Saint Bernard
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Académie Française

 

PANÉGYRIQUE DE SAINT  BERNARD  (a).

 

Non enim judicavi me scire aliquid inter vos, nisi Jesum Christum, et hunc crucifixum.

Je n'ai pas estimé que je susse aucune chose parmi vous, si ce n'est Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié. I Corinth., II, 2.

 

Nos églises de France ont introduit dans le dernier siècle une pieuse coutume, de commencer les prédications en invoquant l'assistance divine par les intercessions de la bienheureuse Marie. Comme nos adversaires ne pouvaient souffrir l'honneur si légitime que nous rendons à la sainte Vierge, comme ils le blâmaient par des invectives aussi sanglantes qu'elles étaient injustes et téméraires, l'Eglise a cru qu'il était à propos de résister à leur

 

(a) Prêché à Metz, le 20 août 1656.

Le lieu est littéralement désigné dans ces mots, qui commencent la péroraison : «Puissante ville de Metz,... ô belle et noble cité, » etc.

L'époque n'est pas moins clairement révélée par la longueur des détails et par plusieurs locutions surannées. Et si l'on veut des indications plus précises, qu'on lise ce passage qui se trouve aussi dans l'exorde : « O pieux Bernard,... nous vous demandons encore votre secours et votre médiation au milieu des troubles qui nous agitent. O vous, qui avez tant de fois désarmé les princes qui se préparaient à la guerre, vous voyez que depuis tant d'années tous les fleuves sont teints et que toutes les campagnes fument de toutes parts du sang chrétien. » Qui ne reconnaît, dans cette peinture aussi vraie qu'énergique, les calamités, les troubles et les guerres civiles qui désolaient la France en 1656 ?

Le prédicateur avait, aussi bien que ses auditeurs, une affection particulière pour saint Bernard Bossuet chérissait dans le saint fondateur de Citeaux, non-seulement l'ami de Dieu, mais son compatriote; car ils étaient nés, l'un à Dijon, l'autre à trois quarts de lieue de cette ville, au château de Fontaine. Les habitons de Metz vénéraient le grand thaumaturge comme leur libérateur. Au XIIe siècle plusieurs seigneurs, conduits par le comte de Bar, leur faisaient une guerre injuste. Ils prirent les armes pour défendre leur province, leur territoire, leurs demeures; mais ils furent vaincus dans la bataille qui se donna eu 1153 près de Pont-à-Mousson. Appelé par l'archevêque de Trêves, saint Bernard épuisé de filiales, attendant sa dernière heure, accourut et sauva Metz des plus grands malheurs. Voilà le fait que rappelle Bossuet dans un passage dont nous avons déjà cité deux mots : « O puissante ville de Metz ... ô belle et noble cité,… les princes tes voisins avaient conjuré ta ruine, etc. »

 

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audacieuse entreprise, et de recommander d'autant plus cette dévotion aux fidèles, que l'hérésie s'y opposait avec plus de fureur. Et parce que nous n'avons rien de plus vénérable que la prédication du saint Evangile, c'est là qu'elle invite tous ses enfants à implorer les oraisons de Marie, qu'elle reconnaît leur être si profitables.

Mais il y a, ce me semble, une autre raison plus particulière de cette sainte cérémonie : c'est que le devoir des prédicateurs est d'engendrer Jésus-Christ dans les âmes. « Mes petits enfants, dit l'Apôtre, pour lesquels je suis encore dans les douleurs de l'enfantement jusqu'à ce que Jésus-Christ soit formé en vous (1). » Vous voyez qu'il enfante et qu'il engendre Jésus-Christ dans les âmes : ainsi il y a quelque convenance entre les prédicateurs de la parole divine et la sainte Mère de Dieu. C'est pourquoi le grand saint Grégoire ne craint pas d'appeler mères de Jésus-Christ ceux qui sont appelés à ce glorieux ministère (2). De là vient que l'Eglise s'est persuadé aisément que vous, ô très-heureuse Marie, bénite entre toutes les femmes, vous qui avez été prédestinée dès l'éternité pour engendrer selon la chair le Fils du Très-Haut, vous aideriez volontiers de vos pieuses intercessions ceux qui le doivent engendrer en esprit dans les cœurs de tous les fidèles.

Mais dans quelle prédication doit-on plus espérer de votre secours que dans celle que ce peuple attend aujourd'hui, où nous avons à louer la grâce et la miséricorde divine dans la sainteté du dévot Bernard, de Bernard le plus fidèle et le plus chaste de vos enfants ; celui de tous les hommes qui a le plus honoré votre maternité glorieuse, qui a le mieux imité votre pureté angélique (a), qui a cru devoir à vos soins et à votre charité maternelle l'influence continuelle des grâces qu'il recevait de votre cher Fils? Aidez-nous donc par vos saintes prières, ô très-bénite Marie, aidez-nous à louer l'ouvrage de vos prières : pour cela nous nous jetons à vos pieds, vous saluant et vous disant avec l'ange : Ave.

 

Parmi les divers ornements du pontife de la loi ancienne, celui

 

1 Galat., IV, 19. — 2 in Evang., lib. I, hom. III, n. 2.

(a) Var. : Virginale.

 

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qui me semble le plus remarquable, c'est ce mystérieux pectoral, sur lequel selon l'Ecriture il portait gravé ces mots : Urim et Tumim (1), c'est-à-dire Vérité et Doctrine; ou comme l'entendent d'autres interprètes, Lumière et Perfection. Je sais que cela est écrit pour nous faire voir quelles doivent être les. qualités des ministres des choses sacrées ; et qu'encore que leurs habillements magnifiques semblent les rendre assez remarquables, ce n'est pas là toutefois ce qui les doit discerner du peuple; mais que la vraie marque sacerdotale, le vrai ornement du grand prêtre , c'est la Doctrine et la Vérité : c'est ce qui nous est représenté en ce lieu.

Mais si nous portons plus loin nos pensées, si dans le pontife du Vieux Testament, qui n'avait que des ombres et des figures , nous considérons Jésus-Christ, qui est la fin de la loi et le pontife de la nouvelle alliance, nous y trouverons quelque chose de plus merveilleux. Chrétiens, c'est ce saint Pontife, c'est ce grand Sacrificateur qui porte véritablement sur lui-même la doctrine , la perfection et la vérité , non point sur des pierres précieuses, ni dans des caractères gravés , comme faisaient les enfants d'Aaron , mais dans ses actions irrépréhensibles et dans sa conduite toute divine.

Pour comprendre cette vérité nécessaire à l'intelligence de notre texte, remettez, s'il vous plaît, en votre mémoire que Jésus-Christ notre Maître (a) est le Fils de Dieu. Vous êtes trop bien instruits pour ignorer que Dieu n'engendre pas à la façon ordinaire, et que cette génération n'a rien de matériel ni de corruptible. Dieu est esprit, fidèles, et ne vit que de raison et d'intelligence ; de là vient aussi qu'il engendre par son intelligence et par sa raison : de sorte que le Fils de Dieu est le fruit d'une connaissance très-pure, et qui, dans une simplicité incompréhensible, ne laisse pas d'être infiniment étendue. Etant le fruit de la raison et de l'intelligence divine, il est lui-même raison et intelligence ; et c'est pourquoi l'Ecriture l'appelle la parole et la sagesse du Père.

