Saint François d'Assise
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Académie Française

 

PANÉGYRIQUE
DE SAINT FRANÇOIS  D'ASSISE  (a).

 

Exorde pour un panégyrique de Saint François d'Assise

Si quis videtur inter vos sapiens esse in hoc saeculo, stultus fiat ut sit sapiens.

S'il y a quelqu'un parmi vous qui paroisse sage selon le siècle, qu'il devienne fou afin d'être sage. I Cor., III, 18.

 

Le Sauveur Jésus, chrétiens, a donné un ample sujet de discourir, mais d'une manière bien différente, à quatre sortes de

(a) Prêché à Metz, le 4 octobre 1650.

Deux passages du discours révèlent cette date. En 1655, la province de Metz fut désolée par la guerre; des troupes peu disciplinées portèrent partout le désordre, le pillage et la terreur, à tel point que les habitants des campagnes cherchèrent en grand nombre un refuge dans les villes. Cependant cette année fut très-fertile en France; elle récompensa largement, surtout en Lorraine, les travaux du laboureur. Voilà pourquoi l'orateur, déplorant les calamités de l'époque, dit, dans le premier point : « Vous dirai-je ici, chrétiens, combien est effroyable en une pauvre maison une garnison de soldats?... Hélas! nos campagnes désertes et nos bourgs misérablement désolés, nous disent assez que c'est cette seule terreur qui a dissipé deçà et delà tous les habitants.... » Et dans la péroraison : « Un peu de courage, mes frères; faites quelques efforts pour l'amour de Dieu. Voyez avec quelle abondance il a élargi ses mains sur nous par la fertilité de cette année : élargissons les nôtres sur les misères de nos pauvres frères... »

La division annonce trois points; mais le panégyrique n'en a que deux, parce que le premier et le deuxième sont réunis en un seul.

Bossuet revient sur la comparaison, déjà touchée dans le précédent panégyrique, de l'homme et de l'ange. Saint Thomas résout ainsi la question. On peut considérer, dit-il, la nature et le mérite acquis. Au point de vue de la nature, l'ange sera toujours au-dessus de l'homme, comme l'homme est au-dessus de l'animal, l'animal au-dessus du végétal, le végétal au-dessus du minéral. Sous le rapport du mérite, au contraire, tel et tel homme, aidé de la grâce, peut s'élever au-dessus de tel et tel ange. Cette simple exposition porte, ce nous semble, sa preuve avec elle-même.

On remarquera cette phrase dans le deuxième point : « Les médecins nous apprennent que ce sont certains esprits chauds, et par conséquent actifs et vigoureux qui se mêlant parmi notre sang, le font sortir ordinairement avec une grande impétuosité sitôt que la veine est ouverte. » Les savants ont toujours quelque mot sonore autant que vide de sens, pour expliquer ce qu'ils ne savent pas. Il y a deux siècles, les médecins disaient : Esprits vitaux! ils s'écrient de nos jours : Electricité! Tâchons d'être moins savants. Quand ou ouvre la veine, pourquoi le sang jaillit-il avec force? Parce que le cœur le pousse avec une énergie prodigieuse vers la circonférence, pour le ramener au centre. Le cœur, muscle creux comme un ballon de caoutchouc, en s'ouvrant, se remplit de sang; en se fermant, il le refoule dans des vaisseaux larges d'abord, puis rétrécis, puis toujours plus étroits, jusqu'aux extrémités du corps. Ainsi comprimé comme l'eau dans le tuyau de la pompe refoulante, le sang s'échappe avec impétuosité dès qu'il trouve une ouverture. Le célèbre Harvey annonça la circulation du sang en 1628; mais les médecins officiels, patentés et rentés, combattirent cette précieuse et magnifique découverte avec un incroyable acharnement; Bossuet ne pouvait l'admettre en 1655.

 

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personnes, aux Juifs, aux Gentils, aux hérétiques et aux fidèles. Les Juifs qui étaient préoccupés de cette opinion si mal fondée que le Messie viendrait au monde avec une pompe royale, prévenus de cette fausse croyance, se sont approchés du Sauveur; ils ont vu qu'il était réduit dans un entier dépouillement de tout ce qui peut frapper les sens, un homme pauvre, un homme sans faste et sans éclat; ils l'ont méprisé : « Jésus leur a été un scandale : » Judœis quidem scandalum, dit le grand Apôtre (1). Les Gentils d'autre part, qui se croyaient les auteurs et les maîtres de la bonne philosophie, et qui depuis plusieurs siècles avoient vu briller au milieu d'eux les esprits les plus célèbres du monde, ont voulu examiner Jésus-Christ selon les maximes reçues parmi les savants de la terre; mais aussitôt qu'ils ont ouï parler d'un Dieu fait homme , qui avait vécu misérablement, qui était mort attaché à une croix (a), ils en ont fait un sujet de risée : « Jésus a été pour eux une folie : » Gentibus autem stultitiam, poursuit saint Paul.

Après eux sont venus d'autres hommes, que l'on appelait dans l'Eglise manichéens et marcionites, tous feignant d'être chrétiens; qui trop émus des invectives sanglantes des Gentils contre le Fils de Dieu, l'ont voulu mettre à couvert des moqueries de ces idolâtres, mais d'une manière tout à fait contraire aux desseins de la bonté divine sur nous. Ces faiblesses de notre Dieu, pusillitates Dei, comme les appelait un ancien (2), leur ont semblé trop honteuses pour les avouer franchement : au lieu que les Gentils les exagéraient pour en faire une pièce de raillerie, ceux-ci au contraire tâchaient de les dissimuler, travaillant vainement à

 

1 I Cor., I, 23. — 2 Terlull., advers. Marcion., lib. II, n. 27.

 

(a) Var. : Pendu à une potence, — à un infâme gibet.

 

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diminuer quelque chose des opprobres de l'Evangile, si utiles pour notre salut. Ils ont cru, avec les Gentils et les Juifs, qu'il était indigne d'un Dieu de prendre une chair comme la nôtre et de se soumettre à tant de souffrances ; et pour excuser ces bassesses, ils ont soutenu que son corps était imaginaire, et par conséquent que sa nativité et ensuite sa passion et sa mort étaient fantastiques et illusoires : en un mot, à les en croire, toute sa vie n'était qu'une représentation sans réalité. Sans doute les vérités de Jésus ont été un scandale à ces hérétiques, puisqu'ils ont fait un fantôme du sujet de notre espérance : ils ont voulu être trop sages, et par ce moyen ont détruit selon leur pouvoir le déshonneur nécessaire de notre foi : Necessarium dedecus fidei, dit le grave Tertullien ».

Mais les vrais serviteurs de Jésus-Christ n'ont point eu de ces délicatesses, ni de ces vaines complaisances. Ils se sont bien gardés de croire les choses à demi, ni de rougir de l'ignominie de leur Maître : ils n'ont point craint de faire éclater par toute la terre le scandale et la folie de la croix dans toute leur étendue : ils ont prédit aux Gentils que cette folie détruirait leur sagesse. Et quant à ces grandes absurdités que les païens trouvaient dans notre doctrine, nos Pères ont répondu que les vérités évangéliques leur semblaient d'autant plus croyables, que selon la philosophie humaine elles paraissaient tout à fait impossibles : Prorsùs credibile est, quia ineptum est;.... certum est, quia impossibile est, disait autrefois Tertullien (2). Ainsi notre foi se plaît d'étourdir la sagesse humaine par des propositions hardies, où elle ne peut rien comprendre.

Depuis ce temps-là, mes Frères, la folie est devenue une qualité honorable ; et l'apôtre saint Paul a publié de la part de Dieu cet édit que j'ai récité dans mon texte : « Si quelqu'un veut être sage, il faut nécessairement qu'il soit fou : » Stultus fiat, ut sit sapiens. C est pourquoi ne vous étonnez pas si ayant entrepris aujourd'hui le panégyrique de saint François, je ne fais autre chose que vous montrer sa folie, beaucoup plus estimable que toute la prudence du monde. Mais d'autant que la première et la plus grande folie, c’est-à-dire la plus haute et la plus divine sagesse que l'Evangile

 

1 De carne Chr., n. 5. — 2 Ibid.

 

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nous prêche, c'est l'incarnation du Sauveur, il ne sera pas hors de propos, pour prendre déjà quelque idée de ce que j'ai à vous dire, que vous fassiez réflexion sur cet auguste mystère, pendant que nous réciterons les paroles que l'ange adressa à Marie, lorsqu'il lui en apporta les nouvelles. Implorons donc l'assistance du Saint-Esprit par l'intercession de la sainte Vierge. Ave.

