DE LA DÉVOTION

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DE LA VRAIE ET DE LA FAUSSE DÉVOTION.

 

DE LA VRAIE ET DE LA FAUSSE DÉVOTION.

RÈGLE FONDAMENTALE ET ESSENTIELLE DE LA VRAIE  DÉVOTION.

SAINTS DÉSIRS D'UNE AME QUI ASPIRE A UNE VIE PLUS PARFAITE, ET QUI VEUT S'AVANCER DANS LES  VOIES DE   LA  PIÉTÉ.

INJUSTICE   DU  MONDE,   DANS   LE MÉPRIS QU'IL FAIT DES PRATIQUES DE DÉVOTION.

SIMPLICITÉ ÉVANGÉLIQUE, PRÉFÉRABLE DANS LA DÉVOTION A TOUTES LES CONNAISSANCES HUMAINES.

DÉFAUTS A ÉVITER DANS LA DÉVOTION, ET FAUSSES CONSÉQUENCES QUE LE LIBERTINAGE EN PRÉTEND TIRER.

ALLIANCE   DE  LA  PIÉTÉ  ET DE  LA  GRANDEUR.

PENSÉES  DIVERSES  SUR  LA DÉVOTION.

 

RÈGLE FONDAMENTALE ET ESSENTIELLE DE LA VRAIE  DÉVOTION.

 

Faire de son devoir son mérite par rapport à Dieu, son plaisir par rapport à soi-même, et son honneur par rapport au monde : voilà en quoi consiste la vraie vertu de l'homme, et la solide dévotion du chrétien.

I. Son mérite par rapport à Dieu : car ce que Dieu demande singulièrement de nous et pardessus toute autre chose, c'est l'accomplissement de nos devoirs. Dès là que ce sont des devoirs, ils sont ordonnés de Dieu, ils sont de la volonté de Dieu, mais d'une volonté absolue, d'une volonté spéciale. Par conséquent c'est en les remplissant et en les observant que nous plaisons spécialement à Dieu ; et plus notre fidélité en cela est parfaite, plus nous devenons parfaits devant Dieu, et agréables aux yeux de Dieu.

Aussi est-ce par là que nous nous conformons aux desseins de sa sagesse dans le gouvernement du monde, et que nous secondons les vues de sa providence. Qu'est-ce qui fait subsister la société humaine, si ce n'est le bon ordre qui y règne? et qu'est-ce qui établit ce bon ordre et qui le conserve, si ce n'est lorsque chacun, selon son rang, sa profession, s'acquitte exactement de l'emploi où il est destiné, et des fonctions qui lui sont marquées? Et comme il y a autant de différence entre ces fonctions et ces emplois qu'il y en a entre les rangs et les professions, il s'ensuit que les devoirs ne sont pas partout les mêmes, et que n'étant pas les mêmes partout, il y a une égale diversité dans la dévotion : tellement que la dévotion d'un roi n'est pas la dévotion d'un sujet, ni la dévotion d'un séculier la dévotion d'un religieux. ni la dévotion d'un laïque la dévotion d'un ecclésiastique : ainsi des autres.

Pour bien entendre ceci, il faut distinguer l'esprit de la dévotion et la pratique de la dévotion : ou la dévotion dans l'esprit et le sentiment, et la dévotion dans l'exercice et la pratique. Dans le sentiment et dans l'esprit, c'est partout et ce doit être la même dévotion, parce que c'est partout et que ce doit être le même désir d'honorer Dieu, d'obéir à Dieu, de vivre selon le gré et le bon plaisir de Dieu. Mais dans la pratique et l'exercice, la dévotion est aussi différente que les obligations et les ministères sont différents; Ce qui est donc dévotion dans l'un ne l'est pas dans l'autre : car ce qui est du devoir et du ministère de l'un n'est pas du devoir et du ministère de l'autre.

Règle excellente! juger de sa dévotion par

 

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son devoir, mesurer sa dévotion sur son devoir, établir sa dévotion dans son devoir. Règle sûre, règle générale et de toutes les conditions ; mais règle dont il n'est que trop ordinaire de s'écarter. Où voit-on en effet ce que j'appelle dévotion de devoir ? Cette idée de devoir nous blesse, nous gêne , nous rebute, nous paraît trop commune, et n'a rien qui nous flatte et qui nous pique. C'est néanmoins la véritable idée de la dévotion. Toute autre dévotion sans celle-là n'est qu'une dévotion imaginaire ; et celle-là seule, indépendamment de toutes les autres, peut nous faire acquérir les plus grands mérites et parvenir à la plus haute sainteté. Car on ne doit point croire que d'observer religieusement ses devoirs, et de s'y tenir inviolablement attaché dans sa condition, ce soit en soi peu de chose , et qu'on n'ait besoin pour cela que d'une vertu médiocre. Parcourons tous les états de la vie , et considérons-en bien toutes les obligations, je prétends que nous n'en trouverons aucun qui, selon les événements et les conjonctures, ne nous fournisse mille sujets de pratiquer ce qu'il y a de plus excellent dans la perfection évangélique.

Que faut-il, par exemple, ou que ne faut-il pas à un juge qui veut dispenser fidèlement la justice, et satisfaire à tout ce qu'il sait être de sa charge ? Quelle assiduité au travail ; et, dans ce long et pénible travail où le devoir l'assujettit, que de victoires à remporter sur soi-même , que d'ennuis à essuyer et de dégoûts à dévorer? Quel dégagement de cœur, quelle équité inflexible et quelle droiture ! quelle fermeté contre les sollicitations, contre les promesses, contre les menaces, contre le crédit et la puissance, contre les intérêts de fortune, d'amitié, de parenté, contre toutes les considérations de la chair et du sang ! Supposons la dévotion la plus fervente : porte-t-elle a de plus grands sacrifices, et demande-t-elle des efforts plus héroïques?

Que faut-il à un homme d'affaires, ou que ne lui faut-il pas, pour vaquer dignement et en chrétien , soit au service du prince, dont il est le ministre, soit au service du public, dont il a les intérêts à ménager ? Quelle étendue de soins, et quelle contention d'esprit! A combien de gens est-il obligé de répondre, et en combien de rencontres a-t-il besoin d'une modération et d'une patience inaltérable? Toujours dans le mouvement et toujours dans des occupations, ou qui le fatiguent, ou qui l'importunent, à peine est-il maître de quelques moments dans toute une journée, et à peine peut-il jouir de quelque repos. Imaginons la dévotion la plus austère : dans ses exercices les plus mortifiants exige-t-elle une abnégation plus entière de soi-même, et un renoncement plus parfait à ses volontés, à ses inclinations naturelles, aux douceurs et à la tranquillité de la vie? Que faut-il à un père et à une mère, ou que ne leur faut-il pas pour veiller sur une famille, et pour la régler? Que n'en coûte-t-il point à l'un et à l'autre pour élever des enfants, pour corriger leurs défauts, pour supporter leurs faiblesses , pour les éloigner du vice et les dresser à la vertu, pour fléchir leur indocilité, pour pardonner leurs ingratitudes et leurs écarts, pour les remettre dans le bon chemin et les y maintenir, pour les former selon le monde, et plus encore pour les former selon Dieu ? Concevons la dévotion la plus vigilante, et tout ensemble la plus agissante : a-t-elle plus d'attention à donner, plus de réflexions à faire, plus de précautions à prendre , plus d'empire à acquérir et à exercer sur les divers sentiments que les contrariétés et les chagrins excitent dans le cœur? Tel chargé du détail d'un ménage et de la conduite d'une maison , n'éprouve que trop tous les jours combien ce fardeau est pesant, et combien c'est une rude croix. Or tout cela, ce sont de simples devoirs ; mais dira-t-on que l'accomplissement de ces devoirs devant Dieu n'ait pas son mérite, et un mérite très-relevé? Je sais que le Sauveur du monde nous ordonne alors de nous regarder comme des serviteurs inutiles, parce que nous ne faisons que ce que nous devons; mais tout inutiles que nous sommes à l'égard de Dieu, qui n'a que faire de nos services, il est certain d'ailleurs que notre fidélité est d'un très-grand prix auprès de Dieu même, qui juge des choses, non par le fruit qu'il en retire, mais par l'obéissance et la soumission que nous lui témoignons.

II. Son plaisir par rapport à soi-même. Je n'ignore pas que l'Evangile nous engage à une mortification continuelle ; mais je sais aussi qu'il y a un certain repos de l'âme, un certain goût intérieur que la vraie dévotion ne nous défend pas ; ou pour mieux dire, qu'elle nous donne elle-même , et qu'elle nous fait trouver dans la pratique de nos devoirs. Car quoi qu'en pense le libertinage , il y a toujours un avantage infini à faire son devoir. De quelque manière alors que les choses tournent, il est toujours vrai qu'on a fait son devoir, et d'avoir fait son devoir, j'ose avancer que dans toutes les vicissitudes où nous exposent les différentes occasions et les accidents de la vie, cela seul

 

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est pour une âme pieuse et droite la ressource la plus assurée et le plus ferme soutien. Si l’on ne réussit pas, c'est au moins dans sa disgrâce une consolation, et une consolation très-solide, de pouvoir se dire à soi-même : J'ai fait mon devoir.  On s'élève contre moi, et je me suis attiré tels et tels ennemis ; mais j'ai fait mon devoir. On condamne ma conduite, et quelques gens s'en tiennent offensés ; mais j'ai fait mon devoir. Je suis devenu pour d'autres un sujet de raillerie, ils triomphent du mauvais tour qu'a pris cette affaire que j'avais entamée,  et ils s'en réjouissent; mais en l'entreprenant j'ai fait mon devoir.