Et d'autant qu'il ne se peut faire que Dieu agisse autrement

 

1 Levit., VIII, 8.

(a) Var. : Précepteur.

 

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que par sa raison et par sa sagesse, de là vient que nous voyons dans les saintes Lettres que Dieu a tout fait par son Verbe, qui est son Fils : Omnia per ipsum facta sunt (1), parce que son Verbe est sa raison et sa lumière. C'est pourquoi cette grande machine du monde est un ouvrage si bien entendu, et fait reluire de toutes parts un ordre si admirable avec une excellente raison. Il ne se peut que la disposition n'en soit belle , et tous les mouvements raisonnables, parce qu'ils viennent d'une idée très-sage , et d'une science très-assurée, et d'une raison souveraine, qui est le Verbe et le Fils de Dieu, par qui toutes choses ont été faites, par qui elles sont disposées et régies.

Or, fidèles, ce Verbe divin après avoir fait éclater sa sagesse dans la structure et le gouvernement de cet univers, parce que, comme dit l'apôtre saint Jean, par lui toutes choses ont été faites, touché d'un amour incroyable pour notre nature, il nous le manifeste encore d'une façon tout ensemble plus familière et plus excellente dans un ouvrage plus divin, et qui ne laisse pas toutefois de nous toucher aussi de bien plus près. Comment cela, direz-vous? Ah! voici le grand conseil de notre bon Dieu et la grande consolation des fidèles : c'est que ce Verbe éternel, comme vous savez, s'est fait homme dans la plénitude des temps ; il s'est uni à notre nature , il a pris l'humanité dans les entrailles de la bienheureuse Marie; et c'est cette miraculeuse union qui nous a donné Jésus-Christ, Dieu et Homme, notre Maître et notre Sauveur.

Par conséquent la sainte humanité de Jésus étant unie au Verbe divin, elle est régie et gouvernée par le même Verbe. Car de même que la raison humaine gouverne les appétits du corps qui lui est uni, tellement que la partie même inférieure participe en quelque sorte à la raison, en tant qu'elle s'y soumet et lui obéit : de même le Verbe divin gouverne l'humanité dont il s'est revêtu; et comme il l'a rendue sienne d'une façon extraordinaire, il la régit aussi, il la meut et il l'anime avec un soin et d'une manière ineffable; si bien que toutes les actions de cette nature humaine, que le Verbe divin s'est appropriée , sont toutes pleines de cette

 

1 Joan., I, 3.

 

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sagesse incréée , qui est le Fils de Dieu , et sont dignes du Verbe éternel auquel elle est divinement unie et par lequel elle est singulièrement gouvernée. De là vient que les anciens Pères parlant des actions de cet Homme-Dieu, les ont appelées Opérations théandriques, c'est-à-dire opérations mêlées du divin et de l'humain, opérations divines et humaines tout ensemble : humaines par leur nature, divines par leur principe; d'autant que le Dieu Verbe s'étant rendu propre la sainte humanité de Jésus, il en considère les actions comme siennes, et ne cesse d'y faire couler une influence toute divine de grâces et de sagesse qui les anime , et qui les relève au delà de ce que nous pouvons concevoir.

Notre doctrine étant ainsi supposée, il ne nous sera pas difficile de l'appliquer aux paroles du saint Apôtre, qui servent de fondement à tout ce discours. Je dis donc que l'humanité de Jésus touchant de si près au Verbe divin et lui appartenant par une espèce d'union si intime, il était obligé pour l'intérêt de sa gloire de la conduire par sa sagesse : d'où il résulte que toutes les actions de Jésus venaient d'un principe divin et d'un fond de sagesse infinie. Partant si nous voulons reconnaître quelle estime nous devons faire des choses qui se présentent à nous, nous n'avons qu'à considérer le choix ou le mépris qu'en a fait le Sauveur Jésus pendant qu'il a vécu sur la terre. Comme il est la parole substantielle du Père, toutes ses actions parlent et toutes ses œuvres instruisent.

On nous a toujours fait entendre que la meilleure façon d'enseigner, c'est de faire. L'action en effet a je ne sais quoi de plus vif et de plus pressant que les paroles les plus éloquentes. C'est aussi pour cela que le Fils de Dieu , ce divin Précepteur que Dieu nous a envoyé du ciel, a choisi cette noble manière de nous enseigner par ses actions; et cette instruction est d'autant plus persuasive et plus forte qu'étant réglée par la sagesse même de Dieu, nous sommes assurés qu'il ne peut manquer. Bonté incroyable de notre Dieu! voyant que nous étions contraints d'aller puiser en divers endroits les ondes salutaires de la vérité, non sans un grand travail et un péril éminent de nous égarer dans une recherche si difficile, il nous a proposé son cher Fils, dans lequel il a ramassé

 

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toutes les vérités qui nous sont utiles, comme dans un saint et mystérieux abrégé; et ayant pitié de nos ignorances et de nos irrésolutions, il a tellement disposé sa vie , que par elle toutes les choses nécessaires pour la conduite des mœurs sont très-évidemment décidées : d'où vient que l'apôtre saint Paul nous assure « qu'en Jésus-Christ sont cachés tous les trésors de la science et de la sagesse : » In quo sunt omnes thesauri sapientiœ et scientiœ absconditi (1). C'est pourquoi, dit le même saint Paul (2), je ne cherche pas la bonne doctrine clans les écrits curieux, ni dans les raisonnements incertains des philosophes et des orateurs enflés de leur vaine éloquence ; seulement j'étudie le Sauveur Jésus, et en lui je vois toutes choses. De cette sorte , fidèles, Jésus n'est pas seulement notre Maître, mais il est encore l'objet de nos connaissances : il n'est pas seulement la lumière qui nous guide à la vérité, mais il est lui-même la vérité dont nous désirons la science ; et c'est pourquoi nous sommes appelés Chrétiens, non-seulement parce que nous professons de ne suivre point d'autre Maître que Jésus-Christ, mais encore parce que nous faisons gloire de ne savoir autre chose que Jésus-Christ. Et certes ce serait en vain que nous rechercherions d'autres instructions, puisque par le Verbe fait homme la science elle-même nous a parlé ; et que la sagesse, pour nous enseigner, a fait devant nous ce qu'il fallait faire, et que la vérité même s'est manifestée à nos esprits et s'est rendue sensible à nos yeux.

Voilà de quelle sorte Jésus-Christ, notre grand Pontife, a porté sur lui-même la doctrine et la vérité. Mais d'autant que c'est à la croix qu'il a particulièrement exercé sa charge de souverain Prêtre, c'est là, c'est là, mes Frères, que malgré la fureur de ses ennemis et la honte de sa nudité ignominieuse , il nous a paru le mieux revêtu de ces beaux ornements de doctrine et de vérité. Jésus était le livre où Dieu a écrit notre instruction ; mais c'est à la croix que ce grand livre s'est le mieux ouvert par ses bras étendus , et par ses cruelles blessures , et par sa chair percée de toutes parts : car après une si belle leçon que nous reste-t-il à apprendre? Fidèles, ce qui nous abuse , ce qui nous empêche de

 

1 Coloss., II, 3. — 2 I Cor., II, 1 et seq.

 

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reconnaître le souverain bien, qui est la seule science profitable , c'est l'attachement et l'aveugle estime que nous avons pour les biens sensibles. C'est ce qui a obligé le Sauveur Jésus à choisir volontairement les injures, les tourments et la mort. Bien plus, il a choisi de toutes les injures les plus sensibles, et de tous les supplices le plus infâme, et de toutes les morts la plus douloureuse, afin de nous faire voir combien sont méprisables les choses que les mortels abusés appellent des biens ; et qu'en quelque extrémité de misère, de pauvreté, de douleurs que l'homme puisse être réduit, il sera toujours puissant, abondant, bienheureux, pourvu que Dieu lui demeure.

