INSTRUCTION CHARITÉ

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INSTRUCTION SUR LA CHARITÉ.

ANALYSE.

 

Deux choses à considérer dans la chanté : son précepte et sa pratique.

1° Le précepte et l'obligation de la charité. C'est le commandement de Jésus-Christ. C'est la marque Spécifique et certaine des vrais chrétiens;

C'est dans ce commandement que sont contenus tous les autres.

Sans l'observation de ce précepte, tontes les autres œuvres sont inutiles.

Sans la charité nous sommes dans un état de mort, c'est-à-dire dans l'état du péché mortel.

 

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Sans la charité nous marchons dans les ténèbres.

Sans la charité nous sommes homicides de nous-mêmes, de la charité et du prochain.

Rien au reste de plus exposé que la charité, non-seulement dans le monde, mais dans la profession religieuse.

2° La pratique et les caractères de la charité. Saint Paul nous les a marqués.

La charité est patiente.

Elle est pleine de bonté.

Elle n'est point jalouse.

Elle n'agit point mal à propos.

Elle ne s'enfle point.

Elle n'est point ambitieuse.

Elle ne cherche point ses intérêts.

Elle ne s'emporte point.

Elle ne pense point de mal.

Elle n'a point de joie de l'injustice, mais elle en a de la vérité.

Elle endure tout, elle croit tout, elle espère tout, elle supporte tout.

Elle ne sera pas sans récompense, et sans une récompense éternelle, puisqu'elle ne doit jamais finir.

 

Ce que vous avez particulièrement à considérer touchant la charité est compris dans son précepte et dans sa pratique. En vous expliquant ce qui regarde le précepte de la charité, je vous ferai voir la nécessité indispensable de cette vertu, et vous pourrez tirer de là de puissants motifs pour vous exciter à l'acquérir. Et en vous apprenant quelle en doit être la pratique, je vous en marquerai les divers caractères, qui pourront vous servir de règles pour vous juger vous  même, et pour connaître comment vous avez accompli jusques à présent un des devoirs les plus essentiels de la vie chrétienne.

§ I. Le précepte et l'obligation de la charité.

 

I. La charité n'est point seulement un conseil évangélique, mais un précepte; et le Sauveur du monde l'a eu tellement à cœur, qu'il en a fait son précepte particulier. Car voici mon commandement, disait-il à ses apôtres : c'est que vous vous aimiez les uns les autres (1). Motif admirable dont se servait saint Jean, le bien-aimé de Jésus-Christ et l'apôtre de la charité, lorsque parcourant les Eglises d'Asie, dont il était le patriarche et le fondateur, il répétait sans cesse dans les assemblées des fidèles ces paroles : Mes chers enfants, aimez vous les uns les autres (2). Sur quoi ses disciples lui ayant représenté qu'il hoir prêchait toujours la même chose, en lui demandant par quelle raison il réduisait toutes ses instructions et toutes ses exhortations à ce seul devoir, il leur fit cette réponse si remarquable : Parce que c'est le précepte de notre Maître ; et que si vous le gardez, il suffit pour vous rendre parfaits selon Dieu (3). Voilà, à l'exemple de ce grand apôtre, ce qu'on ne devrait jamais cesser de dire, non-seulement dans les assemblées chrétiennes, mais dans les communautés les

 

1 Joan., XV, 17. — 2 Hieron. — 3  Ibid.

 

plus religieuses ; je dis même dans les communautés les plus régulières, les plus austères, les plus éloignées du monde ; et si vous vous lassiez d'entendre toujours cette leçon, je vous répondrais : Plaignez-vous plutôt de ne l'entendre pas assez : pourquoi ? parce que c'est le commandement du Seigneur (1), qui vous doit être plus cher que tout le reste; parce que c'est un commandement pour lequel vous devez avoir une vénération, une soumission toute singulière, puisque Jésus-Christ a voulu lui-même se l'adapter et en être spécialement le législateur.

