MERCREDI - TRINITÉ

Précédente Accueil Remonter Suivante

Accueil
Remonter
PENTECÔTE I
CHAPITRE I
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV-IX
TRINITÉ
LUNDI - TRINITÉ
MARDI -TRINITÉ
MERCREDI - TRINITÉ
I° V.  ST-SACREMENT
SAINT SACREMENT
VENDREDI OCTAVE
SAMEDI OCTAVE
DIMANCHE OCTAVE
LUNDI OCTAVE
MARDI OCTAVE
MERCREDI OCTAVE
JEUDI OCTAVE
VENDREDI OCTAVE
III° DIMANCHE

LE MERCREDI APRES LA TRINITE.

 

Le jour qui commence n'est point encore celui de la fête du divin Mémorial : c'est demain seulement qu'elle doit éclater dans sa splendeur. Mais dès ce soir, aux premières Vêpres, l'Eglise acclamera le Pontife éternel ; et si les papes n'ont point voulu faire précéder d'une Vigile proprement dite la solennité du Corps du Seigneur, des indulgences (1) sont cependant accordées, dans leurs bulles, au jeûne volontaire en ce jour qui la précède immédiatement. Reprenons maintenant nos considérations historiques sur l'auguste mystère.

Nous avons vu l'unité de l'Eglise se constituer autour de l'Eucharistie. Le Christ Jésus nous est apparu, au divin Sacrement, comme la pierre angulaire sur laquelle s'élève, dans l'agencement harmonieux de ses diverses parties, le temple saint formé de pierres vivantes à la gloire du Seigneur (2). Pontife souverain établi pour les hommes, et l'un d'entre eux (3), il présente à Dieu l'hommage de ses frères, il offre au Père de tous le commun Sacrifice. Et si cet hommage du genre humain régénéré, si le Sacrifice, qui en est l'expression la plus haute, emprunte toute sa valeur à l'infinie dignité du Chef auguste donné à l'Eglise, il n'est complet cependant que par l'union des

 

1. 200 jours, pour le jeûne ou une œuvre pie remplaçant le jeûne, selon l'avis du Confesseur. — 2. Eph. II, 21. — 3. Heb. V, 1.

 

202

 

membres à leur Chef. La tête appelle le corps ; l'Eglise, nous dit l'Apôtre, est le complément du Christ et sa plénitude (1) ; elle parfait le Sacrifice, comme partie intégrante de la victime offerte sur l'autel. Ce qui est vrai de l'Eglise, l'est de chacun de nous qui sommes ses membres, si en effet nous sommes unis, dans l'Action du Sacrifice, de cette union intime qui fait des membres un même corps.

Telle est l'influence sociale de l'Eucharistie. Désagrégée par le péché, l'humanité retrouve dans le sang de l'Agneau son unité perdue. Ainsi Dieu rentre-t-il dans ses primitifs desseins sur le monde. L'homme était sorti du néant après toute créature, comme devant être l'organe de la louange universelle au nom de la création dont sa double nature offre le merveilleux résumé. L'homme relevé préside encore au concert des êtres : l’Eucharistie, l’Action de grâces, la louange par excellence, est le noble fruit de la race humaine. Chant sublime de la divine Sagesse au Roi des siècles, elle monte de cette terre, unissant l'ineffable harmonie du cantique éternel qui est le Verbe au sein du Père, et du cantique nouveau redit par le concert des mondes à la gloire de leur Auteur.

Les âges de foi avaient compris la merveilleuse grandeur du don fait par l'Homme-Dieu à son Eglise ; pénétrés de l'honneur qui en revient à notre terre, ils s'étaient crus dans l'obligation d'y répondre, au nom du monde entier, par la noblesse et la solennité des rites accompagnant la célébration du Mystère trois fois saint. La Liturgie était ce que l'indique son nom pour les chrétiens

 

1. Eph. I, 23.

 

203

 

d'alors, la fonction publique, l'œuvre sociale entre toutes, appelant comme telle toutes les magnificences, et supposant la présence de la cité entière autour de l'autel. Sans doute, il serait facile de le prouver historiquement par les faits les mieux démontrés ; la croyance actuelle de l'Eglise catholique sur la légitimité des Messes privées fut celle de tous les siècles chrétiens dès l'origine. Pratiquement néanmoins et dans le cours ordinaire, la pompe des cérémonies, l'enthousiasme des chants, la splendeur des fonctions sacrées, semblèrent longtemps inséparables de l'oblation du Sacrifice.