Ce sont ces vérités , chrétiens, que le grand Pontife Jésus nous montre écrites sur son corps déchiré, et c'est ce qu'il nous crie par autant de bouches qu'il a de plaies : de sorte que sa croix n'est pas seulement le sanctuaire d'un pontife et l'autel d'une victime, mais la chaire d'un maître et le trône d'un législateur. Delà vient que l'apôtre saint Paul, après avoir dit qu'il ne sait autre chose que Jésus-Christ, ajoute aussitôt : « Et Jésus-Christ crucifié, » parce que si ces vérités chrétiennes nous sont montrées dans la vie de Jésus, nous les lisons encore bien plus efficacement dans sa mort, scellées et confirmées par son sang : tellement que Jésus crucifié, qui a été le scandale du monde et qui a paru ignorance et folie aux philosophes du siècle, pour confondre l'arrogance humaine est devenu le plus haut point de notre sagesse.

Ah ! que l'admirable Bernard s'était avancé dans cette sagesse ! Il était toujours au pied de la croix, lisant, contemplant et étudiant ce grand livre. Ce livre fut son premier alphabet dans sa tendre enfance : ce même livre fut tout son conseil dans sa sage et vénérable vieillesse. Il en baisait les sacrés caractères; je veux dire ces aimables blessures, qu'il considérait comme étant encore toutes fraîches et toutes vermeilles, et teintes de ce sang précieux qui est notre prix et notre breuvage. Il disait avec l'apôtre saint Paul (1) : Que les sages du monde se glorifient, les uns de la connaissance des astres, et les autres des éléments; ceux-là de l'histoire ancienne et moderne , et ceux-ci de la politique ; qu'ils se

 

1 I Cor., I, 20.

 

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vantent, tant qu'il leur plaira , de leurs inutiles curiosités : pour moi, si Dieu permet que je sache Jésus crucifié, ma science sera parfaite et mes désirs seront accomplis. C'est tout ce que savait saint Bernard; et comme l'on ne prêche que ce que l'on sait, lui qui ne savait que la croix ne prêchait aussi que la croix.

La science de la croix fait les chrétiens; la prédication de la croix produit les apôtres : c'est pourquoi saint Paul, qui se glorifie de ne savoir que Jésus crucifié, publie ailleurs hautement qu'il ne prêche que Jésus crucifié (1). Ainsi faisait le dévot saint Bernard. Je vous le ferai voir en particulier et dans sa cellule étudiant la croix de Jésus, afin que vous respectiez la vertu de ce bon et parfait chrétien ; mais après, je vous le représenterai dans les chaires et dans les fonctions ecclésiastiques, prêchant et annonçant la croix de Jésus, afin que vous glorifiiez Dieu qui nous a envoyé cet apôtre. Vous verrez donc, mes Frères, la vie chrétienne et la vie apostolique de saint Bernard, fondées l'une et l'autre sur la science de notre Maître crucifié : c'est le sujet de cet entretien. Il est simple , je vous l'avoue ; mais je bénirai cette simplicité , si dans la croix de Jésus je puis vous montrer l'origine des admirables qualités du pieux Bernard : c'est ce que j'attends de la grâce du Saint-Esprit, si vous vous rendez soumis et attentifs à sa sainte parole. Commençons avec l'assistance divine, et entrons dans la première partie.

 

PREMIER POINT.

 

Si j'ai été assez heureux pour vous faire entendre ce que je viens de vous dire, vous devez avoir remarqué que le Sauveur pendu à la croix nous enseigne le mépris du monde d'une manière très-puissante et très-efficace. Car si Jésus crucifié est le Fils et les délices du Père, s'il est son unique et son bien-aimé, et le seul objet de sa complaisance ; si d'ailleurs, selon notre façon de juger des choses, il est de tous les mortels le plus abandonné et le plus misérable, le plus grand selon Dieu et le plus méprisable selon les hommes : qui ne voit combien nous sommes trompés dans l'estime que nous faisons des biens et des maux, et que les choses qui ont

 

1 I Cor., I, 23.

 

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parmi nous l'applaudissement et la vogue sont les dernières et les plus abjectes? Et c'est ce qui inspire, jusqu'au fond de l’âme , le mépris du monde et des vanités à ceux qui sont sa vans dans la croix du Sauveur Jésus, où la pompe et les fausses voluptés de Ja terre ont été éternellement condamnées. C'est pourquoi l'apôtre saint Paul considérant Jésus-Christ sur ce bois infâme : Ah ! dit-il, « Je suis crucifié avec mon bon Maître. » Je le vois, je le vois sur la croix, dépouillé de tous les biens que nous estimons, accablé à l'extrémité de tout ce qui nous afflige et qui nous effraie. Moi qui le crois la sagesse même, j'estime ce qu'il estime; et dédaignant ce qu'il a dédaigné, je me crucifie avec lui et rejette de tout mon cœur les choses qu'il a rejetées : Christo confixus sum cruci (1).

Tel est le sentiment d'un vrai chrétien ; mais que cette vérité est dure à nos sens! Qui la pourra comprendre, fidèles, si Jésus même ne l'imprime en nos cœurs ? C'est ainsi qu'il se plaît à nous commander des choses auxquelles toute la nature répugne, afin de faire éclater sa puissance dans notre faiblesse : et pour animer nos courages, il nous propose des personnes choisies, à qui sa grâce a rendu aisé ce qui nous paraissait impossible. Or, parmi les hommes illustres dont l'exemple enflamme nos espérances et confond notre lâcheté, il faut avouer que l'admirable Bernard tient un rang très-considérable. Un gentilhomme, d'une race illustre, qui voit sa maison en crédit et ses proches dans les emplois importants ; à qui sa naissance, son esprit, ses richesses promettent une belle fortune, à l'âge de vingt-deux ans renoncer au monde avec autant de détachement que le fit saint Bernard, vous semble-t-il, chrétiens, que ce soit un effet médiocre de la toute-puissance divine? S'il l'eût fait dans un âge plus avancé, peut-être que le dégoût, l'embarras, les ennuis et les inquiétudes qui se rencontrent dans les affaires, l'auraient pu porter à ce changement. S’il eût pris cette résolution dans une jeunesse plus tendre, la victoire eût été médiocre dans un temps où à peine nous nous sentons et où les passions ne sont pas encore nées. Mais Dieu a choisi saint Bernard, afin de nous faire paraître le triomphe de la

 

1 Galat., II, 19.

 

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croix sur les vanités, dans les circonstances les plus remarquables que nous ayons jamais vues en aucune histoire.

