INSTRUCTION SALUT

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INSTRUCTION SUR LA PRUDENCE DU SALUT (1).

ANALYSE.

 

Nécessité de la prudence du salut, et en quoi elle consiste.

On est souvent sage mondain, et insensé chrétien.

Point de vraie prudence sans la prudence du salut.

La vraie prudence doit se proposer une fin, et une fin diurne de nous. Or, point de fin digne de nous, que le salut.

On peut néanmoins avoir pour fin les biens de la vie présente ; mais pour tin prochaine, et non point pour fin dernière : tellement que cette fin prochaine doit être rapportée à la fin dernière, qui est le salut.

Ainsi la prudence du salut doit entrer dans toutes les affaires, même humaines, pour les régler selon Dieu et selon la conscience. Comparaison de saint Chrysostome.

De là vient la nécessité de savoir bien joindre ensemble la prudence du monde et la prudence du salut.

De là encore la nécessité d'un directeur sage et vertueux, avec qui l'on confère même des affaires temporelles où l'on est engagé.

La prudence du salut ne doit pas seulement entrer dans les affaires humaines pour en bannir le péché, mais pour les rendre utiles au salut même, et profitables devant Dieu; car elles le peuvent être.

Telle est la science du salut, qu'on ne connaît guère dans les cours des princes. Joseph l'enseigna aux ministres M Pharaon.

Désordre des gens du monde, qui ne suivent que la prudence du monde. Prétendus esprits forts; combien ils seront confondus au jugement de Dieu.

Ne point penser à tout cela, c'est un renversement d'esprit.

 

1 Cette instruction regarde un homme du monde employé dans un ministère important.

 

I.  L'affaire du salut est d'une telle conséquence, qu'elle mérite toutes vos réflexions; et la sagesse chrétienne consiste à bien conduire cette grande affaire, à ne la risquer jamais volontairement, pour quoique ce soit, ni en quoi que ce soit; à juger de toutes les autres affaires, à les mesurer et à les régler selon le rapport qu'elles ont avec celle-ci : à ne négliger enfin aucun moyen de la faire réussir; mais à y employer toujours, autant qu'il est possible, les plus propres, les plus assurés, les plus efficaces. Voilà ce que j'appelle la prudence du salut ; et si cette expression n'est pas tout à fait juste, ce que je veux vous faire entendre n'en est ni moins vrai, ni moins important. Car je prétends vous faire ici reconnaître et déplorer votre aveuglement, et celui de tant d'autres qui, comme vous, ne vérifient que trop, par leur conduite, ce que le Fils de Dieu nous dit dans l'évangile de cette semaine, savoir : Que les enfants du siècle sont plus sages à l'égard de leurs affaires temporelles, que ne le sont les enfants de lumière à l'égard de leur salut éternel (1).

II.  N'est-ce pas ce que la plupart des chrétiens ont à se reprocher? Mais ce qui doit encore bien plus vous confondre devant Dieu,

 

1 Evangile du huitième dimanche après la Pentecôte. (Luc, XVI, 8.)

 

c'est que, vous comparant avec vous-même, vous trouverez que vous avez en effet été jusqu'à ce jour mille fois plus habile, mille fois plus circonspect, mille fois plus prudent sur ce qui concernait les affaires du monde, où vous envisagiez un intérêt périssable et tout humain, que vous ne l'avez été sur ce qui regardait l'intérêt de votre àrne et de votre éternité, qui de tous les intérêts est néanmoins pour vous le plus essentiel. Disons mieux : le sujet de votre   confusion, c'est qu'ayant eu jusqu'à présent de la sagesse pour les affaira du monde, où vous avez presque toujours réussi, cette sagesse  ne vous a manqué que dans l'affaire du salut. De sorte (pardonnez la liberté avec laquelle je vous parle : vous savez quel zèle m'anime, et je sais comment vous me faites l'honneur de recevoir tout ce qui vient de ma part); de sorte que vous pourriez dire de vous que vous êtes tout à la fois et un sage mondain, et un insensé chrétien. Comment vous justifierez-vous auprès du Seigneur sur une si énorme contrariété? et quand Dieu, vous opposant à vous-même, vous demandera compte de votre vie, qu'aurez-vous à lui répondre?

III. Il me semble que je vous traite encore trop doucement, et que n'ayant point eu la prudence du salut, je devrais conclure que

 

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vous avez été absolument dépourvu de toute prudence, puisque, sans la prudence du salut, il n'y a point proprement de vraie prudence. C'est un langage qui n'est que trop ordinaire, et que la corruption du siècle a rendu commun, quand on voit un homme qui s'avance dans le monde et qui conduit heureusement à bout toutes ses entreprises, mais qui du reste vit dans une négligence entière des devoirs du christianisme, et semble avoir abandonné l'affaire de son salut, de dire de lui, quoiqu'en plaignant son sort : Il est vrai, cet homme a de l'esprit, il a d'excellentes qualités ; mais il n'a point de piété. Il est judicieux, éclairé, plein de bon sens; mais, pour tout ce qui regarde les choses de Dieu, il y est insensible. Hors ce seul point, c'est un homme d'une prudence consommée, c'est de toute sa compagnie la meilleure tète, c'est un génie tore, Voila comment on parle, comment on en juge; et moi je prétends que de parler ainsi, c'est abuser des termes, et que d'en juger de la sorte, c'est pécher contre les premiers principes de la véritable sagesse. Je prétends que du moment qu'un homme, chrétien d'ailleurs comme vous l'êtes, et comme vous faites profession de l'être, a quitté le soin de son salut, dès là il n'a plus, à le bien prendre, ni conduite, ni jugement, ni force d'esprit, ni conseil. Voilà des expressions bien fortes; mais, avec un peu de réflexion, vous en verrez d'abord la vérité.