Cette pensée suffit à l'homme de bien pour l'affermir contre tous les discours et toutes les traverses. Quoi qu'il lui arrive de fâcheux,  il en revient toujours à cette grande vue, qui ne s'efface jamais de son souvenir, et qui lui donne une force et une constance inébranlables : J'ai fait mon devoir. D'ailleurs, si l'on réussit, on goûte dans son succès un plaisir d'autant plus pur et plus sensible, qu'on se rend témoignage de n'y être parvenu qu'en faisant son devoir, et que par la bonne voie. Témoignage plus doux que le succès même. Un homme rend gloire à Dieu de tout le bien qu'il en reçoit ; il en bénit le Seigneur,  il reconnaît avec action de grâces que c'est un don du ciel ; mais quoiqu'il ne s'attribue rien à lui-même comme étant de lui-même,  il sait du reste qu'il ne lui est pas défendu de ressentir une secrète joie d'avoir toujours marché droit dans la route qu'il a tenue,  de ne s'être pas écarté un moment des règles les plus exactes de la probité et de la justice, et de n'être redevable de son élévation et de sa fortune,  ni à la fraude ni à l’intrigue.  Au lieu qu'il en est tout autrement d'une âme basse et servile,   qui trahit son devoir pour satisfaire sa passion.  Si cet homme prospère dans ses entreprises, au milieu de sa prospérité, et jusque dans le plus agréable sentiment de ce bonheur humain dont il jouit, il y a toujours un ver de la conscience qui le ronge malgré lui, et un secret remords qui lui reproche sa mauvaise foi et ses honteuses menées. Mais c'est encore bien pis si ses desseins échouent, puisqu'il a tout à la fois le désespoir, et de se voir privé du fruit de ses fourberies, et d'en porter le crime dans le cœur, et d'en être  responsable à la justice du ciel, quand même il peut échapper à la justice des hommes.

III. Son honneur par rapport au monde. Car s'il est de l'humilité chrétienne de fuir l'éclat, et de ne rechercher jamais l'estime des hommes par un sentiment d'orgueil et par une vaine ostentation,  le christianisme, après tout, ne condamne point un soin raisonnable de notre réputation, sur ce qui regarde l'intégrité et la droiture dans la conduite. Or ce qui nous fait cette bonne réputation qu'il nous est permis jusqu'à un certain point de ménager, c'est d'être régulier dans l'observation de nos devoirs. Le monde est bien corrompu; il est plein de gens sans foi, sans religion, sans raison, et pour m'exprimer en des termes plus exprès, je veux dire que le monde est rempli de fourbes, d'impies, de scélérats; mais du reste, j'ose avancer qu'il n'y a personne dans le monde, ou presque personne, si dépourvu de sens ni si perdu de vie et de mœurs, qui n'estime an fond de l'âme et ne respecte un homme qu'il sait être fidèle à son devoir, inflexible à l'égard de son devoir, dirigé en tout et déterminé par son devoir. Ce caractère, malgré qu'on en ait, imprime de la vénération, et l'on ne peut se défendre de l'honorer.

Ce n'est  pas néanmoins qu'on ne s'élève quelquefois contre cette régularité et cette exactitude, quand elle nous est contraire et qu'elle s'oppose à nos prétentions et à nos vues. Il y a des conjonctures où  l'on voudrait  que cet homme ne fût point si rigide observateur des règles qui lui sont prescrites, et qu'en notre faveur il relâchât quelque chose de ce devoir si austère dont il refuse de se départir. On se plaint, on murmure, on s'emporte, on raille, on traite de superstition ou d'obstination une telle sévérité ; mais on a beau parler et déclamer, tous les gens sages sont édifiés de cette résolution ferme et courageuse. On en est édifié soi-même après que le feu de la passion s'est ralenti, et que l'on est revenu du trouble et de l'émotion     l'on   était. Voilà   un   honnête homme, dit-on ; voilà un plus homme de bien que moi. On prend confiance en lui, on compte sur sa vertu,et c'est lace qui accrédite la piété, parce que c'est là ce qui en fait la vérité et la sainteté. Au contraire, si c'était un homme capable de mollir quelquefois sur l'article du devoir, et qu'il fût susceptible de certains égards au préjudice d'une fidélité inviolable, pour peu qu'on vînt à s'en apercevoir, son crédit tomberait tout à coup, et l'on perdrait infiniment de l'estime qu'on avait conçue de  lui. En vain dans ses paroles tiendrait-il les discours les plus édifiants, en vain dans la pratique s'emploierait-il aux exercices de la plus haute perfection, on n'écouterait rien de tous ses discours ,   et   toutes   ses   vertus   deviendraient

 

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suspectes. Il ferait des miracles, qu'on mépriserait également et ses miracles et sa personne; car on reviendrait toujours à ce devoir dont il se serait écarté, et on jugerait par là de tout le reste.

Ce qu'il y a encore de plus remarquable , c'est qu'il ne faut souvent qu'une omission ou qu'une transgression assez légère en matière de devoir, pour décréditer ainsi un homme, quelque profession de vertu qu'il fasse et quelque témoignage qu'il en donne. Le monde est là-dessus d'une délicatesse extrême, et le monde même le plus libertin; tant la persuasion est générale et le sentiment unanime, que la base sur quoi doit porter une vraie dévotion, c'est l'attachement à son devoir. Je neveux pas dire que toute la piété consiste en cela, mais je dis qu'il ne peut y avoir de vraie piété sans cela, et que cela manquant, nous ne pouvons plus faire aucun fond sur notre prétendue dévotion. Puissent bien comprendre cette maxime certaines âmes dévotes, ou réputées telles ! Elles sont si curieuses de pratiques et de méthodes extraordinaires ! Et je ne blâme ni leurs méthodes, ni leurs pratiques; mais la plus grande pratique, la première et la grande méthode , est celle que je viens de leur tracer.

 

SAINTS DÉSIRS D'UNE AME QUI ASPIRE A UNE VIE PLUS PARFAITE, ET QUI VEUT S'AVANCER DANS LES  VOIES DE   LA  PIÉTÉ.

 

Quand serai-je à vous, Seigneur, comme j'y puis être, comme j'y dois être, comme il m importe souverainement d'y être, puisque c'est de là que dépend mon vrai bonheur en ce monde, et sur cela que sont fondées toutes mes espérances dans l'éternité ?

Il est vrai, mon Dieu, par votre miséricorde, que je tâche à me conserver dans votre grâce. J'ai horreur de certains vices qui perdent tant d'âmes , et qui pourraient m'éloigner de vous. Je respecte votre loi, et j'en observe, à ce qu'il nie semble, les points essentiels, ou je les veux observer. Que toute la gloire vous en soit rendue, car c'est à vous seul qu'elle appartient; et si je ne vis pas dans les mêmes dérèglements et les mêmes désordres qu'une infinité d'autres, c'est ce que je dois compter parmi vos bienfaits, sans me l'attribuer à moi-même.

Mais, mon Dieu, d'en demeurer là, de borner là toute ma fidélité, de m'abstenir précisément de ces œuvres criminelles dont la seule raison et le seul sentiment de la nature me font connaître la difformité  et la honte; de n'avoir devant vous d'autre mérite que de ne me point élever contre vous, que de ne point commettre d'offense capable de me séparer de vous, que de ne vous point refuser un culte indispensablement requis, ni une obéissance absolument nécessaire, est-ce là tout ce que vous attendez de moi ? Est-ce là, dis-je, souverain auteur de mon être,   tout ce que vous avez droit d'attendre d'une âme uniquement créée pour vous aimer,  pour vous servir et vous glorifier ? Cet amour qui vous est dû par tant de titres , cet amour de tout le cœur, de tout l'esprit, de toutes les forces; ce service, cette gloire, se réduisent-ils à si peu de chose? Qu'ai-je donc à faire, Seigneur ? Hélas ! je le vois assez; vous me le donnez assez à entendre dans le fond de mon cœur; je me le dis assez à moi-même, et je me reproche assez là-dessus à certains temps mon peu de résolution et ma faiblesse : car ce ne sont pas les connaissances qui me manquent, ni même les bons désirs, mais le courage et l'exécution. Quoi qu'il en soit, ce qu'il y aurait à faire pour moi, ce serait de me détacher pleinement du monde, et de m'attacher désormais à vous uniquement et inviolablement ; ce serait de me conformer à ces âmes ferventes qu'une sainte ardeur porte à toutes les pratiques de piété que vous leur inspirez, et qui peuvent dans leur état leur convenir;  ce serait, en renonçant aux vains amusements du monde, de m'adonner, selon ma condition et la disposition de mes affaires, à de bonnes œuvres, à b prière, à la considération de vos vérités éternelles, à la visite de vos autels, au fréquent usage de vos sacrements, au soin de vos pauvres, à tout ce qui s'appelle vie dévote et parfaite; ce serait de vaincre sur cela ma lâcheté et mes répugnances, de prendre une fois sur cela mon parti, de me déterminer enfin sur cela à suivre l'attrait de votre divin esprit, qui depuis si longtemps me sollicite , mais à qui j'oppose toujours de nouvelles difficultés et de nouveaux retardements.

Hé quoi ! Seigneur, faut-il tant de délibérations pour se ranger au nombre de vos serviteurs les plus fidèles, et, si je l'ose dire, au nombre de vos amis ? Tout ne m'y engage-t-il pas ? N'êtes-vous pas mon Dieu, c'est-à-dire n'êtes-vous pas le principe, le soutien, la fin de mon être ? ne m'êtes-vous pas tout en toutes choses ? Que d'idées je me retrace en ce peu de paroles ! plus je veux les pénétrer, et plus j'y découvre de sujets d'un dévouement entier et sans réserve. Dieu créateur et scrutateur des cœurs, voilà

 

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ce que je reconnais intérieurement et en votre présence ; mais pourquoi ne m'en déclarerais-je pas bâillement et en la présence des hommes? pourquoi n'en ferais-je pas devant eux profession ouverte ? qu'ai-je à craindre de leur part? en voyant mon assiduité et ma ferveur dans votre service, après avoir été témoins de mes dissipations et de mes mondanités, ils seront surpris de mon changement. On parlera de ma dévotion; on en rira, on la censurera; mais cette censure, ou tombera sur des défauts réels, et je les corrigerai, ou tombera sur des défauts imaginaires, et je la mépriserai. Du reste, j'avancerai dans vos voies, je m'y affermirai ; et quoi qu'en pensent les bommes, j'estimerai comme le plus grand de tous les biens d'y persévérer , d'y vivre et d'y mourir.