II. Aussi l'observation de ce précepte est-elle la marque spécifique et certaine des vrais chrétiens. Car c'est à cela, ajoutait le Fils de Dieu, que vous vous ferez reconnaître mes disciples (2). Ce ne sera point précisément par les dons sublimes d'oraison et de contemplation : sans ces faveurs extraordinaires, on peut être chrétien et solidement chrétien. Ce ne sera point non plus par de rudes pénitences et de rigoureuses austérités du corps : elles sont bonnes, elles sont louables, elles sont saintes; mais ce n'est point, après tout, ce qui nous distingue de ces sectes d'infidèles. où l'on voit pratiquer des macérations et des mortifications de la chair beaucoup plus étonnantes que dans le christianisme. Ce n'est donc point par là que nous serons avoués de Jésus Christ dans le jugement dernier, mais par la charité. Et n'est-ce pas par la charité que les païens eux-mêmes, ennemis déclarés de la religion chrétienne, distinguaient ceux qui la professaient? N'est-ce pas encore par la charité que nous jugeons si l'Esprit de Dieu règne dans une famille, dans une maison religieuse? Tout autre signe est équivoque ; mais quand nous y voyons la charité bien établie, et que nous n'y apercevons rien qui la puisse blesser, nous disons

 

1 Hieron. — 2 Joan., XIII, 35.

 

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avec assurance que c'est une maison de Dieu. Et en cela nous ne nous trompons pas : car il n'y a que Dieu et que l'Esprit de Jésus-Christ qui puissent former dans les cœurs une charité parfaite et l'y entretenir.

III. C'est dans le commandement de la charité que sont contenus tous les autres, et c'est à celui-là qu'ils se rapportent tous : tellement que saint Paul l'appelle la plénitude de la loi (1). En vain donc je prétendrais garder tous les autres préceptes, si je manquais à celui de la charité. Sans cette charité envers le prochain, je ne puis pas même avoir l'amour de Dieu, qui est néanmoins le premier et le plus grand de tous les commandements. Car aimer Dieu et aimer son prochain sont deux commandements inséparables, ou plutôt ce n'est qu'un même commandement qui nous oblige à aimer le prochain dans Dieu, et Dieu dans le prochain. Et en effet, c'est proprement dans le prochain que nous aimons Dieu d'un amour solide et pratique : hors de là, tout notre amour pour Dieu n'est qu'en spéculation et qu'en idée. Théologie divine que tout l'Evangile, que tous les écrits des apôtres, que tous les saints livres nous enseignent, et qui est comme le précis de tous nos devoirs.

IV.  Si je n'ai pas pour mon prochain la charité que Jésus-Christ me commande, quand je parlerais le langage des anges et des plus éclairés d'entre les hommes, je ne serais, selon les expressions figurées de saint Paul, qu'un airain sonnant et qu'une cymbale retentissante. Quoi que je pusse dire à Dieu pour lui témoigner les sentiments de mon cœur, il ne m'entendrait pas, et il ne voudrait pas même m'entendre. Quand je ferais des miracles, que je transporterais les montagnes, que je ressusciterais les morts, ou ce seraient de faux miracles, ou, malgré ces miracles, quoique vrais, je ne laisserais pas d'être réprouvé de Dieu : car Dieu peut, par le ministère même d'un réprouvé, opérer des miracles; mais ces miracles n'empêchent pas que celui par qui il les opère ne puisse absolument devenir et être actuellement à ses yeux un sujet de damnation. Quand je livrerais mon corps au fer et au feu, c'est-à-dire quand je m'exposerais au martyre le plus rigoureux, tout ce que je pourrais endurer de supplices et de tourments serait perdu pour moi, et ne me servirait de rien auprès de Dieu. Je serais, comme martyr, confesseur de la foi, mais indigne confesseur, parce que je serais en même temps apostat de la charité. Car, dans

 

1 Rom., XIII, 10.

 

une telle supposition, on peut être l'un et l'autre, et l'on en a vu des exemples. Témoin celui dont parle Eusèbe dans son Histoire de l'Eglise, qui, allant souffrir la mort à laquelle il avait été condamné pour la foi, ne voulut jamais pardonner à un autre chrétien son ennemi, quoique prosterné à ses pieds il lui demandât grâce, et le conjurât de vouloir bien se réconcilier avec lui. Mais, sans remonter si haut, ne voit-on pas tous les jours des âmes religieuses, martyres de leur règle, pour ainsi parler, n'avoir avec cela nulle charité pour ceux ou pour celles qui ont eu le malheur de s'attirer leur disgrâce et leur aversion? Ne voit-on pas dans le monde tant de personnes dévotes, martyres de la pénitence et de la mortification, être néanmoins les plus vives dans leurs ressentiments et leurs animosités? Appliquons-nous ceci, et disons-nous à nous-mêmes: Quand je m'immolerais comme une victime, et que je pratiquerais toutes sortes d'austérités; quand je passerais toute ma vie ou en oraisons, ou en d'autres saints exercices, tous mes exercices, toutes mes oraisons, toutes mes austérités, sans la charité, me deviendraient inutiles. Grande leçon pour nous, et capable de faire trembler une infinité de gens, soit dans le siècle, soit dans le cloître, qui, sévères à l'excès sur les autres points de la morale chrétienne, vivent dans un relâchement, ou, pour mieux dire, dans une licence extrême à l'égard de la charité.

