QUATRIÈME JOUR

Précédente Accueil Remonter Suivante

Accueil
Remonter
AVERTISSEMENT
EXHORTATIONS CHARITÉ I
EXHORTATION CHARITÉ II
EXHORTATIONS CHARITÉ III
EXHORTATIONS CHARITÉ IV
EXHORTATIONS CHARITÉ V
EXHORTATIONS CHARITÉ VI
EXHORTATION CHARITÉ VII
COMMUNAUTÉS RELIGIEUSES I
COMMUNAUTÉS RELIGIEUSES II
COMMUNAUTÉS RELIGIEUSES III
COMMUNAUTÉS RELIGIEUSES IV
EXHORTATION PRÊTRES
EXHORTATIONS CARÊME I
EXHORTATIONS CARÊME II
EXHORTATIONS CAREME III
EXHORTATIONS CAREME IV
EXHORTATIONS CAREME V
EXHORTATIONS CAREME VI
EXHORTATIONS CAREME VII
EXHORTATIONS CAREME VIII
EXHORTATION CAREME IX
EXHORTATIONS CAREME X
INSTRUCTION AVENT
INSTRUCTION CAREME
INSTRUCTION PAQUES
INSTRUCTION ST-SACREMENT
INSTRUCTION ASSOMPTION
INSTRUCTION MORT
INSTRUCTION PAIX
INSTRUCTION CHARITÉ
INSTRUCTION FOI
INSTRUCTION SALUT
INSTRUCTION ÉTAT DE VIE
INSTRUCTION COMMUNION
DU SALUT
DE LA FOI ET DES VICES
PÉNITENCE
DE LA DÉVOTION
DE LA PRIERE
ORAISON DOMINICALE
DE L'HUMILITÉ
DE LA CHARITÉ CHRÉTIENNE
DE L'ÉGLISE
DE L’ÉTAT RELIGIEUX
RETRAITE SPIRITUELLE
VEILLE DE LA RETRAITE
PREMIER JOUR
DEUXIÈME JOUR
TROISIÈME JOUR
QUATRIÈME JOUR
CINQUIÈME JOUR
SIXIÈME JOUR
SEPTIÈME JOUR
HUITIÈME JOUR

QUATRIÈME JOUR.

 

QUATRIÈME JOUR.

PREMIÈRE MÉDITATION.

DE LA MORT.

DEUXIÈME MÉDITATION.

DU JUGEMENT  DE DIEU.

TROISIÈME MÉDITATION.

DE L'ENFER.

CONSIDÉRATION

SUR  LES VISITES DU SAINT-SACREMENT.

 

PREMIÈRE MÉDITATION.

DE LA MORT.

 

Statutum est hominibus semel mori.

C'est un arrêt porté contre les hommes, de mourir une fois. (Hébr., chap, IX, 27.)

 

PREMIER POINT. — Il n'est rien de plus certain que la mort, ni rien de plus inévitable. C'est un châtiment auquel la justice de Dieu a condamné tous les hommes, et c'est une loi générale où je suis moi-même compris comme les autres. Il faut mourir : parole terrible ! mais, après tout, ce qu'il y a de plus terrible dans la mort, ce n'est point précisément la mort même; ce sont ses suites.

La mort en elle-même est une séparation entière de toutes les choses du monde, des biens, des honneurs, des plaisirs, des emplois, des charges, des parents, des amis, des affaires, des négociations, des entretiens, de tout ce qui fait la vie temporelle de l'homme. C'est, par rapport à la société humaine, une espèce d'anéantissement : un mort n'a plus de part à rien sur la terre, n'entre plus en rien; on ne le voit plus, on ne l'entend plus, et bientôt on n'y pense plus. Tout cela effraye, dès qu'on s'arrête à le considérer selon les sens ; la nature y répugne, et de là vient qu'elle y résiste de toutes ses forces. Mais tout cela néanmoins, pris en soi et indépendamment des suites de la mort, n'est point si affreux que la nature et les sens se le représentent. Cette séparation, de quelque douleur qu'elle soit précédée ou accompagnée, se termine en un très-petit espace de temps; et, d'un moment à l'autre, tout ce qu'elle a pu causer de peines et de souffrances au mourant s'évanouit, sans qu'il en ressente désormais la moindre impression.

Mais ce qu'il y a de formidable dans les suites de la mort, c'est qu'elles sont éternelles : si bien que le moment qui sera pour moi la fin de cette vie présente, sera en même temps pour moi le commencement d'une éternité, ou bienheureuse, ou malheureuse. Du côté que l’arbre tombera, il y restera (1) ; et dans l'instant qu'on pourra dire de moi avec vérité : Il est

 

1 Eccles., XI, 3.

 

mort, on pourra ajouter avec la même certitude, voilà son sort décidé devant Dieu; le voilà pour jamais prédestiné ou réprouvé. Car on ne meurt qu'une fois, et après la mort il n'y a plus de grâces ni de bonnes œuvres. Par conséquent l'état où l'on se trouve alors est invariable; et si c'est un état de damnation, il est irréparable.

Ce qui doit encore redoubler ma frayeur, c'est que je ne sais quand se fera cette redoutable décision de ma destinée, ou pour un bonheur, ou pour un malheur éternel, parce que je ne sais quand je mourrai. Rien de plus évident ni de plus connu que la nécessité de la mort; mais rien de plus inconnu ni de plus caché que l'heure de la mort. Il n'y a point de jour qui ne puisse être mon dernier jour : il n'y a donc point de jour où je ne puisse recevoir mon arrêt, et être ou sauvé pour toujours, ou perdu sans ressource.

Solides pensées dont je devrais continuellement m'occuper, et que je ne saurais n'imprimer trop vivement dans l'esprit ; car elles sont propres des religieux comme des gens du monde. Religieux et séculiers, nous mourrons tous, et nous sommes tous également intéressés à nous assurer une bonne mort. Or qu'ai-je fait jusqu'à présent pour m'y disposer, et que fais-je encore maintenant? Suis-je actuellement en état de mourir, et voudrais-je actuellement mourir dans l'état où je suis? Je n'ai qu'à consulter là-dessus de bonne foi ma conscience. Que me dicte-t-elle? que me reproche-t-elle? à quoi me fait-elle entendre qu'il faut mettre ordre avant la mort? C'est à cela que je dois m'attacher, et sur cela que je dois prendre incessamment toutes les mesures nécessaires. Connaître l'importance infinie de bien mourir, savoir que je puis à toute heure mourir, ne nie sentir pas dans la disposition actuelle de mourir comme je voudrais mourir, n'est-ce pas assez pour me faire tout entreprendre, et pour n'y apporter pas le plus court délai?

 

536

 

SECOND POINT. — La mort des pécheurs, selon la menace et l'expression du Saint-Esprit, n'est pas seulement mauvaise, mais très-mauvaise. Très-mauvaise par le trouble qui les agite, très-mauvaise par le désespoir de la divine miséricorde où ils tombent, très-mauvaise par les surprises de la mort et les coups subits qui les enlèvent, très-mauvaise et souverainement mauvaise par l’impénitence où ils meurent. Or la mort d'un religieux, après une vie imparfaite et négligente, n'a-t-elle pas par proportion tous ces caractères? Il est bien étrange et bien déplorable qu'on puisse faire une telle comparaison : mais si j'examine la chose à fond, et que je rappelle ce que j'ai su, ce que j'ai entendu, et ce que peut-être j'ai quelquefois vu, je trouverai que cette comparaison n'est ni chimérique ni outrée.

Quel sujet de trouble pour une personne religieuse à la mort, de n'avoir presque rien fait de tout ce qui était de sa règle et de son devoir ; d'avoir vécu dans la maison de Dieu, et de n'en être pas plus avancée dans les voies où Dieu voulait la conduire ; d'avoir quitté le monde, et d'être néanmoins à la fin de ses jours aussi vide de l'esprit de Dieu, aussi remplie des idées et de l'esprit du monde, que si elle avait passé toute sa vie dans le monde ! Elle est donc comme investie et assiégée des douleurs de la mort (1). Car les douleurs de la mort viennent de l'attache qu'on a à la vie, au monde, à soi-même ; et voilà son état. Elle aime la vie, elle aime le monde, elle s'aime encore plus elle-même. Qu'il en doit coûter pour rompre tous ces liens, et qu'il y a de rudes combats à soutenir! O mort, est-ce ainsi que tu nous sépares (2) ?

