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PENSÉES SUR  DIVERS SUJETS
DE RELIGION ET DE MORALE.

 

 

PENSÉES SUR  DIVERS SUJETS  DE RELIGION ET DE MORALE.

AVERTISSEMENT.

DU SALUT.

NÉCESSITÉ DU SALUT , ET USAGE QUE NOUS EN DEVONS FAIRE CONTRE LES PLUS DANGEREUSES TENTATIONS DE  LA  VIE.

ESTIME  DU  SALUT  ET GLOIRE  DU  CIEL,   PAR   LA VUE   DES  GRANDEURS  HUMAINES.

DÉSIR DU SALUT, ET PRÉFÉRENCE QUE NOUS LUI DEVONS DONNER AU-DESSUS DE TOUS LES AUTRES BIENS.

INCERTITUDE DU SALUT, ET SENTIMENTS QU'ELLE DOIT NOUS INSPIRER , OPPOSÉS A UNE FAUSSE SÉCURITÉ.

VOLONTE GENERALE DE DIEU, TOUCHANT LE SALUT DE TOUS LES HOMMES.

POSSIBILITÉ  DU  SALUT  DANS  TOUTES LES CONDITIONS DU  MONDE.

VOIE ÉTROITE DU SALIT, ET CE QUI PEUT NOUS ENGAGER PLUS FORTEMENT A LA PRENDRE.

SOIN   DU   SALUT,   ET  EXTRÊME   NÉGLIGENCE   AVEC LAQUELLE ON  Y TRAVAILLE  DANS   LE  MONDE.

SUBSTITUTION DES GRACES DU SALUT ; LES VUES QUE DIEU SY PROPOSE , ET COMMENT IL Y EXERCE SA JUSTICE ET SA MISÉRICORDE.

PETIT NOMBRE DES ÉLUS ; DE QUELLE MANIÈRE IL FAUT L'ENTENDRE, ET LE FRUIT QU'ON PEUT RETIRER  DE  CETTE  CONSIDÉRATION.

PENSÉES DIVERSES SUR LE SALUT.

 

AVERTISSEMENT.

 

Je m'acquitte de la parole que je donnai il y a quelques années, lorsque je fis paraître les Exhortations et les Instructions du P. Bourdaloue. Dans l'avertissement qui est à la tète de ces Instructions et Exhortations, je m'engageai à un nouveau travail, sans savoir bien où il me conduirait, ni si j'aurais de quoi remplir le dessein que je m'étais proposé. Quoi qu'il en soit, je promis de l'aire une nouvelle révision des manuscrits du P. Bourdaloue, et de recueillir tout ce que j'y trouverais de pensées détachées, de réflexions, de fragments qui seraient demeurés imparfaits, et qu'il n'aurait point employés dans ses sermons.

Car avant que de composer un sermon, le P. Bourdaloue taisait ce que l'ont communément les prédicateurs : il jetait d'abord sur le papier les différentes idées qui se présentaient à lui touchant la matière qu'il avait en vue de traiter. Il marquait tout confusément et sans aucune liaison. Mais s'étant ensuite tracé le plan de son discours, il choisissait ce qui lui pouvait convenir, et laissait le reste. Ce reste néanmoins, qu'il laissait comme superflu, avait son prix, et c'est de quoi il m'a paru que je pouvais former un recueil, sous le titre général de Pensées sur divers sujets de religion et de morale.

Cependant il y fallait mettre quelque ordre, et tellement distribuer ces pensées, que celles qui ont rapport à un même sujet fussent toutes réunies sous un titre particulier. Cela même ne suffisait point encore : mais de ces pensées les unes étant bien plus étendues que les autres, il a fallu faire des premières comme autant d'articles ou de paragraphes, et ranger les autres indifféremment et sans suite, sous le simple titre de Pensées diverses. Tout cela, comme on le juge assez, demandait que l'éditeur mit un peu la main à l'œuvre, pour disposer les matières, pour les lier ou les développer, pour les finir et leur donner une certaine forme : mais je n'ai rien fait à l'égard de ce recueil de Pensées, que je n'eusse déjà fait à regard des Sermons, Exhortations, Instructions, et de la Retraite spirituelle du même auteur.

Voilà tout le compte que j'ai à rendre de ces opuscules, qui commencent à voir le jour. Car ce ne sont ici proprement que des opuscules, mais où il me semble que l'illustre auteur dont ils portent le nom ne sera point méconnaissable. Les hommes d'un génie supérieur se font partout reconnaître, et jusque dans les moindres choses ils gardent toujours leur caractère. Le public en jugera, et peut-être me saura-t-il gré de la constance avec laquelle je me suis appliqué depuis près de trente ans à lui donner une édition complète des Œuvres du P. Bourdaloue. Il n'y avait rien à perdre d'un si riche fonds, et c'est beaucoup pour moi, si je puis penser qu'il n'ait point dépéri dans mes mains.

 

DU SALUT.

NÉCESSITÉ DU SALUT , ET USAGE QUE NOUS EN DEVONS FAIRE CONTRE LES PLUS DANGEREUSES TENTATIONS DE  LA  VIE.

 

On parle du salut comme d'une affaire souverainement importante, et on a raison d'en parler de la sorte. Mais c'est trop peu dire : il faut ajouter que c'est une affaire absolument nécessaire ; et ce fut l'idée que le Sauveur des hommes en voulut donner à Marthe, dans cette grande leçon qu'il lui fit : Marthe, vous vous inquiétez et vous vous embarrassez de bien des choses ; mais une seule chose est nécessaire (1).

Ce n'est donc point seulement une affaire d'une importance extrême que le salut, mais une affaire d'une absolue nécessité. Entre l'un et l'autre la différence est essentielle. Qu'on me

 

1 Luc, X, 42.

 

fasse entendre qu'une affaire m'est importante et très-importante, je conçois précisément par là que je perdrai beaucoup en la perdant, sans qu'il s'en suive néanmoins que dès lors tout sera perdu pour moi, et qu'il ne me restera pins rien. Mais que ce soit une affaire absolument nécessaire, et seule nécessaire, je conclus et je dois conclure que si je venais à la perdre, tout me serait enlevé, et que ma perte serait entière et sans ressource : or tel est le salut.

Affaire nécessaire, et seule nécessaire : nécessaire, puisque je ne puis me passer du salut; seule nécessaire, puisque, hors le salut, il n'y I rien dont je ne puisse me passer. Je dis nécessaire, puisque je ne puis me passer du salut: car c'est dans le salut que Dieu a renfermé toutes mes espérances, en me le proposant comme fin dernière; et c'est de là que dépend Mon bonheur pendant toute l'éternité. Je dis seule nécessaire, puisqu'il n'y a rien, hors le salut dont je ne me puisse passer : car je puis me passer de tout ce que je vois dans le monde; je puis me passer des richesses du monde, je puis me passer des honneurs et des grandeurs du monde, je puis me passer des aises et des récréations du monde. Tout cela, il est vrai, ou une partie de tout cela, peut m'être utile, par rapport à la vie présente, suivant l'état et la condition où je me trouve; mais enfin je puis ne passer de cette vie présente et mortelle, et il faudra bien, tôt ou tard, que je la perde. Par conséquent, je n'ai de fond à faire que sur le salut : c'est là que je dois tendre incessamment, uniquement, nécessairement, à moins que, par un affreux désespoir, je ne consente à être immanquablement, pleinement, éternellement mal heureux.

Terrible alternative : ou un malheur éternel, qui est la damnation, ou une éternelle béatitude, qui est le salut ! Voilà sur quoi je suis obligé de me déterminer, sans qu'il y ait aucun tempérament à prendre. Le ciel ou l'enfer, peint d'autre destinée. Si je me sauve, le ciel est a moi, et il ne me sera jamais ravi ; si je nie damne, l'enfer devient irrémissiblement mon partage, et jamais je ne cesserai d'y souffrir ; car la mort n'est point pour nous un anéantissement : ce n'est point, comme pour la bête, une destruction totale ; au contraire, l'homme en mourant ne fait que changer de vie: d'une vie courte et fragile, il passe à une vie immortelle et permanente ; vie qui doit être, pour les élus le comble de la félicité et le souverain bien, et vie qui sera pour les réprouvés la souveraine misère et l'assemblage

 

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de tous les maux. Ainsi Dieu, dans le conseil de sa sagesse, l'a-t-il arrêté, et ses décrets sont irrévocables. Voilà ma créance, voilà ma religion.

De là même, affaire tellement nécessaire, qu'il ne m'est jamais permis, en quelque rencontre que ce soit, ni pour qui que ce soit, de l'abandonner. Un père peut sacrifier son repos et sa santé pour ses enfants; un ami peut renoncer à sa fortune, et se dépouiller de tous ses biens pour son ami ; bien plus, il peut, en faveur de cet ami, sacrifier jusqu'à sa vie. Mais s'agit-il du salut, il n'y a ni lien du sang et de la nature, ni tendresse paternelle, ni amitié si étroite qui puisse nous autoriser à faire le sacrifice d'un bien supérieur à toute liaison humaine et à toute considération.

Plutôt que de consentir à la perte de mon âme, je devrais, s'il dépendait de moi, laisser tomber les royaumes et les empires; je devrais laisser périr le monde entier. Et ce n'est point encore assez : car, selon les principes de la morale évangélique, et selon la loi de la charité que je me dois indispensablement à moi-même, non-seulement il ne m'est point libre de sacrifier, en quelque manière que ce puisse être, mon salut, mais il ne m'est pas même permis de le hasarder et de l'exposer. Le seul danger volontaire, si c'est un danger prochain, est un crime pour moi ; et quoiqu'il m'en put coûter, ou pour le prévenir, ou pour en sortir, je ne devrais rien ménager ni rien épargner, fallût-il en venir à toutes les extrémités, fallût-il quitter père, mère, frères, sœurs; fallût-il m'arracher l'œil ou me couper le bras : pourquoi cela? toujours par cette grande raison de la nécessité du salut, qui prévaut à tout et l'emporte sur tout.

Allons plus loin, et, pour nous faire mieux entendre, réduisons ceci à quelques points plus marqués et plus ordinaires dans la pratique. Je prétends donc que cette nécessité du salut, bien méditée et bien comprise, est avec le secours de la grâce, le plus prompt et le plus puissant préservatif contre toutes les tentations dont nous pouvons être assaillis, chacun dans notre état. Mais sans embrasser trop de choses, et sans nous engager dans un détail infini, bornons-nous à certaines tentations particulières, plus communes, plus spécieuses, plus violentes, qui naissent de la nécessité et du besoin où l'on peut se trouver en mille occasions, par rapport aux biens temporels et aux avantages du siècle : je m'explique.

 

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Il y a des extrémités fâcheuses où se trouvent réduits une infinité de personnes: et que fait alors l'ennemi de notre salut, ou pour mieux dire, que fait la nature corrompue? que fait la passion et l'amour-propre, plus à craindre mille fois pour nous que tous les démons? C'est dans des conjonctures si critiques et si périlleuses que tout concourt à nous séduire et à nous corrompre. Le prétexte de la nécessité nous devient une prétendue raison dont il est difficile de se défendre, et la conscience n'a point de barrières si fortes que cette nécessité ne puisse nous faire franchir. Par exemple, on manque de toutes choses , et pourvu qu'on voulût s'écarter des voies de l'équité et de la bonne foi, on ne manquerait de rien : on aurait non-seulement le nécessaire, mais le commode, et on l'aurait abondamment. On voit déchoir sa famille de jour en jour, elle est sur le point de sa ruine ; et pourvu qu'on voulût entrer dans les intrigues criminelles d'un grand et seconder ses injustes desseins, on s'en ferait un patron qui la soutiendrait et l’élèverait. On est embarqué dans une affaire de conséquence : c'est un procès dont la perte doit causer un dommage irréparable; il est entre les mains d'un juge accrédité dans sa compagnie : et au lieu de solliciter ce juge assez inutilement, si l’on voulait, aux dépens de la vertu, écouter de sa part d'autres sollicitations et y condescendre, on pourrait ainsi se procurer un arrêt favorable et un gain assuré. On a un ennemi dont on reçoit mille chagrins; c'est un homme sans raison et sans modération, qui nous butte en tout, qui nous persécute; et si l'on voulait user contre lui de certains moyens qu'on a en main, on serait bientôt à couvert de ses atteintes. Quel empire ne faut-il pas prendre sur soi et sur les mouvements de son cœur, pour ne pas succombera de pareilles tentations, et pour demeurer ferme dans son devoir.

Car, encore une fois, de quoi n'est-on pas capable quand la nécessité presse, et à quoi n'a-t-elle pas porté des millions de gens qui du reste axaient d'assez bonnes dispositions, et n'étaient de leur fonds ni vicieux ni méchants? De combien d'iniquités la pauvreté et l'indigence n'est-elle pas tous les jours le principe? combien a-t-elle fait de scélérats, de traîtres, de parjures, d'impies, d'impudiques, de ravisseurs du bien d'autrui, et de meurtriers qui sans cela ne l'auraient jamais été, qui ne l'ont été en quelque manière que malgré eux et qu'avec toutes les répugnances possibles; mais enfin qui l'ont été, parce qu'ils ont cru y être forcés? Non-seulement ils l'ont cru, mais de là souvent ils se sont persuadés que jusque dans leurs crimes ils étaient excusables; et voilà ce qui rend encore la nécessité plus dangereuse. On se fait aisément de fausses consciences. on étouffe tous les remords du péché, on se dit à soi-même que, dans la situation où l'on est, et dans toutes les circonstances qui l'accompagnent, il n'y a point de loi, et que tout est permis; on exagère cet état, dont on veut se prévaloir, et l'on prend pour dernière extrémité et pour nécessité absolue ce qui n'est que difficulté, qu'incommodité, que l'effet d'une imagination vive et d'une excessive timidité. Quoi qu'il en soit, tout cela mena à d'étranges conséquences, et les suites en sont affreuses.

Or, quel est pour nous, en de semblables attaques, le plus solide appui et le soutien le plus inébranlable? le voici. C'est de se retracer fortement le souvenir de cette maxime fondamentale : Il  n’y a qu’une chose nécessaire (1) c'est de s'armer de cette pensée, selon la ligure de l'Apôtre, comme d'une cuirasse, comme d'un casque, comme d'un bouclier qui résiste aux traits les plus enflammés (2), de l'esprit tentateur, et que rien ne peut pénétrer. C'est, dis-je, d'opposer nécessité à nécessité, la nécessité de sauver son âme, qui est nue nécessité capitale et souveraine, à la nécessité de sauver sa fortune, de sauver ses biens, de sauver sa vie.

Car je dois ainsi raisonner : Il est vrai, je pourrais rétablir mes affaires, si je voulais relâcher quelque chose de cette intégrité si exacte et si sévère, qui n'est guère de saison dans le temps où nous sommes, et qui m'empêche de faire les mêmes profits que tant d'autres : mais en me rétablissant ainsi selon le monde je me perdrais selon Dieu, je perdrais mon âme: or il la faut sauver. Il est vrai, si je ne me rends pas à telle proposition qu'on me fait, je choquerai le maître qui m'emploie; j'aliénerai de moi le protecteur qui m'a placé, et qui peut dans la suite me faire encore monter plus haut; je serai obligé de me retirer, et n'ayant plus personne qui s'intéresse pour moi, ni qui m'avance, je resterai en arrière; et que deviendrai-je? Il n'importe : en acquiesçant à ce qu'on me demande, j'offenserais un maître bien plus puissant que tous les maîtres et tous les potentats de la terre, et pour conserver de vaines espérances, je sacrifierais un héritage éternel, je sacrifierais mon âme, et je la damnerais:

 

1 Luc, X, 42. — 2 Ephes., VI, 17.

 

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or il la faut sauver. Il est vrai, l'occasion est belle de me tirer de l'oppression où je suis, et d'abattre cet homme qui ne cesse de me nuire et de me traverser ; mais, en me délivrant des poursuites d'un ennemi qui, malgré toutes ses violences, et quoi qu'il entreprenne contre moi, ne peut après tout me faire qu'un mal passager, je me ferais un autre ennemi bien plus redoutable, qui est mon Dieu , et qui, de sou bras vengeur, peut également et pour toujours porter ses coups sur les âmes comme sur les corps. A quoi donc exposerais-je mon âme? or il la faut sauver. Il est vrai, ma condition est dure, et je mène une vie bien triste ; je n'ai rien, et je ne vois point pour moi de ressources. On me fait les offres les plus engageantes, et si je les rejette, me voilà dans le dernier abandonnement et dans la dernière misère ; mais d'ailleurs je ne les puis accepter qu'au préjudice de l'honneur, et surtout qu'au préjudice de mon âme : or il la faut sauver. Oui, il le faut, et à quelque prix que ce soit, et quelque peine qu'il y ait à subir. Il le faut, et quelque infortune, quelque décadence, quelque malheur qui en doive suivre par rapport aux intérêts humains, il le faut, car c'est là le seul nécessaire, le pur nécessaire. Encore une fois, je le dis pur, le seul nécessaire, parce qu'en comparaison de ce nécessaire, rien n'est proprement ni ne doit être censé nécessaire, parce que dès qu'il s'agit de ce nécessaire, toute autre chose qui s'y trouve en quelque sorte opposée cesse dès lors d'être nécessaire ; parce que c'est à ce nécessaire que doivent se rapporter, comme à la règle primitive et invariable, toutes mes délibérations , toutes mes résolutions, toutes mes actions.

Ce fut ainsi que raisonna la chaste Suzanne, lorsqu'elle se vit attaquée de ces deux vieillards qui voulurent la séduire, et qui la menaçaient de la faire périr, si elle ne consentait à leur passion. Que ferais-je, dit-elle, dans le cruel embarras où je suis? quelque parti que je prenne, je ne puis éviter la mort : mais il vaut mieux que je périsse par vos mains que de pécher en la présence de mon Dieu , et de périr éternellement par l'arrêt de sa justice. Ce fut ainsi que raisonna le généreux Eléazar, lorsque de faux amis le sollicitaient de manger des viandes défendues selon la loi, et de se garantir par là de la colère du prince. Ah 1 répondit ce zélé défenseur de la religion de ses pères, en obéissant au prince et en suivant le conseil que vous me donnez, je pourrais, pour le temps présent, me sauver du supplice où je

suis condamné, et prolonger ma vie de quelques années, mais, vif ou mort, je ne me sauverai pas des jugements formidables du Tout-Puissant; et qu'y a-t-il de si rigoureux que je ne doive endurer , plutôt que d'encourir sa haine et de renoncer à ses promesses ? C'est ainsi que raisonnait saint Paul , ce vaisseau d'élection , et ce docteur des nations. Il se représentait tout ce qu'il y a de plus effrayant, de plus affligeant, de plus désolant. Il supposait que la tribulation vînt fondre sur lui de toutes parts ; qu'il fût accablé d'ennuis, pressé de la faim, tourmenté de la soif, environné de périls, comblé de malheurs; qu'il fût abandonné aux persécutions, aux croix, aux glaives tranchants ; que, dans un déchaînement général, tout l'univers se soulevât contre lui, la terre, la mer, toutes les puissances célestes, toutes les puissances infernales , toutes les puissances humaines : il le supposait, et à la vue de tout cela il s'écriait : Qui me séparera de la charité de Jésus-Christ ? Il allait plus loin; et par la force de la grâce qui le transportait , s'élevant au-dessus de tous les événements, il osait se répondre de lui-même, et ajoutait : Je le sais , et j'en sais certain, que ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les principautés , ni le présent, ni l'avenir , ni ce qu'il y a de plus haut, ni ce qu'il y a de plus bas, ni quelque créature que ce soit, ne pourra me détacher de l’amour de Dieu , mon Seigneur et mon Sauveur (1). Voilà comme en parlait ce grand Apôtre. Et d'où lui venait cette constance et cette fermeté insurmontable? c'est qu'il concevait de quel intérêt et de quelle nécessité il était pour lui de sauver son âme, en se tenant toujours étroitement et inséparablement attaché au Dieu de son salut.

Ce sont là, dit-on , de beaux sentiments , ce sont de belles réflexions; mais, après tout, on ne vit pas de ces sentiments ni de ces réflexions; et cependant il faut vivre. Avec ces réflexions, on ne fait rien ; et toutefois, il faut avoir quelque chose , il faut faire quelque chose, il faut parvenir à quelque chose. J'en conviens, on ne vit pas de ces réflexions ; mais de ces réflexions on apprend à mourir si l'on ne peut vivre sans risquer le salut de son âme. Je l'avoue, avec ces réflexions on ne fait rien dans le monde, on n'amasse rien, on ne parvient à rien ; mais de ces réflexions on apprend à se passer de tout, si l'on ne peut rien faire , ni rien amasser, ni parvenir à rien, sans exposer le salut de son âme. Disons mieux , on apprend de ces

 

1 Rom., VIII, 38.

 

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réflexions que c'est tout faire que de faire son salut, que c'est tout gagner que d'amasser un trésor de mérites pour le salut, que c'est parvenir à tout que de parvenir au terme du salut. Voilà ce que ces réflexions ont appris à tant de chrétiens de l'un et de l'autre sexe : car, malgré la corruption dont tous les états du monde ont été infectés, il y a toujours eu dans chaque état des fidèles de ce caractère prêts à quitter toutes choses pour mettre en sûreté leur salut; il y en a eu, dis-je, et plaise au ciel qu'il y en ait toujours! La nécessité du salut était-elle autre chose pour eux que pour nous? y étaient-ils plus intéressés que nous? Non, sans doute ; c'était pour eux et pour nous la même nécessité : mais ils y pensaient beaucoup plus que nous; et en y pensant plus que nous, ils la comprenaient aussi beaucoup mieux que nous. Pensons-y comme eux, méditons-la comme eux, nous la comprendrons comme eux; et en la comprenant comme ils l'ont comprise, nous en ferons comme eux notre affaire essentielle, et nous y adresserons toutes nos prétentions et toutes nos vues.

Mais, hélas ! les portons-nous ? Quand je vois les divers mouvements dont le monde est agité, et qui sont ce qu'on appelle le commerce du monde ; quand je vois cette multitude confuse de gens qui vont et qui viennent, qui s'empressent et qui se tourmentent, toujours occupés de leurs desseins, et toujours en action pour y réussir et les conduire à bout ; n'ayant que cela dans l'esprit, ne travaillant que pour cela, n'aspirant qu'à cela : au milieu de ce tumulte, j'irais volontiers leur crier avec le Sage : Hommes dépourvus de sens, et aussi peu raisonnables que des enfants à peine formés et sortis du sein de leur mère (1), à quoi pensez-vous? que faites-vous? Hors une seule chose, tout le reste n'est que vanité (2) ; et par une espèce d'ensorcellement, cette vanité vous charme, cette vanité vous entraîne, cette vanité vous possède aux dépens de l'unique nécessaire ! Je le dirais aux grands et aux petits, aux riches et aux pauvres, aux savants et aux ignorants. Malheur à quiconque ne m'écouterait pas I et dès à présent, malheur à quiconque demeure là-dessus dans une indifférence et un oubli qu'on ne peut assez déplorer !

