christianisme le plus modéré et le moins sévère.

En effet, les uns, quoique d'ailleurs ils ne manquent pas de probité, s'embarquent, pour user de cette expression, témérairement et en aveugles, dans l'affaire d'un ami, sans savoir s'il a droit ou s'il ne l'a pas, sans prendre soin de s'en éclaircir, ne voulant pas même s'en faire instruire, et croyant que ce respect est dû à l'amitié. C'est mon ami, dit-on. Je suppose qu'il est homme d honneur, et qu'il n'a rien entrepris que dans l'ordre. Je l'offenserais de témoigner là-dessus le moindre doute, et d'en venir à une discussion qui lui serait injurieuse. C'est ainsi qu'on raisonne, et, rassuré par ce faux raisonnement, on met tout en œuvre pour cet homme réputé ou supposé honnête homme. On agit pour lui avec la même chaleur et le même zèle que si l'on était convaincu qu'il a raison, et que la justice est de son côté. Mais est-il donc permis de se mettre si aisément au hasard de la violer, cette justice qu'on ne connaît pas, et qui peut être toute pour une partie adverse que l'on accable? Dieu tient sans cesse la balance en main pour peser ce qui appartient à chacun : souffrira-t-il qu'impunément l'équité soit exposée de la sorte aux indiscrétions d'une amitié zélée, qui donne à tout sans discernement? Car si cet ami a tort, si cet ami est mal établi dans ses demandes, si cet ami veut avoir ce qui n'est point à lui, et que par votre secours il l'obtienne contre le bon droit, les conséquences n'en peuvent être que très-pernicieuses. Mais à qui pernicieuses? sera-ce seulement au juste et au faible que le pouls de votre autorité a fait succomber? ne sera-ce pas encore plus à vous même? Quand Dieu, comme s'exprime l'Ecriture, viendra juger les justices, quand il faudra lui rendre compte de cette sentence, de cet arrêt qui, pour seconder les criminelles intentions d'un ami, lequel abusait de votre crédulité, vous a coûté tant de démarches et tant de soins, quelle excuse et quel titre de justification aurez-vous à produire? En serez-vous quitte pour dire : Seigneur, c'était mon ami. Je ne pensais pas

 

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qu'il fut capable d'attaquer personne sans sujet, ni qu'il voulût enlever le bien d'autrui : je ne le savais pas. Mais si vous ne le saviez pas, pourquoi ne vous en informiez-vous pas? mais si vous ne le saviez pas, pourquoi vous êtes-vous ingéré avec tant d'ardeur dans une cause dont le fond vous était inconnu, et dont les suites devaient retomber sur vous?

D'autres sont plus éclairés. L'affaire de leur ami leur paraît insoutenable, et ils n'ont garde aussi de la défendre. Ils en auraient trop de scrupule, et ce serait même se déshonorer dans le public, et se couvrir de confusion. Mais, après tout, que faire, disent-ils? c'est un ami : le voilà dans un mauvais pas ; l'amitié veut qu'on l'en tire le moins mal qu'il sera possible. Quel est donc l'expédient qu'on imagine ? c'est de lui ménager un accommodement qui arrête le cours d'une affaire si épineuse et si fâcheuse, qui en prévienne le jugement, qui assoupisse tout, et qui lui ouvre une belle porte pour sortir d'un embarras où il était en danger de se perdre. Ce n'est pas assez, et l'on va plus avant; car la même amitié demande que cet accommodement qu'on médite, on tâche de le rendre, à l'ami qu'on sert, le plus avantageux ou le moins onéreux qu'il le peut être; qu'on lui en épargne les avances, les frais, les charges; qu'au moins on les réduise à l'égalité, quoique les droits soient si inégaux ; enfin, qu'on ajuste si bien les choses, ou plutôt qu'on les embrouille tellement, qu'il ne paraisse jamais qui des deux avait plus lieu que l'autre de se plaindre. Mais la partie lésée en souffrira : c'est à quoi l'on n'a point d'égard , selon la maxime générale qu'on pense pouvoir suivre, et qu'on applique très-faussement à l'affaire présente, savoir, qu'en matière d'accommodement il est nécessaire que chacun se relâche, et qu'alors la perte comme le gain doit être partagée. Mais si cette partie offensée n'y consent pas ; si cet homme, voyant les conditions dures et hors de raison qu'on lui propose, refuse de s'y soumettre et les rejette, on saura bien l'y faire venir. On formera tant d'oppositions, on suscitera tant d'incidents , on le fatiguera partant de délais, on l'intimidera par tant de menaces, on le pressera par de si fortes instances, on rendormira par de si agréables promesses, on l'éblouira par des espérances si engageantes, en un mot, on le tournera de telle façon, qu'on lui arrachera un aveu forcé, et qu'on l'amènera presque malgré lui à ce qu'on avait en vue, qui était de dégager cet ami, et de le sauver d'un écueil où il allait infailliblement échouer.

L'affaire est donc ainsi conclue, et l'on s'en applaudit, on en fait gloire, on en triomphe : gloire dont les grands et les puissants du siècle sont surtout jaloux. Dès qu'une fois ils ont pris quelqu'un sous leur protection, dès qu'ils l'ont honoré de leur faveur, il semble que ce soit désormais une personne sacrée. Il faut prendre garde à ne la pas heurter le moins du monde. Ce serait s'attaquer à eux-mêmes, et oublier le respect dû à leur grandeur et à leur rang ; ce serait assez pour encourir toute leur indignation, et pour s'attirer de leur part d'étranges retours.

De là vient qu'il y a des gens contre qui l'on ne peut jamais espérer de justice. Quelque dommage qu'on en reçoive, on aime mieux, sans éclat et sans bruit, se tenir dans le silence et ne rien dire, que d'avoir aucun démêlé avec eux. Et en effet, c'est souvent le parti le plus sûr el le plus sage : pourquoi ? parce qu'ils ont des amis qu'ils vous mettront en tète, et qu'à l'abri de ces protecteurs ils sont en état de repousser tous vos coups, et de résister a tous vos efforts.

De là même vient encore qu'il y a des gens qui, sans nul avantage naturel, sans talent, sans service, sans nom, parviennent atout, tandis que d'autres , avec les meilleures dispositions et d'excellentes qualités, demeurent en arrière, et ne peuvent s'avancer. Dans une concurrence, un homme de rien, et peut -être, pour n'user point d'une expression plus forte, un malhonnête homme , l'emportera sur un homme de naissance et plein de vertu. Un ignorant occupera une place que le plus habile ne peut obtenir : comment cela ? c'est que celui-là est porté par des amis qui le poussent, au lieu que celui-ci n'a pour patron ni pour soutien que lui-même et que son mérite. Or le mérite sans les amis ne fait rien ; comme au contraire, indépendamment du mérite, il n'y a rien où l'on ne puisse prétendre avec le secours des amis. Car ce sont encore là les services d'amis, d'élever un ami, de lui procurer des emplois utiles et lucratifs, de l'établir dans des postes honorables et importants, sans considérer s'il y est propre, ou s'il ne l'est pas; de se servir pour cela de la confiance de ceux qui distribuent les grâces, et de les tromper en leur représentant cet ami comme un homme incomparable, et un très-digne sujet; d'écarter et de supplanter quiconque pourrait se trouver en son chemin, et lui faire obstacle; de ne ménager personne, et de sacrifier le bon ordre et le bien public à nos affections particulières et à la fortune d'un seul qu'où veut pourvoir.