Vous dirai-je en ce lieu ce que c'est qu'un jeune homme de vingt-deux ans? Quelle ardeur, quelle impatience, quelle impétuosité de désirs! Cette force, cette vigueur, ce sang chaud et bouillant, semblable à un vin fumeux, ne leur permet rien de rassis ni de modéré. Dans les âges suivants on commence à prendre son pli, les passions s'appliquent à quelques objets, et alors celle qui domine ralentit du moins la fureur des autres : au lieu que cette verte jeunesse n'ayant rien encore de fixe ni d'arrêté, en cela même qu'elle n'a point de passion dominante par-dessus les autres, elle est emportée, elle est agitée tour à tour de toutes les tempêtes des passions avec une incroyable violence. Là les folles amours; là le luxe, l'ambition et le vain désir de paraître exercent leur empire sans résistance, (a) Tout s'y fait par une chaleur inconsidérée; et comment accoutumer à la règle, à la solitude, à la discipline, cet âge qui ne se plaît que dans le mouvement et dans le désordre, qui n'est presque jamais dans une action composée, « et qui n'a honte que de la modération et de la pudeur? » Et pudet non esse impudentem (1).

Certes quand nous nous voyons penchants sur le retour de notre âge, que nous comptons déjà une longue suite de nos ans écoulés, que nos forces se diminuent et que le passé occupant la partie la plus considérable de notre vie, nous ne tenons plus au monde que par un avenir incertain : ah! le présent ne nous touche plus guère. Mais la jeunesse qui ne songe pas que rien lui soit encore échappé, qui sent sa vigueur entière et présente, ne songe aussi qu'au présent et y attache toutes ses pensées. Dites-moi, je vous prie, celui qui croit avoir le présent tellement à soi, quand est-ce qu'il s'adonnera aux pensées sérieuses de l'avenir? Quelle apparence de| quitter le monde, dans un âge où il ne nous présente rien que de plaisant? Nous voyons toutes choses selon la disposition où nous sommes : de sorte que la jeunesse qui semble

 

1 S. August., Confess., lib. II, cap. IX.

(a) Note marg. ; Saint Bernard no se prend point parmi tant de pièges : il n'a jamais souillé la source de l'amour.

 

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n'être formée que pour la joie et pour les plaisirs, ah ! elle ne trouve rien de fâcheux; tout lui rit, tout lui applaudit. Elle n'a point encore d'expérience des maux du monde, ni des traverses qui nous arrivent : de là vient qu'elle s'imagine qu'il n'y a point de dégoût, de disgrâce pour elle. Comme elle se sent forte e! vigoureuse, elle bannit la crainte et tend les voiles de toutes parts à l'espérance qui l'enfle et qui la conduit.

Vous le savez, fidèles, de toutes les passions la plus charmante, c'est l'espérance. C'est elle qui nous entretient et qui nous nourrit, qui adoucit toutes les amertumes de la vie ; et souvent nous quitterions des biens effectifs, plutôt que de renoncer à nos espérances. Mais la jeunesse téméraire et malavisée, qui présume toujours beaucoup à cause qu'elle a peu expérimenté, ne voyant point de difficultés dans les choses, c'est là que l'espérance est la plus véhémente et la plus hardie : si bien que les jeunes gens enivrés de leurs espérances, croient tenir tout ce qu'ils poursuivent ; toutes leurs imaginations leur paraissent des réalités. Ravis d'une certaine douceur de leurs prétentions infinies, ils s'imagineraient perdre infiniment, s'ils se départaient de leurs grands desseins, surtout les personnes de condition, qui étant élevées dans un certain esprit de grandeur et bâtissant toujours sur les honneurs de leur maison et de leurs ancêtres, se persuadent facilement qu'il n'y a rien à quoi ils ne puissent prétendre.

Figurez-vous maintenant le jeune Bernard nourri en homme de condition, qui avait la civilité comme naturelle, l'esprit poli par les bonnes lettres , la représentation belle et aimable, l'humeur accommodante, les mœurs douces et agréables : ah ! que de puissants liens pour demeurer attaché à la terre ! Chacun pousse de telles personnes : on les vante, on les loue ; on pense leur donner du courage, et on leur inspire l'ambition. Je sais que sa pieuse mère l'entretenait souvent du mépris du monde; mais, disons la vente, cet âge ordinairement indiscret n'est pas capable de ces bons conseils. Les avis de leurs compagnons et de leurs égaux, qui ne croient rien de si sage qu'eux, l'emportent pardessus ceux des païens.

Triomphez, Seigneur, triomphez de tous les attraits de ce monde

 

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trompeur; et faites voir au jeune Bernard, comme vous le fîtes voir à saint Paul (1), ce qu'il faut qu'il endure pour votre service. Déjà vous lui avez inspiré, avec une tendre dévotion pour Marie, un généreux amour de la pureté : déjà il a méprisé des caresses les plus dangereuses, dans des rencontres que l'honnêteté ne me permet pas de dire en cette audience : déjà votre grâce lui a fait chercher un bain et un rafraîchissement salutaire dans les neiges et dans les étangs glacés, où son intégrité attaquée s'est fait un rempart contre les molles délices du siècle. Son regard imprime de la modestie: il retient jusqu'à ses yeux, parce qu'il a appris de votre Evangile (2) et de votre Apôtre (3) qu'il y a des yeux adultères. Dans un courage qui passe l'homme, on lui voit peintes sur le visage la honte et la retenue d'une fille honnête et pudique. Abus, Seigneur, achevez en la personne de ce saint jeune homme le grand ouvrage de votre grâce.

Et en effet le voyez-vous, chrétiens, comme il est rêveur et pensif; de quelle sorte il fuit le grand monde, devenu extraordinairement amoureux du secret et de la solitude? Là il s'entretient doucement de telles ou de semblables pensées : Bernard, que prétends-tu dans le monde? Y vois-tu quelque chose qui te satisfasse? Les fausses voluptés, après lesquelles les mortels ignorants courent d'une telle fureur, qu'ont-elles après tout qu'une illusion de peu de durée? Sitôt que cette première ardeur qui leur donne tout leur agrément a été un peu ralentie par le temps, leurs plus violents sectateurs s'étonnent le plus souvent de s'être si fort travaillés pour rien. L'âge et l'expérience nous font voir combien sont vaines les choses que nous avions le plus désirées : et encore ces plaisirs tels quels, combien sont-ils rares dans la vie ! Quelle joie peut-on ressentir où la douleur ne se jette comme à la traverse? Et s'il nous fallait retrancher de nos jours tous ceux que nous avons mal passés, même selon les maximes du monde, pourrions-nous bien trouver en toute la vie de quoi faire trois ou quatre mois ? Mais accordons aux fols amateurs du siècle, que ce qu'ils aiment est considérable : combien dure cette félicité ? Elle fuit, elle fuit comme un fantôme, qui nous ayant donné quelque

 

1 Act., IX, 16. — 2 Matth., V, 28. — 3 II Petr., II, 14.

 

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espèce de contentement pendant qu'il demeure avec nous, ne nous laisse en nous quittant que du trouble.

