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SERMON CL. LA SOURCE DU BONHEUR (1).

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ANALYSE. — Avant de rapporter le discours de saint Paul devant l'Aréopage et le succès qu'il obtint, les Actes disent qu'il conféra avec plusieurs philosophes épicuriens et plusieurs philosophes stoïciens. Ce n'est pas sans une disposition spéciale de la Providence qu'apparaissent ici ces deux sectes. A elles en effet semblent se rapporter toutes les autres. Quel est le but de tous les philosophes comme de tous les hommes? De parvenir au bonheur, à la vie bienheureuse. Or les Epicuriens mettent le bonheur dans les plaisirs du corps et les Stoïciens dans la vertu de l'âme. N'est-ce pas à ces deux opinions que se rapportent toutes les autres opinions philosophiques, puisqu'on ne peut distinguer en nous que le corps et que l'âme? Mais l'une et l'autre sont combattues par l'Apôtre. Au lieu de mettre le bonheur dans le plaisir des sens, il ordonne la mortification des sens; et toute sa doctrine fait hautement dépendre la vertu de la grâce de Jésus-Christ. Aussi Jésus-Christ et Jésus-Christ seul est à la fois la source du bonheur et le chemin qui y conduit.

 

1. Votre charité a remarqué avec nous, pendant la lecture des Actes des Apôtres, que saint Paul adressa la parole aux Athéniens, et que pour tourner en dérision la prédication de la vérité, on lui donna le nom de semeur de paroles. Dans la pensée de ceux qui le donnaient, ce surnom était une insulte; mais la foi né doit pas le dédaigner, car l'Apôtre semait réellement des paroles pour moissonner des vertus. Et nous-mêmes qui sommes si petits et qui n'avons rien à comparer à ce grand homme, ne semons-nous pas la parole de Dieu dans le champ même de Dieu, c'est-à-dire dans votre coeur, et n'attendons-nous pas de vous une ample moisson de vertus? Quoi qu'il en soit, nous vous engageons à vous montrer fort attentifs au sujet dont la lecture des Actes nous avertit d'entretenir votre charité : peut-être y exposerons-nous, avec le secours du Seigneur notre Dieu, des idées que tous ne sauraient comprendre facilement, si quelqu'un ne les exprime, et que nul ne doit dédaigner, quand il les comprend.

2. Paul parlait à Athènes. Or les Athéniens avaient parmi les autres peuples une grande réputation en tout genre de littérature et de doctrine. Athènes était la patrie des grands philosophes, et de ce centre s'étaient répandus dans les autres contrées de la Grèce et de l'univers des enseignements nombreux et variés. C'est donc là que parlait l'Apôtre, là qu'il annonçait ce Christ crucifié qui était scandale pour les Juifs et folie pour les Gentils; mais pour ceux qui « sont appelés, soit Juifs, soit Gentils, la Vertu de Dieu et la Sagesse de Dieu (2). » Songez à quel danger c'était s'exposer que de prêcher ainsi au milieu des orgueilleux et des savants.

Lorsque l'Apôtre eut terminé son discours, plusieurs se moquèrent, parce qu'il avait fait mention de cette résurrection des morts qui est l'un

 

1. Act. XVII, 18-34. — 2. I Cor. I , 23, 24.

 

des articles principaux de la foi chrétienne ; d'autres disaient : « Nous t'entendrons une seconde fois sur ce sujet; » il y en eut même qui crurent et parmi eux on nomme : Denys l'Aréopagite, l'un des magistrats d'Athènes, car l'Aréopage était comme le sénat dès Athéniens ; une femme noble encore et quelques autres. Ainsi la parole apostolique fit trois partis du peuple athénien, et on les voit caractérisés avec une exactitude remarquable : le parti des rieurs, le parti des sceptiques et le parti des croyants. « Quelques-uns, vient-on de lire, se moquaient; quelques autres disaient : Nous t'entendrons là dessus une nouvelle fois. » Ces derniers doutaient donc, et comme il y en eut qui crurent, ils tinrent le milieu entre les rieurs et les croyants. Mais rire c'est tomber; croire c'est se tenir debout, et douter c'est chanceler. « Nous t'entendrons là dessus de nouveau; » ils ne savaient donc s'ils tomberaient avec les rieurs ou s'ils s'affermiraient avec les croyants.