 

ESTIME  DU  SALUT  ET GLOIRE  DU  CIEL,   PAR   LA VUE   DES  GRANDEURS  HUMAINES.

 

C'est une morale ordinaire aux prédicateurs, d'inspirer du mépris pour toutes les pompes et

 

1 Sap., XII, 24. — 2 Eccles., I, 2.

 

toutes les grandeurs du monde. Ils en font les peintures les plus propres à les rabaisser dans notre estime et à les dégrader. De la manière qu'ils en parlent et dans les termes qu'ils s'en expliquent, ce ne sont que de vaines apparences, que des fantômes et des illusions qui nous séduisent, et dont nous devons, autant qu'il est possible, détourner nos regards. A Dieu ne plaise que je prétende en aucune sorte déroger à la vérité et à la sainteté de cette morale ! Je l'ai prêchée comme les autres en plus d'une rencontre, et je suis bien éloigné delà contredire, puisque ce serait me contredire moi-même. Mais après tout, quoi que nous en puissions dire, il faut toujours convenir que ces grandeurs et ces pompes humaines, si méprisables d'ailleurs, ne laissent pas d'avoir quelque chose en effet de pompeux et de brillant, quelque chose de grand et de magnifique; et c'est par où il me semble non-seulement qu'il est permis, mais qu'il peut être très-utile à un chrétien de les envisager, pourvu qu'on les envisage chrétiennement. Donnons jour à cette pensée.

Les cieux, dit le Prophète royal (1), nous annoncent la gloire de Dieu, et le firmament, dont il est l'auteur, nous fait connaître l'excellence de l'ouvrier qui l'a formé. Aussi est-ce en conséquence de ce principe, et conformément à cette parole du Prophète, que l'apôtre saint Paul reprochait aux sages de l'antiquité de n'avoir pas glorifié Dieu selon la connaissance qu'ils en avaient par ses ouvrages. Car toutes les choses visibles, ajoutait ce docteur des Gentils, tous les êtres dont nos sens sont frappés, et qui se présentent à nos yeux avec leurs perfections, nous découvrent les perfections invisibles du souverain Maître qui les a créés : tellement que les philosophes mêmes du paganisme ont été inexcusables de ne pas rendre à ces perfections divines, qu'ils ne pouvaient ignorer, le juste tribut de louanges qui leur était dû. Or voilà, par proportion et suivant la même règle, à quoi nous peut servir la vue de ce que nous appelons grandeurs et pompes du monde. Ce sont des images, quoiqu'imparfaites, des grandeurs célestes, et de cette gloire qui nous est promise sous le terme de salut. Ce sont des ébauches où nous est représenté, quoique très-légèrement, ce que Dieu prépare à ses élus dans le séjour de la béatitude. Ce sont, pour ainsi parler, comme des essais de la magnificence du Seigneur, qui nous donne à juger quelles richesses immenses il versera

 

1  Psal., XVIII, 1.

 

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dans le sein de ses prédestinés, de quel éclat il les couronnera, de quelles délices et de quels torrents de joie il les enivrera (1), quand il lui plaira de les retirer de cette région des morts où nous sommes, et de les introduire dans la terre des vivants ; quand il les fera sortir de ce désert où nous passons, et qu'il les recevra dans la bienheureuse Jérusalem ; quand il fera finir pour eux cet exil où nous languissons, et qu'il les établira dans leur glorieuse patrie ; quand il leur ouvrira ses tabernacles éternels, qu'il en étalera à leurs yeux toutes les beautés, tous les trésors, qu'il les revêtira de sa divine clarté et les élèvera dans les splendeurs des saints ; enfin quand il les mettra en possession de ce salut qu'ils ne voyaient auparavant que sous des figures énigmatiques et comme dans un miroir (2), mais dont ils connaîtront alors le prix, parce qu'ils le verront et qu'ils commenceront à en jouir.

Voilà, dis-je, de quoi les pompes et les grandeurs du siècle nous tracent quelque idée, et une idée assez forte pour exciter tout notre zèle à la poursuite du salut, et à la conquête du royaume de Dieu. Car, d'une part, considérant ces grandeurs mortelles, et y en ajoutant même encore de nouvelles, autant que j'en puis imaginer ; et, d'autre part, consultant la foi et méditant ces paroles du grand Apôtre, que l'œil n'a jamais rien vu, que l'oreille n'a jamais rien entendu, que le cœur de l’homme n'a jamais rien pensé ni rien compris, qui égale ce que Dieu destine à ceux qu'il aime, et dont il sera éternellement aimé (3), quelle conséquence dois-je tirer de l'un et de l'autre? Je m'attache au raisonnement de saint Chrysostome, et je dis : Quelque mépris que je fasse de la terre et que j'en doive faire, il m'est toutefois évident que j'y vois des choses merveilleuses ; il ne m'est pas moins évident qu'on m'en rapporte encore d'autres plus surprenantes et plus admirables; et si je veux laisser agir mon imagination et lui donner l'essor, que n'est-elle pas capable de se figurer au-dessus même et de tout ce que je vois, et de tout ce que j'entends? Cependant ni tout ce que je vois, ni tout ce que j'entends, ni tout ce que je puis me figurer, non-seulement selon les idées naturelles et raisonnables, mais par les fictions les plus excessives et les plus outrées, n'approche point de ce que j'espère après cette vie, et de ce que Dieu a fait pour moi dans un autre monde que celui-ci. Quand je vois tout cela, quand je l'entends,

 

1 Psal., XXXV, 9. — 2 1 Cor., XIII, 12. —  3 Ibid., II, 9.

 

que je me le figure , j'en suis charmé : mais tout cela néanmoins n'est point la gloire que j'attends; tout cela ne peut être mis en comparaison avec la gloire que j'attends, tout cela n'est rien auprès de la gloire que j'attends; et si je multipliais tout cela, si je le redoublais, si je l'accumulais sans mesure, après y avoir épuisé toutes les puissances de mon âme et toutes les forces de mon esprit, tout cela serait toujours infiniment au-dessous de la gloire que j'attends. Qu'est-ce donc, mon Dieu, que cette gloire? qu'est-ce que ce salut? mais en même temps, Seigneur, qu'est-ce que l'homme? et à qui appartient-il qu'à un Dieu aussi libéral et aussi bon, aussi puissant et aussi grand que vous l'êtes, de nous récompenser de la sorte, et de nous glorifier, non-seulement au delà de tous nos mérites, mais au delà de toutes nos connaissances et de toutes nos vues?

C'est ainsi que raisonnait saint Chrysostome, et c'est ainsi que, par la vue des pompes humaines et des grandeurs du monde, j'acquiers la connaissance la plus sensible et la plus parfaite que je puisse maintenant avoir du salut où j'aspire et de la gloire qui m'est réservée dans le ciel, si je suis assez heureux pour y parvenir. Ne pouvant connaître présentement cette gloire par ce qu'elle est, je la connais par ce qu'elle n'est pas; et la connaissance que j'en ai par ce qu'elle n'est pas me dispose mieux que toute autre à la connaissance de ce qu'elle est.

Il ne s'agit donc point ici de déployer son éloquence en de vagues et de longues déclamations sur le néant de tout ce que nous voyons en ce monde, et de toutes les grandeurs dont nos yeux sont frappés. Avouons que ces grandeurs, quoique passagères, ont du reste en elles-mêmes de quoi toucher nos sens, de quoi attirer nos regards, de quoi piquer notre envie, de quoi exciter nos désirs, de quoi allumer nos passions ; avouons-le, encore une fois, et reconnaissons-le; mais pourquoi? afin qu'ensuite , montant plus haut, et nous disant à nous-mêmes, ce n'est point encore là le bonheur qui m'est proposé, ce n'est point encore le saint héritage où je prétends, nous concevions de cet héritage céleste et de ce bonheur souverain une idée plus noble et plus excellente. Quand saint Augustin voyait la cour des empereurs de Rome, si superbe et si florissante; quand il assistait à certaines cérémonies où ils se montraient avec plus d'appareil et plus de splendeur, il ne disait pas

 

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avec dédain, ni d'un air de mépris : Qu'est-ce que ce faste et cette Abondance? qu'est-ce que ce luxe et cette somptuosité? qu'est-ce que cet amas prodigieux de biens et de richesses? A s'en tenir au premier aspect, ce spectacle lui remplissait l'esprit, le surprenait et rattachait; mais de là bientôt passant plus avant et s'élevant à Dieu: Si tout ceci, mon Dieu, s'écriait-il, est si auguste, qu'est-ce de vous-même? et si toute cette pompe se voit hors de vous, que verra-t-on dans vous? Telle devrait être la méditation des grands. Il n'y a personne à qui elle ne convienne ; mais c'est aux grands que ce sujet est spécialement propre, parce qu'il leur est plus présent. Ils sont beaucoup plus souvent témoins et spectateurs de la grandeur et de la majesté royale; ils la voient de plus près que les autres, et ils la voient dans tout son lustre. Or, il leur serait si utile et si facile tout ensemble de faire ce que faisait Moïse au milieu de la cour de Pharaon ! Le tumulte et le bruit du monde, les grandes et différentes scènes nui lui passaient continuellement devant les yeux, ne lui firent jamais perdre de vue l'Invisible, selon l'expression de saint Paul ; mais il en conserva toujours l'image aussi vivement empreinte dans son esprit que s'il l'eût vu en effet, ce Dieu d'Israël, qu'il adorait au fond de son cœur, et vers qui il tournait tous ses désirs, comme vers la source de tous les biens et le dispensateur de tous les dons.

Oh ! qu'un grand, instruit des vérités du christianisme, et jugeant des choses selon les principes de la religion, ferait de salutaires et de solides réflexions, quand dans une cour, comme sur un théâtre ouvert de toutes parts, il voit paraître tant de personnages et de toutes les sortes; quand il voit tant de mondains et de mondaines que l'ambition rassemble, et qui, tous à l'envi, cherchent à se montrer, à se signaler par la somptuosité et la dépense, à tenir les plus hauts rangs, à jouer les plus beaux rôles ; quand il voit certaines fortunes, et tout ce qui les accompagne, tout ce qui les décore; surtout quand, après mille intrigues dont il ne lui est pas difficile de suivre les traces, et dont les ressorts ne peuvent être si secrets qu'il ne les aperçoive bien, il voit l'iniquité dominante, l'iniquité triomphante, l'iniquité honorée, accréditée, toute-puissante 1 S'il avait alors une étincelle de foi, ou s'il la consultait, cette foi où il a été élevé, et qu'il n'a peut-être pas perdue , que penserait-il ? que dirait-il ? Il entrerait dans le sentiment de saint Augustin; il admirerait la libéralité de Dieu jusque envers ses ennemis les plus déclarés. Mais, mon Dieu, conclurait-il, si c'est là sur la terre le partage des pécheurs, lors même qu'ils se tournent contre vous, qu'avez-vous donc préparé dans votre royaume pour ces bons et fidèles serviteurs qui ne s'attachent qu'à vous? Cette affluence, ce crédit, cette autorité, ces titres, ces dignités, ces trésors, voilà ce que vous abandonnez indifféremment au vice et au libertinage ; voilà ce que vous accordez plus souvent qu'aux autres, et plus abondamment, à des réprouvés et à des vases de colère; voilà, pour m'exprimer ainsi, ce que vous livrez en proie à toutes leurs convoitises et à toutes leurs injustices : ah ! mon Dieu, que reste-t-il donc pour la vertu? que reste-t-il, ou plutôt, Seigneur, que ne reste-t-il point pour ces prédestinés en qui vous avez mis vos complaisances, et que vous avez choisis comme des vases de miséricorde?

Heureux qui sait envisager de la sorte les grandeurs du siècle présent, et qui de là apprend à estimer les espérances et la gloire du siècle futur ! Il n'est point à craindre que ce présent l'attache , puisque c'est même de ce présent qu'il tire de puissants motifs pour porter tous ses vœux vers l'avenir. Quelque sensation que ce présent fasse d'abord sur son cœur, elle ne lui peut être nuisible, puisqu'au contraire elle ne sert qu'à lui donner une plus grande idée de l'avenir où il aspire, et où il ne peut arriver que par un détachement véritable et volontaire de ce présent. Ainsi, tout ce que ce présent étale à sa vue d'éclat, de charmes, d'attraits , bien loin de le détourner du salut, ne contribue qu'à l'affermir davantage dans cette maxime capitale : Que sert-il à l'homme de gagner tout le monde, s'il vient à se perdre lui-même? et quel échange pourra le dédommager de la perte de son âme (1) ?

Maxime sortie de la bouche de Jésus-Christ même, qui est la vérité éternelle; maxime assez connue dans une certaine spéculation, mais bien peu suivie dans la pratique. Car voici l'énorme renversement dont nous n'avons que trop d'exemples devant les yeux, et qui croit de jour en jour dans tous les états du christianisme. Parce que les sens, tout matériels et tout grossiers, ne sont susceptibles que des objets qu'ils aperçoivent et qui leur sont présents, c'est à ce présent que nous nous arrêtons. Au lieu de dire comme saint Paul: Nous n'avons point ici une demeure stable et

 

1 Matth., XVI, 26.

 

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permanente, mais nous en attendons une autre dans l’avenir (1), à peine concevons-nous qu'il y ait un avenir au delà de ce cours d'années que nous passons sur la terre, et dont la mort est le terme; à peine nous laissons-nous persuader qu'il y ait un autre bonheur, qu'il y ail d'autres biens et d'autres grandeurs que ces grandeurs et ces biens visibles dont nous pouvons jouir dans le temps : d'où il arrive que nous avons si peu de goût pour les choses du ciel pour tout ce qui a rapport au salut. On nous en parle, nous en parlons nous-mêmes ; mais ce qu'on nous en dit, comment l'écoutons-nous, et nous-mêmes comment en parlons-nous? avec le même froid que si nous n’y prenions nul intérêt. Et il n'y a rien en cela de surprenant, puisque l'homme sensuel et mimai ne peut s'élever au-dessus de lui-même, ni pénétrer avec des yeux de chair dans les mystères de Dieu (1).

C'est pour cela que la vue du monde nous devient si dangereuse et si pernicieuse. Non-seulement elle pourrait nous être salutaire, mais elle devrait l'être dans la manière que je l'ai fait entendre. Elle l'a été et elle l'est encore pour un petit nombre de chrétiens, accoutumes à juger de tout par les pures lumières de la foi, et non par l'aveugle penchant de la nature. Ils voient la ligure de ce monde, ils la considèrent, mais comme une figure, et non point autrement. Car ce n'est dans leur estime qu'une figure; mais de cette ligure ils passent à la vérité qu'elle leur annonce, au bien réel et solide qu'elle leur découvre, à la suprême béatitude, dont elle leur trace comme un léger crayon. Que ne regardons-nous ainsi le monde ! que ne nous attachons-nous à contempler dans ce miroir ce qu'il nous représente des beautés inestimables et ineffables d'un autre monde, où sont renfermées toutes nos espérances ! C'est l'occupation la plus ordinaire de ces âmes fidèles et intérieures que l'Esprit de Dieu conduit, et qui, sans se laisser prendre à des dehors trompeurs, tournent à bien pour leur perfection et leur sanctification ce qui pervertit le commun des hommes. Car voilà quel est le principe de ce mortel assoupissement, et, si je l'ose dire, de cette stupide insensibilité où nous vivons à l'égard du salut.

Le Prophète reprochait aux Juifs qu'ils n'avaient tenu nul compte de cette terre promise que le Seigneur leur destinait, parce que, dans le désert où ils marchaient, ils n'étaient attentifs qu'à ce qu'ils rencontraient sur leur

 

1 Hebr., XIII, 14. —2 1 Cor., IV.

 

route, et à ce qui pouvait satisfaire leur sensualité. N'est-ce pas là notre état, et surtout n'est-ce pas là l'état d'une infinité de grands et d'opulents, qui semblent, à les voir agir, n'avoir été faits que pour cette vie, et y avoir établi leur dernière fin? Ce qui les occupe, ce n'est guère leur destinée éternelle; et pourvu que, dans la voie qui leur est ouverte, rien ne leur manque de tout ce qu'ils y souhaitent, soit richesses, soit honneurs, soit douceurs et commodités, ils se mettent peu en peine du terme où ils doivent adresser tous leurs pas. Mais quel est-il donc ce terme, et sommes-nous excusables de ne le pas savoir, quand nous le pouvons apprendre de tout ce qui se présente à nous , et qui nous environne? Il ne faudrait que quelques réflexions; mais l'enchantement de la bagatelle dissipe tellement nos pensées, que, dans une distraction habituelle et perpétuelle, nous oublions sans cesse le seul bien digne de notre souvenir. L'heure viendra, prenons-y garde, l'heure viendra, où nous en connaîtrons l'excellence et la valeur infinie, non plus par des conjectures ni des comparaisons, mais par une connaissance expresse et directe. Cette connaissance, claire et dégagée des illusions qui nous trompaient, réformera dans un moment toutes nos idées, mais peut-être, hélas! pour exciter en même temps tous nos regrets. Regrets d'autant plus vifs, que nous commencerons à concevoir une plus haute estime du salut, et que cette estime n'aura d'autre effet que de nous en faire ressentir plus vivement la perte.

 

DÉSIR DU SALUT, ET PRÉFÉRENCE QUE NOUS LUI DEVONS DONNER AU-DESSUS DE TOUS LES AUTRES BIENS.

 

De l'estime naît le désir, et ce désir doit croître selon le prix du bien qui nous est proposé , et selon la mesure de l'estime que nous en devons faire.

Je dois donc, par proportion, désirer le salut, comme je dois aimer Dieu. Parce que Dieu est le souverain bien , je dois l'aimer souverainement; et parce que le salut est la souveraine béatitude, je le dois souverainement désirer. Si, dans toute l'étendue de l'univers, il y a quelque chose que j'aime plus que Dieu, dès là je suis coupable devant Dieu, parce que je déroge à la souveraineté de son être, en lui préférant un être créé : et si, dans tous les biens de la terre, il y a quelque chose que je désire plus que le salut, dès là je manque à la charité

 

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que je me dois, et je me rends coupable envers moi-même, parce que je me dégrade moi-même, et que je préfère au souverain bonheur de mon âme une félicité trompeuse et passagère. Ce n'est pas assez : si dans tout l'univers il y a même quelque chose que j'aime autant que Dieu, je l'offense , je lui fais outrage , et je n'accomplis pas le précepte de l'amour de Dieu, parce que Dieu étant par sa nature au-dessus de tout, rien ne peut entrer en comparaison , ni ne doit être mis dans un degré d'égalité avec ce premier Etre, cet Etre suprême ; et si dans toute la terre il y a quelque chose que je désire autant que le salut, c'est un renversement, c'est un désordre, parce que, dans mon estime et dans mon cœur, j'ôte au plus grand de tous les biens ce caractère de supériorité et d'excellence qui lui est essentiel, et qui ne se trouve ni ne peut se trouver dans aucun bien mortel et périssable.

Ce n'est pas tout encore ; et quand je n'aimerais rien plus que Dieu , rien autant que Dieu, si j'aime avec Dieu quelque chose que je n'aime pas pour Dieu , je n'ai pas cette plénitude d'amour qui est due à Dieu, puisque mon amour est partagé; et d'ailleurs, en ce que j'aime avec Dieu , sans l'aimer pour Dieu, je n'honore pas Dieu comme fin dernière à qui tout doit être rapporté. De même, quand je ne désirerais rien plus que le salut, rien autant que le salut, si je désire avec le salut quelque chose que je ne désire pas pour le salut et en vue du salut, je n'ai pas ce désir pur, ce plein désir que mérite un bien tel que le salut, c'est-à-dire un bien que je dois proprement regarder comme mon unique bien, puisque tout autre bien que je pourrais prétendre en ce monde n'est un vrai bien pour moi que selon qu'il pourrait m'aider à parvenir au salut, comme au seul terme de mon espérance et au seul comble de tous les biens.

Mais quoi ! n'est-ce pas un bien qu'un établissement honnête et une fortune convenable à ma condition? n'est-ce pas un bien que tout ce qui est nécessaire à l'entretien de la vie , et ne puis-je pas désirer tout cela? Oui, ce sont là des biens, et je puis les désirer ; mais ce ne sont que des biens subordonnés au premier bien, qui est le salut ; d'où il s'ensuit que je ne dois les désirer qu'avec cette subordination, et que suivant le rapport qu'ils peuvent avoir à ce bien supérieur. Or, en les désirant de la sorte , ce ne sont point absolument ces biens que je désire , mais c'est le salut que je désire dans ces biens et par ces biens, conformément au bon usage que je suis résolu d'en faire ; tellement qu'il est toujours vrai de dire alors que je ne désire que le salut, et que je neveux rien que le salut.

Ainsi, il n'y a que le salut que je doive désirer directement, que je doive désirer formellement et expressément, que je doive désirer en lui-même et pour lui-même. Quand je demande à Dieu tout le reste, je ne dois le lui demander que sous condition, et qu'avec une véritable indifférence sur ce qu'il lui plaira d'en ordonner, lui témoignant mon désir ; mais, du reste, me soumettant à sa sagesse et à sa providence pour juger si c'est un bon désir, si c'est un désir selon ses intentions et selon ses vues, s'il m'est utile que ce désir s'accomplisse, et s'il en tirera sa gloire ; renonçant à ce désir si tout cela ne s'y rencontre pas, le désavouant de cœur, et même priant Dieu que, bien loin de l'exaucer, il fasse tout le contraire, supposé que sa gloire et mon avantage spirituel y soient intéressés. Mais quand je lui demande mon salut, je le lui demande , ou je dois le lui demander, de tout une autre manière : car je le dois demander déterminément, nommément, sans toutes ces conditions, puisqu'elles s'y trouvent déjà, et sans nulle indifférence sur le succès de ma prière. Expliquons-nous.

Quand je demande à Dieu mon salut, je ne lui dis pas simplement, ni ne dois pas lui dire: Seigneur, donnez-moi votre royaume, et daignez écouter là-dessus mon désir, si c'est un bon désir ; mais je lui dis, et je lui dois dire : Donnez-moi, Seigneur, ventre royaume, et rendez-vous là-dessus favorable à mon désir, parce que je sais que c'est un bon désir. Je ne lui dis pas ni ne dois pas lui dire : Seigneur, donnez-moi votre royaume, et daignez écouter là-dessus mon désir, si c'est un désir selon vos intentions et selon vos vues ; mais je lui dis, et je dois lui dire : Donnez-moi , Seigneur, votre royaume, et rendez-vous là-dessus favorable à mon désir, parce que je sais que c'est un désir selon vos vues et selon vos intentions. Je ne lui dis pas, ni ne dois pas lui dire : Seigneur, donnez-moi votre royaume, et daignez écouter là-dessus mon désir, s'il m'est utile que ce désir s'accomplisse, et si vous en devez tirer votre gloire; mais je lui dis et je dois lui dire : Donnez-moi, Seigneur, votre royaume, et rendez-vous là-dessus favorable à mon désir, parce que je sais qu'il m'est souverainement utile que ce désir s'accomplisse; que c'est dans l'accomplissement de ce désir, qu'est renfermée toute mon espérance ;   que sans   l'accomplissement de

 

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ce désir il n'y a point pour moi d'autre bonheur; ef parce que je sais encore que vous y trouverez votre gloire, puisque c'est dans le salut de l'homme que vous la faites particulièrement consister. Enfin, je ne lui dis pas, ni m dois pas lui dire seulement : Seigneur, sauvez-moi, si c'est votre volonté ; mais je lui dis, et je dois lui dire : Sauvez-moi, Seigneur! Et je vous conjure, ô mon Dieu , que ce soit là votre volonté, une volonté spéciale, une volonté efface. Si bien qu'il ne m'est jamais permis de renoncer à ce désir du salut, comme il ne m'est jamais permis de renoncer au salut même : mais, bien loin de laisser ce désir s'éteindre dans mon cœur, je dois sans cesse l'y entretenir et l'y rallumer.