IV. En effet, y a-t-il du sens et de la conduite a reconnaître, en qualité de chrétien, un bonheur éternel, qui est le salut ; un bonheur pour lequel vous avez été créé, et que Dieu vous a marqué comme votre fin dernière, un bonheur au-dessus de tout autre bien imaginable, ou qui seul est le souverain bien et l'assemblage de tous les biens? y a-t-il, dis-je, le moindre rayon de sagesse et de prudence à croire par la foi ce royaume céleste où Dieu vous appelle, et cette infinie béatitude qu'il vous promet, et à ne l'envisager jamais en tout ce que vous faites, à ne prendre aucunes mesures pour vous l'assurer, à vivre tranquillement et habituellement dans un danger prochain d'en être exclu sans ressource? Qu'est-ce que Il prudence, selon tous les maîtres de la morale ? c'est l’ordre, des moyens à la fin : c'est-à-dire que la prudence consiste à nous proposer une fin digne de nous, et à chercher ensuite les moyens les plus propres pour y parvenir. Or vous ne faites rien de cela dans la vie que vous menez, et dans le profond oubli de votre salut, où vous avez déjà passé la plus grande partie de vos années. Vous agissez donc au hasard ; et agir ainsi est-ce être sage?

V.  Vous me direz que dans toutes vos démarches et dans tous les soins qui vous occupent, vous avez une fin : que c'est, par exemple, devons enrichir, que c'est de vous élever et de vous agrandir, que c'est d'établir dans le monde votre fortune, votre réputation, votre nom. Mais prenez garde, je n'ai pas dit seulement que la prudence consistait à nous proposer une fin, j'ai ajouté, une fin digne de nous, une fin qui nous convienne, une fin qui puisse être notre tin, et qui doive l'être. Or de devenir riche, de devenir grand, de vous distinguer dans le monde, ce ne peut être là votre fin, et ce ne doit point l'être, puisqu'il y en a une autre plus noble, quoique plus éloignée, où vous êtes destiné. Que diriez-vous d'un prince qui, par le droit de sa naissance, pourrait aspirera la plus belle couronne, et qui, sans se mettre en peine de l'acquérir, bornerait toutes ses prétentions à posséder un petit coin de terre, et se consumerait pour cela de veilles et de travaux ? Quoique dans ces travaux et dans tous les mouvements qu'il se donnerait, il eût une fin, qui serait la possession de ce misérable domaine ; et quoique par sa vigilance et son adresse il arrivât à cette fin et se procurât l'avantage qu'il souhaitait, le compteriez-vous pour un homme sage? loueriez-vous son habileté et son savoir-faire, et ne traiteriez-vous pas au contraire ses frivoles desseins et ses prétendus succès de folies et d'extravagances? Appliquez cette figure à un chrétien qui, dans tout ce qu'il entreprend et dans tout ce qu'il exécute, n'a en vue que la vie présente, sans penser à son salut : vous trouverez que le parallèle n'est que trop juste.

VI.  Ce n'est pas qu'il vous soit précisément défendu, ni qu'il soit absolument contre la prudence, d'avoir pour fin les biens présents, de veiller à vos affaires temporelles, de travailler à vous établir dans le monde, à vous y maintenir, et même à vous y avancer, autant qu'il vous peut être convenable selon votre naissance et votre condition ; d'avoir en vue  l'honneur de votre maison, la prospérité de votre famille, la fortune de vos enfants, l'exécution de vos projets. Tout cela n'a rien de soi-même qui soit contraire à la véritable sagesse, pourvu que vous fassiez bien la différence de deux sortes de fins, et que vous mettiez entre l'une et l'autre toute la subordination requise.  Il  y a une fin prochaine et particulière, et il y a une fin dernière et

 

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générale. La fin prochaine et particulière, c'est, si vous voulez, le gain de ce procès, l'acquisition de cette terre, l'entretien de cet héritage, le bon emploi de cet argent, tel dessein à bien conduire, telle place à obtenir, tel mariage à ménager, tel profit à l'aire, en un mot, tout ce qu'on se propose par rapport à cette vie, et tout ce qui en partage les divers exercices. Mais la fin dernière et générale, c'est une autre vie que celle-ci, une vie éternelle : c'est le salut. Voilà ce que vous devez regarder et ce que vous regardez comme un point essentiel de votre religion. Or, n'est-il pas visible et incontestable que la fin dernière et générale doit remporter sur toutes les fins prochaines et particulières, et même que toutes ces fins particulières et prochaines ne doivent être considérées que comme des moyens d'atteindre à la fin générale, qui est la fin dernière? La raison est que toutes les fins particulières n'ont qu'un temps, et même bien court, et qu'elles ne sont que passagères; au lieu que la fin dernière est le terme qui ne passe point, et après lequel il n'y a plus rien à prétendre ni à désirer. D'où vous devez tirer cette grande règle dans le soin des affaires humaines, d'y taire toujours présider la prudence du salut, c'est-à-dire d'y faire toujours entrer cette prudence du salut, pour y examiner deux points d'une extrême importance : premièrement, s'il n'y a rien dans ces affaires humaines, et dans la manière dont vous y agissez, qui soit contraire au salut; secondement, en quoi et comment ces affaires humaines peuvent même servir au salut, et y être rapportées. En user autrement, c'est renverser l'ordre qu'il doit y avoir entre la fin prochaine et la fin dernière, entre la fin particulière et la fin générale : par conséquent, c'est prêcher contre la sagesse, et en détruire le principe fondamental.