S'ensuit-il que le semeur de paroles ait travaillé inutilement ? Ah ! s'il avait redouté les rieurs, il ne serait pas arrivé jusqu'aux croyants : comme le Semeur évangélique dont parle le Seigneur, et saint Paul était aussi ce semeur, n'aurait pu jeter sa semence dans la bonne terre, s'if avait eu peur de la répandre, soit dans le chemin, soit parmi les épines, soit parmi les endroits pierreux. Semons donc nous aussi, répandons au loin; à vous de préparer vos coeurs et de donner du fruit.

3. La même lecture nous a rappelé encore, si votre charité s'en souvient, que quelques philosophes épicuriens et stoïciens discouraient avec l'Apôtre. Qu'étaient-ce et que sont encore ces philosophes épicuriens et stoïciens? Que pensaient-ils ? Où mettaient-ils la vérité ? Que cherchaient-ils parleurs travaux philosophiques ? Beaucoup d'entre vous l'ignorent sans doute, mais; comme (601) nous parlons dans Carthage, beaucoup aussi le savent. Ceux-ci voudront donc bien nous servir d'appui dans ce que nous dirons, car le sujet est de haute importance. Prêtez l'oreille, vous qui savez et vous qui ne savez pas ; vous quine savez pas, pour apprendre, et vous qui savez, pour vous rappeler; vous, pour connaître, et vous, pour reconnaître.

4. Sachez d'abord que tous les philosophes poursuivaient un même but et que c'est en le poursuivant qu'ils se divisèrent en cinq partis, dont chacun avait sa doctrine particulière. Ce que tous ambitionnaient dans leurs études, dans leurs recherches, dans leurs disputes et dans leur genre de vie, c'était de parvenir à la vie bienheureuse. Tel était l'unique mobile de tous les philosophes : n'est-ce pas aussi le nôtre ?

Si je vous demandais pourquoi vous avez foi en Jésus-Christ, pourquoi vous vous êtes faits chrétiens, chacun me répondrait conformément à la vérité: C'est pour parvenir à la vie bienheureuse. Ainsi l'aspiration à la bienheureuse vie est commune aux philosophes et aux chrétiens. Mais ce qui fait la question et ensuite la division, c'est de savoir où trouver ce bonheur si convenable à notre nature Oui, chercher la vie bienheureuse, la vouloir, l'ambitionner, la désirer, faire effort pour y atteindre, c'est, je crois, un caractère commun à tous les hommes. Aussi n'ai je pas assez dit en affirmant que cette aspiration est commune aux philosophes et aux Chrétiens ; je devais dire : à tous les hommes ; oui, à tous, aux bons et aux méchants. C'est pour être heureux qu'on est bon; et le méchant ne serait pas méchant s'il ne voyait son bonheur dans le mal.

Il est facile de prouver que si les bons sont bons, c'est parce qu'ils aspirent à la vie bienheureuse. Quant aux méchants, on pourrait se demander peut-être si eux aussi la recherchent. Supposons toutefois que je puisse ici les séparer des bons et les interroger à part :  Voulez-vous être heureux, leur dirais-je ? Nul d'entre eux ne répondrait qu'il ne veut pas. Voici, par exemple, un voleur. Je lui demande : Pourquoi ce larcin? — C'est que je voulais ce que je n'avais pas. — Pourquoi vouloir ce que tu n'avais pas? — Parce qu'il est malheureux de ne le pas avoir. —Mais s'il est malheureux de l'avoir pas, il croit donc qu'on est heureux de l'avoir. Seulement il y a pour lui aveuglement et égarement à chercher le bonheur dans le mal. Il est bien sans doute de vouloir être heureux. Pourquoi ce voleur ne fait-il pas bien? Parce qu'en cherchant le bien il fait le mal. Eh! pourquoi le cherche-t-il ainsi? Pourquoi la passion des méchants convoite-t-elle la récompense des bons? La récompense des bons est la vie bienheureuse : être bon, voilà le devoir; être heureux, c'est le salaire. C'est Dieu, qui commande le devoir et qui propose la, récompense. Fais cela, dit-il, et voici ce que je te donnerai. Mais le méchant nous répond : Au contraire je ne serai pas heureux si je ne fais mal. N'est-ce pas dire : Je n'arriverai au bien que par le mal? Ne vois-tu donc pas que le bien et le mal sont, opposés? Tu cherches le bien et tu fais le mal? C'est courir en tournant le dos au but : quand y atteindras-tu?