Oui, Seigneur, c'est mon bien et mon plus grand bien, mon bien par rapport à l'avenir, et mon bien même pour cette vie présente et mortelle. Que ne l'ai-je mieux connu jusqu'à présent, ce bien si précieux, ce vrai bien ! que n'ai-je su plus tôt l'apercevoir à travers les charmes trompeurs et les frivoles enchantements qui me fascinaient les yeux ! tant que ce sera cet esprit de religion et de piété qui me conduira, quels avantages n'en dois-je pas attendre? il amortira le feu de mes passions, il arrêtera mes vivacités et mes précipitations, il purifiera mes vues et mes intentions, il réglera mes humeurs, il redressera mes caprices, il fixera mes inconstances : car une vraie dévotion s'étend à tout cela, et de cette sorte elle me préservera même de mille mauvaises démarches, et de mille écueils dans le commerce du monde. Et en effet, dans toutes mes résolutions et toutes mes actions, cet esprit religieux et pieux me servira de guide, de conseil; il me fera toujours résoudre, toujours agir avec maturité, avec modération et retenue, avec droiture de cœur, avec réflexion et avec sagesse. Mais surtout dans mes afflictions, dans toutes nies traverses et tous les chagrins inséparables de la misère humaine, c'est ce même esprit qui sera ma ressource, mon appui, ma consolation. Il me fortifiera, il réveillera ma confiance, il me tiendra dans une humble soumission à vos ordres; et ces sentiments calmeront toutes mes inquiétudes, et adouciront toutes mes peines.

C'est ainsi, mon Dieu, que se vérifie l'oracle de votre apôtre; c'est ainsi que la piété est utile à tout. Mais que fais-je? en me dévouant à vous, Seigneur, ce n'est point moi que je dois envisager ; mais je ne dois avoir en vue que vous-même. Il me suffit de vous obéir et de vous plaire ; il nie suffit de glorifier autant que je le puis votre saint nom, de rendre hommage à votre suprême pouvoir, d'user de retour envers vous et de reconnaître vos bontés infinies, de vous témoigner de ma dépendance, mon zèle, mon amour. Voilà les motifs qui doivent me toucher, et que je dois me proposer. De tout le reste, je m'en remets aux soins paternels de votre providence, car elle ne me manquera pas : et m'a-t-elle manqué jusques à ce jour? m'a-t-elle manqué dans le cours même d'une vie tiède, négligente, d'une vie sans fruit et sans mérite, où vous n'avez point cessé de m'appeler et de me représenter mes devoirs? Or il est temps de vous répondre, et ce serait une obstination bien indigne de résister encore à de si favorables poursuites. Je me rends, Seigneur, je viens à vous, je me confie en votre secours tout-puissant; et comme c'est par vous que je commence ou que je veux commencer l'ouvrage de ma sanctification, c'est par vous que je la consommerai.

Ah ! Seigneur, si ce n'était par vous, par quel autre le pourrais-je? Serait-ce par moi-même, lorsque dans moi je ne trouve que des obstacles? Toute la nature en est alarmée, et y forme des oppositions au-dessus de mes forces, à moins qu'il ne vous plaise de me seconder. Une vie plus réglée, plus retirée, plus appliquée aux exercices intérieurs, et toute contraire à mes anciennes habitudes, trouble mes passions, étonne mon amour-propre, ébranle mon courage, et me remplit d'idées tristes et déplaisantes. Grand Dieu ! levez-vous ; prenez ma défense : prenez-la contre moi-même, quoique pour moi-même. C'est contre moi-même que vous la prendrez, en me défendant de ces ennemis domestiques qui sont nés avec moi et dans moi, et qui conspirent à me détourner de la sainte résolution que j'ai formée ; mais ce sera en même temps pour moi-même, puisque ce sera pour le progrès de mon âme et pour mon salut.

 

INJUSTICE   DU  MONDE,   DANS   LE MÉPRIS QU'IL FAIT DES PRATIQUES DE DÉVOTION.

 

A quoi bon tant de pratiques de dévotions et tant de menues observances? La piété ne consiste point en tout cela, mais dans le cœur. Ainsi parlent un homme et une femme du monde qu'on voudrait engager à une vie plus religieuse, et à certains exercices qu'on sait

 

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leur être très-convenables et très-salutaires. Le principe   qu'ils   avancent   est incontestable, savoir, que la piété consiste dans le cœur; mais sur ce principe, dont nous convenons également de part et d'autre, nous raisonnons du reste bien différemment. Car, disent-ils, pourquoi ne pas s'en tenir là, et qu'est-il nécessaire de s'assujettir à tous ces exercices et à toutes ces règles qu'on veut nous prescrire? Voilà ce qu'ils concluent; et moi, par un raisonnement tout opposé, voici ce que je leur réponds et ce que je leur dis : Il est vrai, c'est dans le cœur que la piété consiste; mais dès qu'elle est vraiment dans le cœur, elle porte, par une suite naturelle, à tout ce que je vous prescris; et dès qu'elle ne porte pas à tout ce que je vous prescris, c'est une marque évidente qu'elle n'est pas vraiment dans le cœur.

En effet, du moment qu'elle est dans le cœur, elle veut s'y conserver ; or, c'est par toutes ces pratiques qu'elle s'y maintient. Du moment qu'elle est dans le cœur, elle y veut croître et augmenter; or, c'est par tous ces exercices qu'elle y lait sans cesse de nouveaux progrès. Du moment qu'elle est dans le cœur, elle veut se produire au dehors et passer aux œuvres, et c'est selon toutes ces règles qu'elle doit agir. Du moment qu'elle est dans le cœur, elle veut glorifier Dieu, édifier le prochain, faire honneur à la religion, et c'est dans toutes ces observances qu'elle trouve la gloire de Dieu, l'honneur de la religion, l'édification du prochain. Enfin, du moment qu'elle est dans le Cœur, elle veut acquérir des mérites et s'enrichir pour l'éternité; et tout ce qu'une sainte ferveur nous inspire, ce sont autant de fonds qui doivent profiter au centuple, cl autant de rages d'une éternelle béatitude. Aussi l'Eglise, éclairée cl conduite par l'esprit de Dieu, outre ce culte intérieur qu'elle nous recommande, et qu'elle suppose comme le principe et la base de tonte vraie, piété, a-t-elle cru devoir encore établir un culte extérieur, où la dévotion des fidèles pût s'exercer et se nourrir. Voilà pourquoi elle a institué ses fêtes, ses cérémonies, ses assemblées, ses offices, ses prières publiques, ses abstinences, ses jeunes : pratiques dont elle a tellement compris l'utilité cl même la nécessité, que de plusieurs elle nous a l'ait des commandements exprès, en nous exhortant à ne pas négliger les autres, quoiqu'elle ait bien voulu ne les pas ordonner avec la même rigueur. Rien donc n'est plus conforme à l'esprit de l'Eglise, ni par conséquent au divin Esprit qui la guide en tout, qu'une dévotion agissante, et appliquée sans relâche à de pieuses observances, ou qu'une longue tradition autorise, ou que le zèle suggère selon les temps et les conjonctures.

Le monde est merveilleux dans ses idées, et prend bien plaisir à se tromper ; je dis même le monde le moins profane et en apparence le plus chrétien. On veut une dévotion solide, et en cela l'on a raison ; mais cette dévotion solide, on voudrait la renfermer toute d;ms le cœur ; pourquoi? parce qu'on voudrait être dévot, et ne se contraindre en rien , ni se faire aucune violence ; parce qu'on voudrait être dévot, et consumer inutilement les journées dans une molle oisiveté et dans une indolence paresseuse; parce qu'on voudrait être dévot et vivre en toutes choses selon son gré, et dans une entière liberté. Car ces exercices propres d'une vie spirituelle et dévote ont leurs difficultés et leur sujétion ; il y en a qui mortifient la chair, et qui soumettent les sens à des œuvres de pénitence dont ils ont un éloignement naturel ; il y en a qui attachent l'esprit, qui l'appliquent à d'utiles réflexions, et l'empêchent de se distraire en de vaines pensées où il aime à se dissiper; d'autres captivent la volonté, répriment ses désirs trop vifs et trop précipités, et, tout indocile qu'elle est, la tiennent sous le joug et dans la dépendance ; d'autres règlent les actions de chaque jour, les fixent à des temps précis, et leur donnent un arrangement aussi invariable qu'il le peut être dans la situation présente. Chacun porte avec soi sa gêne, sa peine, son dégoût. Or, voilà ce qui rebute, et à quoi l'on répugne.

Mais, dans le fond, qu'est-ce que toutes ces méthodes, que toutes ces pratiques ? ne sont-ce pas des minuties? Des minuties ! mais ces prétendues minuties plaisent a Dieu , et entretiennent,dans une sainte union avec Dieu. Des minuties! mais ces prétendues minuties, les plus habiles maîtres et les plus grands saints les ont regardées comme les remparts et les appuis delà piété. Des minuties ! mais ce sont ces prétendues minuties qui font le bon ordre d'une vie et la bonne conduite d'une âme. Des minuties! mais c'est dans ces prétendues minuties que toutes les vertus, par des actes réitérés et réglés, s'accroissent et se perfectionnent. Des minuties ! mais c'est à ces prétendues minuties que Dieu a promis son royaume, puisqu'il l'a promis pour un verre d'eau donné en son nom.

En vérité, les mondains ont bonne grâce de

 

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rejeter avec tant de mépris ce qu'ils appellent, en matière de dévotion,minuties et petitesses, lorsqu'on les voit eux-mêmes dans l'usage du monde descendre à tant d'autres petits soins et d'autres minuties , pour se rendre agréables à un prince, à un grand, à toutes les personnes qu'ils veulent gagner. Ils ont bonne grâce de traiter de bagatelles ce qui concerne le service de Dieu, lorsque les moindres choses leur paraissent importantes à l'égard d'un souverain, d'un roi delà terre, dont ils recherchent la faveur, et à qui ils font si assidûment leur cour. Qu'ils en jugent comme il leur plaira : dès qu'il sera question du Dieu que j'adore et des hommages que je lui dois, je ne tiendrai rien au-dessous de moi ; mais tout me deviendra respectable et vénérable. Us riront de ma faiblesse, et j'aurai pitié de leur aveuglement.

 

SIMPLICITÉ ÉVANGÉLIQUE, PRÉFÉRABLE DANS LA DÉVOTION A TOUTES LES CONNAISSANCES HUMAINES.

 

J'entends une bonne âme qui me parle de Dieu, et qui m'expose les sentiments que Dieu lui donne à la communion, à l'oraison, dans son travail et ses occupations ordinaires. Je suis surpris, en l'écoutant, delà manière dont elle s'explique : quel feu anime ses paroles ! quelle onction les accompagne ! elle s'énonce avec une facilité que rien n'arrête ; elle s'exprime en des termes qui, sans être étudiés ni affectés, me font concevoir les plus hautes idées de l'Etre divin , des grandeurs de Dieu, des mystères de Dieu , de ses miséricordes, de ses jugements, des voies de sa providence, de sa conduite à l'égard des élus, de ses communications intérieures. J'admire tout cela, et je l'admire d'autant plus que la personne qui me tient ce langage si relevé et si sublime n'est quelquefois qu'une simple fille, qu'une domestique , qu'une villageoise. A quelle école s'est-elle fait instruire ? quels maîtres a-t-elle consultés? quels livres a-t-elle lus? Et ne pourrais-je pas, avec toute la proportion convenable, lui appliquer ce qu'on disait de Jésus-Christ : Où cet homme a-t-il pris tout ce qu'il nous dit ? n'est-ce pas le fils d'un artisan (1) ?

