Henri de Gornay
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Henri de Gornay
Académie Française

 

ORAISON FUNÈBRE
DE MESSIRE  HENRI  DE GORNAY.

 

Oraison Funèbre

REMARQUES HISTORIQUES.

 

Henri de Gornay n'a pas laissé de traces dans l'histoire du XVIIe siècle : les éditeurs de son Oraison funèbre n'ont trouvé jusqu'à ce jour aucun renseignement sur sa vie, et nous n'avons été guère plus heureux dans nos recherches. Voici tout ce que nous avons pu découvrir.

Henri de Gornay ou de Gournay descendait d'une famille très-ancienne dans le pays de Metz. Son père fut Henri de Gournay, comte de Talange ; et sa mère, Madeleine de Gommay.

Il épousa Marie-Agathe Raidsessel de Calembourg. Son fils aine porta le nom de Jean-Christophe (1).

L’Oraison funèbre contient quelques détails sur sa famille et sur sa vie ; nous y renvoyons le lecteur.

Ce discours fut prononcé probablement à Metz, vers 1662. Probablement à Metz, car il semble annoncer un auditoire moins imposant que ceux de la capitale ; et l'histoire en aurait sans doute conservé le souvenir, s'il n'avait pas été prononcé dans la province. Vers 1662, comme le révèlent des indices certains : l'écriture et le papier du manuscrit, les passages simplement esquissés, le style du discours qui ne renferme pas de termes surannés. Il est vrai que Bossuet n'habitait pas Metz à cette époque ; mais l'on sait qu'il y faisait de fréquents voyages pendant les premières années de son séjour à Paris.

Le discours n'est pas complet, tant s'en faut : les deux derniers points sont à peine effleurés.

 

1 Bibliothèque imp., Cabinet des titres, Collection des mémoires, Cahier Gournay. Les indications données plus haut se trouvent dans une liste généalogique, qui établit les seize quartiers de la famille.

 

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Le manuscrit se trouve au collège de Juilly (1). L'imprimé le reproduit d'une manière fort imparfaite. Nous avons comparé pour ainsi dire sous les yeux du lecteur, avec les manuscrits originaux, plusieurs passages du premier volume des sermons ; nous allons lui soumettre, au même point de vue, quelques pages du dernier, renfermant l'éloge de Henri de Gornay. Nous passons un grand nombre de fautes pour abréger.

 

 

Les éditions.

 

Il se voit peu d'hommes assez insensés pour se consoler de leur mort par l'espérance d'un superbe tombeau... Tout ce que peuvent faire ces misérables amoureux des grandeurs humaines, c'est de goûter tellement la vie, qu'ils ne songent point à la mort. La mort jette divers traits [qui préparent son triomphe. Elle se fait sentir] dans toute la vie par la crainte, [les maladies, les accidents de toute espèce ;] et son dernier coup est inévitable. Les hommes superbes croient faire beaucoup d'éviter les autres : c'est le seul moyen qui leur reste de secouer, en quelque façon, le joug insupportable de sa tyrannie, lorsqu'en détournant leur esprit, ils n'en sentent pas l’amertume (2).

 

Le manuscrit original.

 

Il se voit peu d'hommes assez insensés pour se consoler de la mort par l'espérance d'un superbe tombeau... Tout ce que peuvent faire ces misérables amoureux des grandeurs humaines, c'est de goûter tellement la vie qu'ils ne songent point à la mort; c'est le seul moyen qui leur reste de secouer en quelque façon le joug insupportable de sa tyrannie, lorsqu'en détournant leur esprit, ils n'en sentent pas l’amertume (a).

 

(a) Note marg. : La mort jette divers traits dans la vie par la crainte, et le dernier est inévitable ; ils croient faire beaucoup d'éviter les autres.