 

Cette orgueilleuse sagesse du siècle, qui ne pouvant comprendre la justice des voies de Dieu, emploie toutes ses fausses lumières à les contredire, se trouve merveilleusement confondue par la doctrine de l'Evangile et par les très-saints mystères du Sauveur Jésus. Déjà la toute-puissance divine avait commencé à lui faire sentir sa faiblesse dès l'origine de l'univers, en lui proposant des énigmes indissolubles dans tous les ordres des créatures, et lui présentant le monde comme un sujet éternel de questions inutiles, qui ne seront jamais terminées par aucunes décisions. Et certes il était vraisemblable que ces grands et impénétrables secrets, qui bornent et resserrent si fort les connaissances de l'esprit humain, donneraient en même temps des limites à son orgueil. Toutefois à notre malheur il n'en est pas arrivé de la sorte, et en voici la cause qui me semble la plus apparente : c'est que la raison humaine, toujours téméraire et présomptueuse, ayant entrevu quelque petit jour dans les ouvrages de la nature, s'est imaginée découvrir quelque grande et merveilleuse lumière. Au lieu d'adorer son Créateur, elle s'est admirée elle-même. L'orgueil, comme vous savez, chrétiens, a cela de propre, qu'il prend son accroissement de lui-même, si petits que puissent être ses commencements, parce qu'il enchérit toujours sur ses premières complaisances par ses flatteuses réflexions.

Ainsi l'homme s'étant trop plu dans ses belles conceptions, s'est persuadé que tout l'ordre du monde devait aller selon ses maximes. Il s'est enfin lassé de suivre la conduite que Dieu lui avait prescrite, afin de le ramener à lui comme à son principe. Au contraire il a voulu que la Divinité se réglât selon ses idées : il s'est fait des dieux à sa mode, il a adoré ses ouvrages et ses fantaisies ; et s'étant évanoui, comme dit l'Apôtre, dans l'incertitude de ses

 

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pensées lorsqu'il a cru se voir élevé au comble de la sagesse, il s'est précipité dans une extrême folie : Dicentes enim se esse sapientes, stulti facti sunt (1).

C'est pourquoi cette sagesse éternelle qui prend plaisir de guérir ou de confondre la sagesse humaine , s'est sentie obligée de former de nouveaux desseins et de commencer un nouvel ordre de choses par Notre-Seigneur Jésus-Christ; et admirez, s'il vous plaît, la profondeur de ses jugements. Dans le premier ouvrage que Dieu nous avait proposé, qui est cette belle fabrique du monde, notre esprit y voyait d'abord des traits de sagesse infinie. Dans le second ouvrage, qui comprend la doctrine et la vie de notre Maître crucifié, il n'y découvre au premier aspect que folie et extravagance. Dans le premier nous vous disions tout à l'heure que la raison humaine y avait compris quelque chose ; et en étant devenue insolente, elle n'a pas voulu reconnaître celui qui lui donnait ses lumières (a). Dans le second dessein, qui est d'une toute autre excellence, toutes ses connaissances se perdent, elle ne sait du tout où se prendre ; et par là il faudra nécessairement, ou bien qu'elle se soumette à une raison plus haute, ou bien qu'elle soit confondue, et de façon ou d'autre la victoire demeurera à la sagesse divine.

Et c'est ce que nous apprenons par ce docte raisonnement de l'Apôtre. Notre Dieu, dit ce grand personnage, avait introduit l'homme dans ce bel édifice du monde, afin qu'en admirant l'artifice , il en adorât l'architecte. Cependant l'homme ne s'est pas servi de la sagesse que Dieu lui donnait, pour reconnaître son Créateur par les ouvrages de sa sagesse, ainsi que l'Apôtre nous le déclare : Quia in Dei sapientià non cognovit mundus per sapientiam Deum (1). Eh bien, qu'en arrivera-t-il, saint Apôtre? Pour cela, continue-t-il, Dieu a posé cette loi éternelle, que dorénavant les croyants ne pussent être sauvés que par la folie de la prédication : Placuit Deo per stultitiam prœdicationis salvos facere credentes (3). A quoi te résoudras-tu donc, ô aveugle raison humaine ? Te voilà vivement pressée par cette sagesse profonde, qui paraît

 

1 Rom., I, 21, 22. — I Cor., I, 21. — 2 Ibid.

(a) Var. : D'où lui vendent ses lumières.

 

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à tes yeux sous une folie apparente. Je te vois, ce me semble, réduite à de merveilleuses extrémités, parce que de côté ou d'autre la folie t'est inévitable : car dans la croix de Notre-Seigneur et dans toute la conduite de l'Evangile, les pensées de Dieu et les tiennes sont opposée? entre elles avec une telle contrariété, que si les unes sont sages il faut par nécessité que les autres soient extravagantes.

Que ferons-nous ici, chrétiens ? Si nous cédons à l'Evangile , toutes les maximes de prudence humaine nous déclarent fous et de la plus haute folie. Si nous osons accuser de folie la sagesse incompréhensible de Dieu, il faudra que nous soyons nous-mêmes des furieux et des démons. Ah ! plutôt démentons toutes nos maximes, désavouons toutes nos conséquences, plions sous le joug de la foi ; et dépouillant cette fausse sagesse dont nous sommes vainement enflés, devenons heureusement insensés pour l'amour de notre Sauveur, qui étant la sagesse du Père, n'a pas dédaigné de passer pour fou en ce monde, afin de nous enseigner une prudence céleste : en un mot, s'il y a quelqu'un parmi nous qui prétende à la véritable sagesse, qu'il soit fou afin d'être sage : Stultus fiat, ut sit sapiens, dit le grand Apôtre.

La voilà, la voilà, chrétiens , cette illustre, cette généreuse , cette sage et triomphante folie du christianisme, qui dompte tout ce qui s'oppose à la science de Dieu, qui rend humble ou qui renverse invinciblement la raison humaine, et toujours en remporte une glorieuse victoire. La voilà cette belle folie, qui doit être le seul ornement du panégyrique de saint François, selon que je vous l'ai promis, et qui fera aujourd'hui son éloge. Pour cela , vous remarquerez, s'il vous plaît, qu'il y a une convenance nécessaire entre les mœurs des chrétiens et la doctrine du christianisme. Cette folie apparente, qui est dans la parole du Fils de Dieu, doit passer par imitation dans la vie de ses serviteurs. Ils sont un Evangile vivant : l'Evangile qui est écrit dans nos livres, et celui que le Saint-Esprit daigne écrire dans l’âme des Saints , que l'on peut lire dans leurs actions comme dans de beaux caractères, déplaisent également à la fausse prudence du monde.

Figurez-vous donc que François ayant considéré ces grands et

 

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vastes chemins du monde qui mènent à la perdition, s'est résolu de suivre des routes entièrement opposées. Le plus ordinaire conseil que nous donne la sagesse humaine, c'est d'amasser beaucoup de richesses, de faire valoir ses biens, d'en acquérir de nouveaux: c'est à quoi on rêve dans tous les cabinets, c'est de quoi on s'entretient dans toutes les compagnies, c'est le sujet le plus ordinaire de toutes les délibérations. Il y a pourtant d'autres personnes qui se croient plus raffinées, qui vous diront que ces richesses sont des biens étrangers à la nature, qu'il vaut bien mieux jouir de la douceur de la vie et tempérer par les voluptés ses amertumes continuelles ; c'est une autre espèce de sages. Mais encore y en a-t-il d'autres qui reprendront peut-être ces sectateurs trop ar-dens des richesses et des délices. Pour nous, diront-ils, nous faisons profession d'honneur, nous ne recherchons rien avec tant de soin que la réputation et la gloire. Si vous pénétrez dans leurs consciences, vous trouverez qu'ils s'estiment les seuls honnêtes gens dans le monde : ils consument leur esprit de veilles et d'inquiétudes pour acquérir du crédit, pour être élevés aux honneurs. Ce sont,, à mon avis, les trois choses qui font toutes les affaires du monde , qui nouent toutes les intrigues , qui enflamment toutes les passions, qui causent tous les empressements.

Ah ! que notre admirable François a bien reconnu l'illusion de tous ces biens imaginaires ! Il dit que les richesses captivent le cœur, que les honneurs l'emportent, que les plaisirs l'amollissent; que pour lui, il veut établir ses richesses dans la pauvreté, ses délices dans les souffrances, et sa gloire dans la bassesse. O ignorance ! ô folie! Hé Dieu! que pense-t-il faire? O le plus insensé des hommes selon la sagesse du siècle, mais le plus sage , le plus intelligent, le plus avisé selon la sagesse de Dieu ! C'est ce que je tâcherai de vous faire voir dans la suite de ce discours.

 

PREMIER POINT.