Les solennités du culte divin dans nos cathédrales, aux plus beaux jours du Cycle, ne rappellent que de bien loin ces formes grandioses des antiques Liturgies dont nous retracions hier quelques traits incomplets. Si même l'Eglise, qui ne change pas dans ses aspirations, accuse hautement sa préférence pour les débris conservés des anciens jours, on ne peut nier toutefois qu'une impulsion très sentie n'incline aujourd'hui les peuples à délaisser toujours plus les pompes extérieures du Sacrifice, pour reporter sur un autre point les démonstrations de la piété chrétienne. Le culte de la divine présence eucharistique a pris des accroissements qui sont, en nos jours, la confusion de l'hérésie et la joie de tout catholique sincère ; mais il importe d'autant plus qu'un mouvement si profitable aux âmes, et si glorieux au divin Sacrement, ne soit pas retourné, par les ruses de l'ennemi, contre l'Eucharistie elle-même. Or, c'est ce qui arriverait aisément, si, par suite d'une dévotion mal pondérée, le Sacrifice, objet premier du dogme eucharistique, pouvait jamais déchoir en quelque manière dans

 

204

 

la pensée intime ou la religion pratique des fidèles.

Un dogme ne saurait nuire à l'autre dans l'admirable enchaînement de la révélation chrétienne. Toute vérité nouvelle, ou présentée sous un nouveau jour, est un progrès dans l'Eglise et un gain pour ses enfants. Mais là seulement le progrès est réel dans l'application, où cette vérité mise en avant ne l'est pas de telle sorte qu'elle fasse rentrer dans l'ombre une vérité plus importante ; et jamais famille n'estimera comme un avantage le gain qui, pour se produire, entame le patrimoine des siècles. Principe évident par lui-même, et qu'il serait dangereux d'oublier dans l'étude comparative des différentes phases de l'histoire des sociétés humaines, et de l'Eglise en particulier. Si le divin Esprit, qui sans cesse la meut vers les hauteurs, pare sans repos l'Eglise pour les noces éternelles et illumine à chaque pas son front d'une lumière plus rayonnante, trop souvent aussi l'élément humain dont elle est pétrie dans ses membres fait sentir son poids à l'Epouse. Il arrive alors que, dans sa sollicitude maternelle pour des enfants maladifs qui n'ont plus la force de se soutenir dans les régions élevées et la forte atmosphère où vécurent leurs aînés, sans cesser de monter par ses aspirations et de grandir dans les cieux, elle décline des voies qu'elle aimait à suivre plus près de l'Epoux sur les montagnes, aux beaux temps de son histoire; elle descend vers ceux qu'elle veut sauver, s'amoindrit en apparence et se fait à leur taille. Ineffable condescendance, mais qui ne donne nullement aux fils de ces générations amoindries le droit de se préférer à leurs devanciers ! Le malade l'emporte-t-il donc sur l'homme en santé, par la raison que

 

203

 

la nourriture indipensable au reste de vie qui végète en sa personne se présente à lui sous des formes nouvelles et mises à la portée de ses organes débilités ?

Pour avoir vu donner de nos jours, sous un mode plus nouveau, certain essor à la dévotion dé quelques âmes envers l'hôte divin des tabernacles, une affirmation s'est produite, attestant que « jamais les siècles passés n'ont égalé le nôtre dans le culte du Très Saint Sacrement » ; et, sur ce témoignage d'un pieux enthousiasme, le dix-neuvième siècle, dont l'incessante fécondité se vante à juste titre d'avoir ouvert tant d'aspects nouveaux de toute sorte au champ de la piété, s'est laissé modestement nommer quelque part le « grand siècle de l'Eucharistie ». Plût au ciel que cette appellation fût justifiée! Car il est très vrai « qu'un siècle grandit ou décroît en raison de son culte pour la divine Eucharistie » : c'est le témoignage de l'histoire. Mais il n'est pas moins assuré qu'en un pareil rapprochement des siècles au point de vue du Sacrement d'amour qui est l'incessante vie de l'Eglise, on devra regarder comme la grande époque celle où les intentions du Seigneur dans l'auguste Mystère se trouveront être plus parfaitement comprises et mieux remplies, non celle où la piété privée se donne plus largement carrière (1).

