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ORAISON FUNÈBRE
DE HENRIETTE-ANNE D'ANGLETERRE,
DUCHESSE D'ORLÉANS.
Oraison Funèbre
REMARQUES HISTORIQUES.
Henriette d'Angleterre était la
dernière fille de Charles Ier, comme Henriette de France était le dernier enfant
de Henri IV. Elle naquit à
Exeter Le 16 juin 1644, dans ces jours funestes où sa mère,
fuyant les fureurs impies de ses sujets, pouvait à peine trouver dans son
royaume une pierre pour reposer sa tête.
Obligée, de chercher un asile en
France, la reine sa mère la laissa, peu de jours après sa naissance, à la garde
de la comtesse Morton. Bientôt la royale enfant, dont on découvrit l'origine,
fut prisonnière entre les mains des puritains, sous les ordres du comte d'Essex.
Après deux ans de captivité, sa gouvernante la déguisa en petit paysan, l'appela
du nom de Henri, et parvint à lui faire passer le détroit. La jeune fugitive
manqua plusieurs fois de se perdre pendant le voyage; elle disait partout, dans
l’épanchement de son cœur, en confidence amicale : « Je suis, je suis... la
princesse. »
Elevée sous la surveillance de
sa mère an couvent de Chaillot, elle
apprit la piété, La droiture, La justice et La crainte du
Seigneur dans L'exercice de la religion : et l'exemple des humbles filles de
Marie lui inspira les vertus des conditions médiocres, la politesse, la douceur
la commisération, la bienfaisance.
Anne d'Autriche, qui avait
remarqué ses précieuses qualités, désirait
de l'unir au roi son fils; Les sentiments de Louis XIV et
l'âge de Henriette s'opposèrent, avec les intérêts de la politique, à cette
union. La reine mère alors voulut qu'elle devint la compagne de son second fils,
le duc d'Orléans; son vœu s'accomplit le 31 mars 1661.
La jeune épouse n'avait pas
encore 17 ans. Elle joignait à la vivacité
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de l'esprit la solidité du jugement, et l'abandon d'une
candeur ingénieuse augmentait en elle les charmes d'une grâce infinie; affable
et généreuse, accessible et bienfaisante, elle révélait la bonté de son noble
cœur par la douceur de ses regards, par l'aménité de ses prévenances et par la
libéralité de ses largesses. Le plus simple et le plus sublime des orateurs du
grand siècle, retraçant les vertus de sa mère au milieu de toutes les
vicissitudes des choses humaines , gagna sa confiance; et dans les rapports
qu'il eut avec cette princesse, non content de lui dévoiler les mystères de la
science divine, il la dirigea vers les connaissances profanes, pour la prémunir
contre l'oisiveté qui laisse un si libre cours aux passions. Ainsi formée par un
si grand maitre, douée d'une exquise sensibilité, avec un goût sûr, elle jugeait
admirablement les œuvres de l'esprit; et savait encourager le talent, louer le
génie avec une délicatesse charmante, qui doublait le prix de l'éloge et
l'efficacité des encouragements (1).
Tant de rares qualités firent de
la princesse Henriette le plus bel ornement de la Cour la plus brillante du
monde; quoique placée au second rang, elle avait tout le crédit, tous les
hommages et presque tous les honneurs du premier. Cependant elle voyait souvent
s'élever des nuages qui obscurcissaient l'éclat de ses triomphes, et les orages
qu'elle essuyait dans son palais lui faisaient regretter les jours calmes et
sereins où l'abaissement de sa maison épargnait à son enfance les chagrins les
plus difficiles à supporter, les peines et les troubles domestiques. Philippe
d'Orléans son époux semblait n'avoir rien hérité d'un sang royal. Faible et
chétif de corps, lâche et mou de caractère, il était incapable de tout sentiment
noble et de toute action généreuse ; fuyant la compagnie des hommes pour se
retirer parmi les femmes, il vivait, parlait et se paraît comme elles (2); et
pendant qu'il s'en allait partout prodiguant un cœur glacé et corrompu, il avait
toute la jalousie d'un amour qui n'aime que soi.
Louis XIV plus juste appréciateur du mérite et de la
fidélité, ce grand monarque si sévère et si sûr dans le choix de ses confidents,
révélait a la princesse Henriette les plus grands secrets de l'Etat. Voulant
briser
1 Un jour, comme elle se rendait à la messe, voyant Boileau
dans la galerie parmi les spectateurs et les courtisans, elle l'appelle du
doigt; et répétant un des plus beaux vers du Lutrin qui venait de
paraître, elle lui dit à l'oreille :
Soupire, étend les bras, ferme l'œil et s'endort.
1 Mazarin s'était réservé la surintendance dans l'éducation
des deux fils d'Anne d'Autriche; il se proposa, disent les mémoires du temps, de
viriliser l'un et d'efféminer l'autre. Pendant que Louis montait à cheval,
Philippe paraissait en jupes devant les courtisans.— Et Madame de Sévigné
écrivait : « Je vous supplie, que toutes les jalousies se taisent devant celle
de Monsieur; c'est la quintessence de la jalousie, c'est la jalousie même.
J'admire qu'il en soit resté dans le monde, après le partage qui lui en est
échu. »
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la triple alliance qui unissait l'Angleterre, la Suède et
la Hollande, il la chargea d'accomplir auprès du roi son frère cette œuvre aussi
délicate qu'importante. Elle se rendit a Londres au commencement de juin 1670,
et termina la négociation dans quelques jours. Formant ainsi le lien de deux
grands rois, elle revint en France avec un traité qui renfermait le sort de
l'Europe. « Le plaisir et la considération que donnent les affaires se joignant
en elle aux agréments que donnent la jeunesse et la beauté, il y avait une grâce
et une douceur répandues dans toute sa personne qui lui attiraient une sorte
d'hommage, qui devait lui être d'autant plus agréable qu'on le rendait plus a la
personne qu'au rang (1). » Tout cela devait disparaître en quelques instants !
Le duc d'Orléans avait voulu suivre la princesse à Londres : il marqua son
retour, et jusqu'au dernier jour de sa vie, par les scènes les plus violentes.
Le 29 juin, a Saint-Cloud, comme elle éprouvait de la souffrance, elle prit vers
le soir, selon sa coutume, un verre d'eau de chicorée; à l'instant ses douleurs
se changèrent en d'affreux déchirements. Après avoir prononcé le mot de poison,
elle ordonne d'examiner le verre d'eau, puis elle révoque cet ordre; mais elle
déclare que le mal l'a frappée mortellement. Elle demande avec empressement et
reçoit avec la plus grande piété les sacrements des mourants. Louis XIV qui la
visite à onze heures, admire son courage et reconnaît le danger de sa position.
Tout le monde était resté sans inquiétude jusqu'alors (2). Après l'avis du roi,
les médecins portent un arrêt fatal; et l'on entend tout à coup retentir dans le
palais ce cri terrible : « Madame se meurt ! » et quelques heures après : «
Madame est morte ! » Cependant un prêtre, connu dans ce temps-la par la sévérité
de ses principes, exhortait la princesse dans des termes effrayants, avec une
rudesse et je puis dire une brutalité pieuse qui fit éclater la douceur
inaltérable de sa sainte victime (3). Grâces au ciel ! Bossuet vint la délivrer
1 Mémoires de Madame de la Fayette. — 2 « Nous
vîmes Madame sur un petit lit, toute échevelée, le visage pâle : elle avait la
figure d'une morte. On causait, on allait et venait dans cette chambre; on y
riait... Nous ne trouvâmes quasi personne qui parût affligée (Mémoires de
Mademoiselle). » — 3 D'après une Relation qu'il publia lui-même, il lui disait
que « les anges, à sa mort, allaient lui présenter le contrat qu'elle avait fait
avec Dieu dans son baptême ; » il lui reprochait sa vie passée dans les délices
et les plaisirs, les jeux et les divertissements, le luxe, les pompes et les
vanités du siècle, l'amour du monde qu'elle avait toujours eu dans le cœur; il
ajoutait : « Voilà toute cette pompeuse grandeur anéantie sous la pesante main
de Dieu. Vous n'êtes qu'une misérable pécheresse, qu'un vaisseau de terre qui va
tomber et qui se cassera en pièces, » etc. C'est bien là le prêtre que
Bourdaloue, dans le sermon sur l'impénitence finale, nous montre au chevet d'un
pécheur mourant : « Au lieu de le toucher, dit-il, il le rebutera; au lieu de
l'éclairer, il l'embarrassera, il le troublera. » Nommant le chanoine de
Saint-Cloud, réformateur de la morale chrétienne, Boileau nous donne ce conseil,
dans sa Xe satire :
Et laissez à Feuillet réformer l'univers.
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de cette horrible torture. Elle avait déclaré dès le
commencement du mal, « qu'elle voulait mourir entre ses mains (1); » et l'on
avait envoyé successivement à Paris trois courriers pour ramener le pieux
prélat. Dès qu'il est arrivé : « Ah! Monsieur, dit-elle, j'ai voulu trop tard me
sauver.» Bossuet naguère abattu par la douleur, qui venait à peine d'essuyer ses
larmes, lui dit d'une voix calme et sereine : « L'espérance, Madame,
l'espérance. »— « Je l'ai toute entière, répondit Henriette; je suis soumise a
Dieu, je suis résolue a la mort. » Après cette réponse, l'homme de Dieu se
prosterne et fait à haute voix des actes de foi, d'espérance et de charité ;
puis se relevant, il parle avec l'onction pénétrante et la sublime éloquence de
la piété chrétienne ; la mourante semble renaître à la vie de l'aine, et les
témoins d'une scène si déchirante ne plus songer qu'aux choses du ciel. Dans un
court moment de relâche, la princesse portant la délicatesse jusqu'au milieu des
horreurs de la mort, dit à sa femme de chambre en anglais, pour n'être pas
comprise : « Donnez à Monsieur de Condom, quand je serai morte, l'émeraude que
j'ai fait faire pour lui. » Ensuite elle demande pardon au duc d'Orléans, et
proteste qu'elle ne l'a jamais offensé. Les douleurs devenant plus vives,
Bossuet lui donne le crucifix qui avait pour ainsi dire reçu les derniers
soupirs d'Anne d'Autriche ; sa main défaillante le tint collé sur ses lèvres,
jusqu'à ce qu'elle ne trouvât plus de nouvelles forces. Enfin : «Je vais mourir,
» dit-elle. Alors Bossuet: « Madame, vous croyez en Dieu, vous espérez en Dieu,
vous l'aimez. » — « De tout mon cœur, » répondit-elle. Ces paroles furent les
dernières. Elle mourut à trois heures du matin, le 30 juin 1670, après neuf
heures de cruelles souffrances.