Ah ! mon Dieu , il n'y a point eu pour cette âme d'autre maître que vous-même et que votre esprit ; il n'y a point eu pour elle d'autre école que la prière, où elle vous a ouvert son cœur avec simplicité et avec humilité; il ne lui a point fallu d'autres livres ni d'autres leçons

 

1 Matth., XIII, 55.

 

qu'une vue amoureuse du crucifix, qu'une continuelle attention à votre présence, qu'une dévote fréquentation de vos sacrés mystères, qu'une pratique fidèle de ses devoirs, qu'une pleine conformité à toutes vos volontés, et qu'un désir sincère de les accomplir. Voilà par où elle s'est formée ; ou plutôt, voilà, mon Dieu par où elle a mérité, autant qu'il est possible à ta faiblesse humaine, que votre grâce la formât, l'éclairât, l'élevât.

Aussi est-ce à ces âmes simples comme la colombe et humbles comme les enfants, à ces âmes pures, droites et ingénues, que Dieu communique avec plus d'abondance ses lumières. C'est avec elles qu'il aime à converser. Il leur parle au cœur et cette science du cœur, cette science de sentiment, cette science d'épreuve et d'expérience qu'il leur fait acquérir, est infiniment au-dessus de tout ce que peuvent nous découvrir toutes nos spéculations et toute notre théologie.

Que je m'adresse à quelqu'un de nos savants et que je le fasse raisonner sur ce que nous appelons vie spirituelle, vie de l'âme, vie cachée en Jésus-Christ et en Dieu : que me dira-t-il? peut-être avec toute son habileté le verrai-je tarir au bout de quelques paroles, et sera-t-il obligé de confesser que là-dessus il n'en sait pas davantage ; ou, s'il veut s'étendre sur cette matière, il m'étalera de beaux principes et de belles maximes, mais dont je m'apercevrai bientôt qu'il n'a qu'une connaissance vague et superficielle. Dans ses raisonnements je pourrai remarquer beaucoup de doctrine,beaucoup d’esprit; et cependant j'en serai peu touché, parce que le cœur n'y aura point de pari. Deux ou trois mots qui partiraient du cœur m'en feraient plus comprendre et plus sentir que tous ses discours. Je concilierai donc avec le saint roi David : Heureux ceux à qui vous enseignez vous-même vos voies, ô mon Dieu (1) ! Tout dépourvus qu'ils peuvent être d'ailleurs des talents et des dons de la nature, vous rendez leurs langues disertes et éloquentes (2). A quoi j'ajouterai comme saint Augustin : Hélas ! les ignorants s'avancent, se sanctifient, emportent le ciel ; et ?wus, avec toute notre étude cl tout notre savoir , nous restons aux derniers rangs du royaume de Dieu, et souvent même nous nous mettons en danger de tomber dans l'abîme éternel.

Mais n'y a-t-il pas eu des saints et de très-grands saints parmi les savants? Je sais qu'il y en a eu , et c'est saint Paul lui-même qui nous

 

1 Psal., XCIII, 12. — 2 Sap., X, 21.

 

apprend que Dieu a établi dans son Eglise, non-seulement des apôtres et des prophètes, mais des docteurs qui l'ont éclairée, et qui, en l’éclairant, sont parvenus à la plus haute sainteté. Donnons à leur vaste et profonde érudition toute la louange qui lui est due; mais du reste, gardons-nous de croire que ce fut là ce qui les entretenait dans une union si intime avec Dieu. Quand il s'agissait de traiter avec ce souverain maître et d'aller à lui, ils déposaient, pour ainsi dire, toute leur science, et bien loin de l'appeler à leur secours, ils en éloignaient toute idée, et craignaient que, par un souvenir même involontaire, elle ne troublât les divines opérations de la grâce. Tout ce qu'ils savaient alors, c'était d'adorer avec tremblement, de s'abaisser sous la main toute-puissante du Seigneur, de s'anéantir en présence de cette redoutable majesté , de contempler, d'admirer, de s'affectionner, d'aimer. Ils n'avaient besoin pour cela ni d'un génie sublime, ni d'un travail assidu, ni de curieuses recherches, ni de pensées ingénieuses et subtiles ; mais il ne leur fallait qu'une simple considération, qu'une foi vive, qu'un cœur droit. Ainsi, tout savants qu'ils étaient, ils conservaient devant Dieu et dans les choses de Dieu toute la simplicité évangélique. Quoique savants, ils n'étaient point de ces prudents et de ces sages à qui le Père céleste, suivant la parole du Fils de Dieu , a caché ses adorables mystères ; mais ils étaient du nombre de ces petits à qui Jésus-Christ donnait un accès si facile auprès de sa personne, et qu'il a spécialement déclarés héritiers du royaume de Dieu.

Voilà comment ils approchaient de Dieu, remplis du même sentiment que le prophète Jérémie lorsqu'il s'écriait : De quoi suis-je capable , Seigneur, et que puis-je ? Je ne suis qu’un enfant, et à peine sais-je prononcer une syllabe (1) ! Mais il me semble que Dieu leur répondrait intérieurement à chacun , comme à son prophète : Non , ne dites point que vous ne savez rien, et que vous n'êtes qu'un enfant. Parce que vous ne vous regardez point autrement devant moi, c'est pour cela que je vous comblerai de mes dons célestes, que je vous attacherai à moi, et que je m'attacherai à vous ; que je vous admettrai à mes entretiens les plus familiers, que je vous révélerai les secrets de ma sagesse, et que je vous mettrai dans la bouche de dignes expressions pour les annoncer ; car c'est aux petits, et aux plus petits, que ces faveurs sont réservées.

Soyons de ce nombre favori, et consolons-nous

 

1 Jerem., I, 6.

 

si nous sommes privés de certains mérites personnels et de certaines qualités qui brillent aux yeux des hommes. La science sans la charité peut être plus nuisible qu'utile à un savant, parce qu'elle enfle; mais la charité sans la science peut seule nous suffire pour notre propre sanctification, parce que de son fonds et par elle-même, elle édifie. Or, cette charité si sainte et si sanctifiante, nous pouvons l'avoir sans être pourvus de grands talents naturels, ni de grandes connaissances. Nous pouvons même, dans l'état de cette enfance spirituelle, l'avoir plus aisément et la conserver plus sûrement, puisque nous sommes moins exposés à la présomption de l'orgueil, et moins sujets à nous évanouir dans nos pensées : Voyez, mes Frères, disait l'Apôtre aux Corinthiens, quelle est votre vocation : il n'y en a pas eu beaucoup parmi vous qui fussent sages selon  la chair, ou puissants, ou nobles ; mais ce qui passe pour insensé devant le monde, Dieu Va choisi pour confondre les sages ; et ce qui est faible et méprisable devant le monde, Dieu Va choisi pour confondre ce qu'il y a de plus fort et de plus grand, afin, conclut le docteur des Gentils, que nul homme n'eût de quoi se glorifier (1), s'attribuant à soi-même ce qui ne vient que de Dieu, et qui n'appartient qu'à Dieu. Un homme versé dans les sciences ou divines ou humaines a plus lieu de craindre qu'une secrète complaisance ne lui fasse dérober à Dieu la gloire de certaines lumières, de certaines vues, de certaines dispositions de l'âme, dont la grâce est l'unique principe. Quoi qu'il en soit, suivons l'avis du Sage : Cherchons Dieu dans la simplicité de notre cœur (2). Apprenons à l'aimer, à lui obéir, à le servir, à nous sauver : voilà ce qu'il nous importe souverainement de savoir; voilà tout l’homme, selon le terme de l'Ecriture, et par conséquent voilà la grande science de l'homme, et où toute autre science doit se réduire.

 

DÉFAUTS A ÉVITER DANS LA DÉVOTION, ET FAUSSES CONSÉQUENCES QUE LE LIBERTINAGE EN PRÉTEND TIRER.

 

Que la nature est adroite, et qu'elle sait bien ménager ses intérêts! Elle les trouve partout, et jusque dans les choses qui paraissent les plus opposées. Nous pensons à nous défaire d'une passion : que fait la nature? en la place de cette passion, elle en substitue une autre toute contraire, mais qui est toujours passion,

 

1 1 Cor., I, 29.— 2 Sap., I, 1.

 

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et par conséquent qui lui plaît et qui la flatte. On donne à l'orgueil, à l'envie de dominer et d'intriguer, à l'impétuosité naturelle, à la malignité, à l'indolence et à l'oisiveté, ce qu'on ôte aux autres vices; et de là divers caractères de dévotion, plus aisés à remarquer qu'à corriger. Dévotion fastueuse et d'éclat, dévotion intrigante et dominante, dévotion inquiète et empressée, dévotion zélée pour autrui sans l'être pour soi, dévotion de naturel et d'intérêts, dévotion douce et commode.

1° Dévotion fastueuse et d'éclat. Car on aime l'éclat jusque dans la retraite, jusque dans la pénitence, jusque dans les plus saints exercices, et dans les œuvres même les plus humiliantes. Celle-ci peut-être ni celle-là ne se seraient pas retirées du monde, si elles ne l'avaient fait avec éclat, et si cet éclat ne les eût soutenues. Et depuis qu'elles ont renoncé au monde et embrassé la dévotion, peut-être ne se rendraient-elles pas si assidues au soin des pauvres ou au soin des prisonniers, si elles ne le faisaient avec le même éclat, et si dans ce même éclat elles n'avaient pas le même soutien. Bien d'autres exemples pourraient vérifier ce que je dis. On s'emploie à des établissements nouveaux, qui paraissent et qui font bruit dans le monde. On y contribue de tout son pouvoir, et l'on fournit amplement à la dépense. De relever les anciens qui tombent, et d'y travailler avec la même ardeur et la même libéralité , ce ne serait pas peut-être une œuvre moins méritoire devant Dieu, ni moins agréable à ses yeux; mais elle serait plus obscure, et l'on n'aurait point le nom d'instituteur ou d'institutrice. Or, cet attrait manquant, il n'est que trop naturel et que trop ordinaire qu'on porte ailleurs ses gratifications, et qu'on se laisse attirer par l'éclat de la nouveauté. Mais, dit-on, cet éclat sert à édifier le prochain. Sur cela je conviens que l'éclat alors serait bon, si l'on n'y recherchait que l'édification publique ; mais il est fort à craindre qu'on ne s'y cherche encore plus soi-même. Hé quoi! faut-il donc quitter toutes ces bonnes œuvres? Non, retenez-les toutes quant à l'action, mais étudiez-vous à en rectifier l'intention.