 

1. Est-il besoin de dire que ces paroles ne regardent aucunement l'Exposition de l'adorable Sacrement pratiquée dans les conditions prescrites ou encouragées par la sainte Eglise, mais les abus de langage ou autres dont, bien contre le gré de l'Eglise, elle est devenue l'occasion pour la dévotion privée de quelques âmes! Ce n'est point ici le lieu d'apprécier une thèse récente qui voit dans l'Exposition le juge sacrificium; nous ne relèverons pas munie autrement le terme quelque peu étrange de « vocation eucharistique » appliquée,dans la natio tam grandis qui est L'Eglise, à une catégorie spéciale de catholiques; mais nous ne serons pas seuls, croyons-nous, à trouver excessifs des développements comme ceux-ci : « Voilà donc ce qui est promis à tous ceux qui reçoivent l'Eucharistie, promis plus spécialement à ceux qui la reçoivent davantage, et c'est nous... Regardons ce qu'il a fallu à Notre-Seigneur d'amour et de sacrifices pour faire la vocation eucharistique, et pour nous y appeler. Il a fallu d'abord qu'il fit l'Eucharistie, il a fallu qu'il embrassât tout ce que l'Eucharistie suppose d'abaissement, d'anéantissement ; il a fallu qu'il acceptât cela et qu'il le supportât pendant dix-huit cents ans ! Car il est resté dix-huit cents ans en attendant l'heure où quelques-uns seraient spécialement donnés à son adorable présence, pour être ses amis et ses confidents... » Pour nous il faut l'avouer, nous comprenons autrement l'honneur de l'Eglise ; nous ne croyons pas que le Seigneur ait eu besoin de « dix-huit cents ans de patience » pour trouver enfin « de vrais adorateurs et de vrais amis ! »

 

2o6

 

Or, sans nous attacher en ce moment au développement de considérations dogmatiques qui trouveront mieux leur place dans quelques jours, l'histoire est encore là pour attester que l'Eglise, interprète fidèle et sûre des pensées de l'Epoux, a maintenu la discipline eucharistique des premiers âges, tant qu'ont duré dans leur éclat la ferveur et la foi des nations occidentales. Alors que, successivement victorieuse des persécutions païennes et du dogmatisme obstiné des Césars de Byzance, plus libre qu'elle ne le fut jamais et sûre d'être obéie, elle dirigeait le monde en souveraine, la noble dépositaire du Testament nouveau persévéra dans la voie qu'avaient suivie les Martyrs et justifiée les Pères dans leurs écrits: elle continua d'absorber dans le Sacrifice, dans les pieuses fatigues de la Messe solennelle et des Heures canoniales qui ne sont que le rayonnement naturel du Sacrifice, les forces vives des nouveaux enfants que lui donnait la conversion des Barbares.

 

207

 

Rien de plus catholique, rien de moins individuel et de moins privé, dans ces temps, que le culte eucharistique ainsi basé sur la notion sociale du Sacrifice. Cette notion restait présente à la pensée de ceux mêmes que la maladie ou des circonstances particulières contraignaient de communier séparément à la Victime universelle. Elle suffisait à diriger sûrement les cœurs et les adorations vers la colombe d'or ou la tour d'ivoire où se conservaient, dans l'ineffable intégrité du Sacrement, les restes précieux du Sacrifice.

La foi, une foi non moins vive et profonde que de nos jours à la présence réelle, animait la Liturgie entière, et soutenait tout ce vaste ensemble de rites et de cérémonies inexplicables en dehors du dogme catholique. Maintenu par tous au-dessus de la discussion, ce dogme si cher était à la fois la pierre fondamentale et la ferme charpente de l'édifice élevé par l'éternelle Sagesse au milieu des hommes. Il peut sembler qu'on s'en occupât alors moins spécialement que de nos jours ; mais ne serait-ce point que, d'ordinaire, le rocher portant l'édifice et la charpente la plus merveilleuse appellent moins de sollicitude en un palais non éprouvé encore par l'insouciance des habitants ou les assauts de l'ennemi ?

