EXHORTATION CAREME IX

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EXHORTATION SUR JÉSUS-CHRIST PORTANT SA CROIX.

ANALYSE.

 

Sujet. Alors ils prirent Jésus, et l'emmenèrent ; et Jésus, chargé de sa croix, sortit pour aller au lieu appelé Calvaire.

 

Apprenons de l'exemple de Jésus-Christ comment nous devons nous-mêmes porter la croix, c'est-à-dire toutes les souffrances dont nous sommes affligés dans la vie.

Division. Nécessité de porter la croix après Jésus-Christ : première partie. Facilité de porter la croix après Jésus-Christ: deuxième partie.

 

Première partie. Nécessité de porter la croix après Jésus-Christ. Il la porta depuis le prétoire jusqu'au Calvaire, comme Isaac porta lui-même sur la montagne le bûcher où il devait être immolé. Or, selon ce qu'il dit à ces femmes qui le suivaient : St l'on traite ainsi le bois vert, que fera-t-on au bois sec ? concluons que si Jésus-Christ notre modèle et notre médiateur a porté la croix, il n'y a donc nul homme qui ait droit de s'en exempter. Jésus-Christ ne l'a portée que parce qu'il l'a voulu ; mais nous, soit que nous le voulions ou que nous ne le voulions pas, nous sommes condamnés par l'arrêt de Dieu à la porter. Cependant nous pouvons nous la rendre volontaire en l'acceptant, et nous sommes bien à plaindre si nous ne la sanctifions pas au moins par notre soumission.

Ce n'est point assez de porter la croix : il faut la porter après Jésus-Christ, et c'est pour nous le faire entendre qu'il voulut que

 

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Simon le Cyrénéen la portât avec lui. Mais il y en a bien peu qui veuillent à ce prix suivre leur Sauveur. On verse assez de Linn.'s en considérant sa passion, mais il nous répond comme à ces femmes de Jérusalem : Pleurez sur vous-mêmes. Pleurez sur toutes vus sensualités.

Trois sentiments là-dessus à prendre : 1° d'une vive douleur; 2° d'une humble reconnaissance; 3° d'une ferme résolution.

Deuxième partie. Facilité de porter la croix après Jésus-Christ. Car son exemple est si puissant, qu'il doit nous aplanir toutes les difficultés, comme l'exemple du chef fait oublier au soldat tous les périls. Sans cet exemple de Jésus-Christ souffrant, que n'ont pas souffert les justes de l'ancienne loi, et que n'ont-ils pas voulu souffrir? il n'y a qu'à lire le détail qu'en a fait saint Paul. Quelle serait donc notre lâcheté, après un tel exemple, de fuir encore la croix?

D’autant plus que c'est la croix de Jésus-Christ que nous avons à porter, et non point précisément la nôtre; car il ne nous a pas dit : Prenez votre joug, mais mon joug. Si ce pauvre Cyrénéen qu'on força de porter la croix de cet Homme-Dieu eût su que c’était la croix de son Sauveur, avec quelle ardeur et quelle joie l'eût-il embrassée ?

Ajoutez que cette croix de Jésus-Christ nous ne la portons pas tout entière, mais qu'il en porte la plus grande partie; et que nous ne la portons pas seuls, mais qu'il la porte avec nous. Or, soutenus de son secours et de celui de la grâce, que ne pouvons-nous pas, et qu'y a-t-il de si pesant qui ne nous devienne léger et doux?

 

Susceperunt autem Jesum, et eduxerunt. Et bajulans sibi crucem, exivit in eum qui dicitur Calvariœ locum.

 

Alors ils prirent Jésus, et ils l'emmenèrent ; et Jésus, chargé de u croix, sortit pour aller au lieu appelé Calvaire. (Saint Jean, chap. XIX, 17.)

 

Vous voyez, chrétiens, quel doit être aujourd'hui le sujet de notre entretien : Jésus-Christ sortant du prétoire de Pilate, et marchant vers le Calvaire, chargé de sa croix. Voilà le triste objet que j'ai à vous représenter. Après tant le scènes différentes, et toutes également lugubres, nous approchons enfin de la funeste catastrophe d'une tragédie si sanglante. Il faut que le sacrifice soit consommé, et que la victime perde la vie. C'est pour cela qu'on le conduit au Calvaire, ce Juste, ce Saint des saints, tel Homme-Dieu condamné à la mort, et qu'on lui donne même à porter la croix qui lui est tartinée. Contemplons-le dans cette marche, mes chers auditeurs, et suivons-le nous-mêmes pas a pas. Que veux-je dire? mon dessein est de vous apprendre comment nous devons nous-mêmes dans le christianisme porter la croix, et la porter après Jésus-Christ. Car il y a pour nous des croix en ce monde; il y en a, vous le savez, de toutes les sortes, et nous avons chacun la nôtre. Or, il nous est d'une conséquence infinie de la bien porter, en la portant sur les traces de Jésus-Christ; et c'est de quoi je vais tout ensemble vous faire voir, et la nécessité, et la facilité. Nécessité de porter la croix après Jésus-Christ : ce sera la première partie ; facilité de porter la croix après Jésus-Christ: ce sera la seconde. Que ces deux points bien compris peuvent produire d'heureux effets, et qu'ils sont capables de nous rendre tant de souffrances où nous sommes tous les jours exposes, et plus salutaires qu'elles ne l'ont été jusqu'à présent, et plus supportables ! Appliquez-Nous.

 

PREMIÈRE  PARTIE.

 

L'arrêt de mort était prononcé contre le Fils île Dieu, et toutes choses étaient préparées pour l'exécution. On lui signifie qu'il est temps d'aller au supplice, et on lui présente sa croix, dont on l'oblige à se charger jusqu'au Calvaire. Toutes ses forces sont épuisées, tout son corps est meurtri de coups et couvert de plaies ; il ne se soutient que par miracle, et à chaque moment il est sur le point de succomber; le chemin qui mène à la montagne est rude et difficile, et sa croix enfin est d'une pesanteur extraordinaire. Il n'importe : les Juifs n'ont nul égard à tout cela. C'est l'Isaac de la loi nouvelle : il faut qu'il porte lui-même le bois de son sacrifice. Car l'Isaac de l'ancienne loi n'était qu'une figure de celui-ci , et ne porta son propre bûcher que pour annoncer ce qui arriverait dans la plénitude des temps au vrai Messie.