 

Quand je me suis proposé de vous entretenir aujourd'hui des trois victoires de saint François sur les richesses du monde, sur ses plaisirs et sur ses honneurs, je m'étais persuadé que je pourrais les représenter les unes après les autres ; mais je vois bien

 

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maintenant que c'est une entreprise impossible, et qu'ayant à commencer par la profession généreuse qu'il a faite de la pauvreté, je suis obligé de vous dire que par cette seule résolution il s'est mis infiniment au-dessus des honneurs et des opprobres, des incommodités et des agréments, et de tout ce que l'on appelle bien et mal dans le monde. Car enfin ce serait mal connaître la nature de la pauvreté, que de la considérer comme un mal séparé des autres. Je pense pour moi, chrétiens, que lorsqu'on a inventé ce nom, on a voulu exprimer, non point un mal particulier, mais un abîme de tous les maux et l'assemblage de toutes les misères qui affligent la vie humaine. Et certes j'oserais quasi assurer que c'est quelque mauvais démon, qui voulant rendre la pauvreté tout à fait insupportable, a trouvé le moyen d'attacher aux richesses tout ce qu'il y a d'honorable et de plaisant dans le monde (a) : c'est pourquoi notre langage ordinaire les nomme biens d'un nom général, parce qu'elles sont l'instrument commun pour acquérir tous les autres. De sorte que nous pourrions au contraire appeler la pauvreté un mal général, parce que les richesses ayant tiré de leur côté la joie, l'affluence, l'applaudissement, la faveur, il ne reste à la pauvreté que la tristesse et le désespoir, et l'extrême nécessité; et ce qui est plus insupportable, le mépris et la servitude : et c'est ce qui fait dire au Sage que « la pauvreté entrait en une maison tout ainsi qu'un soldat armé : » Pauperies quasi vir armatus (1). L'étrange comparaison !

Vous dirai-je ici, chrétiens, combien est effroyable en une pauvre maison une garnison de soldats ? Plût à Dieu que vous fussiez en état de l'apprendre seulement de ma bouche. Mais, hélas ! nos campagnes désertes et nos bourgs misérablement désolés, nous disent assez que c'est cette seule terreur (b) qui a dissipé deçà et delà tous leurs habitants. Jugez, jugez par là combien la pauvreté est terrible, puisque la guerre, l'horreur du genre humain, le monstre le plus cruel que l'enfer ait jamais vomi pour la ruine des hommes, n'a presque rien de plus effroyable que

 

1 Prov., VI, 11.

(a) Var. : Tous les honneurs, tous les plaisirs et toutes les commodités de la vie. — (b) Appréhension.

 

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cette désolation, cette indigence, cette pauvreté qu'elle traîne nécessairement avec elle. Mais du moins n'est-ce pas assez que la pauvreté soit accablée de tant de douleurs, sans qu'on la charge encore d'opprobre et d'ignominie? Les fièvres, les maladies, qui sont presque nos plus grands maux, encore ont-elles cela de bon qu'elles ne font de honte à personne. Dans toutes les autres disgrâces (a), nous voyons que chacun prend plaisir de conter ses maux et ses infortunes : la seule pauvreté a cela de commun avec le vice qu'elle nous fait rougir, de même que si être pauvre c'était être extrêmement criminel.

En effet combien y a-t-il de personnes qui se privent des contentements, et même des nécessités de la vie, afin de soutenir une pauvreté honorable? Combien d'autres en voyons-nous qui se font effectivement pauvres, tâchant de satisfaire à je ne sais quel point d'honneur par une dépense qui les consume (b) ? Et d'où vient cela, chrétiens, sinon que dans l'estime des hommes, qui dit pauvre dit le rebut du monde ? Pour cela le prophète David, après avoir décrit les diverses misères des pauvres, conclut enfin par cette excellente parole qu'il adresse à Dieu : Tibi derelictus est pauper (1) : « Seigneur, dit-il, on vous abandonne le pauvre ; » et voyons-nous rien de plus commun dans le monde? Quand les pauvres s'adressent à nous afin que nous soulagions leurs nécessités, n'est-il pas vrai que la faveur la plus ordinaire que nous leur faisons, c'est de souhaiter que Dieu les assiste? Dieu soit à votre aide, leur disons-nous ; mais de contribuer de notre part quelque chose pour les secourir, c'est la moindre de nos pensées. Nous nous en déchargeons sur la miséricorde divine , ne considérant pas que c'est par nos mains et par notre ministère que Dieu a résolu de leur faire cette miséricorde que nous leur souhaitons : tant il est vrai que personne ne se met en peine des pauvres. Chacun s'inquiète, chacun s'empresse à servir les grands, et il n'y a que Dieu seul à qui les pauvres ne soient point à charge : Tibi derelictus est.

 

1 Psal. IX, :S5.

(a) Var. : Aventures, — rencontres.— (b) Qui deviennent pauvres, crainte de le paraître.

 

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Cela étant ainsi, comme l'expérience nous le fait voir , quand un homme accommodé dans le siècle, comme saint François, prend la résolution de se plaire dans les bassesses de la pauvreté, ne faut-il pas que ce soit une âme extrêmement touchée du mépris (a) de tous ces biens imaginaires qui remportent parmi nous un si grand applaudissement ? Le voyez-vous, chrétiens, François, ce riche marchand d'Assise, que son père a envoyé à Rome pour les affaires de son négoce, le voyez-vous qui s'entretient avec un pauvre au milieu des rues ? Hé Dieu f qu'a de commun le négoce avec cette sorte de gens? Quel marché veut-il faire avec ce pauvre homme? Ah ! l'admirable trafic, le riche et précieux échange ! il veut avoir l'habit de ce pauvre, et pour cela il lui donne le sien ; et après ravi d'avoir fait un si bel échange d'un habit honnête contre un autre tout déchiré, il paraît tout joyeux habillé en pauvre, pendant que le pauvre a peine à se reconnaître sous son habit bourgeois.

Jésus mon Sauveur, qui dites que l'on vous habille quand on couvre la nudité de vos pauvres, pourrais-je bien ici exprimer combien cette action vous fut agréable ? L'histoire ecclésiastique m'apprend que saint Martin, votre serviteur, ayant donné la moitié de son manteau à un pauvre qui lui demandait l'aumône, vous lui apparûtes la nuit dans une vision merveilleuse, paré superbement de cette moitié de manteau, vous glorifiant en la présence de vos saints anges que Martin, encore catéchumène, vous avait donné cet habit. Me permettrez-vous, ô mon Maître, une parole familière , que j'ose ici avancer ensuite de ce que vous dites vous-même ? S'il est vrai que vous estimiez qu'on vous donne lorsqu'on fait largesse à vos pauvres (1), combien vous glorifierez-vous du don que vous fait François? Ce n'est pas de son manteau seulement qu'il se dépouille pour l'amour de vous : il veut vous revêtir tout entier ; il vous fait présent d'un habit complet. Bien plus, ayant appris de votre Evangile que lorsque vous étiez sur la terre, vous vous étiez toujours plu dans la pauvreté, non content de vous avoir habillé , il semble vous demander à son tour

 

1 Matth., XXV, 36.

(a) Var. : Qu’il ait en son âme un mépris extrême de tous.

 

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que vous l'habilliez à votre façon : il se couvre d'un habit de pauvre, afin d'être semblable à vous.

Et dans ce merveilleux appareil, d'autant plus magnifique qu'il était abject, suivons-le, s'il vous plaît, mes chers Frères, nous verrons une action qui sans doute sera surprenante. Il s'en va à l'église de Dieu, à la mémoire des apôtres saint Pierre et saint Paul, ces deux pauvres illustres qui ont vu les empereurs prosternés devant leurs tombeaux : là, sans considérer qu'il pourrait être aisément connu, et vous savez que le commerce donne toujours beaucoup d'habitudes (a), il se mêle parmi les pauvres qu'il sait être les frères et les bien-aimés du Sauveur ; il fait son apprentissage de cette pauvreté généreuse à laquelle mon Maître l'appelle ; il goûte à longs traits la honte et l'ignominie qui lui a été si agréable ; il se durcit le front contre cette molle et lâche pudeur du siècle, qui ne peut souffrir les opprobres, bien qu'ils aient été consacrés en la personne du Fils de Dieu. Ah ! qu'il commence bien à faire profession de la folie de la croix et de la pauvreté évangélique !

Mais avant que de passer outre à ses autres actions , fidèles, il est nécessaire, afin que nous en connaissions mieux le prix, que nous tâchions de nous détromper de cette folle admiration des richesses dans laquelle on nous a élevés : il faut que je vous fasse voir par des raisonnements invincibles les grandeurs de la pauvreté selon les maximes de l'Evangile ; d'où il vous sera aisé de conclure combien est injuste le mépris des pauvres, que je vous représentais tout à l'heure. Mais afin de le faire avec plus de fruit, laissons, laissons, s'il vous plaît, aux orateurs du monde la pompe et la majesté du style panégyrique. Ils ne se mettent point en peine que l'on les entende, pourvu qu'ils reconnaissent que l'on les admire. Pour nous qui sommes ici dans la chaire du Sauveur Jésus, ornons notre discours de la simplicité de son Evangile, et repaissons nos âmes de vérités solides et intelligibles.