Servons nos amis, ayons du zèle pour leurs

 

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intérêts ; mais un zèle réglé, mais un zèle selon la conscience, la justice, la raison, la prudence. Si, dans leurs vues et dans leurs projets, ils s'éloignent du devoir, et qu'ils quittent les voies droites et permises, bien loin de les autoriser, faisons-leur entendre qu'en de pareilles conjonctures ils ne doivent point compter sur nous. Découvrons-leur, avec autant de fermeté et de liberté que de charité et de douceur leurs égarements. Tâchons de les redresser par nos représentations et nos remontrances. S'ils nous écoutent, nous en bénirons Dieu, et ils en profileront. S'ils ne nous écoutent pas, nous en gémirons ; mais du reste nous aurons la consolation <pic, sans nous rendre complices de leurs mauvaises pratiques et de leurs injustes desseins, nous nous serons acquittés d'une des plus essentielles obligations de l'amitié, qui était de les avertir et de leur donner de bons conseils. C'est ainsi qu'on est ou qu'on doit être ami solide.

II. On entre dans toutes les passions d'un ami, fussent-elles les plus déréglées et les plus violentes. La complaisance naturelle entre les amis, la conformité des inclinations, la sympathie des humeurs, mêmes connaissances, mêmes habitudes, mêmes sociétés, c'est ce qui lie l'amitié, et ce qui l'entretient. Mais, après tout, cette complaisance ne doit point aller trop loin ; cette conformité d'inclinations, cette sympathie d humeurs, ces connaissances, ces habitudes, ces sociétés, tout cela peut être très-dangereux et très-pernicieux, si l'on n'y met certaines barrières où l'on se renferme étroitement, et hors desquelles on se fasse une loi inviolable de ne sortir jamais. Voilà pourquoi le choix qu'on fait de ses amis demande tant de circonspection et de précaution; car il est d'une conséquence infinie de ne se point unir d'amitié avec des gens vicieux, débauchés, passionnés, parce qu'insensiblement l'amitié et la familiarité nous entraînent dans tous leurs vices, nous plongent dans tous leurs désordres, nous inspirent toutes leurs passions.

Et le moyen de s'en défendre, quand on se trouve communément ensemble, qu'on traite librement les uns avec les autres, qu'on n'a rien de particulier les uns pour les autres, et que d'ailleurs on est imbu de ces beaux principes du monde: qu'il faut vivre avec ses amis; qu'il faut s'accommoder à eux, faire comme eux, ou rompre avec eux ; que d'être si facile à se séparer, ce serait être un ami bien faible ; que d’être si scrupuleux et si régulier,ce serait être un ami bien importun ; qu'une solide amitié est un lien indissoluble, et un engagement irrévocable où l'ami est tout à son ami ; que c'est un commerce, une espèce d'association où l'on s'unit réciproquement, pour agir toujours de concert, et pour se conduire selon les mêmes maximes; que c'est comme une ligne offensive et défensive, pour se prêter la main dans l'occasion, envers tous et contre tous? Car telles sont les idées du monde ; et, suivant ces idées, comment parle-t-on d'un ami?comment le définit-on ? On dit : Voilà un ami sur qui je puis faire fonds, c'est un homme à moi. Mais qu'est-ce à dire, un homme à moi? A bien prendre le sens des termes, c'est-à-dire un homme disposé à devenir le compagnon de toutes mes débauches, l'entremetteur de toutes mes liaisons criminelles, et de tous mes plaisirs, même les plus infâmes, l'agent de toutes mes cabales et de toutes mes prétentions, le ministre de toutes mes inimitiés et de toutes mes vengeances, le coopérateur et l'exécuteur de toutes mes volontés, et de tout ce que peut me suggérer ou l'orgueil qui me possède, ou l'ambition qui me dévore, ou la cupidité qui me brûle, ou l'envie qui me pique, ou la haine qui m'anime, ou le ressentiment et la colère qui me transporte.

Ce ne sont point là des exagérations: on en peut juger par la pratique. Qu'un ami soit un homme de bonne chère; que ce soit un homme ennemi du travail, et plongé dans une vie molle, sensuelle, tout animale, il n'y a point d'excès ni d'intempérances où l'on ne s'abandonne pour lui tenir compagnie et pour lui complaire: que dis-je? on est le premier à l'exciter et à le réveiller. Excès où l'on s'abrutit dans les sens, où l'on éteint toutes les lumières de sa raison, où l'on ruine sa santé, où l'on se perd d'honneur et de réputation, où l'on se porte même souvent sans goût, et contre le penchant naturel et l'inclination. Mais il n'importe (belle réponse qu'on fait aux remontrances qu'on entend quelquefois là-dessus), il n'importe : c'est un ami, nous ne nous quittons point. Et n'est-ce pas ainsi qu'on voit dans le monde, surtout parmi la jeunesse, toutes ces sociétés d'amis oisifs et sans occupation, dont les années s'écoulent et tout le temps se consume en des réjouissances et de vains divertissements qui tour à tour se succèdent? Avec les talents que plusieurs ont reçus de la nature ils pourraient s'employer honorablement, faire leur chemin, se rendre utiles au public, et encore plus utiles à leurs familles, à leurs proches, à eux-mêmes, à leurs propres intérêts;

 

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mais le malheureux engagement où ils se trouvent, et la liaison qu'ils ont entre eux, les arrêtent, et leur font oublier, non-seulement le soin de leur salut, mais le soin de leur établissement et de leur fortune.

Qu'un ami soit joueur, on est de toutes les parties de jeu qu'il propose. On y passe avec lui les journées, et souvent les nuits entières; tellement que la vie n'est qu'un cercle perpétuel du jeu à la table, et de la table au jeu. D'où il arrive qu'au lieu de corriger cet ami d'une passion si ruineuse, et pour l'âme, et pour le corps, et pour les biens temporels, on l'y entretient ; et qu'au lieu de s'en préserver comme d'une contagion très-mortelle, on la prend soi-même, et l'on devient joueur de profession et d'habitude , après ne l'avoir été d'abord que par trop de facilité et trop de condescendance. Passion qui n'est réputée entre les amis que pour un amusement honnête et un délassement : mais l'expérience de tous les temps a bien montré quels en sont les funestes effets, et combien même elle est dommageable à l'amitié par les contestations qui en naissent, et par les ruptures qui les suivent.

Qu'un ami soit querelleur, on épouse toutes ses querelles ; et dès là l'on ne se croit plus permis de voir des gens avec qui néanmoins on n'a jamais rien eu de personnel à démêler. On ne s'informe point s'ils sont en faute ou non, s'ils sont offenseurs ou offensés. C'est assez qu'ils soient mal avec notre ami, c'est assez qu'il ne soit pas content d'eux, et qu'ils aient encouru sa disgrâce ; fussent-ils du reste les plus honnêtes gens du monde, on s'en éloigne, on les évite, on se déclare contre eux en toute rencontre, et sur quelque sujet que ce puisse être. C'est de quoi nous avons des exemples plus fréquents et plus marqués dans le grand monde, ou dans ceux qui approchent les grands du monde. Soit jalousie d'autorité, soit toute autre cause, on sait combien il est ordinaire que la diversité des intérêts divise les grandes maisons, et qu'elle les soulève l'une contre l'autre.