Une mort si terrible et si
prompte devait éveiller des soupçons; la légèreté en France, en Angleterre la
malveillance parlèrent d'empoisonnement. Cependant tout semble repousser l'idée
du crime. Sans citer Gui Patin, ni Madame de Montpensier, ni Madame de la
Fayette, nous rappellerons un témoignage qui peut tenir lieu de tous les autres.
Résumant en peu de mots le fatal événement, Bossuet dit : « ... On a ouvert son
corps avec un grand concours de médecins, de chirurgiens et de toute sorte de
gens, à cause qu'ayant commencé à sentir des douleurs extrêmes en buvant trois
gorgées d'eau de chicorée que lui donna la plus intime et la plus chère de ses
femmes, elle avait dit d'abord qu'elle était empoisonnée. M. l'ambassadeur
d'Angleterre et tous les Anglais qui sont ici l'avaient presque cru; mais
l'ouverture du corps fut une manifeste conviction du contraire, puisque l'on n'y
trouva rien de sain que l'estomac et le cœur, qui sont les premières parties
attaquées par le poison, joint que Monsieur qui avait donné à
1 Mémoires de l'abbé Ledieu. — Quand il entendit demander
Bossuet, le duc d'Orléans dit : « Son nom fera bon effet dans la Gazette. »
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boire à Madame la duchesse de Meckelbourg, qui s'y trouva,
acheva de boire le reste de la bouteille pour rassurer Madame; ce qui fut cause
que son esprit se remit aussitôt, et qu'elle ne parla plus de poison que pour
dire qu'elle avait cru d'abord être empoisonnée par méprise : ce sont les
propres mots qu'elle dit à M. le maréchal de Grammont. Je fus porter la nouvelle
de la mort de Madame à Monsieur, qu'on avait conduit dans son cabinet d'en bas
malgré lui; et je trouvai ce prince entièrement abattu, et ne recevant de
consolation que sur les bonnes dispositions que Madame avait fait paraître en
mourant (1). »
Bossuet raconta le même jour à
Versailles le fatal événement, et les réflexions dont il accompagna ce triste
récit frappèrent vivement le roi. Deux jours après Louis XIV lui remit
l'émeraude de la princesse (2), et le pria de faire l'oraison funèbre.
Le duc d'Orléans convola en
secondes noces, « heureux, dit Madame de Sévigné, de se marier en cérémonie,
heureux aussi d'avoir une femme qui n'entendait pas le français ; » il épousa
Charlotte Elisabeth princesse palatine, fille de l'électeur de Bavière. C'est de
ce mariage que sont descendus les chefs de la maison d'Orléans : d'abord
Philippe, régent; puis Philippe, dit Egalité; puis Philippe, roi citoyen; puis
Philippe, mort tragiquement sur le chemin de la Révolte, près de Neuilly ; enfin
Philippe né d'une princesse protestante, de Mecklembourg.
L'Oraison funèbre fut
prononcée le 21 août 1670. Bossuet parut dans la chaire revêtu pour la première
fois des ornements épiscopaux. Dans l'auditoire, on distinguait Marie-Thérèse,
reine de France; Louis de Bourbon, conduisant le deuil avec son fils le duc
d'Enghien; les princes, les seigneurs et les dames de la Cour; pour ainsi dire
toute l'Eglise «le France représentée par les cardinaux, les évoques et les
prêtres députés à l'assemblée générale du clergé; puis l'ambassadeur et les
envoyés extraordinaires de l'Angleterre, Milord Montaigu, Georges Villiers,
Thomas Stanley, etc.
Bossuet qui avait failli
succomber sous le poids de l'affliction pendant la nuit du 29 juin, recueillit
ses forces et se prémunit contre l'émotion dès le commencement du discours : « O
mort, s'écria-t-il, éloigne-toi de notre pensée, et laisse-nous tromper pour un
peu de
1 Lettre publiée par M. Floquet.
1 D'après l'abbé Ledieu, cet anneau valait cent louis.
Bossuet le porta toute sa vie. Quelque temps après sa mort, l'évêque de Troyes
le vendit aux enchères publiques. Il est ainsi décrit dans l’Inventaire
des meubles de feu messire J.-B. Bossuet : « Un anneau d’or, dans lequel
est enchâssée une émeraude verte, garnie aux côtés de cinq petits diamants.»
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temps la violence de notre douleur. » Mais quand il vint à
ces paroles foudroyantes et lamentables, qui frappent encore après deux siècles
l’âme de stupeur : Madame se meurt, Madame est morte ! sa voix fut
étouffée par les sanglots, et tous les visages se couvrirent de larmes, et les
voûtes de Saint-Denis retentirent d'accents déchirants. Jamais l'éloquence ne
produisit un pareil effet. Dans le Sermon sur le petit nombre des élus,
Massillon fit tressaillir son auditoire d'un mouvement commun d'effroi ; Bossuet
obtint un plus grand triomphe, « il fit verser des larmes à la Cour (1). »
Voici une peinture qui n'inspire
pas moins d'effroi : « Elle va descendre à ces sombres lieux, à ces demeures
souterraines, pour y dormir dans la poussière... avec ces rois et ces princes
anéantis, parmi lesquels a peine peut-on la placer, tant les rangs y sont
pressés, tant la mort est prompte à remplir les places. » Ces paroles expriment,
comme le cri : Madame se meurt ! un fait historique. Creusés en 1514, les
caveaux de Saint-Denis se trouvèrent remplis en 1669; ils purent à peine
recevoir Henriette de France, et l'on y plaça plus difficilement encore
Henriette d'Angleterre, qui vint sitôt y rejoindre sa mère. Il fallut agrandir «
ces sombres demeures, » inania regna, pour la reine Marie-Thérèse.
Bossuet qui vient d'effrayer les
cœurs, va les charmer par l'expression de la reconnaissance. Louant les vertus
morales de Henriette : «Que dirai-je de sa libéralité? demanda-t-il... Et cet
art de donner agréablement, qu'elle avait si bien pratiqué durant sa vie, l'a
suivie, je le sais, jusqu'entre les bras de la mort. » Je le sais : ces
trois mots suffirent à Bossuet pour rappeler l'histoire si touchante de l'anneau
qu'on voyait briller à son doigt. Ces trois mots si simples et si frappants,
cachés pour ainsi dire dans une narration rapide et disant néanmoins tant de
choses, l'auditoire les sut apprécier justement, répétant plusieurs fois dans
son ravissement : Je le sais.
Qu'on nous permette maintenant
deux ou trois rapprochements. La division de l'Oraison funèbre : la mort nous
enseignant le néant et la grandeur de l'homme, Bossuet l'avait employée déjà
dans un sermon : « O mort, nous te rendons grâces des lumières que tu répands
sur notre ignorance : toi seule nous convaincs de notre bassesse, toi seule nous
fais connaître notre dignité (2), » etc. Le passage où l'orateur dit que, après
la mort, « notre chair change bientôt de nature, » que « notre corps prend un
autre nom, » se trouve aussi dans le même sermon (3).
Citons encore : « Loin... de la
société des hommes, ces âmes sans force!... » Virgile : Procul, o procul este
profani (4) ! —« Partout on voit
1 Voltaire, Siècle de Louis XIV. — 2 Serm. sur la
mort, vol. IX, p. 361. — 3 Ibid., p. 363. — 4
Aen. V, 258.
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la douleur et le désespoir, et l'image de la mort. »
Virgile : Luctus, ubique pavor et plurima mortis imago (1).
Comme la princesse Henriette
avait prié Bossuet de donner au public l'Oraison funèbre de sa mère, ainsi le
duc d'Orléans lui demanda de publier celle de son épouse : le prélat devait à
l'un et à l’autre la même déférence. D'ailleurs ces chefs-d'œuvre étaient
demandés dans toute la France par les savants, par les prêtres et par les
évêques; l’auteur ne pouvait les refuser à son pays.
L'Oraison funèbre de
Henriette d'Angleterre parut dans les derniers mois de 1670, chez Sébastien
Marbre-Cramoisy. Elle fut imprimée pour la deuxième fois chez le même, en 1671,
avec des corrections de l’auteur; les épreuves sont à la bibliothèque nationale.
La troisième édition parut en 1680,renfermant dans un seul volume l'Oraison
funèbre de Henriette de France. En 1689, Dezallier fit une édition, de
nouveau corrigée par l'auteur, des six premières Oraisons funèbres.
1 Aen., II, 369.
ORAISON
FUNÈBRE DE
HENRIETTE-ANNE D'ANGLETERRE.
Vanitas vanitatum, dixit Ecclesiastes : vanitas
vanitatum, et omnia vanitas.
Vanité des vanités, a dit l'Ecclésiaste : vanité des
vanités, et tout est vanité Eccle., I, 2.