Si l'Eglise, quant à elle, ne saurait défaillir, c'est la loi de l'histoire que dans son sein même, et malgré la vitalité qu'elle donne aux nations, une société ne se maintient jamais longtemps aux sommets de perfection qu'elle peut atteindre. Les peuples sont comme les astres, dont l'apogée marque fatalement l'heure du déclin : ils paraissent ne s'élever, que pour bientôt décroître et végéter dans l'impuissance du vieillard épuisé par les ans. Ainsi en devait-il être de la chrétienté

 

208

 

elle-même, cette grande confédération des peuples établie par l'Eglise dans la forte unité d'une charité non feinte et d'une foi sans mélange. C'est à l'heure même où l'immense impulsion des croisades, soulevant une seconde fois le monde à la voix de saint Bernard, semble marquer pour plusieurs le point culminant du règne du Christ et consacrer à jamais la puissance de l'Eglise, que reparaissent et s'accentuent les signes d'une décadence, suspendue jusque-là par l'héroïque génie de saint Grégoire VII, mais qui ne s'arrêtera plus désormais jusqu'à la grande défection du XVI° siècle et l'apostasie générale des sociétés modernes.

La grande moniale du moyen âge, Hildegarde, scrutait alors de son œil d'aigle les misères du présent et les profondeurs plus noires encore de l'avenir. De cette plume qui transmettait les oracles divins aux pontifes et aux rois, elle écrivait : « L'an de l'Incarnation du Seigneur mil cent soixante-dix, éveillée de corps et d'âme, je vis une très belle image de femme, si parti faite dans la suavité de ses attraits et si pleine de délices, que l'esprit humain ne saurait comprendre sa beauté. Sa taille allait de la terre au ciel. Sa face rayonnait de lumière, et son œil pénétrait les cieux. Elle était vêtue d'une robe éclatante de soie blanche ; un manteau chargé des pierres les plus précieuses entourait son corps, et elle avait aux pieds des chaussures d'onyx. Mais le visage était couvert de poussière, la robe déchirée au côté droit ; le manicau et la chaussure avaient perdu l'éclat de leur ancienne beauté. Et elle criait d'une voix puissante et lamentable dans les hauteurs des cieux : Entends, ciel, que ma face est souillée ;

 

209

 

terre, gémis de ce que ma robe est lacérée ; abîme, tremble à la vue de mes chaussures noircies. Les renards ont leurs tanières, et les oiseaux du ciel leurs nids (1) ; et je n'ai, moi, ni aide, ni consolateur, ni bâton pour m'appuyer et soutenir mes pas... Ils m'ont couverte d'opprobres et délaissée, ceux qui devaient me parer en toutes manières. Car c'est eux-mêmes qui maculent mon visage, en traînant le corps et le sang de mon Epoux dans l'abominable impureté de leurs mœurs et la fange immonde de leurs fornications et de leurs adultères, achetant et vendant par une insatiable avarice les choses saintes, pour les souiller ainsi qu'un enfant jeté aux pourceaux dans leur fange. Les plaies toujours béantes du Christ mon Epoux sont vilipendées sur les autels... C'est pourquoi, ô prêtres, un temps viendra que les princes et les peuples se rueront contre vous ; ils dépouilleront ces prévaricateurs du sacerdoce, et ils diront : Chassons de l'Eglise ces adultères, ces ravisseurs, ces réservoirs du crime. Et en cela ils prétendront servir Dieu dont vous souillez l'Eglise. Oui, par la permission divine, contre vous dans leurs conseils frémiront des nations nombreuses, et les peuples ourdiront contre vous des complots, n'estimant pour rien votre sacerdoce et la consécration de vos mains. Aux complots de leurs peuples assisteront les rois, dévorant des yeux vos richesses. Et tous n'auront qu'un seul dessein : vous chasser de leurs terres, parce que l'iniquité de vos œuvres a chassé de vous l'innocent Agneau. Et j'entendis une voix du

 

1. MATTH. VIII, 20.

 