2° Dévotion intrigante et dominante. En cessant d'intriguer dans le monde et d'y vouloir dominer, on veut intriguer et dominer dans le parti de la dévotion. Car il y a dans la dévotion même différents partis ; et s'il n'y en avait point, et que l'uniformité des sentiments fût entière, sans dispute, sans contestation, sans occasion de remuer et de s'ingérer en mille affaires et mille menées, il est à croire que bien des personnes, surtout parmi le sexe, n'auraient jamais été dévotes ni voulu l'être. Le crédit qu'on a dans une secte dont on devient ou le chef, ou l'un des principaux agents; l'empire qu'on exerce sur les esprits qu'on a su prévenir en sa faveur, et qui prennent aveuglement les impressions qu'on leur donne ; l'autorité avec laquelle on les gouverne et on les fait entrer dans toutes ses vues et toutes ses pratiques ; le plaisir flatteur d'être l’âme des assemblées, des délibérations, de tous les conseils et de toutes les résolutions ; le seul plaisir même d'avoir quelque part à tout cela, et d'y être compté pour quelque chose, voilà ce qui touche un cœur vain et amateur de la domination, voilà son objet : tout le reste n'est proprement que l'accessoire et qu'une spécieuse apparence.

3° Dévotion inquiète et empressée. Marthe, Marthe, vous vous inquiétez et vous vous mettez en peine de bien des choses (1), disait le Sauveur du monde à cette sœur de Madeleine, voyant qu'elle s'embarrassait de trop de soins pour le recevoir dans sa maison, et pour lui témoigner son respect. C'était sans doute une bonne œuvre qu'elle faisait, puisqu'il s'agissait du Fils de Dieu ; mais dans toutes nos œuvres, et particulièrement dans nos œuvres de piété, Dieu veut toujours que nous conservions le recueillement intérieur , qui ne peut guère s'accorder avec une ardeur si vive et si précipitée. Car dans les choses de Dieu, comme partout ailleurs, il y a de ces vivacités et de ces empressements qu'il faut modérer. C'est le caractère de certains esprits, qui n'entreprennent ni ne font presque jamais rien d'un sens rassis et avec tranquillité : de sorte qu'on les voit dans un mouvement perpétuel, et que, pour quelques démarches qui suffiraient, ils en font cent d'inutiles. Ils croient agir en cela avec plus de mérite devant Dieu ; mais souvent sans qu'ils s'en aperçoivent, s'y mêle-t-il beaucoup de tempérament, et quelquefois même une secrète complaisance au fond de l’âme. Car toutes ces manières et toutes ces agitations extérieures ont je ne sais quel air d'importance, dont le cœur se laisse aisément flatter. C'est l'œuvre de Dieu, disent-ils, et malheur à cela qui fait l'œuvre de Dieu négligemment (1) ! Je l'avoue, et je le dis aussi bien qu'eux : mais sans négliger l'œuvre de Dieu, on peut s'y comporter avec plus d'attention à Dieu même, avec plus de récollection, avec moins de dissipation.

 

1 Luc, X, 41. — 2 Jerem., XLVIII, 10.

 

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Hé ! pourrais-je leur demander, que prétendez-vous en vous laissant ainsi distraire, et perdant par toutes vos précipitations et tous vos troubles la présence de Dieu ? Vous le cherchez hors de vous, et vous le quittez au dedans de vous-mêmes.

4° Dévotion zélée, mais fort zélée pour autrui et très-peu pour soi. Depuis que telle femme a levé l'étendard de la dévotion, il semble qu'elle soit devenue impeccable , et que tous les autres soient des pécheurs remplis de défauts. Elle donnera dans un jour cent avis, et dans toute une année elle n'en voudra pas recevoir un seul. Quoi qu'il en soit, nous avons du zèle, et le zèle le plus ardent, mais sur quoi? sur quelques abus assez légers que nous remarquons, ou que nous nous figurons dans des subalternes, et dans des étals qui dépendent de nous. Voilà ce qui nous occupe, sans que jamais nous nous occupions des véritables abus de notre état, dont nous ne sommes pas exempts, et qui quelquefois sont énormes. Cependant on inquiète des gens, on les fatigue, on va même jusqu'à les accabler. Le Prophète disait : Mon zèle me dévore (1) ; mais combien de prétendus zélateurs ou zélatrices pourraient dire : Mon zèle au lieu de me dévorer moi-même, dévore les autres.

5° Dévotion de naturel, d'inclination, d'intérêt. Le vrai caractère de la piété est d'accommoder nos inclinations et nos désirs à la dévotion : mais l'illusion la plus commune et le désordre presque universel est de vouloir au contraire accommoder la dévotion à tous nos désirs et à toutes nos inclinations. De là vient que la dévotion se transfigure en toutes sortes déformes ; mais surtout à la cour elle prend toutes les qualités de la cour. La cour (ce que je ne prétends pas néanmoins être une règle générale), la cour est le séjour de l'ambition : la dévotion y devient ambitieuse ; la cour est le séjour de la politique : la dévotion y devient artificieuse et politique; la cour est le séjour de l'hypocrisie et de la dissimulation : la dévotion y devient dissimulée et cachée; la cour est le séjour de la médisance : la dévotion y devient critique à l'excès et médisante : ainsi du reste. La raison de ceci est que dans la dévotion même il y a toujours, si l'on n'use d'une extrême vigilance, quelque chose d'humain et un fonds de notre nature corrompue qui s'y glisse et qui agit imperceptiblement. On est pieux, ou l'on croit l'être ; mais on l'est selon ses vues, mais on l’est selon ses avantages

 

1 Psal., LXVIII, 10.

 

personnels et temporels, mais on l'est selon l'air contagieux du monde, que l'on respire sans cesse, c'est-à-dire qu'on l'est assez pour pouvoir en quelque manière se porter témoignage à soi-même de l'être, et pour en avoir devant le monde la réputation ; mais qu'on l'est trop peu pour avoir devant Dieu le mérite de l'être véritablement. Sainteté de cour, sainteté la plus éminente quand elle est véritable, parce qu'elle a plus d'obstacles à surmonter et plus de sacrifices à faire; mais que ces sacrifices sont rares ! et comme il faut pour cela s'immoler soi-même ! que l'esprit de la cour trouve d'accommodements et de raisons pour épargner la victime !

6° Dévotion douce, oisive, commode. On dit, en se retirant des affaires du monde, et se donnant à Dieu : Pourquoi tant de mouvements et tant de soins? Tout cela me lasse et m'importune ; je veux vivre désormais en repos. Erreur : ce n'est point là l'esprit de la piété; mais c'est un artifice de l'amour-propre, qui se cherche soi-même jusque dans les meilleurs desseins. Il veut partout avoir son compte, et être à son aise : en quoi il nous trompe. La sainteté de cette vie est dans le travail et dans la peine, comme celle de l'autre est dans la béatitude et dans la paix.

Que le libertinage, instruit, aussi bien que nous, de ces égarements dans la dévotion et des autres, les condamne, nous ne nous en plaindrons point, et nous ne l'accuserons point en cela d'injustice. Mais de quoi nous nous plaignons, et avec raison, c'est que le libertin abuse de quelques exemples particuliers , pour en tirer des conséquences générales au désavantage de toutes les personnes vertueuses et adonnées aux œuvres de piété. De quoi nous nous plaignons, c'est que le libertin prenne de là sujet de décrier la dévotion, de la traiter avec mépris, de l'exposer à la risée publique par de fades et de scandaleuses plaisanteries. De quoi nous nous plaignons, c'est que le libertin veuille de là se persuader qu'il n'y a de vraie dévotion qu'en idée, et que ce n'est dans la pratique qu'un dehors trompeur et un faux noni. De quoi nous nous plaignons , c'est que le libertin exagère tant les devoirs de la dévotion , et qu'il affecte de les porter au degré de perfection le plus éminent, afin que, ne voyant presque personne qui s'y élève, il puisse s'autoriser à conclure que tout ce qu'on appelle gens de bien ne valent pas mieux la plupart que le commun des hommes. De quoi nous nous plaignons, c'est que par là le libertin ôte

 

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en quelque sorte aux prédicateurs, et à tous les ministres chargés de L'instruction des fidèles, la liberté de s'expliquer publiquement sur la dévotion , d'en prescrire les règles, d'en découvrir les illusions, de peur que les mondains n'empoisonnent ce qu'ils entendent sur cette matière, et que leur malignité ne s'en prévale.

Cependant le monde pensera tout ce qu'il lui plaira, et il raillera tant qu'il voudra ; nous parlerons avec discrétion , mais avec force, et nous ne déguiserons point la vérité dont nous sommes les dépositaires et les interprètes. Nous imiterons notre divin Maître, qui n'usa de nul ménagement à l'égard des scribes et des pharisiens, et qui tant de fois publia leurs hypocrisies et leurs vices les pins secrets ; nous exalterons la vertu, nous lui donnerons toute la louange qu'elle mérite, nous reconnaîtrons qu'elle n'est point bannie de la terre et qu'elle règne encore dans l'Eglise de Dieu ; mais en même temps, pour son honneur et pour la réformation de ceux mêmes qui la professent, nous ne craindrons point de marquer les altérations qu'on y fait : nous démêlerons dans cet or ce qu'il y a de pur, et tout ce qu'on y met d'alliage. Plaise au ciel que nos leçons soient bien reçues et qu'on en profite ! c'est notre intention : mais quiconque en sera scandalisé , qu'il s'impute à lui-même son scandale.

 

ALLIANCE   DE  LA  PIÉTÉ  ET DE  LA  GRANDEUR.