Monseigneur ,
J'étais donc encore destiné à
rendre ce devoir funèbre à très-haute et très-puissante Princesse Henriette-Anne
d'Angleterre, duchesse d'Orléans. Elle, que j'avais vue si attentive pendant que
je rendais le même devoir à la reine sa mère, devait être sitôt après le sujet
d'un discours semblable; et ma triste voix était réservée à ce déplorable
ministère. O vanité! ô néant! ô mortels ignorants de leurs destinées! L'eût-elle
cru il y a dix mois? Et vous, Messieurs, eussiez-vous pensé, pendant qu'elle
versait tant de larmes en ce lieu, qu'elle dût sitôt vous y rassembler pour la
pleurer elle-même? Princesse, le digne objet de l'admiration de deux grands
royaumes, n'était-ce pas assez que l'Angleterre pleurât votre absence, sans être
encore réduite à pleurer votre mort? Et la France, qui vous revit avec tant de
joie environnée d'un nouvel éclat, n'avait-elle plus d'autres pompes et d'autres
triomphes pour vous, au retour de ce voyage fameux, d'où vous aviez remporté
tant de gloire et de si belles espérances? « Vanité des vanités, et tout est
vanité. » C'est la seule parole qui me reste; c'est la seule réflexion que me
permet, dans un accident si étrange, une si juste et si sensible douleur. Aussi
n'ai-je point parcouru les Livres sacrés, pour y trouver quelque texte que je
pusse appliquer à cette Princesse. J'ai pris sans étude et sans choix les
premières paroles que me présente l'Ecclésiaste, où quoique la vanité ait été si
souvent nommée, elle ne l'est pas
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encore assez à mon gré pour le dessein que je me propose.
Je veux dans un seul malheur déplorer toutes les calamités du genre humain, et
dans une seule mort faire voir la mort et le néant de toutes les grandeurs
humaines. Ce texte, qui convient à tous les états et à tous les événements de
notre vie, par une raison particulière, devient propre à mon lamentable sujet,
puisque jamais les vanités de la terre n'ont été si clairement découvertes, ni
si hautement confondues. Non, après ce que nous venons de voir, la santé n'est
qu'un nom, la vie n'est qu'un songe, la gloire n'est qu'une apparence, les
grâces et les plaisirs ne sont qu'un dangereux amusement : tout est vain en
nous, excepté le sincère aveu que nous faisons devant Dieu de nos vanités, et le
jugement arrêté qui nous fait mépriser tout ce que nous sommes.
Mais dis-je la vérité? L'homme,
que Dieu a fait à son image, n'est-il qu'une ombre ? Ce que Jésus-Christ est
venu chercher du ciel en la terre, ce qu'il a cru pouvoir, sans se ravilir,
acheter de tout son sang, n'est-ce qu'un rien? Reconnaissons notre erreur. Sans
doute ce triste spectacle des vanités humaines nous imposait ; et l'espérance
publique frustrée tout à coup par la mort de cette Princesse, nous poussait trop
loin. Il ne faut pas permettre à l'homme de se mépriser tout entier, de peur que
croyant avec les impies que notre vie n'est qu'un jeu où règne le hasard., il ne
marche sans règle et sans conduite au gré de ses aveugles désirs. C'est pour
cela que l'Ecclésiaste, après avoir commencé son divin ouvrage par les paroles
que j'ai récitées, après en avoir rempli toutes les pages du mépris des choses
humaines, veut enfin montrer à l'homme quelque chose de plus solide, et conclut
tout son discours en lui disant : « Crains Dieu, et garde ses commandements ;
car c'est là tout l'homme, et sache que le Seigneur examinera dans son jugement
tout ce que nous aurons fait de bien et de mal (1). » Ainsi tout est vain en
l'homme, si nous regardons ce qu'il donne au monde; mais au contraire tout est
important, si nous considérons ce qu'il doit à Dieu. Encore une fois,
1 Deum time, et mandata ejus observa; hoc est enim omnia
homo : et cuncta quae fiunt adducet Deux in judicium, sive bonum, sive malum
illud sit. Eccle., XII, 13, 14.
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tout est vain en l'homme, si nous regardons le cours de sa
vie mortelle ; mais tout est précieux, tout est important, si nous contemplons
le terme où elle aboutit et le compte qu'il en faut rendre. Méditons donc
aujourd'hui à la vue de cet autel et de ce tombeau, la première et la dernière
parole de l’Ecclésiaste; l'une qui montre le néant de l'homme, l'autre
qui établit sa grandeur. Que ce tombeau nous convainque de notre néant, pourvu
que cet autel, où l'on offre tous les jours pour nous une victime d'un si grand
prix, nous apprenne en même temps notre dignité. La Princesse que nous pleurons
sera un témoin fidèle de l'un et de l'autre. Voyons ce qu'une mort soudaine lui
a ravi; voyons ce qu'une sainte mort lui a donné. Ainsi nous apprendrons à
mépriser ce qu'elle a quitté sans peine, afin d'attacher toute notre estime à ce
qu'elle a embrassé avec tant d'ardeur, lorsque son âme épurée de tous les
sentiments de la terre et pleine du ciel où elle touchait, a vu la lumière toute
manifeste. Voilà les vérités que j'ai à traiter, et que j'ai cru dignes d'être
proposées à un si grand Prince, et à la plus illustre assemblée de l'univers.
« Nous mourons tous, disait
cette femme dont l'Ecriture a loué la prudence au second Livre des Rois ;
et nous allons sans cesse au tombeau, ainsi que des eaux qui se perdent sans
retour l. » En effet nous ressemblons tous à des eaux courantes. De quelque
superbe distinction que se flattent les hommes, ils ont tous une même origine ;
et cette origine est petite. Leurs années se poussent successivement comme des
flots : ils ne cessent de s'écouler ; tant qu'enfin après avoir fait un peu plus
de bruit, et traversé un peu plus de pays les uns que les autres, ils vont tous
ensemble se confondre dans un abîme où l'on ne reconnaît plus ni princes, ni
rois, ni toutes ces autres qualités superbes qui distinguent les hommes; de même
que ces fleuves tant vantés demeurent sans nom et sans gloire, mêlés dans
l'Océan avec les rivières les plus inconnues.
Et certainement, Messieurs, si quelque chose pou voit
élever
1 Omnes morimur, et quasi aquœ dilabimur in terram, quœ non
revertuntur. II Reg., XIV. 14.
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les hommes au-dessus de leur infirmité naturelle; si
l'origine qui nous est commune souffrait quelque distinction solide et durable
entre ceux que Dieu a formés de la même terre, qu'y aurait-il dans l'univers de
plus distingué que la Princesse dont je parle? Tout ce que peuvent faire
non-seulement la naissance et la fortune, mais encore les grandes qualités de
l'esprit pour l'élévation d'une princesse, se trouve rassemblé, et puis anéanti
dans la nôtre. De quelque côté que je suive les traces de sa glorieuse origine,
je ne découvre que des rois, et partout je suis ébloui de l'éclat des plus
augustes Couronnes. Je vois la Maison de France, la plus grande sans comparaison
de tout l'univers ; et à qui les plus puissantes Maisons peuvent bien céder sans
envie, puisqu'elles tâchent de tirer leur gloire de cette source. Je vois les
rois d'Ecosse, les rois d'Angleterre, qui ont régné depuis tant de siècles sur
une des plus belliqueuses nations de l'univers, plus encore par leur courage que
par l'autorité de leur sceptre. Mais cette Princesse née sur le trône, avait
l'esprit et le cœur plus haut que sa naissance. Les malheurs de sa Maison n'ont
pu l'accabler dans sa première jeunesse, et dès lors on voyait en elle une
grandeur qui ne devait rien à la fortune. Nous disions avec joie que le ciel
l'avait arrachée , comme par miracle, des mains des ennemis du Roi son père,
pour la donner à la France : don précieux , inestimable présent, si seulement la
possession en avait été plus durable ! Mais pourquoi ce souvenir vient-il
m'interrompre? Hélas! nous ne pouvons un moment arrêter les yeux sur la gloire
de la Princesse, sans que la mort s'y mêle aussitôt pour tout offusquer de son
ombre. O mort, éloigne-toi de notre pensée; et laisse-nous tromper pour un peu
de temps la violence de notre douleur, par le souvenir de notre joie.
Souvenez-vous donc, Messieurs, de l'admiration que la Princesse d'Angleterre
donnait à toute la Cour. Votre mémoire vous la peindra mieux avec tous ses
traits et son incomparable douceur, que ne pourront jamais faire toutes mes
paroles. Elle croissait au milieu des bénédictions de tous les peuples; et les
années ne cessaient de lui apporter de nouvelles grâces. Aussi la Reine sa mère,
dont elle a toujours été la consolation, ne l’aimait pas plus tendrement que
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faisait Anne d'Espagne. Anne, vous le savez, Messieurs, ne
trouvait rien au-dessus de cette Princesse. Après nous avoir donné une reine
seule capable par sa piété et par ses autres vertus royales, de soutenir la
réputation d'une tante si illustre, elle voulut, pour mettre dans sa famille ce
que l'univers avait de plus grand, que Philippe de France son second fils
épousât la princesse Henriette ; et quoique le roi d'Angleterre, dont le cœur
égale la sagesse, sût que la Princesse sa sœur recherchée de tant de rois
pouvait honorer un trône, il lui vit remplir avec joie la seconde place de
France, que la dignité d'un si grand royaume peut mettre en comparaison avec les
premières du reste du monde.
Que si son rang la distinguait,
j'ai eu raison de vous dire qu'elle était encore plus distinguée par son mérite
(a). Je pourrais vous faire remarquer qu'elle connaissait si bien la
beauté des ouvrages de l'esprit, que l'on croyait avoir atteint la perfection,
quand on avait su plaire à Madame. Je pourrais encore ajouter que les plus sages
et les plus expérimentés admiraient cet esprit vif et perçant, qui embrassait
sans peine les plus grandes affaires, et pénétrait avec tant de facilité dans
les plus secrets intérêts. Mais pourquoi m'étendre sur une matière où je puis
tout dire en un mot? Le Roi, dont le jugement est une règle toujours sûre, a
estimé la capacité de cette princesse, et l'a mise par son estime au-dessus de
tous nos éloges.