Je dis donc, ô riches du siècle, que vous avez tort de traiter les pauvres avec un mépris si injurieux : afin que vous le sachiez , si nous voulions monter à l'origine des choses, nous trouverions

 

(a) Var. : Pour : connaissances.

 

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peut-être qu'ils n'auraient pas moins de droit que vous aux biens que vous possédez. La nature, ou plutôt pour parler plus chrétiennement, Dieu, le Père commun des hommes a donné dès le commencement un droit égal à tous ses enfants sur toutes les choses dont ils ont besoin pour la conservation de leur vie. Aucun de nous ne se peut vanter d'être plus avantagé que les autres par la nature ; mais l'insatiable désir d'amasser n'a pas permis que cette belle fraternité put durer longtemps dans le monde. Il a fallu venir au partage et à la propriété, qui a produit toutes les querelles et tous les procès : de là est né ce mot de mien et de tien, cette parole si froide, dit l'admirable saint Jean Chrysostome (1) ; de là cette grande diversité de conditions, les uns vivant dans l'affluence de toutes choses, les autres languissant dans une extrême indigence. C'est pourquoi plusieurs des saints Pères ayant eu égard et à l'origine des choses et à cette libéralité générale de la nature envers tous les hommes, n'ont pas fait de difficulté d'assurer que c'était en quelque sorte frustrer les pauvres de leur propre bien que de leur dénier celui qui nous est superflu.

Je ne veux pas dire par là, mes Frères, que vous ne soyez que les dispensateurs des richesses que vous avez; ce n'est pas ce que je prétends. Car ce partage de biens s'étant fait d'un commun consentement de toutes les nations et ayant été autorisé par la loi divine, vous êtes les maîtres et les propriétaires de la portion qui vous est échue : mais sachez que si vous en êtes les véritables propriétaires selon la justice des hommes, vous ne devez vous considérer que comme dispensateurs devant la justice de Dieu, qui vous en fera rendre compte. Ne vous persuadez pas qu'il ait abandonné le soin des pauvres : encore que vous les voyiez destitués de toutes choses, gardez-vous bien de croire qu'ils aient tout à fait perdu ce droit si naturel qu'ils ont de prendre dans la masse commune tout ce qui leur est nécessaire. Non, non, ô riches du siècle, ce n'est pas pour vous seuls que Dieu fait lever son soleil, ni qu'il arrose la terre, ni qu'il fait profiter dans son sein une si grande diversité de semences : les pauvres y ont leur part aussi bien que vous. J'avoue que Dieu ne leur a donné aucun

 

1 Hom. de S. Philog., n. 1.

 

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fonds en propriété ; mais il leur a assigné leur subsistance sur les biens que vous possédez, tout autant que vous êtes de riches. Ce n'est pas qu'il n'eût bien le moyen de les entretenir d'une autre manière, lui sous le règne duquel les animaux même les plus vils ne manquent d'aucunes des choses convenables à leur subsistance : ni sa main n'est point raccourcie, ni ses trésors ne sont point épuisés ; mais il a voulu que vous eussiez l'honneur de faire vivre vos semblables. Quelle gloire en vérité, chrétiens, si nous la savions bien comprendre ! Par conséquent, bien loin de mépriser les pauvres, vous les devriez respecter, les considérant comme des personnes que Dieu vous adresse et vous recommande.

Car enfin méprisez-les, traitez-les indignement tant qu'il vous plaira, il faut néanmoins qu'ils vivent à vos dépens, si vous ne voulez encourir l'indignation de celui qui parmi ces noms si augustes d'Eternel et de Dieu des armées, se glorifie encore de se dire le Père des pauvres. Vive Dieu! dit le Seigneur, c'est jurer par moi-même : le ciel et la terre, et tout ce qu'ils enferment est à moi : vous êtes obligés de me rendre la redevance de tous les biens que vous possédez. Mais certes pour moi, je n'ai que faire ni de vos offrandes ni de vos richesses : je suis votre Dieu, et n'ai pas besoin de vos biens. Je ne peux souffrir de nécessité qu'en la personne des pauvres, que j'avoue pour mes enfants ; c'est à eux que j'ordonne que vous payiez fidèlement le tribut que vous me devez. Voyez-vous, mes Frères? ces pauvres que vous méprisez tant, Dieu les établit ses trésoriers et ses receveurs généraux : il veut que l'on consigne en leurs mains tout l'argent qui doit entrer dans ses coffres. Il ne leur donne ici-bas aucun droit qu'ils puissent exiger par une justice étroite ; mais il leur permet de lever sur tous ceux qu'il a enrichis un impôt volontaire, non par contrainte, mais par charité. Que si on les refuse, si on les maltraite , il n'entend pas qu'ils portent leur plainte par-devant des juges mortels ; lui-même il écoutera leurs cris du plus haut des cieux : comme ce qui est dû aux pauvres, ce sont ses propres deniers, il en a réservé la connaissance à son tribunal. C'est moi qui les vengerai, dit-il : je ferai miséricorde à qui leur fera miséricorde, je serai impitoyable à qui sera impitoyable pour eux.

 

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Merveilleuse dignité des pauvres! la grâce, la miséricorde, le pardon est entre leurs mains; et il y a des personnes assez insensées pour les mépriser : mais encore n'est-ce pas là par où saint François les considère le plus.

Ce petit enfant de Bethléem, c'est ainsi qu'il appelle mon Maître, ce Jésus « qui étant si riche s'est fait pauvre pour l'amour de nous, afin de nous enrichir par son indigence, » comme dit l'apôtre saint Paul (1) ; ce Roi pauvre, qui venant au monde n'y trouve point d'habit plus digne de sa grandeur que celui de la pauvreté, c'est là ce qui touche son âme. Ma chère pauvreté, disait-il, si basse que soit ton extraction selon le jugement des hommes, je ne puis que je ne t'estime, depuis que mon Maître t'a épousée. Et certes il avait raison, chrétiens. Si un roi épouse une fille de basse extraction, elle devient reine : on en murmure quelque temps; mais enfin on la reconnaît : elle est ennoblie par le mariage du prince; sa noblesse passe à sa maison, ses parents ordinairement sont appelés aux plus belles charges, et ses enfants sont les héritiers du royaume. Ainsi après que le Fils de Dieu a épousé la pauvreté, bien qu'on y résiste , bien qu'on en murmure , elle est noble et considérable par cette alliance. Les pauvres, depuis ce temps-là, sont les confidents du Sauveur, et les premiers ministres de ce royaume spirituel qu'il est venu établir sur la terre. Jésus même, dans cet admirable discours qu'il fait à un grand auditoire sur cette mystérieuse montagne, ne daignant parler aux riches sinon pour foudroyer leur orgueil, adresse la parole aux pauvres ses bons amis, et leur dit avec une incroyable consolation de son âme : « O pauvres, que vous êtes heureux, parce qu'à vous appartient le royaume de Dieu : » Beati pauperes, quia vestrum est regnum Dei (2).

Heureux donc mille et mille fois le pauvre François, le plus ardent, le plus transporté et, si j'ose parler de la sorte, le plus désespéré amateur de la pauvreté qui ait peut-être été dans l'Eglise! Avec quel excès de zèle ne l'a-t-il point embrassée? Combien belle, combien généreuse, combien digne d'être consacrée à la mémoire éternelle de la postérité, fut cette réponse qu'il fit à son

 

1 II Cor., VIII, 9. — 2 Luc., VI, 20.

 

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père, lorsqu'il le pressait en présence de l'évêque d'Assise de renoncer à ses biens? Il accusait son fils d'être le plus excessif en dépense, qui fut dans tout le pays. Il ne saurait, disait-il, refuser un pauvre : il ne peut souffrir qu'il y ait dans la ville des familles nécessiteuses. Il vend toutes mes marchandises, et leur en distribue le prix. Et en effet, chrétiens, à voir comme François en usait, on eût dit qu'il avait engagé son bien aux pauvres de la province ; et que l'aumône qu'il leur faisait était moins un bienfait qu'une dette. Et parce que tout son patrimoine ne pouvait suffire à payer ces dettes infinies d'une charité immense et sans bornes, son père soutenait qu'il était obligé à faire cession de biens : d'autant plus, disait-il, qu'il était incorrigible et qu'il n'y avait aucune apparence qu'il devînt meilleur ménager.