Ce ne fut point, au reste, ses seuls ennemis qui lui imposèrent une obligation si rigoureuse : ce fut son Père qui l'avait ordonné de la sorte, et dont toutes les volontés étaient pour lui autant de préceptes inviolables. Ainsi Abraham prit-il le bois de l'holocauste, selon le terme de l'Ecriture ; et l'ayant mis sur les épaules de son fils, il lui commanda de marcher en cet état vers la montagne où il se disposait à l'immoler : Tulit quoque ligna holocausti, et imposuit super Isaac filium suum (1).

Le voilà donc, mes Frères, ce véritable Isaac, en qui toutes les nations doivent être bénies ; le voilà le Fils unique de Dieu, qui paraît portant le bois de son holocauste sur ses épaules sacrées, et dans son cœur le feu qui doit servir à le consumer; je veux dire, le feu de sa charité divine. Il est accompagné de deux infâmes voleurs, lui qui dans le séjour et les splendeurs de la gloire céleste est assis au-dessus de tous les chœurs des anges, et qui se fit voir avec tant d'éclat sur le Thabor, au milieu de Moïse ou d'Elie. Tout le ciel est attentif à ce spectacle, et jamais y en eut-il un plus digne en effet de ses regards? L'escorte qui l'environne et qui

 

1 Genes., XXII, 6.

 

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s'avance avec lui, ce sont les ministres de la justice; ce sont tous les prêtres, les pontifes, les princes de la Synagogue ; c'est toute la soldatesque et tout le peuple, dont l'innombrable multitude lui fait comme une pompe funèbre. On le presse, on redouble les invectives et les imprécations. Parmi ce tumulte et cette confusion, il traîne quelque temps sa croix, plutôt qu'il ne la porte : mais tous ses efforts ne suffisent pas au poids qui l'accable, et, sans un prompt secours, il n'y a pas lieu d'espérer qu'il poursuive plus loin sa route, ni qu'il ]misse parvenir au terme fatal où les Juifs souhaitent si ardemment de le voir. C'est donc par cette crainte, dit saint Jérôme, et non par compassion, qu'on pense à l'aider. On ne veut pas que, par une mort précipitée, il échappe à une mort mille fois plus douloureuse et plus ignominieuse. La haine de ses persécuteurs ne serait pas assouvie et pleinement rassasiée, s'ils n'étaient spectateurs de toute la honte et de toute la cruauté de son crucifiement, et s'ils ne repaissaient leurs yeux de ce plaisir barbare. Voilà pourquoi on arrête Simon le Cyrénéen. Il s'en défend, mais on l'engage par force; il résiste, mais on lui fait violence, et on le contraint de suivre Jésus et de le soulager : Et imposuerunt illi crucem portare post Jesum (1).

Quoi qu'il en soit de l'intention des Juifs, notre Maître, mes Frères, avait en cela même ses vues ; et rien ne se faisait qui ne dût, selon ses desseins, contribuer à notre édification. Cependant, à une peine où il reçoit quelque soulagement, une autre succède. Il aperçoit une troupe de femmes qu'une tendre piété attire après lui, pour compatir du moins à ses maux, s'il n'est pas en leur pouvoir de l'en délivrer. Leurs visages sont baignés de larmes, elles se frappent la poitrine, elles éclatent en gémissements. A cet aspect, que dut ressentir son cœur? De quelle pitié, dit saint Ambroise, paya-t-il lui-même toute la pitié qu'elles lui témoignaient ? Il ne veut pas qu'elles pleurent pour lui ; mais il les avertit de pleurer pour elles-mêmes. Il ne veut pas qu'elles s'arrêtent à déplorer sa misère; mais il leur fait entendre qu'elles doivent bien autrement déplorer les affreuses calamités et les misères extrêmes dont leurs enfants sont menacés. Il leur prédit le plus désolant avenir, et un avenir prochain ; qu'alors on dira d'elles : Bienheureuses les femmes qui sont demeurées stériles; bienheureuses les entrailles qui n'ont point conçu , et

 

1 Luc, XXIII, 21.

 

les mamelles qui n'ont point donné de lait : qu'alors elles s'adresseront aux montagnes et aux collines, et que, dans leur désespoir, elles s'écrieront : Montagnes, tombez sur nous ; collines, couvrez-nous. Car si l'on traite ainsi le bois vert, conclut-il, que fera-t-on au bois sec? C'est-à-dire , jugez parce que je souffre ce que vous devez un jour, à plus forte raison, souffrir vous-mêmes : Quia si in viridi ligno hœc faciunt, in arido quid fiet (1) ?

Raisonnement invincible, mes chers auditeurs , et preuve la plus convaincante pour nous-mêmes, si nous nous en faisons à nous-mêmes la juste application. Tout nous proche ici la nécessité indispensable de porter la croix, et la nécessité encore plus étroite de la porter après Jésus-Christ; car ces deux nécessités sont bien différentes , et l'une enchérit infiniment sur l'autre. Nécessité de porter la croix : pourquoi? parce qu'un Homme-Dieu, notre modèle et notre médiateur, l'a portée : d'où il s'ensuit que nul homme n'a droit de s'en exempter. Et en effet, c'est un Juste, et nous ne sommes que des pécheurs ; c'est un fils, et le Fils du Très-Haut, et nous ne sommes que des esclaves; c'est un Dieu, et nous ne sommes que de viles créatures. De là, les conséquences sont aisées à tirer, et se trouvent renfermées dans cette courte et divine parole du Sauveur, qui seule contient tout ce que pourraient exprimer les plus longs discours , et qui devrait être le sujet éternel de nos réflexions : Si in viridi ligno hœc faciunt, in arido quid fiet?