 

 

On a sans doute remarqué que les éditeurs n'ont pas renfermé, dans les crochets sacramentels, tous les commentaires qu'ils prêtent à l'auteur. Une édition qui se publie dans ce moment fait mieux encore : elle

 

1 M. l'abbé Hautain avait prêché un sermon de charité dans une réunion de l'Œuvre de Saint-François-Régis; le président de la société, M. Gossin, lui envoya le manuscrit du panégyrique funèbre de Henri de Gornay, avec une lettre datée du 15 mai 1813 ; voici deux passages de cette lettre : ..... « Il était difficile aussi de faire connaître notre pauvre Œuvre qui, participant presque à la honte des pécheurs dont elle excite le repentir et la conversion, a ce désavantage unique et cependant réel, de n'oser en quelque sorte se nommer, et d'être obligée de recourir à des périphrases pour faire connaître l'espèce d'infirmité spirituelle à laquelle elle s'efforce d'apporter remède. Vous avez tout dit, Monsieur, avec une chasteté de langage égale à la susceptibilité de nos oreilles parisiennes; et si vous n'eussiez pas improvisé, nous aurions demandé la grâce de copier votre discours, afin de montrer aux prédicateurs que la langue française, dans la bouche d'un orateur zélé et charitable autant qu'habile, peut plaider la cause des Thaïs et des Marie Egyptienne en respectant jusqu'au scrupule toutes les bienséances. Comme nous aimerons toujours, Monsieur, à nous rappeler et votre nom et le service que vous nous avez rendu, nous souhaitons que, de votre côté, il reste autour de vous quelque chose qui de temps à autre attire votre pensée et vos prières sur notre Œuvre. Nous chargeons de ce soin les quelques pages autographes de Bossuet que nous joignons ici. C'est l'Oraison funèbre de Henri de Gornay. Un prêtre tel que vous, Monsieur, ne voudra pas mal accueillir un évêque, et un évêque comme Bossuet.— Agréez, etc.»— 2 Edition de Versailles, vol. XVII, p. 606 et 607. Les fautes que nous signalons dans l'édition de Lebel se trouvent dans toutes les autres, sans en accepter aucune.

 

 

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supprime tous les crochets, si bien que la prose de Déforis se présente sur la même ligne que la parole de Bossuet.

 

Les éditions.

 

Il a plu à notre Sauveur de naître d'une race illustre... Et pour quelle raison, loi qui a méprisé toutes les grandeurs humaines, qui n'a appelé, « ni beaucoup de sages, ni beaucoup de nobles; » Non multi sapientes, non multi nobiles (1).

 

Le manuscrit original.

 

Il a plu à notre Sauveur de naître d'une race illustre... Pour quelle raison, lui qui a méprisé toutes les autres grandeurs humaines? Non multi sapientes, non multi nobiles; Jésus-Christ l'a voulu être.

 

 

 

 

Les rigides éditeurs voulaient absolument que Jésus-Christ ait méprisé la noblesse de la naissance.

 

Les éditions.

 

Louer dans un gentilhomme chrétien ce que Jésus-Christ même a voulu avoir, [n'aurait rien , ce semble, que de conforme aux règles de la foi. Mais cette noblesse temporelle est en soi] trop peu de chose pour qu'on doive s'y arrêter ; c'est un sujet trop profane [ pour mériter les éloges des prédicateurs.] Néanmoins nous louerons ici d'autant plus volontiers la noblesse de la famille du défunt, qu'il y a quelque chose de saint à traiter. Je ne dirai point ni les grandes charges (2)...

 

Le manuscrit original.

 

Louer en un gentilhomme chrétien ce que Jésus-Christ même a voulu avoir (a)... Je ne dirai point ni les grandes charges ...

 

(a) Note marg. : Peu de chose : sujet trop profane. Néanmoins, d'autant plus volontiers, qu'il y a quelque chose de saint à traiter.

 

 

Les mots que nous mettons sous la rubrique de note marginale, sont manifestement des remarques que Bossuet faisait pour lui seul.

 

Les éditions.

 

Le sang qu'a répandu ce généreux martyr,... vous donne plus de gloire que celle que vous avez reçue de tant d'illustres ancêtres. [Vous pouvez dire à juste titre avec Tobie :] « Nous sommes de la race des saints : » Filii sanatorum sumus. L'histoire remarque que saint Livier était issu de parents illustres : Claris parentibus... Mais tous ces titres glorieux n'ont jamais donné l'orgueil [ au respectable défunt que nous regrettons.] Il a toujours (3)...

 

Le manuscrit original.

 

Le sang qu'a répandu ce généreux martyr,... vous donne plus de gloire que celui que vous avez reçu de tant d'illustres ancêtres : « Nous sommes de la race des saints : » Filii sanctorum sumus. L'histoire remarque qu'il était claris parentibus... Mais tous ces titres glorieux ne lui ont jamais donné de l'orgueil. Il a toujours...

 

 

1 Edit. de Vers., vol. XVII, p. 608. — 2 Ibid., p. 609. — 3 Ibid., p. 610.

 

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Que dites-vous du respectable défunt que nous regrettons?