5. Laissons ces méchants; peut-être néanmoins conviendra-t-il de revenir à eux quand nous aurons fait avec les philosophes ce que nous méditons.

Il y avait alors, dans la ville d'Athènes, un grand nombre de sectes philosophiques; mais ce n'est pas, je crois, sans une disposition particulière de cette divine Providence qui fait servir l'ignorance même à de grands desseins, qu'il n'y eut que les Epicuriens et les Stoïciens pour conférer avec l'Apôtre (1); et vous en comprendrez la raison lorsque j'aurai rappelé le sentiment particulier de chacune de ces sectes. Paul ne pouvait choisir lui-même les discoureurs à qui il lui fallait répondre; mais la divine Sagesse qui gouverne tout le mit en face de ces deux sectes, dont les doctrines semblent résumer tous les dissentiments de la philosophe. J'abrège aussi : vous qui ne savez pas, croyez-nous, et vous qui savez, veuillez apprécier. Oserais-je dire faux à ceux qui ne savent pas, quand j'ai pour juges ceux qui savent; quand surtout je vais énoncer des choses dont peuvent apprécier la vérité ceux qui ne savent pas comme ceux qui savent?

Je dis donc d'abord que l'homme est composé d'une âme et d'un corps. Je ne demande pas ici que vous me croyiez, mais, que vous me jugiez. Car je ne crains pas que cette assertion fasse porter de moi un défavorable jugement à quiconque se connaît. L'homme donc, et personne n'en doute, est composé d'une âme et d'un corps. De plus, cette nature, cet être, cette personne qu'on appelle homme, recherche la vie bienheureuse; vous le savez aussi et je ne demande pas non plus que vous me croyiez sur parole,

 

1. Act. XVII, 18.

 

602

 

reconnaissez seulement cette vérité. Oui, l'homme, cet être qui n'est pas des plus petits, cet être qui l'emporté sur tous les animaux domestiques, sur tous les oiseaux, sur tous les poissons, et sur tous les êtres corporels qui ne sont pas l'homme; l'homme qui est composé d'une âme et d'un corps, non pas d'une âme telle quelle, car les animaux ont aussi une âme et un corps, mais d'une âme raisonnable unie à une chair mortelle; l'homme est à la recherche de la vie bienheureuse. Or quand une fois il a connu ce qui rend la vie bienheureuse, s'il ne s'y attache, s'il ne le poursuit, s'il ne se l'attribue et ne se l'approprie quand il le peut et s'il ne le demande quand il est difficile d'y parvenir, il ne saurait être heureux. Ainsi toute la question est de savoir ce qui fait la vie bienheureuse.

Représentez-vous maintenant devant vous des Epicuriens, des Stoïciens et l'Apôtre; ou, ce qui revient au même, des Epicuriens, des Stoïciens et des Chrétiens. Demandons aux Epicuriens d'abord ce qui rend la vie heureuse? — Le plaisir des sens; répondent-ils. Ajoutez foi à cette assertion, car j'ai ici des juges. Vous qui n'avez pas lu cette sorte d'écrits, vous ignorez si tel est le langage, si telle est l'opinion des Epicuriens; mais il y a ici des hommes qui les ont lus. Reprenons par conséquent nos questions. Dites-nous, Epicuriens, ce qui rend la vie heureuse? — Le plaisir des sens, répondent-ils. —- Et vous, Stoïciens, dites-nous aussi ce qui fait le bonheur de la vie? — La vertu de l'âme, répliquent-ils. — Que votre charité veuille bien examiner avec moi; car nous sommes chrétiens et nous voulons prononcer entre -des philosophes.