Jésus-Christ, remarque saint Augustin, n'a porté la croix que parce qu'il l'a voulu : mais la volonté qu'il a eue de la porter lui en a fait une nécessité ; et ce qui fut pour lui une nécessité d'engagement libre, est devenu pour nous une nécessité de devoir, une nécessité de loi, une nécessité de condition et d'état. Entre lui et nous , ajoute le même saint docteur, il y a une différence bien essentielle ; car on ne peut pas dire de nous que nous portons la croix, parce que nous le voulons. On peut bien dire que nous la voulons porter, on peut bien dire que nous la portons et que nous le voulons ; mais que nous ne la portions que parce que nous le voulons, c'est ce qui ne nous convient pas. Il n'appartient qu'au Sauveur du monde de la porter de la sorte, et il n'y a que lui dont il soit vrai, non-seulement qu'il l'a portée et qu'il l'a voulu , mais qu'il ne l'a portée   que   parce   qu'il   l'a   voulu   :  Non

 

1 Luc, XXIII, 31.

 

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oblatus est et voluit (ce sont les paroles de saint Augustin), sed oblatus est quia voluit.

Or, c'est sur cela même que je dois former ma résolution ; car si Jésus-Christ a bien voulu porter la croix sans être obligé à le vouloir, que dois-je faire, moi qui ne puis refuser de la porter et ne le pas vouloir, sans me la rendre d'une part beaucoup plus pesante, et de l'autre absolument inutile? Quoi que je fasse, je la porterai ; et tous mes soins, toutes mes précautions ne m'en préserveront jamais. Quand je serais assis sur le trône, je ne l'éviterais pas ; au contraire, je l'y trouverais plus dure et plus accablante qu'en bien d'autres conditions. Dieu l'a ainsi réglé et arrêté : si c'était par la disposition des hommes que cela arrivât, peut-être pourrais-je prendre des mesures pour m'en garantir; mais c'est un arrêt du ciel, contre lequel il n'y a point de conseil ni de prudence : Non est prudentia, non est consilium contra Dominum (1). La grande prudence est de me conformer à ce souverain arrêt, puisqu'il est irrévocable, et qu'il n'y a point de tribunal où j'en puisse appeler. Le grand secret est de me rendre la croix volontaire ; et puisque je ne puis avoir la gloire de la porter parce que je le veux, le plus sage conseil est d'avoir au moins la gloire de l'accepter et de la vouloir quand je la porte : ne me contentant pas là-dessus d'une certaine persuasion Nantie et générale, qu'il faut porter sa croix dans le monde, car il n'y a personne qui n'en soit convaincu : mais m'appliquant en particulier ce principe universel, le réduisant aux occasions et aux points qui me sont propres, reconnaissant la croix dans les sujets où Dieu me la présente , et prenant bien garde à ne la pas considérer seulement en spéculation et en idée, ce qui fait Terreur de la plupart des chrétiens, mais la déterminant à ceci et à cela ; bénissant Dieu de cette affliction , me soumettant a telle disgrâce, souffrant avec patience celle douleur, cette incommodité, cette perte de biens, ce rebut et ce mépris de ma personne, parée que fout cela est véritablement la croix et ma croix qu'il faut porter, puisque la Providence me l'a préparée , et qu'elle me vient de la main du Seigneur.

Je n'en dis pas assez, mes Frères ; et s'il est nécessaire de la porter cette croix, combien plus l'est-il de la porter après Jésus-Christ? car de la porter simplement, c'est la chose en soi la plus indifférente. Les pécheurs la portent aussi bien que les saints, et tous les jours on

 

1 Prov., XXI, 30.

 

la porte pour se damner comme pour se sauver. Mais de la porter après le Fils de Dieu , c'est-à-dire dans le même esprit, avec les mêmes vues et par le même chemin que le Fils de Dieu, voilà le point capital et ce qui opère le salut.

Or, c'est à quoi il nous engage puissamment dans le mystère que nous méditons. Les Pères demandent pourquoi cet adorable Sauveur, allant au Calvaire , voulut qu'on le soulageât, et qu'on lui donnât quelqu'un pour porter la croix avec lui. Ne pouvait-il pas faire un miracle? Ne pouvait-il pas mettre en œuvre cette toute-puissante vertu qui porte le monde, et dans une telle conjoncture ce miracle n'eût-il pas servi à sa gloire? Ne pouvait-il pas ranimer toutes ses forces, quoique épuisées , et ne le fit-il pas ensuite, lorsqu'avant que de rendre son dernier soupir, il poussa vers le ciel un cri qui, selon tous les principes de la nature, n'était point d'un homme mourant? Ne pouvait-il pas appeler des millions d'anges, et le secours d'un seul n'eût-il pas été pour lui un soutien plus que suffisant? Ah ! mes Frères, répond saint Ambroise, il pouvait tout cela; mais tout cela n'était point de l'ordre de sa prédestination et de la nôtre. Il ne devait point appeler d'anges à son secours, parce que la croix n'était point pour les anges, il ne devait point faire de miracle pour la porter seul, parce que la croix n'était pas pour lui seul. C'était la croix des hommes et la sienne; il fallait donc qu'il la portât avec les hommes, ou que les hommes la portassent avec lui ; et c'est pourquoi il souffre que Simon, ce pauvre étranger, lui soit associé : Bonus ordo nostri profectus, ut prius crucis suœ jugum ipse humeris imponeret, deinde nobis tradiderit sublevandum : en cela il s'est proposé notre avancement et notre bien. Il a pris d'abord le joug de la croix et l’a chargé sur ses épaules, et puis il nous l'a donné, comme pour nous dire : Voilà désormais votre partage, n'en cherchez point d'autre ; c'est celui des élus de Dieu. Cette croix n'est pas moins pour vous que pour moi, et elle doit être même plus pour vous que pour moi, puisqu'elle n'a été pour, moi que parce qu'elle devait être pour vous.