 

Les éditions.

 

Il devient premier capitaine et major dans Falzbourg, corps célèbre et renommé. Les belles actions qu'il y fit l'ayant fait connaître par le cardinal de Richelieu, auquel la vertu ne pouvait pas être cachée, [il s'en servit avantageusement dans les] négociations d'Allemagne. [Mais partout il porta une vertu digne de sa naissance.] Ordinairement ceux qui sont dans les emplois de la guerre croient que c'est une prééminence de l'épée de ne s'assujettir à aucunes lois. Pour lui, il a révéré celles de l'Eglise jusque dans les points qui paraissaient les plus incompatibles avec sou état. Jamais on ne l'a vu violer les abstinences prescrites, sans une raison capable de lui procurer une dispense légitime. Comment n'aurait-il pas respecté la loi qu'il recevait de toute l'Eglise, puisqu'il observait si soigneusement, et avec tant de religion, celles que sa dévotion particulière lui avait imposées ? Il jeûnait régulièrement tous les samedis ; gardait avec la plus scrupuleuse exactitude et le plus grand respect, toutes les pratiques que la religion lui imposait. Bien différent de ces militaires qui déshonorent la profession des armes par cette honte trop commune de bien faire les exercices de la piété. On croit assez faire, pourvu qu'on observe les ordres du général (1).

 

Le manuscrit original.

 

Premier capitaine et major dans Falzbourg, corps célèbre et renommé, les belles actions qu'il y fit le firent connaître par le cardinal de Richelieu, auquel la vertu ne pouvait être cachée. Négociations d'Allemagne. Ordinairement ceux qui sont dans les emplois de la guerre, croient que c'est une prééminence de l'épée de ne s'assujettir à aucunes lois. Il a révéré celles de l'Eglise. Les abstinences jamais violées : comment n'aurait-il pas respecté celles qu'il recevait de toute l'Eglise, puisqu'il observait si soigneusement et avec tant de religion celle que sa dévotion particulière lui avait imposée ? Jeûne des samedis. Déshonorant la profession des armes par cette honte de bien faire les exercices de piété, on croit assez faire, pourvu qu'on observe les ordres du général.

 

 

 

Voilà les principales altérations que renferment les quatre dernières pages des œuvres oratoires de Bossuet. Déforis a continué l'impression de ces œuvres comme il l'avait commencée, ajoutant, retranchant selon ses caprices. Et le texte ainsi remanié, arrangé de cette façon, tous les éditeurs l'ont reproduit aveuglément, sans aucune correction.

 

Nous sommes arrivés, pour les notices historiques, à la fin des

 

1 Edit. de Vers., p. 611.

 

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Oraisons funèbres; toutefois, avant de passer outre, encore quelques mots. Bossuet prononça le 20 janvier 1667, dans l'église des Carmélites, rue du Bouloy, l'éloge de sa bienfaitrice la plus vénérée, d'Anne d'Autriche, mère de Louis XIV. L'archevêque de Paris officia pontificalement dans la cérémonie religieuse, et plusieurs prélats se pressaient attentifs autour de la chaire sacrée. L'orateur avait choisi pour texte ces paroles : « Timor Domini, ipso est thesaurus ejus (1) ; et « son discours fut d'autant plus touchant, dit l'abbé Ledieu, qu'il était lui-même plus pénétré de douleur de la perte qu'il avait faite (2). » Ce discours n'a pas été livré à l'impression, et l'on a fait de vaines recherches pour en retrouver le manuscrit. Il est perdu sans retour.

On lit dans le Siècle de Louis XIV : « L'Oraison funèbre de la reine-mère, que Bossuet prêcha en 1667, lui valut l'évêché de Condom. Mais ce discours n'était pas encore digne de lui ; il ne fut pas imprimé, non plus que ses Sermons. » Voilà des paroles étranges. L'Oraison funèbre d'Anne d'Autriche précéda de trois ans la nomination de Bossuet à l'évêché de Condom : comment donc lui valut-elle son élévation à l'épiscopat? D'un autre côté, ce panégyrique n'a pas été imprimé, et personne ne l'a jamais lu : comment Voltaire savait-il qu'il n'était pas digne de Bossuet?

 

1 Isa., XXXIII, 6.— 2 Mémoires, 1667.

 

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ORAISON FUNÈBRE
DE
MESSIRE  HENRI  DE  GORNAY.