 

Quelque opposé que semble être au christianisme l'état des grands, il y a une merveilleuse alliance entre la piété et la grandeur. Bien loin qu'elles soient incompatibles, elles se soutiennent mutuellement l'une l'autre : de sorte que la piété sert à relever la grandeur, et que la grandeur sert à relever la piété.

I. La piété relève tout à la fois la grandeur, et devant Dieu , et devant les hommes : devant Dieu, parce que la piété rend la grandeur chrétienne et sainte ; devant les hommes, parce que la piété nous rend la grandeur singulièrement aimable et vénérable.

Grandeur chrétienne et sainte devant Dieu : par où? par la piété, ainsi que je viens de le dire ; car que fait la piété dans un grand, et comment le sanctifie-t-elle? Est-ce en le dépouillant de sa grandeur même? est-ce en le faisant renoncer à tous les titres d'honneur dont il est revêtu? L'oblige-t-elle à céder ses droits , à se démettre de son autorité et de son pouvoir, à descendre de son rang et à se dégrader, à mener une vie privée et à se réduire dans une retraite obscure, sans pompe, sans éclat, sans nom? Il est vrai qu'il y a eu tics grands du inonde , et même des princes et des rois, que l'esprit de Dieu a portés jusque-là. Ils se sont retirés dans les solitudes et dans les cloîtres, et, pour se mettre plus sûrement en garde contre la contagion du siècle, ou pour acquérir une ressemblance plus parfaite avec Jésus-Christ humilié et anéanti, ils se sont cachés et ensevelis dans les ténèbres. Mais si ces exemples sont dignes de notre admiration , ce n'est pas une conséquence que tous les grandi les doivent suivre , et qu'ils ne puissent autrement se sanctifier que par cette abdication volontaire et ce renoncement à l'état de distinction où la Providence les a élevés. S'il en était ainsi, il faudrait donc qu'il n'y eût dans le monde chrétien ni puissance séculière, indignité, ni magistrature, ni principauté, ni monarchie, puisqu'il serait nécessaire de quitter tout cela et de se défaire de tout cela, pour pratiquer le christianisme et pour s'y perfectionner. Système qui dérangerait tout le plan de la sagesse divine , et qui renverserait tout l'ordre qu'elle a établi. Ane point parler des saints législateurs et des saints rois qui ont vécu dans l'ancienne loi et gouverné le peuple de Dieu, combien de grands dans la loi nouvelle, combien de rois, sans déroger en rien de leur grandeur, sont parvenus, au milieu de la cour, à la plus sublime sainteté , et ont mérité d'être honorés d'un culte public par toute l'Eglise ?

De là il s'ensuit qu'on peut être grand selon le monde, demeurer dans la condition de grand , vivre en grand , et cependant marcher et s'avancer dans les voies de la perfection chrétienne. Or voilà l'ouvrage, ou plutôt le chef-d'œuvre de la piété; elle fait remonter un grand jusqu'au principe de sa grandeur et de toute grandeur humaine, qui est Dieu ; elle lui fait reconnaître avec l'Apôtre, et selon la maxime fondamentale de la foi, que toute puissance vient de Dieu, et par conséquent que tout ce qu'il est, il ne l'est que par la grâce de Dieu. D'où il conclut, par le raisonnement le plus juste et le plus sensible, que toute sa grandeur n'est donc qu'une grandeur subordonnée au souverain Maître de qui il l'a reçue; que c'est une grandeur dépendante, et que, bien loin qu'elle l'affranchisse des lois divines, elle lui impose une obligation particulière d'honorer d'un culte plus religieux, plus assidu, plus fervent, le suprême auteur à qui il

 

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est redevable de son état et de tous les avantages temporels qui y sont attachés ; que ce n'est pas pour lui qu'elle lui a été donnée, celle grandeur, et qu'il n'en est que le dépositaire; mais que chaque chose devant retourner a sa source, c'est à Dieu que l'hommage en est dû, à ce Seigneur des seigneurs qu'elle doit être référée par un usage tel qu'il le demande il tel qu'il le mérite.

Toutes ces pensées, et bien d'autres que la piété ne manque point de suggérer, tiennent un grand dans une attention continuelle sur soi-même, pour ne se laisser point éblouir de l'éclat qui l'environne, et ne se point évanouir dans ses idées, pour se maintenir toujours devant Dieu et à l'égard de Dieu dans des sentiments humbles et soumis, dans une dépendance volontaire et entière, dans une obéissance pleine et parfaite; pour n'user jamais de sa puissance contre Dieu, en la faisant servir à satisfaire ses passions, son intérêt, son ambition, ses ressentiments et ses vengeances; mais, au contraire, pour l'employer toujours selon les vues et le gré de Dieu, consultant Dieu dans tout ce qu'il entreprend, n'y envisageant que Dieu, et ne s'y proposant autre chose que d'être l'exécuteur de ses ordres et le ministre de ses éternelles volontés ; pour s'attacher avec d'autant plus de fidélité et plus de zèle au service de Dieu, qu'il se voit comblé plus libéralement et plus abondamment de ses dons; pour lui rendre tous les devoirs de religion, d'adoration, de reconnaissance et de dévotion que l'Eglise de Dieu exige de chaque fidèle, ne manquant à nulle observance, ne se dispensant d'aucune pratique, y en ajoutant même de propres et de personnelles ; en un mot, remplissant toute justice, et n'écoutant là-dessus ni respect du monde, ni inclination ou répugnance de la nature. Qui peut douter qu'un grand de ce caractère ne soit spécialement agréable à Dieu ? c'est-à-dire, qui peut douter qu'il ne soit vraiment grand aux yeux de Dieu, puisque la vraie grandeur est de plaire à Dieu, et que rien ne doit plaire davantage à Dieu que la grandeur même temporelle, ainsi appliquée à le glorifier, et toute dévouée à son honneur? Voilà par où David devint un objet de complaisance pour Dieu, et un prince selon le cœur de Dieu : c'est ce qui consacra toutes ses entreprises et toutes ses victoires, c'est ce qui en fit tout le mérite et tout le prix.

Grandeur singulièrement aimable et vénérable devant les hommes : autre effet de la piété dans un grand. Il est certain que la vertu, en quelque sujet qu'elle se rencontre, est toujours digne de notre estime et de nos respects; mais il faut convenir, dit saint Bernard, que, par une grâce et un don particulier, elle plaît surtout dans les nobles. D'où vient cela ? on pourrait dire qu'étant beaucoup plus rare dans les grands, elle paraît par là même beaucoup plus estimable. On pourrait ajouter qu'ayant dans les grands beaucoup plus d'efforts à faire pour se soutenir, et plus de difficultés à vaincre, elle les rend aussi beaucoup plus recommandables par les obstacles mêmes qu'ils surmontent, et par les victoires qu'ils remportent. Mais, sans m'arrêter à ces raisons ni à toutes les autres, voici, ce me semble, la plus essentielle : c'est que la piété corrige dans un grand les défauts les plus ordinaires par où la grandeur devient communément odieuse et méprisable, et qu'au contraire elle lui donne les qualités les plus capables de gagner les cœurs et de les prévenir en sa faveur.

En effet, ce qui nous indispose à l'égard des grands, et ce qui nous porte le plus souvent contre eux aux murmures et aux mépris, ce sont leurs hauteurs et leurs fiertés, ce sont leurs airs dédaigneux et méprisants, ce sont leurs façons de parler, leurs termes, leurs gestes, leurs regards, toutes leurs manières, ou brusques ou rebutantes, ou trop impérieuses et trop dominantes ; ce sont encore bien plus leurs tyrannies et leurs duretés, quand, par l'abus le plus énorme du pouvoir dont ils ont été revêtus, ils tiennent dans l'oppression des hommes comme eux, et leur font sentir sans ménagement tout le poids de leur grandeur ; quand, par l'indifférence la plus mortelle, uniquement attentifs à ce qui les touche, et renonçant à tous les sentiments de la charité, ils voient d'un œil tranquille et sans nulle compassion des misères dont assez ordinairement ils sont eux-mêmes auteurs; quand, par une monstrueuse ingratitude, ils laissent sans récompense les services les plus importants, et oublient des gens qui se sont immolés et qui s'immolent sans cesse pour leurs intérêts : ce sont leurs injustices, leurs violences, leurs concussions, et, si je puis user de ce terme, leurs brigandages, soit connus et publics (car souvent même ils ne s'en cachent pas), soit particuliers et plus secrets, mais qui ne causent pas moins de dommage, et ne donnent pas moins à souffrir; ce sont les désordres de leur vie, leurs débauches, leurs excès, leur irréligion, tous les vices où ils s'abandonnent avec d'autant

 

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plus de liberté que c'est avec plus d'impunité. Voilà, tout grands qu'ils sont, ou par la naissance ou par la faveur, ce qui les rabaisse infiniment dans les esprits et ce qui les avilit : on respecte dans eux leur caractère; on redoute leur puissance; on leur rend les hommages qu'on ne peut leur refuser, ni selon les lois du monde, si selon la loi de Dieu ; mais leurs personnes, comment les regarde-t-on ? et tandis qu'au dehors on les honore, quelle estime en fait-on dans le cœur, et quelles idées en conçoit-on ? S'ils en étaient instruits, il faudrait qu'ils fussent bien insensibles pour n'en être pas pénétrés jusque dans le fond de l’âme.

Or la piété retranche tout cela, réforme tout cela, change tout cela. En faisant de la grandeur une grandeur chrétienne, elle en fait une grandeur aimable et vénérable: comment? parce qu'elle en fait une grandeur modeste et humble qui, sans abandonner ses droits ni oublier ses prérogatives , du reste ne s'enorgueillit point, ne s'enfle point, ne se laisse point infatuer d'elle-même; qui n'offense personne, ne choque personne, ne s'éloigne de personne : qui tout au contraire se rend affable à l'égard de tout le monde , prévenante, honnête, douce, condescendante : parce qu'elle en fait une grandeur officieuse et charitable, qui se plaît à obliger ; qui volontiers s'emploie pour les petits, pour les pauvres, pour les affligés ; qui compatit à leurs maux, et prend soin, autant qu'il lui est possible, de les soulager ; qui se communique , se familiarise, pardonne aisément, récompense abondamment, répand libéralement ses dons, et pense [dus en quelque manière aux autres qu'à soi-même : parce qu'elle en fait une grandeur sage, droite et juste , vraie dans ses paroles, fidèle dans ses promesses, équitable dans ses jugements ; n'écoutant que la raison, et la suivant en tout sans nul égard ; prenant le parti de l'innocence, soutenant la veuve et l'orphelin, rendant à chacun ce qui lui appartient, et aimant mieux, en bien des rencontres, se relâcher de certains intérêts et de certaines prétentions, que de se mettre au hasard de faire tort à qui que ce soit, et de profiter de ses dépouilles : parce qu'elle en fait une grandeur réglée dans toute sa conduite et irréprochable dans ses mœurs ; tellement adonnée aux devoirs de la religion, qu'elle ne manque à aucun devoir du monde ; ennemie du libertinage , zélée pour le bon ordre, commençant par s'y soumettre elle-même, et donnant l'exemple à ceux qu'elle y veut réduire ou qu'elle travaille à y maintenir.