Comprenez d'abord pourquoi il a plu à Dieu de ne mettre que ces deux sectes en face de l’Apôtre. Il n'y a, pour former la nature et la substance de l'homme, que le corps et l'âme. C'est dans l'une de ces ceux parties, le corps, que les Epicuriens placent la vie heureuse; et c'est dans l'autre, l'âme, que la mettent les Stoïciens. Effectivement si le bonheur dépend de l'homme, il ne saurait être que dans son âme ou dans son corps; c'est nécessairement le corps ou l'âme qui fait ce bonheur; et chercher davantage, ce serait chercher en dehors de l'homme. Aussi bien les esprits qui attribuent à l'homme la cause de sa félicité, n'ont pu l'établir jamais que dans son corps ou dans son âme. Or à la tête de ceux qui mettent le bonheur dans le corps marchent les Epicuriens ; et à la tête de ceux qui le mettent dans l'âme, les Stoïciens.

6. Les voilà donc; ils confèrent avec l'Apôtre. L'Apôtre en sait-il plus qu'eux? Est-il nécessaire qu'il se rattache à l'une de ces deux sectes, et que lui aussi place dans l'âme ou dans le corps la cause du bonheur? Mais saint Paul ne mettra jamais dans le corps la source de la félicité. Pourquoi nous en étonner; puisque ce n'est pas non plus le sentiment de ceux qui se font du corps les idées les plus justes? Les Epicuriens en effet font mourir l'âme aussi bien que le corps; ce qu'il y a même de plus détestable, ils affirment qu'après la mort, l'âme se, dissout avant le corps. « Pendant, disent-ils, que le cadavre subsiste encore après le dernier soupir; pendant que les membres subsistent quelque temps encore avec leurs configurations spéciales; sitôt que l'âme a quitté le corps, elle s'évanouit comme la fumée emportée par le vent. » Comment donc nous étonner qu'ils placent le souverain bien, ou la cause de la béatitude, dans le corps, puisqu'à leurs yeux leur corps l'emporte sur leur âme?

Serait-ce là le sentiment de l'Apôtre? Loin de lui de mettre dans le corps le souverain bien, puisque le bien souverain est la cause du bonheur! N'a-t-il pas gémi au contraire d'avoir vu quelques Chrétiens de nom adopter le sentiment de ces Epicuriens, qui sont plutôt des pourceaux que des hommes? Tels étaient les misérables qui corrompaient la pureté des moeurs par la perversité de leur langage et qui répétaient : « Mangeons et buvons, car demain nous mourrons (1). » Il y eut des Epicuriens pour conférer avec l'Apôtre saint Paul; il y a aussi des Chrétiens épicuriens. N'est-ce pas être épicurien que de redire chaque jour : « Mangeons et buvons, demain nous mourrons? » A ce langage revient celui-ci : Plus rien au de là du tombeau; notre vie n'est que le passage d'une ombre. On répète encore, dans la folie de ses pensées : « Couronnons-nous de roses, avant qu'elles soient fanées; ne laissons aucun parterre sans y promener notre sensualité; laissons partout des traces de joie : c'est là notre part, c'est là notre sort. »

7. Nous élevons-nous avec plus de force contre ce langage? résistons-nous à ces passions avec plus d'énergie? ils ajouteront ce qui suit : « Ecrasons le juste dans sa pauvreté ?» Mais nous n'oserons pas moins vous crier, du haut

 

1. I Cor. XV, 32. — 2. Sag, II, 8-10.

 