Aura-t-elle recours à Dieu ? mais c'est au contraire la vue de Dieu qui augmente ses inquiétudes et qui la désole. Elle sait avec quelle lâcheté elle l'a servi : mille péchés qu'elle traitait de scrupules dans une vie tiède et dissipée, mille doutes qu'elle ne voulait point éclaircir ou qu'elle décidait à son gré, lui reviennent à l'esprit. Si ce n'est pas en détail que tout cela se présente, c'est en général, et dans une confusion qui l'effraye d'autant plus qu'elle en peut moins démêler l'embarras. Tout lui devient suspect : ses confessions passées, ses communions; les sentiments de son cœur, qu'elle a suivis ; les liaisons qu'elle a entretenues; les faux principes qu'elle s'est faits sur des points capitaux et essentiels; les libertés qu'elle s'est données, au mépris de la règle, et souvent au

 

1 Psal., XVII, 5. — 2 1 Reg., XV, 32.

 

scandale de la communauté ; les dispensai qu'elle a demandées, et les voies dont elle a usé pour les obtenir. Autrefois rien de tout cela ne lui faisait peine; mais cette conscience, autrefois si large, est maintenant une conscience étroite, ou plutôt une conscience droite qui ne sert qu'à la tourmenter. On tache à lui inspirer de la confiance en Dieu et en sa miséricorde : mais, malgré tout ce qu'on lui peut dire, il lui reste toujours une obscurité dans l'âme, une incertitude, un souvenir de ses obligations et un reproche de ses perpétuelles transgressions, une crainte des jugements de Dieu capable de la consterner. Si elle ne va pas jusqu'au désespoir des pécheurs du siècle, le rayon d'espérance qu'elle conserve est bien faible, et n'a guère de force pour la relever.

Encore plus à plaindre quand elle est frappée d'une mort subite : car on n'est pas plus à couvert, dans la religion que dans le monde, de ces morts imprévues et précipitées, et comme Dieu a des châtiments secrets qu'il exerce dans le monde, il y en a qu'il exerce dans la religion. Toute une maison témoin d'un pareil accident, en est touchée. On juge charitablement de la personne, on prie, on espère pour elle ; mais du reste on ne peut se dissimulera soi-même la vie peu régulière et peu édifiante qu'elle menait. On est obligé d'en convenir, et l'on ne peut s'empêcher de dire, du moins de penser, qu'il eût été bien à souhaiter qu'elle eût eu du temps pour rentrer en elle-même et pour se préparer. Du temps ! Hé, n'en a-t-elle pas eu ; et que doit être autre chose toute la vie religieuse qu'une préparation habituelle à la mort ? Ce n'est donc point le temps qui lui a manqué ; mais elle n'a pas su en profiter lorsqu'elle l'avait, et comme on l'en avertissait. Le temps de Dieu est venu. Elle ne l'attendait pas : mais il avançait toujours; et elle s'y est enfin trouvée dans le moment qu'elle y songeait le moins.

Combien de religieux et de religieuses sont ainsi morts dans une espèce d'impénitence, qui ne ressemble que trop à l'impénitence des pécheurs? C'est-à-dire qu'ils sont morts dans leur relâchement, dans leur tiédeur, dans leurs habitudes, dans des dispositions d'esprit et de cœur très-dangereuses. Combien même de religieux et de religieuses, ayant à la mort tout le loisir de rentrer en eux-mêmes, et de se munir des sacrements de l'Eglise, ont fait voir, en les recevant pour la dernière fois, la même indifférence et la même froideur qu'ils avaient eue pendant la vie? C'est une maxime

 

537

 

générale, qui se vérifie dans l'état religieux, aussi bien que dans tous les autres états, qu'on meurt comme on a vécu. Comment est-ce que je vis? comment est-ce que je veux vivre dans la suite? Voilà comment je mourrai.

 

TROISIÈME POINT. — Autant que la mort des pécheurs est mauvaise, autant l'Ecriture nous apprend que la mort des justes est précieuse devant Dieu. Précieuse, parce qu'ils meurent dans un saint détachement et sans regret ; précieuse, parce qu'ils meurent dans une confiance pleine de consolation et de douceur ; précieuse, parce qu'ils meurent dans une union intime avec Dieu, et dans l'exercice des plus excellentes vertus ; précieuse, parce qu'ils meurent dans une union intime avec Dieu, et avec le don inestimable de la persévérance. Or, entre ces justes, les âmes vraiment religieuses ne tiennent pas le dernier rang. Quelle est donc la mort d'un religieux fervent et fidèle? C'est là qu'il commence à goûter les fruits de son travail, et à en recevoir la récompense.

Il meurt en paix et sans douleur, parce qu'il meurt dans un parfait détachement de toutes les choses humaines. Il a le cœur libre, et dégagé de tout ce qui pourrait l'arrêter sur la terre ; et, au lieu de rien regretter en ce monde, il remercie Dieu, comme David, de ce qu'il achève de rompre ses liens. Il n'y a plus, Seigneur, que le lien de ce corps mortel, et vous m'en allez délivrer; j'y consens. Non-seulement il y consent, mais il le désire : Qu'y a-t-il, mon Dieu, que je puisse souhaiter hors vous (1) ? et que m'importe tout le reste, pourvu que je vous possède ? Il envisage la mort comme la fin de ses peines et le commencement de son souverain bonheur. Elle paraît aux impies une destruction totale de l'homme ; mais il la regarde comme un passage du lieu de son bannissement à sa bienheureuse patrie, et de cette sorte il  n'en ressent point le tourment (2).

Il meurt dans une humble et vive confiance. Et que craindrait-il, lorsque, sans présumer de soi-même et rendant gloire de tout à Dieu, il se voit enrichi de trésors et de mérites qu'il a amassés dans la religion? Tous ces mérites, dispersés dans le cours d'une longue vie, se réunissent devant ses yeux, et le comblent d'une joie intérieure qui lui adoucit les rigueurs de la mort. Toutes ses pensées se tournent vers le ciel où il aspire, et dont la possession lui est déjà presque assurée. Dieu lui donne de cette félicité éternelle un avant-goût

 

1 Psal., LXXII, 32.— 2 Sap., III, 1.

 

qui le ravit et le transporte : tellement qu'il peut s'écrier, avec le premier martyr de l'Eglise, saint Etienne : Je vois les cieux ouverts, et Jésus qui m'attend à la droite de Dieu (1).

Il meurt dans la plus étroite union avec Dieu, et dans l'exercice de toutes les vertus qu'il a si longtemps et si souvent pratiquées. Il s'y est formé de bonne heure, et il recueille alors tout le fruit de la sainte habitude qu'il s'en est faite. Quoique mourant, et réduit par la violence de la maladie dans la dernière faiblesse, il n'a point de peine à s'élever à Dieu , à s'immoler à Dieu et à lui faire le sacrifice de sa vie. Accoutumé qu'il est à tous ces actes et à divers autres, il y entre d'abord et sans effort : et pour peu qu'on lui parle ou qu'on le fasse souvenir de Dieu, son cœur prend feu tout à coup et s'enflamme.

Enfin, par une grâce au-dessus de toutes les grâces, il meurt dans la persévérance finale, qui est la consommation de sa persévérance et de sa constance dans l'accomplissement des devoirs de la vie religieuse. Car la persévérance finale suppose une persévérance commencée, et c'est par celle-ci qu'on parvient à l'autre. Ainsi il meurt ami de Dieu, entre les bras de Dieu , dans le sein de Dieu , où son âme va se reposer. Il passe de l'état de sainteté à l'état d'impeccabilité; c'est-à-dire d'un état où, tout juste et tout attaché qu'il était à Dieu, il pouvait encore le perdre et l'offenser, à un état où il ne pourra plus que l'aimer et que le glorifier.

 

CONCLUSION. Y a-t-il, Seigneur, à délibérer pour moi, et une mort si heureuse ne doit-elle pas être l'objet de tous les vœux de mon cœur? Mais telle est, mon Dieu, notre misère, et la mienne en particulier : nous voulons une sainte mort, et nous vous la demandons ; mais pour cela, vous demandez de nous une vie sainte, et c'est ce que nous ne voulons pas. Hélas? Seigneur, c'est ce que je n'ai en effet jamais bien voulu. Cependant il faut vouloir l'un et l'autre tout ensemble : car, selon votre providence ordinaire, vous ne donnez point l'un sans l'autre : et se promettre de mourir comme vos plus zélés serviteurs sans vous avoir servi comme eux, c'est la plus fausse et la plus trompeuse illusion.

A quoi donc me suis-je exposé depuis tant d'années, et à quoi m'expose encore présentement ma langueur et ma nonchalance dans votre  service ? Faites-le-moi comprendre, ô

 

1 Act., VII, 55.

 

538

 

mon Dieu ! faites-moi ressentir pendant la vie toutes les frayeurs de la mort, afin que je ne les ressente pas à la mort même.