VII. Donnons à ceci quelque éclaircissement, et appliquez-vous, je vous prie, à le bien comprendre. Tout y est d'une conséquence infinie. Je pose pour première maxime de la prudence du salut delà faire entrer partout, mais particulièrement dans toutes les affaires humaines, pour prendre garde à ne rien entreprendre, à ne rien rechercher, à ne vous engager dans rien qui puisse être nuisible au salut. Peut-être serez-vous surpris de la distinction que je fais, et que je vous porte à consulter la prudence du salut, et à l'appeler surtout dans les affaires humaines, comme si elle y était plus nécessaire que dans les autres. Elle y est en effet d'une plus grande nécessité, et la preuve en est évidente. C'est que dans les affaires humaines il y a, à l'égard de la fin dernière et du salut beaucoup plus de dangers à craindre et à éviter. Pour les affaires spirituelles, pour la prière, l'aumône, les œuvres de charité et de pénitence, pour toutes les dévotions et toutes les pratiques chrétiennes, quoiqu'on ait besoin de conseil, le besoin toutefois est moins pressant. Comme ce sont des œuvres saintes d'elles-mêmes, il y a moins de risque à courir, et par là moins de précaution à y apporta Mais où le salut est plus exposé, et où il se trouve des écueils sans nombre par rapporta la conscience et à l'éternité, c'est dans les affaires du monde, dans les sociétés du monde, dans les engagements du monde , dans les traités, les commerces, les emplois, les ministères du monde. C'est donc là même aussi qu'on doit plus avoir recours à la prudence du salut : de sorte que plus les affaires sont humaines, plus cette prudence y est nécessaire; parce que plus les affaires sont humaines, plus elles participent à la corruption du monde; plus elles tiennent de cet esprit du monde, qui est opposé à l'Esprit de Dieu, plus elles sont sujettes aux désordres du monde, et qu'elles y conduisent plus directement. Désordre dont il n'est pas possible de se préserver, sans un guide qui nous dirige et qui nous montre les voies où nous pouvons marcher avec assurance, et celles d'où nous devons nous éloigner. Or ce guide, c'est la prudence du salut.

VIII. A parler en général, de quelque nature que soient les affaires, cette prudence du salut y doit toujours être écoutée et mise en usage. Car il est constant, quelles que soient les affaires où nous nous employons, qu'il n'y en a aucune où nous ne devions agir en chrétiens, c'est-à-dire en hommes qui croient un salut éternel, où ils doivent aspirer sans cesse, et qu'il ne leur est jamais permis de hasardai pour quelque chose que ce soit, et en quelque état, et quelque condition qu'ils puissent être. De là vous voyez aisément qu'il n'y a donc point d'état ni de condition, et en chaque état et chaque condition point d'occupations ni d'affaires où la prudence évangélique, qui n'est autre que la prudence du salut, ne doive avoir lieu, pour régler toutes nos pensées, toutes nos vues, tous nos sentiments, toutes nos paroles, toutes nos actions, et pour n'y laisser rien glisser qui soit capable de préjudiciel- le moins du monde à l'affaire du salut. Aussi cette qualité de chrétien, dont nous sommes revêtus, n'est point limitée : mais, comme elle

 

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est répandue dans tous les états, elle doit l'être dans toutes nos fonctions. Un juge doit juger en chrétien, un marchand doit négocier en chrétien, un artisan doit travailler en chrétien. Ainsi des autres professions, depuis les plus relevées et les plus distinguées, jusqu'aux plus viles et aux plus obscures. Tellement que ce ne sont point deux choses qu'on soit en pouvoir de séparer, le chrétien d'avec le négociant, le chrétien d'avec l'ouvrier et l'artisan, le chrétien même d'avec l'officier de guerre, le chrétien d'avec le prince et le monarque ; parce que tout cela et tout autre état, si j'ose m'exprimer de la sorte, doit être christianisé dans nos personnes. Quand donc l'un exerce sa charge, que l'autre s'acquitte de sa commission ; quand l'un vend ou achète, que l'autre s'applique à son Ouvrage; quand l'officier sert son prince dans le métier désarmes, ou que le prince sur le trône gouverne ses sujets; disons absolument en tout et quoi qu'on ait à faire, ce n'est point assez de mettre en œuvre cette prudence humaine dont nous pouvons être pourvus, ni de suivre ce bon sens naturel que Dieu peut nous avoir donné, ni de se conformer aux lois et aux coutumes du monde, ni de s'appuyer de l'autorité et des avis d'un ami, d'un parent, d'une famille; ni de s'adresser  aux maîtres de l'art et aux gens les plus versés dans les affaires du siècle; ni précisément de se conduire, comme on parle, en homme de probité et d'honneur : autant en ferait un païen, et toutes ces règles ne s'accordent pas toujours avec le christianisme ni avec le salut. Notre raison se laisse prévenir de mille faux principes et de mille erreurs; les maximes du monde et ses coutumes sont souvent très-corrompues ; des amis, des parents s'aveuglent sur nos intérêts, et la complaisance en bien des rencontres, la chair et le sang, les engagent à nous flatter; les maîtres de l'art et les plus habiles dans le maniement des affaires du siècle, ne considèrent point les choses, et ne les décident point, par rapport à la conscience ; cet honneur, cette probité mondaine dont on se pique est communément plus spécieuse que réelle, et n'étant fondée que sur les sentiments de la nature , il y a une infinité de sujets où elle ne convient guère avec l'Evangile. La seule prudence de la loi, cette prudence surnaturelle et divine, peut nous fournir des  lumières  pures,  qui nous découvrent les routes du salut et les égarements dont nous avons à nous garantir.