Conséquemment à ce désir, Dieu veut donc que j'aie recours à lui. Il veut que je frappe continuellement à la porte, et que, par des vœux redoublés, je lui fasse une espèce de violence pour l'engager à m'ouvrir et à me recevoir. Il veut que ce soit là le sujet de mes prières les plus fréquentes et les plus ardentes. Il ne me défend pas de lui demander d'autres biens ; mais il veut que je ne les lui demande qu'autant qu'ils ne peuvent préjudicier à mon saint, qu'autant qu'ils peuvent concourir avec mon salut, qu'autant que ce sont des moyens pour opérer mon salut. Sans cela il rejette toutes mes demandes, parce qu'elles ne sont ni dignes de lui, qui a tout fait pour le salut de ses élus ; ni dignes de moi, qu'il n'a créé et place dans cette région des morts, que pour tendre à la terre des vivants et pour obtenir le saint.

C'est par le sentiment et l'impression de ce désir du salut, que le saint roi David s'écriait si souvent, et disait si affectueusement à Dieu : Hé ! Seigneur, quand sera-ce? quand viendra le moment que j'irai à vous, que je vous verrai, je vous posséderai, et je goûterai dans votre sein les pures délices de la béatitude céleste (1) ? Tout roi qu'il était, assis sur le trône de Juda, comblé de gloire, et ne manquant d'aucun des avantages qui peuvent le plus contribuer au bonheur humain, il se regardait en ce monde comme dans un lieu d'exil. Il n'en pouvait soutenir l'ennui, et il en témoignait à Dieu sa peine : Hélas ! que cet exil est long ! ne finira-t-il point, Seigneur ? et combien de temps languirai-je encore, avant que mon attente et mes souhaits soient remplis (2)? Et de là aussi ces transports de joie qui le ravissaient, dans la pensée que son heure approchait, et que bientôt

 

1 Psal., XLI, 3—2 Psal., CXIX, 5.

 

il sortirait des misères de cette vie, pour passer à l'heureux séjour après lequel il soupirait : On me l'a annoncé, et ma joie en est extrême ; j'irai dans la maison de mon Seigneur et de mon Dieu (1).

C'est de la même impression et du  même sentiment de ce désir du salut, qu'étaient si vivement touchés ces anciens et fameux patriarches que saint Paul nous représente plutôt comme des anges habitants du ciel, que des hommes vivant sur la terre. Ils y étaient comme des étrangers et des voyageurs; tous leurs regards se portaient vers leur patrie et leur éternelle demeure ; ils la saluaient de loin , ils s'y élançaient par tous les mouvements de Leur cœur, et rien n'en détournait leurs yeux ni leur attention.

Désir du salut qui, dans les saints de la loi nouvelle, n'a pas été moins vif ni moins empressé , que dans ceux de l'ancienne loi. Le grand Apôtre en est un exemple bien mémorable et bien touchant : la vie n'était pour lui qu'un esclavage et une triste captivité ; et sans en accuser la Providence ni s'en plaindre, il ne laissait pas de déplorer son sort et d'en gémir : Malheureux que je suis! Quel était le sujet de ces gémissements si amers et tant de fois réitérés ? c'est que son âme, retenue dans un corps mortel, ne pouvait jouir encore de sa béatitude : Qui me délivrera de ce corps de mort (2) ? Qui détruira cette prison et qui brisera mes liens, afin que je prenne mon vol vers l'objet de tous mes vœux et le centre de mon repos? Dans une semblable disposition, il n'avait garde de s abandonner aux horreurs naturelles de la mort ; mais, par la force du désir dont il était transporté, il savait bien les réprimer et les surmonter. Bien loin que la mort l'étonnât, il l'envisageait avec une sorte de complaisance: et, bien loin de la fuir, il s'y présentait lui-même, et la demandait. Mourir, c'était un gain (3), selon son estime, parce que c'était passer dans le sein de Dieu et arriver au terme du salut.

Si nous comprenions comme ce Docteur des nations, et comme tant d'autres après lui, ce que c'est que le salut ; si Dieu, pour un moment, daignait faire luire à nos yeux un rayon de sa gloire, et de cette gloire qu'il nous prépare à nous-mêmes, qui peut exprimer quelle sainte ardeur, quel feu s'allumerait dans nos cœurs? Du reste, sans avoir encore cette vue claire et immédiate qui n'est réservée qu'aux bienheureux dans le ciel, nous avons la foi

 

1 Psal., CXXI, 24. — 2 Rom., VII. — 3 Phil., I, 21.

 

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pour y suppléer. Il ne tient qu'à moi de me rendre, avec cette lumière divine qui m'éclaire, plus attentif aux grandes espérances que la religion me donne, et dont je devrais uniquement m'occuper.

Je le devrais ; mais comment est-ce que je satisfais à ce devoir? comment est-ce qu'on y satisfait dans tous les états du monde, et du monde même chrétien? rien de plus rare que le désir du salut : pourquoi ? parce que ce désir est étouffé presque dans tous les cœurs par mille autres désirs qui n'ont pour fin que la vie présente et que ses biens. Non-seulement on désire les biens de la vie avec le salut, sans les désirer pour le salut; non-seulement on les désire autant que le salut , non-seulement même on les désire plus que le salut, mais le dernier degré de l'aveuglement et du désordre, c'est que la plupart ne désirent que les biens de la vie, ne soupirent qu'après les biens de la vie, et ne pensent pas plus au salut que s'ils n'en croyaient point, ou n'en espéraient point. Est-ce en effet par un libertinage de créance qu'ils vivent dans une telle insensibilité à l'égard du salut? est-ce par une espèce d'enchantement et d'ensorcellement? Quoi qu'il en soit, si je considère toute la face du christianisme, qu'est-ce que j'y aperçois? j'y vois des gens affamés de richesses, des gens affamés d'honneurs, des gens affamés de plaisirs, et des plaisirs les plus grossiers. Voilà où s'étend toute la sphère de leurs désirs; voilà les bornes où ils les tiennent renfermés sans les porter plus loin, ni les élever plus haut.

Ce n'est pas que quelquefois dans les discours on ne reconnaisse l'importance du salut, ce n'est pas qu'on ne s'en explique en certains termes, et qu'on ne convienne qu'il n'est rien de plus désirable ni même de si désirable. Les plus mondains savent en parler comme les autres, et souvent mieux que les autres. Mais qu'est-ce que cela? un langage, des paroles affectées, et rien de plus : car sans nous en tenir aux paroles et aux expressions, mais examinant la chose dans la vérité, peut-on dire que nous désirons le salut, lorsque de tous les sentiments et de tous les mouvements de notre cœur, il n'y en a pas un qui tende vers le salut? Nous aimons, mais quoi? est-ce ce qui nous conduit au salut? nous haïssons, mais quoi? est-ce ce qui nous détourne du salut? nous nous réjouissons, mais de quoi? est-ce des mérites que nous acquérons pour le salut? nous nous affligeons, mais pourquoi ? est-ce parce que nous avons souffert quelque dommage et fait quelque que perte qui intéresse le salut? Parcourons ainsi de l'une à l'autre toutes nos passions et foutes nos affections : laquelle pourrons-nous marquer, quelle qu'elle soit, qui ait pour tenue le salut, et où il ait aucune part? Je ne veux pas faire entendre par laque nous vivions dans une indolence qui ne s'affectionne à rien et que rien n'émeut : au contraire, toute notre vie se passe en désirs, et en désirs qui nous agitent, qui nous troublent, qui nous dévorent, qui nous consument : car telle est la vie de l'homme dans le monde, et telle est souvent même la vie de bien des hommes jusque dans la retraite; vie de désirs, mais de quels désirs? de désirs frivoles, de désirs terrestres, de désirs insensés, de désirs pernicieux , de ces désirs que formaient les Juifs, et que Dieu semblait écouter, quand il voulait punir cette nation indocile, en les abandonnant à eux-mêmes et à la perversité de leur cœur.

Puissions-nous amortir tous ces désirs qui nous entraînent dans la voie de perdition ! Car voilà, dit l'Apôtre, où ils nous conduisent, et à quoi ils se terminent. Ils nous amusent pendant la vie, ils nous tourmentent, ils nous trompent, et par une suite immanquable ils nous damnent ; effets trop ordinaires, et que mille gens éprouvent, sans apprendre de la à se détromper; désirs qui nous amusent pal les vains objets auxquels nous nous attachons et les vaines espérances dont nous nous flattons ; ou ce sont des biens qui nous sont refusés et que nous n'obtenons jamais, malgré tous les soins que nous y apportons; ou, si nous sommes plus favorisés de la fortune, ce sont des biens dont nous découvrons bientôt, comme Salomon , la fausseté et la vanité : désirs qui nous tourmentent par les inquiétudes, les craintes, les soupçons, les impatiences, les dépits, les mélancolies et les chagrins où ils nous exposent. Interrogeons là-dessus une multitude innombrable de mondains ambitieux, de mondains intéressés, de mondains voluptueux : s'ils sont de bonne foi, ils conviendront que ce qui leur ronge plus cruellement l'âme, et ce qui fait leur plus grand supplice dans la vie, ce sont les violents désirs que leur inspirent l'ambition , la cupidité, l'amour du plaisir, qui les dominent, désirs qui nous corrompent par les crimes où ils nous précipitent et qu'ils nous font commettre ; car on veut les contenter, ces désirs déréglés ; et si l'on ne le peut par les voies droites, on prend les voies détournées, qui sont les voies de l'iniquité et de l'injustice; de

 

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là même enfin, désirs qui nous damnent : au lieu que, par des avantages tout opposés, un vrai désir du salut sert à nous occuper solidement, à nous tranquilliser dans les événements les plus fâcheux et dans toutes les adversités humaines, à nous sanctifier et à nous sauver.

Ce désir du salut est, pour une âme fidèle, l'occupation la plus solide. Elle s'entretient de sa fin dernière ; elle y fixe toutes ses pensées, comme à son unique bien ; elle en goûte par avance les douceurs toutes pures , et c'est comme un pain de chaque jour, qui la nourrit. Ce même désir du salut, en dégageant l'âme de tous les désirs du siècle, rétablit dans un repos presque inaltérable. A peine s'aperçoit-elle de tout ce qui se passe dans le monde, tant elle y prend peu d'intérêt, et tant elle est au-dessus de tous les accidents et de toutes les révolutions. Elle n'a qu'un point de vue, qui est le ciel : hors delà rien ne l'inquiète, parce que hors de là elle ne tient à rien, ni ne veut rien. Par une conséquence très-naturelle, autant que ce désir du salut contribue au repos de rame chrétienne , autant contribue-t-il à sa sanctification : car si c'est un désir véritable, et tel qu'il doit être, c'est un désir efficace qui, dans la pratique , nous fait éviter avec un soin extrême tout ce qui peut nuire , en quelque sorte que ce soit, à notre salut, et nous applique sans relâche à toutes les œuvres capables de l'assurer et de le consommer. Or ces œuvres, ce sont des œuvres saintes et sanctifiantes : et voilà comment le désir du salut nous sauve.

Renouvelons-le dans nous, ce désir si salutaire; ne cessons point de le réveiller, de le ranimer par la fréquente méditation de l'importance infinie du salut. Que désirons-nous autre chose , et où devons-nous aspirer avec plus d'empressement et plus de zèle , qu'à un bien qui seul nous suffit , et sans quoi nul autre bien ne nous peut suffire ?

 

INCERTITUDE DU SALUT, ET SENTIMENTS QU'ELLE DOIT NOUS INSPIRER , OPPOSÉS A UNE FAUSSE SÉCURITÉ.

 

Affreuse incertitude, Seigneur, où vous me laissez sur mon affaire capitale, sur la plus essentielle et même la seule affaire qui doive B'intéresser, sur l'affaire de mon salut! Je suis certain que vous voulez me sauver, je suis Certain que je puis me sauver : mais me sauverai-je, en effet, mais serai-je un jour dans votre royaume, au nombre de vos prédestinés? mais parviendrai-je à cette éternité bienheureuse pour laquelle vous m'avez créé, et qui est mon unique fin? Voilà, mon Dieu , ce qui passe toute mon intelligence ; voilà ce que toute la subtilité de l'esprit humain, ce que tous mes raisonnements ne peuvent découvrir : car de tous les hommes vivant sur la terre, en est-il un qui sache s'il est digne de haine ou d'amour? et par conséquent, en est-il un qui sache s'il est dans une voie de salut ou dans une voie de damnation ?

Je ne puis douter, Seigneur, que je n'aie péché contre vous, et péché bien des fois , et péché en bien des manières, et péché jusqu'à perdre votre grâce : mais puis-je me répondre que j'y suis rentré dans cette grâce, que j'ai fait une vraie pénitence, et que vous m'avez pardonné? en suis-je assuré? Quand même il en serait ainsi que je le désire , et quand je pourrais me flatter de l'avantage d'être actuellement et parfaitement réconcilié avec vous, suis-je assuré de persévérer dans cet état? et si je m'y soutiens quelque temps, suis-je assuré d'y persévérer jusqu'au dernier moment de ma vie? suis-je assuré d'y mourir?

Tout cela, mon Dieu, ce sont pour moi d'épaisses ténèbres, ce sont des abîmes impénétrables. Dès que je veux entreprendre de les sonder, l'horreur me saisit, et je demeure sans parole. Et qui n'en serait pas effrayé comme moi, pour peu qu'on vienne à considérer l'importance de cette affaire, dont le succès est si incertain? Car de quoi s'agit-il? de tout l'homme , c'est-à-dire du souverain bonheur de l'homme ou de son souverain malheur. Il s'agit, par rapport à moi, d'être mis un jour en possession d'une félicité éternelle, ou d'être condamné à un tourment éternel. Quelle sera la décision de ce jugement formidable? quel sera le terme de ma course? sera-ce une gloire sans mesure , ou une réprobation sans ressource? sera-ce le ciel ou l'enfer? Encore une fois, dans ces pensées mon esprit se trouble, mon cœur se resserre, toute ma force m'abandonne, et je reste interdit et consterné.

Ce ne sont point là, Seigneur, de ces craintes scrupuleuses, dont les âmes timorées se tourmentent sans raison ; ce ne sont point de vaines terreurs : combien y a-t-il de réprouvés qui, pendant un long espace de temps, avaient mieux vécu que moi, et paraissaient être plus en sûreté que moi ? Qui l'eût cru, qu'éloignés du monde et retirés dans les cloîtres et dans les déserts, ils y dussent jamais faire ces chutes déplorables qui les ont damnés?

 

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Suis-je moins en danger qu'ils n'y étaient, et ne serait-ce pas la plus aveugle présomption , si j'osais me promettre que ce qui leur est arrivé ne m'armera pas à moi-même? Une telle témérité suffirait pour arrêter le cours de vos grâces, et mon salut alors se trouverait d'autant plus exposé, que j'en serais moins en peine, et que je le croirais plus à couvert.

Je ne vous demande point, ô mon Dieu, qu'il vous plaise de me révéler l'avenir ; je ne vous prie point de me faire voir quel doit être mon sort, et de tirer le voile qui me cache cet adorable, mais redoutable mystère de votre providence. C'est un secret où il ne m'appartient pas de m'ingérer, et qui n'est réservé qu'à votre sagesse. En le dérobant à ma connaissance, et le tenant enseveli dans une si profonde obscurité, vous avez vos vues toujours saintes et toujours salutaires , si j'apprends à en profiter. Vous voulez me préserver de la négligence où je tomberais, si j'avais une certitude absolue de ma prédestination ou de ma réprobation. Car l'un et l'autre, ou plutôt l'assurance de l'un et de l'autre, me porterait à un relâchement entier. Que dis-je? l'assurance même de ma réprobation me précipiterait dans le désespoir et dans les plus grands désordres. Vous voulez que par de bonnes œuvres, suivant l'avis du prince des apôtres, je m’étudie de plus en plus à rendre sûre ma vocation et mon élection ; de sorte que je sois pourvu abondamment de ce qui peut me donner entrée au royaume de Jésus-Christ (1). Vous voulez que je m'humilie sans cesse sous votre main toute-puissante, comme un criminel qui attend une sentence d'absolution ou de mort, et qui, prosterné aux pieds de son juge, n'omet rien pour le toucher en sa faveur, et pour obtenir grâce. Vous voulez que je vive dans un tremblement continuel, et dans une défiance de moi-même qui m'accompagne partout, et qui me fasse prendre garde à tout. Vous le voulez, Seigneur, et c'est cela même aussi que je vous demande. Parla, l'incertitude où je suis, tout effrayante qu'elle est, bien loin de m'être nuisible et dommageable , me deviendra utile et profitable.

Cependant, mon Dieu, je ne perdrai rien de ma confiance, et je n'oublierai jamais que vous êtes le Dieu de mon salut (2). Dieu de mon salut, parce que je ne puis me sauver sans vous et que par vous ; Dieu de mon salut, parce que vous voulez que je me sauve, et que, vous-même vous voulez me sauver ; Dieu de mon

 

1 2 Petr., I, 34. — 2 Psal., XVII, 3.

 

salut, parce que pour me sauver vous ne me refusez aucun des secours nécessaires, et que vous me mettez dans un plein pouvoir d'en user. Voilà, Seigneur, ce qui me rassure, et ce qui calme mes inquiétudes. Vous m'ordonnez de les jeter toutes dans votre sein, et de m'y retirer moi-même comme dans un asile toujours ouvert pour me recevoir. De là, sans présumer de vos miséricordes, je défierai tous les ennemis de mon âme, et je ne cesserai point de dire avec votre prophète : Le Seigneur est ma lumière, il est ma défense (1) ; de quoi doit je m'alarmer? Quand je marcherais au milieu des ombres de la mort, mon cœur n'en serait point ébranlé, parce que mon espérance étant dans le Seigneur, il est auprès de moi. Je ne veux de lui qu'une seule chose, et je la chercherai, je tâcherai de la mériter : c'est d'être avec lui pendant tous les siècles des siècles dans sa sainte maison et dans le séjour de sa gloire. C'est là que se portent tous mes désirs: tout le reste ne m'est rien.

Confiance chrétienne, mais qui, pour être chrétienne, doit avoir ses règles, et n'allé! point au delà des bornes. Car il est certain d'ailleurs qu'il y a des gens d'une sécurité merveilleuse, ou plutôt d'une présomption énorme touchant le salut. Ce ne sont point, il est vrai, des libertins et des impies ; ce ne sont point des pécheurs scandaleux et plongés dans la débauche; ils n'enlèvent point le bien d'autrui, et ne font tort à personne; enfin, je le veux, ce sont de fort honnêtes gens selon le monde. Mais sont-ce des apôtres? Bien loin de s'employer au salut et à la sanctification du prochain en qualité d'apôtres, à peine pensent-ils à leur propre sanctification, et à leur propre salut en qualité de chrétiens. Sont-ce des hommes d'oraison, accoutumés aux ravissements et aux extases? jamais ils n'eurent nulle connaissance ni le moindre usage de ces exercices intérieurs où l'âme s'élève à Dieu, et s'entretient affectueusement avec Dieu. Quelques pratiques communes dont ils s'acquittent avec beaucoup de négligence et de tiédeur, voilà où se réduit tout leur christianisme. Sont-ce des pénitents ennemis de leur chair, et exténués d'austérités et de jeûnes? ils ont toutes leurs commodités, ou du moins ils lis cherchent; ils mènent une vie douce, tranquille et agréable ; ils écartent tout ce qui pourrait leur être pénible et onéreux, et ils ne se refusent aucun des divertissements qui se présentent, et qui leur semblent propres de

 

1 Psal., XXVI, 1.

 

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leur état. Avec cela ils vivent en paix, sans crainte, sans inquiétude sur l'affaire du salut; et parce qu'ils ne s'abandonnent pas à certains désordres, ils ne doutent point que Dieu, selon leur expression , ne leur fasse miséricorde. Or, qu'ils écoutent un apôtre, et un des plus grands apôtres, un prédicateur de l'Evangile et le docteur des nations. Qu'ils écoutent un saint ravi jusqu'au troisième ciel, et qui, dans la plus sublime contemplation, avait appris des secrets dont il n'est permis à nul homme de parler. Qu'ils écoutent un pénitent consumé de travaux, crucifié au monde, et à qui le monde était crucifié : c'est saint Paul. Que dit-il de lui- même ? Je châtie mon corps, je le réduis eu servitude : pourquoi ? de peur qu'après avoir friche aux autres, je ne sois réprouvé moi-même (1).

J'avoue que je ne lis point, ou n'entends point ces paroles sans frayeur. Quel langage ! quel sentiment ! cet apôtre , ce maître des Gentils, ce vaisseau d'élection, ce pénitent, Paul tremble ; et mille gens dans le monde, tout au plus chrétiens, et chrétiens encore très-imparfaits, se tiennent en assurance! Il tremble, et que craint-il? Est-ce seulement de déchoir en quelque chose de la perfection apostolique, et de ne parvenir pas dans le ciel à toute la gloire où il aspire ? Ce n'est point là de quoi il est question : mais il craint pour son salut, il craint pour son âme, il craint d'être condamné et rejeté parmi les réprouvés : et tant de gens dans le monde, n'observant qu'à demi les commandements de la loi, bien loin de tendre à sa perfection , n'ont pas le moindre trouble sur leur disposition devant Dieu, et se mettent comme de plein droit au rang des prédestinés ! Il tremble, et où ? et en quel les conjonctures? en quel ministère?c'est en prêchant la parole de Dieu ; c'est en répandant la foi dans les provinces et dans les empires ; c'est en s'exposant à toutes sortes de périls et de souffrances pour le nom de Jésus-Christ. Au milieu de tout cela et malgré tout cela, il est en peine de son sort éternel; et une infinité de gens dans le monde, tout occupés des affaires du monde, engagés dans toutes les occasions du monde, jouissant de toutes les douceurs du monde, sont au regard de leur éternité dans un repos que rien n'altère ! Il faut , ou que saint Paul ait été dans l'erreur, ou que nous y soyons : c'est-à-dire il faut, ou que saint Paul, par une timidité scrupuleuse, ou par l'effet d'une imagination

 

1 1 Cor., X, 27.