Je me trompe, Seigneur : on ne craint que trop la mort : mais on ne la craint pas comme on la doit craindre. Or apprenez-moi à la bien craindre. On craint la mort, parce qu'on aime la vie : c'est la craindre en homme, et non en chrétien ni en religieux. De cette crainte toute naturelle il arrive, ou qu' on ne pense point à la mort et qu'on en perd, autant qu'il est possible , la vue, afin de n'en être point affligé ; ou qu'on ne pense à la mort que pour s'en préserver le plus qu'on peut, que pour l'éloigner et pour y apporter des précautions qui flattent notre amour-propre, et qui fomentent notre paresse. Une telle crainte, bien loin de nous être utile, nous devient nuisible, puisqu'elle ne va qu'à nous inspirer le relâchement et à nous y entretenir. Ce n'est point ainsi, mon Dieu, que vos saints ont craint la mort, et ce n'est point là non plus la crainte que j'en dois avoir. Il m'importe peu de vivre, mais il m'importe infiniment de bien vivre, de vivre religieusement et saintement, pour mourir de même. Ce que je dois donc craindre, ce sont les terribles conséquences de la mort, afin de les prévenir. Ce que je dois craindre, c'est le danger affreux d'une mort qui me surprendrait, et que je n'aurais pas prévue. Heureuse l'âme que cette crainte tient dans une attention et une vigilance continuelle ! Plaise à votre miséricorde, ô mon Dieu, que j'en retire ce fruit de grâce et de sanctification !

 

DEUXIÈME MÉDITATION.

DU JUGEMENT  DE DIEU.

 

 

Statutum est hominibus semel mori : post hoc autem judicium. C'est un arrêt porté contre les hommes, de mourir une fois : après quoi vient le jugement. (Hebr., chap. IX, 27.)

 

PREMIER POINT. — Après la mort suit le jugement de Dieu, c'est-à-dire que dès le moment même où mon âme se séparera de mon corps , elle paraîtra devant le tribunal de Dieu, et lui sera présentée comme à son juge. Il est vrai qu'il y aura à la fin des siècles un jugement général, où nous serons tous rassemblés, pour y recevoir une dernière sentence et un arrêt plus solennel : mais avant que ce grand jour arrive, et que tous les temps pour cela soient consommés, la foi m'enseigne, et c'est une vérité fondamentale, qu'il y a dès l'heure de la mort un premier jugement, que chacun des hommes doit subir en particulier, et qui se passe secrètement entre Dieu et l’âme.

Il ne faut point que cette âme fasse un long trajet, ni qu'elle se transporte bien loin, pour comparaître en la présence de Dieu. Quelque part que l'homme meure, Dieu se trouve là, pour y exercer sa souveraine justice : car il est partout, et il agit partout également et avec la même puissance. Ainsi, en quelque lieu que ce puisse être, je n'aurai pas plus tôt rendu mon dernier soupir et cessé de vivre, que je serai comme investi de la majesté de Dieu. Je ne l'apercevrai, ni ne le verrai point; mais,sans se montrer à mes yeux, il se fera sentir à moi, et m'imprimera une vive idée de sa grandeur. Tellement que la parole de Job s'accomplira à mon égard : J’ai craint le Dieu tout-puissant ; et, dans le juste effroi qu'il m’inspirait, je me le représentais comme une mer d'une étendue infinie, dont les flots grossis de tous côtés, et semblables à de hautes montagnes, venaient fondre sur ma tête et m’accabler (1). Voilà comment Dieu m'enveloppera, pour ainsi dire, et comment il se rendra maître de moi, sans qu'il ait besoin de nul autre que de lui-même pour me saisir et pour m'arrêter.

Que ferai-je, quelle sera ma ressource? En vain penserais-je à m'échapper, et voudrais-je m'enfuir de devant la face du Seigneur : il me tiendra en ses mains ; et dès qu'une fois on tombe dans les mains du Dieu vivant, on n'en peut plus sortir. En vain compterais-je sur les hommes et sur leur secours : à qui pourrais-je me faire entendre, étant seul avec Dieu ? et quand je serais en état d'appeler toutes les créatures à mon aide, que serviraient tous leurs efforts contre leur créateur et le mien? Peut-être des personnes charitables, des amis viendront-ils auprès de mon corps me rendre certains devoirs, et témoigner leurs regrets. Toute une communauté où j'ai vécu, tout un ordre m'accordera ses suffrages, et offrira des vœux en ma faveur : mais ces prières, ces vœux mettront-ils mon âme en assurance, si Dieu ne let écoute ; et les écoutera-t-il, si tout cela n'est

 

1 Job, XXXI, 23.

 

 

soutenu par les mérites et la sainteté de ma vie? Je me trouverai donc, en ce terrible moment, abandonné à Dieu et à moi-même : à Dieu, de qui dépendra ma destinée pour l'éternité tout entière, et qui sera sur le point d'en décider ; à moi-même, qui, dépourvu de tout le reste, et dans le dépouillement le plus universel, n'emporterai avec moi que mes œuvres, et n'aurai point d'autre soutien ni d'autre fonds, où en serai-je si ce fonds me manque, et par où pourrai-je y suppléer?

O ! que j'apprendrai bien alors à faire d'une vie sainte et religieuse l'estime qui lui est due ! Que je comprendrai le bonheur de ma vocation, si je l'ai fidèlement suivie, et si j'en ai rempli tous les devoirs ! Que me donneront de confiance une exacte régularité, une obéissance aveugle, une pauvreté dénuée de tout, la soumission de mon esprit, la mortification de mes sens, la retraite du monde, l'assiduité à la prière, le soin des plus petites choses, et toutes les observances de mon état ponctuellement et constamment gardées ! Que je me saurai bon gré de m'être fait là-dessus d'utiles violences; d'avoir combattu mes répugnances naturelles, et de les avoir surmontées ; de n'avoir eu égard, ni à certains exemples que j'avais devant les yeux et qui pouvaient me séduire, ni à certaines considérations et à de vains respects, qui m'auraient porté au relâchement et détourné de mes exercices, ni à tous les prétextes que ma délicatesse n'eût été que trop ingénieuse à me suggérer, pour peu que j'y eusse prêté l'oreille ! C'est cette vue et ce souvenir du passé qui fera toute ma force, et qui m'affermira contre la frayeur d'un jugement, où je n'aurai que moi pour prendre en main ma cause, et pour me défendre.

Mais au contraire, si de tout le passé il ne me reste rien sur quoi je puisse m'appuyer et m'assurer; si, me voyant au pouvoir d'un Dieu qui va me juger selon le bon ou le mauvais emploi de mes années, je n'y découvre que tiédeurs, que négligences, qu'infractions perpétuelles de mes règles, qu'un vide affreux et une inutilité tout infructueuse, pour ne pas dire toute criminelle, en quel accablement tomberai-je, et en quelle désolation ! J'en frémirai d'horreur. Ils viendront, dit le Sage parlant des pécheurs (et combien de religieux seront de ce nombre ! ) ils viendront tout tremblants et tout interdits (1). De retourner sur leurs pas et de rentrer dans la vie pour en faire un meilleur usage, c'est ce qu'ils ne pourront

 

1 Sap., XV.

 

obtenir. D'avancer vers Dieu, et d'approcher de son tribunal pour y rendre compte d'une vie perdue, c'est ce qui les consternera. Ah ! que n'y pensaient-ils et que n'y prenaient-ils garde, lorsqu'ils en avaient les moyens! Je les ai présentement, et bientôt peut-être ne les aurai-je plus. N'en négligeons aucun : il n'y a point de temps à perdre ; et le malheur dont je veux me garantir est assez grand, pour ne rien omettre de toute la vigilance et de toute la précaution que j'y puis apporter.

 

SECOND POINT. — Dans les jugements que rendent les hommes, le procès doit être instruit, et le juge ne prononce qu'après avoir éclairci les faits, et les avoir examinés avec toute l'attention nécessaire pour n'y être pas trompé. On interroge le criminel, on lui confronte les témoins, on écoute ses réponses; et il n'est point condamné, que la preuve ne soit entière et la conviction juridique. Dieu gardera envers moi la même forme de justice, et c'est pour cela que j'aurai à subir de sa part l'examen le plus général, mais en même temps le plus prompt et le plus convaincant.