Cependant, ni cette estime, ni
tous ces grands avantages, n'ont pu donner atteinte à sa modestie. Toute
éclairée qu'elle était, elle n'a point présumé de ses connaissances et jamais
ses lumières ne l'ont éblouie. Rendez témoignage à ce que je dis, vous que cette
grande Princesse a honorés de sa confiance. Quel esprit avez-vous trouvé plus
élevé, mais quel esprit avez-vous trouvé plus docile? Plusieurs dans la crainte
d'être trop faciles, se rendent inflexibles à la raison, et s'affermissent
contre elle. Madame s'éloignait toujours autant de la présomption que de la
faiblesse, également estimable, et de ce qu'elle savait trouver les sages
(a) 1ère édit.: Que si son rang
l'élevait si liant, j'ai eu raison de vous dire qu'elle était encore plut
élevée...
479
conseils, et de ce qu'elle était capable de les recevoir.
On les sait bien connaître, quand on fait sérieusement l'étude qui plaisait tant
à cette Princesse. Nouveau genre d'étude, et presque inconnu aux personnes de
son âge et de son rang; ajoutons, si vous voulez, de son sexe. Elle étudiait ses
défauts; elle aimait qu'on lui en fit des leçons sincères : marque assurée d'une
âme forte, que ses fautes ne dominent pas, et qui ne craint point de les
envisager de près par une secrète confiance des ressources qu'elle sent pour les
surmonter. C'était le dessein d'avancer dans cette étude de sagesse qui la
tenait si attachée à la lecture de l'histoire, qu'on appelle avec raison la sage
conseillère des princes. C'est là que les plus grands rois n'ont plus de rang
que par leurs vertus, et que dégradés à jamais par les mains de la mort, ils
viennent subir sans Cour et sans suite le jugement de tous les peuples et de
tous les siècles. C'est là qu'on découvre que le lustre qui vient de la
flatterie est superficiel ; et que les fausses couleurs, quelque
industriellement qu'on les applique, ne tiennent pas. Là notre admirable
Princesse étudiait les devoirs de ceux dont la vie compose l'histoire : elle y
perdait insensiblement le goût des romans et de leurs fades héros; et soigneuse
de se former sur le vrai, elle méprisait ces froides et dangereuses fictions.
Ainsi sous un visage riant, sous cet air de jeunesse qui semblait ne promettre
que des jeux, elle cachait un sens et un sérieux dont ceux qui traitaient avec
elle étaient surpris.
Aussi pouvait-on sans crainte
lui confier les plus grands secrets. Loin du commerce des affaires et de la
société des hommes, ces âmes sans force, aussi bien que sans foi, qui ne savent
pas retenir leur langue indiscrète ! « Ils ressemblent, dit le Sage, à une ville
sans murailles, qui est ouverte de toutes parts (1), » et qui devient la proie
du premier venu. Que Madame était au-dessus de cette faiblesse! Ni la surprise,
ni l'intérêt, ni la vanité, ni l'appât d'une flatterie délicate, ou d'une douce
conversation, qui souvent épanchant le cœur, en fait échapper le secret, n'était
capable de lui faire découvrir le sien ; et la sûreté qu'on trouvait en cette
Princesse,
1 sicut urbs patens et absque marorum ambitu, ita vir qui
non potest in loquendo cohibere spiritum suum. Prov., XXV, 28.
480
que son esprit rendait si propre aux grandes affaires, lui
faisait confier les plus importantes.
Ne pensez pas que je veuille, en
interprète téméraire des secrets d'Etat, discourir sur le voyage d'Angleterre,
ni que j'imite ces politiques spéculatifs qui arrangent suivant leurs idées les
conseils des rois, et composent sans instruction les annales de leur siècle. Je
ne parlerai de ce voyage glorieux, que pour dire que Madame y fut admirée plus
que jamais. On ne parlait qu'avec transport de la bonté de cette Princesse, qui
malgré les divisions trop ordinaires dans les Cours, lui gagna d'abord tous les
esprits. On ne pouvait assez louer son incroyable dextérité à traiter les
affaires les plus délicates, à guérir ces défiances cachées qui souvent les
tiennent en suspens, et à terminer tous les différends d'une manière qui
conciliait les intérêts les plus opposés. Mais qui pourrait penser, sans verser
des larmes, aux marques d'estime et de tendresse que lui donna le Roi son frère
? Ce grand Roi plus capable encore d'être touché par le mérite que par le sang,
ne se lassait point d'admirer les excellentes qualités de Madame. O plaie
irrémédiable ! ce qui fut en ce voyage le sujet d'une si juste admiration, est
devenu pour ce Prince le sujet d'une douleur qui n'a point de bornes. Princesse,
le digne lien des deux plus grands rois du monde, pourquoi leur avez-vous été
sitôt ravie? Ces deux grands Rois se connaissent; c'est l'effet des soins de
Madame : ainsi leurs nobles inclinations concilieront leurs esprits, et la vertu
sera entre eux une immortelle médiatrice. Mais si leur union ne perd rien de sa
fermeté, nous déplorerons éternellement qu'elle ait perdu son agrément le plus
doux; et qu'une Princesse si chérie de tout l'univers ait été précipitée dans le
tombeau, pendant que la confiance de deux si grands Rois l'élevait au comble de
la grandeur et de la gloire.
La grandeur et la gloire !
Pouvons-nous encore entendre ces noms dans ce triomphe de la mort? Non,
Messieurs, je ne puis plus soutenir ces grandes paroles, par lesquelles
l'arrogance humaine tâche de s'étourdir elle-même pour ne pas apercevoir son
néant. Il est temps de faire voir que tout ce qui est mortel, quoi qu'on ajoute
par le dehors pour le faire paraître grand, est par
481
son fond incapable d'élévation. Ecoutez à ce propos le
profond raisonnement, non d'un philosophe qui dispute dans une école, ou d'un
religieux qui médite dans un cloître : je veux confondre le monde par ceux que
le monde même révère le plus , par ceux qui le connaissent le mieux, et ne lui
veux donner pour le convaincre que des docteurs assis sur le trône, « O Dieu,
dit le Roi-Prophète, vous avez fait mes jours mesurables, et ma substance n'est
rien devant vous (1). » Il est ainsi, chrétiens : tout ce qui se mesure finit ;
et tout ce qui est né pour finir n'est pas tout à fait sorti du néant où il est
sitôt replongé. Si notre être, si notre substance n'est rien, tout ce que nous
bâtissons dessus, que peut-il être? Ni l'édifice n'est plus solide que le
fondement, ni l'accident attaché à l'être plus réel que l'être même. Pendant que
la nature nous tient si bas, que peut faire la fortune pour nous élever?
Cherchez, imaginez parmi les hommes les différences les plus remarquables; vous
n'en trouverez point de mieux marquée, ni qui vous paroisse plus effective, que
celle qui relève le victorieux au-dessus des vaincus qu'il voit étendus à ses
pieds. Cependant ce vainqueur enflé de ses titres, tombera lui-même à son tour
entre les mains de la mort. Alors ces malheureux vaincus rappelleront à leur
compagnie leur superbe triomphateur; et du creux de leur tombeau sortira cette
voix qui foudroie toutes les grandeurs: « Vous voilà blessé comme nous; vous
êtes devenu semblable à nous (2). » Que la fortune ne tente donc pas de nous
tirer du néant, ni de forcer la bassesse de notre nature.
Mais peut-être, au défaut de la
fortune, les qualités de l'esprit, les grands desseins, les vastes pensées
pourront nous distinguer du reste des hommes. Gardez-vous bien de le croire,
parce que toutes nos pensées, qui n'ont pas Dieu pour objet, sont du domaine de
la mort. « Ils mourront, dit le Roi-Prophète, et en ce jour périront toutes
leurs pensées (3). » C'est-à-dire les pensées des conquérants, les pensées des
politiques, qui auront imaginé dans leurs cabinets des desseins où le monde
entier sera compris. Ils se
1 Ecce mensurabiles posuisti dies meos, et substantia mea
tanquam nihilum ante te. Psal. XXXVIII, 6. — 2 Ecce tu vulneratus es,
sicut et nos ; nostri similes effectus es. Isa., XIV, 10. — 3 In illâ die
peribunt omnes cogitationes eorum. Psal. CXLV, 4.
482
seront munis de tous côtés par des précautions infinies ;
enfin ils auront tout prévu, excepté leur mort, qui emportera en un moment
toutes leurs pensées. C'est pour cela que l'Ecclésiaste, le Roi Salomon, fils du
Roi David (car je suis bien aise de vous faire voir la succession delà même
doctrine dans un même trône); c'est, dis-je, pour cela que l'Ecclésiaste faisant
le dénombrement des illusions qui travaillent les enfants des hommes, y comprend
la sagesse même. « Je me suis, dit-il, appliqué à la sagesse, et j'ai vu que
c'était encore une vanité (1), » parce qu'il y a une fausse sagesse, qui se
renfermant dans l'enceinte des choses mortelles, s'ensevelit avec elles dans le
néant. Ainsi je n'ai rien fait pour Madame, quand je vous ai représenté tant de
belles qualités qui la rendaient admirable au monde , et capable des plus hauts
desseins où une princesse puisse s'élever. Jusqu'à ce que je commence à vous
raconter ce qui l'unit à Dieu, une si illustre Princesse ne paraîtra dans ce
discours, que comme un exemple le plus grand qu'on se puisse proposer, et le
plus capable de persuader aux ambitieux qu'ils n'ont aucun moyen de se
distinguer, ni par leur naissance, ni par leur grandeur, ni par leur esprit,
puisque la mort, qui égale tout, les domine de tous côtés avec tant d'empire, et
que d'une main si prompte et si souveraine elle renverse les têtes les plus
respectées.