 

trop vive, portât la crainte à un effet hors de mesure, ou que, par une aveugle témérité, nous nous laissions flatter d'une espérance ruineuse et mal fondée. Or, de soupçonner le grand Apôtre, inspiré de l'Esprit de Dieu, d'avoir donné dans une pareille illusion, ce serait un crime. C'est donc nous-mêmes qui nous abusons, et qu'est-ce de se tromper dans une affaire d'une telle conséquence ?

A Dieu ne plaise que je tombe dans un si terrible égarement ! Pour m'en garantir, il n'y a point de vigilance que je ne doive apporter, ni de précaution que je ne doive prendre. Car ce n'est point là de ces erreurs qu'on peut aisément réparer, ou dont les suites ne peuvent causer qu'un léger dommage. La perte pour moi serait sans ressource ; et pendant l'éternité tout entière, il ne me resterait nul moyen de m'en relever. C'est donc à moi d'être incessamment sur mes gardes, et d'observer tous mes pas, comme un homme qui, dans une nuit obscure, marcherait à travers les écueils et les précipices, et se trouverait à chaque moment en danger de faire une chute mortelle et sans retour. Toute mon attention ne suffira pas pour me mettre dans une pleine assurance, et, quoique je fasse, j'aurai toujours sujet de craindre : car il sera toujours vrai, mon Dieu, que vos voies sont incompréhensibles, et vos jugements impénétrables. Mais, après tout, vous aurez égard aux mesures que je prendrai, aux vœux que je vous présenterai, aux œuvres que je pratiquerai, à tout ce que pourra me suggérer le zèle de mon salut, que vous avez confié à mes soins, et que vous avez fait dépendre, après votre grâce, de ma fidélité. Si ce n'est pas assez pour m'ôter toute défiance de moi-même, c'est assez pour affermir mon espérance en votre miséricorde, et pour la soutenir. Ce sage tempérament de défiance et d'espérance me servira de sauvegarde, et me préservera de deux extrémités que je dois également éviter : l'une est une défiance pusillanime, et l'autre une espérance présomptueuse. Par là j'attirerai sur moi la double bénédiction que le Prophète a promise au juste qui, tout ensemble, craint le Seigneur et se confie dans le Seigneur.

 

VOLONTE GENERALE DE DIEU, TOUCHANT LE SALUT DE TOUS LES HOMMES.

 

Dieu veut-il me sauver? ne le veut-il pas? Si je m'attache à la vraie créance, qui est celle de l'Eglise, je décide sans hésiter que Dieu

 

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veut mon salut, et qu'il le veut sincèrement, parce qu'il veut sincèrement le salut de tous les hommes.

Est-il rien qui nous ait été marqué dans des termes plus exprès dans les divines Ecritures? et qui en croirons-nous, si nous n'en croyons pas Dieu même, lequel s'en est expliqué tant de fois par ces sacrés organes, et en tant de manières différentes? Il n'y a qu'à parcourir ces saintes lettres et qu'à les lire, mais sans préjugé et sans obstination, mais avec une certaine bonne foi et une certaine simplicité de cœur, mais dans la vue de s'instruire, et non point dans un esprit de contradiction et de dispute ; voici les idées que nous en rapporterons, et que tout d'un coup nous nous formerons : Que Dieu ne vent pas qu'aucun homme périsse (1) ; mais qu'il veut au contraire que tous se sauvent. Que c'est pour cela même qu'il use de patience envers les pécheurs qui s'égarent de la voie du salut, et que, pour les y faire entrer, il les appelle tous à la pénitence. Qu'à la vérité il y aura peu d'élus, c'est-à-dire qu'il y en aura peu qui parviennent au salut ; mais que le nombre n'en sera si petit que parce que les autres n'auront pas bien usé, comme ils le pouvaient et comme ils le devaient, des grâces que Dieu, de toute éternité, leur avait préparées, et des moyens qu'il leur avait fournis dans le temps. Qu'entre les réprouvés il n'y en aura donc pas un seul qui puisse imputer à Dieu sa perte; mais qu'ils seront forcés de se l'imputer à eux-mêmes, en  reconnaissant qu'il ne tenait qu'à eux de se sauver, et que Dieu ne les a point laissés manquer des secours nécessaires pour .arriver au bienheureux terme où il voulait les conduire. Qu'il a envoyé son Fils pour être le Médiateur, le Rédempteur, le Sauveur de tout ce qu'il y a eu d'hommes dans le monde, et de tout ce qu'il y en aura jusqu'à la lin du monde: si bien que, de même qu'il fait luire son soleil sur les bons et sur les méchants, ou de même qu'il fait tomber la rosée du ciel sur les uns et sur les autres, de même il a voulu que le sang de Jésus-Christ se répandit, sans exception de personne, sur tout le genre humain, et qu'il effaçât toutes les iniquités de la terre.

Voila, dis-je, ce que nous comprendrons à la simple lecture des divins oracles du Seigneur, et des saints livres où ils sont exprimés. Voilà ce qu'ils nous feront clairement entendre quand nous les consulterons, et que nous les prendrons dans le sens naturel qui se présente

 

2 Petr., III, 9.

 

de lui-même. Il est bien étrange qu'il se trouve des gens qui, sur cela, deviennent ingénieux contre leur propre intérêt, et qui, par de vaines subtilités, cherchent à obscurcir des témoignages si formels et d'ailleurs si favorables.

Ne raisonnons point tant, ne soyons point si curieux d'innover, ni si jaloux de soutenir à nos dépens des doctrines particulières. La foi de nos pères nous suffit. Ce qu'ils ont cru de tout temps, nous devons le croire avec la même certitude. Car le moins que nous puissions penser d'eux et en dire, c'est assurément qu'ils avaient des lumières aussi relevées que les nôtres; qu'ils étaient aussi pénétrants que nous, aussi instruits que nous, aussi versés dans la connaissance des mystères de Dieu et dans la science du salut. Or voyant dans l'Ecriture, surtout dans l'Evangile et dans les Epîtres des apôtres, des termes si précis et si marqués touchant la prédestination divine, et le dessein que Dieu a de sauver tout le monde, ils se sont soumis sans résistance à une vérité qui leur était si authentiquement notifiée. Ils n'ont point eu recours, pour en éluder la force, à de frivoles distinctions. Ils n'ont point partagé le monde en deux ordres : l'un de ceux que Dieu a choisis et favorisés, l'autre de ceux qu'il a rejetés et entièrement délaissés. Ils auraient cru, par ce partage, faire injure à cette miséricorde infinie qui remplit tout l'univers, et en mal juger; ils auraient cru offenser Dieu, le créateur, le Père commun de tous les hommes, ils auraient cru se rendre homicides de leurs frères, en leur fermant ce sein paternel qui nous est ouvert, et d'où personne n'est exclu, si lui-même il ne s'en sépare. Suivons des guides si sûrs, et entrons dans leurs sentiments. Au lieu de nous arrêter à des contestations et à des questions sans fin, ne pensons comme eux qu'à profiter du don de Dieu, Goûtons-le dans le silence de la méditation; nous y trouverons non-seulement l'appui le plus ferme et la ressource la plus solide, mais encore une des plus douces et des plus sensibles consolations.

Car, dans la vive persuasion où je suis que Dieu a voulu et qu'il veut le salut de tout le monde, m'appliquant à moi-même ce grand principe, j'en tire les plus heureuses conséquences.

J'adore la bonté de Dieu, je l'admire, j'y mets ma confiance; je me jette, ou pour mieux dire, je m'abîme dans le sein de cette providence universelle qui embrasse toutes les nations,

 

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fions, toutes les conditions, tous les états. Je vais à Dieu, et, dans un sentiment d'amour et de reconnaissance, je lui dis avec le Prophète : O mon Dieu! ô ma miséricorde! Je mesure sa charité, tout immense qu'elle est, ou je tâche de la mesurer. J'en prends, pour parler de la sorte après l'Apôtre, toutes les dimensions ; j'en considère la hauteur, la profondeur, la largeur, la longueur. Toutes ces idées me confondent, et je ne puis assez m'étonner de voir que cette charité divine s'étend jusqu'à moi ; jusqu'à moi vile poussière, jusqu'à moi créature ingrate et rebelle, jusqu'à moi pécheur de tant d'années, et digne des plus rigoureux châtiments du ciel.

Si je me sens assailli de la tentation, et que je tombe dans la défiance et en certains doutes qui me troublent au sujet de ma prédestination éternelle, je me retrace fortement dans l'esprit ce souvenir si consolant, que Dieu veut me sauver : Et pourquoi vous affligez-vous, mon âme? me dis-je à moi-même, comme David : Pourquoi vous alarmez-vous? Espérez en Dieu, vous le pouvez; car c'est votre Dieu, et il n'a pour vous que des pensées de paix (1). Si le zèle de ma perfection s'allume dans moi, et que par la pratique des bonnes œuvres je travaille à m'enrichir pour le ciel, ce qui redouble ma ferveur, c'est de savoir, ainsi que s'exprime saint Paul, que je n'agis, que je ne combats point à l'aventure; mais que Dieu, qui désire mon salut plus que moi-même, accepte tout ce que je fais, qu'il l'agrée, qu'il l'écrit dans le livre de vie, et qu'il est disposé à m'en tenir un compte exact et fidèle.

Si les remords de ma conscience me reprochent les désordres de ma vie, et que la multitude, la grièveté de mes péchés m'inspirent un secret désespoir d'en obtenir le pardon ; pour me rassurer, je repasse cette parole de Jésus-Christ même : Ce ne sont point les justes pie je suis venu appeler, mais les pécheurs (2). Touché de cette promesse, je m'anime; je n'encourage à entreprendre l'œuvre de ma conversion ! Quelque difficile qu'elle me paraisse, nul obstacle ne m'effraye, rien ne m'arrête, parce que je me réponds de l'assistance de bien, qui, voulant me sauver, veut par conséquent m'aider de sa grâce, et me soutenir dans mon retour et dans toutes les rigueurs de ma pénitence. Tels sont, encore une fois, les effets salutaires de l'assurance où je dois être d une volonté réelle et véritable dans Dieu de ma sanctification et de mon salut.

 

1 Psal., XLII, 5. — 2 Matth., IX, 13.

 

Mais, par une règle foute contraire, du moment que ma foi viendra à chanceler sur ce principe incontestable; du moment que cette volonté de Dieu touchant mon salut,et touchant le salut de tout autre homme, me deviendra douteuse et incertaine, où en serai-je? Tout mon zèle s'amortira, toute ma ferveur s'éteindra; plus de pénitence, plus de bonnes œuvres: et pourquoi? parce que je ne saurai si ma pénitence et toutes mes bonnes œuvres me pourront être de quelque avantage et de quelque fruit devant Dieu.

Est-il rien en effet qui doive plus déconcerter tout le système d'une vie chrétienne, que cette pensée : Dieu peut-être veut me sauver, mais peut-être aussi ne le veut-il pas? On m'exhortera à servir Dieu, à m'acquitter fidèlement des devoirs de la religion ; mais moi je dirai : Que sais je si tous les soins que je me donnerai pour cela, si toutes les violences que je me ferai, si toute ma fidélité et mon exactitude ne me seront point inutiles, puisque je ne sais si Dieu veut me sauver? On me représentera la gloire du ciel, le bonheur des saints, leur récompense éternelle ; mais moi je dirai : Que sais-je si je suis appelé à cette récompense, puisque je ne sais si Dieu veut me sauver? on me fera une peinture terrible des jugements de Dieu, de ses arrêts, de ses vengeances, de tous les tourments de l'enfer; mais moi je dirai : Que sais-je s'il est en mon pouvoir de l'éviter, cet enfer, et si mon sort n'est pas déjà décidé, puisque je ne sais si Dieu veut me sauver? A l'heure de ma mort, on me montrera le crucifix, et l'on me criera: Voilà, mon cher frère, voilà votre Sauveur, confiez-vous en ses mérites et dans la vertu de son sang; mais moi je dirai : Que sais-je si ce sang divin, ce précieux sang, a été répandu pour moi? que sais-je si c'est le prix de ma rançon, puisque je ne sais si Dieu veut me sauver?

Je le dirai, ou du moins je le penserai. Or, quel goût peut-on alors trouver dans toutes les pratiques du christianisme?avec quelle ardeur peut-on s'y porter? à quelle tentation n'est-on pas exposé de quitter tout, d'abandonner tout au hasard, et de se laisser aller à sa bonne ou à sa mauvaise destinée ? Hélas ! de ceux-là mêmes qui croient, comme l'Eglise, la vocation générale de tous les hommes au salut, il y en a tant néanmoins qu'on ne saurait déterminer à en prendre le chemin et à y persévérer! que sera-ce de ceux qui ne voudront pas reconnaître cette vocation, et qui douteront si Dieu s'est souvenu d'eux,ou s'il ne les a point oubliés?

 

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Non, dit le Seigneur, je n'ai point oublié mon peuple, non plus qu'une mère n'oublie point l’enfant qu'elle a mis au monde, et à qui elle a donné la vie (1). Dieu ne dit pas en particulier qu'il n'a point oublié celui-ci, ni celui-là, parmi son peuple; mais il marque son peuple en général. Or, tout indigne que j'en puisse être, je suis de ce peuple de Dieu ; je dis même de ce peuple choisi dont Dieu autrefois, et dans un sens plus étroit, disait : Vous serez mon propre peuple. Les Juifs en étaient la ligure ; et comme entre toutes les nations ils furent la nation spécialement chérie du Seigneur, et appelée à la terre promise par une préférence de prédilection, c'est ainsi que Dieu, par une faveur singulière, a formé de nous un peuple chrétien, c'est-à-dire un peuple qu'il a distingué de tous les autres peuples, et sur qui il paraît avoir des vues de salut plus efficaces et plus expresses. Quand donc, ce qui n'est pas, et ce que je ne pourrais penser que par une erreur grossière; quand, dis-je, il y aurait quelque lieu de douter que Dieu voulût le salut de tant d'infidèles qui n'ont jamais reçu les mêmes lumières ni les mêmes dons que moi, dès là qu'il a plu à la Providence de me faire naître de parents chrétiens, et comme dans le sein de la foi ; dès là qu'au montent de ma naissance j'ai eu l'avantage, par la grâce du baptême, d'être régénéré en Jésus-Christ, et que je suis devenu, par un droit spécial, l'héritier de son royaume; dès là même que, par une prérogative qui me sépare de tant d'hérétiques sortis de la voie droite et engagés dans une voie de séduction, je me trouve au milieu de l'Eglise, en qui seule est la vérité, la vie, le salut : tout cela, ne sont-ce pas, de la part de Dieu, des témoignages certains d'une volonté bien sincère de me sauver?

Il le veut ; mais ce salut si important pour moi, le veux-je? Il est bien étrange que, dans une affaire qui me touche de si près, et qui m'est si essentielle, on puisse être en doute si je la veux véritablement, ou si je n'y suis pas insensible. Quoi qu'il en soit, parce que Dieu veut mon salut et le salut de tous les hommes, que n'a-t-il pas fait pour cela? S'est-il contenté d'une volonté de simple complaisance, sans agir et sans en venir aux moyens nécessaires? Du ciel même, et du trône de sa gloire, il nous a envoyé un Rédempteur ; ce Fils unique, ce Dieu-Homme, il l'a livré à la mort, et à la mort de la croix. Où n'a-t-il pas communiqué les mérites infinis de cette rédemption

 

1 Isa., XLIX, 15.

 

surabondante ? à qui a-t-il refusé le sang de Jésus-Christ? et pour descendre encore à quelque chose de moins commun et de personnel par rapport à moi, dans son Eglise où il m'a adopté et dont je suis membre, quels secours ne me fournit-il pas? que d'enseignements pour m'instruire, que de ministres pour me diriger, que de sacrements pour me fortifier, que de grâces intérieures, que de pieuses pratiques pour me sanctifier ! Voilà comment Dieu m'a aimé, voilà par où il me fait évidemment connaître qu'il veut mon salut, et qu'il le veut sincèrement. Or, encore une fois, est-ce ainsi que je le veux? je n'en puis mieux juger que par les effets : car si je veux comme Dieu le veut, je dois par proportion y travailler comme Dieu y travaille ; c'est-à-dire que je dois user de tous les moyens qu'il me présente , et n'en omettre aucun ; que je dois éviter tout le mal qu'il me défend, et pratiquer tout le bien qu'il me commande; que je dois être dans une vigilance et dans une action continuelle, pour profiter de toutes ses grâces, et pour mériter le saint héritage qu'il me destine,"non point seulement comme un don de sa pure libéralité, mais encore comme la récompense de mes œuvres. Dire sans cela que je veux mon salut, c'est une contradiction ; car vouloir le salut, et ne vouloir rien faire de tout ce qu'on sait indispensablement requis pour parvenir au salut, ne sont-ce pas là, dans une même volonté, deux sentiments incompatibles, et qui se détruisent l'un l'autre ? Hé ! nous tromperons-nous toujours nous-mêmes, chercherons-nous toujours à rejeter sur Dieu ce que nous ne devons imputer qu'à nous-mêmes, et qu'à la plus lâche et la plus profonde négligence?

 

POSSIBILITÉ  DU  SALUT  DANS  TOUTES LES CONDITIONS DU  MONDE.

 

Quand un homme du monde dit qu'il ne peut se sauver dans son état, c'est une mauvaise marque : car un des premiers principes pour s'y sauver est de croire qu'on le peut Mais c'est encore pis, quand persuadé, quoique faussement, que dans sa condition il ne peut faire son salut, il y demeure néanmoins : car un autre principe non moins incontestable, c'est que dès qu'on ne croit pas pouvoir se sauver dans un état, il le faut quitter. J'ai, dites-vous, des engagements indispensables qui m'y retiennent ; et moi je réponds que si ce sont des engagements indispensables, ils peuvent

 

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dès lors s'accorder avec le salut, puisqu'étant indispensables pour vous, ils sont pour vous de la volonté de Dieu, et que Dieu, qui nous veut tous sauver, n'a point prétendu vous engager dans une condition où votre salut vous devînt impossible. Développons cette pensée ; elle est solide.

C'est un langage mille l'ois rebattu dans le monde, de dire qu'on ne s'y peut sauver : et pourquoi ? parce qu'on est, dit-on, dans un état qui détourne absolument du salut. Mais comment en détourne-t-il? Est-ce par lui- même? cela ne peut être, puisque c'est un état établi de Dieu ; puisque c'est un état de la vocation de Dieu ; puisque c'est un état où Dieu veut qu'on se sanctifie; puisque c'est un état où Dieu, par une suite immanquable, donne à chacun des grâces de salut et de sanctification, et non-seulement des grâces communes, mais des grâces propres et particulières que nous appelons pour cela grâce de l'état : enfin, puisque c'est un état où un nombre infini d'autres avant nous ont vécu très-régulièrement, très-chrétiennement, très-saintement, et où ils ont consommé, par une heureuse fin, leur prédestination éternelle. Reprenons, et de tous ces points, comme d'autant de vérités connues, tirons, pour notre conviction, les preuves les plus certaines et les plus sensibles.

Un état que Dieu a établi. Car le premier instituteur de tous les états qui partagent le monde et qui composent la société humaine, c'est Dieu  même, c'est sa providence. Il a été de la divine sagesse, en les instituant, d'y attacher des fonctions toutes différentes ; et de là vient cette diversité de conditions, qui sert à entretenir parmi les hommes la subordination, l'assistance mutuelle, la règle et le bon ordre. Or Dieu, qui, dans toutes ses œuvres, envisage sa gloire, n'a point assurément été ni voulu être l'auteur dune condition où l'on ne pût garder sa loi, où l'on ne pût s'acquitter envers lui des devoirs de la religion, où l’on ne pût lui rendre, par une pratique fidèle de toutes m s volontés, l'hommage et le culte qu'il mérite. Et comme c'est par là qu'on opère son salut, il faut donc conclure qu'il n'y a point l'état qui de lui-même y soit opposé, ni qui empêche d'y travailler efficacement.

Un état qui, établi de Dieu, est de la vocation de Dieu. C'est-à-dire qu'il y en a plusieurs qui1 Dieu destine à cet état, puisqu'il veut, et qu'il est du bien public, que chaque état soit rempli. Que servirait-il, en effet, d'avoir institué des professions, des ministères, des emplois, s'ils devaient demeurer vides, et qu'il ne se trouvât personne pour y vaquer? Mais d'ailleurs, comment pourrions-nous accorder, avec l'infinie bonté de Dieu notre créateur et notre père, de nous avoir appelés à un état où il ne nous fût pas possible d'obtenir la souveraine béatitude pour laquelle il nous a formés, ni de mettre notre âme à couvert d'une éternelle damnation.

Un état où Dieu veut qu'on se sanctifie et qu'on se sauve. C'est le même commandement pour toutes les conditions, et c'était à des chrétiens de toutes les conditions que saint Paul disait sans exception : La volonté de Dieu est que vous deveniez saint (1). Voilà pourquoi il leur recommandait à tous d'acquérir la perfection de leur état, et leur promettait, au nom de Dieu, le salut comme la récompense de leur fidélité. D'où il est évident que Dieu nous ordonnant ainsi de nous sanctifier dans notre état, quel qu'il soit, et voulant que par la sainteté de nos œuvres nous nous y sauvions, la chose est en notre pouvoir, suivant cette grande maxime, que Dieu ne nous ordonne jamais rien qui soit au-dessus de nos forces.

Un état aussi où Dieu ne manque point de nous donner des grâces de salut et de sanctification. Grâces communes et grâces particulières; grâces communes à tous les états, grâces particulières, et conformes à l'état que Dieu, par sa vocation, nous a spécialement destiné : les unes et les autres capables de nous soutenir dans une pratique constante des obligations de notre état; capables de nous assurer contre toutes les occasions, toutes les tentations, tous les dangers où peut nous exposer notre état; capables de nous avancer, de nous élever, de nous perfectionner selon notre état. De sorte que, partout et en toutes conjonctures, nous pouvons dire, avec l'humble et ferme confiance de l'Apôtre : Je puis tout par le secours de celui qui me fortifie (2).

Un état enfin où mille autres avant nous se sont sanctifiés et se sont sauvés. Les histoires saintes nous l'apprennent; nous en avons encore des témoignages présents : et quoique dans ces derniers siècles le dérèglement des mœurs soit plus général que jamais, et qu'il croisse tous les jours, il est certain néanmoins que si Dieu nous faisait connaître tout ce qu'il y a de personnes qui vivent actuellement dans la même condition que nous, nous y trouverions un assez grand nombre de gens de bien , dont la vue nous confondrait.  Il est difficile

 

1 1 Thess., IV, 3.— 2 Philip., IV, 13.

 

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que nous n'en connaissions pas quelques-uns, ou que nous n'en ayons pas entendu parler. Que ne faisons-nous ce qu'ils font? que n'agissons-nous comme ils agissent? que ne nous sauvons-nous comme ils se sauvent? Sommes-nous d'autres hommes qu'eux, ou sont-ils d'autres hommes que nous? Avons-nous plus d'obstacles à vaincre, ou les moyens du salut nous manquent-ils? Reconnaissons-le de bonne foi : l'essentielle et la plus grande différence qu'il y a entre eux et nous n'est ni dans l'état, ni dans les obstacles, ni dans les moyens, mais dans la volonté. Ils veulent se sauver, et nous ne le voulons pas.