Bernard, Bernard , disait-il, cette verte jeunesse ne durera pas toujours : cette heure fatale viendra, qui tranchera toutes les espérances trompeuses par une irrévocable sentence : la vie nous manquera comme un faux ami au milieu de nos entreprises. Là tous nos beaux desseins tomberont par terre; là s'évanouiront toutes nos pensées. Les riches de la terre, qui durant cette vie jouissant de la tromperie d'un songe agréable s'imaginent avoir de grands biens, s'éveillant tout à coup dans ce grand jour de l'éternité, seront tout étonnés de se trouver les mains vides. La mort, cette fatale ennemie, entraînera avec elle fous nos plaisirs et tous nos honneurs dans l'oubli et dans le néant. Hélas ! on ne parle que de passer le temps. Le temps passe en effet, et nous passons avec lui; et ce qui passe à mon égard, par le moyen du temps qui s'écoule, entre dans l'éternité qui ne passe pas; et tout se ramasse dans le trésor de la science divine qui subsiste toujours. O Dieu éternel, quel sera notre étonnement lorsque le Juge sévère qui préside dans l'autre siècle, où celui-ci nous conduit malgré nous, nous représentant en un instant toute notre vie, nous dira d'une voix terrible: Insensés que vous êtes, qui avez tant estimé les plaisirs qui passent, et qui n'avez pas considéré la suite qui ne passe pas!

Allons, concluait Bernard; et puisque notre vie est toujours emportée par le temps qui ne cesse de nous échapper, tâchons d'y attacher quelque chose qui nous demeure : puis retournant à son grand livre qu'il étudioit continuellement avec une douceur incroyable, je veux dire à la croix de Jésus, il se rassasiait de son sang, et avec cette divine liqueur il humait le mépris du monde. Je viens, disait-il, ô mon Maître, je viens nie crucifier avec vous. Je vois que ces yeux si doux, dont un seul regard a fait fondre saint Pierre en larmes, ne rendent plus de lumières : je tiendrai les miens fermés à jamais à la pompe du siècle ; ils n'auront plus de lumières pour les vanités. Cette bouche divine, de laquelle découlaient des fleuves de cette eau vive qui rejaillit jusqu'à la vie éternelle, je vois que la mort l'a fermée : je condamnerai la

 

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mienne au silence, et ne l'ouvrirai que pour confesser mes pèches et votre miséricorde. Mon cœur sera de glace pour les vains plaisirs; et comme je ne vois sur tout votre corps aucune partie entière, je veux porter de tous côtés sur moi-même les marques de vos souffrances, afin d'être un jour entièrement revêtu de votre glorieuse résurrection. Enfin je me jetterai à corps perdu sur vous, ô aimable mort, et je mourrai avec vous; je m'envelopperai avec vous dans votre drap mortuaire : aussi bien j'apprends de l'Apôtre (1) que nous sommes ensevelis avec vous dans le saint baptême.

Ainsi le pieux Bernard s'enflamme au mépris du monde, comme il est aisé de le recueillir de ses livres. Il ne songe plus qu'à chercher un lieu de retraite et de pénitence : mais comme il ne désire que la rigueur et l'humilité, il ne se jette point dans ces fameux monastères que leur réputation ou leur abondance rend illustres par toute la terre. En ce temps-là un petit nombre de religieux vivaient à Cîteaux sous l'abbé Etienne. L'austérité qui s'y pratiquait les empêchait de s'attirer des imitateurs : mais autant que leur vie était inconnue aux hommes, autant elle était en admiration devant les saints anges. Ils ne se relâchaient pas pour cela, jugeant plus à propos de persister dans leur institut pour l'amour de Dieu que d'y rien changer pour l'amour des hommes. Cette abbaye, maintenant si célèbre, était pour lors inconnue et sans nom. Le bienheureux Bernard, à qui le voisinage donnait quelque connaissance de la vertu de ces saints personnages, embrasse leur règle et leur discipline, ravi d'avoir trouvé tout ensemble la sainteté de vie, l'extrême rigueur de la pénitence et l'obscurité. Là il commença de vivre de telle sorte qu'il fut bientôt en admiration, même à ces anges terrestres; et comme ils le voyaient toujours croître en vertu, il ne fut pas longtemps parmi eux, que tout jeune qu'il était alors ils le jugèrent capable de former les autres, .le laisse les actions éclatantes de ce grand homme ; et pour la confusion de notre mollesse, à la louange de la grâce de Dieu, je vous ferai un tableau de sa pénitence tiré de ses paroles et de ses écrits.

 

1 Coloss., II, 12.

 

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Il avait accoutumé de dire qu'un novice entrant dans le monastère, devait laisser son corps à la porte, et le saint homme en usait ainsi (1). Ses sens étaient tellement mortifiés, qu'il ne voyait plus ce qui se présentait à ses yeux. La longue habitude de mépriser le plaisir du goût avait éteint en lui toute la pointe de la saveur. Il mangeait de toutes choses sans choix; il buvait de l'eau ou de l'huile indifféremment, selon qu'il les avait à'la main. A ceux qui s'effrayaient de la solitude, il leur représentait l'horreur des ténèbres extérieures et ce grincement de dents éternel. Si quelqu'un trou voit trop rude ce long et horrible silence, il les avertissait que s'ils considéraient attentivement l'examen rigoureux que le grand Juge fera des paroles, ils n'auraient pas beaucoup de peine à se taire. Il avait peu de soin de la santé de son corps, et blâmait fort en ce point la grande délicatesse des hommes qui voudraient se rendre immortels, tant le désir qu'ils ont de la vie est désordonné : pour lui, il mettait ses infirmités parmi les exercices de la pénitence. Pour contrecarrer la mollesse du monde, il choisissait d'ordinaire pour sa demeure un air humide et malsain, afin d'être non tant malade que faible: et il estimait qu'un religieux était sain, quand il se portait assez bien pour chanter et psalmodier. Epicure nous apprend, disait-il, à nourrir le corps parmi les plaisirs, et Hippocrate promet de le conserver en bonne santé : pour moi, je suis disciple de Jésus-Christ, qui m'enseigne à mépriser l'un et l'autre. Il voulait que les moines excitassent l'appétit de manger, non parles viandes, mais par les jeûnes; non par la délicatesse de la table, mais par le travail des mains. Le pain dont il usait était si amer, que l'on voyait bien que sa plus grande appréhension était de donner quelque contentement à son corps : cependant pour n'être pas tout à fait dégoûté de son pain d'avoine et de ses légumes, il attendait que la faim les rendît un peu supportables. Il couchait sur la dure; mais pour y dormir disait-il, il attirait le sommeil par les veilles, par la psalmodie de la nuit et par le travail de la journée : de sorte que dans cet homme les fonctions même naturelles étaient exercées non tant par la nature que par la vertu. Quel homme a jamais pu dire avec

 

1 Vit. S. Bern., lib. I, cap. IV, n. 20.

 

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plus juste raison ce que disait l'apôtre saint Paul (1) : « Le monde m'est crucifié, et moi je suis crucifié au monde? » Mihi mundus crucifixus est, et ego mundo.

Ah ! que l'admirable saint Chrysostome fait une excellente réflexion sur ces beaux mots de saint Paul ! Ce ne lui était pas assez, remarque ce saint évêque (2), d'avoir dit que le monde était mort pour lui, il faut qu'il ajoute que lui-même est mort au monde. Certes, poursuit ce savant interprète, l'Apôtre considérait que, non-seulement les vivants ont quelques sentiments les uns pour les autres, mais qu'il leur reste encore quelque affection pour les morts; qu'ils en conservent le souvenir, et rendent du moins à leurs corps les honneurs de la sépulture. Tellement que saint Paul, pour nous faire entendre jusqu'à quelle extrémité le fidèle doit se dégager des plaisirs du siècle : Ce n'est pas assez, dit-il, que le commerce soit rompu entre le monde et le chrétien, comme il l'est entre les vivants et les morts; car il peut y rester quelque petite alliance : mais tel qu'est un mort à l'égard d'un mort, tels doivent, être l'un à l'autre le monde et le chrétien.