603

 

de cette chaire : Gardez-vous d'être des épicuriens. Réfléchissez à ce qu'ils disent dans un sens mauvais : « Demain nous mourrons. » Nous ne mourrons pas entièrement, en effet; car à la mort survit quelque chose, et le mourant aura pour sort la vie ou le supplice. Ne dites pas : Qui en est revenu? Hélas! ce riche couvert de pourpre aurait voulu en revenir; mais il était trop tard, on ne le lui permit pas, et après avoir rebuté le pauvre affamé, il fut réduit à demander une goutte d'eau, dans l'ardeur de sa soif (1). Ne dites donc pas non plus. « Mangeons et buvons, demain nous mourrons. » Dites, si vous voulez: « Car demain nous mourrons; » j'y consens, pourvu qu'auparavant vous disiez autre chose. Parce qu'ils ne veulent pas vivre après la mort, et parce qu'ils ne connaissent que le plaisir des sens, les Epicuriens répètent : « Mangeons et buvons, car demain nous mourrons. » Mais les Chrétiens doivent vivre au delà du tombeau, c'est même alors qu'ils vivront plus heureux ; qu'ils ne disent donc pas : « Mangeons et buvons, car demain nous mourrons. » Retenez cependant que « demain nous mourrons; » mais dites alors : Jeûnons et prions, « car demain nous mourrons. » Je demande et je demande hautement autre chose encore; ah! je ne veux pas omettre un troisième devoir, celui qu'on doit s'attacher à observer principalement c'est que ton jeûne serve à apaiser la faim du pauvre, c'est que, si tu es incapable de jeûner, tu t'appliques davantage encore à le nourrir, afin d'obtenir par là ton pardon. Dites donc, Chrétiens : Jeûnons, prions et donnons, « car demain nous mourrons. » Si cependant vous ne voulez que deux choses, je préfère que vous disiez : Donnons et prions, plutôt que : Jeûnons sans donner.

Ainsi ne croyons pas que l'Apôtre ait placé dans le corps le souverain bien, ou le principe de la béatitude.

8. Peut-être la lutte sera-t-elle moins disproportionnée avec les Stoïciens. Car si on leur demande où ils placent la cause efficiente de la vie bienheureuse, en d'autres termes, ce qui rend heureuse la vie de l'homme; ils répondent que ce n'est pas le plaisir des sens, mais la vertu de l'âme. Et l'Apôtre? Est-il de cet avis? S'il en est, soyons-en. Mais il n'en est pas, puisque l'Écriture blâme ceux qui se confient dans leur propre vertu (1). En plaçant le souverain bien dans le corps, l'Epicurien

 

1. Luc, XVI, 19-24. — 2. Ps. XLVIII, 7.

 

se confie en lui-même. En plaçant dans l'âme le même bien souverain, le Stoïcien lui assigne sans doute un siège plus honorable; mais il se confie en lui-même également. De plus Epicurien et Stoïcien ne sont que des hommes. Mais maudit soit qui met son espoir dans l'homme (1).

Que faire encore? Après avoir placé devant nous et l'Epicurien, et le Stoïcien, et le Chrétien, questionnons chacun deux. Selon toi, Epicurien, qu'est-ce qui fait le bonheur de l'homme? — Le plaisir des sens. — Et selon toi, Stoïcien?- La vertu de l'âme. — Et selon toi, Chrétien? —  La grâce de Dieu.

9. Ainsi, mes frères, nous avons vu en quelque sorte les Epicuriens et les Stoïciens conférer avec l'Apôtre, et leur conférence nous a appris ce que nous devons rejeter et ce que nous devons admettre. Les vertus de l'âme sont dignes d'éloges soit la prudence, qui distingue le bien et le mal; soit la justice, qui rend à chacun ce qui lui est dû; soit la tempérance, qui réprime les passions; soit la force, qui soutient les adversités avec calme. Oui, la vertu est une grande chose, elle est digne d'éloges, Stoïcien, loue-la de toutes tes forces; mais dis-moi : A qui la dois-tu? Ce qui te rend heureux, ce n'est pas la vertu de ton âme; c'est Celui qui t'a fait don de la vertu, Celui qui t'a inspiré de vouloir et qui t'a donné de pouvoir (2). Je sais que tu vas te rire de moi et te mêler à ceux qui se riaient de Paul. Eh bien! quand même tu serais un chemin, il ne laisse pas de semer, car moi aussi je suis dans ma faiblesse un semeur de paroles. Ce qui était un outrage sur tes lèvres, est mon titre. Je sème donc; mais je sème en toi comme sur une terre durcie. Je ne me décourage point et je parviens à la bonne terre. Comment te traiter? Tu es digne de blâme, et jugé tel par l’oracle divin : du nombre de ceux qui se confient dans leur vertu, de ceux qui mettent leur espoir dans un homme. Tu aimes la vertu, c'est bien; tu en as soif, je le sais; mais tu peux la faire jaillir en toi, tu es à sec; et pourtant si je te montre la source de la vie, ne te riras-tu pas? Ne diras-tu pas en toi-même: Comment me faire boire à ce rocher?