De là qu'arrive-t-il ? parce qu'ils veulent se sauver, et qu'ils le veulent bien, ils se l'ont des peines et des engagements de leur état autant de sujets de mérite pour le salut; et parce que nous ne voulons pas nous sauver ou que nous ne le voulons qu'imparfaitement, nous nous faisons, de ces  mêmes engagements et do ces mêmes peines , autant de prétextes pour abandonner le soin du salut. Je sais que pour se conduire en chrétien dans son état, que pour n'y pas échouer, et pour se préserver de certains écueils qui s'y rencontrent par rapport au salut, on a besoin de réflexion, d'attention sur soi-même, de fermeté et de constance : or c'est ce qui gêne, et ce qu'on voudrait s'épargner. Au lieu donc de tout cela, on pense avoir plus tôt fait de dire qu'on ne peut se sauver dans son état : on tache de se le persuader, et peut-être en vient-on à bout. Mais trompe-t-on Dieu? et quand un jour nous paraîtrons devant son tribunal, et que nous lui rendrons compte de notre âme, que lui répondrons-nous , lorsqu'il nous fera voir que cette prétendue impossibilité qui nous arrêtait n'était qu'une impossibilité supposée , qu'une impossibilité volontaire, qu'une lâcheté criminelle de notre part, qu'une faiblesse qui, dès le premier choc, se laissait abattre, et qui, bien loin de nous justifier en ce jugement redoutable , ne doit servir qu'à nous condamner?

Mais, pour mieux pénétrer le fond de la chose, je demande pourquoi nous ne pourrions pas allier ensemble les devoirs de notre état et ceux de la religion? Notre état, je le veux, nous engage au service du monde; mais ce service du monde, autant qu'il convient à notre condition , n'est point contraire au service de Dieu. Car, quoi que nous puissions alléguer, trois vérités sont indubitables : 1° Que les devoirs du monde et ceux de la religion ne sont point incompatibles;  2° Qu'on ne s'acquitte jamais mieux des devoirs du monde, qu'en s'acquittant bien des devoirs de la religion ; 3° Qu'on ne peut même satisfaire à ceux de la religion , sans s'acquitter des devoirs du monde : et voilà de quelle manière nous pouvons et nous devons pratiquer cette excellente leçon du Sauveur des hommes : Rendez à César , c'est-à-dire au monde, ce qui est à César, et rendez à Dieu ce qui appartient à Dieu (1). L'un n'est point ici séparé de l'autre. Par où nous voyons, selon la pensée et l'oracle de notre divin Maître, qu'il n'est donc point impossible de servir tout à la fois, et conformément à notre état, Dieu et le monde; Dieu pour lui-même, et le monde en vue de Dieu.

J'ai ajouté, et c'est une vérité fondée sur la raison et sur l'expérience, qu'on ne s'acquitte jamais mieux de ce qu'on doit à son état et au monde, qu'en s'acquittant bien de ce qu'on doit à Dieu, parce qu'alors tout ce qu'on fait pour son état et pour le monde, on le fait pour Dieu et dans l'esprit de Dieu : or, le faisant dans l'esprit de Dieu et pour Dieu , on le lait avec une conscience beaucoup plus droite, avec un zèle plus pur et plus ardent, avec plus d'assiduité, de régularité, de probité. In troisième et dernier principe, non moins vrai que les deux autres, c'est qu'on ne peut même s'acquitter pleinement de ce qu'on doit à Dieu, si l'on ne s'acquitte de ce qu'on doit à son état et au monde, puisque, dès qu'on le doit au monde et à son état, Dieu veut qu'on y satisfasse, et que c'est là une partie de la religion.

De tout ceci concluons que si notre état nous détourne du salut, ce n'est point par lui-même , mais par notre faute : car, bien loin que de lui-même ce soit un obstacle au salut, c'est au contraire la voie du salut que Dieu nous a marquée. Nous devons tous aspirerai même ternie, mais nous n'y devons pas tous arriver par la même voie. Chacun a la sienne: or la nôtre, c'est l'état que Dieu nous a choisi; et en nous y appelant, il nous dit : Voilà votre chemin, c'est par là que vous marcherez  (1). Tout autre ne serait point si sûr pour nous, dès qu'il serait de notre choix, sans être du choix de Dieu.

Comment donc et en quel sens est-il vrai qu'on ne peut se sauver dans son état? C'est par la vie qu'on y mène et qu'on y veut mener, laquelle ne peut compatir avec le salut : mais on y peut vivre autrement, mais on doit y vivre autrement, mais on peut et ou doit autrement s'y comporter.

 

1 Matth., XXII, 21.— 2 Isa., XXX, 24.

 

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Cet état expose à une grande dissipation par la multitude d'affaires qu'il attire, et cette dissipation fait aisément oublier les vérités éternelles, les pratiques du christianisme , le soin du salut. Le remède, ce serait de ménager chaque année , chaque mois, chaque semaine, et même chaque jour, quelque temps pour se recueillir et pour rentrer en soi-même. Ce temps ne manquerait pas, et on saurait assez le trouver, si l'on y était bien résolu ; mais pour cela, il faudrait prendre un peu sur soi, et c'est à quoi on ne s'est jamais formé. On se livre à des occupations tout humaines, on s'en laisse obséder et posséder, on en a sans cesse la tète remplie ; le souvenir de Dieu s'efface, et on pense à tout, hors à se sauver.

Cet état donne des rapports qui obligent de voir le monde, de converser avec le monde, d'entretenir certaines habitudes, certaines liaisons parmi le monde : et personne n'ignore combien pour le salut il y a de risques à courir dans le commerce du monde. Le préservatif nécessaire, ce serait d'abord de retrancher de ces liaisons et de ce commerce du monde ce qui est de trop ; ensuite , de se renouveler souvent, et de se fortifier par l'usage de la prière , de la confession , de la communion , de la lecture des bons livres : mais on ne veut point de toutes ces précautions, et on ne s'en accommode point. On se porte partout indifféremment et sans discernement ; tout faible et tout désarmé, pour ainsi dire, qu'on est, on va affronter l'ennemi le plus puissant et le plus artificieux ; on suit le train du monde, on est de toutes ses compagnies, on en prend toutes les manières : et est-il surprenant alors que dans un air si corrompu l'on s'empoisonne, et qu'au milieu de tant de scandales, on fasse des chutes grièves et mortelles ? Je passe bien d'autres exemples, et j'avoue qu'en se conduisant de la sorte dans son état, il n'est pas possible de s'y sauver; mais consultons-nous nous-mêmes, et rendons-nous justice. Qui nous empêche d'user des moyens que nous avons en main pour mieux régler nos démarches et mieux assurer notre salut? ne le pouvons-nous pas. Or, de ne l'avoir pas fait lorsqu'on le pouvait, lorsqu'on le devait, lorsqu'il s'agissait d'un si grand intérêt que le salut, quel titre de réprobation !

Il n'est donc point question, pour nous sauver, de changer d'état,  et souvent même,  ! comme nous l'avons déjà observé, ce changement pourrait préjudicier au salut, parce que le nouvel état qu'on embrasserait ne serait point proprement, ni selon Dieu, ni selon notre état : c'est-à-dire que ce ne serait point l'état qu'il aurait plu à Dieu de nous assigner dans le conseil de sa sagesse.

Il n'est point question de renoncer absolument au monde , et de nous ensevelir tout vivants dans des solitudes , pour n'être occupés que des choses éternelles, et pour ne vaquer qu'aux exercices intérieurs de l’âme. Cela est bon pour un petit nombre à qui Dieu inspire cette résolution , et à qui il donne la force .de l'exécuter : mais , après tout, que serait-ce de la société humaine, si chacun prenait ce parti? à quoi se réduirait le commerce des hommes entre eux ? et sans ce commerce, comment pourrait subsister l'ordre et la subordination du monde? Ainsi, rien de plus sage ni de plus raisonnable que la règle de saint Paul, lorsque écrivant aux premiers fidèles nouvellement convertis, il leur disait : Mes Frères, demeurez dans les mêmes conditions où vous étiez quand il a plu à Dieu de vous appeler (1) ; comme s'il leur eût dit : Dans ces conditions, vous pouvez être chrétiens, et vivre en chrétiens; car ce n'est point précisément à la condition que la qualité de chrétien est attachée. Or, rivant en chrétiens et pratiquant dans vos conditions l'Evangile de Jésus-Christ, vous vous sauverez, puisque c'est de cette vie chrétienne et de cette fidèle observation de la loi que le salut dépend.

Voilà ce qu'une infinité de mondains ne veulent point entendre, parce qu'ils veulent avoir toujours de quoi s'autoriser dans leur vie mondaine , et que pour cela ils ne veulent jamais se persuader qu'ils puissent vivre chrétiennement dans leurs conditions. Us sont merveilleux dans les idées qu'ils se forment et dans les discours qu'ils tiennent en certaines rencontres. Il semble qu'ils aient leur salut extrêmement à cœur, et qu'ils soient dans la meilleure volonté de s'y employer ; mais bien entendu que ce sera toujours dans un autre état que celui où ils se trouvent. O si je vivais, disent-ils, dans la retraite, et que je n'eusse à penser qu'à moi-même! O si je ne voyais plus tant le monde, et que je pusse ne m'occuper que de Dieu ! Mais le moyen d'être, au milieu même du monde, continuellement en guerre avec le monde, pour se défendre de ses attraits, pour agir contre ses maximes, pour se soutenir contre ses exemples, pour ne se laisser pas surprendre à ses illusions, ni emporter par le torrent qui en entraîne tant d'autres? Quel

 

1 1 Cor., VII, 24.

 

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moyen? Si l'on me le demande, je répondrai que la chose est difficile; mais j'ajouterai qu'en matière de salut, à raison de son importance, il n'y a point de difficulté qui puisse nous servir de légitime excuse. Je dirai plus : car ces difficultés à vaincre et ces efforts à faire, ce sont les moyens de salut propres de notre état. Chaque condition a ses peines, et la Providence l'a ainsi réglé, afin que dans notre condition nous eussions chacun des sujets de mérite, par la pratique de cette abnégation évangélique en quoi consiste le vrai christianisme, et par conséquent le salut.

 

VOIE ÉTROITE DU SALIT, ET CE QUI PEUT NOUS ENGAGER PLUS FORTEMENT A LA PRENDRE.

 

L'Evangile de Jésus-Christ est au-dessus de la raison ; mais on peut dire en même temps qu'il n'est rien de plus raisonnable : c'est la droiture et la vérité même. Il ne déguise point, il ne flatte point. Ce qui se peut faire sans peine, il le représente tout aussi aisé qu'il l'est; et ce qui porte avec soi quelque difficulté, il le propose comme difficile, et ne cherche point à l'adoucir par de faux tempéraments.

C'est ce que nous voyons au regard du salut : car au lieu que, dans la conduite ordinaire, on ne découvre pas d'abord à un homme tous les obstacles qui pourraient le détourner d'une entreprise, et qu'au contraire on lui en cache une partie, afin de ne le pas étonner dès l'entrée de la carrière, et de ne lui pas abattre le cœur, l'Evangile n'use point de ces réserves louchant le salut; il s'explique sans ménagement, et tout d'un coup il nous déclare que c'est une affaire qui demande les plus grands efforts.

Le Sauveur des hommes n'a rien omis pour nous le faire entendre. Il a mille fois insisté sur ce point ; et de toutes les vérités évangéliques, il semble que ce soit là celle dont il ait eu plus à cœur que nous fussions instruits, tant il l'a souvent répétée, et tant il a employé de termes, de figures, de tours différents à l'exprimer dans toute sa force. S'il parle de la voie du salut, il ne se contente pas de dire qu'elle est étroite ; mais, par une exclamation qui marque jusque dans ce Dieu-Homme une espèce d'étonnement, il s'écrie : Que cette voie est étroite! S'il parle du royaume que son Père nous a préparé, et dont la possession n'est autre chose que le salut, il nous avertit qu'on ne l’emporte point sans violence.

Si, pour nous donner de ce salut des idées sensibles, il use de comparaisons, il nous 1e fait concevoir comme un somptueux édifia1, mais qui coûte des frais immenses à bâtir; comme un trésor caché, mais qu'on ne trouve qu'à force de remuer la terre et de creuser; comme une pierre précieuse, mais qu'on n'achète qu'en se défaisant de tout le reste et le vendant; comme une moisson abondante, mais qu'on ne recueille que dans la saison des fruits, et lorsque, par un travail assidu, on a cultivé le champ du père de famille; comme un riche salaire, mais qu'on ne reçoit que le soir, et qu'après avoir porté tout le poids de la chaleur et du jour; comme une ample récompense, mais de quoi? d'une ferveur dans la pratique de la justice chrétienne, et d'un zèle semblable à une soif et à une faim dévorante; d'un détachement au-dessus de tout intérêt temporel et humain ; d'une pureté d’âme et d'une innocence de mœurs exempte des moindres taches ; d'une pénitence austère, et dune mortification ennemie de toutes les commodités et de tous les plaisirs des sens ; d'une douceur que rien n'émeut ni n'aigrit, dont rien ne trouble la paix, et qui s'applique partout à la maintenir ; d'une charité bienfaisante ci toute miséricordieuse, toujours prête à prévenir le prochain, à le soulager et à l'aider ; d'une patience inaltérable dans les maux de la vie, et même au milieu des persécutions et des malédictions : car voilà le précis des enseignements que Jésus-Christ, notre guide et notre Maître, nous a tracés, autant par ses exemples que par ses paroles, sur l'affaire du salut . voilà le chemin qu'il nous a ouvert. Il n'y en a point d'autre, ni jamais il n'y en aura.

Or nous ne sentons que trop de combien d'épines ce chemin est semé, et combien il est rude à tenir, surtout dans l'extrême faiblesse où nous sommes. C'est pourquoi le même Fils de Dieu ne nous a pas dit simplement : Entrez dans ce chemin, mais : Efforcez-vous d’y entrer, mais excitez-vous, animez-vous, et prenez à chaque pas un courage tout nouveau pour y avancer et y persévérer. Les apôtres n'en ont point autrement parlé. Dans toutes leurs Epîtres, ils ne nous prêchent que la fuite du monde, que la retraite, que le recueillement intérieur, que la défiance de nous-mêmes, que la pénitence, que l'abnégation, qu'une guerre continuelle de l'esprit contre la chair, que la mort de tous les appétits déréglés et de tous les désirs du siècle. La nature a beau se plaindre et murmurer, les élus de Dieu ne se sont jamais flattés là-dessus, et n'ont point

 

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imaginé de voie plus douce par où ils crussent pouvoir atteindre au port du salut.

On me dira que cette morale est bien sévère : eh ! qui en doute ? nous en convenons ; nous ne prenons point, en l'annonçant, de circuits ni de détours; nous sommes prêts, ainsi qu'il nous est ordonné, de la publier sur les toits. Mais du reste, avec toute sa sévérité, cette morale subsiste toujours telle que nous l'avons reçue, et toujours elle subsistera. Tout cela est rigoureux, il est vrai ; mais il n'est pas moins vrai, quelque rigoureux que tout cela soit, qu'il ne nous est pas permis d'en rien retrancher; il n'est pas moins vrai que quiconque refuse de s'assujettir à tout cela est dans la foie de perdition, et qu'il n'y a point de salut pour lui ; il n'est pas moins vrai que de prétendre modérer tout cela, expliquer tout cela par des interprétations favorables à la cupidité de l'homme et à nos inclinations sensuelles, c'est se tromper soi-même, et tromper ceux qu'on entraîne dans la même erreur ; et qu'en se trompant ainsi soi-même et trompant les autres, on se damne et on les damne avec soi. Voilà ce qui ne peut être contesté, dès qu'on a quelque teinture de la morale chrétienne ; et Comme les portes de l'enfer ne prévaudront jamais contre l'Eglise de Jésus-Christ, je puis ajouter que jamais tous les artifices ni tous les prétextes de notre amour-propre ne prévaudront contre ces principes évangéliques, et contre les obligations étroites qu'ils nous imposent. Le ciel et la terre passeront, mais la parole du Seigneur ne passera point. Or il nous a dit on vouant parmi nous : Ce n'est point la paix ni un repos oisif que je vous apporte; mais je viens vous mettre le glaive à la main (1) ; je viens vous apprendre à vaincre tous les ennemis de votre salut, et surtout à vous vaincre vous-mêmes. N'espérons pas de changer cet ordre de la divine sagesse; mais ne pensons, pour nous y conformer, qu'à nous changer nous-mêmes.

On me demandera : Qui pourra donc se sauver? Qui le pourra? ceux qui pratiqueront l'Evangile. On ira plus loin, et on me demandera : Qui le pourra pratiquer, cet Evangile dont la morale est si pure et la perfection si relevée? Qui le pourra? ceux qui, par une volonté ferme et inébranlable , aidée de la grâce, s'y trouveront fortement déterminés. Mais on ne s'en tiendra pas encore là, et l'on me demandera enfin : Qui pourra se déterminer à une vie aussi régulière et aussi laborieuse que

 

1 Matth., X, 34.

 

l'Evangile nous la prescrit ? Qui le pourra ? ceux qui, par une solide et fréquente réflexion, se seront bien rempli l'esprit et bien convaincus de l'importance du salut. Car quoique je l'aie déjà remarqué plus d'une fois, je le redis et je ne puis trop le redire, c'est de là que tout dépend ; c'est-à-dire de cette vive persuasion, de cette vue toujours présente, de cette idée du salut comme de l'affaire capitale , comme de l'unique affaire, comme d'une affaire qui seule, ou par son succès, doit faire notre bonheur souverain, ou par sa perte, notre souverain malheur. Voilà le ressort qui remuera toutes les puissances de notre âme ; voilà, après la grâce du Seigneur, le premier mobile d'où nous recevrons ces grandes impressions auxquelles rien ne résiste. Tellement que, quelque combat qu'il y ait à soutenir et quelques nœuds qu'il y ait à rompre, quelques charmes que le monde présente à nos yeux pour nous attirer et nous attacher, rien désormais ne nous touchera, ne nous ébranlera, ne nous retiendra : pourquoi? parce que, dans notre estime, nous ne mettrons rien en parallèle avec le salut.

Expliquons ceci par un exemple familier : la comparaison est très-naturelle. Le feu prend dans une maison, il s'allume de toutes parts, il se communique, il croît, l'embrasement est général ; chacun pense à soi, tous prennent la fuite, on se sauve par où l'on peut et comme l'on peut. Cependant un homme profondément endormi ne sent pas le péril où il est d'être consumé par les flammes et d'y périr ; on court à lui, on l'éveille, il ouvre les yeux, il voit tout en feu. A ce moment que fait-il? délibère-t-il à se sauver? prend-il garde s'il lui sera facile de s'échapper? Un premier mouvement l'emporte, et ne lui donne pas le loisir de rien examiner. S'il faut grimper sur un mur, s'il faut se précipiter d'un lieu élevé, s'il faut passer à travers la flamme, point de moyen qu'il ne tente. Pour éviter un danger, il se jette dans un autre, et pour se garantir de la mort qui le menace, il s'expose sans hésiter à mille morts. D'où lui vient cette ardeur, cette agitation, cette résolution ? c'est qu'il y va de la vie, et que de tous les biens de ce monde nul ne lui est si cher que la vie, parce qu'il sait que le fondement de tous les biens de cette vie, c'est la vie même.

Belle image d'un chrétien qui revient de l'assoupissement où il était à l'égard du salut, et qui commence à bien connaître la conséquence infinie d'une telle affaire , après en

 

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avoir mûrement considéré le fond, le danger, les obstacles, toutes les suites. Il se voit au milieu du monde comme au milieu du feu : passions ardentes qui dévorent les cœurs, fausses maximes qui corrompent les esprits, objets flatteurs qui fascinent les yeux, sales plaisirs qui amollissent les sens, exemples qui entraînent, occasions qui surprennent, discours libertins, scandales publics, intérêts sordides, injustices criantes, engagements de la coutume, esclavage du respect humain, excès de la débauche , profanation des plus saints lieux , abus, sacrilèges et impiétés : que dirai-je? et peut-on avoir assez peu de connaissance pour ne pas savoir combien le monde est perverti, et combien il est capable de nous pervertir nous-mêmes?

Comment se défendre de cette contagion répandue partout, et comment se mettre à couvert de ses atteintes? Comment, assailli de tous côtés, et assiégé de tant d'ennemis, leur faire face et en triompher? comment repousser leurs attaques, éviter leurs surprises, parer à tous leurs traits? en un mot, sur le penchant d'une ruine toujours prochaine, comment assurer tous ses pas, et sauver son âme? Comment? laisser agir ce chrétien éclairé de la lumière de Dieu et fortifié de sa grâce. C'est assez qu'il se soit bien imprimé dans le souvenir l'excellence du salut; c'est assez qu'il en ait connu le prix : tant que cette pensée l'occupera, qu'elle le frappera, et que, pour la conserver, il la renouvellera souvent et la rappellera, j'ose dire qu'alors il sera comme invulnérable et comme invincible. Il réprimera les passions les plus violentes, il détruira les habitudes les plus enracinées, il se roidira contre toute considération humaine, contre le torrent de la coutume, contre la chair et le sang, contre les objets les plus corrupteurs et les attraits des plaisirs les plus séduisants ; il s'adonnera aux exercices de la religion, sans en négliger aucun, ni par mépris, ni par délicatesse, ni par une vaine crainte des raisonnements du public ; il les pratiquera fidèlement, exactement, constamment; et parce que cette assiduité est un joug, et pour plusieurs même, en mille conjonctures, un joug très-pesant, il se captivera, il se surmontera, il s'élèvera au-dessus de lui-même; jamais la peine ne l'étonnera.

A-t-elle étonné tant de solitaires, quand ils se sont confinés dans les déserts et retirés dans les plus sombres cavernes ? A-t-elle étonné tant de religieux, quand ils se sont cachés dans l'obscurité du cloître et soumis à toutes ses austérités ? A-t-elle étonné tant de vierges chrétiennes, quand elles ont sacrifié tous les agréments de leur sexe, et qu'elles ont porté sur leur corps toutes les mortifications de Jésus-Christ ? a-t-elle étonné tant de martyrs, quand ils se sont immolés comme des victimes, et livrés aux plus cruels tourments? Il s'agit pour nous du même salut, dont l'espérance leur donnait cette force supérieure et victorieuse. Fallût-il donc l'acheter par les mêmes supplices, par les mêmes sacrifices, nous y devons être disposés. Mais le sommes-nous en effet? et, quoi que nous en disions, peut-on nous en croire, lorsqu'on nous voit céder honteusement et si vite aux moindres difficultés? Car le christianisme, aussi bien que le monde, est plein de ces faux braves qui, loin du péril, témoignent une assurance merveilleuse, et à qui tout fait peur dans l'occasion.