Que répondra François à des accusations si pressantes, faites avec toute la véhémence de l'autorité paternelle? O Dieu éternel ! que vous inspirez de belles réponses à vos serviteurs, quand ils se laissent conduire à votre Esprit-Saint ! Tenez, dit François, animé d'un instinct céleste, tenez, ô mon père, je vous donne plus que vous ne voulez; et dans le même moment, jetant à ses pieds ses habits : Jusqu'ici, poursuit-il, je vous avais appelé mon père ; maintenant que je n'attendrai plus aucun bien de vous, j'en dirai plus hardiment et avec une confiance plus pleine : « Notre Père qui êtes aux ci eux. » Quelle éloquence assez forte, quels raisonnements assez magnifiques pourraient ici égaler la majesté de cette parole? O la belle banqueroute que fait aujourd'hui ce marchand! O homme, non tant incapable d'avoir des richesses que digne de n'en avoir pas, digne d'être écrit dans le livre des pauvres évangéliques et de vivre dorénavant sur le fonds de la Providence ! Enfin il a rencontré cette pauvreté si ardemment désirée, en laquelle il avait mis son trésor : plus on lui ôte, plus on l'enrichit. Que l'on a bien fait de le dépouiller entièrement de ses biens, puisqu'aussi bien on voulait lui ravir ce qu'il estimait de plus beau dans toutes ces possessions, qui était le pouvoir de les répandre abondamment sur les pauvres! Il a trouvé un père qui ne l'empêchera pas de donner, ni ce qu'il gagnera par le travail de ses mains, ni ce qu'il pourra obtenir de la charité des fidèles.

 

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Heureux, de n'avoir plus rien dans le siècle, son habit même lui venait d'aumône ! Heureux, de n'avoir d'autre bien que Dieu, de n'attendre rien que de lui, de ne recevoir rien que pour l'amour de lui ! Grâce à la miséricorde divine, il n'a plus aucune affaire que de servir Dieu : toute sa nourriture est de faire sa volonté. Que son état est différent de celui des riches ! Vous le verrez dans ma seconde partie.

 

SECOND POINT.

 

Quand je vous considère, ô riches du siècle, vous me semblez bien pauvres en comparaison de François. Vous ne sauriez avoir tant de richesses, que vos passions déréglées n'en consument encore davantage. Il vous en faut pour la nécessité, pour la vanité, pour le luxe, pour les plaisirs, pour la pompe, pour la parade, pour mille superfluités. François au contraire ne saurait avoir ni un habillement si sordide, ni une nourriture si modique, qu'il ne soit parfaitement satisfait, tout prêt même à mourir de faim, si telle est la volonté de son Père. Il s'en va tantôt dans une sombre forêt, tantôt sur le haut d'une montagne, admirant les ouvrages de Dieu, invitant toutes les créatures à le louer et aie bénir, leur prêtant pour cela son intelligence et sa voix, passant les jours et les nuits à prononcer, à méditer, à goûter cette pieuse parole : « Notre Père qui êtes aux cieux : » et cette autre : « Mon Dieu et mon tout, » qu'il avait sans cesse à la bouche : Deus meus et om-nia. Il court par toutes les villes, par toutes les bourgades, par tous les hameaux : il lève hautement l'étendard de la pauvreté ; il commence à exercer un nouveau genre de négoce, il établit le plus beau et le plus riche commerce dont on se puisse jamais aviser. O vous, disait-il, vous qui désirez acquérir cette perle unique de l'Evangile, venez, associons-nous, afin de trafiquer dans le ciel : vendez tous vos biens, donnez tout aux pauvres ; venez avec moi, libres de tous soins séculiers ; venez, nous ferons pénitence ; venez, nous louerons et servirons notre Dieu en simplicité et en pauvreté.

O sainte compagnie, qui commencez à vous assembler sous la conduite de saint François, puissiez-vous, en vous étendant de

 

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toutes parts, inspirer à tous les hommes du monde un généreux mépris des richesses et porter tous les peuples à l'exercice de la pénitence. Mais que prétendez-vous faire avec ces habits d'une forme si singulière, si pesans 'en été, si peu propres à vous garantir des rigueurs du froid ? Pourquoi n'avez-vous plus d'égard à la nécessité ou à la faiblesse de la chair? Fidèles, le pauvre François , qui leur a donné ce conseil, ne comprend pas ce discours : il est prévenu d'autres maximes plus mâles e plus élevées. Il se souvient de ces feuilles de figuier qui couvrirent dans le paradis la nudité de nos premiers parents, sitôt que leur désobéissance la leur eut fait connaître. Il songe que l'homme a été nu, tant qu'il a été innocent ; et par conséquent que ce n'est pas la nécessité, mais le péché et la honte qui ont fait les premiers habits. Que si c'est le péché qui a habillé la nature corrompue, il juge qu'il sera bienséant que la pénitence l'habille après qu'elle a été réparée.

Mais pourquoi vous exténuez-vous par tant déjeunes? Pourquoi vous consumez-vous par tant de veilles? Pourquoi vous jetez-vous sur ces neiges? Pourquoi vois-je ce cilice inséparable de votre corps, que l'on pourrait prendre pour une autre peau qui se serait formée sur la première ? Répondez, François, répondez : vos sentiments sont si chrétiens que je croirais diminuer quelque chose de leur générosité, si je ne vous les faisais exposer à vous-même. Qui êtes-vous, dira-t-il, vous qui me faites cette question? Ignorez-vous que le nom de Chrétien signifie un homme souffrant? Ne vous souvenez-vous pas de ces deux braves athlètes, Paul et Barnabé, qui allaient confirmant et consolant les églises? Et que leur disaient-ils pour les consoler ? « Qu'il fallait par de longs travaux et une grande suite de tribulations parvenir au royaume des cieux : » Quia per militas angustias et tribulationes oportet pervenire ad regnum Dei (1). Sachez, poursuivra-t-il, et pardonnez-moi, chrétiens, si je prends plaisir aujourd'hui à vous faire parler si souvent ce merveilleux personnage : sachez donc, dira-t-il, que nous autres chrétiens « nous avons un corps et une âme qui doivent être exposés à toute sorte; d'incommodités : » Ipsam animam, ipsumque corpus expositum omnibus ad injuriam

 

1 Act., XIV, 21.

 

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gerimus (1). Et c'est ainsi que pour suivre le commandement de l'Apôtre (2), afin de ne point courir en vain, « je travaille à dompter mon corps, et à réduire en servitude l'appétit de ces voluptés qui par leur délicatesse, rendent molle et efféminée cette mâle vertu de la foi : » Discutiendœ sunt deliciœ, quarum mollitiâ et fluxu fidei virtus effeminari potest (3). Après tout « quelles plus grandes délices à un chrétien que le dégoût (a) des délices?» Quœ major voluptas quàm fastidium ipsius voluptatis (4)? « Quoi! ne pourrons-nous pas vivre sans plaisir, nous qui devons mourir avec plaisir? » Non possumus vivere sine voluptate, qui mori cum voluptate debemus (5) ? Ce sont les paroles du grave Tertullien, qu'il prêtera volontiers aux sentiments de François, si dignes de cette première vigueur et fermeté des mœurs chrétiennes.

Sévère, mais évangélique doctrine; dures, mais indubitables vérités, qui faites frémir tous nos sens et paraissez si folles à notre aveugle sagesse : c'est vous qui avez rendu l'inimitable François si heureusement insensé ; c'est vous qui l'avez enflammé d'un violent désir du martyre, qui lui fait chercher de toutes parts quelque infidèle qui ait soif de son sang. Et certes il est véritable, encore que tous nos sens y répugnent, qu'un chrétien qui est blessé de l'amour de notre Sauveur, n'a pas de plus grand plaisir que de répandre son sang pour lui. C'est là peut-être le seul avantage que nous pouvons remporter sur les anges. Ils peuvent bien être les compagnons de la gloire de Notre-Seigneur; mais ils ne peuvent pas être les compagnons de sa mort. Ces bienheureuses intelligences peuvent bien paraître devant la face de Dieu comme des victimes brûlantes d'une charité éternelle ; mais leur nature impassible ne leur permet pas de faire une généreuse épreuve de leur affection parmi les souffrances, et de recevoir cet honneur, si doux à celui qui aime, d'aimer jusqu'à mourir et même de mourir par amour. Pour nous au contraire, nous jouissons de ce précieux avantage ; car des deux sortes de vies qu'il a plu à Dieu nous donner, l'une, immortelle et incorruptible, fera

 

1 Tertull., de Patient., n. 8. — 2 I Cor., IX, 26, 27. — 3 Tertull., de Cultu femin., lib. II n. 13. — 4 Tertull., de Spect., n. 29. — 5 Ibid., n. 28.

(a) Var. : Le mépris.

 

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durer notre amour éternellement dans le ciel; et pour l'autre, qui est périssable , nous la lui pouvons immoler pour signaler cet amour sur la terre. Et c'est, comme je vous disais tout à l'heure, ce qui peut arriver de plus doux à une âme vraiment percée des traits de l'amour divin.