Considérez, Messieurs, ces
grandes puissances que nous regardons de si bas. Pendant que nous tremblons sous
leur main, Dieu les frappe pour nous avertir. Leur élévation en est la cause ;
et il les épargne si peu, qu'il ne craint pas de les sacrifier à l'instruction
du reste des hommes. Chrétiens, ne murmurez pas si Madame a été choisie pour
nous donner une telle instruction. Il n'y a rien ici de rude pour elle, puisque
, comme vous le verrez dans la suite, Dieu la sauve par le même coup qui nous
instruit. Nous devrions être assez convaincus de notre néant : mais s'il faut
des coups de surprise à nos cœurs enchantés de l'amour du monde, celui-ci est
assez grand et assez terrible. O nuit désastreuse ! ô nuit effroyable, où
retentit tout à coup comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle :
Madame se meurt, Madame
1 Eccles., II, 12, 15.
483
est morte! Oui de nous ne se sentit frappé à ce coup, comme
si quelque tragique accident avait désolé sa famille? Au premier bruit d'un mal
si étrange, on accourut à Saint-Cloud de toutes parts; on trouve tout consterné,
excepté le cœur de cette Princesse. Partout on entend des cris ; partout on voit
la douleur et h- désespoir, et l'image de la mort. Le Roi, la Reine, Monsieur,
toute la Cour, tout le peuple , tout est abattu, tout est désespéré ; et il me
semble que je vois l'accomplissement de cette parole du Prophète : « Le roi
pleurera, le Prince sera désolé, et les mains tomberont au peuple de douleur et
d'étonnement (1). »
Mais et les princes et les
peuples gémissaient en vain. En vain Monsieur , en vain le Roi même tenait
Madame serrée par de si étroits embrassements. Alors ils pouvaient dire l'un et
l'autre avec saint Ambroise : Stringebam brachia, sed jam amiseram quam
tenebam (2): «Je serrais les bras, mais j'avais déjà perdu ce que je tenais.
» La Princesse leur échappait parmi des embrassements si tendres, et la mort
plus puissante nous l'enlevait entre ces royales mains. Quoi donc ! elle devait
périr sitôt ! Dans la plupart des hommes les changements se font peu à peu, et
la mort les prépare ordinairement à son dernier coup. Madame cependant a passe
du matin au soir, ainsi que l'herbe des champs. Le matin elle fleurissait ; avec
quelles grâces, vous le savez : le soir nous la vîmes séchée ; et ces fortes
expressions par lesquelles l'Ecriture sainte exagère l'inconstance des choses
humaines, devaient être pour cette Princesse si précises et si littérales. Hélas
! nous composions son histoire de tout ce qu'on peut imaginer de plus glorieux !
Le passé et le présent nous garantissaient l'avenir, et on pouvait tout attendre
de tant d'excellentes qualités. Elle allait s'acquérir deux puissants royaumes
par des moyens agréables : toujours douce, toujours paisible autant que
généreuse et bienfaisante, son crédit n'y aurait jamais été odieux : on ne l'eût
point vue s'attirer la gloire avec une ardeur inquiète et précipitée; elle l'eût
attendue sans impatience , comme sûre de la posséder. Cet attachement qu'elle a
montré si fidèle pour le Roi jusqu'à la mort,
1 Rex lugebit, et Princeps induetur moerore, et manus
populi terrae conturbabuntur. Ezech., VII, 27. — Orat. De obitu Sat.
frat., lib. I, n. 19.
484
lui en donnait les moyens. Et certes c'est le bonheur de
nos jours, que l'estime se puisse joindre avec le devoir ; et qu'on puisse
autant s'attacher au mérite et à la personne du Prince, qu'on en révère la
puissance et la majesté. Les inclinations de Madame ne l'attachaient pas moins
fortement à tous ses autres devoirs. La passion qu'elle ressentait pour la
gloire de Monsieur, n'avait point de bornes. Pendant que ce grand Prince
marchant sur les pas de son invincible frère , secondait avec tant de valeur et
de succès ses grands et héroïques desseins dans la campagne de Flandre, la joie
de cette Princesse était incroyable. C'est ainsi que ses généreuses inclinations
la menaient à la gloire par les voies que le monde trouve les plus belles ; et
si quelque chose manquait encore à son bonheur, elle eût tout gagné par sa
douceur et par sa conduite. Telle était l'agréable histoire que nous faisions
pour Madame ; et pour achever ces nobles projets, il n'y avait que la durée de
sa vie dont nous ne croyions pas devoir être en peine. Car qui eût pu seulement
penser que les années eussent dû manquer à une jeunesse qui semblait si vive?
Toutefois c'est par cet endroit que tout se dissipe en un moment. Au lieu de
l'histoire d'une belle vie, nous sommes réduits à faire l'histoire d'une
admirable , mais triste mort. A la vérité, Messieurs, rien n'a jamais égalé la
fermeté de son âme, ni ce courage paisible, qui sans faire effort pour s'élever,
s'est trouvé par sa naturelle situation au-dessus des accidents les plus
redoutables. Oui, Madame fut douce envers la mort, comme elle l'était envers
tout le monde. Son grand cœur, ni ne s'aigrit, ni ne s'emporta contre elle. Elle
ne la brave pas non plus avec fierté, contente de l'envisager sans émotion et de
la recevoir sans trouble. Triste consolation, puisque malgré ce grand courage
nous l'avons perdue ! C'est la grande vanité des choses humaines. Après que par
le dernier effet de notre courage nous avons pour ainsi dire surmonté la mort,
elle éteint en nous jusqu'à ce courage par lequel nous semblions la défier. La
voilà, malgré ce grand cœur, cette Princesse si admirée et si chérie ! la voilà
telle que la mort nous l'a faite : encore ce reste tel quel va-t-il disparaître
: cette ombre de gloire va s'évanouir, et nous l’allons voir dépouillée même de
cette triste décoration. Elle va
485
descendre à ces sombres lieux, à ces demeures souterraines,
pour y dormir dans la poussière avec les grands de la terre, comme parle Job (1)
; avec ces rois et ces princes anéantis , parmi lesquels à peine peut-on la
placer, tant les rangs y sont pressés, tant la mort est prompte à remplir ces
places. Mais ici notre imagination nous abuse encore. La mort ne nous laisse pas
assez de corps pour occuper quelque place, et on ne voit là que les tombeaux qui
fassent quelque figure. Notre chair change bientôt de nature : notre corps prend
un autre nom ; même celui de cadavre, dit Tertullien (2), parce qu'il
nous montre encore quelque forme humaine, ne lui demeure pas longtemps : il
devient un je ne sais quoi, qui n'a plus de nom dans aucune langue ; tant il est
vrai que tout meurt en lui, jusqu'à ces termes funèbres par lesquels on
exprimait ces malheureux restes.
C'est ainsi que la puissance
divine justement irritée contre notre orgueil, le pousse jusqu'au néant; et que
pour égaler à jamais les conditions, elle ne fait de nous tous qu'une même
cendre. Peut-on bâtir sur ces ruines? Peut-on appuyer quelque grand dessein sur
ce débris inévitable des choses humaines? Mais quoi ! Messieurs, tout est-il
donc désespéré pour nous ? Dieu qui foudroie toutes nos grandeurs, jusqu'à les
réduire en poudre, ne nous laisse-t-il aucune espérance ? Lui, aux yeux de qui
rien ne se perd et qui suit toutes les parcelles de nos corps en quelque endroit
écarté du monde que la corruption ou le hasard les jette , verra-t-il périr sans
ressource ce qu'il a fait capable de le connaître et de l'aimer ? Ici un nouvel
ordre de choses se présente à moi : les ombres de la mort se dissipent : « les
voies me sont ouvertes à la véritable vie (3) : » Madame n'est plus dans le
tombeau ; la mort, qui semblait tout détruire, a tout établi : voici le secret
de l’Ecclésiaste, que je vous avais marqué dès le commencement de ce
discours, et dont il faut maintenant découvrir le fond.
Il faut donc penser, chrétiens,
qu'outre le rapport que nous
1 Job, XXI, 26.— 2 Cadit in originem terram, et
cadaveris nomen, ex isto quoque nomine peritura, in nullum inde jam nomen, in
omnis jam vocabuli mortem. Tertull., De Resurr. carnis, n. 4. — 3 Notas
mihi fecisti vias vitœ. Psal. XV, 11.
486
avons du côté du corps avec la nature changeante et
mortelle , nous avons d'un autre côté un rapport intime et une secrète affinité
avec Dieu , parce que Dieu même a mis quelque chose en nous, qui peut confesser
la vérité de son être, en adorer la perfection, en admirer la plénitude ;
quelque chose qui peut se soumettre à sa souveraine puissance, s'abandonner à sa
haute et incompréhensible sagesse, se confier en sa bonté, craindre sa justice,
espérer son éternité. De ce côté, Messieurs, si l'homme croit avoir en lui de
l'élévation, il ne se trompera pas. Car comme il est nécessaire que chaque chose
soit réunie à son principe , et que c'est pour cette raison, dit l’Ecclésiaste,
« que le corps retourne à la terre, dont il a été tiré (1) ; » il faut par la
suite du même raisonnement que ce qui porte en nous la marque divine, ce qui est
capable de s'unir à Dieu, y soit aussi rappelé. Or ce qui doit retourner à Dieu,
qui est la grandeur primitive et essentielle, n'est-il pas grand et élevé ?
C'est pourquoi quand je vous ai dit que la grandeur et la gloire n'étaient parmi
nous que des noms pompeux, vides de sens et de choses, je regardais le mauvais
usage que nous faisons de ces termes. Mais pour dire la vérité dans toute son
étendue, ce n'est ni l'erreur, ni la vanité qui ont inventé ces noms magnifiques
; au contraire nous ne les aurions jamais trouvés, si nous n'en avions porté le
fond en nous-mêmes. Car où prendre ces nobles idées dans le néant? La faute que
nous faisons, n'est donc pas de nous être servis de ces noms ; c'est de les
avoir appliqués à des objets trop indignes. Saint Chrysostome a bien compris
cette vérité, quand il a dit : « Gloire, richesses, noblesse, puissance, pour
les hommes du monde ne sont que des noms ; pour nous, si nous servons Dieu, ce
sont (a) des choses. Au contraire la pauvreté, la honte, la mort, sont
des choses trop effectives et trop réelles pour eux; pour nous, ce sont
seulement des noms (2), » parce que celui qui s'attache à Dieu ne perd ni ses
biens, ni son honneur, ni sa vie. Ne vous étonnez donc pas si l’Ecclésiaste dit
si souvent : « Tout est vanité. » Il s'explique :
1 Revertatur pulvis ad terram suam, undè
erat, et spiritus redeat ad Deum qui dedit illum. Eccle., XII, 7.