Divisions qui éclatent au dehors, et qui ne deviennent que trop publiques. Divisions, pour ainsi dire, héréditaires, qui des pères se communiquent aux enfants, et se perpétuent, de génération en génération. Or, selon la coutume et le train du monde, quelle conduite doivent tenir tous ceux que le lien de l'amitié attache à l'une de ces maisons? Il faut qu'ils se retirent absolument de l'autre, et qu'ils s'en séparent. Il faut que, sans avoir jamais reçu de cette maison le moindre déplaisir qui les touche en particulier et qui les regarde, ils lui fassent toutefois une guerre ouverte, et qu'ils en soient ennemis par état. Il faut qu'ils lui suscitent mille contradictions, qu'ils s'opposent à tous ses desseins, qu'ils s'affligent de ses prospérités, qu'ils se réjouissent de ses malheurs, qu'ils travaillent de tout leur pouvoir à l'abaisser et même à l'opprimer. Mais c'est encore bien pis, si la vengeance s'empare tellement du cœur d'un ami, qu'elle le porte à ces combats particuliers , détendus par les lois divines et humaines ; à ces duels qui ont fait répandre tant de sang, et qui ont ruiné tant de familles et damné tant d'âmes. C'est là que paraît avec plus d'éclat, ou pour mieux dire avec plus d'horreur, toute la tyrannie de la fausse amitié. Car, à en juger selon l'estime du monde profane et corrompu , vous vous voyez dans une espère de nécessité de seconder cet ami, de lui offrir votre secours , de l'accompagner; et contre qui? quelquefois contre des parents, du moins contre des adversaires à qui dans le fond vous ne voulez point de mal, et qui ne vous en veulent point. Cependant on en vient aux mains, et ce serait un opprobre de reculer; on se pousse avec acharnement, on se porta des coups mortels, on s'arrache la vie l'un à l'autre. Qu'est-ce que cette amitié sanguinaire et meurtrière? n'est-ce pas une fureur? n'est-ce pas une barbarie et une brutalité?

Quoi que ce soit, ce ne peut être une solide amitié. Un ami solide est un ami sage, un ami éclairé, capable de démêler les véritables intérêts de son ami, et incapable de se livrer, sans considération et sans égard , à ses violences et à ses dérèglements : il s'efforce d'ouvrir les yeux à cet ami qui se dérange, qui s'égare, qui se perd ; il lui fait voir à quoi le mène la passion qui l'aveugle, et en quel abîme elle le conduit ; il ne craint point de le contrister par des reproches salutaires et par d'utiles contradictions. Voilà ce que l'amitié lui inspire, et où il exerce volontiers son zèle : mais elle ne lui gâte point le cœur, elle ne le corrompt point. Il laisse à son ami les vices dont il voudrait et dont il ne peut le guérir : mais pour lui même, il se tient étroitement renfermé dans sa propre vertu , et sait résister généreusement à tout ce qui pourrait l'intéresser en quelque sorte et l'entamer.

III. On entre dans toutes les erreurs d'un ami, fussent-elles les plus contraires à la religion , et les plus mal fondées. On dit communément ami jusqu'aux autels, pour signifier

 

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que dans toutes les autres choses qui n'ont nul rapport à la religion , et qui d'ailleurs ne sont pas mauvaises en elles-mêmes, on peut s'accorder avec un ami ; mais que dès qu'il s'agit de noire foi, il n'y a point d'ami qu'on ne doive abandonner pour la soutenir, puisque l'Evangile nous ordonne même de renoncer pour cela père, mère, frères, sœurs, tout ce que nous avons de plus cher dans la vie. Et certes cette loi est bien équitable : car il est question alors du culte de Dieu, qui est au-dessus de toute comparaison ; et il y va du plus grand de nos intérêts, qui est celui de notre éternité. Mais comme on a vu des hérésies dans tous les temps depuis la naissance du christianisme, on a vu aussi dans tous les temps des hérétiques ou des fauteurs d'hérésies, qui ne l’étaient que par certains engagements d'alliance et d'amitié. Tellement qu'on pouvait dire d'eux dans un vrai sens, mais bien différent de l'autre, qu'ils étaient amis jusqu'aux autels, c'est-à-dire qu'ils l'étaient jusques à quitter par amitié leur première et ancienne croyance ; jusques à embrasser, par le même principe , des doctrines étrangères et erronées ; jusques à défendre des dogmes proscrits et condamnés, jusques à se mêler dans des partis révoltés contre l'Eglise et frappés de ses anathèmes.

N'est-ce pas ce qui s'est encore passé dans ces derniers siècles, et sous nos yeux, au sujet des hérésies qui s'y sont élevées? Mille gens se sont attachés et s'attachent à des nouveautés avec une opiniâtreté que rien ne peut vaincre. On a beau leur opposer les décisions les plus formelles, les censures des pasteurs et des juges ecclésiastiques, qui sont le pape et les évêques ; on a beau raisonner, et lâcher de les convaincre par une multitude de preuves dont ils devraient être accablés: ils n'en sont pas moins fermes, ou, pour parler plus juste, ils n'en sont pas moins obstinés dans ces nouvelles opinions dont ils se sont laissé préoccuper. D'où procède cette obstination et cet aheurtement? Est-ce qu'un ange est venu du ciel leur révéler des vérités inconnues à toute l'Eglise? mais assurément ce ne sont pas des saints à révélations : et d'ailleurs l'apôtre saint ferai nous marque expressément que si un ange du ciel nous apportait une doctrine contraire à celle de l'Eglise, nous devrions le réprouver avec la doctrine qu'il nous enseignerait. Est-ce qu'ils ont des vues plus pénétrantes que les autres, et qu'ils ont mieux approfondi ces sortes de matières que les plus habiles théologiens et les docteurs les plus consommés? mais souvent ils avouent eux-mêmes qu'ils n'y comprennent rien : et comment y comprendraient-ils quelque chose, n'en ayant jamais fait aucune étude, et n'étant point dans leur état à portée de ces sciences abstraites, et trop relevées pour eux? Comment un homme du monde, une femme du monde, qui peut-être savent à peine les points fondamentaux et comme les éléments de la religion, seraient-ils suffisamment instruits sur des questions qui, pendant de longues années, ont de quoi occuper toute l'attention et foute la réflexion des esprits les plus clairvoyants et les plus intelligents? N'est-il donc pas merveilleux, qu'au lieu de se soumettre là-dessus avec docilité et avec simplicité au jugement de l'Eglise, ils osent prendre parti contre elle et contre ses définitions, et qu'ils se portent pour défenseurs de ce qu'elle a noté publiquement et qualifié d'erreur? Il est bien évident qu'ils n'agissent point en cela avec connaissance de cause, et que ce n'est point la raison qui les conduit. Qu'est-ce donc? l'amitié, et voilà le nœud de l'affaire. Ils ont des amis partisans de ces erreurs; ils tiennent par le sang, ou par quelque rapport que ce soit, à tel et à tel qui professent ces erreurs : sans autre motif, ni autre discussion, c'est assez pour les déterminer. Ainsi d'amis en amis l'erreur se communique, et répand de tous côtés son venin.