Ne voyez-vous pas, chrétiens, que le Sauveur Jésus durant le cours de sa vie mortelle, n'a point eu de plus délicieuse, pensée, que celle qui lui représentait la mort qu'il devait endurer pour l'amour de nous ? Et d'où lui venait ce goût, ce plaisir ineffable qu'il ressentait dans la considération de maux si pénibles et si étranges? C'est parce qu'il nous aimait d'une charité immense, dont nous ne saurions jamais nous former qu'une très-faible idée. C'est pourquoi il brûle d'impatience de voir bientôt luire au monde cette pâque si mémorable (1) qu'il devait sanctifier par sa mort. Il soupire sans cesse après ce baptême de sang (2) et après cette heure dernière, qu'il appelait aussi son heure par excellence (3), comme étant celle où son amour devait triompher. Lorsque Jean-Baptiste son saint Précurseur voit reposer le Saint-Esprit sur sa tête (4), que le ciel s'entr'ouvre sur lui, que le Père le reconnaît publiquement pour son Fils, ce n'est pas là, chrétiens, ce qu'il appelle son heure. Cette heure, qui est la sienne selon sa façon de parler ordinaire et selon la phrase de l'Ecriture, c'est celle à laquelle, portant nos iniquités sur le bois, il se doit immoler pour nous par un sacrifice de charité.

Que si le Créateur trouve une joie si parfaite à mourir pour sa créature, quel contentement doit éprouver la créature de mourir pour son Créateur? Et c'est ici où l’âme fidèle ressent de merveilleux transports dans la contemplation de notre Maître crucifié. Ce sang précieux qui ruisselle de toutes parts de ses veines cruellement déchirées, devient pour elle comme un fleuve de flammes, qui l'embrase d'une ardeur invincible de se consumer pour lui. Et pourrions-nous voir notre brave et victorieux Capitaine verser son sang pour notre salut avec une si grande joie, sans que le nôtre s'échauffât en nous-mêmes par ce spectacle d'amour? Les médecins nous apprennent que ce sont certains esprits chauds,

 

1 Luc., XXII, 15. — 3 Luc., XII, 50. — 4 Joan., XIII, 1. — 5 Matth., III, 16, 17.

 

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et par conséquent actifs et vigoureux, qui se mêlant parmi notre sang, le font sortir ordinairement avec une grande impétuosité sitôt que la veine est ouverte. Ah ! que le sang de Jésus-Christ, qui est coulé dans nos veines par la vertu de ses sacrements, anime le sang des martyrs d'une sainte et divine chaleur, qui le fait jaillir d'ici-bas jusque sur le trône de Dieu, lorsqu'une épée infidèle l'épanché pour la confession de la foi ! Regardez ces bienheureux soldats du Sauveur, avec quelle contenance ils allaient se présenter au supplice. Une sainte et divine joie éclatait dans leurs yeux et sur leurs visages par je ne sais quelle ardeur plus qu'humaine, qui étonnait tous les spectateurs. C'est qu'ils considéraient en esprit ces torrents du sang de Jésus, qui se débordaient sur leurs âmes par une inondation merveilleuse.

Je ne m'étonne donc plus si l'incomparable François désire si ardemment le martyre, lui qui ne perdait jamais de vue le Sauveur attaché à la croix, et qui attirait continuellement de ses adorables blessures cette eau céleste de l'amour de Dieu, qui jaillit jusqu'à la vie éternelle. Enivré de ce divin breuvage, il court au martyre comme un insensé : ni les fleuves, ni les montagnes, ni les vastes espaces des mers ne peuvent arrêter son ardeur. Il passe en Asie, en Afrique, partout où il pense que la haine soit la plus échauffée contre le nom de Jésus. Il prêche hautement à ces peuples la gloire de l'Evangile : il découvre les impostures de Mahomet, leur faux prophète. Quoi! ces reproches si véhéments n'animent pas ces barbares contre le généreux François ! Au contraire ils admirent son zèle infatigable, sa fermeté invincible, ce prodigieux mépris de toutes les choses du monde : ils lui rendent mille sortes d'honneurs. François indigné de se voir ainsi respecté par les ennemis de son Maître, recommence ses invectives contre leur religion monstrueuse : mais étrange et merveilleuse insensibilité ! ils ne lui témoignent pas moins de déférence ; et le brave athlète de Jésus-Christ voyant qu'il ne pouvait mériter qu'ils lui donnassent la mort : Sortons d'ici, mon Frère, disait-il à son compagnon; fuyons, fuyons bien loin de ces barbares trop humains pour nous, puisque nous ne les pouvons obliger ni à adorer notre Maître, ni à nous persécuter, nous qui sommes ses

 

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serviteurs. O Dieu ! quand mériterons-nous le triomphe du martyre, si nous trouvons des honneurs même parmi les peuples les plus infidèles ? Puisque Dieu ne nous juge pas dignes de la grâce du martyre, ni de participer à ses glorieux opprobres, allons-nous-en, mon Frère, allons achever notre vie dans le martyre de la pénitence, ou cherchons quelque endroit de la terre où nous puissions boire à longs traits Y ignominie de la croix.

Ce serait en cet endroit, chrétiens, qu'il serait beau de vous représenter le dernier trait de folie du sage et admirable François. Que vous seriez ravis de lui voir établir sa gloire sur le mépris des honneurs ! Quelles louanges ne donneriez-vous pas à la naïve enfance de son innocente simplicité, et à cette humilité si profonde par laquelle il se considérait comme le plus grand des pécheurs, et à cette confiance fidèle qui lui faisait fonder tout l'appui de son espérance sur les mérites du Fils de Dieu, et à cette crainte si humble qu'il avait de faire paraître ces sacrés caractères de la passion du Sauveur, que Jésus crucifié par une miséricorde ineffable avait imprimés sur sa chair? Mais combien seriez-vous étonnés quand je vous dirais que François, François, cet admirable personnage qui a mené une vie plus angélique qu'humaine, refuse la sainte prêtrise, estimant cette dignité trop pesante pour ses épaules ? Hélas ! quelque imparfaits que nous soyons, nous y courons souvent sans y être appelés, avec une hardiesse, une précipitation qui fait frémir la religion : téméraires, qui ne comprenons pas la hauteur des mystères de Dieu et la vertu qu'ils exigent dans ceux qui prétendent en être les dispensateurs ! Et François au contraire , cet ange terrestre, après tant d'actions héroïques et un si long exercice d'une vertu consommée, bien que tout l'ordre ecclésiastique lui tende les bras comme à un homme qui devait être un de ses plus beaux luminaires, tremble et frémit au seul nom de Prêtre, et n'ose malgré la vocation la plus légitime regarder que de loin une dignité si redoutable. Mais certes, si je commençais à vous raconter ces merveilles, j'entreprendrais un nouveau discours ; et sur la fin de ma course, je m'ouvrirais une carrière immense. Puis donc que nous faisons dans l'Eglise les panégyriques des Saints moins pour

 

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célébrer leurs vertus, qui sont déjà couronnées , que pour nous en proposer l'exemple, il vaut mieux que nous retranchions quelque chose des éloges de saint François, afin de nous réserver (a) plus de temps pour tirer quelque utilité de sa vie.

Que choisirons-nous, chrétiens, dans les actions de saint François pour y trouver notre instruction? Ce serait peut-être une entreprise trop téméraire que de rechercher curieusement celle de ses vertus qui serait la plus éminente : il n'appartient qu'à celui qui les donne d'en faire l'estimation. Que chacun prenne donc pour soi ce qu'il sent en sa conscience lui devoir être le plus utile; et moi, pour l'édification de l'Eglise, je vous proposerai ce qui me semble le plus profitable au salut de tous : et je ne sais quel sentiment me dit au fond de mon cœur que ce doit être le mépris des richesses, auxquelles il est tout visible que nous sommes trop attachés. L'Apôtre parlant à Timothée, instruit en sa personne les prédicateurs comment ils doivent exhorter les riches : « Commandez, dit-il, aux riches du siècle, qu'ils se gardent d'être hautains, et de mettre leur espérance dans l'incertitude des richesses : » Divitibus hujas sœculi prœcipe non sublime sapere, neque sperare in incerto divitiarum (1). C'est ce que dit l'apôtre saint Paul, où il touche fort à propos les deux principales maladies des riches : la première, ce grand attachement à leurs biens; la seconde, cette grande estime qu'ils font ordinairement de leurs personnes, parce qu'ils voient que leurs richesses les mettent en considération dans le monde.

Or, mes Frères, quand je ne ferais ici que le personnage d'un philosophe, je ne manquerais pas de raisons pour vous faire voir que c'est une grande folie de faire tant d'état de ces biens qui nous peuvent être ravis par une infinité d'accidents, et dont la mort enfin nous dépouillera sans ressource, après que nous aurons pris beaucoup de peine à les sauver des autres embûches que leur dressera la fortune. Que si la philosophie a si bien reconnu la vanité des richesses, nous autres chrétiens combien les devons-nous mépriser; nous, dis-je, qui établissons ce mépris, non sur

 

1 I Timoth., VI, 17.

(a) Var. : Laisser.