Examen le plus général. Dans toute la suite de la plus longue vie et depuis le premier usage de ma raison, je n'aurai pas formé une pensée, pas conçu un désir, pas dit une parole, pas fait une action ni omis un devoir, où cet examen ne s'étende, et sur quoi je n'aie à me justifier. Et comme tout cela se trouve ordinairement accompagné de circonstances qui aggravent le péché ou qui le diminuent, il n'y aura, par rapport à chaque article, ni vue, ni intention, ni sentiment, en un mot pas un point si léger qui n'entre en compte, et qui ne soit mis dans la balance pour y être pesé. En qualité d'homme éclairé de la lumière naturelle, en qualité de chrétien soumis à la loi de l'Evangile, en qualité de religieux appelé à la perfection, j'avais des obligations différentes; et c'est de toutes ces obligations qu'il me faudra répondre. Mes œuvres les plus pieuses en apparence ne seront pas à couvert de cette recherche. La moindre imperfection qui s'y sera glissée, l'œil de Dieu la découvrira; et s'il ne laisse rien échapper de tout ce qui en aura fait le mérite, il ne laissera rien non plus passer de tout ce qui en aura pu avilir le prix et altérer la sainteté.

Examen le plus prompt. Une telle discussion me coûterait maintenant des soins infinis ; et encore avec tous mes soins et toutes mes réflexions n'y pourrais-je suffire, parce que je

 

540

 

ne puis avoir une connaissance assez claire, ni assez présente de toute ma vie. S'il était même seulement question de me retracer une idée bien juste de tout ce que j'ai fait, dit et pensé dans l'espace d'une journée, je n'y réussirais pas, tant il y a eu de choses, ou que je n'ai pas d'abord remarquées, ou qui se sont évanouies de mon esprit. Mais il n'en est pas ainsi de Dieu, ni d'une âme dégagée des sens, et capable après la mort de connaître et de voir par elle-même. Car Dieu, depuis le premier instant de mon être, ne m'ayant jamais perdu de vue, et d'ailleurs n'étant sujet à nul oubli, il n'aura point besoin de temps pour rappeler et pour me remettre devant les yeux toute ma conduite, et tout ce qu'il y aura eu dans moi de plus intérieur. D'un seul trait de sa lumière divine, il rapprochera les objets les plus éloignés ; et, sans nulle confusion, il les réunira tous dans un même point, et me les présentera chacun aussi distinctement que s'il était séparé des autres, et que je n'eusse en particulier que celui-là à considérer. Je les verrai donc tous dans le même moment, et malgré leur innombrable variété, mon âme, d'un coup d'œil, les démêlera tous, parce qu'elle ne dépendra plus des organes qui l'arrêtaient, et qu'elle agira selon toute l'étendue de ses puissances et toute leur activité.

De là enfin, examen le plus convaincant. Il ne consistera ni en raisonnements ni en conjectures, mais dans une vue simple et nette. De sorte qu'il n'y aura point à contester avec Dieu, ni à dissimuler. Combien de péchés à quoi je ne pense plus, et dont je ne me souviens plus , se produiront tout de nouveau, et se montreront à moi ! Combien en apercevrai-je d'autres qui m'étaient absolument inconnus, et dont je ne me croyais pas capable ? De combien d'illusions, d'excuses et de prétendues justifications découvrirai-je la fausseté? Combien de difficultés et de questions que j'avais toujours résolues en ma faveur, seront décidées à ma condamnation ! Combien de vertus qui brillaient devant les hommes, perdront tout leur éclat, et ne paraîtront qu'intérêt, que vanité, qu'habitude, qu'inclination naturelle,que bienséance, peut-être même que déguisement et hypocrisie?

Quel spectacle sera-ce là pour moi, et qu'aurai-je à dire? Quoique je voulusse alléguer, ma conscience s'élèverait en témoignage, et me démentirait. Car elle concourra avec Dieu pour me convaincre, et malgré moi elle m'arrachera ce triste aveu, et cette courte mais cruelle confession : J'ai péché (1). Que ne le dis-je dès à présent! je le dirais avec fruit. Que ne vais-je le reconnaître aux pieds de Dieu dans le sentiment d'un humble repentir, afin de n'être pas obligé de le reconnaître au pied de son tribunal dans un mortel désespoir! Que ne suis-je plus attentif aux reproches de ma conscience, et selon l'avertissement de Jésus-Christ, que n'ai-je soin de l'apaiser, et de m'accorder promptement avec elle, tandis que je marche encore dans le chemin, afin qu'elle ne me livre pas au juge (2). Dès que je l'aurai satisfaite. elle se rendra mon avocate auprès de Dieu : elle lui représentera ma pénitence, mon retour sincère, mes bonnes résolutions, et les effets salutaires dont elles auront été suivies. Elle effacera des livres de la justice éternelle tout ce qui était écrit contre moi, et elle m'en obtiendra l'entière abolition.

 

TROISIÈME POINT. — Selon l'examen que Dieu aura fait de moi et de toutes mes œuvres, il formera mon arrêt de réprobation ou de salut. Quoique ce ne soit pas une sentence aussi publique qu'elle le doit être dans le jugement universel, elle n'en sera ni moins authentique, ni moins irrévocable. Car ce que Dieu aura prononcé, ou pour mon malheur éternel, ou pour mon éternelle béatitude, il ne le changera jamais, puisque je ne serais plus alors dans la voie où l'on peut perdre et obtenir sa grâce, mais dans le terme où l’on ne peut ni pécher, ni mériter. Il m'est donc d'une extrême importance que cet arrêt de Dieu me soit favorable : sans cela que deviendrais-je, et en quelle misère serais-je réduit?

Pensée effrayante ! Comment ai-je pu si souvent l'oublier , et que dois-je avoir plus fortement gravé dans la mémoire? Pour en mieux sentir l'impression, je n'ai qu'à m'imaginer que je suis actuellement devant le trône de la justice de Dieu, et qu'après m'avoir interrogé, il se déclare enfin , et lance sur moi ce redoutable anathème : Retirez-vous de moi, maudit1. Quel coup de foudre ! Que je me retire de mon Dieu 1 que je sois éternellement privé de mon Dieu ! que mon Dieu me frappe de sa malédiction, et de toute sa malédiction , sans qu'il me soit désormais possible de l'apaiser, ni qu'il me reste aucune espérance de le retrouver jamais et de le posséder ! Est-ce pour cela qu'il m'avait séparé du monde, qu'il m'avait appelé à l'état religieux , qu'il m'avait recueilli dans sa maison, et qu'il m'y avait fourni tant de

 

1 2 Reg., XII, 13.— 2 Matth., V, 25. — 3 Ibid., XXV, 41.

 

541

 

moyens de sanctification ? Il voulait n'attacher à lui plus étroitement que le commun des chrétiens, et le voilà qui me rejette de sa présence, et qui fait un divorce entier avec moi ! il voulait me mettre au rang de ses élus, et des âmes spécialement choisies et prédestinées ; et le voilà qui m'enlève toutes les grâces dont il m'avait enrichi, et qui me dégrade jusqu'au plus has rang des âmes réprouvées ! Il voulait me faire monter aux premières places de son royaume , et le voilà qui me précipite au fond de l'abîme ! Je n'ai, dis-je, qu'à prévenir ainsi le temps ; et me supposant par avance dans cette fatale extrémité , je n'ai qu'à suivre tous les sentiments qu'exciteront dans mon cœur de si tristes et de si désolantes idées. Heureux que ce ne soit encore qu'une supposition ; et cent fois plus heureux si, par une conduite toute nouvelle, je vis de telle sorte que cette figure ne devienne jamais pour moi un effet ni une vérité !

C'est par ce renouvellement et ce changement de vie que je puis mériter un jugement de salut et de bénédiction. Car il y en a un pour les âmes justes, et surtout pour les âmes vraiment religieuses. Au lieu de ce funeste arrêt dont j'étais menacé si ma vie jusques à la mort eût toujours été également imparfaite et irrégulière, qu'il me sera doux d'entendre de la bouche de mon souverain juge cette aimable invitation et ces consolantes paroles : Courage, bon serviteur ! vous m'avez été fidèle en peu de chose ; et pour ce peu de chose je vous destine un grand héritage. Entrez dans la joie de votre Seigneur (1). Comblé de cette joie toute pure et toute divine, dont je commencerai à coûter les douceurs ineffables , je reconnaîtrai bien que c'était peu de chose que Dieu demandait de moi en ce monde, et que tout ce que j'y aurai, ou entrepris, ou souffert, ou quitté pour lui n'était rien en comparaison de la récompense qu'il m'avait préparée, et de la gloire où il s'était proposé de m'élever. Si je pouvais encore alors être touché de quelque regret, ce ne serait pas d'avoir porté trop loin mon zèle, ni de ne m'être point assez ménagé dans les saintes pratiques qu'il m'inspirait pour mon avancement et ma perfection ; ce serait plutôt de l'avoir trop mesuré, et de ne lui avoir pas donné plus de liberté et plus d'étendue. En puis-je trop faire lorsqu'il s'agit d'un maître qui dans son jugement ne sera pas moins libéral et magnifique à couronner ma fidélité, que sévère et inexorable à punir mes négligences et mes lâchetés ?