IX. Que  l'ait cette  prudence supérieure et toute céleste ? elle nous met à la main la balance du sanctuaire, ou plutôt elle attache continuellement nos regards sur la loi de Dieu, et ne nous laisse rien conclure que nous ne nous soyons auparavant demandé à nous-mêmes : Mais cela se peut-il selon la religion que je professe? mais cela est-il dans l'ordre de la charité? mais n'y a-t-il point là de vengeance, de mauvaise foi, d'injustice? Le conseillerais-je à un autre? ou si quelque autre se comportait de même envers moi, le trouverais-je bon? n'aurais-je point de peine à la mort de l'avoir fait? Si dans un moment il fallait paraître au jugement de Dieu, le voudrais-je faire? et en le faisant, ne craindrais-je point pour mon salut? Ces demandes et ces réflexions salutaires nous ouvrent les yeux, et nous font apercevoir bien des précipices où nous allions nous jeter en aveugles , et où nous étions sur le point de tomber. Caria prudence du salut nous répond sur tous ces articles, et nous donne de sûres et do justes décisions.

X. Souffrez que je me serve ici d'une comparaison, ou que je vous fasse part d'une pensée de saint Chrysostome, que vous trouverez comme moi très-solide et très-judicieuse. Voyez, dit-il, ce qui se passe dans les diètes générales et dans les assemblées des Etats. Aussitôt qu'elles sont convoquées, les princes voisins y envoient des ambassadeurs ; les princes même les plus éloignés, et ceux qui semblent devoir moins s'y intéresser, y ont des agents et des députés qu'ils chargent de leurs négociations, et du soin de les avertir de toutes les résolutions qui s'y prennent. Et, quoique la diète se tienne souvent pour toute autre fin que pour ce qui les concerne, ils ne manquent pas toutefois d'y entretenir leurs intelligences, parce qu'il peut arriver que, dans le cours des délibérations, il naisse quelque incident qui les regarde, et où leur intérêt soit mêlé. Voilà justement ce que Dieu fait à notre égard. C'est un grand monarque, lequel a partout des intérêts à maintenir. Dans toutes les affaires du monde qui se traitent, ces intérêts de Dieu sont en péril. Il y peut recevoir du dommage, et il en reçoit tous les jours ; son honneur peut y être engagé, on y peut donner atteinte à ses commandements; et c'est pour cela, reprend saint Chrysostome, qu'il veut avoir dans chacun de nous comme un agent et un solliciteur, qui ménage ses droits et qui les défende. Mais qu'est-ce que cet agent? c'est la conscience, c'est le don d'entendement et de conseil pour discerner le bien et le mal, c'est la prudence du salut. Oui, c'est elle qui, de la part de Dieu et

 

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au nom de Dieu, intervient à tout ce que nous nous proposons et à tout ce que nous délibérons, pour le ratifier ou pour s'y opposer,autant qu'il y va de la cause de Dieu et du salut de notre âme. C'est elle qui nous crie intérieurement, et sur mille points que le monde approuve : Non licet (1); Ne le fais pas, Dieu le condamne : c'est ambition, c'est avarice, c'est envie, c'est animosité, c'est déguisement et supercherie, c'est une molle et criminelle sensualité. Dès que tu le feras, j'en appelle contre toi, et je te cite au tribunal du Maître tout-puissant, qui s'en tient offensé. Je te le déclare, et je t'annonce par avance les suites malheureuses du péché que tu commettras, qui sont la perte de ton salut et une réprobation éternelle. Voilà comment elle nous parle dans le secret du cœur ; d'autant plus à croire qu'elle est plus fidèle, et qu'elle ne tend qu'à notre souverain bien.

XI. Tout ceci doit vous détromper de deux grandes erreurs qui règnent dans la plupart des esprits, et qu'il est bon de vous découvrir pour votre instruction. L'une est de certaines personnes accommodantes qui font une espèce de partage dans la vie des hommes, et s'imaginent avoir par là trouvé l'art de concilier toutes choses; qui, dans les affaires de Dieu et du salut, disent qu'il faut agir selon les maximes du salut et de la sagesse de Dieu; mais que dans les affaires du monde il n'y a point d'autres règles à prendre que les maximes el les principes du monde. Erreur également injurieuse au domaine de Dieu, et pernicieuse au salut de l'homme. Toutes les affaires de Dieu et du salut ne sont pas les affaires du monde, mais toutes les affaires du monde sont les affaires du salut et les affaires de Dieu ; et puisqu'elles sont toutes les affaires de Dieu et les affaires du salut, je suis obligé de les ordonner toutes selon la prudence du salut et selon les vues de Dieu. Dire le contraire, ce ne serait pas moins qu'une impiété. Et pourquoi voudrions-nous que la prudence du salut n'entrât point dans les affaires du monde, puisque nous voulons bien que la prudence du monde entre dans les affaires de Dieu et du salut? On veut qu'un homme, qu'une femme pratiquent la vertu d'une manière conforme à leur état dans le monde ; on veut que dans leur dévotion ils aient égard aux engagements, aux devoirs, aux bienséances du monde, et qu'ils règlent ainsi leur piété selon une certaine sagesse du monde. On le veut, et en cela l'on n'est pas

 

1 Matth., XIV, 4.

 

tout à fait injuste, pourvu qu'on ne passe point les bornes : mais ne serait-il pas étrange qu'en même temps on ne voulût pas admettre la prudence du salut dans la conduite et le règlement des affaires du monde? L'extrême difficulté est de savoir bien allier ensemble ces deux prudences, celle du salut et celle du monde. Un homme du siècle a besoin tout à la fois de l'une et de l'autre, étant obligé, par sa condition, de vivre dans le commerce du monde, et ayant d'ailleurs, comme chrétien, une religion selon laquelle il doit être jugé de Dieu. La prudence du monde lui est nécessaire pour accomplir une infinité d'obligations où le monde l'assujettit, et la prudence du salut lui est encore plus nécessaire pouf être en état de rendre compte à Dieu de la manière dont il s'en sera acquitté. La peine, encore une fois, est de les unir toutes deux et de les bien assortir, de les tenir dans un juste tempérament, de ne les point confondre dans leur action, et d'observer, dans l'usage qu'on en fait, tout ce que demande la différence de leur nature, de leur objet et de leur fin. C'est à quoi les saints se sont appliqués sans relâche, et ce qui leur faisait chaque jour redoubler leur vigilance et leur attention sur eux-mêmes.