O terrible raisonnement pour nous autres lâches et efféminés, et qui ne sommes chrétiens que de nom ! Mais le grand saint Bernard l'avait fortement gravé en son cœur. Car ce qui nous fait vivre au monde, c'est l'inclination pour le monde : ce qui fait vivre le monde pour nous, c'est un certain éclat qui nous charme dans les biens sensibles. La mort éteint. les inclinations, la mort ternit le lustre de toutes choses. Voyez le plus beau corps du monde : sitôt que l’âme s'est retirée, bien que les linéaments soient presque les mêmes, cette fleur de beauté s'efface et cette bonne grâce s'évanouit. Ainsi le monde n'ayant plus d'appas pour Bernard, et Bernard n'ayant plus aucun sentiment pour le monde, le monde est mort pour lui, et lui il est mort au monde.

Chrétiens, quel sacrifice le pieux Bernard offre à Dieu par ses continuelles mortifications! Son corps est une victime que la charité lui consacre : en l'immolant elle le conserve afin de le pouvoir toujours immoler. Que peut-il présenter de plus agréable au

 

1 Galat., VI, 14. — 2 De Compunct., lib. II, n. 2.

 

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Sauveur Jésus qu'une âme (a) dégoûtée de toute autre chose que de Jésus même ; qui se plaît si fort en Jésus, qu'elle craint de se plaire en autre chose qu'en lui ; qui veut être toujours affligée, jusqu'à ce qu'elle le possède parfaitement? Pour Jésus le pieux Bernard se dépouille de toutes choses, et même, si je l'ose dire, pour Jésus il se dépouille de ses bonnes œuvres.

Et en effet, fidèles, comme les bonnes œuvres n'ont de mérite qu'autant qu'elles viennent de Jésus-Christ, elles perdent leur prix sitôt que nous nous les attribuons à nous-mêmes. Il les faut rendre à celui qui les donne, et c'est encore ce que l'humble Bernard avait appris au pied de la croix. Combien belle, combien chrétienne fut cette parole de l'humble Bernard, lorsqu'étant entré dans de vives appréhensions du terrible jugement de Dieu : Je sais, je sais, dit-il, que je ne mérite point le royaume des bienheureux ; mais Jésus mon Sauveur le possède par deux raisons : il lui appartient par nature et par ses travaux (b), comme son héritage et comme sa conquête. Ce bon Maître se contente du premier titre, et me cède libéralement le second l. O sentence digne d'un chrétien! Non, vous ne serez pas confondu, ô pieux Bernard, puisque vous appuyez votre espérance sur le fondement de la croix.

Mais, ô Dieu! comment ne tremblons-nous pas, misérables pécheurs que nous sommes, entendant une telle parole ? Bernard, consommé en vertus, croit n'avoir rien fait pour le ciel; et nous, nous présumons de nous-mêmes, nous croyons avoir beaucoup fait, quand nous nous sommes légèrement acquittés de quelque petit devoir d'une dévotion superficielle. Cependant, ô douleur! l'amour du monde règne en nos cœurs, le seul mot de mortification nous fait horreur. C'est en vain que la justice divine nous frappe et nous menace encore de plus grands malheurs : nous ne laissons pas de courir après les plaisirs, comme s'il nous était possible d'être heureux en ce monde et en l'autre. Mes Frères, que pensez-vous faire, quand vous louez les vertus du grand saint

 

1 Vit. S. Bern., lib. I, cap. XII.

(a) Var. : Qu'un cœur. — (b) Premièrement par droit de nature et comme le prix de ses travaux et de ses conquêtes.

 

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Bernard ? En faisant son éloge, ne prononcez-vous pas votre condamnation?

Certes il n'avait pas un corps de fer ni d'airain : il était sensible aux douleurs et d'une complexion délicate, pour nous apprendre que ce n'est pas le corps qui nous manque, mais plutôt le courage et la foi. Pour condamner tous les âges en sa personne, Dieu a voulu que sa pénitence commençât dès sa tendre jeunesse, et que sa vieillesse la plus décrépite jamais ne la vit relâchée. Vous vous excusez sur vos grands emplois : Bernard était accablé des affaires, non-seulement de son Ordre, mais presque de toute l'Eglise. Il prêchait, il écrivait, il traitait les affaires des Papes et des évêques, des rois et des princes : il négociait pour les grands et pour les petits, ouvrant à tout le monde les entrailles de sa charité; et parmi tant de diverses occupations, il ne modérait point ses austérités, afin que la mollesse de toutes les conditions et de tous les âges fût éternellement condamnée par l'exemple de ce saint homme.

Vous me direz peut-être qu'il n'est pas nécessaire que tout le monde vive comme lui. Mais du moins faut-il considérer, chrétiens, qu'entre les disciples du même Evangile il doit y avoir quelque ressemblance. Si nous prétendons au même paradis où Bernard est maintenant glorieux, comment se peut-il faire qu'il y ait une telle inégalité, une telle contrariété entre ses actions et les nôtres? Par des routes si opposées, espérons-nous parvenir à la même fin, et arriver par les voluptés où il a cru ne pouvoir atteindre que par les souffrances? Si nous n'aspirons pas à cette éminente perfection, du moins devrions-nous imiter quelque chose de sa pénitence. Mais nous nous donnons tout entiers aux folles joies de ce monde ; nous aimons les plaisirs et la bonne chère, la vie commode et voluptueuse; et après cela nous voulons encore être appelés chrétiens! N'appréhendons-nous pas cette terrible sentence du Fils de Dieu : « Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez (1)? »

Et comment ne comprenons-nous pas que la croix de Jésus (a)

1 Luc., VI, 25.

(a) Var. : Le mépris du monde.

 

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doit être gravée jusqu'au plus profond de nos âmes, si nous voulons être chrétiens? C'est pourquoi l'Apôtre nous dit que nous sommes morts, et que notre vie est cachée, et que nous sommes ensevelis avec Jésus-Christ (1). Nous entendons peu ce qu'on nous veut dire, si lorsqu'on ne nous parle que de mort et de sépulture, nous ne concevons pas que le Fils de Dieu ne se contente pas de nous demander un changement médiocre. Il faut se changer jusqu'au fond ; et pour faire ce changement, ne nous persuadons pas, chrétiens, qu'une diligence ordinaire suffise. Cependant l'affaire de notre salut est toujours la plus négligée. Toutes les autres choses nous pressent et nous embarrassent : il n'y a que pour le salut que nous sommes froids et languissants; et toutefois le Sauveur nous dit que le royaume des cieux ne peut être pris que de force, et qu'il n'y a que les violents qui l'emportent (2). O Dieu éternel! s'il faut de la force, s'il faut de la violence, quelle espérance y a-t-il pour nous dans ce bienheureux héritage? Mais je vous laisse sur cette pensée; car je me sens trop faible et trop languissant pour vous en représenter l'importance, et il faudrait pour cela que j'eusse quelque étincelle de ce zèle apostolique de saint Bernard, que nous allons considérer un moment dans la seconde partie.