 

1 Matth. XXV, 21.

 

CONCLUSION. — Grand Dieu, qui d'un regard ébranlez les colonnes du firmament, et faites trembler la terre ; Dieu de sainteté et la sainteté même, devant qui les cieux ne sont pas purs, et qui avez trouvé de la corruption jusque dans vos anges : hélas! Seigneur, comment pourra soutenir votre présence une créature aussi faible que je le suis, et comment une âme chargée de tant de dettes osera-t-elle entrer en jugement avec vous ? Malheur à la vie même la plus chrétienne et la plus religieuse dans l’estime des hommes, si vous l'examinez à la rigueur, et si vous la jugez sans miséricorde (1) ! Car vos vues sont bien au-dessus des nôtres; et qui peut se flatter d'être à vos yeux exempt de tache et digne d'amour?

Cependant, mon Dieu, vos divines Ecritures m'enseignent que cette miséricorde qui m'est si nécessaire, et sur laquelle je dois principalement établir ma confiance, n'aura plus de part dans le jugement que je recevrai de vous à l'heure de ma mort, et que votre justice y présidera seule. Quelle grâce ai-je donc à vous demander, et quelle prière ai-je présentement à vous faire? Ah ! Seigneur, c'est que vous n'attendiez pas, pour me juger, que ce dernier jour soit venu , mais que vous me jugiez dès cette vie , parce que vos jugements en cette vie sont des jugements paternels et salutaires. Oui, mon Dieu, jugez toutes mes infidélités et toutes mes offenses; il est juste que j'en porte la peine: mais ne me réservez pas à ce temps, où vous ne me reprendriez que dans votre colère, et vous ne me jugeriez que dans votre fureur (2).

Vous faites plus encore, ô Dieu souverainement bon et plein d'indulgence. Vous voulez bien ne me pas juger vous-même, pourvu que je sois mon propre juge; et vous consentez à me remettre tous vos intérêts, pourvu que j'en prenne soin contre moi-même, et que je vous fasse toute la justice qui dépend de moi. Y aurait-il un aveuglement plus déplorable et moins excusable que le mien, si je refusais une condition aussi avantageuse que celle-là? De grand cœur, ô mon Dieu, je l'accepte, et je m'y soumets. Je me citerai moi-même au tribunal de ma conscience, je serai moi-même mon accusateur et mon témoin ; je ferai de toute ma vie la revue la plus rigoureuse et la plus sévère ; j'y proportionnerai ma pénitence ; et dans un vrai désir de vous satisfaire, je la rendrai aussi complète qu'elle me semblera devoir l'être, et que ma faiblesse la pourra supporter. Je n'en demeurerai pas là, Seigneur :

 

1 Aug. — 2 Psal., VI, 2.

 

542

 

je réglerai l'avenir ; je le sanctifierai ; je ne m'y permettrai ni ne m'y pardonnerai rien, afin que rien ne m'arrête quand vous m'appellerez à vous, et que je puisse sans retardement et sans obstacle prendre possession de l’éternelle béatitude que vous m'avez promise.

 

TROISIÈME MÉDITATION.

DE L'ENFER.

 

Discedite a me, maledicti, in ignem œternum.

Retirez-vous de moi, maudits, et allez au feu  éternel.  (Matth., chap. XXV, 41.)

 

PREMIER POINT. — Il y a trois choses à considérer dans l'enfer, qui paraissent bien étonnantes, et qui sont pour nous autant de sujets d'horreur. La première est que Dieu, pendant toute l'éternité, n'y fera jamais nulle grâce, lui néanmoins qui est la souveraine miséricorde.

Ce Dieu dont la nature n'est que bonté, ce Dieu qui, depuis la création du monde, fait luire également son soleil sur les méchants et sur les justes; ce Dieu qui, pour ses ennemis mêmes et pour des pécheurs, est descendu de sa gloire, s'est revêtu de notre humanité, et a voulu mourir sur une croix ; après tant de bienfaits, et des témoignages si sensibles de son amour, ne jettera jamais un regard favorable sur aucun des réprouvés, ni jamais ne fera distiller sur eux une seule goutte de ce sang qu'il a répandu toutefois pour eux-mêmes avec tant d'abondance dans sa passion. Tellement que la miséricorde divine, dont les communications sont infinies envers tout le reste des créatures même les plus viles, demeurera éternellement sans action à l'égard des damnés. Ils pousseront des cris lamentables, ils se désoleront , ils verseront, selon l'expression de l'Evangile, des torrents de larmes : mais ce Dieu vengeur n'arrêtera pas une fois pour cela son bras, ni ne suspendra pas un moment ses coups ; et tant qu'il sera Dieu (or il le sera toujours, comme il l'a toujours été), il verra souffrir des âmes qu'il a formées à son image, des âmes qu'il a marquées du sceau de sa divinité, des âmes qui porteront le caractère de ses sacrements, sans être ému pour elles du moindre sentiment de compassion. Le pourrais-je croire, s'il ne nous l'avait pas lui-même révélé? Mais c'est un article de la foi que je professe. Il faut donc qu'une âme réprouvée soit bien affreuse aux yeux de Dieu, puisque la haine qu'il en conçoit est capable de l'endurcir de la sorte, et de fermer à cette âme maudite toutes les sources de la grâce.

Mais encore qu'est-ce qui peut ainsi la défigurer aux yeux de Dieu, et en faire un objet si abominable? le péché qui vit dans elle, ot qui n'y mourra jamais. Avec cette tache désormais ineffaçable, elle sera toujours pour Dieu, qui est infiniment saint, une victime de colère et de damnation. Le réprouvé pouvait pendant la vie l'effacer, cette tache si odieuse : il pouvait renoncer à son péché, et par là obtenir grâce. Il était par son péché dans un état de réprobation seulement commencée , et non consommée. La mort est venue ; et à ce terme fatal, le même péché que la pénitence eût pu réparer est devenu irrémissible, parce qu'il est devenu irréparable. Cette damnation anticipée, mais seulement commencée, est devenue une damnation complète, et a reçu sa dernière consommation. Celte miséricorde, auparavant si prévenante, et si facile à s'épancher et à pardonner, s'est resserrée et retirée sans retour. Comme elle trouvera toujours le péché présent et vivant, ce sera toujours, selon l'ordre des décrets divins, un obstacle invincible qui la retiendra, et qu'elle ne pourra plus surmonter. De sorte qu'il n'y aura dans tous les siècles que la justice qui agira, que la justice qui frappera, que la justice qui vengera ses droits et qui se satisfera. Oh ! que je suis aveugle, si je n'apprends pas de là, 1° à redouter la justice de Dieu, et à craindre de tomber dans ses mains; 2° à redouter encore plus le péché, puisque la justice de Dieu n'est redoutable qu'à cause du péché; 3° à ne pas négliger les miséricordes du Seigneur lorsqu'il me les offre si libéralement, mais à en faire tout l'usage que je puis, pour me mettre à couvert de ses vengeances !

 

SECOND POINT. — Une autre chose non moins digne de notre étonnement, et qui ne doit pas nous remplir d'un moindre effroi, c'est que des âmes faites pour Dieu, pour le voir, pour l'aimer, pour le posséder, et pour être heureuses

 

543

 

en le possédant, ne le verront néanmoins jamais dans l'enfer, ne l'y aimeront jamais, ne l'y posséderont jamais ; et qu'au contraire, malgré toute la force du penchant de l'inclination naturelle qui les portera vers ce premier Etre, leur fin dernière et le centre de leur repos, éternellement elles le haïront, éternellement elles le blasphémeront, éternellement elles trouveront dans la connaissance qui leur restera de ses perfections infinies, et dans l'idée qu'elles en conserveront, leur supplice le plus rigoureux et le sujet de leur désespoir.

Car étant d'une part séparées de Dieu, et cela par une séparation violente, comme si elles étaient à chaque instant arrachées du sein de leur créateur; par une séparation totale, en conséquence de laquelle toute alliance entre Dieu et elles sera rompue ; par une séparation éternelle, qui leur ôtera tout moyen, toute espérance de retour et de réunion : et d'autre part, quoique ennemies de Dieu, étant sans cesse occupées du souvenir de Dieu, comme du plus grand de tous les biens; comme du seul bien, soit absolument et en lui-même, soit par rapport à elles, puisqu'elles n'en pourront avoir d'autre; comme d'un bien infini, qui devait remplir tous leurs désirs et les établir dans une félicité parfaite ; comme d'un bien qui leur était destiné, et auquel elles avaient les droits les plus légitimes; comme d'un bien dont la privation sera pour elles le comble du malheur, et qu'elles auront perdu pour de vains avantages ; comme d'un bien où elles aspireront toujours par une nécessité inséparable de leur être, et que jamais elles n'obtiendront par la dure fatalité de leur état : voilà ce qui les rongera perpétuellement, et ce qui les transportera jusques à la fureur et à la rage.