— 2 Hom. LVIII, al. LIX in Matth., n. 5.
(a) 1ère édit. : Ce seront.
487
« Tout est vanité sous le soleil (1), » c'est-à-dire tout
ce qui est mesuré par les années, tout ce qui est emporté par la rapidité du
temps. Sortez du temps et du changement; aspirez à l'éternité : la vanité ne
vous tiendra plus asservis. Ne vous étonnez pas si le même Ecclésiaste
méprise tout en nous, jusqu'à la sagesse, et ne trouve rien de meilleur que de
goûter en repos le fruit de son travail (2). La sagesse dont il parle en ce
lieu, est cette sagesse insensée, ingénieuse à se tourmenter, habile à se
tromper elle-même, qui se corrompt dans le présent, qui s'égare dans l'avenir,
qui par beaucoup de raisonnements et de grands efforts ne fait que se consumer
inutilement en amassant des choses que le vent emporte. « Hé! s'écrie ce sage
Roi, y a-t-il rien de si vain (3)? » Et n'a-t-il pas raison de préférer la
simplicité d'une vie particulière, qui goûte doucement et innocemment ce peu de
biens que la nature nous donne , aux soucis et aux chagrins des avares, aux
songes inquiets des ambitieux ! « Mais cela même, dit-il, ce repos, cette
douceur de la vie, est encore une vanité (4), » parce que la mort trouble et
emporte tout. Laissons-lui donc mépriser tous les états de cette vie,
puisqu'enfin de quelque côté qu'on s'y tourne, on voit toujours la mort en face,
qui couvre de ténèbres tous nos plus beaux jours. Laissons-lui égaler le fol et
le sage; et même, je ne craindrai pas de le dire hautement en cette chaire,
laissons-lui confondre l'homme avec la bête : Unas interitus est hominis et
jumentorum (5).
En effet jusqu'à ce que nous
ayons trouvé la véritable sagesse; tant que nous regarderons l'homme par les
yeux du corps sans y démêler par l'intelligence ce secret principe de toutes nos
actions, qui étant capable de s'unir à Dieu, doit nécessairement y retourner:
que verrons-nous autre chose dans notre vie que de folles inquiétudes? et que
verrons-nous dans notre mort qu'une vapeur qui s'exhale, que des esprits qui
s'épuisent, que des ressorts qui se démontent et se déconcertent, enfin qu'une
machine qui se dissout et qui se met en pièces? Ennuyés de ces vanités,
cherchons
1 Eccle., 1, 2, 14; III, 11, etc. — 2 Ibid.
I, 17; II, 14, 24. — 3 Et est quidquam tam vanum ? Eccle., II, 19. — 4
Vidi quod hoc quoque esset vanitas ? Ibid., I. — Eccle., III, 19.
488
ce qu'il y a de grand et de solide en nous. Le Sage nous
l'a montré dans les dernières paroles de l’Ecclésiaste ; et bientôt
Madame nous le fera paraître dans les dernières actions de sa vie. « Crains
Dieu, et observe ses commandements ; car c'est là tout l'homme (1) : » comme
s'il disait : Ce n'est pas l'homme que j'ai méprisé, ne le croyez pas ; ce sont
les opinions, ce sont les erreurs par lesquelles l'homme abusé se déshonore
lui-même. Voulez-vous savoir en un mot ce que c'est que l'homme? Tout son
devoir, tout son objet, toute sa nature, c'est de craindre Dieu : tout le reste
est vain, je le déclare ; mais aussi tout le reste n'est pas l'homme. Voici ce
qui est réel et solide, et ce que la mort ne peut enlever : car ajoute l’
Ecclésiaste, « Dieu examinera dans son jugement tout ce que nous aurons fait
de bien et de mal (2). » Il est donc maintenant aisé de concilier toutes choses.
Le Psalmiste dit « qu'à la mort périront toutes nos pensées (3); » oui, celles
que nous aurons laissé emporter au monde, dont la figure passe et s'évanouit.
Car encore que notre esprit soit de nature à vivre toujours, il abandonne à la
mort tout ce qu'il consacre aux choses mortelles ; de sorte que nos pensées, qui
devaient être incorruptibles du côté de leur principe, deviennent périssables du
côté de leur objet. Voulez-vous sauver quelque chose de ce débris si universel,
si inévitable? Donnez à Dieu vos affections, nulle force ne vous ravira ce que
vous aurez déposé en ses mains divines. Vous pourrez hardiment mépriser la»
mort, à l'exemple de notre héroïne chrétienne. Mais afin de tirer d'un si bel
exemple toute l'instruction qu'il nous peut donner, entrons dans une profonde
considération des conduites de Dieu sur elle, et adorons en cette Princesse le
mystère de la prédestination et de la grâce.
Vous savez que toute la vie
chrétienne, que tout l'ouvrage de notre salut est une suite continuelle de
miséricordes : mais le fidèle interprète du mystère de la grâce, je veux dire le
grand Augustin, m'apprend cette véritable et solide théologie, que c'est dans la
première grâce et dans la dernière que la grâce se montre grâce; c'est-à-dire
que c'est dans la vocation qui nous prévient et dans la persévérance finale qui
nous couronne, que la bonté
1 Eccle., XII, 13. — 2 Ibid.,
14. — 3 Psal. CXLV, 4.
489
qui nous sauve paraît toute gratuite et toute pure. En
effet comme nous changeons deux fois d'état, en passant premièrement des
ténèbres à la lumière, et ensuite de la lumière imparfaite de la foi à la
lumière consommée de la gloire, comme c'est la vocation qui nous inspire la foi,
et que c'est la persévérance qui nous transmet à la gloire : il a plu à la
divine bonté de se marquer elle-même au commencement de ces deux états par une
impression illustre et particulière, afin que nous confessions que toute la vie
du chrétien, et dans le temps qu'il espère, et dans le temps qu'il jouit, est un
miracle de grâce. Que ces deux principaux moments de la grâce ont été bien
marqués par les merveilles que Dieu a faites pour le salut éternel de Henriette
d'Angleterre ! Pour la donner à l'Eglise, il a fallu renverser tout un grand
royaume. La grandeur de la maison d'où elle est sortie n'était pour elle qu'un
engagement plus étroit dans le schisme de ses Ancêtres; disons des derniers de
ses Ancêtres, puisque tout ce qui les précède, à remonter jusqu'aux premiers
temps, est si pieux et si catholique. Mais si les lois de l'Etat s'opposent à
son salut éternel, Dieu ébranlera tout l'Etat pour l'affranchir de ces lois. Il
met les âmes à ce prix ; il remue le ciel et la terre pour enfanter ses élus ;
et comme rien ne lui est cher que ces enfants de sa dilection éternelle, que ces
membres inséparables de son Fils bien-aimé, rien ne lui coûte pourvu qu'il les
sauve. Notre Princesse est persécutée avant que de naître, délaissée aussitôt
que mise au monde , arrachée en naissant à la piété d'une mère catholique,
captive dès le berceau des ennemis implacables de sa Maison ; et ce qui était
plus déplorable, captive des ennemis de l'Eglise ; par conséquent destinée
premièrement par sa glorieuse naissance, et ensuite par sa malheureuse
captivité, à l'erreur et à l'hérésie. Mais le sceau de Dieu était sur elle. Elle
pouvait dire avec le Prophète : « Mon père et ma mère m'ont abandonnée ; mais le
Seigneur m'a reçue en sa protection (1). » Délaissée de toute la terre dès ma
naissance, « je fus comme jetée entre les bras de sa Providence paternelle, et
dès le ventre de ma mère il se déclara mon Dieu (2). » Ce fut à cette garde
fidèle que la Reine sa
1 Psal. XXVI, 10. — 2 Psal. XXI, II.
490
mère commit ce précieux dépôt. Elle ne fut point trompée
dans sa confiance. Deux ans après , un coup imprévu et qui tenait du miracle,
délivra la Princesse des mains des rebelles. Malgré les tempêtes de l'Océan et
les agitations encore plus violentes de la terre, Dieu la prenant sur ses ailes,
comme l'aigle prend ses petits, la porta lui-même dans ce royaume ; lui-même la
posa dans le sein de la Reine sa mère ou plutôt dans le sein de l'Eglise
catholique. Là elle apprit les maximes de la piété véritable, moins par les
instructions qu'elle y recevait que par les exemples vivants de cette grande et
religieuse Reine. Elle a imité ses pieuses libéralités. Ses aumônes toujours
abondantes se sont répandues principalement sur les catholiques d'Angleterre,
dont elle a été la fidèle protectrice. Digne fille de saint Edouard et de saint
Louis, elle s'attacha du fond de son cœur à la foi de ces deux grands rois. Qui
pourrait assez exprimer le zèle dont elle brûlait pour le rétablissement de
cette foi dans le royaume d'Angleterre, où l'on en conserve encore tant de
précieux monuments. Nous savons qu'elle n'eût pas craint d'exposer sa vie pour
un si pieux dessein : et le ciel nous l'a ravie ! O Dieu! que prépare ici votre
éternelle Providence ? Me permettrez-vous, ô Seigneur, d'envisager en tremblant
vos saints et redoutables conseils? Est-ce que les temps de confusion ne sont
pas encore accomplis? Est-ce que le crime qui fit céder vos vérités saintes à
des passions malheureuses, est encore devant vos yeux, et que vous ne l'avez pas
assez puni par un aveuglement de plus d'un siècle? Nous ravissez-vous Henriette
par un effet du même jugement qui abrégea les jours de la reine Marie et son
règne si favorable à l'Eglise ! Ou bien voulez-vous triompher seul ; et en nous
ôtant les moyens dont nos désirs se flattaient, réservez-vous dans les temps
marqués par votre prédestination éternelle, de secrets retours à l'Etat et à la
Maison d'Angleterre? Quoi qu'il en soit, ô grand Dieu, recevez-en aujourd'hui
les bienheureuses prémices en la personne de cette Princesse. Puisse toute sa
Maison et tout le royaume suivre l'exemple de sa foi! Ce grand Roi, qui remplit
de tant de vertus le trône de ses Ancêtres, et fait louer tous les jours la
divine main qui l'y a rétabli comme par miracle, n'improuvera pas notre zèle, si
nous souhaitons devant Dieu que
491
lui et tous ses peuples soient comme nous. Opto apud
Deum..., non tantùm te, sed etiam omnes... fieri taies, qualis et ego sum
(1). Ce souhait est fait pour les rois : et saint Paul étant dans les fers, le
fit la première fois en faveur du roi Agrippa; mais saint Paul en exceptait ses
liens, exceptis vinculis his : et nous, nous souhaitons principalement
que l'Angleterre trop libre dans sa croyance, trop licencieuse dans ses
sentiments, soit enchaînée comme nous de ces bienheureux liens, qui empêchent
l'orgueil humain de s'égarer dans ses pensées, en le captivant sous l'autorité
du Saint-Esprit et de l'Eglise.