C'est ainsi, dis-je, qu'il nous parle : et parce que la plupart des hommes n'entendent pas ce langage, et qu'ils ont peine à l'écouter; parce qu'au lieu de s'attacher à la pratique de cette grande maxime, ils se repaissent de vaines idées et de fausses apparences ; parce que tout

 

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le fruit qu'ils recueillent de la passion de Jésus-Christ est d'en concevoir, à certains moments, quelques   sentiments   tendres  et affectueux; parce qu'en même temps que nous la pleurons, nous n'y voulons participer en aucune manière, versant des larmes de dévotion au souvenir et à la vue de la croix, mais du reste employant tous nos efforts à l'éloigner de nous autant qu'il nous est possible; enfin, parce que la considération des souffrances du Sauveur n'a pu encore nous mettre dans cette disposition chrétienne, de vouloir souffrir avec lui, que fait-il? Il s'adresse à nous pour nous faire la même leçon qu'il fit à ces femmes de Jérusalem : Nolite flere super me (1). Détrompez-vous, nous dit-il, et instruisez-vous. Pleurer ma passion, c'est sans doute un saint entretien, mais ce  n'est point de cela seulement qu'il s'agit ; et si vous vous en tenez là, autant vaudrait de n'y point penser, et de ne la pleurer jamais : car il y a si longtemps que vous la pleurez, sans que vos pleurs aient produit en vous un changement solide et véritable. Super vos ipsos flete : commencez par pleurer sur vous-mêmes, et puis vous pourrez pleurer sur moi. Pleurez sur tant de désordres où vous vous laissez sans cesse entraîner; pleurez sur l'éternel malheur dont vous êtes menacés, et à quoi vous vous exposez ; pleurez de ce qu'après avoir cent fois médité le mystère de ma croix, vous n'en êtes pas moins sensuels, pas moins amateurs de vous-mêmes , pas moins ennemis de tout ce qui peut mortifier ou votre cœur, ou votre chair ;   pleurez de ce que, malgré toutes vos larmes et toute votre compassion pour moi, vous n'en êtes pas plus déterminés à partager avec moi mes peines, ni à tenir la même route que moi ; pleurez de ce que vous n'avez point encore appris de mon exemple à faire chrétiennement ce que néanmoins vous ferez nécessairement jusqu'au dernier jour de votre vie , qui est de marcher dans la voie de la tribulation et de la croix : Nolite flere super me; sed super vos ipsos flete.  A cela, mes Frères, que devons-nous répondre, et en quels sentiments devons-nous là-dessus entrer? Je les réduis à trois : le premier, d'une vive douleur; le second, d'une humble reconnaissance, et le troisième, d'une ferme résolution, Car ce que je dois d'abord témoigner à Dieu, et ce que je dois amèrement et véritablement ressentir devant Dieu, c'est un regret sincère d'avoir depuis tant d'années si mal porté ma croix; je veux dire, de l'avoir portée par contrainte

 

1 Luc., XXIII, 28.

 

et non par vertu ; de l'avoir portée en me défendant, en me révoltant, en me plaignant, en me désolant, en murmurant; de l'avoir portée pour le monde, pour les vains respects du monde, pour les fausses espérances du monde et jamais pour le ciel ni pour Dieu ; de l'avoir par conséquent portée sans mérite et même à ma condamnation, au lieu de la porter pour mon salut, et de m'en faire un moyen de sanctification.

Tels sont en effet, Chrétiens, les déplorables égarements où nous tombons à l'égard des souffrances et des afflictions de la vie. Nous portons la croix ; mais si j'ose user de cette expression, nous la portons comme des forçats qu'on tient enchaînés, et qu'on soumet au joug et au travail à force de coups. Ainsi la porta ce Simon de Cyrène ; il fallut le menacer, l'intimider, l'arrêter : Hunc angariaverunt ut tolleret crucem (1).  Nous portons la croix, mais en faisant tous les efforts possibles pour la secouer et nous en décharger. De là tant de mesures qu'on prend, tant d'inquiétudes et d'agitations où l'on entre, tant de mouvements que l'on se donne ; et parce que tous ces mouvements, toutes ces agitations et ces inquiétudes, toutes ces mesures n'ont communément d'autre succès que de nous tourmenter davantage, bien loin d'apporter quelque soulagement au mal qui nous presse; de là les chagrins, les mélancolies, les amertumes de cœur, les emportements, quelquefois les plus violents désespoirs et les blasphèmes les plus impies contre le Seigneur et sa providence. Nous portons la croix, mais nous la portons pour nous avancer dans le monde et selon le monde : car y a-t-il une croix plus rude que celle d'un homme intéressé, qui, pour satisfaire son avare convoitise, se mine de soins et de fatigues ; que celle d'un homme vain et orgueilleux, qui, pour un honneur frivole, se consume d'études et de veilles ; que celle même d'un homme sensuel et voluptueux, que sa passion expose à mille dégoûts, et qu'elle dévore de soupçons et de jalousies ? Nous portons la croix ; et ne la portant pas comme nous le devons, nous nous la rendons infructueuse devant Dieu, et inutile pour le royaume de Dieu.

Encore si elle nous devenait seulement inutile ! mais nous la portons à notre ruine, et cette même croix par où Dieu voulait nous attirer à lui et nous assurer la possession de sa gloire sera éternellement contre nous un titre de réprobation, puisque ce sera une grâce dont

 

1 Matth., XXVII, 32.

 

 

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nous aurons abusé, et dont Dieu nous demandera compte. Voilà de quoi je dois m'humilier en la présence de Dieu. Ah! Seigneur, je ne sciai pas moins jugé selon les maux dont vous m'aurez affligé sur la terre, que selon les biens dont vous m'aurez comblé ; et votre justice ne me punira pas moins du mauvais usage des uns que des autres, car les uns et les autres imitaient également de votre miséricorde, et devaient contribuer à l'accomplissement de ses favorables desseins. Je vois, mon Dieu, toutes les pertes que j'ai faites, et j'en gémis. Heureux de n'y être pas insensible, et d'en concevoir actuellement le vrai repentir qu'il vous plaît de m'en inspirer 1