XII. L'autre erreur qui suit de la première consiste dans la fausse opinion de bien des gens, lesquels trouvent mauvais que les ministres établis de Dieu dans l'Eglise, pour être juges des consciences et directeurs du salut des âmes, prennent connaissance de plusieurs affaires qui ont rapport au monde et qui sont des affaires du monde. Pourquoi, dit-on, s'ingèrent-ils en de telles recherches, et que n'en demeurent-ils à ce qui est de leur ressort? Mais moi, je prétends qu'il n'y a aucune affaire du monde qui ne se réduise au tribunal des ministres de Jésus-Christ, parce qu'il n'y en a aucune qui ne puisse avoir quelque liaison avec la conscience et le salut. Un mari s'offense de ce que l'état de sa maison et de sa famille est connu d'un homme étranger, qu'une femme vertueuse a choisi pour son conducteur dans les voies de Dieu, et à qui elle confie ce qui se passe dans son domestique, afin d'apprendre comment elle doit s'y gouverner, et y mettre son salut à couvert. Quel sujet y a-t-il de s'en offenser? Cet homme, tout étranger qu'il est, n'est-il pas le lieutenant de Jésus-Christ? n'est-ce pas en cette qualité qu'il juge, et par conséquent qu'il a droit de connaître de tout ? Il doit être sage, mais souvent une partie de sa sagesse est d'entrer dans la discussion de ce

 

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qu'il y a de plus intérieur et de plus particulier dans un ménage.  Il le doit faire avec discrétion; mais enfin il le doit faire.  S'il le fait en homme, je veux dire par une indigne curiosité, il sera lui-même jugé de Dieu ; mais s'il ne le fait point du tout, il trahira son ministère. Et à quoi se terminerait donc le sacrement de la pénitence? Pourquoi les lèvres du prêtre seraient-elles appelées dans l'Ecriture le trésor public et le dépôt de la science du salut, s'il n'était permis de le consulter sur toutes sortes d'affaires, dès qu'elles peuvent ou nuire au salut, ou y contribuer? Mais un  directeur, dites-vous, un confesseur ne se doit mêler que de ce qui appartient à la direction et à la confession. Cela  est vrai ;  mais quelles sont les matières les plus ordinaires de la confession pour les personnes du monde, sinon les affaires du monde? D'où naissent les doutes, les scrupules,   les peines de conscience,   dans une femme qui craint Dieu et qui veut se sauver? n'est-ce pas de tout ce qui compose sa vie la plus commune? Si  le directeur doit ignorer tout cela,  quels enseignements pourra-t-il lui donner? comment pourra-t-il lui marquer ce qu'elle peut et ce qu'elle ne peut pas, ce qu'elle doit et ce qu'elle ne doit pas? Si nous avions deux âmes, comme le pensaient certains hérétiques, l'une  pour les choses du monde et l'autre pour les choses de Dieu, et qu'il n'y eût que celle-ci qui fût peccable, alors, je l'avoue, les choses du monde ne devraient plus être soumises, ni à la confession, ni à la direction ; mais n'ayant qu'une même âme, et pour le monde et pour Dieu, il est nécessaire que celui qui préside à sa conduite et à son jugement soit informé de tout ce qu'elle est selon l'un et l'autre, parce qu'elle peut pécher selon l'un et l'autre, et se damner.  J'insiste sur ce point, dans la vue de vous inspirer une pensée bien utile pour vous,  et que je voudrais que vous missiez en pratique. Ce serait, dans la multitude d'affaires toutes mondaines dont vous êtes chargé et qui se multiplient tous les jours, que vous eussiez quelque homme de Dieu, pour en conférer avec lui et pour les examiner ensemble, non point par rapport à la politique du siècle, où vous n'êtes que trop expérimenté, mais par rapport à Dieu,  à  la conscience, au salut. Car toutes les mesures que vous prenez pour l'heureux succès de vos desseins, peuvent être admirablement bien  concertées selon le monde, et très-mal selon Dieu. Et je vous confesserai ingénument que j'ai mille fois entendu vanter des actions de gens du monde et des traits de sagesse qui me faisaient pitié, et, si je l'ose dire, horreur, quand je venais à en pénétrer le fond et à en démêler les ressorts, parce que je n'y voyais ni bonne foi, ni droiture, ni équité, ni humanité, ni crainte de Dieu, ni religion. Je voudrais donc, encore une fois, que vous suivissiez le conseil que je prends la liberté de vous donner, et que vous fissiez choix de quelqu'un qui raisonnât avec vous sur quantité d'articles où l'innocence de l’âme peut être blessée, et qui, sans être ni trop lâche, ni trop sévère, vous en déclarât ses sentiments. Eprouvez-le, cet homme de confiance, connaissez-le par vous-même, faites-en le discernement entre mille ; mais dès que Dieu vous l'aura adressé, et que vous vous y serez arrêté, ouvrez-lui votre cœur, soumettez à son examen toutes vos entreprises et toutes vos démarches, proposez-lui vos raisons, écoutez les siennes, pesez tout dans une juste balance, et ne vous obstinez point contre la vérité, du moment qu'il vous la fera apercevoir. En matière de salut, c'est une souveraine prudence de ne se point appuyer sur sa propre prudence.