Après vous avoir exposé le
premier effet de la grâce de Jésus-Christ en notre Princesse, il me reste,
Messieurs, de vous faire considérer le dernier qui couronnera tous les autres.
C'est par cette dernière grâce que la mort change de nature pour les chrétiens ,
puisqu'au lieu qu'elle semblait être faite pour nous dépouiller de tout, elle
commence , comme dit l'Apôtre (2), à nous revêtir et nous assure éternellement
la possession des biens véritables. Tant que nous sommes détenus dans cette
demeure mortelle, nous vivons assujettis aux changements, parce que si vous me
permettez de parler ainsi, c'est la loi du pays que nous habitons ; et nous ne
possédons aucun bien, même dans l'ordre de la grâce, que nous ne puissions
perdre un moment après par la mutabilité naturelle de nos désirs. Mais aussitôt
qu'on cesse pour nous de compter les heures, et de mesurer notre vie par les
jours et par les années, sortis des figures qui passent et des ombres qui
disparaissent, nous arrivons au règne de la vérité, où nous sommes affranchis de
la loi des changements. Ainsi notre aine n'est plus en péril ; nos résolutions
ne vacillent plus ; la mort, ou plutôt la grâce de la persévérance finale, a la
force de les fixer : et de même que le Testament de Jésus-Christ, par lequel il
se donne à nous, est confirmé à jamais suivant le droit des testaments et la
doctrine de l'Apôtre (3) par la mort de ce divin Testateur : ainsi la mort du
fidèle fait que ce bienheureux Testament par lequel de notre côté nous nous
donnons au Sauveur, devient irrévocable. Donc, Messieurs, si je vous fais voir
encore une fois
1 Act., XXVI, 29. — 2 II Cor.,
V, 3. — 3 Hebr., IX, 15.
492
Madame aux prises avec la mort, n'appréhendez rien pour
elle : quelque cruelle que la mort vous paroisse, elle ne doit servir à cette
fois que pour accomplir l'œuvre de la grâce, et sceller en cette Princesse le
conseil de son éternelle prédestination. Voyons donc ce dernier combat; mais
encore un coup affermissons-nous. Ne mêlons point de faiblesse à une si forte
action, et ne déshonorons point par nos larmes une si belle victoire.
Voulez-vous voir combien la grâce qui a fait triompher Madame, a été puissante,
voyez combien la mort a été terrible. Premièrement elle a plus de prise sur une
Princesse qui a tant à perdre. Que d'années elle va ravir à cette jeunesse ! Que
de joie elle enlève à cette fortune ! Que de gloire elle ôte à ce mérite!
D'ailleurs peut-elle venir ou plus prompte ou plus cruelle? C'est ramasser
toutes ses forces, c'est unir tout ce qu'elle a de plus redoutable , que de
joindre , comme elle fait, aux plus vives douleurs l'attaque la plus imprévue.
Mais quoique sans menacer et sans avertir elle se fasse sentir toute entière dès
le premier coup , elle trouve la Princesse prête. La grâce plus active encore,
l'a déjà mise en défense. Ni la gloire, ni la jeunesse n'auront un soupir. Un
regret immense. de ses pèches ne lui permet pas de regretter autre chose. Elle
demande le crucifix sur lequel elle avait vu expirer la Reine sa belle-mère,
comme pour y recueillir les impressions de constance et de piété que cette âme
vraiment chrétienne y avait laissées avec les derniers soupirs. A la vue d'un si
grand objet, n'attendez pas de cette Princesse des discours étudiés et
magnifiques : une sainte simplicité fait ici toute la grandeur. Elle s'écrie : «
O mon Dieu, pourquoi n'ai-je pas toujours mis en vous ma confiance? » Elle
s'afflige, elle se rassure, elle confesse humblement, et avec tous les
sentiments d'une profonde douleur , que de ce jour seulement elle commence à
connaître Dieu, n'appelant pas le connaître que de regarder encore tant soit peu
le monde. Qu'elle nous parut au-dessus de ces lâches chrétiens qui s'imaginent
avancer leur mort, quand ils préparent leur confession, qui ne reçoivent les
saints sacrements que par force : dignes certes de recevoir pour leur jugement
ce mystère de piété qu'ils ne reçoivent qu'avec répugnance. Madame appelle les
prêtres plutôt que les médecins. Elle
493
demande d'elle-même les sacrements de l'Eglise, la
pénitence avec componction, l'Eucharistie avec crainte et puis avec confiance,
la sainte Onction des mourants avec un pieux empressement. Bien loin d'en être
effrayée , elle veut la recevoir avec connaissance : elle écoute l'explication
de ces saintes cérémonies, de ces prières apostoliques, qui par une espèce de
charme divin suspendent les douleurs les plus violentes, qui font oublier la
mort (je l'ai vu souvent) à qui les écoute avec foi; elle les suit, elle s'y
conforme; on lui voit paisiblement présenter son corps à cette huile sacrée; ou
plutôt au sang de Jésus, qui coule si abondamment avec cette précieuse liqueur.
Ne croyez pas que ces excessives et insupportables douleurs aient tant soit peu
troublé sa grande âme. Ah ! je ne veux plus tant admirer les braves, ni les
conquérants. Madame m'a fait connaître la vérité de cette parole du Sage : « Le
patient vaut mieux que le fort (a) ; et celui qui dompte son cœur, vaut
mieux que celui qui prend des villes (1). » Combien a-t-elle été maîtresse du
sien ! Avec quelle tranquillité a-t-elle satisfait à tous ses devoirs ! Rappelez
en votre pensée ce qu'elle dit à Monsieur. Quelle force ! quelle tendresse ! O
paroles qu'on voyait sortir de l'abondance d'un cœur qui se sent au-dessus de
tout; paroles que la mort présente, et Dieu plus présent encore, ont consacrées
; sincère production d'une âme, qui tenant au ciel, ne doit plus rien à la terre
que la vérité, vous vivrez éternellement dans la mémoire des hommes, mais
surtout vous vivrez éternellement dans le cœur de ce grand Prince. Madame ne
peut plus résister aux larmes qu'elle lui voit répandre. Invincible par tout
autre endroit, ici elle est contrainte de céder. Elle prie Monsieur de se
retirer, parce qu'elle ne veut plus sentir de tendresse que pour ce Dieu
crucifié qui lui tend les bras. Alors qu'avons-nous vu? Qu'avons-nous ouï? Elle
se conformait aux ordres de Dieu ; elle lui offrait ses souffrances en expiation
de ses fautes ; elle professait hautement la foi catholique, et la résurrection
des morts, cette précieuse consolation des fidèles mourants. Elle excitait le
1 Melior est patinis viro forti, et qui dominatur animo suo
expugnatore urbium. Prov., XVI, 32.
(a) 1ère édit. : Que le brave.
494
zèle de ceux qu'elle avait appelés pour l'exciter elle-même
, et ne voulait point qu'ils cessassent un moment de l'entretenir des vérités
chrétiennes. Elle souhaita mille fois d'être plongée au sang de l'Agneau;
c'était un nouveau langage que la grâce lui apprenait. Nous ne voyions en elle,
ni cette ostentation par laquelle on veut tromper les autres, ni ces émotions
d'une âme alarmée par lesquelles on se trompe soi-même. Tout était simple, tout
était solide (a), tout était tranquille ; tout partait d'une âme soumise
et d'une source sanctifiée par le Saint-Esprit.
En cet état, Messieurs,
qu'avions-nous à demander à Dieu pour cette Princesse, sinon qu'il raffermît
dans le bien, et qu'il conservât en elle les dons de sa grâce? Ce grand Dieu
nous exauçait ; mais souvent, dit saint Augustin (1), en nous exauçant il trompe
heureusement notre prévoyance. La Princesse est affermie dans le bien d'une
manière plus haute que celle que nous entendions. Comme Dieu ne voulait plus
exposer aux illusions du monde les sentiments d'une piété si sincère, il a fait
ce que dit le Sage : « Il s'est hâté (2). » En effet quelle diligence ! en neuf
heures l'ouvrage est accompli. « Il s'est hâté de la tirer du milieu des
iniquités. » Voilà, dit le grand saint Ambroise (3), la merveille de la mort
dans les chrétiens. Elle ne finit pas leur vie ; elle ne finit que leurs péchés
et les périls où ils sont exposés. Nous nous sommes plaints une la mort ennemie
des fruits que nous promettait la Princesse, les a ravagés dans la fleur ;
qu'elle a effacé pour ainsi dire sous le pinceau même un tableau qui s'avançait
à la perfection avec une incroyable diligence, dont les premiers traits, dont le
seul dessin montrait déjà tant de grandeur. Changeons maintenant de langage ; ne
disons plus que la mort a tout d'un coup arrêté le cours de la plus belle vie du
monde, et de l'histoire qui se commençait le plus noblement ; disons qu'elle a
mis fin aux plus grands périls dont une âme chrétienne peut être assaillie. Et
pour ne point parler ici des tentations infinies qui attaquent à chaque pas la
faiblesse humaine, quel péril n'eût point trouvé cette Princesse
1 In
Ep. Joan., tract. VI. n. 7, 8. — 2 Properavit educere de medio
iniquitatum. Sapient., IV, 14.— 3 Finis factus est erroris, quia culpa,
non natura defecit. De bono mortis, cap. IX, n. 38.