 

Non privabit bonis cos qui ambulant in innocentiâ : Domine virtutum, beatus homo qui sperat in te. Psal. LXXXIII. 13.

 

C'est, Messieurs, dans ce dessein salutaire que j'espère aujourd'hui vous entretenir de la vie et des actions de messire Henri de Gornay, chevalier, seigneur de Talange, de Louyn sur Seille, que la mort nous a ravi depuis peu de jours ; où rejetant loin de mon esprit toutes les considérations profanes, et les bassesses honteuses de la flatterie indignes de la majesté du lieu où je parle et du ministère sacré que j'exerce, je m'arrêterai à vous proposer trois ou quatre réflexions tirées des principes du christianisme, qui serviront, si Dieu le permet, pour l'instruction de tout ce peuple et pour la consolation particulière de ses parents et de ses amis.

Quoique Dieu et la nature aient fait tous les hommes égaux en les formant d'une même boue, la vanité humaine ne peut souffrir cette égalité, ni s'accommoder à la loi qui nous a été imposée, de les regarder tous comme nos semblables. De là naissent ces grands efforts que nous faisons tous pour nous séparer du commun, et nous mettre en un rang plus haut par les charges ou par les emplois, par le crédit ou par les richesses. Que si nous pouvons obtenir ces avantages extérieurs, que la folle ambition des hommes a mis à un si grand prix, notre cœur s'enfle tellement que nous regardons tous les autres comme étant d'un ordre inférieur à nous ; et à peine nous reste-t-il quelque souvenir de ce qui nous est commun avec eux.

Cette vérité importante et connue si certainement par l'expérience, entrera plus utilement dans nos esprits, si nous considérons avec attention trois états où nous passons tous successivement :

 

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la naissance, le cours de la vie, sa conclusion par la mort. Plus je remarque de près la condition de ces trois états, plus mon esprit se sent convaincu que quelque apparente inégalité que la fortune ait mise entre nous, la nature n'a pas voulu qu'il y eût grande différence d'un homme à un autre.

Et premièrement, la naissance a des marques indubitables de notre commune faiblesse. Nous commençons tous notre vie par les mêmes infirmités de l'enfance; nous saluons tous, en entrant au monde, la lumière du jour par nos pleurs (1) ; et le premier air que nous respirons, nous sert à tous indifféremment à former (a) des cris. Ces faiblesses de la naissance attirent sur nous tous généralement une même suite d'infirmités dans tout le progrès de la vie, puisque les grands, les petits et les médiocres vivent également assujettis aux mêmes nécessités naturelles, exposés aux mêmes périls, livrés en proie aux mêmes maladies. Enfin, après tout arrive la mort, qui foulant aux pieds l'arrogance humaine et abattant sans ressource toutes ses grandeurs imaginaires, égale pour jamais toutes les conditions différentes, par lesquelles les ambitieux croyaient s'être mis au-dessus des autres : de sorte qu'il y a beaucoup de raison de nous comparer à des eaux courantes, comme fait l'Ecriture sainte. Car de même que quelque inégalité qui paroisse dans le cours des rivières qui arrosent la surface de la terre, elles ont toutes cela de commun, qu'elles viennent d'une petite origine ; que dans le progrès de leur course, elles roulent leurs flots en bas par une chute continuelle ; et qu'elles vont enfin perdre leurs noms avec leurs eaux dans le sein immense de l'Océan, où l'on ne distingue point le Rhin, ni le Danube, ni ces autres fleuves renommés d'avec les rivières les plus inconnues. Ainsi tous les hommes commencent par les mêmes infirmités : dans le progrès de leur âge, les années se poussent les unes les autres comme des flots : leur vie roule et descend sans cesse à la mort par sa pesanteur naturelle ; et enfin après avoir fait, ainsi que des fleuves, un peu plus de bruit les uns que les autres, ils vont tous se confondre dans ce gouffre infini du

 

1 Sapient., VII, 3.

(a) Var. ; Pousser.

 

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néant, où l'on ne trouve plus ni rois, ni princes, ni capitaines, ni tous ces autres augustes noms qui nous séparent les uns des autres ; mais la corruption et les vers, la cendre et la pourriture qui nous égalent. Telle est la loi de la nature, et l'égalité nécessaire à laquelle elle soumet tous les hommes dans ces trois états remarquables, la naissance, la durée, la mort.