 

SECOND  POINT.

 

Ce qui me reste à vous dire de saint Bernard est si grand et si admirable, que plusieurs discours ne suffiraient pas à vous le faire considérer comme il faut. Toutefois puisque je vous ai promis de vous représenter ce saint homme dans les emplois publics et apostoliques, disons-en quelque chose brièvement, de peur que votre dévotion ne soit frustrée d'une attente si douce. Voulez-vous que nous voyions le commencement de l'apostolat de saint Bernard ? Ce fut sur sa famille qu'il répandit ses premières lumières, commençant dès sa tendre jeunesse à prêcher la croix de Jésus à ses oncles et à ses frères, aux amis, aux voisins, à tous ceux qui fréquentaient la maison de son père. Dès lors il leur parlait de l'éternité avec une telle énergie, qu'il leur laissait je ne sais quoi

 

1 Coloss., III, 3. — 2 Matth., XI, 12.

 

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dans l’âme, qui ne leur permettent pas de se plaire au monde. Son bon oncle Gaudri, homme très-considérable dans le pays, fut le premier disciple de ce cher neveu. Ses aînés, ses cadets, tous se rangeaient sous sa discipline; et Dieu voulut que tous ses frères, après avoir résisté quelque temps, vinssent à lui l'un après l'autre dans les moments marqués par sa Providence. Gui, l'aîné de cette maison, quitta tous les emplois militaires et les douceurs de son nouveau mariage. Tous ensemble ils renoncèrent aux charges qu'ils avaient, ou qu'ils prétendaient dans la guerre ; et ces braves, ces généreux militaires, accoutumés au commandement et à ce noble tumulte des armes, ne dédaignent ni le silence, ni la bassesse, ni l'oisiveté de Citeaux, si saintement occupée. Ils vont commencer de plus beaux combats, où la mort même donne la victoire.

Ces quatre frères allaient ainsi, disant au monde le dernier adieu, accompagnés de plusieurs gentilshommes que Bernard, ce jeune pêcheur, avait pris dans les filets de Jésus. Nivard, le dernier de tous, qu'ils laissaient avec leur bon père pour être le support de sa caduque vieillesse, les étant venu embrasser : Vous aurez, lui disaient-ils, tous nos biens. Cet enfant, inspiré de Dieu, leur fit cette belle réponse : Eh quoi donc ! vous prenez le ciel et vous me laissez la terre1 ! De cette sorte, il se plaignoit doucement qu'ils le partageaient un peu trop en cadet; et cette sainte pensée fit une telle impression sur son âme, qu'ayant demeuré quelque temps dans le monde, il obtint son congé de son père pour s'aller mettre en possession du même héritage que ses chers frères, non pour le partager, mais pour en jouir en commun avec eux.

Que reste-t-il au pieux Bernard pour voir toute sa famille conquise au Sauveur ? Il avait encore une sœur, qui profitant de la piété de ses frères, vivait dans le luxe et dans la grandeur. Elle les vint un jour visiter, brillante de pierreries, avec une mine hautaine et un équipage superbe. Jamais elle ne put obtenir la satisfaction de les voir, jusqu'à ce qu'elle eût protesté qu'elle suivrait leurs bonnes instructions. Alors le vénérable Bernard

 

1 Vit. Bern., lib. I, cap. III.

 

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s'approcha : Et pourquoi, lui dit-il, veniez-vous troubler le repos de ce monastère, et porter la pompe du diable jusque dans la maison de Dieu ? Quelle honte de vous parer du patrimoine des pauvres (1). Il lui fit entendre qu'elle avait grand tort d'orner ainsi de la pourriture; c'est ainsi qu'il appelait notre corps. Ce corps en effet, chrétiens, n'est qu'une masse de boue, que l'on pare d'un léger ornement à cause de l’âme qui y demeure. Car de même que si un roi était contraint par quelque accident de loger en une cabane, on tâcherait de l'orner, et l'on y verrait quelque petit rayon de la magnificence royale : mais c'est toujours une maison de village à qui cet honneur passager, dont elle serait bientôt dépouillée, ne fait point perdre sa qualité. Ainsi cette ordure de notre corps est revêtue de quelque vain éclat, en faveur de l’âme qui doit y habiter quelque temps : toutefois c'est toujours de l'ordure, qui au bout d'un terme bien court retombera dans la première bassesse de sa naturelle corruption. Avoir tant de soin de si peu de chose, et négliger pour elle cette âme faite à l'image de Dieu, d'une nature immortelle et divine, n'est-ce pas une extrême fureur? Ah ! la sœur du pieux Bernard est touchée au vif de cette pensée : elle court aussitôt aux jeûnes, à la retraite, au sac, au monastère, à la pénitence. Cette femme orgueilleuse, domptée par une parole de saint Bernard, suit l'étendard de Jésus avec une fermeté invincible.

Mais comment vous ferai-je voir le comble de la joie du saint homme, et sa dernière conquête dans sa famille? Son bon père, le vieux Tesselin, qui était seul demeuré dans le monde, vient rejoindre ses enfants à Clairvaux. O Dieu éternel! quelle joie, quelles larmes du père et du fils ! Il n'est pas croyable avec quelle constance ce bon homme avait perdu ses enfants, l'honneur de sa maison et le support de son âge caduc. Par leur retraite il voyait son nom éteint sur la terre; mais il se réjouissait que sa sainte famille allait s'éterniser dans le ciel : et voici que touché de l'Esprit de Dieu, afin que toute la maison lui fût consacrée, ce bon vieillard, sur le déclin de sa vie (a), devient enfant en Notre-Seigneur

 

1 Vit. Bern., lib. I, cap. VI.

(a) Var. : Dans son donner âge.

 

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Jésus-Christ sous la conduite (a) de son cher fils, qu'il reconnaît désormais pour son père. N'épargnez pas vos soins, ô parents, h élever en la crainte de Dieu les enfants que Dieu vous a confiés : vous ne savez pas quelle récompense cette bonté infinie vous réserve. Ce pieux Tesselin, qui avait si bien nourri les siens dans la piété, en reçoit sur la fin de ses jours une bénédiction abondante, puisque par le moyen de son fils, après une longue vie, il meurt dans une bonne espérance et, si je l'ose dire, dans la paix et dans les embrassements du Sauveur. Ainsi vous voyez que le grand saint Bernard est l'apôtre de sa famille.

Voulez-vous que je passe plus outre, et que je vous fasse voir comme il prêche la croix dans son monastère ? Combien de sortes de gens venaient, de tous les endroits de la terre, faire pénitence sous sa discipline ! Il avait ordinairement sept cents anges, j'appelle ainsi, ces hommes célestes qui servaient Dieu avec lui à Clairvaux, si recueillis, si mortifiés, que le vénérable Guillaume, abbé de Saint-Thierry, nous rapporte que lorsqu'il entrait dans cette abbaye, voyant cet ordre, ce silence, cette retenue, il n'était pas moins saisi de respect que s'il eût approché de nos redoutables autels. Bernard, qui par ses divines prédications les accou-tumoit à la douceur de la croix, les faisait vivre de telle manière, qu'ils ne savaient non plus de nouvelles du monde que si un océan immense les en eût séparés de bien loin : au reste, si ardents dans leurs exercices, si exacts dans leur pénitence, si rigoureux à eux-mêmes, qu'il était aisé déjuger qu'ils ne songeaient pas à vivre, mais à mourir. Cette société de pénitence les unissait entre eux comme frères, avec saint Bernard comme avec un bon père, et saint Bernard avec eux comme avec ses enfants bien-aimés, dans une si parfaite et si cordiale correspondance, qu'il ne se voyait point dans le momie une image plus achevée de l'ancienne Eglise, qui n'a voit qu'une âme et qu'un cœur.