Supposons un grand en de telles dispositions, et agissant de telle sorte en toutes choses : est-il un homme plus respecté? du moins est-il un homme plus respectable? peut-on se défendre de l'estimer, de l'admirer, de l'aimer? Qu'il ait quelques ennemis secrets, qu'il ait des concurrents et des envieux, ses ennemi mêmes, ses envieux et ses concurrents seront forcés dans le cœur de lui rendre la justice qui lui est due. Quoi qu'il en soit et quoi qu'ils en pensent, tout le public se déclarera en sa faveur; et c'est à son égard que se vérifiera ce que le Saint-Esprit a dit en particulier d'un homme désintéressé . Quel est celui-là? nous le comblerons d’éloges ; car sa vie est un perpétuel miracle (1). Mais, dira-t-on, ne voit-on pas quelquefois de ces grands que la piété rend importuns, difficiles, chagrins, bizarres, farouches, et par là même insupportables et méprisables? Erreur. Je dis erreur : non pas que je ne convienne de toutes leurs bizarreries et de tous les travers où ils donnent; mais erreur, si l'on attribue tout cela à la piété. Car il faut bien distinguer ce qui vient d'eux-mêmes, et ce qui vient de la piété qu'ils professent. Une parfaite piété, bien loin de nous porter à tous ces écarts, nous en garantit ou nous en retire : et de là il faut conclure que le principe du mal, c'est qu'ils n'ont encore qu'une piété très-défectueuse. Autant qu'ils la perfectionneront, autant elle les perfectionnera eux-mêmes; et plus elle les perfectionnera en corrigeant les défauts personnels qu'on leur reproche, et leur faisant acquérir les vertus contraires, plus elle donnera de lustre à leur grandeur et les rendra recommandables.

II. Comme la piété relève la grandeur, on peut dire aussi que la grandeur, par un heureux retour, sert infiniment à relever la piété, et cela en plus d'une manière : parce que la grandeur met en crédit la piété; parce que la grandeur a plus de pouvoir pour bannir le vice, et que , par la force de ses exemples, elle engage plus de monde dans le parti de la piété; parce que la grandeur, par l'édification qu'elle donne, détruit le plus puissant obstacle que la piété ait à combattre, qui est le respect humain: parce que la grandeur fournit à la piété de plus importants sujets et des occasions plus éclatantes de s'exercer, et de signaler sa religion et son zèle.

La grandeur met en crédit la piété ; et la raison est qu'étant  prévenus naturellement,

 

1 Eccli., XXXI, 9.

 

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comme nous le sommes, d'un certain respect pour les grands, nous sommes parla naturellement portés à juger des choses selon qu'ils en jugent, surtout si ce sont d'ailleurs de bonnes choses en elles-mêmes, ou des choses an moins qui ne paraissent pas évidemment mauvaises. Ainsi, quand on voit pratiquer les exercices du christianisme à un grand; quand on le voit fréquenter les sacrements, assister régulièrement et dévotement au sacrifice de l'autel, sanctifier les fêtes par son assiduité aux prières et aux offices ordinaires de l'Eglise, observer les abstinences, les jeûnes; écouter la parole divine, ne manquer à rien de tout ce qui concerne le culte de Dieu, on n'en a que plus d'estime pour ces mêmes exercices. On ne les compte plus seulement pour des pratiques du peuple et d'un petit nombre d’âmes pieuses, mais on les regarde comme des devoirs convenables à tous les états et aux plus hauts rangs. Les païens, selon le témoignage de saint Cyprien, respectaient jusqu'aux vices mêmes de leurs prétendues divinités, et il leur semblait que ces vices étaient consacrés dès que c'étaient les vices des dieux. De là nous devons juger à combien plus forte raison la vertu reçoit des grands un éclat particulier , et quel prix dans l'opinion commune y ajoute leur grandeur.

De ce premier avantage il en suit un autre : c'est que l'exemple des grands ayant autant d’efficace qu'il en a pour toucher les cœurs et pour les engager, il est par là même d'un secours infini à la piété pour s'établir et pour se répandre, ce sont des modèles sur lesquels on se forme beaucoup plus volontiers que sur le reste des hommes. Ce sont des lumières suivant la figure de l'Evangile, et des lumières, mais point cachées sous le boisseau, mais placées sur le chandelier, dont les rayons éclairent toute la maison (1), et dont la splendeur frappe vivement les yeux. L'édification que donne un particulier est renfermée dans un petit nombre de personnes qui le voient, et qui sont témoins de ses actions. Mais il n'en est pas de même d'un grand; plus il est élevé, plus il est connu et remarqué : d'où il arrive que la bonne odeur de sa piété s'étend bien plus loin, et que sa vie exemplaire devient bien plus édifiante. Edification aussi efficace qu'elle est générale : car les exemples d'un homme au-dessus de nous sont contre nous les titres les plus convaincants et les plus pressants reproches, quand nous refusons de faire ce qu'il fait, et que nous ne voulons pas tenir la même conduite que

 

1 Matth., V, 15.

 

lui, ni nous assujettir aux mêmes observances. Notre cœur nous applique À nous-mêmes ce témoignage, et le tourne à notre confusion. Tous les prétextes dont nos passions tâchent de se prévaloir s'évanouissent, parce qu'on se trouve forcé de reconnaître que ce ne sont en effet que des prétextes et que de fausses excuses. On est intérieurement excité, sollicité, attiré; et plusieurs enfin suivent l'attrait dont ils ressentent l'impression. Voilà comment dans une ville, dans une cour, il ne tiendrait souvent qu'à quelques personnes distinguées parleur naissance et par leurs dignités de bannir des abus, des coutumes, des modes, des scandales, mille désordres qui ruinent toute la piété, et qui déshonorent la religion. Si leur exemple ne suffisait pas, ils y emploieraient le pouvoir qu'ils ont en main, et, le mettant en œuvre à propos, selon les besoins et les rencontres, ils sauraient bien réprimer la licence, et maintenir l'honneur de Dieu et de son service.

De tout ceci, par une conséquence naturelle, qu'arriverait-il encore en faveur de la piété? c'est qu'elle prendrait l'ascendant sur l'ennemi le plus dangereux qui l'attaque et qui s'oppose à ses progrès, je veux dire sur le respect humain. Car il n'y aurait plus de honte à vivre selon les maximes de l'Evangile et selon les règles de la foi, si les grands se déclaraient hautement pour la piété. Les mondains et les libertins auraient beau parler et railler, cet exemple, sans de longs raisonnements, serait une réponse courte, et toujours présente à toutes leurs railleries et à tous leurs discours. S'il y avait même alors quelque chose à craindre, ce n'est pas que le respect du monde perverti et corrompu nous arrêtât, mais c'est qu'une autre sorte de respect humain tout contraire, et que la seule envie de plaire à un grand ne nous portât à une piété hypocrite, et ne nous fit affecter de faux dehors. Tant il est certain que tout cède à l'exemple des grands, et tant ils sont coupables quand ils ne font pas servir l'empire qu'ils ont sur les esprits à confondre le libertinage, et à mettre la piété en état d'agir ouvertement et de se montrer avec assurance.

Enfin, par une dernière prérogative et un privilège qui lui est propre, c'est la grandeur qui fournit à la piété plus d'occasions et de moyens d'entreprendre de grandes choses, et de les exécuter pour la gloire de Dieu, pour le bien du prochain et pour l'avancement de la religion. Car plus un homme est élevé selon le monde, plus il peut s'employer utilement selon

 

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Dieu, et faire de bonnes œuvres. Par exemple, que ne peut point faire un seigneur dans toutes ses terres? Que ne peut point faire un chef de justice dans tout son ressort, ou un commandant dans tonte une province? Que ne peut point faire un roi dans toute l'étendue de ses Etats? Comment saint Louis fit-il de si beaux établissements, porta-t-il des lois si salutaires, donna-t-il de si saints édits, forma-t-il des armées et les conduisit-il contre les ennemis de la foi? C'est que dans sa personne la piété se trouvait soutenue de la grandeur. S'il eut été moins puissant, et qu'il se fût trouvé réduit à une condition médiocre, il n'eût pu dans la pratique et dans les effets porter si loin sa charité, son zèle, son détachement, son équité inviolable, sa générosité toute chrétienne, sa patience, son humilité, bien d'autres vertus. Heureux d'avoir su dans sa grandeur, et par sa grandeur même, s'élever à un si haut point de sainteté !

Voilà par proportion quel serait le bonheur de tous les grands, s'ils savaient user comme ils le doivent de leur grandeur. Mais leur malheur est de ne vouloir être grands que pour leur élévation temporelle, et de se persuader presque que la grandeur est un titre qui les affranchit des lois du christianisme. La louange que donne l'Ecriture à un grand, c'est d’avoir pu faire le mal et de ne l'avoir pas fait (1) : mais par une règle à peu près semblable, ce qui condamne la plupart des grands, et ce qui leur sera reproché au jugement de Dieu, c'est d'avoir pu faire le bien, et le plus grand bien, et d'avoir omis de le faire.

 

PENSÉES  DIVERSES  SUR  LA DÉVOTION.

 

Pourquoi la vraie dévotion est-elle si peu connue, et pourquoi, au contraire, connaît-on si bien la fausse? C'est que la vraie dévotion se cache, parce qu'elle est humble ; au lieu que la fausse aime à se montrer et à se distinguer. Je ne dis pas qu'elle aime à se montrer ni à se faire connaître comme fausse ; bien loin de cela, elle prend tous les dehors de la vraie : mais elle a beau faire, plus elle se montre, plus on en découvre la fausseté. Voilà d'où vient que le monde juge communément très-mal de la dévotion : car il n'en juge que par ceux qui en ont l'éclat, qui en ont le nom, la réputation : or, ce n'est pas toujours par ceux-là qu'on en peut former un jugement favorable et avantageux. Pour mettre la dévotion en crédit

 

1 Eccli., XXXI, 10.

 

dit, il faudrait que la fausse demeurât dans les ténèbres, et que la vraie, perçant le voile de son humilité, parât au grand jour.