Ainsi, par une contrariété de sentiments la plus cruelle, le même Dieu qu'elles regretteront et qu'elles désireront sans cesse, elles l'auront en horreur; et le même Dieu qu'elles auront en horreur, elles ne cesseront point, pour leur tourment, de le regretter et de le désirer. Désirs et regrets aussi inutiles qu'ils seront douloureux; et ce qui en fera même la douleur la plus sensible, ce sera leur inutilité. Car est-il une peine, dit saint Bernard, comparable à celle de vouloir toujours ce qui ne doit jamais être et de ne vouloir jamais ce qui doit toujours être? L'âme réprouvée voudra toujours l'élever à Dieu, et c'est ce qui ne sera jamais : elle ne consentira jamais à être éloignée de Dieu, et c'est ce qui sera toujours. De tous côtés malheureuse : c'est-à-dire malheureuse d'être abandonnée de son Dieu; et plus malheureuse, dans ce terrible abandonnement, de ressentir la perte qu'elle aura faite, et d'en comprendre toute la grandeur. Malheureuse d'être déchue de toutes ces prétentions au royaume et à l'héritage de son Dieu ; et plus malheureuse, dans cette funeste décadence, de soupirer uniquement et si ardemment après ce séjour bienheureux. Malheureuse, dans la violence de ses transports, de se tourner par mille imprécations contre son Dieu; et plus malheureuse, malgré ses imprécations et ses blasphèmes, d'être si fortement attirée vers ce suprême auteur de qui elle avait tout reçu, et de qui elle devait tout attendre.

Eh ! que ne peut-elle l'oublier ! que ne peut-elle se délivrer de ce poids qui l'entraîne, et de cette pente qui la domine et qui la tyrannise ! L'enfer ne lui serait plus enfer qu'à demi. Quoi qu'il en soit, c'est à moi d'examiner en quelle disposition je suis maintenant par rapport à Dieu. Ai-je lieu de croire que je lui sois uni par la grâce? si cela est, je ne puis l'en bénir assez, ni trop prendre de précautions pour ne me laisser pas enlever un trésor si précieux. Ai-je sujet de craindre que le péché ne m'en ait séparé, ou qu'il ne m'en sépare bientôt? voilà sur quoi je dois me réveiller, et user de tous les remèdes les plus efficaces et les plus prompts. Vivre dans un divorce actuel avec Dieu et dans sa disgrâce, ce serait m'exposer à un divorce éternel après la mort. Les réprouvés ne le perdront dans l'éternité, que pour avoir commencé dès cette vie à le perdre.

 

TROISIÈME POINT. — Ce qui doit encore bien nous surprendre dans la considération de l'enfer et dans ce que l'Evangile nous en fait connaître, c'est que, par autant de miracles de la toute-puissance divine, un feu matériel agisse sur des âmes spirituelles pour les tourmenter ; que ce feu, tout matériel qu'il est, subsiste toujours, conserve toujours la même activité et la même ardeur, et n'ait pour cela point d'autre aliment qui l'entretienne que le souffle de Dieu; que ce feu appliqué au corps d'un damné, le brûle sans le consumer, et que ce corps, immortel au milieu des flammes dont il sera investi, n'en reçoive point d'autre impression que les douleurs cuisantes et intolérables qu'elles lui causeront; qu'il n'y ait pas un moment où ce feu n'exerce sa rigueur, ni pas un moment où le corps et l'âme n'en éprouvent sans relâche toute l'âpreté et toute la pointe; que dans tout

 

544

 

l'avenir il ne doive jamais y avoir un moment où ce feu s'éteigne, ni un moment qui soit enfin pour le réprouvé le terme de son supplice. Car c'est ainsi que Dieu se glorifiera aux dépens des pécheurs qui l'auront déshonoré et outragé. De l'une ou de l'autre manière, il faut que ses créatures servent à sa gloire; et si ce n'est pas par les dons de sa miséricorde et par leur salut, ce sera par les arrêts de sa justice et par leur damnation. Comme il voulait les récompenser en Dieu, il les punira en Dieu; si bien qu'il ne fera pas moins éclater son pouvoir et sa grandeur dans l'enfer que dans le ciel.

Grandes et essentielles vérités, dont il ne m'est pas permis de douter. Dès que je suis chrétien, je dois convenir de tout cela et reconnaître tout cela. L'esprit de l'homme a beau raisonner et former des difficultés : malgré toutes les difficultés et tous les raisonnements, cet ordre de réprobation s'est déjà accompli et s'accomplit tous les jours à l'égard d'une multitude innombrable d'anges et d'hommes livrés au bras de Dieu. Il n'est donc point question de vouloir pénétrer le fond de ces principes, puisque ce sont des principes de foi ; mais ce qu'il est question d'approfondir et de pénétrer, ce sont les conséquences de ces mêmes principes, qui me regardent aussi bien que les autres, et peut-être plus que bien d'autres. Je suis religieux, il est vrai, et je ne saurais trop en témoigner ma reconnaissance à Dieu, qui m'a mis par là plus en garde contre le malheur de la damnation ; mais je dois toujours me souvenir que, tout religieux que je suis, je puis me damner ; qu'il y a eu des religieux qui se sont damnés; que plusieurs de ceux-là mêmes, pendant un grand nombre d'années, avaient mieux vécu que moi, mais que malheureusement ils sont venus à se démentir, et que Dieu l’a permis par une juste punition de certaines négligences et de certaines infidélités où ils étaient tombés ; que Dieu peut le permettre de même pour moi, et que je n'ai nul droit d'espérer qu'il me traite plus favorablement si je le sers aussi lâchement et aussi négligemment ; en un mot, que personne ne sait s'il est en état de grâce ou s'il n'y est pas , et que dans cette incertitude absolue il n'y a point d'attention que je ne doive avoir, point d'efforts que je ne doive faire, point d'occasion de péril dont je ne doive m'éloigner, point d'embarras de conscience, de doute, de scrupule que je ne doive éclaircir; rien de si pénible ni de si contraire aux inclinations et aux sens , à quoi je ne doive m'assujettir pour me procurer toute l'assurance raisonnable et moralement possible. J'ai embrassé la profession religieuse pour me sauver : que serait-ce de faire naufrage dans le port même, et d'y échouer !

 

CONCLUSION. Seigneur, que vous êtes bon dans vos miséricordes ; mais que vous ries impénétrable dans vos jugements, et formidable dans vos châtiments î Plus j'y pense, plus je suis saisi de frayeur ; et plus ma frayeur augmente, plus je sens croître mon amour pour vous : car je ne puis ignorer, mon Dieu, ce que j'ai mérité, et en quel abîme vous pouviez me précipiter. J'ai péché contre vous, et vous avez arrêté votre justice, qui s'élevait contre moi. Du moins pouvais-je me portera bien des péchés où ma témérité , où ma dissipation m'exposait, et dont votre grâce m'a préservé. Ah! Seigneur, c'est m'avoir autant de fois retiré de l'enfer.

Vous n'avez pas eu pour tant d'autres la même providence. Qu'avaient-ils fait qui les rendît plus indignes de vos soins? qu'avaient fait tant de solitaires et d'anachorètes, que leurs chutes déplorables ont entraînés dans la voie de perdition , et qui n'en sont jamais revenus? A me comparer avec eux , je n'en puis conclure autre chose , sinon que vous avez use envers moi d'une plus grande indulgence, et que si je n'ai pas été enveloppé dans la même ruine, c'est à vous seul que j'en dois rendre gloire.

Or c'est cela même qui me touche, ô mon Dieu, et qui demande de ma part une gratitude éternelle. Il faut que le feu de l'enfer serve de cette sorte à allumer dans mon' cœur le sacré feu de votre charité ; il faut qu'il ranime toute ma ferveur, qu'il excite toute ma vigilance, qu'il me soutienne dans tous les exercices d'une austère pénitence , et qu'il m'en adoucisse toutes les rigueurs; il faut qu'il me rende patient dans tous les maux de la vie, constant dans toutes les observances de mon état, ardent et zélé dans tout ce qui concerne votre service et le salut de mon âme : car voilà. Seigneur, le fruit que je dois retirer de la méditation et de la vue de cet enfer, dont il vous a plu jusques à présent de me garantir, où je pourrais néanmoins encore dans la suite être condamné, et que je n'éviterai jamais qu'en m'attachant à vous par une fidélité inviolable, et par la pratique de toutes les vertus chrétiennes et religieuses.

 

545

 

CONSIDÉRATION

SUR  LES VISITES DU SAINT-SACREMENT.