O la belle preuve pour un catholique, enfant de l'Eglise, pour un ministre même des autels, que ce qu'on entend dire à quelques-uns: Cet homme est de mes amis, il est naturel que je me joigne à lui ! 0 les belles conséquences, et l'admirable suite des raisonnements: C'est mon ami ; donc je dois lui assujettir ma foi, et la régler selon ses vues et ses préventions : c'est mon ami ; donc son autorité doit l'emporter dans mon esprit sur celle des souverains pontifes et des prélats, dépositaires de la saine doctrine : c'est mon ami ; donc je dois lui être plus fidèle qu'à l'Eglise même, et lui prouver mon attachement aux dépens de ma religion : c'est mon ami ; donc s'il se pervertit, je dois me pervertir comme lui ; et s'il est rebelle à la vérité, je dois par mon suffrage lui fournir des armes pour la combattre ! Certainement ce serait un mal bien pernicieux dans la vie humaine et dans le christianisme, que la solide amitié, si elle exigeait des amis une pareille déférence. Mais ce n'est point là ce qu'elle veut, ni à quoi elle se fait connaître. Ce qu'elle demanderait plutôt en de semblables occasions, c'est qu'après avoir fait tous les efforts possibles

 

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pour remettre un ami dans la bonne voie et pour fléchir la dureté de son cœur, on eût l'assurance de lui faire cette déclaration précise et positive : Je suis à vous, il est vrai, je suis votre ami ; mais je dois l'être encore plus rie Dieu, encore plus de l'Eglise, encore plus de la foi que j'ai reçue dans mon baptême, et que je veux conserver pure ; encore plus de mon devoir, qui est d'obéir et de croire ; encore plus de mon âme, dont le salut dépend de ma catholicité et de ma soumission.

Un ami de cette trempe est proprement un ami solide; et de tout ceci il faut conclure que, quoiqu'il n'y ait personne qui ne se pique d'être solide dans ses amitiés, il y en a néanmoins très-peu qui le soient véritablement, parce qu'il y en a très-peu qui aient l'idée juste d'une solide amitié.

 

AMITIÉS    SENSIBLES    ET    PRÉTENDUES   INNOCENTES.

 

Comme il y a des cœurs plus sensibles les uns que les autres, il y a aussi des amitiés beaucoup plus affectueuses et plus tendres; et c'est surtout entre les personnes de différent sexe que ces sortes d'amitiés sont plus communes. Amitiés d'estime mutuelle, d'inclination naturelle, de conformité d'humeurs, de sympathie, sans qu'il y entre de la passion: car c'est ainsi qu'on se le persuade. Amitiés qui ne servent, ce semble, qu'à la société, qu'à l'entretien, au délassement de la vie, et où l'on ne voudrait pas permettre qu'il se glissât le moindre désordre. De là, amitiés dont on ne se fait aucun scrupule, parce qu'on se flatte d'y garder toute l'honnêteté et toute l'innocence chrétienne. Mais que cette innocence est suspecte! et de tous les pièges que doivent craindre certaines âmes qui d'elles-mêmes ne sont pas vicieuses, et qui ont un fonds d'honneur et de vertu, voila, sans contredit, le plus subtil et le plus dangereux. En effet, selon la disposition la plus ordinaire de notre cœur, il est bien difficile et même presque impossible que ces amitiés prétendues innocentes ne soient pas, ou peu à peu ne deviennent pas criminelles en [dus d'une manière : criminelles par le péril qui y est attaché, et où l'on s'expose volontairement; criminelles par le scandale souvent qu'elles causent, et à quoi l'on n'a point assez d'égard ; criminelles par les impressions qu'elles font sur l'esprit et sur le cœur, et par les sentiments qu'elles produisent ; enfin, criminelles par les extrémités où elles entraînent, et les chutes funestes où elles précipitent. Vérité dont il ne faudrait point d'autre preuve que l'expérience. Heureux si, déplorant le malheur d'autrui, nous savions en profiter pour nous-mêmes !

I. Amitiés criminelles par le péril qui y est attaché, et où l'on s'expose volontairement. Car qu'est-ce qui forme ces amitiés sensibles et tendres? ce n'est pas la raison, mais c'est le penchant du cœur ; ce sont les sens : d'où vient que ces amitiés sont quelquefois si bizarres et si mal assorties, parce que les sens sont aveugles, et que le cœur dans ses affections, bien loin de consulter toujours la raison, agit souvent contre elle et la combat. Quoi qu'il en soit, toute liaison où les sens ont part, et où le cœur n'est attiré que par le poids de l'inclination et la pente de la nature, doit être d'un danger extrême : pourquoi? c'est que les sens, non plus que le cœur, ne tendent qu'à se contenter, et que, dans les progrès qu'ils laissent faire a leurs désirs tout naturels et tout humains, ils ne mettent point de bornes. Non pas que le cœur tout d'un coup, ni que les sens, prennent tellement l'empire sur la raison, qu'ils l'obligent de se taire; non pas qu'ils en éteignent toutes les lumières, et qu'ils entreprennent d'abord de nous porter au delà du devoir, et de nous faire franchir les lois de la conscience; tout charnels et tout grossiers qu'ils sont, ils y procèdent avec plus d'adresse : et c'est ce qui rend leurs atteintes d'autant plus dangereuses et plus mortelles, qu'elles se font moins apercevoir.

Cette amitié, dans sa naissance, n'est qu'une estime particulière de la personne, de sa modestie, de sa retenue, de sa sagesse. Elle plaît, parce qu'avec des manières engageantes, elle a du reste de la fermeté dans l'esprit, de la droiture dans le cœur, une régularité irréprochable dans la conduite. Quel sujet y aurait-il donc de s'en délier, et quel péril peut-il y avoir à entretenir une connaissance fondée sur de si excellentes qualités, sur la probité, l'ingénuité, la candeur d'âme, les bonnes mœurs, le mérite? C'est ainsi qu'on se rassure : mais cela même où l'on pense trouver sa sûreté, c'est justement ce qui doit inspirer plus de défiance, puisque c'est ce qui augmente le danger. Car, sans que ce soit une proposition outrée, il est certain qu'une personne mondaine, dissipée, dune vertu équivoque et réputée telle, si rail beaucoup moins à craindre. On en concevrait du soupçon et du mépris, on s'en garderait, on s'en dégoûterait. Mais celle-ci, qu'on estime, touche d'autant plus le cœur, qu'elle parait

 

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plus estimable et qu'elle l'est. On s'y attache; et si l'attache devient réciproque, eût-on d'ailleurs les intentions les plus pures, et fût-on de part et d'autre dans les plus saintes résolutions, on ne peut plus guère compter ni sur cette personne, ni sur soi-même.