L'autre sentiment est celui d'une humble reconnaissance envers Dieu, qui nous a mis cette nécessité de porter la croix et de souffrir. Non-seulement je ne dois pas la regarder, cette nécessité inévitable, comme un malheur, mais je la dois considérer comme un des plus solides avantages de cette vie. Non-seulement j'y dois consentir, mais j'en dois être bien aise, mais j'en dois louer Dieu, mais je dois m'écrier avec saint Augustin : Felix necessitas ! O salutaire et précieuse nécessité 1 car puisque c'est la croix qui me doit sauver, n'est-ce pas un bien pour moi qu'elle me suive partout, et qu'il ne soit pas en mon pouvoir de l'éloigner de moi et de m'en préserver? Si Dieu me laissait sur cela le choix, je n'aurais pas le courage de la chercher, et il y a bien de l'apparence que je succomberais aux révoltes de la nature et aux répugnances de mes sens, qui se soulèvent contre, et qui ne peuvent s'en accommoder. Ainsi je passerais mes jours sans combats, sans victoires sur moi-même, sans mortification et sans pénitence. Or, une vie sans pénitence est une vie de damnation : mais grâce au Seigneur, dont la sagesse y a pourvu, il ne m'est pas libre de fuir la croix et de m'en garantir. Il n'y a que la manière de la porter qui dépend de moi; et dès qu'il ne s'agit plus que delà manière, mi a moins de peine à se résoudre, et à prendre le plus sage et le meilleur parti. Je serais bien Meugle et bien ennemi de moi-même, si, me trouvant attaché inséparablement à la croix, je ne la portais pas au moins de bonne grâce, et ne tâchais pas d'en profiter.

Quel est donc le dernier sentiment qui me reste a prendre? c'est une ferme résolution de bien porter ma croix jusqu'à ce que je sois arrive au sommet de la montagne, c'est-à-dire, Jusqu'à ce que je sois parvenu à la fin de ma vie et au terme de ma félicité éternelle où je suis appelé de Dieu. Car m'appliquant les paroles de l'ange au prophète Elie, je me dis à moi-même : Surge (1) ; Prends courage, mon âme, et ne te laisse point abattre. Tu n'es pas au bout de ta course. Il y a encore bien du chemin à faire pour y atteindre ; et puisque la voie qui nous y conduit est celle de la croix, il y a bien encore pour toi des croix à porter : Grandis enim tibi restat via (2).  C'est ici qu'il faut de la fermeté et de la persévérance. On en voit qui portent assez bien la croix une partie du chemin, qui la portent bien pour un temps ; mais qui se relâchent ensuite et qui demeurent. Ce n'est point à eux que la couronne est promise, et ce n'est point ainsi qu'on emporte le prix. Il n'est réservé qu'au vainqueur, et on ne l'est qu'après avoir fourni toute la carrière. Mais il en doit coûter pour cela; vous le dites, mon cher auditeur : et moi je vais vous montrer, non plus la nécessité, mais la facilité de porter la croix après Jésus-Christ. Ceci demande une attention toute nouvelle, et ce sera la seconde partie.

 

DEUXIÈME  PARTIE.

 

Je ne puis mieux entrer dans cette seconde partie que par une figure dont j'ai lieu de croire que vous serez touchés, et qui pourra faire une forte impression sur vos cœurs. Je m'imagine le Sauveur du monde chargé de sa croix, montant au Calvaire, et suivi non des Juifs qui sont ses ennemis, mais des chrétiens qui sont ses disciples. Je me le représente en cet état, nous adressant la parole et nous faisant cette même invitation qu'il a faite tant de fois à ses apôtres, et qui renferme en abrégé toute la doctrine évangélique : Si quis vult post me venire, tollat crucem suam et sequatur me (3). Chrétiens, vous qui professez ma loi, et qui vous flattez de m'appartenir, déclarez-vous ; ou plutôt, éprouvez-vous vous-mêmes, et voyez si vous voulez en effet venir après moi. Ah ! il le faut bien, Seigneur ; et à qui irions-nous, puisque c'est vous seul qui avez les promesses et les gages de la vie éternelle ? Ad quem ibimus ? verba vitœ œternœ habes (4). Vous y êtes donc résolus, reprend ce divin Maître, et vous m'en faites une sincère protestation. Or, si cela est, écoutez la condition que je vous propose : c'est que vous prendrez sur vous mon joug, qui est ma croix, et que vous la porterez avec moi : Tollite jugum meum super vos (5).

 

1 3 Reg., XIX, 7. — 2 Ibid.— 3 Matth.,XVI, 24. — 4 Joan. VI, 69. — 5 Matth., XI, 29.

 

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Voilà des paroles, mes chers auditeurs, qui de tout temps ont paru bien dures aux âmes mondaines, et dont notre mollesse et notre amour-propre a toujours témoigné une extrême horreur : pourquoi cela? parce que nous ne les avons jamais comprises dans toute la force de leur sens, et que nous n'en avons jamais eu une intelligence parfaite. Car en même temps que ces divines paroles nous imposent une obligation dont notre faiblesse est étonnée, et qui nous semble trop rigoureuse pour la pouvoir soutenir, elles nous présentent d'ailleurs tout ce qui peut nous en adoucir la rigueur et nous en faciliter la pratique. Appliquez-vous, je vous prie, et tâchez de vous en convaincre.