 

Outre les heures marquées par la règle pour s'assembler devant l'autel du Seigneur, et pour y rendre à Dieu les devoirs ordinaires, chacun, selon sa piété particulière, peut, a certains temps libres, visiter le saint sacrement, et aller s'entretenir avec Jésus-Christ. Il n'y a point de dévotion plus solide que celle-là, il n'y en a point de plus conforme aux vues et aux intentions de Jésus-Christ, et il n'y en a point de plus salutaire pour nous-mêmes, ni de plus utile.

 

PREMIER POINT. — Dévotion solide : car elle a Jésus-Christ même pour objet; non point seulement Jésus-Christ en figure ni en représentation , non point seulement Jésus-Christ dans le simple souvenir ni dans l'imagination, mais Jésus-Christ présent réellement et substantiellement, présent en personne, et comme Dieu, et comme homme; en un mot, présent tel qu'il est au plus haut des d'eux et à la droite de son Père.

Quand, au pied de mon oratoire, ou en quelque autre lieu que ce soit, qui n'est ni le temple ni l'autel de Dieu, je m'occupe de Jésus-Christ et que je m'entretiens avec lui, que je lui parle, que je l'adore, que je lui rends tous les hommages que m'inspirent mon zèle et mon amour, tout cela ne se passe qu'en esprit , puisque Jésus-Christ n'est pas là en effet, que je ne suis pas véritablement devant lui ni auprès de lui, et qu'il n'est pas véritablement devant moi ni auprès de moi. Quand même, en présence de son tabernacle et dans son sanctuaire, je médite sur sa bienheureuse nativité, sur sa douloureuse et sanglante circoncision, sur les opprobres de sa croix, sur sa résurrection ou son ascension glorieuse, ce ne sont plus là que des images que je me forme, et des mystères passés dont je me retrace la mémoire ; car quoi qu'il soit actuellement sur l'autel où je prie et où je fais ces saintes méditations , il n'y prend pas actuellement naissance, il n'y est pas actuellement circoncis, on ne l'y crucifie pas actuellement, et il ne ressuscite pas, ni ne monte pas actuellement au ciel. Mais il n'en est pas de même à l'égard du saint sacrement : ce sacrement adorable , c'est Jésus-Christ lui-même et tout Jésus-Christ; je veux dire Jésus-Christ selon sa divinité et selon son humanité : de sorte que, dans les visites que je rends à ce divin sacrement, c'est effectivement Jésus-Christ que je visite, c'est devant Jésus-Christ que je me prosterne , c'est avec Jésus-Christ que je converse : il est là dans l'état où je le viens chercher, et où je prétends l'honorer; il y est pour me recevoir, pour m'entendre, pour me répondre; il y est au milieu d'une multitude infinie d'esprits célestes, qui ne partent point de son autel : et je suis moi-même comme au milieu de dette troupe bienheureuse, à laquelle je me joins, pour offrir ensemble nos hommages et notre encens à ce Dieu caché sous de fragiles espèces.

S'il y avait un lieu dans le monde où il se fit voir d'une manière sensible et à découvert, il me semble que j'aurais de l'empressement et de l'ardeur pour l'y aller trouver, et que je serais disposé à entreprendre pour cela les plus longs voyages : je m'en ferais un mérite et une vertu, et je ne croirais pas pouvoir mieux lui marquer mon zèle et mon attachement. Or il ne serait point plus présent partout ailleurs qu'il l'est dans son temple; et, sans qu'il soit nécessaire de le chercher bien loin, nous l'avons auprès de nous et parmi nous. Nous ne le voyons pas, il est vrai; mais nous avons la foi, qui supplée au défaut de nos sens, ou qui y doit suppléer; et ce que nous connaissons par la foi nous est plus certain que tout ce que nos yeux nous peuvent découvrir.

D'où arrive-t-il donc que des chrétiens, que des religieux aient tant d'indifférence pour un sacrement où Jésus-Christ est en personne ; disons mieux, pour un sacrement qui est Jésus-Christ même , et qu'ils soient si peu assidus à s'acquitter du culte qu'ils lui doivent et à lui présenter leurs adorations? Il y a des temps dans la journée où je parais comme les autres devant ce divin sacrement; mais, à ne me point flatter, ne serais-je pas obligé de reconnaître que j'en retrancherais beaucoup , si ce n'étaient pas des temps prescrits par  l'obéissance, et que j'en pusse

 

315

 

disposer selon mon gré? Hors de ces temps où la nécessité peut-être me fait plus agir qu'une sincère piété, vais-je une fois et de moi-même aux pieds de Jésus-Christ, lui témoigner les sentiments de mon cœur et lui tenir, pour ainsi dire compagnie, dans l'extrême solitude où il s'est réduit pour moi? A peine y ai-je été quelques moments, que l'ennui me prend; et au lieu que l'amour, la reconnaissance, le respect devraient m'y attacher de telle sorte qu'il fallût me faire violence pour m'en retirer , ce n'est au contraire qu'avec une espèce de violence que je m'y porte , et qu'autant que l'observance régulière m'y appelle.

Ce qu'il y a souvent en cela de plus étrange, c'est qu'en même temps qu'on abandonne, ou du moins qu'on néglige le sacrement de Jésus-Christ, on se fait une dévotion particulière et une pratique inviolable de visiter certains oratoires en l'honneur des saints. Si l'on y manquait, on se le reprocherait comme une infidélité; et l'on ne serait point content de soi, qu'on n'eût réparé cette omission. D'honorer les saints, c'est sans doute un pieux exercice et une dévotion louable ; mais après tout, notre premier devoir regarde le Saint même des saints, et tout autre doit cédera celui-là. David ne souhaitait rien plus ardemment que d'entrer dans le temple du Seigneur ; et il se fût estimé heureux de n'en sortir jamais. Daniel, éloigné de la Judée et captif en Babylone, ouvrait chaque jour trois fois les fenêtres de sa chambre du coté de Jérusalem; et de là, fléchissant les genoux, il adressait sa prière; au Dieu dTsraél comme s'il eût été dans son temple. Les premiers chrétiens voulaient toujours avoir avec eux le saint sacrement. Il y a eu des saints qui ont presque passé toute leur vie en sa présence ; et combien y a-t-il de sociétés et de communautés où est établie cette, institution si religieuse de l'adoration perpétuelle? Enfin, s'il faut se servir ici de l'exemple même du monde , dans les cours des princes, les courtisans ne perdent jamais, autant qu'ils peuvent, la vue du maître. Or le premier maître, le premier supérieur de cette maison, c'est Jésus-Christ. Comment donc vais-je si peu à lui, surtout lorsqu'il n'y a que quelques pas à faire , et que je l'ai si près de moi?

 

SECOND POINT. — Dévotion la plus conforme aux vues et aux intentions de Jésus-Christ. Le plus grand art de la politique humaine, pour ceux qui approchent les rois de la terre et qui sont employés à leur service , est d'en étudier les inclinations et de s'y conformer. Il est souvent difficile de les connaître ; mais nous n'avons pas besoin d'une longue recherche pour nous instruire des inclinations du Fils de Dieu, le Roi des rois et le médiateur des hommes. Il s'en est assez déclaré dans sis divines Ecritures, et il nous a fait assez hautement entendre, que d'être avec les enfants des hommes et de converser avec eux, ce sont ses plus chères délices (1). Car c'est la sagesse incrée qui parle de la sorte; et cette sagesse du Père, n'est-ce pas Jésus-Christ? Il ne dit pas au reste qu'il a mis sa gloire à s'entretenir avec nous; mais qu'il y a mis ses délices. Sa gloire est en mille autres choses ; et c'est, par exemple, de présider à toute la nature , de régner dans le ciel et sur la terre, de commander aux esprits bienheureux, et d'en faire ses anges et ses ambassadeurs. Mais, au milieu de tout cela, il nous témoigne que son inclination et son plaisir le plus sensible est de nous voir auprès de lui et devant lui, non point précisément pour le glorifier, mais pour traiter familièrement avec lui.

Aussi quand il annonça à ses apôtres qu'il se disposait à les quitter et à retourner dans le sein de son Père, il leur promit qu'il ne les laisserait point orphelins en ce monde (2); et que quoiqu'il  les  privât de sa présence visible, il serait néanmoins avec eux jusques à la fin des siècles (3). C'est ce qu'il nous promit à nous- mêmes dans leurs personnes, et c'est ce qu'il accomplit tous les jours dans le sacrement de nos autels. Il nous répète sans cesse, de son tabernacle, ce qu'il dit alors à ses premiers disciples : Me voilà, et me voilà non point pour un jour ni pour une année, mais pour tous les temps à venir, et jusqu'à ce qu'ils soient tout consommés. Je suis rentré dans le séjour de ma béatitude éternelle ; je suis remonté à cette céleste patrie : mais ne croyez pas m'avoir perdu pour cela ; mon sacrement est le supplément de mon ascension.  Comme vous ne pouvez vous soutenir sans moi, je ne puis demeurer sans vous. C'est ainsi que nous parle cet aimable Sauveur, ou tel est au moins le sens de sa paroles. Or, afin qu'il demeure avec nous, il faut que nous demeurions avec lui; car dès que nous n'aurons pas soin d'aller à lui et que nom ne serons point avec lui, il ne sera point avec nous, et nous renverserons toutes les mesure! et tous les desseins de son amour.