210

 

ciel qui disait : Cette image est l'Eglise (1). » Tableau inspiré, rendant en traits de feu, jusqu'en ses lointaines conséquences, la situation faite à l'Eglise au XII° siècle ! Situation intimement liée, comme il convient, aux destinées du Mystère de l'autel. Les désordres du sanctuaire amenaient forcément le relâchement des peuples. On les vit se dégoûter du mets céleste présente par des mains trop souvent souillées; les convives se tirent rares au banquet de la divine Sagesse, .et l'abandon devint si prononcé, qu'en 1215, un concile œcuménique, le IV° de Latran, porta la loi bien connue contraignant, sous les peines les plus sévères, tout fidèle de l'un ou l'autre sexe à communier au moins une fois dans l'année. Si grand était le mal, que les prescriptions des conciles et le génie d'Innocent III, le dernier des grands papes du moyen âge, n'eussent pu suffire à le conjurer, si Dieu n'avait donné saint Dominique et saint François à son Eglise: ils relevèrent l'honneur du sacerdoce, et ranimèrent pour un temps la piété des peuples. Mais les antiques formes liturgiques avaient sombré dans la crise.

L'oblation commune, qui supposait la communion de tous à l'auguste Victime, avait cédé la place aux fondations privées et aux honoraires ou stipendium dont l'usage ne fit que s'accroître à l'arrivée des Ordres mendiants. L'Eglise renonçait à l'espoir de ramener le peuple chrétien, comme corps social, aux formes anciennes ; elle toléra d'abord, et encouragea bientôt l'initiative individuelle qui s'assurait ainsi dans le Sacrifice une part déterminée, en subvenant aux besoins

 

1. Ep. LII.

 

211

 

des sacrificateurs. Les Messes privées, à intentions spéciales, se multiplièrent donc pour satisfaire aux obligations contractées envers les particuliers. Mais par une suite nécessaire, le rite imposant de la concélébration, maintenu à Rome jusqu'au xiue siècle, finit par disparaître à peu près entièrement d'Occident. Le Sacrifice ne se présentait plus dès lors avec ces allures majestueuses qui lui assuraient, aux yeux des générations antérieures, une prépondérance incontestée dominant la religion entière et toute la vie chrétienne. Bientôt, perdant de vue la connexion intime et la mutuelle dépendance du Sacrifice et du Sacrement dans le Mystère d'amour, on commença, dans certains lieux, à distribuer sans trop de scrupule la très sainte Eucharistie en dehors de la Messe, pour des raisons peu sérieuses. Et plus d'un docteur scolastique aidant au mouvement, à l'insu de la vraie science, par ses habitudes de définitions tranchantes et de division catégorique, la communion sembla devenir dans l'esprit de plusieurs comme une section à part de l'institution eucharistique. Prélude de ces communions isolées et furtives par système, dont quelques-uns font aujourd'hui l'idéal d'une spiritualité pieusement ennemie de la foule et du bruit des pompes extérieures !

La notion du Sacrifice, qui renferme le motif principal de la présence du Verbe incarné dans l'Eucharistie, ne frappait donc plus tout d'abord comme autrefois l'esprit des peuples. Il arriva que, par contre, l'idée de cette présence d'un Dieu sous les espèces eucharistiques s'empara des âmes d'une manière plus exclusive, d'autant plus vive et plus dominante. Ce fut alors que dans l'esprit d'une sainte frayeur, et sous l'impulsion d'un respect

 

212

 

qui ne saurait être en effet trop profond, on acheva d'abandonner plusieurs anciens usages : établis à l'origine dans la pensée d'étendre ou de mieux exprimer l'application du Sacrifice, ils furent supprimés comme pouvant exposer involontairement les saintes espèces à quelque irrévérence. Ainsi tombèrent en désuétude l'usage du calice pour les simples fidèles et la communion des enfants en bas âge.

Une immense révolution rituelle s'était donc accomplie. L'Eglise, qui ne pouvait y voir, en plus d'un point, qu'un amoindrissement du passé, l'accepta cependant. Le temps était venu où les grandes formes sociales de la Liturgie, appelant pour base la puissante unité des nations chrétiennes, n'eussent plus été que des formes menteuses. La défiance des Etats contre l'Eglise, leur seul lien réciproque, s'accentuait tous les jours, n'attendant que l'occasion de se déclarer en hostilité ouverte. Les légistes étaient à l'œuvre, et bientôt les exploits de Pierre Flotte et de Guillaume de Nogaret allaient montrer au monde combien était actif le travail de dissolution remis à leurs soins.