Que pourront inventer les enfants d'Adam pour combattre (a) cette égalité, qui est gravée si profondément dans toute la suite de notre vie? Voici, mes Frères, les inventions par lesquelles ils s'imaginent forcer la nature et se rendre différents des autres, malgré l'égalité qu'elle a ordonnée. Premièrement, pour mettre à couvert la faiblesse commune de la naissance, chacun tâche d'attirer sur elle toute la gloire de ses ancêtres, et la rendre plus éclatante par cette lumière empruntée. Ainsi l'on a trouvé le moyen de distinguer les naissances illustres d'avec les naissances viles et vulgaires, et démettre une différence infinie entre le sang noble et le roturier, comme s'il n'avait pas les mêmes qualités et n'était pas composé des mêmes éléments ; et par là vous voyez déjà la naissance magnifiquement relevée. Dans le progrès de la vie, on se distingue plus aisément par les grands emplois, par les dignités éminentes, par les richesses et par l'abondance. Ainsi on s'élève et on s'agrandit, et on laisse les autres dans la lie du peuple. Il n'y a donc plus que la mort où l'arrogance humaine est bien empêchée. Car c'est là que l'égalité est inévitable : et encore que la vanité tâche en quelque sorte d'en couvrir la honte par les honneurs de la sépulture, il se voit peu d'hommes assez insensés pour se consoler de la mort par l'espérance d'un superbe tombeau, ou par la magnificence de ses funérailles. Tout ce que peuvent faire ces misérables amoureux des grandeurs humaines, c'est de goûter tellement la vie qu'ils ne songent point à la mort ; c'est le seul moyen qui leur reste de secouer en quelque façon le joug insupportable de sa tyrannie, lorsqu'en détournant leur esprit ils n'en sentent pas l’amertume. (b)

 

(a) Var. : Pour couvrir ou pour effacer. — (b) Note marg. : La mort jette divers traits dans la vie par la crainte, et le dernier est inévitable ; ils croient faire beaucoup d'éviter les autres.

 

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C'est ainsi qu'ils se conduisent à l'égard de ces trois états; et de là naissent trois vices énormes qui rendent ordinairement leur vie criminelle. Car cette superbe grandeur dont ils se flattent dans leur naissance, les fait vains et audacieux. Le désir démesuré dont ils sont poussés de se rendre considérables (a) au-dessus des autres dans tout le progrès de leur âge, fait qu'ils s'avancent à la grandeur par toutes sortes de voies, sans épargner les plus criminelles; et l'amour désordonné des douceurs qu'ils goûtent dans une vie pleine de délices, détournant leurs yeux de dessus la mort, fait qu'ils tombent entre ses mains sans l'avoir prévue : au lieu que l'illustre gentilhomme, dont je vous dois aujourd'hui proposer l'exemple, a tellement ménagé toute sa conduite, que la grandeur de sa naissance n'a rien diminué de la modération de son esprit; que ses emplois glorieux, dans la ville et dans les armées, n'ont point corrompu son innocence; et que bien loin d'éviter l'aspect de la mort, il l'a tellement méditée, qu'elle n'a pas pu le surprendre, même en arrivant tout à coup, et qu'elle a été soudaine sans être imprévue.

 

Si autrefois le grand saint Paulin, digne prélat de l'église de Nole, en faisant le panégyrique de sa parente sainte Mélanie (1), a commencé les louanges de cette veuve si renommée par la noblesse de son extraction, je puis bien suivre un si grand exemple, et vous dire un mot en passant de l'illustre maison de Gornay, si célèbre et si ancienne. Mais pour ne pas traiter ce sujet d'une manière profane, comme fait la rhétorique mondaine, recherchons par les Ecritures de quelle sorte la noblesse est recommandable, et l'estime qu'on en doit faire selon les maximes du christianisme.

Et premièrement, chrétiens, c'est déjà un grand avantage qu'il ait plu à notre Sauveur de naître d'une race illustre par la glorieuse union du sang royal et sacerdotal dans la famille d'où il est sorti : Regum et sacerdotum clara progenies (2). Pour quelle raison, lui qui a méprisé toutes les autres grandeurs humaines?

 

1 Ad Sever., ep. XXIX, n. 7. — 2 Ibid., p. 179.

(a) Var. : Recommandables.