V.  Si je n'aime pas mon prochain aussi parfaitement que Jésus-Christ me l'ordonne, il est de la foi que je n'ai pas la vie de la grâce : Celui qui n'aime pas son frère est dans un état de mort (1). Il est de la foi que je suis dans le plus déplorable aveuglement : Celui qui n'aime pas son frère marche dans les ténèbres (2). II est de la foi que je me rends coupable d'une espèce de meurtre : Celui qui n’aime pas son frère est homicide (3). Trois malédictions marquées par saint Jean, et d'autant plus à craindre qu'elles sont plus communes. En voici le sens et l'explication.

VI.  Si je n'aime pas mon frère, je suis dans un état de mort, c'est-à-dire dans l'état du péché mortel ; car il n'y a que le péché mortel qui puisse causer la mort à mon âme. Or le péché mortel où tombent plus aisément les personnes mêmes qui font profession de piété, et les âmes religieuses, c'est celui qui attaque et qui blesse la charité, puisque, pour pécher grièvement en ce point, il ne faut qu'un secret

 

1 Joan., III, 10. — 2 Ibid., II, 9. — 3 Ibid., III, 15.

 

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sentiment de haine ou de vengeance, volontairement conçu et entretenu. Péché qui se forme si promptement dans le cœur, que sans une grande précaution il est très-difficile de l'arrêter. Péché qui se tourne très-aisément en habitude, et où l’on demeure quelquefois des années entières. Il y a certaines conditions qui par elles-mêmes nous mettent assez à couvert des autres péchés, de l'ambition, de l'avarice, de l'impureté : mais il n'y a point de condition où l'on ne soit exposé à celui-ci. C'est souvent dans les plus saints états qu'il règne avec plus d'empire et plus d'impunité.

VII.  Si je n'aime pas mon frère, je marche dans les ténèbres. Mais pourquoi en commettant ce péché suis-je plutôt dans les ténèbres, qu'en commettant les autres? En voici la raison, qui est évidente : c'est que les péchés contre la charité sont ceux où il est plus ordinaire et plus facile de se faire une fausse conscience, une conscience peu exacte, une conscience selon ses vues, selon ses desseins, selon ses inclinations, selon ses antipathies: or rien n'est plus sujet à l'illusion que nos vues et nos idées particulières, que nos antipathies et nos inclinations naturelles. C'est que l'article de la charité est celui où l'on se flatte davantage, et où l'on trouve plus de spécieuses excuses pour se justifier, quelque criminel que l'on soit. C'est qu'il arrive même tous les jours qu'on érige en vertus les actions , les sentiments, les discours où la charité est le plus visiblement offensée. On appelle zèle de la gloire de Dieu, zèle du salut des âmes, zèle de la vérité et de la pure doctrine, ce qu'il y a dans la médisance de plus outrageux et de plus calomnieux. Bien loin d'en avoir quelque peine, on s'en fait un mérite devant Dieu, et l'on s'en glorifie devant les hommes.

VIII.  Si je n'aime pas mon frère , je suis homicide : et de qui? de moi-même, de la charité et du prochain. De moi-même, puisque je tue mon âme par une des blessures les plus mortelles qu'elle puisse recevoir. De la charité, puisque j'éteins autant qu'il est en moi, ce principe de toute société : de la société humaine, de la société chrétienne, et surtout de la société religieuse. Du prochain, puisque je le fais mourir en quelque sorte dans mon cœur où il devrait vivre, et où je devrais le porter. Quiconque saura bien pénétrer toutes ces vérités, qu'il se trouvera redevable à la justice de Dieu, qui est l'auteur de la charité, et qui doit prendre un jour sa cause en main , et venger si hautement ses intérêts !