Si le mal était grand dans la place, plus grands encore étaient les dangers que les assauts de l'hérésie faisaient courir du dehors au peuple fidèle. Mais c'est ici qu'apparaît la prudence divine qui conduit l'Eglise. Pour défendre la foi, qui est l'élément essentiel de son existence ici-bas, elle se fit un rempart des ruines mêmes accumulées par cette révolution liturgique qu'elle avait dû subir : sanctionnant de son autorité ce qui pouvait l'être, elle enraya le mouvement ; et, mettant à profit la préoccupation plus marquée que ce mouvement amenait dans les âmes au sujet de la divine présence eucharistique, elle fit entrer la Liturgie dans

 

213

 

une voie nouvelle, où l'incessante affirmation du dogme allait remplacer les formes moins précises, quoique non moins complètes et beaucoup plus . grandioses du premier âge. C'était répondre à l'hérésie d'une manière d'autant plus forte qu'elle serait plus directe. Nous avons vu comment, par suite de ses attaques encore détournées, s'imposait de plus en plus, au XIII° siècle, la convenance souveraine d'une fête spéciale, consacrée à honorer comme tel le Mystère de la foi. Elle devint une nécessité à l'approche, prévue par Dieu seul encore, des audaces triomphantes de l'hérésie sacramentaire. Il fallait prévenir l'attaque, et faire en sorte par avance que ces assauts fussent en leur temps moins dangereux pour les chrétiens, et moins préjudiciables au Seigneur lui-même dans son Sacrement. Le moyen d'atteindre plus efficacement ce double but était le développement de la dévotion extérieure à la présence réelle : par là, l'Eglise se manifestait en possession du dogme, et le Sacrement d'amour trouverait compensation à l'abandon de plusieurs dans la ferveur renouvelée des âmes restées fidèles.

Etablie dans le monde entier par l'autorité des Pontifes romains, la fête du Très Saint Sacrement ou du Corps du Seigneur fut donc, en elle-même et dans ses développements, ainsi que nous le disions avant-hier, le point de départ d'une nouvelle phase pour le culte catholique envers la divine Eucharistie. A sa suite . Processions , Saluts, Quarante-Heures, Expositions, Adorations,sont venus protester toujours plus delà foi de l'Eglise en la présence réelle, réchauffer dans les peuples une piété détaillante, et rendre au Dieu résidant pour nous sous les espèces sacramentelles les hommages qu'il est en droit d'y attendre.

 

214

 

Eglise, ils ne sont plus ces temps où vous retraciez ici-bas l'image de la céleste Jérusalem, alors que, dans toute la liberté des inspirations de votre cœur d'Epouse, nos pères vous contemplaient ordonnant le Sacrifice auguste avec cette majesté sublime qui leur en faisait pénétrer les grandeurs. Nous ne voyons plus ces royales magnificences, qu'un monde amoindri ne saurait porter. Les nations insensées dont vous faisiez la gloire en les rassemblant dans l'unité des sacrés Mystères, ont fait alliance, pourleur malheur, avec l'ancien ennemi. Lorsque sans nulle crainte, forte de la conscience de vos droits et de vos bienfaits, vous cultiviez dans la paix le jardin de l'Epoux, jouissant des suaves parfums qu'il exhalait au ciel et des fruits de la vigne mystique, un bruit insolite a retenti, le bruit des chars d'Aminadab lancés par des mains perfides (1). Vous n'eussiez été que juste, ô Eglise, laissant dès lors cette terre ingrate, et fuyant vers l'Epoux dans les célestes hauteurs Mais plus que jamais étrangère en la terre de votre exil, ô Sulamite, vous avez entendu dans les siècles à venir les cris de ceux que vous pouviez sauver encore ; et vous êtes restée dans votre dévouement, ô notre Mère, vous êtes restée pour que vos fils du dernier âge pussent eux aussi, comme leurs aînés, puiser dans vos yeux la lumière et la vie.