Voila pourquoi   il   est alors d'une conséquence infinie d'user d'une grande réserve à se voir et à se parler; et c'est aussi pour cela que les Pères et les saints docteurs se sont toujours si hautement récriés contre les longues et fréquentes conversations des personnes de sexe différent. Ils n'ont point distingué là-dessus les états, les caractères, les emplois ; ils n'ont point considéré si c'étaient des personnes pieuses, ou ayant la réputation de l'être ; si c'étaient des personnes libres ou dévouées à Dieu ; si c'étaient des personnes du monde ou des personnes d'église, des personnes séculières ou des personnes religieuses. Us ont compris que, dans toutes les coéditions et toutes les professions, partout nous nous portions nous-mêmes, et avec nous-mêmes toute notre fragilité. Ils se sont donc expliqués en général, et sur ce point ils nous ont tracé les  règles les  plus sévères, et en même temps les plus nécessaires. Mais en quoi l'on commence à se rendre criminel, c'est qu'on croit pouvoir rabattra de   cette rigueur,  et qu'on ne veut point s'astreindre à des lois si salutaires, ni en reconnaître la nécessité. On se recherche  l'un l'autre;  il  n'y a presque point de jour qu'on ne passe plusieurs heures ensemble. On se traite familièrement, quoique toujours honnêtement. On se fait des confidences. Souvent même tout le discours roule sur des choses de Dieu. Un homme d'église, un directeur forme  par ses leçons la  personne qu'il conduit, et lui étale avec une abondance merveilleuse  les principes de sa  morale. Hé bien? disent-ils, quel mal y a-t-il à tout cela? nous n'y en  trouvons point, et nous n'y en cherchons point. Le mal, ce n'est pas précisément l'inclination que vous vous sentez l'un pour l'autre ; car ce sentiment ne dépend pas de vous : mais c'est de ne pas prendre les mesures convenables   pour  vous  précautionner contre cette inclination, et pour prévenir les suites mauvaises qu'elle peut avoir. Le mal, c'est que, par une confiance présomptueuse, et par un attrait que vous suivez trop naturellement, vous vous mettiez de vous-même dans un danger où Dieu peut-être, pour vous punir, permettra que vous succombiez.

Mais ce danger, nous   ne le voyons pas. Vous ne le voyez pas; mais c'est que vous ne le voulez pas voir ; mais on vous en a averti plus d'une fois; mais si vous n'avez reçu là-dessus aucun avis personnel, et qui vous regardât spécialement, les maximes générales que vous avez si souvent entendues sur cette matière doivent vous suffire ; mais vous-même, malgré vous, vous l'avez entrevu, ce péril, en plus d'une rencontre où votre conscience vous l'a représenté et vous l'a reproché ; mais enfin il ne tient qu'à vous de vous en convaincre par deux réflexions les plus palpables, et qui sont sans réplique. La première est que ces conversations où engage une amitié sensible ne sont ni si longues ni si fréquentes, que parce que le cœur y trouve du goût, et je ne sais quel goût sensuel ; car s'il n'y en trouvait pas, bientôt elles deviendraient fatigantes, et vous auriez cent raisons pour les abréger, ou pour vous en dispenser. Faites-y une attention sérieuse, et vous conviendrez de ce que je dis. La seconde réflexion est que ce goût du cœur, joint à la diversité des sexes, à la familiarité des entretiens, a leur durée et à leur privauté, mène insensiblement, mais immanquablement au vice, et y est la disposition la plus prochaine. Or de se mettre dans l'occasion du péché , et dans une occasion si prochaine , de s'y mettre sans besoin et par le seul désir de se satisfaire, qui peut douter que ce ne soit un péché ; et n'est-ce pas déjà en ce sens que se vérifie la parole du Saint-Esprit : Celui qui aime le péril y périra (1) ?

II. Amitiés criminelles par le scandale souvent qu'elles causent, et à quoi l'on n'a point assez d'égard. Il n'est pas moralement possible que deux personnes se voient avec trop d'assiduité sans qu'on le remarque , comme il n'est pas non plus possible qu'en le remarquant on n'en raisonne. Chacun en juge à sa manière ; mais de tous ceux qui en sont témoins, il n'y en a aucun qui ne blâme une amitié si peu discrète, et qui n'en prenne une sorte de scandale. Les uns, plus modérés et plus charitables, l'attribuent seulement à légèreté, à vivacité, à un manque de considération et de circonspection ; mais d'autres, plus rigoureux dans leurs jugements ou plus malins , n'en demeurent pas là; et, selon l'expérience qu'ils ont du monde, ils vont jusqu'à tirer des conséquences dont la vertu des personnes intéressées et leur réputation doit beaucoup souffrir. C'est le sujet de mille railleries, de mille paroles couvertes, lesquelles, quoiqu'enveloppées, n'en sont pas moins expressives ni  moins intelligibles. Si

 

1 Eccli., III, 27.

 

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celle-ci entre dans une compagnie , on conclut que celui là ne tardera pas, ci que dans peu il arrivera. Si quelqu'un demande où est un tel, on répond sans hésiter qu'il est avec une telle, ou qu'une telle est avec lui. Les signes de tète, les ris moqueurs, les œillades, les gestes, tout parle sur cela, et ne fait que trop bien comprendre ce que la langue ne prononce qu'à demi, et ce que la bouche n'ose tout à fait déclarer. Injurieuses idées qui peuvent être fausses, mais qui ne sont ni injustes ni téméraires, car elles ne sont pas sans fondement ; et en vérité , que peut-on penser quand des gens se livrent ainsi au penchant de leur cœur, et ne gardent aucuns dehors, ni aucunes règles de bienséance?

Ce qu'il va de plus déplorable, je l'ai déjà marqué en passant, et je ne fais point ici difficulté de le redire et de m'en expliquer : les mondains verront au moins par la que s'il se glisse des abus dans l'Eglise, on ne les y approuve pas, et qu'au contraire on les reconnaît de bonne foi, et on les condamne. Ce qu'il y a, dis-je, de plus déplorable, c'est que des ministres de Jésus-Christ , occupés à conduite des âmes, donnent lieu quelquefois eux-mêmes à de pareils discours, pour ne pas dire à de pareils scandales , jusque dans les plus saints exercices du sacré ministère, jusque dans la confession même et la direction. Il est vrai que leurs fonctions sont tout apostoliques, et que, pour les remplir dignement, ils doivent être disposés à recevoir toutes sortes de personnes, à les écouter et à leur répondre. C'est ce qu'ont fait les saints : mais les saints le faisaient sans exception et sans distinction; mais les saints ne bornaient point leur zèle au soin d'une personne qui leur fût plus chère que les autres; mais les saints n'étaient pas continuellement avec cette même personne, et ne perdaient pas des temps infinis à l'entretenir. Encore, malgré toute leur vigilance et toute leur réserve, quelques-uns n'ont pas été à couvert de la censure du monde et de la malignité de ses raisonnements. Que sera-ce d'un directeur qui semble n'avoir reçu mission de Dieu que pour une seule âme, à laquelle il donne toute son attention ; qui plusieurs fois chaque semaine, passe régulièrement avec elle des heures entières, ou au tribunal de la pénitence, ou hors du tribunal, dans des conversations dont on ne peut imaginer le sujet, ni concevoir l'utilité; qui expédie toute autre dans l'espace de quelques moments, et l'a bientôt congédiée, mais ne saurait presque finir dès qu'il s'agit de celle-ci; qui s'ingère même dans toutes ses affaires temporelles, en ordonne comme il lui plaît, et les prend autant et peut-être plus à cœur que si c'étaient les siennes propres? Est-ce donc là ce qu'inspire un zèle évangélique? Ce ne sont point seulement les maîtres de la morale chrétienne qui en jugent autrement, mais le monde le plus mondain. Il a peine à se figurer qu'il n'y ait rien dans une semblable conduite que de surnaturel, et il ne serait pas aisé de lui en donner des preuves bien certaines. Il pourrait interpréter les choses plus favorablement; mais dans le fond on ne sait qui est le plus coupable, ou le monde qui porte trop loin sa critique, ou ceux qui lui en fournissent l'occasion.