De quoi s'agit-il? Ce n'est pas seulement de porter la croix, mais de porter la croix de Jésus-Christ; ce n'est pas seulement de la porter seul et sans guide, mais de la porter après Jésus-Christ et avec Jésus-Christ ; ce n'est pas seulement de la porter volontairement et de gré, mais de la porter en vue de Jésus-Christ et pour Jésus-Christ. Or, dès que c'est la croix de Jésus-Christ, dès qu'il est question de la porter avec Jésus-Christ et après Jésus-Christ, pour Jésus-Christ et en vue de Jésus-Christ, un chrétien, frère et membre de Jésus-Christ, y peut-il alors trouver des difficultés ; ou quelques difficultés qu'il y puisse d'abord rencontrer, ne sont-elles pas bientôt levées par la douceur et l'abondance des consolations dont il est rempli? Du moment que le soldat voit avancer le capitaine, il marche, il court, il vole ; point de péril qui l'arrête, et qui même ne disparaisse à ses yeux ; tout lui devient aisé. S'il hésitait, s'il délibérait, s'il restait en arrière, ne serait-ce pas une honte et un opprobre dont la confusion lui ferait mille fois plus de peine que tous les dangers qu'il eût eu à essuyer ! Hé quoi ? mes Frères, ne sommes-nous pas encore plus étroitement engagés à Jésus-Christ? Le caractère dont nous sommes revêtus, la fidélité que nous lui avons jurée, le serment que nous lui avons fait, tout cela a-t-il moins de pouvoir pour nous animer à le suivre? Nous serait-il moins honteux de reculer; et, témoins de ses démarches, serions-nous moins piqués d'une généreuse et sainte émulation? Car il ne nous dit pas : Marchez devant moi; mais, après moi; il ne nous dit pas : Ouvrez-vous le chemin; mais : Entrez dans le chemin que je vous ai ouvert : il ne nous dit pas : Faites les premiers efforts et donnez les premières attaques ; mais : Venez me joindre dans le combat, et partager avec moi le travail. A cette proposition , tout notre zèle ne doit-il pas s'allumer, et y a-t-il obstacle qui nous puisse retenir?

Autrefois, dit saint Bernard, et dans l'ancienne loi, il n'en était pas de même à l'égard d'un juste. Quand Dieu lui offrait une croix à porter, il pouvait craindre, il pouvait se délier de lui-même; il pouvait, si j'ose parler ainsi, avant que de la prendre, en mesurer l'étendue et la comparer avec ses forces : pourquoi? parce qu'il n'avait point devant lui le chef visible qui le soutint par son exemple. Cependant ces justes de l'ancien Testament, sans être soutenus comme nous de l'exemple de Jésus-Christ, que n'ont-ils pas souffert, et que n'ont-ils pas voulu souffrir? Il n'y qu'à lire le détail qu'en a fait saint Paul, et qu'à jeter les yeux sur l'admirable peinture que ce grand apôtre nous en a tracée. Quelles misères ont-ils eu à supporter? la disette, la faim, la soif, tous les ennuis de l'exil et toute la violence des plus cruelles persécutions : Egentes, angustiati, afflicti, (1). Par quelles épreuves ont-ils passé? ils ont été exposés aux outrages, aux ignominies, aux coups; ils ont été arrêtés, chargés de fers, enfermés dans les prisons : Alii ludibria et verbera experti, insuper et vincula, et carecres (2). Quels tourments ont-ils endurés; on les tirait sur des chevalets, on les lapidait, on les sciait, on les faisait périr par le tranchant de l'épée : Alii autem distenti sunt, lapidati sunt, sceti sunt, in occisione gladii mortui sunt (3). Tout cela les ébranlait-il, leur paraissait-il insoutenable? Ah! ils n'en étaient que plus constants, que plus intrépides et plus forts : Convaluerunt de infirmitate, fortes in bello facti sunt (4). Or, voilà notre confusion. Avant Jésus-Christ, tout ce que la croix peut avoir de plus douloureux et de plus pesant, leur est devenu léger et doux parle seul zèle de l'honneur du Dieu d'Israël qu'ils adoraient: et nous, depuis Jésus-Christ, nous, excités non-seulement par l'intérêt et la gloire de ce même Dieu que nous adorons comme eux, mais par la présence d'un Homme-Dieu qui s'est montré à nous, et qu'ils n'ont pas vu comme nous, tout nous fait peine et tout nous abat ! O insensati, ante quorum oculos Jesus Christus prœscriptus est (5). ! C'était le reproche que faisait aux Calâtes le docteur des Gentils, et qu'on peut bien nous faire à nous-mêmes. Chrétiens aveugles et insensés, ou, pour mieux dire, chrétiens lâches et timides, levez les yeux, regardez devant vous,

 

1 Hebr., XI, 37. — 2 Ibid., 36. — 3 Ibid., 37, — 4 Ibid., 34. — 5  Galat., III, 1.

 

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et considérez quel est celui qui vous précède : c’est votre maître, c'est votre Sauveur, c'est votre Dieu. Avec cela y a-t-il rien qui ne doive l'aplanir pour vous? et si la route qu'il tient vous semble trop étroite et trop épineuse, êtes-vous dignes de son nom, et méritez-vous la glorieuse qualité dont il vous a honorés? O insensati, ante quorum oculos Jesus Christus prœscriptus est !

D'autant plus que c'est sa croix que nous devons porter, et non point précisément la nôtre. Oui, c'est la croix de Jésus-Christ ; et de là vient, Démarque saint Chrysostome, qu'en nous invitant à le suivre, il ne nous a pas dit : Prenez votre joug; mais: Prenez mon joug : Tollite jugum meum super vos (1) ; parce qu'il voulait nous engager par un puissant attrait à son service, et nous rendre la croix dont il nous chargeait aussi aimable que vénérable. S'il nous eût dit: Prenez votre joug et portez-le, il nous eût effrayés et rebutés : car qu'y a-t-il de plus dur à un homme et de moins supportable que son propre joug, que le joug de sa faiblesse naturelle, que le joug de ses passions, de ses appétits sensuels et de ses désirs déréglés? Mais non, nous dit-il, ce n'est point votre joug que je vous impose; au contraire, je vous permets de le rejeter, je vous y exhorte, je vous l'ordonne, puisque je vous ordonne de vous renoncer vous-mêmes et de vous dépouiller de Vous-mêmes. C'est donc, en la place du vôtre, le mien que je vous présente et que je vous enjoins de prendre. Je veux faire un échange avec vous. J'ai pris votre joug sur moi, en me revêtant de votre chair mortelle et de votre humanité: prenez maintenant le mien sur vous, en participant aux souffrances de ma passion et en portant ma croix. C'était une humiliation pour moi de porter votre joug, et ce ne peut être qu'une gloire pour vous de porter le mien. Je n'ai trouvé dans votre joug que de l'amertume, et j'en ai senti tout le poids ; mais vous goûterez dans le mien les douceurs les plus Bolides, et souvent les plus sensibles. J'ai été accable de votre joug, et j'y ai enfin succombé; mais le mien vous fortifiera, et, bien loin de vous fatiguer, il nous soulagera : Tollite jugum meum super vos, et invenietis requiem animabus vestris (2).