De là je dois conclure deux choses : la première, que je ne  puis rien faire  de plus

 

1 Prov., VIII, 31.— 2 Joan., XIV, 18.— 3 Matt., XXVIII, 20.

 

547

 

agréable à Jésus-Christ que de lui rendre de fréquentes visites. Il m'appelle, il m'invite; et le même empressement qu'il a pour m'attirer à lui, ne dois-je pas l'avoir pour répondre à de si tendres invitations ? Avec la même constance qu'il daigne bien m'attendre , ne dois-je pas aussi longtemps qu'il m'est possible, me tenir auprès de lui ? Mais parce que les différentes occupations de la vie et les divers emplois commis à nos soins nous retirent souvent de son sanctuaire, et ne nous permettent pas d'y rester autant que notre dévotion nous l'inspirerait, que fait une âme solidement vertueuse et toute dévouée à son divin époux? Dans un saint désir de lui plaire, elle sait au moins ménager certaines heures, où elle va régulièrement le visiter. Elle y va le matin, pour le saluer, pour lui offrir les prémices de la journée, ou même pour la lui offrir par avance tout entière. Elle y va vers le milieu du jour, pour se recueillir, et pour se remettre en quelque sorte de la dissipation où auraient pu la jeter ses fonctions extérieures. Elle y va le soir, pour prendre sa bénédiction avant le repos de la nuit; pour reconnaître à ses pieds les fautes dont elle se sent coupable, et pour les lui confesser avec douleur ; pour implorer sa grâce et le secours de sa main toute-puissante contre ses ennemis invisibles et contre tous les dangers auxquels elle pourrait être exposée pendant son sommeil. Tout cela ne consiste point en de longues prières, mais en des sentiments affectueux, où chacun s'arrête plus ou moins, selon le mouvement de sa piété et la disposition présente des affaires.

L'autre conclusion est toute contraire , quoiqu'elle soit fondée sur le même principe : c'est que je ne puis guère montrer plus de mépris pour le sacrement de Jésus-Christ, que de le délaisser; ni offenser plus sensiblement ce Dieu d'amour, que de n'avoir nul égard aux instances qu'il me fait et à la manière dont il me prévient. Car, pour reprendre la comparaison des grands du siècle et des princes, le sanctuaire de Jésus-Christ est comme le palais où il tient sa cour: or, que la cour du prince se trouve déserte, c'est une confusion qu'il doit vivement ressentir, parce que c'est un signe manifeste du peu d'état que font de lui ses sujets. Et certes, ce Sauveur si indignement traité et si justement irrité d'un pareil oubli peut bien me faire alors le même reproche qu'il lit à ses apôtres, qui s'étaient endormis dans le jardin, pendant qu'il priait : Hé quoi ! vous n'avez pu veiller une heure de temps avec  moi ? Ils n'eurent rien à lui dire là-dessus pour se justifier; et de quel prétexte pourrais-je me servir moi-même pour excuser ma négligence ? Il n'est que trop abandonné des gens du monde ; et à qui est-ce d'y suppléer, sinon à des religieux qu'il a spécialement choisis, et avec qui il a voulu avoir un commerce plus intime et plus ordinaire ?

 

TROISIÈME POINT.—Dévotion la plus utile pour nous-mêmes et pour notre avancement spirituel. Une des coutumes les plus établies dans le monde est de se visiter les uns les autres : mais qu'est-ce que la plupart de ces visites, et qu'en relire-t-on ? On y perd beaucoup de temps; et quelque innocentes qu'elles puissent être, elles sont au moins fort inutiles. Souvent, par l'importunité des personnes et par le désagrément de leur conversation , elles deviennent très-ennuyeuses et très-incommodes. La paix quelquefois y est troublée par les chagrins qu'on y reçoit. Plus de fois encore la conscience y est blessée par les discours médisants qu'on y tient et qu'on y entend. Enfin, ce sont presque toujours des visites dangereuses et pernicieuses par la dissipation qu'elles causent, et par la diversité des objets qui s'y présentent. Mais il n'en est pas de même des visites qu'on rend à Jésus-Christ et à son sacrement. Ce sont des visites toutes saintes, des visites toutes salutaires, des visites toutes consolantes, et pleines d'une onction toute divine. Une âme y trouve mille avantages pour sa perfection , et en remporte des fruits inestimables.

Visites toutes saintes , soit par la fin qu'on s'y propose et le motif qui y conduit, soit par les actes de toutes les vertus qu'on y pratique, surtout d'une foi vive, d'une ferme confiance, d'une ardente charité, d'une humilité profonde, d'une soumission parfaite, d'une sincère contrition. Car voilà de quoi l'on doit plus communément s'y occuper, et ce qui ne demande point tant de paroles, que de secrètes élévations du cœur.

Visites toutes salutaires , puisqu'on y va à la source même des grâces. Et en effet, comme la plénitude de la divinité habite en Jésus-Christ corporellement, c'est aussi dans le sacrement de son corps et de son précieux sang que toutes les grâces sont renfermées, et c'est de là que ce Dieu Sauveur les répand avec plus d'abondance. De sorte que les mêmes miracles qu'il opérait autrefois à l'égard des maladies du corps, en parcourant la Judée (1), il les opère

 

1 Act., X, 37.

 

548

 

à l'égard des maladies de l'âme, en demeurant dans son tabernacle. Il éclaire les aveugles , il fortifie les faibles, il guérit les infirmes, il ressuscite les morts. Mais pour obtenir de lui toutes ces merveilles, il est bien juste que nous ayons recours à lui, et que, par nos assiduités, nous l'engagions à nous les accorder.

Visites toutes consolantes : il n'y a que ceux qui se mettent en état de l'éprouver qui le puissent connaître, et qui en puissent parler. Toute la vie de l'homme n'est que misère et affliction d'esprit ; et malgré les prérogatives de la profession religieuse, chacun, comme partout ailleurs, y a ses peines. Mais qu'heureuse est l'âme affligée qui sait où elle peut trouver le remède à ses maux, et qui va chercher auprès de Jésus-Christ sa consolation! Il ne faut quelquefois qu'une visite du saint sacrement pour changer tout à coup la disposition d'un cœur, et pour y faire succéder au trouble et à la douleur le plus doux repos et un plein contentement. On était venu tout triste, tout languissant ; et l'on s'en retourne tout rempli de force , de courage, et même de joie. Comment cela se fait-il? C'est un secret réservé à la connaissance de Dieu. Il nous suffit de savoir que la chose arrive ainsi : mais d'en vouloir pénétrer le fond , c'est ce qui ne nous appartient pas. Contentons-nous de l'expérience de tant d'âmes saintes, qui en ont rendu et qui tous les jours en rendent encore témoignage.

Voici donc les résolutions que je forme, ou que je dois former : de renouveler ma dévotion envers le très-saint sacrement de l'autel, et de m'adresser à Jésus-Christ dans toutes les conjonctures et tous les états de ma vie. Si j'ai quelque doute à résoudre, j'irai le consulter; si j'ai quelque affaire à entreprendre, j'irai la lui recommander ; si je me sens attaqué de la tentation , j'irai implorer son assistance. Dans mes tiédeurs et mes lâchetés, il me ranimera; dans mes dissipations et mes égarements, il me rappellera à moi-même ; dans mes dégoûts, mes ennuis, mes inquiétudes, dans toutes mes souffrances , soit intérieures , soit extérieures, il me consolera ; en un mot, dans tous mes besoins il sera mon refuge et ma plus solide ressource. Au reste , ce ne sera pas seulement pour mon intérêt que j'irai à lui, ni pour les biens que j'en espère ; mais pour sa gloire et pour l'honneur qui lui en peut revenir. Ce ne sera pas seulement pour moi, mais encore plus pour lui-même. Je m'unirai de cœur avec lui; et jouissant, autant que je le pourrai, de sa divine présence, je commencerai dès maintenant ce que , par sa grâce , je dois faire dans l'éternité bienheureuse, qui est de l'aimer et de le posséder.

 

 

Précédente Accueil Remonter Suivante