Toutefois des gens ne s'étonnent point des bruits qui courent sur leur compte, et ne s'en inquiètent point. Ils se contentent du témoignage qu'ils se rendent à eux-mêmes, et disent tranquillement avec saint Paul : Il m'importe peu que vous me condamniez, vous ou quelque autre homme que ce soit (1) . Dieu est mon juge, et il connaît mon cœur. Mais ils ne prennent pas garde à ces paroles du même Apôtre : Tout m'est permis ; mais tout n’est pas pour cela convenable ni expédient (2). Ils ne se souviennent pas de ce que disait encore ce Docteur des nations : Si mon frère se scandalise de me voir user de telle nourriture, toute ma vie je m'en abstiendrai (3), quoiqu'elle ne me soit pas défendue. Ils n'ont nul égard à cette grande leçon qu'il nous a faite , de ne pas fuir seulement ce qui est mal, mais d'éviter même jusqu'à l'apparence du mal (4). Dans l'engagement où ils sont, et qui leur fascine les yeux, rien n'est capable de les ébranler. Or, pour ne point parler de tout le reste , cette obstination n'est-elle pas condamnable? et quand ils seraient, dans le secret de l'âme et dans toutes leurs vues, aussi purs et aussi innocents qu'ils prétendent l'être, ne serait-ce pas toujours devant Dieu une offense plus griève qu'elle ne leur paraît, d'exposer de la sorte sa réputation, et de manquer à l'édification publique?

III. Amitiés criminelles par les impressions qu'elles font sur l'esprit et sur le cœur, et par les sentiments qu'elles y produisent. C'est une erreur en matière d'impureté, de ne compter pour péché que certaines fautes grossières. Tout ce qui ne va point jusque-là , on le traite de bagatelles, ou tout au plus de menus péchés. Mais qu'est-ce néanmoins que ces menus péchés,

 

1 Cor., IV, 4. — 2 Ibid., VI, 12. — 3 Ibid., VIII, 13. — 4 1 Thess., V, 22.

 

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qu'est-ce que ces bagatelles où l'on se laisse aller si aisément et habituellement dans le cours d'une amitié sensible et tendre? ce sont mille idées, mille pensées, mille souvenirs d'une personne dont on a incessamment l'esprit occupé; mille retours et mille réflexions sur un entretien qu'on a eu avec elle, sur ce qu'on lui a dit et ce qu'elle a répondu , sur quelques mots obligeants de sa part, sur une honnêteté, une marque d'estime qu'on en a reçue; sur ses bonnes qualités, ses manières engageantes, son humeur agréable, son naturel doux et condescendant; en un mot, sur tout ce qui s'offre «à une imagination frappée de l'objet qui lui plaît et qui la remplit : ce sont, en présence de la personne, certaines complaisances du cœur, certaines sensibilités où l'on s'arrête, et qui flattent intérieurement, qui excitent et qui répandent dans l'âme une joie toujours nouvelle ; ce sont, dans toute la conversation, des termes de tendresse, des expressions vives et pleines de feu, des protestations animées et cent fois réitérées, des assurances d'un dévouement parfait et sans réserve ; ce sont, dans bâtes les façons d agir, des airs , des démonstrations, des attentions, des soins, de petites libertés, ou, pour les mieux nommer, des badineries et des puérilités, souvent indignes du caractère des gens, et dont ils devraient rougir. Or je demande si l'on peut croire raisonnablement que , dans les impressions que tout cela fait et doit faire sur l'esprit, sur le cœur, sur les sens, il n'y a rien qui puisse blesser la plus délicate de toutes les vertus, qui est la pureté chrétienne ? Comment, si près de la flamme, n'en ressentir nulle atteinte? comment, dans un chemin si glissant, ne tomber jamais? comment, au milieu de mille traits, demeurer invulnérable? Est-il rien qui nous échappe plus vite que notre esprit, rien qui nous emporte avec plus de violence que notre cœur, rien qu'il nous soit plus difficile de retenir que nos sens? A peine une vertu angélique y suffirait-elle. Du moins les âmes les plus retirées et les plus pures, malgré la solitude où elles vivent, malgré leur vigilance continuelle, malgré toutes leurs austérités et toutes leurs pénitences, ont encore de rudes combats à soutenir, et craignent en bien des moments de s'être laissé vaincre : que faut-il conclure des autres ?

Mais ces âmes si timorées se font une conscience trop scrupuleuse. Voilà ce que disent des mondains séduits par la fausse prudence de la chair, et qui se conduisent par les principes les plus larges, dans un point où la religion

est plus resserrée et moins indulgente. Car, selon la morale du christianisme, c'est assez d'une pensée, d'un sentiment, d'un consentement passager, pour corrompre l'âme et pour lui imprimer une tache mortelle. Ce qui, posé comme une vérité constante, nous apprend de combien de péchés qu'on ne connaît pas, et qu'on refuse de connaître, une amitié telle que je viens de la représenter est la source inépuisable.

Mais nous résistons à toutes ces idées , nous désavouons tous ces sentiments ; nous renonçons à toutes ces impressions qui préviennent la raison et qui sont dans nous malgré nous. Si vous y renonciez réellement et sincèrement, vous renonceriez au sujet qui les fait naître , vous l'éloigneriez, vous observeriez ce grand précepte du Fils de Dieu : Arrachez votre œil, coupez votre bras, votre pied, s'ils vous scandalisent (1). Quand donc vous prendrez de telles mesures pour vous préserver, quand vous vous tiendrez à l'écart, et que, par une sage précaution , vous vous priverez du vain contentement que vous cherchiez dans une liaison trop naturelle et trop intime, alors, si la tentation vient vous assaillir jusque dans votre retraite , et que vous vous efforciez de la surmonter, vos résistances ne me seront plus suspectes, et je ne douterai point que vous ne soyez dans une vraie volonté de repousser les attaques de l'ennemi qui vous poursuit. Mais autrement je dirai que vous résistez à peu près comme saint Augustin confesse lui-même qu'il priait, avant qu'il se fût tout à fait dégagé de ses habitudes et converti à Dieu. Il demandait au ciel d'être dégagé d'une passion qui l'arrêtait; mais en même temps il craignait que le ciel ne l'exauçât. C'est-à-dire que ce qu'il demandait, il ne le voulait qu'à demi : or ne le vouloir qu'à demi, c'était, quant à l'effet, ne le point vouloir du tout. Voilà de quelle manière on résiste, et c'est une des plus subtiles illusions. On a encore, à ce qu'il paraît, assez de conscience, d'une part, pour ne vouloir pas entretenir une société où l'on crût qu'il y a de l'offense de Dieu ; d'autre part, on n'a pas assez de résolution pour quitter cette personne avec qui l'on est actuellement engagé. Cependant on entre quelquefois en inquiétude sur tout ce qu'on ressent dans le cœur. Mais à quoi a-t-on recours pour se tranquilliser? on se répond à soi-même qu'on ne consent à rien de mauvais ; que tous ces fantômes dont on est troublé , que toutes ces

 

1 Matth., XVIII, 89.

 

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images, toutes ces sensibilités, ne sont point dans la volonté. On le pense, ou l'on veut ainsi le penser; mais Dieu, qui sonde les cœurs, n'en juge pas comme nous. Les cieux mêmes ne sont pas purs devant lui, et il a trouvé de la corruption jusque dans ses anges. La vertu se forme difficilement, mais elle s'altère très-aisément. Raisonnons tant qu'il nous plaira, il sera toujours certain que de ne pas remédier aux principes lorsqu'on le peut et qu'on le doit, c'est vouloir toutes les suites où ils sont capables de porter.