Bizarre contradiction de notre siècle! jamais dans les entretiens, dans les paroles, dans les leçons de morale, on n'a plus rétréci le chemin du salut, parce que les leçons et bs paroles n'engagent à rien; et jamais en même temps on ne l'a plus élargi dans la pratique et dans les œuvres, parce que ce sont les œuvres qui coulent, et que c'est la pratique qui mortifie. Ne cherchons, ni par une rigueur outrée, à le rétrécir jusqu'à le rendre impraticable, ni par un relâchement trop facile, à l'aplanir et à l'élargir jusqu'à lui ôter toute sa sévérité et tout son mérite : l'un nous conduirait au désespoir, et l'autre nous perdrait par une trompeuse confiance.

Prenons le juste milieu de l'Evangile, et, sans donner dans aucune extrémité, souvenons-nous que la voie du ciel n'est point si étroite qu'on n'y puisse marcher; mais aussi qu'elle l'est assez pour demander toute notre constance, et pour exercer toute notre vertu.

Cependant, pour la consolation de ceux à qui le zèle de leur salut inspire de suivre cette voie et d'y avancer, voici ce que j'ajoute, et ce que je puis appeler le miracle de la grâce. Car une expérience de tous les siècles depuis Jésus-Christ, l'auteur et le consommateur de notre foi, a fait connaître que cette voie, tout épineuse qu'elle est, devient d'autant plus douce qu'on y cherche moins de douceurs, et qu'on s'assujettit avec moins de ménagement et moins de réserve à ses austérités les plus mortifiantes. Comment cela se fait-il? c'est aux âmes qui l'éprouvent à nous en instruire, ou plutôt c'est un de ces secrets dont saint Paul

 

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disait qu'il n'est permis à nul homme de les expliquer. Mais, tout impénétrable qu'est ce mystère, il n'en est pas moins réel ni moins m niable. Car, de quelque manière que ce puisse être, et en quelque sens que nous puissions l'entendre, il faut que la parole de Jésus-Christ s'accomplisse : c'est une parole divine, et par conséquent infaillible. Or, cet adorable Maître nous a dit que son joug est doux et son fardeau léger ; et en nous invitant à le prendre, il nous a promis que nous y trouverons la paix. Ces termes de joug et de fardeau marquent de la difficulté et de la pesanteur; mais avec toute sa pesanteur, ce fardeau devient léger, et ce joug devient doux, dès que c'est le joug et le fardeau du Seigneur : pourquoi ? parce que la grâce y répand toute son onction, et qu'il n'est rien de si pesant ou de si amer dont cette onction céleste n'adoucisse l'amertume, et qu'elle ne fasse porter avec une sainte allégresse.

On est surpris, et, pour ainsi dire, on ne se comprend pas soi-même, tant on se trouve différent de soi-même. Au premier aspect de la voie étroite du salut, tous les sens s'étaient révoltés, et à peine se persuadait-on qu'on y put faire quelques pas ; mais du moment qu'on y est entré avec une ferme confiance, les épines, si j'ose user de ces figures, se changent en fleurs, et les chemins les plus raboteux s'aplanissent : Ah! Seigneur, s'écriait un grand saint, vous m'avez heureusement trompé. En m'enrôlant dans votre milice, je m'attendais, selon les principes de votre Evangile, à des assauts et à une guerre où je craignais que ma faiblesse ne succombât. Je me figurais une vie triste, pénible, ennuyeuse, sans repos, sans goût; et jamais mon cœur ne fut plus content, ni mon esprit plus calme et plus libre. Combien d'autres ont rendu le même témoignage? mais le mal est qu'on ne les en croit pas, et qu'on ne veut passe convaincre par une épreuve personnelle et par son propre sentiment.

 

SOIN   DU   SALUT,   ET  EXTRÊME   NÉGLIGENCE   AVEC LAQUELLE ON  Y TRAVAILLE  DANS   LE  MONDE.

 

Cherchez premièrement le royaume de Dieu et ta justice (1). En ce peu de paroles, le Sauveur du monde nous donne une juste idée de la conduite que nous devons tenir à l'égard du salut. Ce salut, ce royaume de Dieu, c'est dans l'éternité que nous le devons posséder, c'est à la mort que nous le devons trouver ; mais c'est

 

1 Luc., XII, 31.

 

dans la vie que nous le devons chercher. Si donc je ne le cherche pas dans la vie, je ne le trouverai pas à la mort; et si j'ai le malheur de ne le pas trouver à la mort, je ne le trouverai jamais; et dans l'éternité j'aurai l'affreux désespoir d'avoir pu le posséder, et de ne le pouvoir plus.

C'est, dis-je, dans la vie qu'il le faut chercher : car l'unique voie pour y arriver et pour le trouver, ce sont les bonnes œuvres, c'est la sainteté. Or ces bonnes œuvres, où les peut-on pratiquer? en cette vie, et non en l'autre. Cette sainteté , où la peut-on acquérir ? dans le temps présent, et non dans l'éternité; sur la terre, et non dans le ciel. En effet, il y a cette différence à remarquer entre le ciel et la terre : la terre fait les saints, mais elle ne fait pas les bienheureux ; et au contraire, le ciel fait les bienheureux ; mais il ne fait pas les saints. Supposez de tous les saints celui que Dieu aura élevé au plus haut point de gloire dans le ciel, tout l'éclat de sa gloire n'ajoutera pas un seul degré à sa sainteté : cet état de gloire couronnera sa sainteté, confirmera sa sainteté, consommera sa sainteté; mais il ne l'augmentera pas : il la rendra plus durable, puisqu'il la rendra éternelle ; mais il ne la rendra ni plus méritoire, ni plus parfaite.

C'est donc dès maintenant, et sans différer, que nous devons donner nos soins à chercher le royaume de Dieu : mais encore comment le faut-il chercher ? Premièrement ; c'est-à-dire que nous devons faire du salut notre première affaire; pourquoi? parce que c'est notre plus grande affaire. Règle divine, puisque c'est le Fils même de Dieu qui nous l’a tracée ; règle la plus droite, la plus équitable, puisqu'elle est fondée sur la nature des choses, et qu'il est bien juste que le principal l'emporte sur l'accessoire ; règle fixe et inviolable, puisque c'est une loi émanée d'en-haut, et un ordre que Dieu a établi, et qu'il ne changera jamais. Mais nous, toutefois, nous prétendons renverser cet ordre, nous entreprenons de contredire cette loi, nous voulons substituer à cette règle une règle tout opposée. Car Jésus-Christ nous dit : Cherchez d'abord le royaume de Dieu ; et pour ce qui est du vêtement, de la nourriture, des biens de la vie, n'en soyez point en peine. Vous pouvez vous en reposer sur votre Père céleste, qui vous aime , et qui vous donnera toutes ces choses par surcroît (1). Mais nous, au contraire , nous disons : Cherchons d'abord les biens de la vie; et pour ce qui regarde les biens de l'éternité,

 

1 Luc., XII, 31.

 

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le royaume de Dieu, le salut, n'en soyons point en peine, mais confions-nous en la miséricorde du Seigneur : il est bon, il ne nous abandonnera pas.

Nous le disons, sinon de bouche, du moins en pratique; et c'est ainsi que raisonnèrent les conviés de l'Evangile. Ils étaient invités à un grand repas; il fallait, pour y assister, certains habits de cérémonie, certains préparatifs ; mais eux, tout occupés de leurs affaires temporelles, ils crurent qu'ils y devaient vaquer préférablement à l'invitation qu'on leur avait faite. Ils ne doutèrent point qu'ils n'eussent sur cela de bonnes raisons pour s'excuser; et, pleins de confiance, l'un dit : Je me marie, et il faut que j'aille célébrer les noces ; l'autre dit : j’ai acheté une terre, et je ne puis me dispenser de l'aller voir ; un autre dit : J'ai à faire l'essai de cinq paires de bœufs qu'on m'a vendues. Tous conclurent enfin qu'ils avaient des choses plus pressées que ce repas dont il s'agissait, et répondirent que ce serait pour une autre fois. Or, qu'est-ce que ce grand repas? Dans le langage de l'Ecriture, c'est le salut. Dieu nous y appelle, et nous y appelle tous. Il ne se contente pas, pour nous y convier, de nous envoyer ses ministres et ses serviteurs, mais il nous a même envoyé son Fils unique. On nous avertit que de la part du maître tout est prêt, et qu'il ne reste plus que de nous préparer nous-mêmes, et de nous mettre en état d'être reçus au festin. Mais que répondons-nous? J'ai d'autres affaires présentement, dit un mondain; et quelles sont-elles, ces autres affaires ? L'affaire de mon établissement , ajoute-t-il , l'affaire de mon agrandissement, les affaires de ma maison ; en un mot, tout ce qui regarde ma fortune temporelle.

Pour ces affaires humaines, que ne fait-on pas? et cette fortune temporelle, à quel prix ne l'achète-t-on pas ? Est-il moyen qu'on n'imagine? est-il moyen, quelque pénible et quelque fatigant qu'il soit, qu'on ne mette en œuvre pour se pousser, pour s'avancer, pour se distinguer, pour s'enrichir, pour se maintenir, soit à la cour, soit à la ville? Il semble que le monde ait alors la vertu de faire des miracles, et de rendre possible ce qui de soi-même, paraîtrai! avoir des difficultés insurmontables, et être au-dessus des forces de l'homme. Il donne de la santé aux faibles, et leur fait soutenir des travaux, des veilles , des contentions d'esprit, capables de ruiner les tempéraments les plus robustes. Il donne de l'activité aux paresseux, et leur inspire un feu et une vivacité qui les porte partout, et que rien no ralentit. Il donne du courage aux lâches, et malgré les horreurs naturelles de la mort, il les expose, à tous les orages de la mer et à Ions les périls de la guerre. Il donne de l'industrie aux simples et leur suggère les tours, les artifices, les intrigues, les mesures les plus efficaces pour parvenir à leurs fins et pour réussir dans leurs entreprises. Voilà comment on cherche les biens du monde, et comment on croit les devoir chercher. De sorte que si l'on vient à bout de ses desseins, quoi qu'il en ait coûté, on s'estime heureux, et l'on ne pense point à se plaindre de tous les pas qu'il a fallu faire ; et que si les desseins qu'on avait formés échouent, ce n'est point de toutes les fatigues qu'on a essuyées que l'on gémit,mais du mauvais succès où elles se sont terminées. Tant on est persuadé de cette fausse et dangereuse maxime, que pour les affaires du monde on ne doit rien épargner, et qu'elles demandent toute notre application.

Cependant que fait-on pour le salut? et quand il s'agit du royaume de Dieu, à quoi se tient-on obligé, et quelle diligence y apporte-t-on ? Les uns en laissent tout à fait le soin, et tout le soin que les autres en prennent se réduit à Quelque extérieur de religion, pratiqué fort à la hâte, et très-imparfaitement. On ne s'en inquiète pas davantage; comme si cria suffisait, et que Dieu dût suppléer au reste. En vérité, est-ce ainsi que le Sauveur des hommes nous a avertis de chercher ce royaume fermé depuis tant de siècles, et dont il est venu nous tracer le chemin et nous ouvrir l'entrée? Il veut que nous le cherchions comme un trésor; or, avec quelle ardeur agit un homme qui se propose d'amasser un trésor ! on est attentif à la moindre espérance du gain, sensible à la plus petite perte , prudent pour discerner tout ce qui peut nous servir ou nous nuire, courageux pour supporter tout le travail qui se présente, tempérant pour s'interdire tout divertissement, toute dépense qui pourrait arrêter nos projets et diminuer nos profils. Il veut que nous le cherchions comme une perle précieuse : or cet homme de l'Evangile qui a découvert une belle perle ne perd point de temps, court dans sa maison, vend tout ce qu'il a, se défait de tout pour acheter cette perle dont il connaît le prix, et qu'il craint de manquer. Il veut que nous le cherchions comme notre conquête : or à quels frais, à quels hasards, à quels efforts n'engage pas la poursuite et la conquête d'un royaume ? Il veut que nous

 

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le cherchions comme notre fin et notre dernière fin : or en toutes choses la fin et surtout la lin dernière, doit toujours être la première dans l'intention ; on ne doit viser que là, aspirer que là, agir que pour arriver là.

Et voilà pourquoi notre adorable Maître ne nous a pas seulement dit : Cherchez le royaume de Dieu; mais il ajoute : Et sa justice. Qu'est-ce que cette justice, sinon ces œuvres chrétiennes, cette sainteté de vie sans quoi l'on ne peut prétendre au royaume éternel? Car je viens de le dire, et je ne puis trop le répéter, ce royaume n'est que pour les saints. Il n'est ni pour les grands, ni pour les nobles, ni pour les riches, ni pour les savants : disons mieux, il est pour les grands, et pour les nobles, et pour les riches, et pour les savants, et pour tous les autres, pourvu qu'à la grandeur, qu'à la noblesse, qu'à l'opulence, qu'à la science, qu'à tous les avantages qu'ils possèdent ils joignent la sainteté. Tous ces avantages sans la sainteté seront réprouvés de Dieu, et la sainteté sans aucun de ces avantages sera couronnée de Dieu.

Mais cette justice, cette sainteté de vie, ce mérite des œuvres, c'est ce qui ne nous accommode pas, et ce que nous mettons, dans le plan de notre conduite, au dernier rang. Du moment qu'on veut nous en parler, une foule de prétextes se présentent pour nous tenir lieu d'excuses, ou de prétendues excuses : on est trop occupé, on n'a pas le temps, on a des engagements indispensables, et à quoi l'on peut à peine suffire ; on est incommodé, on est d'une complexion délicate, on est dans le feu de la jeunesse, on est dans le déclin de l'âge ; en un mot, on a mille raisons, toutes aussi spécieuses, mais en même temps toutes aussi fausses les unes que les autres.

Ce qu'il y a de plus déplorable, c'est qu'on se croit par là bien justifié devant Dieu, lorsqu'on ne l'est pas. Ces conviés qui s'excusèrent ne doutèrent point que le Maître qui les avait invités ne fût très-content d'eux , et de ce qu'ils lui alléguaient pour ne se pas trouver à son repas. Mais il en jugea tout autrement, il en fut indigné, et déclara sur l'heure que jamais aucun de ces gens-là ne paraîtrait à sa table (1). Tel est, de la part de Dieu, le jugement qui nous attend. Dès que nous refusons de travailler à notre salut, et d'y travailler solidement, il nous rejette par une réprobation anticipée, et nous exclut de son royaume. Quel arrêt! quelle condamnation! Malheur à

 

1 Luc, XIV, 24.

 

l'homme qui s'y expose ! Ah ! nous avons des affaires : mais du moins, pour ne rien dire de plus, comptons le salut au nombre de ces affaires, et gardons-le comme une occupation digne de nous.

Non-seulement elle en est indigne, mai?, par comparaison avec celle-là, nulle ne mérite nos soins ; et tout ce que nous donnons de temps à toute autre affaire, au préjudice de celle-là ou indépendamment de celle-là, ne peut être qu'un temps perdu. Je ne dis pas que c'est toujours un temps perdu pour le monde, mais pour le salut : or étant perdu pour le salut, tout autre emploi que nous en faisons n'est plus qu'un amusement frivole, et tout autre fruit que nous en retirons n'est que vanité et illusion.

 

SUBSTITUTION DES GRACES DU SALUT ; LES VUES QUE DIEU SY PROPOSE , ET COMMENT IL Y EXERCE SA JUSTICE ET SA MISÉRICORDE.

 

Dans l'ordre du salut, il y a de la part de Dieu des substitutions terribles ; c'est-à-dire que Dieu abandonne les uns, et qu'il appelle les autres ; que Dieu dépouille les uns, et qu'il enrichit les autres; que Dieu ôte aux uns les grâces du salut, et qu'il les transporte aux autres. Mystère de prédestination certain et incontestable. Mystère qui, tout rigoureux qu'il parait et qu'il est en effet, ne s'accomplit néanmoins que selon les lois de la plus droite justice, et que par le jugement de Dieu le plus équitable. Enfin, mystère où Dieu fait tellement éclater la sévérité de sa justice, qu'il nous découvre en même temps tous les trésors de sa miséricorde , et les ressources inépuisables de sa providence : de sorte qu'à la vue de ce grand mystère, je puis bien dire comme le Prophète : Le Seigneur a parlé, et voici deux choses que j'ai entendues tout à la fois (1), savoir : que le Dieu que j'adore est également redoutable par son infinie puissance, et aimable par sa souveraine bonté.

I. Mystère certain et incontestable, mystère de foi. Toute l'Ecriture, surtout l'Evangile, les Epîtres des apôtres, nous annoncent cette vérité, et les exemples les plus mémorables l'ont confirmée jusque dans ces derniers siècles : Le royaume de Dieu vous sera enlevé, disait le Sauveur du monde aux Juifs, et il sera donné à un peuple qui en produira les fruits (2). Le même Sauveur, et au même endroit, en proposant la parabole de la vigne, ajoutait :

 

1 Psal., LXI, 12. — 2 Matth., XXI, 43.

 

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Que fera le maître à ces vignerons qui se sont révoltés contre lui ? Il fera périr misérablement ces misérables, et il louera sa vigne à d'autres, qui la cultiveront et prendront soin de la faire valoir (1). N'est-ce pas aussi selon cette conduite de Dieu que saint Paul et saint Barnabé eurent l'ordre d'aller prêcher l'Evangile aux Gentils , et qu'ils se retirèrent de la Judée en prononçant cette espèce de malédiction : Puisque vous rejetez la parole du salut, et que vous vous jugez indignes de la vie éternelle, voilà que nous nous touillons vers les nations; car le Seigneur nous l'a ainsi ordonné (2).

II. Il y aurait cent autres témoignages à produire les plus évidents, et qui nous marquent deux sortes de substitutions : substitutions générales, et substitutions particulières. Substitutions générales d'une nation à une autre nation. Les Gentils ont pris la place des Juifs : Ceux qui étaient enveloppés des plus épaisses ténèbres, et assis à l'ombre de la mort, ont vu s'élever sur eux le plus grand jour, et ont été éclairés de la plus brillante lumière (3) ; tandis que le peuple choisi de Dieu, que les enfants de la promesse sont tombés dans l'aveuglement le plus profond, et dans un abandonnement qui s'est perpétué de génération en génération, et d'où ils ne sont jamais revenus. Vengeance divine dont nous n'avons pas seulement la preuve dans cette nation réprouvée, mais ailleurs. On a vu des provinces, des royaumes, des empires , où la vraie Eglise de Jésus-Christ dominait, et où la plus pure et la plus fervente catholicité formait des milliers de saints, perdre tout à coup la foi de leurs pères, et se précipiter dans tous les abîmes où l'esprit de mensonge les a conduits, pendant que cette même foi, proscrite et bannie, passait au delà des mers, et portait le salut à des sauvages et à des infidèles. Voilà, dis-je, ce que l'on a vu, et de quoi nous avons encore devant les yeux les tristes monuments. Plaise au ciel de ne nous pas enlever un si riche talent, et que nous ne servions pas d'exemple à ceux qui viendront après nous , comme nous en servent ceux qui nous ont précédés. Le danger est plus à craindre et plus pressant que nous ne le croyons: puissions-nous y prendre garde ! Substitutions particulières, d'un homme à un autre homme. Dans l'ancienne loi, Jacob eut la bénédiction qui, par le droit d'aînesse, appartenait à son frère Esaü : figure si familière à l'apôtre saint Paul, et qu'il met si souvent en œuvre. Dans la loi nouvelle,

 

1 Matth., XXI, 41. — 2 Act., XIII, 46. — 3 Isa., IX, 2.

 

saint Mathias succéda à Judas, déchu de l'apostolat ; entre quarante martyrs sur le point de consommer leur sacrifice, un fut vaincu et manqua de constance ; mais dans le moment même un autre fit le quarantième, et emporta la couronne. Ce n'est pas pour une fois que des solitaires , que des pénitents, que des justes se sont pervertis, et qu'en même temps des mondains, des pécheurs scandaleux, des impies ont été touchés , ont ouvert les yeux, non-seulement sont revenus à Dieu , mais se sont élevés à la plus haute sainteté. On est encore quelquefois témoin de certaines chutes qui étonnent, et d'autre part on entend aussi parler de certaines conversions qui ne paraissent pas moins surprenantes. Chacun en juge selon sa pensée, et chacun prétend en connaître les véritables causes ; mais si nous pouvions approfondir les secrets de Dieu, nous trouverions souvent que cela s'est fait par un transport de grâces que celui-là a rejetées, et dont celui-ci a profité.

Quoi qu'il en soit, n'oublions jamais l'avis que donnait saint Paul aux Romains, de ne se laisser point enfler des dons qu'ils avaient reçus , mais de se tenir toujours dans une crainte humble et salutaire. Si nous pouvons croire avec quelque confiance que nous marchons dans le chemin du salut et de la perfection chrétienne, humilions-nous à la vue de tant d'autres qui, après y avoir passé de longues années, et y avoir fait incomparablement plus de progrès que nous, ont eu le malheur d'en sortir, et de s'engager dans la voie de perdition, où ils ont péri. Et si nous voyons un pécheur plongé dans toutes les abominations du vice et du libertinage, ne pensons point avoir droit de le mépriser ; mais humilions-nous encore à la vue de tant d'autres aussi corrompus, et pour ainsi dire aussi perdus que lui, qui ont eu le bonheur de se reconnaître, de se relever, d'acquérir, par la ferveur de leur pénitence, un fonds de mérites que nous n'avons pas, et de parvenir dans le ciel à un point de gloire où nous ne pouvons guère espérer d atteindre. Voilà le grand sentiment que nous avons à prendre, et dont nous ne devons point nous départir. Mais avançons.

II. Mystère qui, tout rigoureux qu'il parait, et qu'il est en effet, ne s'accomplit néanmoins que selon les lois de la plus droite justice, et que par le jugement de Dieu le plus équitable. Quand dans une cour on voit la décadence d'un grand que le prince éloigne de sa personne, qu'il bannit de sa présence, qu'il

 

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dégrade de tous les titres d'honneur qui l'illustraient et le distinguaient, ce renversement de fortune, cette disgrâce répand dans les cœurs une terreur secrète. On se regarde l'un et l'autre; et, dans la surprise où l'on se trouve, on mesure toutes ses paroles, et l'on n'ose d'abord s'expliquer. Mais si l'on apprend ensuite les justes sujets qu'a eus le maître de frapper de son indignation ce favori, ce courtisan, et de retirer de lui ses dons, on revient alors de l'étonnement où l'on était, on impute à la personne son propre malheur, et l'on traite la conduite du prince, non point de sévérité, mais de punition légitime et raisonnable.