IX.   Ce qui doit encore sur cela redoubler notre crainte, c'est de voir combien cette charité, qui nous est si expressément commandée, court néanmoins de risques partout et dans tous les états. Rien de plus difficile à conserver, rien de plus rare que de la maintenir pure et entière. C'est un trésor que nous portons dans des vases fragiles : si nous venons à la perdre, tout est perdu pour nous. Y a-t-il donc attention que nous ne devions avoir, y a-t-il circonspection dont nous ne devions user, y a-t-il mesures que nous ne devions prendre? Et là-dessus ne pensons point à nous prévaloir de la sainteté de notre profession. La retraite religieuse peut nous préserver de tous les autres dangers du monde ; mais la charité n'y est pas toujours plus en assurance qu'ailleurs, et combien y a-t-elle fait de tristes naufrages ?

X.   Rien de plus exposé que la charité à de violentes tentations. Comme c'est l'âme du christianisme et le nœud qui soutient toutes les sociétés, il n'y a point d'efforts que le démon ne fasse pour l'arracher de nos cœurs, et c'est contre elle qu'il emploie tout ce qu'il a d'artifice et de pouvoir. En quoi il n'est que trop secondé par nos dispositions intérieures, pal notre amour-propre, par notre orgueil, par notre sensibilité et notre extrême délicatesse, par les contradictions des autres, par tous les événements qui allument nos passions et qui sont contraires à nos désirs. Il nous faut donc une charité assez solide et assez ferme pour n'être point ébranlés de tous ces assauts, pour réprimer les mouvements les plus vifs, pour nous endurcir contre les traits les plus perçants, pour triompher de tout ce qui punirait lui donner quelque atteinte et l'affaiblir.

 

§ II. La pratique et les caractères de la charité.

 

I. Afin que notre charité soit aussi solide et aussi parfaite qu'elle doit l'être, il faut qu'elle ait tous les caractères que saint Paul nous a si bien décrits, et dont il nous a fait un détail si exact et si instructif. La charité, dit ce grand apôtre, est patiente, elle est pleine de bonté, La charité n'est point jalouse, elle ne s'enfle point, elle n'est point ambitieuse, elle ne cherche point ses propres intérêts, elle ne s'emporte point, elle ne pense mal de personne ; elle n’a point de joie de l'injustice, mais elle en a de la vérité; elle endure tout, elle croit tout, elle espère tout, elle supporte tout (1). Excellentes qualités de la charité qui en comprennent toute

 

1 1 Cor., XIII, 1-8.

 

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la pratique, et qui lui sont tellement nécessaires, que si une seule lui manque, non-seulement ce n'est plus une chanté complète, mais elle n'est pas  même suffisante pour satisfaire à l'obligation absolue que Jésus-Christ nous a imposée. Reprenons donc par ordre ces différents caractères, et considérons-les chacun tu particulier, pour nous les bien imprimer dans l'esprit et dans le cœur.

II. La charité est patiente. C'est par là qu'elle se soutient et qu'elle se purifie. Car de la manière que nous sommes tous faits, il n'est pas possible qu'il ne se rencontre mille choses dans la vie qui nous déplaisent, qui nous piquent, qui nous choquent, dont nous nous sentons rebutés, et qui nous porteraient naturellement aux révoltes et aux éclats. Si nous nous modérons et que nous prenions patience, dans un moment tout est étouffé, tout tombe, et l'on n'en parle plus. Mais si nous suivons le premier mouvement qui s'élève, et que la chaleur nous emporte , combien les suites en sont-elles fâcheuses et que n'en coûte-t-il pas à la charité ? De plus, c'est par la patience que notre charité se purifie : comment cela? parce que dans les occasions où nous avons besoin de patience et où nous la pratiquons, il n'y a que la pure charité qui nous retienne. Ce n'est point la nature, ce n'est point l'inclination, ce n'est point le goût, mais la seule vue de Dieu, dont nous voulons garder le précepte, et le seul zèle de la charité que nous ne voulons pas détruire.

III.  La charité est pleine de bonté. Elle est honnête , prévenante , complaisante , obligeante. Ce qu'elle a de plus merveilleux , c'est qu'elle rend tels des gens qui d'eux-mêmes sont des esprits rudes, aigres, sauvages, impraticables. D'où vient que , selon le monde même, il n'y a point de personnes plus sociables, plus civiles, plus accommodantes autant qu'il est permis par la loi de Dieu, que les personnes vraiment dévotes et vertueuses : et si au contraire l'on en voit de chagrines, de farouches, d'inaccessibles, et, pour ainsi dire, de barbares dans toutes leurs manières, c'est à elles-mêmes, et non point à la dévotion, qu'il faut s'en prendre. Car la vraie dévotion est charitable ; et ce que fait le monde par un esprit profane, la charité le fait par un esprit chrétien, qui est d'adoucir les mœurs et de les polir.