 

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Non multi sapientes, non multi nobiles (1); Jésus-Christ l'a voulu être. Ce n'était pas pour en recevoir de l'éclat, mais plutôt pour en donner à tous ses ancêtres. Il fallait qu'il sortît des patriarches, pour accomplir en sa personne toutes les bénédictions qui leur avoient été annoncées. Il fallait qu'il naquît des rois de Juda, pour conserver à David la perpétuité de son trône, que tant d'oracles divins lui avoient promise.

Louer en un gentilhomme chrétien ce que Jésus-Christ même a voulu avoir... (a) Je ne dirai point ni les grandes charges qu'elle a possédées, ni avec quelle gloire elle a étendu ses branches dans les nations étrangères, ni ses alliances illustres avec les Maisons royales de France et d'Angleterre, ni son antiquité, qui est telle que nos chroniques n'en marquent point l'origine. Cette antiquité a donné lieu à plusieurs inventions fabuleuses, par lesquelles la simplicité de nos pères a cru donner du lustre à toutes les maisons anciennes, à cause que leur antiquité, en remontant plus loin aux siècles passés dont la mémoire est toute effacée, a donné aux hommes une plus grande liberté de feindre. La hardiesse humaine n'aime pas à demeurer court; où elle ne trouve rien de certain, elle invente. Je laisse toutes ces considérations profanes, pour m'arrêter à des choses saintes.

Saint Livier, environ l'an 400, selon la supputation la plus exacte, est la gloire de la maison de Gornay. Le sang qu'a répandu ce généreux martyr, l'honneur de la ville de Metz, pour la cause de Jésus-Christ, vous donne plus de gloire que celui que vous avez reçu de tant d'illustres ancêtres : « Nous sommes la race des saints : » Filii sanctorum sumus (1). L'histoire remarque qu'il était claris parentibus : ce qui est une conviction manifeste qu'il faut reprendre la grandeur de cette Maison d'une origine plus haute.

Mais tous ces titres glorieux ne lui ont jamais donné de l'orgueil. Il a toujours méprisé les vanteries ridicules dont il arrive assez ordinairement que la noblesse étourdit le monde. Il a cru

 

1 I Cor., I, 23. — 2 Tob., II, 18.

(a) Note marg. : Peu de chose : sujet trop profane. Néanmoins d'autant plus volontiers, qu'il y a quelque chose de saint à traiter.

 

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que ces vanteries étaient plutôt dignes des races nouvelles, éblouies de l'éclat non accoutumé d'une noblesse de peu d'années ; mais que la véritable marque des Maisons illustres, auxquelles la grandeur et l'éclat étaient depuis plusieurs siècles passés en nature, ce devait être la modération. Ce n'est pas qu'il ne jetât les yeux sur l'antiquité de sa race, dont il possédait parfaitement l'histoire : mais comme il y avait des saints dans sa race, il avait raison de la contempler pour s'animer par ces grands exemples. Il n'était pas de ceux qui semblent être persuadés que leurs ancêtres n'ont travaillé que pour leur donner sujet de parler de leurs actions et de leurs emplois. Quand il regardait les siens, il croyait que tous ses aïeux illustres lui criaient continuellement jusque des siècles les plus reculés : Imite nos actions, ou ne te glorifie pas d'être notre fils. Il se jeta dans les exercices de sa profession à l'imitation de saint Livier : il commença à faire la guerre contre les hérétiques rebelles. Premier capitaine et major dans Falzbourg, corps célèbre et renommé, les belles actions qu'il y fit le firent connaître par le cardinal de Richelieu, auquel la vertu ne pouvait être cachée. Négociations d'Allemagne. Ordinairement ceux qui sont dans les emplois de la guerre, croient que c'est une prééminence de l'épée de ne s'assujettir à aucunes lois. Il a révéré celles de l'Eglise. Les abstinences jamais violées : comment n'aurait-il pas respecté celles qu'il recevait de toute l'Eglise, puisqu'il observait si soigneusement et avec tant de religion celle que sa dévotion particulière lui avait imposée ? Jeûne des samedis. — Déshonorant la profession des armes par cette honte de bien faire les exercices de la piété, on croit assez faire, pourvu qu'on observe les ordres du général.

Sa vieillesse, quoique pesante, n'était pas sans action : son exemple et ses paroles animaient les autres. Il est mort trop tôt : non; car la mort ne vient jamais trop soudainement quand on s'y prépare par la bonne vie.

 

FIN  DES  ORAISONS  FUNÈBRES.

 

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