Image parfaite de ce qui se passe entre Dieu et l'homme. Quand on nous dit que Dieu délaisse une âme, et qu'il ne lui donne plus, comme autrefois, ses soins paternels ; qu'il ne fait plus descendre sur cette terre stérile et déserte, ni la rosée du ciel pour l'amollir, ni les rayons du soleil pour l'éclairer; et qu'il n'y croît plus que des ronces et des épines: quand nous entendons cette affreuse malédiction que Dieu lance contre son peuple : Vous ne serez plus mon peuple, et je ne serai plus voire Dieu (1) ; quand nous lisons au livre des Rois cette triste parole de Samuel à Saül : Le Seigneur vous a renoncé (2), et que là même nous voyons comment l'Esprit de Dieu sort de ce prince malheureux, et va susciter David pour occuper le trône d'Israël ; quand nous pensons a cette menace prononcée par le Fils de Dieu : Plusieurs viendront de l’orient et de l’occident, et, tout étrangers qu'ils sont, ils auront place au festin avec Abraham, Isaac et Jacob, dans le royaume des cieux; mais les enfants du royaume seront jetés dehors dans les ténèbres (3); il quand enfin tout cela se vérifie à nos yeux, c'est-à-dire quand nous sommes témoins de la corruption et du débordement de mœurs où se sont précipités des gens dont la vie, il y a quelques années, était très-régulière, très-chrétienne, très-édifiante, et que nous faisons cette réflexion qu'il a fallu, pour en venir à de telles extrémités, qu'ils aient été étrangement abandonnés de Dieu, ces idées nous effrayent. Nous nous figurons Dieu comme un juge formidable, nous tremblons sous sa main toute-puissante, nous adorons ses jugements ; mais autant que nous les révérons, autant nous les redoutons. On ne peut disconvenir qu'ils ne soient à craindre, et il est bon même que nous soyons touchés de cette crainte salutaire dont le Prophète royal souhaitait d'être pénétré jusque dans la

 

1 Osée., I,9.— 2 1 Reg., XV, 26. — 3 Matth., VIII, 12.

 

moelle de ses os. Mais après tout nous avons d'ailleurs de quoi nous rassurer; et voici comment. Car, suivant les principes de la religion, cette soustraction de grâces ne vient pas de Dieu primitivement, pour m'exprimer de la sorte, mais de nous-mêmes. Que veut dire cela? c'est que Dieu ne soustrait à l'homme la grâce qu'après que l'homme, par sa résistance, s'en est rendu formellement indigne ; c'est que Dieu ne cesse de communiquer à l'homme son esprit qu'après que l'homme, par une obstination volontaire et libre, lui a fermé l'entrée de son cœur ; c'est que Dieu n'abandonne l'homme, et ne le retranche du nombre des justes, qu'après que l'homme a lui-même abandonné Dieu, et qu'il s'est livré à son sens réprouvé et aux ennemis de son salut.

Il ne tenait qu'à cet homme d'écouter la voix de Dieu, de suivre la grâce de Dieu, d'être fidèle aux inspirations de l'Esprit de Dieu, de demeurer, avec l'assistance d'en-haut, inviolablement attaché à Dieu : et Dieu alors l'eût toujours soutenu, lui eût toujours été présent par une protection constante, lui eût toujours fourni de nouveaux secours ; car ne plaise au ciel que jamais nous donnions dans cette erreur si hautement condamnée par l'Eglise, savoir: qu'il y ait des justes que Dieu laisse manquer des grâces nécessaires, lors même qu'ils veulent agir, et qu'ils s'efforcent d'obéir à ses divines volontés, selon l'état et le pouvoir actuel où ils se trouvent ! Si donc Dieu interrompt, à notre égard, le cours de sa providence spirituelle, et laisse tarir pour nous les sources du salut, nous n'en pouvons accuser que nous-mêmes. Il a abandonné les Juifs ; mais n'avait-il pas auparavant recherché mille fois cette ingrate nation, et n'avait-il pas employé mille moyens pour vaincre leur opiniâtreté, et pour amollir la dureté de leur cœur? Jérusalem, Jérusalem, toi qui verses le sang des prophètes et, qui lapides ceux qui te sont envoyés, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants comme sous mes ailes, et tu ne l'as pas voulu ! Voilà que votre maison va être déserte (1). Sans insister sur bien d'autres exemples assez connus, quoique éloignés de nous, il abandonne tous les jours une infinité de pécheurs ; mais si nous pouvions pénétrer dans le secret de leurs âmes, nous verrions combien,'avant que d'en venir là, il fait d'efforts pour les attirer à lui et pour les gagner : Je vous ai appelés, et vous vous êtes rendus sourds à ma parole ; je vous ai tendu les bras, et vous avez négligé de

 

1 Luc., XIII, 3-4.

 

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vous rendre à mes invitations ; vous avez méprisé mes conseils, et vous n'avez tenu nul compte de mes avertissements ni de mes menaces : c'est pourquoi je vous méprise moi-même (1). Or qu'y a-t-il en cela de la part de Dieu que de raisonnable ? La conséquence que nous en devons tirer, c'est de prendre bien garde à nous, de redoubler chaque jour notre attention, de conserver chèrement le don de Dieu, si nous l'avons ; de ne nous mettre jamais au hasard de perdre un talent si précieux; de nous souvenir que nous le portons dans des vases très-fragiles, et que c'est néanmoins toute notre richesse et tout notre salut. Allons encore plus loin, et achevons.

III. Mystère où Dieu fait tellement éclater la sévérité de sa justice, qu'il nous découvre en même temps tous les trésors de sa miséricorde, et les ressources inépuisables de sa providence. Car (je l'ai déjà dit, et c'est à quoi nous devons faire présentement une réflexion toute nouvelle), il n'en est pas de notre Dieu comme de ces maîtres intéressés qui reprennent leurs dons pour les avoir et pour les garder. Ce qu'il enlève d'une part, il le rend de l'autre ; mais à qui le rend-il ? à ceux que sa miséricorde choisit pour faire valoir ce que d'autres possédaient inutilement, et ce qu'ils dissipaient. De sorte que les dons de Dieu, si je l'ose dire ainsi, ne font que changer de mains. Substitution où nous ne pouvons assez admirer, ni les adorables conseils de sa sagesse, ni les soins paternels de son amour. Et d'abord, c'est par de telles substitutions qu'il remplit le nombre de ses élus; car il veut que ce nombre soit complet : Et faudra-t-il donc, disait l'Apôtre, parce que quelques-uns ont été incrédules, que par leur obstination la parole de Dieu demeure sans effet (2)? Faudra-t-il que les favorables desseins qu'il a plu à son infinie bonté de former sur le salut des hommes soient arrêtés et renversés? non, sans doute: mais au défaut de l'un, il appellera l'autre; l'étranger deviendra l'héritier, et l'esclave succédera au fils, lequel était né libre. Quand le père de famille apprend que ceux qu'il avait invités à son festin ont refusé d'y venir, il ne veut pas pour cela que tous les apprêts qu'il a faits soient perdus ; mais il ordonne sur l'heure, à son serviteur, d'aller dans toutes les rues de la ville, et de lui amener les pauvres, les paralytiques, les aveugles, les boiteux; et quand, malgré tout ce qu'on a pu ramasser de monde, on lui rapporte encore qu'il y a des places qui restent, il donne

 

1 Prov., 1. — 2 Rom., III, 24, 25, 26.

 

un nouvel ordre qu'on cherche hors de la ville, dans les chemins et le long des haies, et qu'on presse les gens d'entrer : pourquoi? afin, dit-il, que ma maison se remplisse (1). C'est ainsi que les anges rebelles ayant laissé, par leur chute, comme un grand vide dans le ciel, Dieu leur a substitué les hommes, ne voulant pas que la damnation de ces esprits réprouvés interrompt! le cours de ses largesses, ni qu'elle mît (les bornes à sa miséricorde. Or, ce qui est vrai des anges à l'égard des hommes, l'est pareillement d'un homme à l'égard d'un autre homme.

De plus, c'est par ces mêmes substitutions que Dieu tourne le mal à bien, et que le péché sert au salut des pécheurs et à leur sanctification. Ce pécheur abusait de telle grâce, et Dieu l'a transportée à cet autre aussi pécheur, peut-être même plus pécheur que lui, mais qui, dans l'heureux moment où la grâce vient tout de nouveau le solliciter, cède enfin à l'attrait, et le suit, se reconnaît, se convertit, comble de consolation toutes les personnes qui s'intéressent à son salut. Cet olivier sauvage, enté sur l'olivier franc dont les branches ont été rompues, produit des fruits au centuple, et d'excellents fruits. Ce pénitent efface tout le passé par la ferveur de sa pénitence ; il s'avance, il se perfectionne, il se fait un saint: voilà l'œuvre du Seigneur, voilà le miracle de sa droite, voilà ce qui répand l'édification sur la terre, et la joie dans toute la cour céleste. Ajoutez que souvent dans ces substitutions la perte d'un petit nombre de pécheurs est plus que suffisamment, et même plus qu'abondamment compensée par le grand nombre des autres que Dieu prend de là occasion de sauver. Qu'était-ce que le peuple juif, en comparaison de toutes les nations du monde ? Or, parce que cette petite contrée n'a pas reçu la loi évangélique, à quelles nations et en quels lieux lej apôtres ne l'ont-ils pas prêchée? ils se sont dispersés dans le monde entier ; ils y ont fait retentir le nom de Jésus-Christ ; ils y ont procuré le salut d'une multitude innombrable d'élus. Maison d'Israël, ouvre les yeux, et vois en quelle solitude tu es restée ; il n'y a plus pour toi ni temple, ni autel, ni prophète: mais du levant au couchant, du midi au septentrion, que de prédicateurs ont été envoyés, que de ministres ont été consacrés, que d'autels ont été érigés, que de temples ont été construits en l'honneur du Dieu immortel ! Quelle moisson, quelle récolte, que tant d'âmes qui l'ont connu, qui l'ont glorifié, qui se sont dévouées à lui et

 

1 Luc, XIV, 23.

 

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à son Fils unique, leur Messie et leur Sauveur ! tant il est vrai, et tant le Prophète a eu sujet de dire, que les miséricordes du Seigneur sont au-dessus de ses jugements (1).

Mais ce n'est pas encore tout ; il me semble que dans les substitutions dont je parle, et dont je tâche, autant qu'il m'est permis, de développer le profond mystère, je découvre quelques traits de la miséricorde divine à l'égard même du pécheur que Dieu prive de certaines grâces, pour les répandre ailleurs. Car ces grâces, par l'abus que ce pécheur en faisait, ne servaient qu'à le rendre plus criminel et plus redevable à la justice de Dieu ; si bien que, dans un sens, il vaut mieux pour lui de ne les point avoir, que de les tourner à sa ruine et à sa condamnation. Donnons à Dieu la gloire qui lui est due,  reconnaissons en toutes choses la droiture et la sainteté de ses voies. Si, dans la vue des dérèglements de notre vie,  nous craignons qu'il ne nous ait abandonnés, ne nous abandonnons point nous-mêmes; c'est-à-dire ne nous persuadons point qu'il n'y ait plus de retour à espérer, ni de Dieu à nous, ni de nous à Dieu. Tant que nous vivons en ce monde, il y a toujours un fonds de grâces dont nous pouvons user. Avec ce fonds de grâces, tout petit qu'il est, nous pouvons gémir, prier, réclamer la bonté divine; et pourquoi le Seigneur ne nous écouterait-il pas? Heureux le fidèle qui met toute son étude et son application à se pourvoir pour le salut ; qui ne peut souffrir sur cela le moindre déchet; qui, bien loin de se laisser ravir ce qu'il possède, le fait croître chaque jour, et ajoute mérites sur mérites ! Il doit souhaiter le salut de tous les hommes, il le doit demander à Dieu, et c'est ce que la charité nous inspire; mais avant le salut des autres, il doit demander le sien,  et le souhaiter par préférence : car, en matière de salut, voilà le premier objet de notre charité.

Ah ! quel sera le mortel dépit, quelle sera la consternation de tant de réprouvés au jugement de Dieu, quand il leur montrera les places qu'il leur destinait, et dont ils seront éternellement exclus ! quand, dis-je, un ecclésiastique verra en sa place un laïque; quand un religieux verra en sa place un homme du tiède; quand un chrétien verra en sa place un infidèle ! Nous sommes si jaloux de garder chacun nos droits et nos rangs dans le monde; soyons-le mille fois encore plus de les pouvoir |arder un jour dans le ciel.

 

1 Psal., CXLIV, 9.

 

PETIT NOMBRE DES ÉLUS ; DE QUELLE MANIÈRE IL FAUT L'ENTENDRE, ET LE FRUIT QU'ON PEUT RETIRER  DE  CETTE  CONSIDÉRATION.

 

Il est constant que le nombre des élus sera le plus petit, et qu'il y aura incomparablement plus de réprouvés. Or, c'est une question que font les prédicateurs ; savoir, s'il est à propos d'expliquer aux peuples cette vérité, et de la traiter dans la chaire, parce qu'elle est capable de troubler lésâmes, et de les jeter dans le découragement. J'aimerais autant qu'on me demandât s'il est bon d'expliquer aux peuples l'Evangile, et de le prêcher dans la chaire. Hé ! qu'y a-t-il en effet de plus marqué dans l'Evangile, que ce petit nombre des élus? qu'y a-t-il que le Sauveur du monde, dans ses divines instructions, nous ait déclaré plus authentiquement, nous ait répété plus souvent, nous ait fait plus formellement et plus clairement entendre? Beaucoup sont appelés, mais peu sont élus (1) ; c'est ainsi qu'il conclut quelques-unes de ses paraboles.   Le chemin qui mène à la perdition est large et spacieux, dit-il ailleurs : le grand nombre va là. Mais que la voie qui conduit à la vie est étroite l il y en a peu qui y marchent. Faites effort pour y entrer (2). Est-il rien de plus précis que ces paroles? Voilà ce que le Fils de Dieu enseignait publiquement; voilà ce qu'il inculquait à ses disciples, ce qu'il représentait sous différentes figures, qu'il serait trop long de rapporter. Sommes-nous mieux instruits que lui de ce qu'il convient ou ne convient pas d'annoncer aux fidèles? Prêchons l'Evangile, et prêchons-le sans en rien retrancher ni en rien adoucir; prêchons-le dans toute son étendue, dans toute sa pureté, dans toute sa sévérité, dans toute sa force. Malheur à quiconque s'en scandalisera ! il portera lui-même, et lui seul, la peine de son scandale.

On dit : Ce petit nombre d'élus, cette vérité fait trembler; mais aussi l'Apôtre veut-il que nous opérions notre salut avec crainte et avec tremblement. On dit : C'est une matière qui trouble les consciences; mais aussi est-il bon de les troubler quelquefois, et il vaut mieux les réveiller en les troublant, que de les laisser s'endormir dans un repos oisif et trompeur. Enfin, dit-on, l'idée d'un si petit nombre d'élus décourage et désespère : oui, cette idée peut décourager et peut même désespérer quand elle est mal conçue , quand elle est mal proposée, quand elle est portée trop loin, et

 

1 Matth., XX, 16. —2 Ibid., VII, 14.

 

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surtout quand elle est établie sur de faux principes et sur des opinions erronées. Mais qu'on la conçoive selon la vérité de la chose; qu'on la propose telle qu'elle est dans son fond, et non point telle que nous l'imaginons; qu'on la renferme en de justes bornes, hors desquelles un zèle outré et une sévérité mal réglée peuvent la porter ; qu'on l'établisse sur de bons principes, sur des maximes constantes, sur des vérités connues dans le christianisme : bien loin alors qu'elle jette dans le découragement, rien n'est plus capable de nous émouvoir, de nous exciter, d'allumer toute notre ardeur, et de nous engager à faire les derniers efforts pour assurer notre salut, et pour avoir place parmi la troupe bienheureuse des prédestinés. Il s'agit donc présentement de voir comment ce sujet doit être touché, quels écueils il y faut éviter, et selon quels principes il y faut raisonner, afin de le rendre utile et profitable.

Je l'avoue d'abord, et je m'en suis assez expliqué ailleurs, il y a certaines doctrines suivant lesquelles on ne peut prêcher le petit nombre des élus sans ruiner l'espérance chrétienne, et sans mettre ses auditeurs au désespoir. Par exemple, dire qu'il y aura peu d'élus, parce que Dieu ne veut pas le salut de tous les hommes; parce que Jésus-Christ, Fils de Dieu, n'a pas répandu son sang ni offert sa mort pour le salut de tous les hommes ; parce qu'il ne donne pas sa grâce, ni ne fournit pas les moyens de salut à tous les hommes; parce qu'il réserve à quelques-uns ses bénédictions, qu'il épanche sur eux avec profusion toutes ses richesses et toutes ses miséricordes, tandis qu'il laisse tomber sur les autres toute la malédiction attachée à ce péché d'origine qu'ils ont apporté en naissant: je le sais, encore une fois, et j'en conviens, débiter dans une chaire chrétienne de pareilles propositions, et s'appuyer sur de semblables preuves pour conclure précisément de là que très-peu entreront dans l'héritage céleste, et parviendront à la vie éternelle, c'est scandaliser tout un auditoire, et ralentir toute sa ferveur, en renversant toutes ses prétentions au royaume de Dieu. Chacun dira ce que les apôtres dirent au Sauveur du monde, et le dira avec bien plus de sujet qu'eux : Si cela est de la sorte, qui est-ce qui pourra être sauvé (1) ? Aussi l'Eglise a-t-elle foudroyé de si pernicieuses erreurs, et a-t-elle cru devoir prévenir par ses anathèmes de si funestes conséquences.

 

1 Matth., XIX, 25

 

Pour ne pas donner dans ces extrémités, et pour prendre le point juste où l’on doit s'en tenir, si j'entreprenais de faire un discours sur le petit nombre des élus, voici, ce me semble, quel en devrait être le fond. Je poserais avant toute chose les principes suivants :

1.  Que nous avons tous droit d'espérer que nous serons du nombre des élus. Droit fondé sur la bonté et sur la miséricorde de Dieu, qui nous aime tous comme son ouvrage, et dont la providence prend soin de tous les êtres que sa puissance a créés ; droit fondé sur les promesses de Dieu, qui nous regardent tous, surtout comme chrétiens : car c'est à nous, aussi bien qu'aux fidèles de Corinthe, que saint Paul disait : Ayant donc, mes très-chers frères, de telles promesses de la part du Seigneur, purifions-nous de toute souillure, et achevons de nous sanctifier dans la crainte de Dieu (1). Droit fondé sur les mérites infinis de Jésus-Christ, auxquels nous participons tous, et en vertu desquels nous pouvons et nous devons tous le reconnaître comme notre Sauveur; droit fondé sur la grâce de notre adoption, puisque nous tous qui avons été baptisés en Jésus-Christ, nous avons acquis un pouvoir spécial de devenir enfants de Dieu (2). Or tous les enfants ont droit à l'héritage du père, et par conséquent, en qualité d'enfants de Dieu, nous avons tous droit à l'héritage de Dieu.

2.  Que non-seulement nous sommes tous en droit, mais dans une obligation indispensable d'espérer que nous serons du nombre des élus. Comment cela? c'est que Dieu nous commande à tous d'espérer en lui, de même qu'il nous commande à tous de croire en lui et de l'aimer. L'espérance en Dieu est donc pour nous dune obligation aussi étroite que la foi et qui l'amour de Dieu. Or être obligé d'espérer en Dieu, c'est être obligé d'espérer le royaume de Dieu, la possession éternelle de Dieu, la gloire et le bonheur des élus de Dieu ; de sorte qu'il ne nous est jamais permis, tant que nous vivons sur la terre, de nous entretenir volontairement dans la pensée et la créance formelle que nous serons du nombre des réprouvés: pourquoi ? parce que dès lors, nous ne pourrions plus pratiquer la vertu d'espérance, ni en accomplir le commandement.

3.  Qu'il n'y a point même de pécheur qui m doive conserver cette espérance, qui ne commette un nouveau péché quand il vient à perdre cette espérance, qui ne se rende coupable du péché le plus énorme, ou plutôt qui ne

 

1 2 Cor., VII, 1. — 2 Joan., I, 12.

 

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mette le comble à tous ses péchés, quand il renonce tout à fait à cette espérance , et qu'il l'abandonne. Car, comme je l'ai déjà fait remarquer, on peut être actuellement pécheur, et être un jour au nombre des élus : témoin saint Pierre, témoin saint Paul, témoin Madeleine. Ce n'est pas, à Dieu ne plaise, en demeurant toujours pécheur, mais en se convertissant. Or il n'y a point de pécheur dont Dieu ne veuille la conversion : Ce n’est point la mort des pécheurs que je demande ; mais je veux qu'ils se convertissent et qu'ils vivent (1). Il n'y a point de pécheur que Jésus-Christ ne soit venu chercher et racheter : Lorsque nous étions encore pécheurs et ennemis de Dieu, nous avons été réconciliés par son Fils (2). Il n'y a point de pécheur qui ne doive réparer ses péchés par une vie pénitente : Si vous ne faites pénitence, vous périrez tous (3). Donc tout cela étant essentiellement lié avec l'espérance en Dieu, il n'y a point de pécheur qui ne la doive toujours garder dans son cœur, quelque pécheur qu'il soit du reste, et en quelque abîme qu'il se trouve plongé.

Ces principes supposés comme autant de maximes incontestables, j'examinerais ensuite, non point s'il y aura peu d'élus, puisque Jésus-Christ nous l'a lui-même marqué expressément dans son Evangile, mais pourquoi il y en aura peu ; et il ne me serait pas difficile d'en donner la raison, savoir, qu'il y en a peu et fort peu qui marchent dans la voie du salut, et qui veulent y marcher. Je ne dis pas qu'il y en a peu qui puissent y marcher ; car une autre vérité fondamentale que j'établirais, c'est que nous le pouvons tous avec la grâce divine, qui ne nous est point pour cela refusée ; que tous, dis-je, nous pouvons, chacun dans notre état, accomplir ce qui nous est prescrit de la part de Dieu pour mériter la couronne et pour assurer notre salut. Sur quoi je reprendrais et je conclurais que si le nombre des élus sera petit, même dans le christianisme, c'est par la faute et la négligence du grand nombre des Chrétiens ; que c'est par leur conduite toute mondaine, toute païenne, toute contraire à la loi qu'ils ont embrassée, et à la religion qu'ils professent.