XIII. La prudence du salut n'est pas encore toute renfermée dans cette première règle de la faire entrer partout, pour voir s'il n'y a rien qui soit opposé au salut; mais une seconde maxime également importante est de l'employer dans toutes vos affaires,  et en particulier dans toutes les affaires humaines, pour les rendre même  utiles au salut et profitables devant Dieu. Car ce qui doit être pour vous d'une grande consolation, et ce que vous ne pouvez trop vous imprimer dans l'esprit comme un  principe fondamental de  votre conduite, c'est que les affaires les plus humaines en elles-mêmes peuvent être sanctifiées, et vous profiter pour le salut,  autant que vous aurez soin de les y rapporter.  Mais vous me demandez quel rapport elles peuvent avoir avec le salut. Vous concevez assez que des œuvres de piété, telles que sont l'oraison, la confession, la communion, les exercices de mortification, sont des œuvres salutaires  parce qu'elles ont immédiatement Dieu pour objet, et qu'elles tendent vers lui  directement;   mais il vous semble qu'au regard du salut, toutes les affaires du monde vous sont tout au plus des soins indifférents, et que c'est beaucoup si elles ne vous détournent pas de votre fin dernière, bien loin d'être capable de vous en approcher et de vous y élever. Voilà l'illusion dont se laissent ordinairement prévenir les chrétiens du siècle;

 

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et en quoi ils se trompent. Si vous êtes dans la même erreur , je puis vous en faire aisément revenir. Il y a différentes vocations, et toutes les vocations , si ce sont de vraies vocations , sont vocations de Dieu , puisque c'est à lui de nous placer tous comme il lui plaît, et d'arranger toutes choses selon son gré dans la société des hommes. Dieu veut que nous travaillions tous, et que nous agissions, mais les uns d'une façon et les autres d'une autre ; ceux-là dans le monde, ceux-ci dans l'état ecclésiastique, et plusieurs dans la profession religieuse. Cela posé, les affaires humaines , et même les plus humaines, sont donc de l'ordre de Dieu pour ceux qu'il y a destinés ; étant de l'ordre de Dieu, elles sont donc de la volonté de Dieu ; étant de la volonté de Dieu , elles sont donc agréables à Dieu , en tant qu'elles sont dépendantes de cette divine volonté, et qu'elles y sont unies par la pureté de notre intention ; enfin, étant agréables à Dieu, elles sont donc méritoires devant Dieu , elles sont donc dignes des récompenses de Dieu, elles sont donc saintes alors, puisque Dieu n'agrée ni ne récompense dans l'éternité que ce qui est saint. Ainsi vous comprenez comment vous pouvez les référer à Dieu, en y reconnaissant la volonté de Dieu, et vous y appliquant par ce motif et en cette vue. XIV. Ce n'est pas tout. Dans le soin des affaires humaines, combien y a-t-il de fatigues à essuyer ? combien de chagrins à dévorer ? combien d'incidents fâcheux et de contre-temps, combien de traverses à supporter? En combien de rencontres faut-il se faire violence, se gêner, se surmonter, prendre sur soi? Tel, dans un ministère tout profane en apparence, a néanmoins mille fois plus d'occasions de pratiquer la patience, la douceur, la modération, la charité, la soumission aux ordres du ciel, la mortification de ses désirs et la mortification même de ses sens, que n'en ont les religieux les plus austères. Ce n'est point là un paradoxe, et peut-être n'êtes-vous que trop instruit par vous-même de ce que je dis : or tout cela, ce sont des moyens de salut que vous avez dans les mains, et que vous fournissent les affaires dont vous êtes occupé; car tout cela dirigé, purifié, relevé par un motif surnaturel et chrétien , peut être, au jugement de Dieu, d'un très-grand prix. Combien d'autres, par la même voie, non-seulement se sont sauvés, mais sont parvenus à la plus sublime sainteté?

XV. Voilà quelle est la principale attention de la prudence du salut, elle cherche à profiter de tout pour le salut, parce qu'elle sait que toutes choses, hors le péché, peuvent servir au salut. Au lieu que les mondains, plongés et comme abîmés dans les affaires du monde,s'y emploient d'une manière toute naturelle, et par là laissent échapper des trésors de grâces et de mérites dont ils pourraient s'enrichir; un chrétien, éclairé de la prudence évangélique, prend des idées supérieures , s'élève au-dessus de la nature, ne perd point Dieu de vue, et, travaillant dans le temps et aux affaires du temps présent, porte tous ses regards vers l'éternité. De cette sorte, ce qui demeure inutile dans les mains des autres lui vaut au centuple ; et dans sa condition, quelque éloignée qu'elle paraisse du royaume de Dieu , il trouve abondamment de quoi l'acquérir et de quoi s'y avancer. L'ambitieux fait consister toute sa sagesse à ne pas manquer une occasion de se pousser aux honneurs du monde ; le riche intéressé met toute la sienne à grossir ses revenus et à amplifier ses domaines ; mais ce parfait chrétien, tel que vous devez être, et que mon zèle pour vous me fait souhaiter avec ardeur que vous soyez, ne connaît point d'autre sagesse que d'aspirer par toutes les voies qui se présentent, à une gloire immortelle, et d'amasser chaque jour des richesses qui ne périront jamais.