 

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des raisonnements humains, mais sur des vérités que le Fils du Père éternel a scellées et confirmées par son sang ! S'il est donc vrai que l'héritage céleste, que Dieu nous a préparé par son Fils unique, soit l'unique objet de nos espérances, nous ne devons par conséquent estimer les choses que selon qu'elles nous y conduisent, et nous devons détester au contraire tout ce qui s'oppose à un si grand bonheur. Mais de tous les obstacles que le diable met à notre salut, il n'y en a aucun ni plus grand ni plus redoutable que les richesses. Pourquoi? Je n'en alléguerai aucune raison, je me contenterai d'employer un mot de notre Sauveur plus puissant que toutes les raisons. Il est rapporté par trois évangélistes, mais particulièrement par saint Marc, avec une merveilleuse énergie.

Mes enfants bien-aimés, dit notre Maître à ses chers disciples, après les avoir longtemps regardés afin de leur faire entendre que ce qu'il avait à leur enseigner était d'une importance extraordinaire : «Mes enfants bien-aimés, ô qu'il est difficile que les riches puissent être sauvés ! Je vous dis en vérité qu'il est plus aisé de faire passer un câble ou un chameau par l'ouverture d'une aiguille (1). » Ne vous étonnez pas de cette façon de parler, qui nous paraît extraordinaire. C'était un proverbe parmi les Hébreux, par lequel ils exprimaient ordinairement les choses qu'ils croyaient impossibles; comme qui dirait parmi nous : Plutôt le ciel tomberait, ou quelque autre semblable expression. Mais ce n'est pas là où il faut s'arrêter : voyez, voyez seulement en quel rang le Sauveur a mis le salut des riches. Vous me direz peut-être que c'est une exagération : sans doute vous vous flatterez de cette pensée; et moi je soutiens au contraire qu'il faut entendre cette parole à la lettre. J'espère vous le prouver par la suite de l'évangile : rendez-vous attentifs ; c'est le Sauveur qui parle; il est question d'entendre sa parole, qui est la vie éternelle.

Quand un homme parle avec exagération, cela se remarque ordinairement à son action, à sa contenance, et surtout au sentiment que son discours imprime sur l'esprit de ses auditeurs. Par exemple, s'il m'était arrivé de dire quelque chose de cette sorte,

 

1 Marc., X, 24.

 

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vous le connaîtriez beaucoup mieux et vous en seriez meilleurs juges que ceux qui ne m'ont pas entendu : rien de plus constant que cette vérité. Or qui sont ceux qui ont écouté le Sauveur? Ce sont les bienheureux apôtres. Quel sentiment ont-ils eu de son discours? Ont-ils cru que cette sentence fût prononcée avec exagération? Jugez-en vous-mêmes par leur étonnement et par leur réponse. A ces paroles du Sauveur, dit l'Evangéliste, ils demeurent entièrement interdits, admirant sans doute la véhémence extraordinaire avec laquelle leur Maître avait avancé cette terrible proposition. Faisant ensuite réflexion en eux-mêmes sur l'amour désordonné des richesses, qui règne presque partout, ils se disent les uns aux autres : « Et qui pourra donc être sauvé ? » Et quis potest salvus fieri (1)? Ah! qu'il est bien visible, par cette réponse, qu'ils avoient pris à la lettre cette parole du Fils de Dieu ; car il est très-certain qu'une exagération ne les aurait pas si fort émus. Mais Jésus n'en demeure pas là; au contraire les voyant étonnés, bien loin de leur lever ce scrupule comme les riches le souhaiteraient, il appuie encore davantage. Vous dites, ô mes disciples, que si cela est ainsi, le salut est donc impossible : aussi est-il impossible aux hommes, mais à Dieu il n'est pas impossible; et il en ajoute la raison, parce que, dit-il, tout est possible à Dieu.

Que vous dirai-je ici, chrétiens? Il pourrait sembler d'abord que le Fils de Dieu se serait beaucoup relâché de sa première rigueur. Mais certes ce serait mal entendre la force de ses paroles : expliquons-les par d'autres endroits. Je remarque dans les Ecritures que cette façon de parler n'y est jamais employée que dans une prodigieuse et invincible difficulté. C'est alors en effet, quand toutes les raisons humaines défaillent, qu'il semble absolument nécessaire d'alléguer pour dernière raison la toute-puissance divine. C'est ce que l'ange pratique à l'égard de la sainte Vierge, lorsque lui voulant faire entendre qu'elle pourrait enfanter et demeurer vierge, il lui apporte l'exemple d'une stérile qui a conçu; parce qu'enfin, poursuit-il, devant Dieu rien n'est impossible. Faites comparaison de ces choses. Une vierge peut

 

1 Marc., X, 26.

 

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concevoir, une stérile peut enfanter, un riche peut être sauvé ; ce sont trois miracles dont les saintes Lettres ne nous rendent point d'autre raison, sinon que Dieu est tout-puissant. Donc il est vrai, ô riche du siècle, que ton salut n'est point un ouvrage médiocre; donc il serait impossible, si Dieu n'était pas tout-puissant; donc cette difficulté passe de bien loin nos pensées, puisqu'il faut pour la surmonter une puissance infinie.

Et ne me dites pas que cette parole ne vous touche point, parce que peut-être vous n'êtes pas riches. Si vous n'êtes pas riches, vous avez envie de le devenir; et ces malédictions des richesses doivent tomber, non tant sur les riches que sur ceux qui désirent de l'être. C'est de ceux-là que l'Apôtre prononce qu'ils s'engagent dans le piège du diable, et dans beaucoup de mauvais désirs qui précipitent l'homme dans la perdition (1). Le Fils de Dieu, dans le texte que je vous citais tout à l'heure, ne parle pas seulement des riches, mais de ceux qui se fient aux richesses : Confidentes in pecuniis. Or le désir et l'espérance étant inséparables, il est impossible de les désirer sans y mettre son espérance.

Vous raconterai-je ici tous les maux que ce maudit désir des richesses a apportés au genre humain? Les fraudes, les voleries, les usures, les injustices, les oppressions, les inimitiés, les parjures, les perfidies, c'est le désir des richesses qui les a ordinairement amenés sur la terre. Aussi l'Apôtre a-t-il raison de dire que « le désir des richesses est la racine de tous les maux : » Radix omnium malorum est cupiditas (2). Pourquoi l'avaricieux mettant sa joie et son espérance dans quelque mauvaise année et dans la disette publique, prépare et agrandit-il ses greniers, afin d'y engloutir toute la substance du pauvre, qu'il lui fera acheter au prix de son sang, lorsqu'il sera réduit aux abois? Pourquoi le marchand trompeur prononce-t-il plus de mensonges, plus de faux serments qu'il ne débite de marchandises? Pourquoi le laboureur impatient maudit-il si souvent son travail et la Providence divine? Pourquoi le soldat impitoyable exerce-t-il une rapine si cruelle? Pourquoi le juge corrompu vend et livre-t-il son âme à Satan? N'est-ce pas le désir des richesses?

 

1 I Timoth., VI, 9. — 2 Ibid., 10.

 

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Mais surtout que ceux qui les possèdent veillent soigneusement à leur âme : elles ont des liens invisibles dont nos cœurs ne se peuvent déprendre. Là où est notre trésor, là est notre cœur : or un cœur qui aime autre chose que Dieu ne peut être capable d'aimer Dieu. « O si nous aimions Dieu comme il faut, dit l'admirable saint Augustin, nous n'aimerions point du tout l'argent : » O si Deum digne amemus, nummos omnino non amabimus (1). Partant, si nous aimons l'argent, il sera impossible que nous aimions Dieu.

Tirez maintenant cette conséquence : les hommes qui ont beaucoup de richesses, il est presque impossible qu'ils ne les aiment ; quand ils le voudraient nier, cela paraît trop évidemment par la crainte qu'ils ont de les perdre. Qui aime si fort les richesses, il est impossible qu'il aime Dieu : qui n'aime pas Dieu, il est impossible qu'il soit sauvé. « O Dieu ! qu'il est difficile que ceux qui ont de grands biens parviennent au royaume du ciel ! » Quàm difficile qui pecunias possident, possunt pervenire ad regnum Dei !