IV. Amitiés criminelles par les extrémités où elles entraînent et les chutes funestes où elles précipitent. Gardons-nous de descendre ici dans un détail qui pourrait troubler les âmes vertueuses et chastes , et ne révélons point des horreurs qui ne serviraient qu'à décréditer les plus saintes professions, et qu'à déshonorer la religion. Il est moins surprenant qu'une amitié trop sensible et trop tendre dégénère bientôt, entre des mondains et des mondaines, dans l'amour le plus passionné, et qu'elle se termine enfin aux derniers excès où peut emporter l'aveuglement de l'esprit et le dérèglement du cœur. Mais ce qui doit nous saisir d'étonnement et nous remplir de frayeur, c'est que des gens élevés dans l'Eglise de Dieu aux ordres les plus sacrés, employés à la célébration des plus augustes mystères , revêtus du sacerdoce de Jésus-Christ, ses vicaires, ses substituts, que des personnes adonnées à toutes les bonnes œuvres et regardées comme des modèles de sainteté, en viennent quelquefois , par des chutes éclatantes, aux mêmes extrémités. Les exemples en sont connus, et les âmes zélées ont souvent gémi de voir, parmi le peuple fidèle et dans le lieu saint, de si déplorables renversements et une si affreuse désolation.

O vous qui teniez entre les anges du Seigneur le premier rang, vous qui brilliez avec tant d’éclat, comment êtes-vous tombé du ciel (1) ? Vous faisiez fonds sur vous-même, et, considérant la dignité de votre caractère, l'excellence de votre vocation, l'ardeur qui vous animait dans la pratique de vos devoirs, vous disiez avec confiance : Je monterai à la perfection la plus sublime. Je m'assiérai sur la montagne de l'alliance. Je me placerai au dessus des nuées , au-dessus même des astres. Je serai semblable au Très-Haut (2), ou je lâcherai d'acquérir toute la ressemblance que je puis avoir avec ce Dieu des vertus et ce Saint des saints.

 

1 Isa., XIV, 12. — 2 Ibid., 14.

 

Vous le disiez, et vous le vouliez : mais vous voilà tout à coup déchu de cette gloire, et plongé dans l'abîme le plus profond. On le sait, et l'on en est dans une surprise qu'on ne peut exprimer. Est-ce là cet homme? sont ce ces personnes pour qui l'on était prévenu d'uni si haute estime?Quel prodigieux changement! et d'où est-il arrivé? Hélas! il n'a fallu pour cela qu'une inclination mutuelle, dont ils ne se défiaient en aucune sorte. De là est venin une fréquentation très-réservée dans ses commencements , et très-circonspecte. L’ange de Satan s'est transformé à leurs yeux en ange de lumière (1), pour leur justifier une amitié qui paraissait n'être que selon Dieu et ne tendre qu'à Dieu.

Cependant le feu s'allumait. C'était un feu caché ; mais souvent un feu caché n'en est que plus vif. Il prenait toujours de nouveaux accroissements d'un temps à l'autre, et une fatale occurrence l'a fait éclater. Dieu la permis, et leur présomption leur a attiré ce châtiment. Si leur vigilance ne s'était point relâchée, s'ils avaient su se modérer et user des préservatifs qu'une prudence chrétienne leur suggérait, s'ils avaient mieux reçu Ici conseils qu'on a voulu quelquefois leur donner, ou qu'ils eussent écouté ce que leur propre conscience leur dictait dans les rencontres, Dieu les eût aidés de sa grâce, je dis dune grâce spéciale, et les eût fortifiés contre l'occasion. Mais ils n'en ont voulu croire qu eux-mêmes, et Dieu aussi les a livrés à eux-mêmes. Ils se sont oubliés, et jusques à quel point? Or, si une amitié tendre et sensible est si contagieuse et si pernicieuse pour les plus justes, combien le doit-elle être encore plus pour la pécheurs, je veux dire pour ceux que leur condition engage dans le monde, et dans un certain monde où les passions dominent avec plus d'empire, et où la loi du Seigneur a moins de pouvoir, et est tous les jours violée avec plus d'impunité?

Quoi qu'il en soit, la sensibilité du cœur n'est point un crime en elle même, mais c'est le principe de bien des crimes : car aisément elle se change en sensualité. Il y a néanmoins une sensibilité qui est toute, pour ainsi dire, dans la raison, et celle-là ne porte à aucun désordre : on est sensible sur ce qui concerne un ami, on ressent ses prospérités et ses adversités, ses avantages et ses disgrâces; mais ce sentiment est tout spirituel. La sensibilité n'est donc si pernicieuse que lorsque les sens

 

1 2 Cor., XI, 14.

 

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y ont part ; mais comme souvent il est difficile de démêler quelle part ils y ont, et s'ils y en ont en effet quelqu'une, le plus sûr et le meilleur est de tourner toute la sensibilité de notre cœur vers Dieu, de n'aimer que Dieu dans nos amis, et de n'aimer nos amis qu'en Dieu et par rapport à Dieu. Telle est l'amitié chrétienne. Amitié d'autant plus pure que Dieu en est le sacré lien, et d'autant plus solide que la mort ne la peut rompre, et qu'elle doit durer éternellement par cette charité consommée qui unit ensemble tous les bienheureux.

 

PENSÉES DIVERSES SUR LA CHARITÉ DU PROCHAIN ET LES AMITIÉS HUMAINES.

 

Cet homme est sujet à mille faiblesses, c'est un esprit difficile. Je l'avoue ; mais que s’ensuit-il de là? Le moyen donc, concluez-vous, de bien vivre avec lui? Fausse conséquence et illusion; car Dieu vous ordonne d'aimer le prochain tel qu'il est, et avec toutes ses faiblesses : et ce sont les faiblesses mêmes du prochain qui doivent être la matière de votre charité. Si les gens étaient sans défauts, qu'aurions-nous à en souffrir? et n'ayant rien à souffrir de personne, comment accomplirions-nous cette divine leçon de saint Paul : Supportez-vous les uns les autres (1)? Mais que cet homme ne se corrige-t-il? De se corriger, c'est son affaire; mais de le supporter, quoiqu'il ne se corrige pas, c'est la vôtre. Faites ce qui est pour vous du devoir de la charité, et du reste n'examinez point si les autres font ce qu'ils doivent, ou s'ils ne le font pas, puisque vous n'aurez point à en rendre compte.

Ce qui cause les plus grandes divisions et ce qui excite les plus grands troubles, c'est le peu de soin qu'on a de ménager les esprits, et de ne pas aigrir imprudemment les passions d’autrui. Mais faut-il donc ne rien dire à un homme, et n'est-il pas bon de lui faire connaître ses défauts et de les lui faire sentir, afin qu'il y prenne garde? Cela est bon en général ; mais en particulier il y a une infinité d'esprits avec qui l'on n'a point d'autre parti à prendre que celui du silence. Quoi que vous disiez, vous ne les changerez pas : au contraire, vous les porterez à des éclats qui vous donneront de la peine, et vous aurez bien plus tôt fait de vous taire sagement et charitablement. Il est vrai, ils pourront abuser de votre facilité et de votre condescendance,   mais vous profilerez

 

1 Ephes., IV, 2.

 

devant Dieu de  votre patience et de votre charité.