Mais la verge a frappé le rocher, et l'eau en a jailli. C'est que si « les Juifs demandent des prodiges ; » toi, Stoïcien, tu n'es pas juif, mais gentil, je le sais; si de plus les Gentils recherchent la sagesse ; pour nous, nous prêchons

 

1. Jérém. XVII, 5. — 2. Philip. II, 13.

 

604

 

« le Christ crucifié. » Les Juifs s'en scandalisent, les Gentils s'en moquent. Aussi est-il « seau« Jale pour les Juifs et folie pour les Gentils; mais pour ceux qui sont appelés, soit Juifs, « soit Gentils; » tels que Paul, autrefois Saul ; tels que Denys l'Aréopagite et ceux qui ressemblent à l'un ou à l'autre, ce Christ « est la Vertu de Dieu et la Sagesse de Dieu (1). » Te riras-tu encore du rocher? La croix est la verge mystérieuse, le Christ est la fontaine qui jaillit, et si tu as soif, bois-y la vertu; enrichis-toi à cette fontaine et de ton coeur pourront jaillir des actions de grâces; tu ne t'attribueras plus ce que tu auras puisé en elle, mais tu t'écrieras tout transporté : « Je vous aimerai, Seigneur, ô ma vertu (2). » Tu ne diras plus : C'est ma propre vertu qui me rend heureux; tu ne seras plus du nombre de ces hommes qui connaissant Dieu « ne l'ont pas glorifié comme Dieu, ni ne lui ont rendu grâces ; mais se sont perdus dans leurs pensées, et dont le coeur insensé a été obscurci; car en se disant sages ils sont devenus fous (3). » Que signifie en effet: Se disant sages, sinon disant qu'ils possédaient la sagesse par eux-mêmes et se suffisaient? « Ils sont devenus fous, » et avec justice, car la folie n'est autre chose qu'une fausse sagesse. Tu entreras au contraire dans les rangs de ceux dont il est écrit : « Seigneur, ils marcheront à la lumière de votre visage, ils chanteront votre nom durant tout le jour, ils s'élèveront dans votre justice, car vous êtes la gloire de leur vertu (4). » Tu recherchais la vertu, dis donc : « O Seigneur, ô ma vertu  (5). » Tu aspirais à la vie bienheureuse, dis aussi : « Heureux l'homme que vous avez instruit, Seigneur, » heureux, non pas le peuple qui s'attache au plaisir des sens, ni celui qui s'attribue sa vertu, mais celui « dont le Seigneur est le Dieu (6). » En lui est la patrie de la béatitude à laquelle tous aspirent et que tous ne cherchent pas où il faut. Pour nous, afin d'y parvenir, ne nous formons pas en quelque sorte un chemin d'après nos idées, n'essayons pas de nous dresser des sentiers trompeurs : car le chemin véritable descend de là jusqu'à nous.

10. Que veut en effet l'homme heureux? Que veut-il, sinon éviter les déceptions, la mort et la douleur ? Que cherche-t-il encore ? Est-ce à accroître en lui la faim et  à manger davantage? N'est-il pas préférable de ne la plus ressentir ? Il n'y a de bonheur qu'à vivre éternellement exempt

 

1. I Cor. I, 22, 24. — 2. Ps. XVI, 2. — 3. Rom. I, 21, — 12. — 4. Ps. LXXXVII, 16-18. — 5. Ps. XCIII, 12. — 6. Ps. CXLIII, 15.