C'est ainsi, dis-je, que nous parle notre adorable Sauveur; et c'est par la même, mes chers auditeurs, qu'au lieu d'un joug d'esclaves et de malheureux, tel qu'est celui que nous portons communément dans le monde, il ne tient

 

1 Matth., XI, 29.— 2 Ibid.

 

qu'à nous de porter le joug d'un Dieu. Voilà ce que souhaitait si ardemment saint Bernard, et ce qu'il demandait à Jésus-Christ avec tant d'instance dans ses pieux colloques : Seigneur, déchargez-moi de mon joug, je ne le puis plus soutenir; et puisqu'il faut nécessairement en avoir un, donnez-moi le vôtre. Car dès que ce sera le vôtre, vous me le ferez porter avec une sainte allégresse, comme en triomphe.

Il le fera, chrétiens; et tout ce qu'éprouva saint Bernard, nous l'éprouverons nous-mêmes. Et en effet (c'est la belle réflexion de saint Chrysostome), si ce pauvre Cyrénéen, que les Juifs forcèrent de porter la croix de Jésus-Christ, eût su que c'était la croix du Sauveur des hommes, que c'était le trésor du monde, l'instrument et le gage de notre rédemption, que c'était la croix de son Dieu et du Dieu de l'univers; s'il en eût connu le prix infini et le mérite sans mesure; si Dieu, dans ce moment, lui eût ouvert les yeux pour voir tous les fruits de grâce et de salut que cette croix allait produire, de quel sentiment de joie eût-il été transporté? avec quelle ardeur l'eût-il embrassée? eût-il fallu le presser et le solliciter, eût-il fallu le contraindre? eût-il été besoin de lui promettre une récompense, et en eût-il voulu d'autre que l'avantage et l'honneur de toucher ce bois précieux et de l'appliquer sur lui? Ne s'y serait-il pas présenté de lui-même? n'aurait-il pas redoublé  ses  prières auprès des soldats, auprès des ministres de la justice, pour obtenir un bonheur qu'il eût plus estimé que toutes les richesses de la terre ? Cette seule pensée, ce n'est point la croix d'un criminel que je porte, mais c'est la croix de mon créateur et de mon rédempteur ; voilà ce qui l'eût enlevé, ce qui l'eût consolé, et, si je l'ose dire, ce qui l'eût béatifié. Nous sommes à sa place, Chrétiens; ce qu'il ne connaissait pas, nous le connaissons. Nous savons ce que c'est que la croix de Jésus-Christ, et quelle en est l'excellence et la valeur. La foi nous l'apprend : et ce qu'elle nous en découvre, ne doit-il pas être pour nous l'adoucissement de toutes ses rigueurs?

Surtout lorsque nous ne la portons pas tout entière; et voici ce qui nous rend encore plus inexcusables quand nous faisons si peu d'efforts pour vaincre notre délicatesse, et que nous en tirons tant de prétextes pour exagérer nos peines, et pour y chercher tous les soulagements que nous inspire un amour désordonné de nous-mêmes. Car que souffrons-nous qui puisse être en quelque sorte comparé avec tout ce qu'a souffert Jésus-Christ? Je pourrais

 

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vous dire : Que souffrons-nous en comparaison de ce que nous méritons après tant de péchés, dont un seul ne pourrait être dignement expié partons les supplices de l'enfer? Je pourrais vous dire : Que souffrons-nous en comparaison de tant de misérables sur la terre, que nous voyons dans la pauvreté, dans la nécessité, dans l'obscurité, manquant de tout, et ayant néanmoins besoin de tout dans les infirmités et les maladies qui les affligent, et dans les douleurs aiguës qui les tourmentent? En sommes-nous réduits là ; et au lieu des plaintes que nous formons, n'aurions-nous pas de quoi remercier Dieu , qui nous a mis à couvert de tous ces maux et de bien d'autres ?

Mais ceci n'est point de mon sujet, et je m'en tiens toujours au même exemple. Je vous le dis donc encore une fois, mon cher auditeur, et je le répète : que souffrons-nous en comparaison de Jésus-Christ? Voilà la grande mesure et la grande règle par où nous devons juger de notre état : oserions-nous le mettre en parallèle avec l'état d'un Dieu anéanti ; avec l'état d'un Dieu abandonné à toute l'envie et à tous les attentats d'un peuple ennemi et furieux ; avec l'état d'un Dieu traîné à tous les tribunaux, et là, accusé, calomnié, traité comme le plus abominable des hommes et le plus impie ; avec l'état d'un Dieu condamné à la mort, et à la mort la plus infâme ? Par conséquent, la croix que nous portons n'est qu'une partie de la croix de ce Dieu Sauveur, et n'en est même qu'une très-petite partie. Or, dans une si faible portion de cette croix, qu'y a-t-il qui doive tant nous coûter?