IV.  La charité n'est point jalouse. En voici la raison ; c'est que la charité consiste dans une bonne volonté et dans une sincère affection pour le prochain. Or, dès qu'on est touché de

 

cette affection sincère et qu'on a cette bonne volonté, on souhaite au prochain le bien qu'il n'a pas, et l'on n'a garde, par conséquent, de lui envier celui qu'il possède. Mais du reste, on peut dire et il est certain que la charité n'a pas d'ennemi plus puissant et plus à craindre que cette malheureuse jalousie qui nous infecte de son poison, et dont il n'y a que les esprits fermes et les âmes droites qui sachent bien se défendre. Jalousie des avantages d'autrui, des talents d'autrui, des vertus d'autrui, et des éloges qu'on leur donne. C'est assez pour rompre des amitiés qui semblaient devoir durer jusqu'à la mort. Deux hommes avaient entre eux la liaison la plus étroite ; mais que dans une même profession où la Providence les emploie, l'un vienne à l'emporter sur l'autre, que l'un réussisse et soit applaudi , tandis que l'autre demeure en arrière et qu'il n'en est fait nulle mention, cela suffit pour les diviser, et pour les réduire à ne se plus connaître : pourquoi? parce que la jalousie s'empare du cœur de celui-ci, et qu'elle lui inspire des sentiments avec lesquels une véritable union ne peut subsister. On ne peut comprendre combien de ravages cette passion si lâche et si honteuse a causés jusque dans les états les plus saints et les plus consacrés à Dieu.

V. La charité n'agit point mal à propos. C'est-à-dire qu'elle nous rend vigilants , circonspects, attentifs sur nous-mêmes et sur les autres : sur nous-mêmes, pour prendre garde à tout ce que nous disons et à tout ce que nous faisons ; sur les autres, pour connaître ce qui les offense et pour s'en abstenir. Et en effet, puisqu'il faut si peu de chose pour blesser la charité, et qu'une parole indiscrète, qu'une plaisanterie mal placée, qu'un ton de voix trop élevé, est capable d'aigrir certaines personnes, avec quelle précaution ne devons-nous pas ménager leur faiblesse? C'est une erreur de croire qu'il n'y a que ce qui attaque la réputation qui puisse être contre la charité. Ce n'est pas une moindre erreur de penser que la charité ne soit violée que lorsqu'on parle ou qu'on agit avec réflexion et de dessein prémédité. Ce sont souvent les indiscrétions, les imprudences, les légèretés qui excitent les plus grands troubles. Il est vrai, ce n'est point par malice que vous dites ceci ou cela ; les choses vous échappent avant que vous les ayez bien considérées, et sans que vous y entendiez aucun mal ; mais après tout, avec votre ingénuité prétendue, ou plutôt avec cette ingénuité trop précipitée et trop aveugle, vous faites sur ceux qui vous

 

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écoutent de très-vives impressions, et vous leur portez des coups très-douloureux. Votre inconsidération vous excuse-t-elle ? non sans doute. Que n'avez-vous plus de retenue? que ne réprimez-vous votre impétuosité? pourquoi vous donnez-vous une telle liberté de déclarer si aisément toutes vos pensées, et que ne mettez-vous un frein à votre langue pour la régler?

VI.  La charité ne s'enfle point. Tous ne sont pas dans les mêmes rangs, n'ont pas les mêmes prérogatives, ne vivent pas dans la même distinction ni les mêmes honneurs : mais quiconque se trouve au-dessus des autres n'a pas droit pour cela de les mépriser, ni de les traiter avec hauteur. Outre que ces airs hautains et dédaigneux ne conviennent qu'à des esprits vains et frivoles, rien ne leur atUre plus l'envie et ne leur suscite plus d'affaires. Qu'on voie dans l'élévation un homme sans faste, sans orgueil, en usant bien avec tout le monde et ne se laissant point éblouir de sa fortune : on ne cherche point à l'humilier, on ne forme point d'intrigues contre lui, il ne se fait point d'ennemis, et chacun, au contraire, est disposé à se déclarer en sa faveur. Mais si l’on y remarque de la fierté et de l'ostentation, et qu'on lui voie prendre un ascendant impérieux, voilà ce qui engage à le rebuter en toutes rencontres, à le chagriner, à le déchirer dans les conversations, à renverser toutes ses entreprises, et à l’abattre lui-même si l’on peut. Plus de charité à son égard, comme il témoigne n'en avoir à l'égard de personne.