Si les richesses sont donc si dangereuses, avisez , mes Frères , à ce que vous en devez faire. Dieu ne vous les a pas données pour les enfermer dans des coffres, ni pour les employer à tant de dépenses superflues, pour ne pas dire pernicieuses. Elles vous sont données pour sustenter Jésus-Christ, qui languit en la personne des pauvres : elles vous sont données pour racheter vos iniquités et pour amasser des trésors éternels. Jetez, jetez les yeux sur tant de familles nécessiteuses, qui n'osent vous exposer leur misère ; sur les vierges de Jésus, que l'on voit presque défaillir dans leurs cloîtres faute de moyens pour subsister; sur tant de pauvres religieux, qui sous une mine riante cachent souvent une grande indigence. Un peu de courage, mes Frères, faites quelques efforts pour l'amour de Dieu. Voyez avec quelle abondance il a élargi ses mains sur nous par la fertilité de cette année : élargissons les nôtres sur les misères de nos pauvres frères ; que personne ne s'en dispense. Ne vous excusez pas sur la modicité de vos facultés : Jésus mettra en ligne de compte jusqu'au moindre présent que vous lui ferez avec un cœur plein de charité : un verre d'eau

 

1 In Joan., tract. XL, n. 10.

 

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même offert dans cet esprit, peut vous mériter la vie éternelle.

C'est ainsi que les biens, qui sont ordinairement un poison , se convertiront pour vous en remède salutaire. Loin de perdre vos richesses en les distribuant, vous les posséderez d'autant plus sûrement que vous les aurez plus saintement prodiguées. Les pauvres vous les rendront d'une qualité bien plus excellente; car elles changent de nature en leurs mains. Dans les vôtres elles sont périssables : elles deviennent incorruptibles, sitôt qu'elles ont passé dans les leurs. Ils sont plus puissants que les rois. Les rois par leurs édits donnent quelque prix aux monnaies : les pauvres les rehaussent de prix jusqu'à une valeur infinie, sitôt qu'ils y appliquent leur marque. Faites-vous donc des trésors qui ne périssent jamais : thésaurisez pour le siècle futur un trésor inépuisable : mettez vos richesses à couvert dans le ciel contre les guerres, contre les rapines, contre toute sorte d'événements; déposez-les entre les mains de Dieu. Faites-vous par vos aumônes de bons amis sur la terre, qui vous recevront après votre mort dans ces éternels tabernacles, où le Père, le Fils et le Saint-Esprit, seul Dieu vivant et immortel, est glorifié dans tous les siècles des siècles. Amen.

 

 

EXORDE POUR UN PANÉGYRIQUE DE
SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.

 

Si quis videtur inter vos sapiens esse in hoc saeculo, stultus fiat ut sit sapiens.

S'il y a quelqu'un parmi vous qui paroisse sage selon le siècle, qu'il devienne fou afin d'être sage. I Cor., III, 18.

 

Que pensez-vous, mes révérends Pères, que je veuille faire aujourd'hui dans cette chaire sacrée? Vous avez assemblé vos amis et vos illustres protecteurs, pour rendre leurs respects à votre saint patriarche ; et moi je ne prétends autre chose que de

 

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le faire passer pour un insensé : je ne veux raconter que ses folies; c'est l'éloge que je lui destine, c'est le panégyrique que je lui prépare. David ayant fait le fou en présence du roi Achis (1), ce prince le fit éloigner. Mais l'insensé que je vous présente mérite qu'on le regarde ; et David lui-même ayant prononcé : « Bienheureux celui qui ne regarde pas les folies trompeuses : » Qui non respexit in vanitates et insanias falsas (2), a reconnu tacitement qu'il y avait une folie sublime et céleste, qui avait son fond dans la vérité. C'est de cette divine folie que François était possédé ; c'est celle que je dois aujourd'hui vous représenter. Donnez-moi pour cela, ô divin Esprit, non des pensées délicates, ni un raisonnement suivi, mais de saints égarements et une sage extravagance, etc.

« Le monde avec la sagesse humaine n'ayant pas connu Dieu par les ouvrages de sa sagesse, il a plu à Dieu de sauver par la folie de la prédication ceux qui croiraient en lui : » In Dei sapientià non cognovit mundus per sapientiam Deum, placuit Deo per stultitiam prœdicationis salvos facere credentes (3). Dieu donc indigné contre la raison humaine, qui ne l'avait pas voulu connaître par les ouvrages de sa sagesse, ne veut plus désormais qu'il y ait de salut pour elle que par la folie. Ainsi deux desseins et deux ouvrages de Dieu forment toute la suite de son œuvre dans le monde. Ces deux ouvrages semblent diamétralement opposés entre eux ; car l'un est un ouvrage de sagesse, l'autre un ouvrage de folie. L'univers est celui de la sagesse. Y a-t-il rien de mieux entendu que cet édifice, rien de mieux pourvu que cette famille, rien de mieux gouverné que cet empire ? Dieu avait dessein de satisfaire la raison humaine ; mais elle l'a méprisé, elle a méconnu son auteur. Vive Dieu ! dit»le Seigneur, je ne songerai jamais à la satisfaire ; mais « je m'appliquerai à la perdre et à la confondre : » Perdam sapientiam sapientium (4). Et de là ce second ouvrage, qui est la réparation par la folie de la croix : c'est pourquoi il ne garde plus aucune mesure ; et en voici la raison. Dans le premier ouvrage, Dieu se contentait de se montrer ; et pour cela la proportion y était nécessaire, comme devant

 

1 I Reg., XXI, 14. — 2 Psal., XXXIX, 5.— 3 I Cor., I, 21. — 4 Ibid., 19.

 

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être une image de sa sagesse et de sa beauté immortelle : c'est pourquoi « tout y est avec mesure, avec nombre, avec poids : » Omnia in numero, pondere et mensurà (1). Il a étendu son cordeau, dit l'Ecriture (2) ; il a pris au juste ses alignements pour composer, pour ordonner, pour placer tous les éléments. Ici, non content de se montrer, il veut s'unir à sa créature, c'est-à-dire l'infini avec le fini. Il n'y a plus de proportion ni de mesure à garder : il ne s'avance plus que par des démarches insensées ; il saute les montagnes et les collines, du ciel à la crèche, de la crèche par divers bonds sur la croix, de la croix au tombeau et au fond des enfers, et de là au plus haut des cieux. Tout est sans ordre, tout est sans mesure.

Par les mêmes démarches que l'infini s'est joint au fini, par les mêmes le fini doit s'élever à l'infini : il doit se libérer et s'affranchir de toutes les règles de prudence qui le resserrent en lui-même, afin de se perdre dans l'infini ; et cette perte dans l'infini, parce qu'elle met au-dessus de toutes les règles, paraît un égarement. Telle est la folie de François.

La perte de la raison fait perdre trois choses. Premièrement, les insensés perdent les biens : ils n'en connaissent plus la valeur; ils les répandent, il les prodiguent. Secondement, ils perdent la honte : louanges ou opprobres, tout leur est égal ; ils s'exposent sans en être émus à la dérision publique. Troisièmement, ils se perdent eux-mêmes : ils ne connaissent pas l'inégalité des saisons ; ni les excès du froid et du chaud ; ils ne craignent pas les périls et s'y jettent à l'abandon avec joie. François a perdu la raison , non point par faiblesse, mais il l'a perdue heureusement dans les ténèbres de la foi : ensuite il a perdu les biens, la honte et soi-même. Non-seulement il néglige les biens, mais il a une avidité de les perdre ; non-seulement il méprise les opprobres, mais il ambitionne d'en être couvert ; non-seulement il s'expose aux périls , mais il les recherche et les poursuit. O le plus insensé des hommes selon les maximes du monde ; mais le plus sage, le plus prudent, le plus avisé selon les maximes du ciel!

L’âme qui possède Dieu ne veut que lui. « J'entrerai dans les

 

1 Sapient., XI, 21. — 2 Job., XXXVIII, 5.

 

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puissances du Seigneur : Seigneur, je ne me souviendrai que de votre justice : » Introibo in potentias Domini: Domine, memorabor justitiœ tuœ solius (1). Quand on veut entrer dans les grandeurs et dans les puissances du monde, on tombe nécessairement dans la multiplicité des désirs; mais quand on pénètre dans les puissances du Seigneur, aussitôt on oublie tout le reste, on ne s'occupe que des moyens de croître dans la justice, pour s'assurer la possession d'un si grand bien : Domine, memorabor justitiœ tuœ solius. C'est ce que l'Evangile confirme, en nous exhortant à chercher d'abord le royaume de Dieu et sa justice : Quœrite primùm regnum Dei et justitiam ejus (2). Le règne, c'est potentias Domini; c'est pourquoi on travaille à acquérir la justice pour y parvenir : Memorabor justitiœ tuœ solius.

Ce n'est pas ici le temps des honneurs : il faut porter la confusion d'avoir méprisé notre Roi. Nous avons dégradé Dieu et sa royauté : Jésus-Christ n'est plus notre Roi; nous avons transgressé ses lois, violé son autorité, foulé aux pieds sa majesté sainte : c'est pourquoi il n'a plus de couronne qu'une couronne d'épines; et sa royauté devient le jouet des soldats, etc.

 

1 Psal. LXX, 16. — 2 Matth., VI, 33.

 

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