Vous me direz que la difficulté ne doit pas se mesurer par les choses, selon ce qu'elles sont en elles-mêmes, mais selon nos forces ; et qu'étant aussi fragiles que nous le sommes, le moindre fardeau est capable de nous abattre. Il est vrai, mes Frères, et j'en conviens, si nous nous trouvons abandonnés à nous-mêmes, si nous sommes seuls à porter la croix, et que nous soyons privés du secours d'en-haut. Mais ce qui doit achever de nous convaincre, c'est qu'en portant la croix de Jésus-Christ, nous la portons avec lui, ou qu'il la porte avec nous, comme il la portait avec le Cyrénéen. Principe incontestable dans la religion ; car il est de la foi que Jésus-Christ souffre dans nous, que Jésus-Christ est affligé et persécuté dans nous : tellement que, quelque adversité qui nous arrive, nous pouvons avec la même confiance que saint Paul, nous dire à nous-mêmes, en nous encourageant et nous animant : Non ego, sed gratia Dei mecum (1) : Ce coup est bien rude, ce calice bien amer, cpt accident bien triste et bien fâcheux ; mais le Seigneur ne me manquera pas au besoin : il sera auprès de moi, avec moi, dans moi, pour me seconder et me conforter. Or, avec le Seigneur et avec sa grâce toute puissante, que ne peut-on pus, et de quoi ne vient-on pas à bout? Omnia possum in eo qui me constat (2).

Le point essentiel est de se bien persuader cette importante vérité, et de se l'imprimer bien avant dans l'esprit : Jésus-Christ porte avec moi cette croix, ou du moins il est toujours prêt à la porter, si j'ai recours à lui, et que je veuille l'accepter comme m'étant présentée de sa main. Tant que je serai soutenu de cette pensée, et que dans cette pensée je me tiendrai soumis aux ordres de Dieu, quand tous les fléaux du ciel tomberaient sur moi, quand toute la terre se liguerait contre moi, quand je me verrais assailli de toutes les infortunes et de toutes les calamités de la vie, au milieu de tous les assauts je demeurerai inébranlable : pourquoi? parce que j'aurai pour appui Jésus-Christ, et que par une vertu supérieure il m'élèvera au-dessus de tout. Dans une humble et sainte assurance, je m'écrierai avec le Prophète : Que les armées entières conjurent ma perte : Si consistant adversum me castra (3); que de toutes parts les puissances des ténèbres viennent m'attaquer : Si exurgat adversum me prœlium (4) ; mon cœur n'en sera point ému, et mon âme, d'autant plus ferme qu'elle comptera moins sur elle-même, ne perdra rien de sa tranquillité et de son repos : Non timebit cor meum (5).

D'où partira cette force ? C'est que le Seigneur me favorisera de sa présence et qu'il m'aidera. Or, dès que je pourrai me répondre de l'assistance du Seigneur, tout s'aplanira sous mes pas, et tout me deviendra possible; c'est trop peu, tout me deviendra même aisé et facile : Omnia possum in eo qui me confortat (6). Mais, Chrétiens, du moment que nous ne pensons point à cette présence de Jésus-Christ, et que nous nous reposons sur nous-mêmes, nous sommes perdus; car, indépendamment de Jésus-Christ, que pouvons-nous attendre de nous-mêmes? et voilà par où les croix nous paraissent intolérables ; nous ne les regardons que par rapport à notre faiblesse, et alors il n'est pas surprenant qu'elles nous causent tant d'alarmes, et qu'elles nous jettent dans le

 

1 1 Cor., XV, 10. —2 Philip., IV, 13. —3 Psal., XXVI,3. — 4 Ibid.— 5 Ibid. — 6 Philip., IV, 13.

 

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découragement et le désespoir. Si les saints les iraient ainsi envisagées,  ils en auraient été effrayés comme nous : mais parce que dans toutes leurs souffrances ils avaient toujours en me Jésus-Christ, et qu'ils se tenaient inséparablement unis à lui ; parce qu'ils se souvenaient de la promesse qu'il nous a faite d'être avec nous jusqu'à la dernière consommation des siècles : Ecce ego vobiscum sum usque ad consummationem sœculi (1) ; voilà pourquoi ils s'estimaient heureux dans   les plus grandes tribulations. Les  apôtres se réjouissaient de tous les opprobres et de toutes les ignominies où ils se voyaient exposés dans les rues et dans les places publiques : Ibant gaudentes (2). Les martyrs se montraient devant les tyrans, et leur répondaient avec une constance dont ils étaient déconcertés. On les mettait entre les mains des bourreaux pour les tourmenter, pour les brûler, pour les crucifier ; et dans les plus violentes douleurs, ils se félicitaient eux-mêmes, et goûtaient les   plus pures délices. C'étaient là,   dites-vous, des miracles : oui, mes Frères; mais le même Dieu qui les opérait dans eux, ces miracles, ne peut-il pas, par proportion et selon les divers états de souffrance où nous nous trouvons, les opérer encore dans nous? ne le veut-il pas? n'est-ce pas

 

1 Matth., XXVIII, 20. — 2 Act., V, 41.

 

le même Jésus-Christ qui nous offre sa grâce, à cette seule condition que nous prendrons sa croix chrétiennement, et que nous nous joindrons à lui pour la porter? Est-ce trop nous demander que de nous dire : Venez à moi, et je vous soulagerai, et je répandrai sur vous toute l'onction céleste ? Venite ad me, et ego reficiam vos (1). Profitons, mes chers auditeurs, d'un secours si présent et si efficace. Bénissons mille fois ce Dieu Sauveur d'avoir voulu de la sorte nous adoucir lui-même, et par son exemple, et par l'impression de sa grâce, toutes les peines de cette vie. C'était bien assez de nous les rendre méritoires et salutaires : mais il ne s'est pas contenté de cela ; il veut que dès ce monde même notre tristesse, ainsi qu'il le disait à ses disciples, se tourne pour nous en joie : Tristitia vestra vertetur in gaudium (2). Il veut que nous éprouvions la vérité de sa parole, quand il nous a proposé comme une béatitude les pleurs, les disgrâces temporelles, les revers de fortune, les persécutions : Beau qui lugent3. Confions-nous en sa providence, lors même qu'elle nous semble moins favorable. Après nous avoir fait trouver dès maintenant notre félicité dans la croix, il veut enfin par la croix nous conduire au repos éternel, que je vous souhaite, etc.

 

1 Matth.,XI, 28. — 2 Joan., XVI,20. — 3 Matth., V, 5.

 

 

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