De là, prenant l'Evangile et entrant dans le détail, je dirais : A qui est-ce que le salut est promis à ceux qui se font violence : Depuis le temps de Jean-Baptiste jusques à présent, le royaume des cieux se prend par force, et ceux

 

1 Ezech., XXXIII, 1. — 2 Rom., V, 10. — 3 Luc, XIV, 3.

 

qui y emploient la force le ravissent (1) ; à ceux qui se renoncent eux-mêmes, qui portent leur croix, qui la portent chaque jour et qui consentent à la porter : Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à soi-même, qu'il prenne sa croix, qu'il la porte tous les jours, et qu'il me suive (2); à ceux qui observent les commandements, surtout les deux commandements les plus essentiels, qui sont l'amour de Dieu et la charité du prochain : Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur, et votre prochain comme vous-même ; faites cela, et vous vivrez (3); à ceux qui travaillent pour Dieu, qui agissent selon Dieu, qui pratiquent les bonnes œuvres, et font en toutes choses la volonté de Dieu : Ceux qui me disent, Seigneur, Seigneur, n’entreront pas tous dans le royaume des cieux ; mais celui qui fera la volonté de mon Père céleste, celui-là entrera dans le royaume des cieux (4); à ceux qui mortifient leurs passions, qui surmontent les tentations, qui s'éloignent des voies du monde et de ses scandales, qui se préservent du péché, qui se maintiennent dans l'ordre, dans la règle, dans l'innocence, ou qui se relèvent au moins par la pénitence, et y persévèrent jusqu'à la mort. Voilà le caractère des élus ; mais sans cela ce seraient immanquablement des réprouvés. Or y en a-t-il beaucoup, parmi les chrétiens mêmes, à qui ces caractères conviennent ? Là-dessus je renverrais à l'expérience : c'est la preuve la plus sensible et la plus convaincante. Sans juger mal de personne en particulier, ni damner personne, il suffit de jeter les yeux autour de nous, et de parcourir toutes les conditions du monde, pour voir combien il y en a peu qui fassent quelque chose pour gagner le ciel; peu qui sachent profiter des croix de la vie, et qui les reçoivent avec soumission ; peu qui donnent à Dieu ce qui lui est dû, qui l'aiment véritablement, qui le servent fidèlement, qui cherchent à lui plaire en accomplissant ses saintes volontés; peu qui s'acquittent envers le prochain des devoirs de la charité, qui en aient dans le cœur les sentiments, et qui dans la pratique en exercent les œuvres; peu qui veillent sur eux-mêmes, qui fuient les occasions dangereuses, qui combattent leurs passions, qui résistent à la tentation de l'intérêt, à la tentation de l'ambition, à la tentation du plaisir, à la tentation de la vengeance, à la tentation de l'envie, à toutes les autres, et qui ne tombent, en y succombant, dans mille péchés;

 

1 Matth., XI, 12. — 2 Ibid.,XVI, 21.  3 Luc., X. 28. — 4 Matth., VII, 21.

 

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peu qui reviennent de leurs égarements, qui se dégagent de leurs habitudes vicieuses, qui fassent, après leurs désordres passés, une pénitence solide, efficace, durable. Et quel est aussi le langage ordinaire sur la corruption des mœurs? ce ne sont point seulement les gens de bien, mais les plus libertins, qui en parlent hautement. N'entend-on pas dire sans cesse que tout est renversé dans le monde, que le dérèglement y est général, qu'il n'y a ni âge, ni sexe, ni état, qui en soit exempt; qu'on ne trouve presque nulle part ni religion, ni crainte de Dieu, ni probité, ni droiture, ni bonne foi, ni justice, ni charité, ni honnêteté, ni pudeur ; que ce n'est partout, ou presque partout, que libertinage, que dissolution, que mensonge, que tromperies, qu'envie de s'agrandir et de dominer, qu'avarice, qu'usure, que concussions, que médisances, qu'un monstrueux assemblage de toutes les iniquités ? Voilà comment on nous représente le monde, voilà quelle peinture on en fait, et comment on s'en explique. Or, parler de la sorte, n'est-ce pas rendre un témoignage évident du petit nombre des élus ?

Et si l'on se retranchait à me dire que c'est la mort, après tout, qui décide du sort éternel des hommes, que ce n'est ni du commencement, ni même du cours de la vie que dépend absolument le salut, mais de la fin, et que tout consiste à mourir dans des dispositions chrétiennes : il est vrai, répondrais-je ; mais on ne peut guère espérer de mourir dans ces dispositions chrétiennes, qu'après y avoir vécu; et puisqu'il y en a très-peu qui y vivent, je conclurais qu'il y en a très-peu qui y meurent. Car il me serait aisé de détruire la fausse opinion des mondains, qui se persuadent que, pour bien finir et pour mourir chrétiennement, il n'est question que de recevoir dans l'extrémité de la maladie les derniers sacrements de l'Eglise, et de donner certains signes de repentir. Ah ! qu'il y a là-dessus d'illusions! A peine oserais-je déclarer tout ce que j'en pense.

Non, certes, il ne s'agit point seulement de les recevoir, ces sacrements si saints en eux-mêmes et si salutaires, mais il faut les recevoir saintement, c'est-à-dire qu'il faut les recevoir avec une véritable conversion de cœur, et voilà le point de l'a difficulté. Je n'entreprendrais pas d'approfondir ce terrible mystère, et j'en laisserais à Dieu le jugement. Mais, du reste , n'ignorant pas à quoi se réduisent la plupart de ces conversions de la mort, de ces conversions précipitées , de ces conversions commencées , exécutées , consommées dans l'espace de quelques moments où l'on ne connaît plus guère ce que l'on fait ; de ces conversions , qui seraient autant de miracles, si c'étaient de bonnes et de vraies conversions ; et sachant combien il y entre souvent de politique, de sagesse mondaine, de cérémonie, de respect humain, de complaisance pour des amis ou des parents, de crainte servile et toute naturelle, de demi-christianisme , je m'en tiendrais au sentiment de saint Augustin, ou plutôt à celui de tous les Pères, et je dirais en général qu’il est bien à craindre que la pénitence d'un mourant qui n’est pénitent qu'à la mort ne meure avec lui, et que ce ne soit une pénitence réprouvée. A ce nombre presque infini de faux pénitents à la mort, j'ajouterais encore le nombre très-considérable de tant d'autres que la mort surprend, qu'elle enlève tout d'un coup , qui meurent sans sacrements , sans secours, sans connaissance , sans aucune vue ni aucun sentiment de Dieu. Et de tout cela, je viendrais, sans hésiter, après le Sauveur du monde, à cette affreuse conséquence : Beaucoup d’appelés et peu d'élus (1).

Cette importante matière, traitée de la sorte, ne doit produire aucun mauvais effet, et en peut produire de très-bons. Elle ne doit désespérer personne, puisqu'il n'y a personne qui ne puisse être du petit nombre des élus. Je dis plus, et quand il y en aurait quelques-uns que ce sujet désespérât, qui sont-ils? ceux qui ne veulent pas bien leur salut, ceux qui ne sont pas déterminés, comme il le faut être, à tout entreprendre et à tout faire pour leur salut, ceux qui prétendent concilier ensemble et accorder une vie molle, sensuelle,commode, et le salut; une vie sans œuvres , sans gène, sans pénitence, et le salut ; l'amour du monde et le salut ; les passions, les inclinations naturelles, et le salut; ceux qui cherchent à élargir, autant qu'ils peuvent, le chemin du salut, et qui ne sauraient souffrir qu'on le leur proposât aussi étroit qu'il l'est, parce qu'ils ne sauraient se résoudre à tenir une route si difficile. Ceux-là, j'en conviens, à l'exemple de ce jeune homme qui vint consulter le Fis de Dieu, s'en retourneront tout tristes et tout abattus : mais cette tristesse, cet abattement, ils ne pourront l'attribuer qu'à eux-mêmes, qu'à leur faiblesse volontaire, qu'à leur lâcheté : et, tout bien examiné, il vaudrait mieux, si je l'ose dire, les

 

1 Matth., XXII, 14.

 

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désespérer ainsi pour quelque temps, que de les laisser dans leur aveuglement et leurs fausses préventions sur l'affaire la plus essentielle, qui est le salut.

Quoi qu'il en soit, tout auditeur sage et chrétien profitera de cette pensée du petit nombre des élus, et saisi d'une juste frayeur, il apprendra : 1° à redoubler sa vigilance, et à se prémunir plus que jamais contre tous les dangers où peut l'exposer le commerce de la vie ; 2° à ne pas demeurer un seul jour dans l'état du péché mortel, s'il lui arrive quelquefois d'y tomber, mais à courir incessamment au remède et à se relever par un prompt retour; 3° à se séparer de la multitude, et par conséquent du monde, à s'en séparer, dis-je, sinon d'effet, car tous ne le peuvent pas, au moins d'esprit, de cœur, de maximes , de sentiments, de pratiques ; 4° à suivre le petit nombre des chrétiens vraiment chrétiens, c'est-à-dire des chrétiens réglés dans toute leur conduite, fidèles à tous leurs devoirs, assidus au service de Dieu, charitables envers le prochain , soigneux de se perfectionner et de s'avancer par un continuel exercice des vertus, dégagés de tout intérêt humain, de toute ambition, de tout attachement profane, de tout ressentiment, de toute fraude, de toute injustice , de tout ce qui peut blesser la conscience et la corrompre; 5° à prendre résolument et généreusement la voie étroite, puisque c'est l'unique voie que Jésus-Christ est venu nous enseigner; à s'efforcer, Mon la parole du  même Sauveur, et à se raidir centre tous les obstacles, soit du dedans, soit du dehors , contre le penchant de la nature, centre l'empire des sens, contre le torrent de la coutume, contre l'attrait des compagnies, contre les impressions de l'exemple, contre les discours et les jugements du public, n'ayant en vue que de se sauver, ne voulant que cela, ne cherchant que cela, n'étant en peine que de cela ; 6° enfin à réclamer sans cesse la grâce du ciel, à recommander sans cesse son âme à Dieu, et à lui faire chaque jour l'excellente prière de Salomon : Dieu de miséricorde, Seigneur, donnez-moi la vraie sagesse, qui est la science du salut, et ne me rejetez jamais du nombre de vos enfants (1), qui sont vos élus. Oui, mon Dieu, souvenez-vous de mon âme, souvenez-vous du sang qu'elle a coûté. Elle vous doit être précieuse par là. Sauvez-la, Seigneur, ne la perdez pas, ou ne permettez pas que je la perde moi-même : car si jamais elle était perdue, c'est de moi-même que viendrait sa perte. Je la mets,

 

1 Sap., IX, 4.

 

mon Dieu, sous votre protection toute-puissante, mais en même temps je veux, à quelque prix que ce soit, la conserver : je redoublerai pour cela tous mes efforts , je n'y épargnerai rien. Telle est ma résolution, Seigneur ; et puisque c'est vous qui me l'inspirez, c'est par vous que je l'accomplirai.

Heureux le prédicateur qui renvoie ses auditeurs en de si saintes dispositions! Son travail est bien employé, et tout sujet qui fait naître de pareils sentiments ne peut être que très-solide et très-utile.

 

PENSÉES DIVERSES SUR LE SALUT.

 

J'entends dire assez communément dans le monde, au sujet d'un homme qui, après avoir passé toute sa vie dans les affaires humaines, quitte une charge , se démet d'un emploi et se retire : Il n'a plus rien maintenant qui l'occupe; il va penser à son salut. Il y va penser ? Hé quoi ! il n'y a donc point encore pensé? il a donc attendu jusqu'à présent à y penser ? il a donc vécu depuis tant d'années dans un danger continuel de mourir sans avoir pris soin d'y penser? le salut était donc pour lui une de ces affaires auxquelles on ne pense que lorsqu'il ne reste plus rien autre chose à quoi penser? Quel aveuglement ! quel renversement !

Il fera bien néanmoins d'y penser;  car il vaut mieux, après tout, y penser tard, que de n'y penser jamais : mais en y pensant, qu'il commence par se confondre devant Dieu de n'y avoir pas pensé plus tôt. Qu'il tienne pour perdu le temps où il n'y a pas pensé, l'eût-il employé dans les plus grands ministères, et eût-il paru dans le plus grand éclat. Qu'il comprenne que si les autres affaires ont leur temps particulier, L'affaire du salut est de tous les temps, et que tout âge est mûr pour le ciel. Qu'il admire la patience de Dieu , qui ne s'est point lassée de ses retardements. Surtout qu'il agisse désormais, qu'il redouble le pas, et qu'il se souvienne que la nuit approche (1), et que plus le jour baisse, plus il doit hâter sa marche. Ce ne sera pas en vain : le juste dont parle le Sage, dans l'étroit espace d'une première jeunesse, fournit une ample carrière et anticipe un long avenir (2) : pourquoi le mondain revenu du monde, en reprenant la voie du salut, quoique dans une vieillesse déjà avancée , ne pourrait-il pas, selon le même sens, rappeler tout le chemin qu'il n'a pas l'ait ?

 

1 Joan., IX, 4. — 2 Sap., IV, 13,

 

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Il est de la foi que nous ne serons jamais damnés que pour n'avoir pas voulu notre salut, et que pour ne ravoir pas voulu de la manière dont nous pouvions le vouloir ; tellement que Dieu aura le plus juste sujet de nous reprocher ce défaut de volonté, et d'en faire contre nous un titre de condamnation. N'est-ce pas, en effet, se rendre digne de toutes les vengeances divines, que de perdre un si grand bien, lorsqu'il n'y a qu'à le vouloir pour se l'assurer ? Mais est-il donc possible qu'il y ait un homme assez ennemi de lui-même et assez perdu de sens, pour ne vouloir pas être sauvé? Il est vrai, nous voulons être sauvés, mais nous ne voulons pas nous sauver. Or Dieu , qui veut notre salut, et qui nous ordonne de le vouloir, ne veut pas simplement que par sa grâce nous soyons sauvés, mais qu'avec sa grâce nous nous sauvions.

Fausse ressource du mondain : Dieu ne m'a pas fait pour me damner. Non sans doute ; mais aussi Dieu ne vous a pas fait pour l'offenser. Vous renverserez toutes ses vues : de quoi vous plaignez-vous, s'il change à votre égard tout l'ordre de sa providence ? Quoiqu'il ne vous ait pas fait pour l'offenser, vous l'offensez ; ne vous étonnez plus que, quoiqu'il ne vous ait pas fait pour vous damner, il vous damne.

Ce n'est point un paradoxe, mais une vérité certaine, que nous n'avons point, après Dieu, d'ennemi plus à craindre que nous-mêmes : comment cela? parce que nul ennemi, quel qu'il soit, ne nous peut faire autant de mal, ni causer autant de dommage , que nous le pouvons nous-mêmes. Que toutes les puissances des ténèbres se liguent contre moi, que tous les potentats de la terre conjurent ma ruine, ils pourront me ravir mes biens, ils pourront tourmenter mon corps, ils pourront m'enlever la vie , et là-dessus je ne serai pas en état de leur résister ; mais jamais ils ne m'enlèveront malgré moi ce que j'ai de plus précieux, qui est mon âme. Us auront beau s'armer, m'attaquer, fondre sur moi de toutes parts et m'accabler, je la conserverai, si je veux : et, indépendamment de toutes leurs violences, aidé du secours de Dieu, je la sauverai. Car il n'y a que. moi qui puisse la perdre ; d'où il s'ensuit que je suis donc plus redoutable pour moi que tout le reste du monde , puisqu'il ne tient qu'à moi de donner la mort à mon âme, et de l'exclure du royaume de Dieu.

D'autant plus redoutable que je me suis, toujours présent à moi-même, parce que je me porte partout moi-même, et avec moi toutes mes passions, toutes mes convoitises, toutes mes habitudes et mes mauvaises inclinations. Aussi, quand je demande à Dieu qu'il me défende de mes ennemis , je lui demande , ou je dois surtout lui demander qu'il me défende de moi-même. Et de ma part, pour me mettre moi-même en défense, autant qu'il m'est possible, je dois me comporter envers moi comme je me comporterais envers un ennemi que j'aurais sans cesse à mes côtés, et dont je ne détournerais jamais la vue; dont j'observerais jusqu'aux moindres mouvements ; sur qui je tâcherais de prendre toujours l'avantage, sachant qu'il n'attend que le moment de me frapper d'un coup mortel. Celui qui hait son âme dans la vie présente, disait en ce sens le Fils de Dieu, la gardera pour la vie éternelle (1). Triste , mais salutaire condition de l'homme, d'être ainsi obligé de se tourner contre soi-même, et de ne pouvoir se sauver que par une guerre perpétuelle avec soi-même, que par la haine de soi-même !

Nous disons quelquefois à Dieu, dans l'ardeur de la prière : Seigneur, ayez pitié de mon âme ! Les plus grands pécheurs le disent a certains moments où les pensées et les sentiments de la religion se réveillent dans eux, et où ils voient le danger et l'horreur de leur état : Ah ! Seigneur, ayez pitié de mon âme. Mais Dieu, par la parole du Saint-Esprit et par la bouche du Sage, nous répond : Ayez-en pitié vous-même de cette âme que j'ai confiée à vos soins, et qui est votre âme (2)! Je l'ai formée à mon image, je l'ai rachetée de mon sang, je l'ai enrichie des dons de ma grâce, je l'ai appelée à ma gloire, je veux la sauver ; et si elle s'écarte de mes voies, des voies de ce salut éternel que je lui ai proposé comme sa fin dernière et le terme de ses espérances, je n'omets rien pour la ramener de ses égarements, pour la relever de ses chutes, pour la purifier de ses taches, pour la guérir de ses blessures, pour la ressusciter par la pénitence, et pour lui rendre la vie. N'est-ce pas là l'aimer? n'est-ce pas en avoir pitié? Mais vous, vous la défigurez, vous la profanez, vous la sacrifiez à vos passions, vous la perdez, et tout cela par le péché. N'est-ce donc pas a vous-même qu'on doit dire: Ayez pitié de votre âme ? Ayez-en pitié, d'autant plus que c'est la vôtre. Quand ce serait l'âme d'un étranger, l’âme d'un infidèle et d'un païen, l’âme de votre ennemi, vous devriez être sensible à sa perte, et vous souvenir que c'est une âme pour qui

 

1 Joan., XII, 25.—2 Miserere animae tuae. (Eccli., XXX, 24)

 

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Jésus-Christ est mort. Mais outre cette raison générale, il y en a une beaucoup plus particulière à votre égard, dès que c'est de votre âme, que c'est de vous-même qu'il s'agit. Est-il rien de plus misérable qu'un misérable qui n'est pas touché de sa misère, et qui n'a nulle pitié de lui-même (1) ?

Un courtisan veut s'avancer, faire son chemin, s'élever à une fortune après laquelle il court et où il a porté ses vues ; il ne s'embarrasse guère si les autres se poussent et s'ils réussissent dans leurs projets. C'est leur affaire, dit-il, et non la mienne ; chacun y est pour soi . Voilà comment on parle au regard de mille affaires, comment on pense, et ce n'est pas toujours sans raison : car dans une infinité de choies, c'est à chacun en effet de penser à soi, et les intérêts sont personnels. Or, si cela est vrai dans les affaires humaines, combien l'est-il plus dans l'affaire du salut? Chacun y est pour soi. C’est-à-dire qu'à l'égard du salut chacun gagne ou perd pour soi-même, et ne gagne ou ne perd que pour soi-même, indépendamment de tous les autres. Si je me sauve, quand tout le monde hors moi se damnerait, je n'en serais pas moins heureux; et si je me damne, quand tout le monde hors moi se sauverait, je n'en serais pas moins malheureux. Non pas que nous ne puissions et que nous ne devions, par une charité et des secours mutuels, contribuer au salut les uns des autres ; mais dans le fond ce qui nous sauvera, ce ne sont ni les prières, ni les soins, ni les mérites d'autrui, mais nos propres mérites unis aux mérites de Jésus-Christ. Qu'on m'oppose donc tant qu'on voudra la multitude, la coutume, l'exemple ; qu'on me dise : c'est la l'usage du monde, c'est ainsi que le momie vit et qu'il agit ; ne pouvant réformer le monde, je le laisserai vivre comme il vit, et agir comme il agit : mais moi j'agirai et je vivrai comme il me semblera plus convenable au salut de mon âme ; et, sans égard à tous les discours, je me contenterai de répondre en deux mots : Chacun y est pour soi.

Nous sommes admirables, quand nous préludons rendre un grand service à Dieu de nous appliquer à l'affaire de notre salut, et d'y donner nos soins. Il semble que Dieu nous en soit bien redevable : comme si c'était son intérêt, et non pas le nôtre. Eh ! mon Dieu, pour qui donc est-ce que je travaille, en travaillant a me sauver? n'est-ce pas pour moi-même? et à qui en revient tout l'avantage? n'est-ce pas à moi- même ? Car qu'est-ce devant vous,

 

1 Quid miserius  misero non miserante seipsun ?   (Aug.)

 

Seigneur, et pour vous, qu'une aussi vile créature que moi? qu'est-ce que tout l'univers avec moi? Depuis que vous avez précipité du ciel des légions d'anges, et qu'ils sont devenus des démons; depuis que vous avez frappé de vos anathèmes tant de pécheurs qui brûlent actuellement dans l'enfer, et qui doivent y brûler éternellement, en êtes-vous moins grand, ô mon Dieu ? en êtes-vous moins glorieux et moins puissant? Et quand le monde entier serait détruit, et que je me trouverais enseveli dans ses ruines; quand, par un juste jugement vous lanceriez sur tout ce qu'il y a d'hommes, et sur moi comme sur les autres, toutes vos malédictions, l'éclat qui vous environne en recevrait-il la plus légère atteinte, et en seriez-vous moins riche, moins heureux ? O bonté souveraine ! sans avoir nul besoin de moi, vous ne voulez pas que je me perde, et vous me faites de la charité que je me dois à moi-même un commandement exprès ; vous m'en faites un mérite et un sujet de récompense.

On est si jaloux dans la vie, surtout à la cour, de certaines distinctions ! On veut être du petit nombre, du nombre des favoris, du nombre des élus du monde ; et moins il y a de gens qui s'élèvent à certains rangs et à certaines places, plus on ambitionne ces degrés d'élévation, et plus on fait d'efforts pour y atteindre. Si le grand nombre y parvenait, on n'y trouverait plus rien qui distinguât ; et cet attrait manquant, on n'aurait plus tant d'ardeur pour les obtenir, et l'on rabattrait infiniment de l'idée qu'on en avait conçue. Il faut du choix, de la singularité, pour attirer notre estime et pour exciter notre envie. Chose étrange ! il n'y a que l'affaire du salut où nous pensions et où nous agissions tout autrement. Car à l'égard du salut, il y a le grand nombre et le petit nombre. Le grand nombre, exprimé par ces paroles du Fils de Dieu : Plusieurs sont appelés ; le petit nombre, marqué dans ces autres paroles du même Sauveur : Peu sont élus. Le grand nombre, c'est-à-dire tous les hommes en général, que Dieu appelle au salut, et à qui il fournit pour cela les moyens nécessaires, mais dont la plupart ne répondent pas à cette vocation divine et ne cherchent que les biens visibles et présents. Le petit nombre, c'est-à-dire en particulier les vrais chrétiens et les gens de bien, qui se séparent de la multitude, renoncent aux pompes et aux vanités du siècle, et, par l'innocence de leurs mœurs, parla sainteté de leur vie, tendent sans cesse vers le souverain bonheur, et travaillent à le mériter. En

 

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deux mots, le grand nombre, qui sont les pécheurs et les réprouvés ; le petit nombre, qui sont les justes et les prédestinés. Mais voici le désordre : au lieu d'aspirer continuellement à être de ce petit nombre des amis de Dieu, de ses élus et de ses saints , nous vivons sans peine, et nous demeurons de plein gré parmi le grand nombre des pécheurs et des réprouvés de Dieu. Nous pensons comme le grand nombre, nous parlons comme le grand nombre, nous agissons comme le grand nombre ; et la seule chose où il nous est non-seulement permis, mais expressément enjoint de travaillera nous distinguer, est justement celle où nous voulons être confondus dans la troupe et suivre le train ordinaire.

O hommes, si jaloux des vains honneurs du siècle, apprenez à mieux connaître le véritable honneur, et à chercher une distinction digne de vous! le salut, le rang de prédestiné, voilà pour vous le seul objet d'une solide et sainte ambition.

 

 

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