VII.  La charité n’est point ambitieuse. Prétendre accorder ensemble la charité et l'ambition, c'est une chimère. Un ambitieux veut toujours monter, il veut être plus considéré que les autres, avoir en tout la préférence, occuper partout les premières places ; et voilà justement ce qui ruine la charité  dans son cœur. Car il ne manque point de compétiteurs et de concurrents. De quel œil les regarde-t-il, et de quel œil en est-il regardé? Ne sont-ce pas ces fatales concurrences qui entretiennent entre les familles des défiances, des haines, des inimitiés éternelles? Concurrences, non-seulement entre maisons et maisons, mais entre particuliers et particuliers ; non - seulement entre les grands, mais entre les petits ; non-seulement entre les séculiers, mais entre les religieux. Il ne faut pas beaucoup d'expérience, soit du monde, soit de la vie religieuse, pour savoir quels désordres sont venus de là, et pour prévoir quels désordres dans la suite il en doit encore venir.

VIII.  La charité ne cherche point ses intérêts. Voilà de toutes les épreuves la plus sûre, pour démêler la vraie charité de celle qui n'en a que l'apparence et que le nom. Car il n'en faut pas juger par les démonstrations extérieures, même les plus vives et les plus empressées. On voit des personnes donner toutes les marques du plus parfait dévouement et d'une charité sans réserve. A s'en tenir au dehors, on ne peut rien, ce semble, ajouter à leur zèle, et l'on ne doute point qu'ils n'agissent dans les vues les plus pures d'une affection toute chrétienne. Mais si l'on pouvait pénétrer le fond de leur cœur, on se détromperait bientôt, et l’on y apercevrait un intérêt caché qui les conduit. Aussi, que cet intérêt vienne à cesser, et qu'il ne se trouve plus dans ces services qu'on rendait, dans ces assiduités qu'on avait, dans cette ardeur qu'on témoignait, c'est là que le mystère tout à coup se dévoile. Ces gens si serviables et si officieux ne vous connaissent plus, à ce qu'il paraît, et tournent ailleurs leurs soins, parce qu'ils y espèrent un meilleur compte. L'intérêt même est si subtil, que quelquefois on ne le remarque pas soi-même, et qu'on y est trompé comme les autres ; mais l'occasion est, pour ainsi parler, la pierre de touche; c'est elle qui découvre l'âme, et qui en révèle tout le secret.

IX.  La charité ne s'emporte point. Elle peut reprendre, elle peut corriger, elle peut, selon les besoins, s'expliquer avec force et avec fermeté ; mais tout cela se fait ou se doit faire sans violence et sans emportement. Illusion de dire : C'est pour le bien que je m'intéresse, et c'est ce qui m'anime; votre intention est bonne, mais telle n'est pas assez mesurée ; et si vous n'y prenez garde, de ce bon principe suit un mauvais effet, qui est la passion. Car on a beau se flatter, il y a presque toujours de la passion dans ce feu et cette chaleur qui vous agite, et dont vous n'êtes plus maître dès qu'une fois vous vous y abandonnez. La charité, lors même qu'elle est obligée de se montrer plus sévère et d'user de rigueur, ne perd jamais une certaine onction qui tempère toutes choses, et qui en est comme l'assaisonnement. Si cette onction n'y est pas, la charité ne peut y être, ou n'y peut longtemps demeurer.