Nous nous faisons de l'amitié une religion, et de la charité nous nous faisons tous les jours un sujet de profanation. C'est une charité, dit-on , d'humilier ces gens-là, de les mortifier, de leur apprendre leur devoir : beau prétexte dont on s'autorise pour les traiter dans toute la rigueur, pour les poursuivre à outrance, pour les calomnier, les décrier, les confondre; c'est-à-dire pour venger contre eux ses propres querelles, pour contenter ses ressentiments, ses antipathies, ses envies. Car voilà souvent où se réduit cette prétendue charité. Or employer la charité à de tels usages, est-ce la pratiquer? est-ce la profaner?

Qu'est-ce que ces airs de franchise, de simplicité, de cordialité, que nous affectons quelquefois en parlant au prochain, et lui disant certaines vérités très-désagréables ? Est-ce un adoucissement que nous prétendons mettre aux avis que nous lui donnons, pour en tempérer l'aigreur et pour les lui faire mieux goûter? rien moins que cela : mais tout au contraire, c'est souvent une voie plus subtile , plus adroite, que notre malignité nous inspire, pour mieux contenter, en l'outrageant et l'humiliant, la passion qui nous anime. On dit à une personne les choses les plus dures et les plus piquantes, de la manière, à ce qu'il semble, la plus douce et la plus naïve, et l'on prend plaisir à lui enfoncer le trait dans rame d'autant plus avant et plus sensiblement, qu'on paraît le faire plus charitablement et plus amiablement.

On se réconcilie au lit de la mort, on fait appeler des personnes qu'on ne voyait point depuis plusieurs années, et qu'on regardait comme ennemis ; on se remet en grâce avec eux, on leur pardonne, et on leur demande qu'ils nous accordent le même pardon. On en use ainsi par principe de religion et de conscience , et l'on ne se croirait pas autrement en état de recevoir les derniers sacrements de l'Eglise et d'aller paraître devant Dieu. Tout cela est bien : mais du reste, pourquoi attendre si tard? L'obligation de ne garder nulle inimitié dans le cœur n'est pas moins indispensable pendant tout le cours de la vie qu'à la dernière heure ; et n'est-ce pas l'aveuglement le plus étrange de vouloir vivre dans des dispositions et des sentiments où l'on ne voudrait pas mourir?

Je veux un ami véritable, et, autant qu'il se peut, un ami sincère, et tel dans le fond de

 

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l’âme qu'il est dans les apparences : un ami zélé pour mon bien, et désintéressé pour lui-même, qui s'attache à ma personne et non à ma fortune, à mon crédit, à mon rang, à tout ce qui est hors de moi et qui n'est point moi; un ami vigilant, prévenant, compatissant, auprès de qui je trouve de la consolation dans toutes mes peines et du soutien dans toutes mes disgrâces; un ami fidèle, sur qui je puisse compter; discret, à qui je puisse me confier; prudent et sage, que je puisse consulter, et qui soit capable de me conduire et de m'éclairer ; droit, juste, équitable, qui m'inspire la vertu, et avec qui je puisse utilement et saintement communiquer ; un ami constant, que l'humeur ne donne point, que  le caprice  ne change point, toujours le même malgré la diversité des temps, des événements, des conjonctures et des situations où je puis me rencontrer; enfin, un ami qui, seul et jusques aux derniers moments de ma vie, ait de quoi me suffire quand il ne me resterait nulle autre ressource, et que je ne pourrais attendre d'ailleurs ni recevoir aucun secours. Voilà, encore une fois, l'ami que je cherche ; mais où est-il, et de qui viens-je de tracer ici la peinture? Ah ! Seigneur, je le sais, je le sens, mon cœur me le dit, et à ces traits c'est vous, mon Dieu,  que je reconnais, et ce n'est que vous. Assez d'amis parmi les hommes, mais quels amis ! assez d'amis de nom, assez d'amis d'intérêt, assez d'amis d'intrigue et de politique, assez d'amis d'amusement, de compagnie, de   plaisir;  assez d'amis de civilité, d'honnêteté, de bienséance; assez d'amis en paroles, en expressions, en protestations; et si peut-être quelques-uns sont mieux disposés, à ce qu'il parait, on n'éprouve que trop néanmoins, dans l'occasion, combien sur ceux-là même il y a peu de fond à faire. Voilà de quoi le monde se plaint tous les jours, et de quoi il a bien sujet de se plaindre. Heureux  s'il en profitait pour s'élever vers vous, Seigneur, et ne s'appuyer que sur vous.

La plupart des hommes sont beaucoup plus vifs dans leurs haines que dans leurs amitiés. D'où vient cela ? de notre amour-propre, qui nous fait tout rapporter à nous-mêmes et tout mesurer par nous-mêmes. Comme donc les offenses qui excitent notre amitié et notre haine nous regardent spécialement et s'attaquent à nos personnes, et qu'au contraire le caractère de l'amitié est de nous détacher en quelque sorte de nous-mêmes pour nous attacher an prochain, il arrive de là communément que nous sommes tout à la fois et de froids amis et de violents ennemis.

Rien de plus fragile que les amitiés humaines. Il faut des années pour les former, il ne faut qu'un moment pour les rompre. Encore, s'il était facile de les renouer : mais souvent ce qu'un moment a détruit, des siècles ne le rétabliraient pas. Les amitiés chrétiennes sont beaucoup plus fermes et plus durables : pourquoi ? parce que le christianisme nous rend beaucoup plus patients, plus désintéressés, plus humbles, et par conséquent beaucoup moins vifs et moins sensibles sur tout ce qui fait les ruptures et les divisions.

On dit communément, et on a raison de le dire : L'ami de tout le monde n'est ami do personne. Il y a en effet des gens de ce caractère: ils vous aperçoivent, ils viennent à vous avec un visage ouvert, vous tendent les bras, vous saluent, vous embrassent, vous font les plus belles offres de service. Mais enfin, après mille protestations d'amitié , ils vous quittent, et demandent au premier qu'ils rencontrent comment vous vous appelez et qui vous êtes.

Une heure de prospérité fait oublier une amitié de vingt aimées. Depuis longtemps vous étiez lié avec cet homme, de connaissance et de société, parce que vous vous trouviez à peu près dans le même rang; mais la faveur l'a lait monter, et l'a placé au-dessus de vous. Allez désormais vous présenter à lui : il ne vous connaît plus; et comment vous connaîtrait-il, puisque, infatué de sa nouvelle grandeur, il ne se connaît plus lui-même?

Hérode et Pilate devinrent amis, mais aux dépens de Jésus-Christ. Hélas! combien de grands se sont liés de même et accordés ensemble, aux dépens du pauvre et de l'innocent?

Vous croyez faire un grand sacrifice à Dieu, parce que vous vivez retiré du monde, et que vous ne voyez presque plus personne. Cela est bon, et je conviens que vous ne voyez presque personne ; mais vous voyez trop une seule personne que vous ne devriez plus voir; voyez je reste du monde, et ne voyez point celle-là. Tout le reste du monde vous sera moins dangereux ; celle-là seule est le monde pour vous, et le monde le plus à craindre.

 

 

 

 

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