XVI. Je ne cesserai donc point, et par le devoir de ma profession , et par l'attachement très-respectueux que j'ai pour votre personne, de vous faire la même exhortation que faisait un prophète au peuple d'Israël : Apprenez où est la prudence, où est le conseil, où est la force de l’entendement (1). Je serais bien téméraire si j'entreprenais de vous apprendre où est la prudence du monde ; vous me feriez là-dessus des leçons, et ce serait à moi de vous consulter comme un maître. Mais les plus grands maîtres dans la sagesse humaine et dans la science du monde, sont communément les moins habiles dans la science du salut : or, vous ne pouvez plus douter que cette science du salut ne soit néanmoins la véritable prudence. Ainsi j'ose vous redire : Faites une étude sérieuse de cette solide et droite prudence. Mais où la trouverez-vous? elle n'est guère connue dans les cours des princes, ni dans les plus hauts rangs, et je me souviens sur cela d'un beau trait de l'Ecriture  : il est remarquable. Le Roi-prophète,  parlant du patriarche Joseph, dit que Pharaon lui donna un pouvoir absolu et une intendance générale dans tout son empire (2); et pourquoi l'éleva-t-il à ce rang d'honneur ? plusieurs considérations l'y engagèrent ; mais

 

1 Bar., II, 31. — 2 Psal., CIV, 21, 22.

 

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entre les autres, ce fut afin que Joseph donnât des règles de prudence aux grands de sa cour, et qu'il enseignât la sagesse à ses ministres d'Etat : Ut erudiret principes ejus, et senes ejus prudentiam doceret. Le moyen que cela pût être, demande saint Chrysostome ? à peine Joseph avait-il atteint l'âge de vingt-cinq ans; c’était un jeune homme sans expérience des choses du monde , qui n'avait jusque-là d'autre emploi que de garder des troupeaux; qui, tiré par violence de la maison de son père, s'était vu réduit à la condition d'esclave ; qui, tout récemment, avait été confiné dans une prison, et ne faisait encore que d'en sortir; qui se trouvait tout nouveau en Egypte, et n'en avait ni les mœurs, ni les coutumes. Au contraire, les ministres de Pharaon étaient des vieillards consommés dans les affaires, et forints par un long usage : cependant il faut qu'ils deviennent les disciples de ce Joseph, et que ce soit lui qui les dresse et qui les instruise. Qu'est-ce que cela veut dire? Il est aisé, répond saint Chrysostome, de découvrir ce mystère : c'est que les princes et les ministres de la cour de Pharaon étaient des idolâtres, et n'avaient point encore adoré ni servi le vrai Dieu ; c'étaient de grands hommes selon le monde, il est vrai ; ils entendaient parfaitement l'art de gouverner les peuples, j'en conviens; ils maintenaient dans tout son lustre et faisaient fleurir l'autorité royale, je le veux; ils mettaient dans les finances et dans le commerce un ordre admirable, j'y consens; et qu'on leur attribue mille autres qualités, je n'en contesterai pas une seule, et je les reconnaîtrai toutes. Mais que leur manquait-il? L'esprit de religion, le culte de Dieu, la connaissance du salut et le zèle d'y parvenir; sans cela toute leur prudence portait à faux, et était aussi vaine que les principes sur lesquels ils l'établissaient : il n'y avait que Joseph qui fût en état de les ramener de leurs voies égarées; et plût au ciel qu'il y eût dans toutes les cours des rois de pareils docteurs, et qu'on voulût les écouter !

XVII. Le désordre qui perd tout, c'est qu'on l'écoute que la prudence du monde : désordre plus ordinaire dans la grandeur et l'éclat des premières conditions; mais, du reste, désordre presque universel. A bien juger des choses, Quelque apparence qu'on ait de religion, et quelque profession qu'on en fasse, on n'a point dans le fond d'autre prudence que celle du Mode. Par une malheureuse fatalité, à force de pratiquer le monde, on réduit à la seule prudence du monde les affaires mêmes où le salut est engagé. Dans toutes les délibérations, c'est presque toujours la prudence du monde qui décide ; et si la prudence du salut forme quelque difficulté, on la traite de scrupule et de faiblesse : car voici jusqu'où va le désordre. Qu'un homme de bien, et sage selon l'Evangile, témoigne de la répugnance à telle résolution qu'on prend, à tel moyen qu'on lui suggère, à tel avis qu'on lui donne, à tel avantage qu'on lui fait espérer; qu'il balance là-dessus par une raison de conscience, et qu'il craigne d'y exposer son salut, on en rit, on en plaisante, on le regarde comme un petit génie, et l'on conclut qu'il n'est bon à rien. S'il avait à raisonner et à délibérer avec des païens et des infidèles, je ne m'étonnerais pas qu'on tournât ainsi en raillerie tous ses remords et toutes ses précautions; mais ce que je ne puis assez déplorer, c'est qu'il ait à soutenir les mêmes mépris parmi des chrétiens, et que des gens qui professent la même foi que lui, et qui prétendent au même salut, soient surpris de lui entendre alléguer ce salut et cette foi contre les principes de la politique humaine et contre les manières du monde. De là vient que, pour s'attacher régulièrement dans le monde à la prudence du salut, on a besoin d'une grande fermeté d'âme et d'un grand désintéressement.

XVIII. Je sais que vous avez l'un et l'autre. Vous êtes ferme dans ce que vous avez une fois résolu ; et comme vous ne faites rien à quoi vous n'ayez mûrement pensé, et où vos vues ne soient très-désintéressées, les discours du public vous touchent peu, et ses jugements ne sont guère capables de vous détourner de tout ce que vous croyez être de votre devoir; mais cette fermeté inflexible au sujet des devoirs du monde, prenez garde qu'elle ne vous abandonne lorsqu'il s'agit du salut. Laissez parler ces esprits forts, à qui vous entendez dire quelquefois, par dérision et en se réjouissant, qu'un tel a peur de l'enfer, qu'il est dévot, qu'il a des visions : attendez la fin ; c'est la décision de tout. 0 que ces grands esprits, que ces âmes si élevées au-dessus du vulgaire, que ces sages du siècle trouvent bien à rabattre de cette sagesse dont ils se paraient et dont ils étaient si fiers, quand la mort arrive, et qu'elle les avertit qu'il faut passer dans un autre monde, où toute la prudence de celui-ci n'est de nulle valeur, et n'est comptée pour rien ! Leur prudence mondaine leur a servi à se démêler habilement et honorablement de toutes les affaires qu'ils ont eu à traiter avec les hommes ; mais de quel usage leur sera-t-elle pour