X.  La charité ne pense point de mal. Elle n'est point défiante, point soupçonneuse. C'est des soupçons et des défiances que naissent les jugements téméraires et les aversions ; et il n'y a guère d'esprits plus dangereux dans la société et le commerce de la vie, que ces imaginations

 

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fortes et ombrageuses qui se tourmentent beaucoup elles-mêmes, et qui ne tourmentent pas moins les autres. Un esprit de cette trempe envisage toujours les choses par un mauvais côté, et les interprète toujours ou à son propre désavantage, ou à celui du prochain. Ce ne sont communément que des chimères et des fantômes qu'il se forme ; mais ces fantômes et ces chimères, c'est ce qui le prévient, ce qui l'envenime, ce qui l'irrite, ce qui le nourrit dans les ressentiments les plus injustes et les plus mal fondés. Une âme bien faite, et surtout une âme chrétienne et charitable, est au contraire disposée à prendre tout en bonne part. Ce n'est pas qu'elle approuve le mal, mais elle ne le croit pas aisément. Elle se ferait même, et avec raison, une peine de conscience et un scrupule d'écouter d'abord toutes les idées qui se présentent, et de les suivre, avant que de s'être donné le temps de les approfondir. Cependant elle se tient en paix, et elle aime mieux être trompée par une trop grande facilité à bien juger, que de l'être par une trop grande rigueur à condamner.

XI.  La charité n'a point de joie de l'injustice, mais elle en a de la vérité. Si je me réjouis du mal de mon prochain,si je suis bien aise qu'on le blâme, qu'on le mortifie, qu'on le persécute, qu'on se tourne contre lui parce qu'il s'est tourné contre moi, non-seulement c'est une joie basse et indigne d'un cœur généreux, mais c'est une vengeance absolument incompatible avec cette loi d'amour qui nous impose une obligation rigoureuse de pardonner à nos en-m mis et de les aimer. De même, si je n'ai pas une sainte joie de la justice qu'on rend à mes fières, et que je leur dois rendre aussi bien que les autres ; si je ne bénis pas Dieu de leur avancement, de leur progrès, du bien qu'ils font, du crédit qu'ils acquièrent dans le public, c'est une preuve certaine qu'il y a peu de charité en moi, pour ne pas dire qu'il n'y en a point du tout, puisqu'il n'y a pas même de bonne foi, de droiture, ni d'équité. Y en a-t-il plus ailleurs? et suivant ces deux seules règles, où trouverons-nous de la charité parmi les hommes, et n'aurons-nous pas lieu de nous plaindre qu'il n'y en a presque nulle part?

XII.  Enfin, l'Apôtre conclut par ces paroles : La charité endure tout, elle croit tout, elle espère tout, elle supporte tout. Qu'elle supporte et qu'elle endure tout, c'est ce que fait la patience, dont nous avons déjà parlé. Mais comment croit-elle tout? Cela ne se doit entendre que de ce qui est à l'avantage du prochain ; car pour le mal, ainsi que nous l'avons dit, elle est extrêmement réservée et difficile à se le persuader. Tout ce qui va donc à la justification d'autrui, elle le reçoit avec une prévention favorable, et une certaine simplicité, qui, sans être tout à fait aveugle, évite aussi de se rendre trop pointilleuse et trop pénétrante. Mais comme il y a néanmoins des sujets et des occasions où l'évidence des choses ne permet pas de les justifier par aucun endroit, ce que fait du moins la charité, c'est d'espérer tout. Elle espère, par exemple, que cet homme changera de conduite,qu'il reviendra de ses égarements, qu'il se comportera mieux en d'autres rencontres, qu'il reconnaîtra son erreur, qu'il se détrompera de ses préjugés, qu'il réparera le passé, et qu'il en fera une pleine satisfaction. Or cette espérance, dont on ne doit jamais se départir, est une raison de le cultiver, de l'épargner, d'avoir pour lui des égards: et voilà ce qui faisait dire à saint Augustin que nous devons aimer les libertins mêmes et les impies, parce qu'ils peuvent devenir un jour des élus de Dieu et des saints. Ayons la charité dans le cœur, et il ne sera point nécessaire de nous fournir de bons tours et de bonnes pensées en faveur du prochain ; nous les trouverons d'abord nous-mêmes.

XIII. Notre charité ne sera pas sans récompense : et saint Paul lui-même nous la promet, lorsqu'il ajoute que la charité ne doit jamais finir (1). Elle nous conduira au ciel, et nous l'y conserverons éternellement. Tous les autres dons cesseront, celui de prophétie, celui de science, celui des langues, celui des miracles ; mais dans la félicité éternelle, bien loin que la chanté soit détruite, elle n'y sera que plus abondante, et que plus parfaite. Commençons dès ce monde à nous mettre dans l'heureux état où nous espérons être pendant toute l'éternité.

 

1 1 Cor., XIII, 7.

 

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