Nous ne l'ignorons pas : au lieu des pacifiques splendeurs que déployait la reine dans l'éclat d'une souveraineté incontestée, au lieu des chœurs d'exultation et de triomphe conduits par l'Epouse en ses palais, nous ne verrons plus dans la Sulamite que des marches guerrières et le chant des

 

1. Cant. VI, 11, 12.

 

215

 

combats (1) . Mais qu'ils sont beaux toujours vos pas dans les chaussures de votre pèlerinage, ô fille du Roi, terrible désormais comme une armée rangée en bataille ! Que vous êtes belle, déposant la robe d'or et la variété des ornements qui vous entouraient sur le trône à la droite du Prince, pour ceindre avec lui l'épée puissante et percer de vos flèches acérées les cœurs des ennemis (2)!

Que l'Eglise grecque, immobilisée dans la fatale stérilité de la branche séparée du tronc, garde, feuillage desséché, ces antiques formes dont l'imposante unité n'a plus chez elle que le schisme pour base ! l'hérésie, étalant sous les voûtes des cathédrales bâties par nos pères les rites abâtardis de sa cène mesquine, est-elle donc plus étrange que ce schisme décrépit gardant fièrement des formes qui le condamnent, et faisant parade d'ornements qui ne sont plus à sa taille ? Quelle vie puiseront jamais ses membres dans le vide de ces formes incomprises ?

Celle-là seule est la Mère qui sait parler aux fils leur langage, et ne donne pas aux malades appauvris la nourriture des forts ; celle-là seule est l'Epouse, qui sait être ingénieuse à faire valoir toujours au taux le plus élevé selon les temps le trésor de l'Epoux, la perle incomparable, modifiant, s'il le faut, ses plus chères habitudes, ses plus légitimes aspirations, sachant enfin quitter les délices du trône et ses grandeurs pour marcher à l'ennemi.

Nous vous reconnaissons à ce signe, ô Epouse, ô Mère, qui bégayez avec les petits comme vous chantiez avec les forts, qui terrassez l'ennemi dans la vigueur de votre bras là même où vous sembliez

 

1. Cant. VII, I, 2. — 2. Psalm. XLIV, 6.

 

216

 

ne penser qu'à jouir de l'Epoux. Au prix d'une lutte continuelle et de labeurs incessants, chaque jour plus méconnue d'une foule toujours croissante de fils ingrats, vous restez avec nous : vous restez pour porter au dernier des élus l'Hostie sainte qui doit l'associer au grand Sacrifice. Nous vous suivrons, ô notre Mère, dans votre marche militante à travers les détours delà route escarpée qui vous conduit au but ; nous vous suivrons, parce que vous portez avec vous le trésor du monde. Plus audacieuses se feront les attaques de l'hérésie, plus outrageants les blasphèmes des fils ingrats : plus éclatantes seront en retour les affirmations de notre foi, plus profondes nos adorations, plus chaleureuses et plus vives les démonstrations de notre amour envers l'Hostie sainte.

 

En ce jour de préparation, nous emprunterons la formule de nos vœux au Missel gothique d'Espagne. La solennité du Corps du Seigneur étant d'institution relativement récente, les Mozarabes ont composé cette Préface, qui est celle du jour même de la tète, avec une partie de l'Illation assignée au Mercredi de la troisième semaine de Carême. Il sera facile d'en remarquer la trace, à la mention du jeune qui s'y trouve exprimée, bien que ce jeûne puisse s'entendre aussi des privations de tout genre dont la vie est pleine.

 

ILLATION.

 

IL est digne et juste que nous vous rendions grâces, Seigneur saint, Père éternel, Dieu tout-puissant, qui préparez vos œuvres dans la sagesse et disposez toutes choses avec suavité, qui êtes monté vers l'Occident et avez pour nom le Seigneur. Vous êtes le pain vivant et véritable ; vous êtes descendu des cieux pour nourrir ceux qui ont faim, bien plus pour être vous-même la nourriture des vivants : pain où nos cœurs puisent leur force, pain dont la vertu remplit ces jours consacrés à votre Nom. La chair et le sang ne peuvent troubler nos jeûnes, lorsque notre pain c'est vous-même. Ainsi rassasiez-vous vos pauvres des pains du ciel.

 

 

 

Précédente Accueil Remonter Suivante