Si les libertins pouvaient être témoins de ce qui se passe en certaines âmes solidement chrétiennes et pieuses ; s'ils voyaient la droiture de leurs intentions, la pureté de leurs sentiments, la délicatesse de leur conscience ; s'ils savaient quelle est leur charité, leur humilité, leur patience, leur mortification, leur désintéressement, ils auraient peine à le comprendre : ils en seraient étonnés, touchés , charmés; et. bien loin de s'attacher, comme ils font, à tourner la piété en ridicule, ils en respecteraient même jusque dans la fausse les apparences, de peur de se tromper dans la vraie.

Nous cherchons en tout le plaisir, et nous le voulons trouver jusque dans le service de Dieu et dans la piété. Ce sentiment, dit saint Chrysostome, est bien indigne d'un chrétien ; mais, tout indigne qu'il est, Dieu, par une admirable condescendance, n'a point refusé de s'accommoder à notre faiblesse, et c'est ce que nous montre l'exemple des saints. Dès cette vie, quelles douceurs, quelles délices intérieures les saints n'ont-ils pas goûtées ? Peut-être ne les concevons-nous pas, parce que nous ne nous sommes jamais mis en état de les goûter comme eux; mais les fréquentes épreuves qu'ils en ont faites, et que nous ne pouvons désavouer, sont sur cela des témoignages irréprochables et convaincants. Pendant que les réprouvés dans l'enfer, ainsi que l'Ecriture nous l'apprend, protestent et protesteront éternellement qu'ils se sont lassés dans le chemin de l’iniquité (1) ; pendant que tant de mondains sur la terre nous assurent encore tous les jours, et nous prennent à témoin qu'il n'y a pour eux dans le monde qu'amertume, que trouble et affliction d'esprit, que nous ont dit au contraire mille fois les serviteurs de Dieu ? que nous disent-ils sans cesse de leur état ? Ils n'ont tous là-dessus qu'une voix commune et qu'un même langage, pour nous faire entendre qu'ils ont trouvé dans Dieu une source inépuisable de consolations, et des consolations les plus sensibles : que Dieu leur tient lieu de toutes choses, et qu'un moment qu'ils liassent auprès de lui leur est incomparablement plus doux que des années entières au milieu de tous les divertissements et de toutes les joies apparentes du monde. Veulent-ils nous tromper ? mais quel intérêt les y porterait ? Se trompent-ils eux-mêmes ? mais on ne se trompe pas aisément sur ce qu'on sent.

 

1 Sap., V, 7.

 

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Pourquoi donc nous obstinons-nous à ne les en pas croire ? ou, si nous les croyons , pourquoi nous obstinons-nous à vouloir être malheureux avec le monde, plutôt que de chercher en Dieu notre véritable bonheur ?

Dès que les Juifs commencèrent à manger des fruits de cette terre abondante où ils entrèrent en sortant du désert, la manne qui les avait jusque-là nourris ne tomba plus du ciel ; et tant qu'une âme est attachée aux plaisirs des sens et aux douceurs de la vie présente, en vain espère-t-elle goûter jamais les douceurs et les consolations divines. C'est une nécessité de renoncer à l'un ou à l'autre. Voulons-nous que Dieu nous soit comme une manne où nous trouvions toutes sortes de goûts, il faut que le monde nous soit comme un désert.

Trois ou quatre communions par semaine, et pas un point retranché ni de son extrême délicatesse et de l'amour de soi-même, ni de son intérêt propre, de son aigreur ou de sa hauteur d'esprit; deux heures d'oraison par jour, et pas un moment de réflexion sur ses défauts les plus grossiers ; enfin, beaucoup d'oeuvres saintes et de pure dévotion, mais en même temps une négligence affreuse de mille articles essentiels, ou par rapport à la religion et à la soumission qu'elle demande, ou par rapport à la justice et aux obligations qu'elle impose, ou par rapport à la charité et à ses devoirs les plus indispensables: voilà ce que je ne puis approuver, et ce que jamais nul homme comme moi n'approuvera. Mais les prières, les oraisons, les fréquentes communions ne sont-elles pas bonnes? Oui, sans doute, elles le sont ; et c'est justement ce qui nous condamne, qu'étant si bonnes par elles mêmes, elles ne nous rendent pas meilleurs.

Gardez toutes vos pratiques de dévotion, j'y consens, et je vous y exhorte même très-fortement ; mais avant que d'être dévot, je veux que vous soyez chrétien. Du christianisme à la dévotion, c'est l'ordre naturel ; mais le renversement et l'abus le plus monstrueux, c'est la dévotion sans le christianisme. Pour en donner un exemple : en matière d'inimitié, de vengeance, de médisance, si l'on n'y prend garde, on fait souvent par dévotion tout ce que les libertins et les plus mondains font par passion. Dans le cours d'une affaire ou dans la chaleur d'une dispute, on décrie les personnes, on les comble d'outrages, on les calomnie, et l'on croit rendre par là service à Dieu : si dans la suite il en vient quelque scrupule, on se contente, pour toute réparation, de dire dévotement : N'y pensons plus et n'en parlons plus ; je mets tout cela aux pieds du crucifix. Mais il y faudrait penser, mais il en faudrait parler, mais il y faudrait remédier ; et ce serait là non-seulement la perfection, mais le fond du christianisme et la religion.

Vouloir accorder tout le luxe et tout le badinage du monde avec la dévotion, cela n'est pas sans exemple; mais c'est l'aveuglement le plus déplorable. Hé ! ces parures peu modestes, ces manières si libres, si enjouées, si familières, les peut-on même accorder avec la réputation?

Beaucoup de directeurs des consciences, mais peu de personnes qui se laissent diriger. Ce n'est pas que toutes les Ames dévotes, ou presque toutes, ne veuillent avoir un directeur, mais un directeur à leur mode, et qui les conduise selon leur sens : c'est à dire un directeur dont elles soient d'abord elles-mêmes comme les directrices, touchant la manière dont il doit les diriger. Cela s'appelle, à bien parler, non pas vouloir être dirigé, mais vouloir par un directeur se diriger soi-même.

La dévotion doit être prudente, et on peut bien lui appliquer ce que saint Paul a dit de la foi : que votre service soit raisonnable (1). Ce n'est donc point l'esprit de l'Evangile, que par une dévotion outrée nous nous portions à des extrémités qui choquent le bon sens, ou à des singularités qui ne sont propres qu'à faire parler le monde. Mais le mal est que cette prudence, qui est un des caractères de la dévotion, n'est pas toujours le caractère des personnes dévotes. Elles ont, il est vrai, leurs directeurs ; mais ces directeurs, elles ne les écoutent pas toujours, et je puis dire avec quelque connaissance, que ce n'est pas pour ces directeurs une petite peine de voir souvent qu'on leur attribue des imprudences auxquelles ils n'ont nulle part, et sur quoi néanmoins ils ne peuvent guère se justifier, parce qu'il ne leur est pas permis de s'expliquer.

Aller sans cesse de directeur en directeur, et tour à tour vouloir tous les éprouver, c'est dans les uns inquiétude, et dans les autres curiosité. Quoi que ce soit, dans ces divers circuits on court beaucoup, mais on n'avance guère.

Etes-vous de la morale étroite, ou êtes-vous de la morale relâchée? Bizarre question qu'on fait quelquefois à un directeur, avant que de s'engager sous sa conduite. Je dis question ridicule et bizarre, dans le sens qu'on entend communément la chose ; car quand on

 

1 Rom., XII, 1.

 

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demande à ce directeur s'il est de la morale étroite, on veut lui demander s'il est de ces directeurs sévères par profession, c'est-à-dire de ces directeurs déterminés à prendre toujours et en tout le parti le plus rigoureux, sans examiner si c'est le plus raisonnable et le plus conforme à l'esprit de l'Evangile, qui est la souveraine raison. Et quand au contraire on demande à ce même directeur s'il est de la morale relâchée, on prétend lui demander s'il est du nombre de ces autres directeurs qu'on accuse d'altérer la morale chrétienne, et d'en adoucir toute la rigueur par des tempéraments qui accommodent la nature corrompue, et qui flattent les sens et la cupidité. A de pareilles demandes que puis-je répondre, sinon que je ne suis par état ni de l'une ni de l'autre morale, ainsi qu'on les conçoit ; mais que je suis de la morale de Jésus-Christ, et que Jésus-Christ étant venu nous enseigner dans sa morale la vérité, je m'en tiens dans toutes mes décisions à ce que je juge de plus vrai, de plus juste, de plus convenable selon les conjonctures, et selon les maximes de ce divin législateur? Tellement que je ne fais point une obligation indispensable de ce qui n'est qu'une perfection ; comme aussi en ne faisant point un précepte de la pure perfection, j'exhorte du reste, autant qu'il m'est possible, de ne se borner pas dans la pratique à la simple obligation. Voilà ma morale. Qu'on m'en enseigne une meilleure, et je la suivrai.

Il y a dans saint Paul une expression bien forte. C'est au sujet de certains séducteurs qui prêchaient le judaïsme, et portaient les fidèles à se faire circoncire. Pourquoi veulent-ils qui vous soyez circoncis (1), disait sur cela le grand Apôtre écrivant aux Galates ; c'est afin de se glorifier dans votre chair. Comme s'il leur eût dit : Ce n'est pas le zèle de la loi de Moïse qui touche ces gens-là, et qui les intéresse. Ils s'en soucient fort peu , puisqu'eux-mêmes ils la violent en mille points. Que prétendent-ils donc? Ils voudraient pouvoir se vanter devons avoir engagés dans leur parti ; ils voudraient pouvoir vous compter au nombre de leurs disciples; ils voudraient s'en faire honneur; et c'est pour cela qu'à quelque prix que ce soit, et quoi qu'il vous en puisse coûter, ils exigent de vous que vous vous soumettiez à la circoncision. Voilà, selon le maître des Gentils, quel était l'esprit de ces faux docteurs et de ces dévots de la Synagogue. Oh ! qu'il est aisé de se taire dans le monde la réputation d'homme sévère, et de la soutenir aux dépens d'autrui !

 

1 Galat., VI, 12, 13.

 

 

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