(a) 1ère édit. : Précis.
495
dans sa propre gloire? La gloire : qu'y a-t-il pour le
chrétien de plus pernicieux et de plus mortel ? Quel appât plus dangereux ?
Quelle fumée plus capable de faire tourner les meilleures têtes? Considérez la
Princesse ; représentez-vous cet esprit qui répandu par tout son extérieur, en
rendait les grâces si vives : tout était esprit, tout était bonté. Affable à
tous avec dignité, elle savait estimer les uns sans fâcher les autres; et
quoique le mérite fût distingué , la faiblesse ne se sentait pas dédaignée.
Quand quelqu'un traitait avec elle , il semblait qu'elle eût oublié son rang
pour ne se soutenir que par sa raison. On ne s'apercevait presque pas qu'on
parlât à une personne si élevée ; on sentait seulement au fond de son cœur qu'on
eût voulu lui rendre au centuple la grandeur dont elle se dépouillait si
obligeamment. Fidèle en ses paroles, incapable de déguisement, sûre à ses amis,
par la lumière et la droiture de son esprit elle les mettait à couvert des vains
ombrages, et ne leur laissait à craindre que leurs propres fautes.
Très-reconnaissante des services, elle aimait à prévenir les injures par sa
bonté ; vive à les sentir, facile à les pardonner. Que dirai-je de sa
libéralité? Elle donnait non-seulement avec joie, mais avec une hauteur d’âme
qui marquait tout ensemble, et le mépris du don, et l'estime de la personne.
Tantôt par des paroles touchantes, tantôt même par son silence, elle relevait
ses présents; et cet art de donner agréablement, qu'elle avait si bien pratiqué
durant sa vie , l'a suivie, je le sais, jusqu'entre les bras de la mort. Avec
tant de grandes et tant d'aimables qualités, qui eût pu lui refuser son
admiration? Mais avec son crédit, avec sa puissance, qui n'eût voulu s'attacher
à elle? N'allait-elle pas gagner tous les cœurs, c'est-à-dire la seule chose
qu'ont à gagner ceux à qui la naissance et la fortune semblent tout donner ; et
si cette haute élévation est un précipice affreux pour les chrétiens, ne puis-je
pas dire , Messieurs, pour me servir des paroles fortes du plus grave des
historiens, « qu'elle allait être précipitée dans la gloire (1) ? » Car quelle
créature fut jamais plus propre à être l'idole du monde? Mais ces idoles que le
monde adore, à combien de tentations délicates ne sont-elles pas exposées? La
gloire,
1 In ipsam gloriam prœceps agebatur.
Tacit., Agric., n. 41.
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il est vrai, les défend de quelques faiblesses ; mais la
gloire les défend-elle de la gloire même? Ne s'adorent-elles pas secrètement? Ne
veulent-elles pas être adorées? Que n'ont-elles pas à craindre de leur
amour-propre ? Et que se peut refuser la faiblesse humaine, pendant que le monde
lui accorde tout? N'est-ce pas là qu'on apprend à faire servir à l'ambition, à
la grandeur, à la politique , et la vertu, et la religion, et le nom de Dieu? La
modération, que le monde affecte, n'étouffe pas les mouvements de la vanité :
elle ne sert qu'à les cacher ; et plus elle ménage le dehors, plus elle livre le
cœur aux sentiments les plus délicats et les plus dangereux de la fausse gloire.
On ne compte plus que soi-même ; et on dit au fond de son cœur : « Je suis, et
il n'y a que moi sur la terre (1). » En cet état, Messieurs, la vie n'est-elle
pas un péril? La mort n'est-elle pas une grâce? Que ne doit-on pas craindre de
ses vices, si les bonnes qualités sont si dangereuses ? N'est-ce donc pas un
bienfait de Dieu d'avoir abrégé les tentations avec les jours de Madame ; de
l'avoir arrachée à sa propre gloire, avant que cette gloire, par son excès, eût
mis en hasard sa modération ? Qu'importe que sa vie ait été si courte ? Jamais
ce qui doit finir ne peut être long. Quand nous ne compterions point ses
confessions plus exactes, ses entretiens de dévotion plus fréquents, son
application plus forte à la piété dans les derniers temps de sa vie : ce peu
d'heures saintement passées parmi les plus rudes épreuves et dans les
sentiments les plus purs du christianisme, tiennent lieu toutes seules d'un âge
accompli. Le temps a été court, je l'avoue ; mais l'opération de la grâce a été
forte; mais la fidélité de l’âme a été parfaite. C'est l'effet d'un art consommé
de réduire en petit tout un grand ouvrage; et la grâce, cette excellente
ouvrière, se plaît quelquefois à renfermer en un jour la perfection d'une longue
vie. Je sais que Dieu ne veut pas qu'on s'attende à de tels miracles ; mais si
la témérité insensée des hommes abuse de ses bontés, son bras pour cela n'est
par raccourci et sa main n'est pas affaiblie. Je me confie pour Madame en cette
miséricorde, qu'elle a si sincèrement et si humblement réclamée. Il semble que
Dieu ne lui ait conservé le jugement
1 Ego sum, et prœter me non est altera, Isa., XLVII, 10.
497
libre jusqu'au dernier soupir, qu'afin de faire durer les
témoignages de sa foi. Elle a aimé en mourant le Sauveur Jésus; les bras lui ont
manqué plutôt que l'ardeur d'embrasser la croix ; j'ai vu sa main défaillante
chercher encore en tombant de nouvelles forces pour appliquer sur ses lèvres ce
bienheureux signe de notre rédemption : n'est-ce pas mourir entre les bras et
dans le baiser du Seigneur ? Ah ! nous pouvons achever ce saint sacrifice pour
le repos de Madame, avec une pieuse confiance. Ce Jésus en qui elle a espéré,
dont elle a porté la croix en son corps par des douleurs si cruelles, lui
donnera encore son sang dont elle est déjà toute teinte, toute pénétrée, par la
participation à ses sacrements, et par la communion avec ses souffrances.
Mais en priant pour son âme,
chrétiens, songeons à nous-mêmes. Qu'attendons-nous pour nous convertir ? Quelle
dureté est semblable à la nôtre , si un accident si étrange , qui devrait nous
pénétrer jusqu'au fond de l’âme , ne fait que nous étourdir pour quelques
moments? Attendons-nous que Dieu ressuscite des morts pour nous instruire ? Il
n'est point nécessaire que les morts reviennent, ni que quelqu'un sorte du
tombeau; ce qui entre aujourd'hui dans le tombeau doit suffire pour nous
convertir. Car si nous savons nous connaître, nous confessons, chrétiens, que
les vérités de l'éternité sont assez bien établies ; nous n'avons rien que de
faible à leur opposer ; c'est par passion, et non par raison, que nous osons les
combattre. Si quelque chose les empêche de régner sur nous, ces saintes et
salutaires vérités, c'est que le monde nous occupe ; c'est que les sens nous
enchantent ; c'est que le présent nous entraîne. Faut-il un autre spectacle pour
nous détromper et des sens, et du présent, et du monde? La Providence divine
pouvait-elle nous mettre en vue, ni de plus près, ni plus fortement, la vanité
des choses humaines ? Et si nos cœurs s'endurcissent après un avertissement si
sensible, que lui reste-t-il autre chose, que de nous frapper nous-mêmes sans
miséricorde? Prévenons un coup si funeste, et n'attendons pas toujours des
miracles de la grâce. Il n'est rien de plus odieux à la souveraine puissance que
de la vouloir forcer par des exemples, et de lui faire une loi de ses grâces et
de ses faveurs. Qu'y a-t-il donc,
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chrétiens, qui puisse nous empêcher de recevoir, sans
différer, ses inspirations (a). Quoi? le charme de sentir est-il si fort
que nous ne puissions rien prévoir ? Les adorateurs des grandeurs humaines
seront-ils satisfaits de leur fortune, quand ils verront que dans un moment leur
gloire passera à leur nom, leurs titres à leurs tombeaux, leurs biens à des
ingrats, et leurs dignités peut-être à leurs envieux? Que si nous sommes assurés
qu'il viendra un dernier jour où la mort nous forcera de confesser toutes nos
erreurs, pourquoi ne pas mépriser par raison ce qu'il faudra un jour mépriser
par force? Et quel est notre aveuglement, si toujours avançant vers notre fin,
et plutôt mourants que vivants, nous attendons les derniers soupirs pour prendre
les sentiments que la seule pensée de la mort nous devrait inspirer à tous les
moments de notre vie? Commencez aujourd'hui à mépriser les faveurs du monde : et
toutes les fois que vous serez dans ces lieux augustes, dans ces superbes palais
à qui Madame donnait un éclat que vos yeux recherchent encore ; toutes les fois
que regardant cette grande place qu'elle remplissait si bien, vous sentirez
qu'elle y manque : songez que cette gloire que vous admiriez, faisait son péril
en cette vie, et que dans l'autre elle est devenue le sujet d'un examen
rigoureux, où rien n'a été capable de la rassurer que cette sincère résignation
qu'elle a eue aux ordres de Dieu, et les saintes humiliations de la pénitence.
(a) 1ère édit. : Recevez donc sans
différer ses inspirations, et ne tardez pas à vous convertir.
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