 

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se démêler heureusement et avantageusement de l'importante affaire qu'ils auront à traiter avec Dieu? Il s'agira de lui rendre compte, il s'agira de justifier devant son tribunal toute la conduite de leur vie ; il s'agira de recevoir de lui une sentence de salut ou de damnation ; il n'y aura point là d'intrigues à imaginer, de ressorts secrets à faire jouer, d'esprits à ménager. D'un seul rayon, la lumière divine dissipera toutes ces fausses lueurs d'une raison bornée et d'une sagesse qui les aveuglait et les égarait, plutôt qu'elle ne les éclairait et les conduisait. A ce grand jour, à cette révélation qui tout à coup leur découvrira toute leur folie passée et toute leur misère présente, que penseront ces philosophes, ces intrépides, ces braves en fait de religion ? c'est ce que je voudrais, mais ce que je ne puis maintenant leur faire concevoir : si même je me hasardais à vouloir leur en donner quelques idées, ils ne m'en croiraient pas. Quand donc le concevront-ils ? Quand ils l'éprouveront. Mais quand ils l'éprouveront, y aura-t-il du remède, y aura-t-il pour eux quelque ressource ?

XIX. Ces réflexions sont terribles, et méritent assurément qu'on s'y rende attentif. Peut-être me direz-vous ce qu'on nous dit tous les jours: que la dissipation du monde et ses mouvements effacent ces sortes de pensées, et empêchent que la plupart ne s'en occupent; mais, vous répondrai-je, c'est donc à dire que la dissipation du monde et que ses mouvements renversent l'esprit a la plupart des gens du monde : car, en vérité, qu'appelez-vous renversement d'esprit, si ce n'en est pas un de savoir qu'on doit mourir, qu'après la mort tout sera comme anéanti pour nous sur la terre, qu'il ne nous restera qu'un seul bien a posséder, qui est le salut ; que la possession de ce bien unique et souverain dépendra du soin que nous aurons eu de le rechercher dans la vie, et de nous y préparer; que la perte de ce bien infini nous exposera à un malheur infini et nous y précipitera? que peut-on, dis-je, appeler égarement et même extravagance, si ce n'est d'être instruit de tout cela, et de le négliger, et de n'en être aucunement en peine, et de l'abandonner au hasard, et de n'y tourner jamais ses vues, et de n'examiner jamais ce qui en sera et ce qui n'en sera pas, comme si c'était une chose à quoi l'on n'eût nul intérêt, ou qu'un intérêt très-léger ? N'est-ce pas en cela que s'accomplit la parole de Dieu, et cette menace qu'il nous fait par son apôtre : Je perdrai toute la sagesse des sages, et je détruirai toute la prudence des prudents ? Il  permet que des hommes d'ailleurs pleins de raison, et du meilleur conseil en toutes les autres affaires, cessent d'être raisonnables et deviennent incapables de tout conseil dans l'affaire de leur salut.

XX. Vous ne serez pas de ce nombre, ainsi que je l'espère, et que je le demande souvent à Dieu pour vous. Vous rentrerez en vous-même, et vous considérerez sérieusement tout ce que je viens de vous marquer. Vous serez toujours, comme vous l'avez été jusqu'à ce jour, sage pour les affaires publiques dont vous êtes chargé, sage pour les affaires domestiques de votre maison ; mais vous le serez encore plus pour votre âme et pour l'affaire de votre salut.

Vous me faites l'honneur de me mettre au rang de vos amis, et de m'en donner la qualité. Je la reçois avec tout le respect et toute la reconnaissance possible ; mais il me serait bien douloureux qu'un homme que j'honore, en qui je remarque les plus beaux talents, et à qui je dois autant qu'à vous, s'oubliât lui-même dans son affaire capitale, lorsqu'il a tant de vigilance et de circonspection dans des affaires ou qui ne le louchent en aucune sorte, ou qui ne sont pour lui que d'une très-petite conséquence, en comparaison de celle qu'il laisse perdre. Mon ministère m'engage à m'employer au salut des âmes. Je dois être sensible à leur perte par le sentiment d'une charité commune;et fût-ce rame du dernier des hommes, et même l’âme de mon plus mortel ennemi, je ne devrais rien épargner pour la sauver. Concluez de là ce que me causerait de regrets et de sensibilité la perte d'une âme qui, par tant d'endroits et tant de raisons particulières, me doit être aussi chère que la vôtre. Je vous conjure donc, par l'amitié ou plutôt par la bonté que vous me témoignez en toutes rencontres, de me donner la consolation d'avoir travaillé efficacement à votre plus grand bien et à votre intérêt le plus précieux, qui est le salut. Vous avez sans cesse autour de vous une foule de gens qui vous sollicitent pour d'autres grâces qu'ils veulent obtenir : ce ne sont point là celles que je vous demande. Dispensez les comme il vous plaira, et à qui il vous plaira: mais accordez-moi ce que je désire si ardemment, et sur quoi je ne craindrai point de vous presser jusqu'à l'importunité, savoir, que votre premier soin soit votre salut. Dans ces autres grâces pour lesquelles on s'empresse tant auprès de vous, chacun ne pense qu'à soi-même

 

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et ne cherche que soi-même : mais dans la  grâce que je souhaite et que j'attends de votre religion, je ne pense qu'à vous, ni je ne cherche que vous.

 

 

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