 

de crainte et d'erreur. Car toute âme a l'illusion en horreur, et ce qui prouve jusqu'à quel degré, c'est que les hommes qui ont leur bon sens pleurent les aliénés qui rient. On aime, sans doute, mieux rire que de pleurer; si l'on demandait à quelqu'un : Veux-tu rire ou pleurer? Qui ne répondrait : Je veux rire? Faisons une autre question : Veux-tu être trompé ou connaître la vérité? Chacun répond : Connaître la vérité. Ainsi ce que l'homme préfère, c'est la joie et la vérité; du rire ou des pleurs, c'est le rire; de l'illusion ou de la vérité, c'est la vérité. Mais tel est l'invincible empire de la vérité, que l'homme encore aime mieux pleurer avec sa raison, que de rire avec la folie.

Aussi dans cette heureuse patrie règnera la vérité, sans déception et sans erreur aucune. De plus, il n'y aura point de larmes avec la vérité, car on y connaîtra le rire véritable et la joie qu'inspire la vérité, puisque la vie y sera réelle. S'il y avait de la douleur en effet, ce ne serait pas la vie : comment appeler vie un perpétuel et immortel supplice ? Aussi le Seigneur n'appelle pas vie la destinée réservée aux impies, quoiqu'ils doivent vivre sans fin, quoiqu'ils n'atteignent pas la limite de leur existence, pour n'atteindre pas celle de leur supplice ; car « leur ver ne meurt point, ni leur feu ne s'éteint (1) ; » non, il ne l'appelle pas vie, il réserve ce nom à la vie bienheureuse et éternelle (2). Ce riche donc lui demandait un jour: « Seigneur, quel bien ai-je à faire pour parvenir à l'éternelle vie : » et par éternelle vie il n'entendait que la vie bienheureuse: puisque si la vie des impies doit être éternelle, elle ne sera point heureuse mais remplie de tourments. Il lui disait donc : « Seigneur, quel bien ai-je à faire pour parvenir à l'éternelle vie ? » Observer les commandements, répondit le Seigneur. Je les ai tous accomplis, reprit le riche. Or en lui parlant des commandements comment s'exprime le Sauveur ? « Si tu veux parvenir à la vie (3). » Il ne dit pas : à la vie bienheureuse, attendu qu'une vie malheureuse ne doit même pas s'appeler vie. Il ne dit pas non plus : A la vie éternelle, car vit-on quand on craint la mort?

Eh bien ! voilà ce que tous veulent, ce que nous voulons tous, la vérité et la vie. Mais par où parvenir à ce vaste domaine, à cette félicité immense ? Les philosophes se sont ouvert des sentiers trompeurs; les uns disant: C'est par ici,

 

1. Isaïe, LXVI, 84. — 2. Matt. XXV, 41, 46. — 3. Ibid. XIX, 16, 17.

 

605

 

et les autres: Non, mais de ce côté. Hélas! ils n'ont pas connu la voie, parce que Dieu résiste aux superbes (1). Nous ne la connaîtrions pas non plus, si elle n'était descendue jusqu'à nous. Aussi te Seigneur disait-il : « Je suis la voie. » Voyageur découragé, tu ne voulais pas t'approcher de cette voie, elle s'est approchée de toi. Tu cherchais

 

1. Jacq. IV, 6.

 

par où marcher : « Je suis la vérité et la vie (1). » En allant à lui, par lui, tu ne t’égareras point.

            Tel est l'enseignement chrétien; il n'est pas à comparer, mais il est incomparablement préférable aux doctrines des philosophes, soit à l'impureté des Epicuriens, soit à l'orgueil des Stoïciens.

 

1. Jean, XIV, 6.

 

 

Ce premier volume des Sermons a été traduit, pas. M. l'Abbé RAULX.

 

FIN DU TOME SIXIÈME.

 

 

 

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