Quelle douleur à cet homme de Dieu, quand il lui fallait quitter ses enfants, qu'il aimait si tendrement dans les entrailles de Jésus-Christ ! Mais Dieu, qui l'avait séparé dès le ventre de sa mère pour renouveler en son temps l'esprit et la prédication des apôtres,

 

(a) Var. : Discipline.

 

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le tirait de sa solitude pour le salut des âmes qu'il voulait sauver par son ministère. C'est ici, c'est ici, chrétiens, où il paraissait véritablement un apôtre. Les apôtres allaient par toute la terre, portant l'Evangile de Jésus-Christ jusque dans les nations les plus reculées : et quelle partie du monde n'a pas été éclairée de la prédication de Bernard ? Les apôtres fondaient les églises : et dans ce grand schisme de Pierre Léon combien d'églises rebelles, combien de troupeaux séparés Bernard a-t-il ramenés à l'unité catholique , se rendant ainsi comme le second fondateur des églises? L'Apôtre compte parmi les fonctions de l'apostolat le soin de toutes les églises (1) : et le pieux Bernard ne régissait-il pas presque toutes les églises par les salutaires conseils qu'on lui demandait de toutes les parties de la terre? Il semblait que Dieu ne voulait pas l'attacher à aucune église en particulier, afin qu'il fût le père commun de toutes.

Les signes et les prodiges suivaient la prédication des apôtres : que de prophéties, que de guérisons, que d'événements extraordinaires et surnaturels ont confirmé les prédications de saint Bernard ! Saint Paul se glorifie qu'il prêchait, non point avec une éloquence affectée, ni par des discours de flatterie et de complaisance (2), mais seulement qu'il ornait ses sermons de la simplicité et de la vérité : qu'y a-t-il de plus ferme et de plus pénétrant que la simplicité de Bernard, qui captive tout entendement au service de la foi de Jésus? Lorsque les apôtres prêchaient Jésus-Christ, une ardeur céleste les transportait et paraissait tout visiblement dans la véhémence de leur action ; ce qui fait dire à l'apôtre saint Paul qu'il agissait hardiment en Notre-Seigneur (3) et que sa prédication était accompagnée de la démonstration de l'Esprit (4). Ainsi paraissait le zélé Bernard, qui prêchant aux Allemands dans une langue qui leur était inconnue, ne laissait pas de les émouvoir , a cause qu'il leur parlait comme un homme venu du ciel, jaloux de l'honneur de Jésus.

Une des choses qui était autant admirable dans les apôtres, c'était de voir en des personnes si viles en apparence cette autorité magistrale , cette censure généreuse qu'ils  exerçaient sur les

 

1 II Cor., XI, 28. — 2 Ibid., I, 12. — 3 I Thess., II, 2. — 4  I Cor., II, 4.

 

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mœurs, cette puissance dont ils usaient pour édifier, non pour détruire. C'est pourquoi l'Apôtre, formant Timothée au ministère de la parole : « Prends garde, lui dit-il, que personne ne te méprise : » Nemo te contemnat (1). Dieu avait imprimé sur le front du vénérable Bernard une majesté (a) si terrible pour les impies, qu'enfin ils étaient contraints de fléchir : témoins ce violent prince d'Aquitaine et tant d'autres, dont ses seules paroles ont souvent désarmé la fureur.

Mais ce qui était de plus divin dans les saints apôtres, c'était cette charité pour ceux qu'ils prêchaient. Ils étaient pères pour la conduite, et mères pour la tendresse, et nourrices pour la douceur : saint Paul prend toutes ces qualités. Ils reprenaient, ils avertissaient opportunément, importunément, tantôt avec une sincère douceur, tantôt avec une sainte colère, avec des larmes , avec des reproches : ils prenaient mille formes différentes, et toujours la même charité dominait; ils bégayaient avec les enfants, ils parlaient avec les hommes. Juif aux Juifs, gentil aux Gentils, « tout à tous, disait l'apôtre saint Paul, afin de les gagner tous : » Omnibus omnia factus sum, ut omnes facerem salvos (2). Voyez les écrits de l'admirable Bernard : vous y verrez les mêmes mouvements et la même charité apostolique. Quel homme a compati avec plus de tendresse aux faibles, et aux misérables, et aux ignorants? Il ne dédaignait ni les plus pauvres, ni les plus abjects. Quel autre a repris plus hardiment les mœurs dépravées de son siècle ? Il n'épargnait ni les princes, ni les potentats, ni les évêques, ni les cardinaux, ni les Papes. Autant qu'il respectait leur degré, autant a-t-il quelquefois repris leur personne, avec un si juste tempérament de charité, que sans être ni lâche, ni emporté, il avait toute la douceur de la complaisance et toute la vigueur d'une liberté vraiment chrétienne.

Bel exemple pour les réformateurs de ces derniers siècles ! Si leur arrogance insupportable et trop visible leur eût permis de traiter les choses avec une pareille modération, ils auraient blâmé les mauvaises mœurs sans rompre la communion, et réprimé les

 

1 I Timoth., IV, 12. — 2 I Cor., IX, 22.

(a) Var. : Une gravité.

 

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vices sans violer l'autorité légitime. Mais le nom de chef de parti lésa trop flattés (a) : poussés d'un vain désir de paraître, leur éloquence s'est débordée en invectives sanglantes ; elle n'a que du fiel et de la colère. Ils n'ont pas été vigoureux, mais fiers, emportés et méprisants : de là vient qu'ils ont fait le schisme, et n'ont pas apporté la réformation. Il fallait pour un tel dessein le courage et l'humilité de Bernard. Il était vénérable à tous, à cause qu'on le voyait et libre et modeste, également ferme et respectueux ; c'est ce qui lui donnait une si grande autorité dans le monde. S'élevait-il quelque schisme ou quelque doctrine suspecte, les évêques déféraient tout à l'autorité de Bernard. Y avait-il des querelles parmi les princes, Bernard était aussitôt le médiateur.

Puissante ville de Metz, son entremise t'a été autrefois extrêmement favorable. O belle et noble cité ! il y a longtemps que tu as été enviée. Ta situation trop importante t'a presque toujours exposée en proie : souvent tu as été réduite à la dernière extrémité de misères ; mais Dieu de temps en temps t'a envoyé de bons protecteurs. Les princes tes voisins avoient conjuré ta ruine ; tes bons citoyens avoient été défaits dans une grande bataille ; tes ennemis étaient enflés de leur bon succès, et toi enflammée du désir de vengeance : tout se préparait à une guerre cruelle, si le bon Hillin, archevêque de Trêves, n'eût cherché un charitable pacificateur. Ce fut le pieux Bernard, qui épuisé de forces par ses longues austérités et ses travaux sans nombre, attendait la dernière heure à Clairvaux. Mais quelle faiblesse eût été capable de ralentir l'ardeur de sa charité? Il surmonte la maladie pour se rendre promptement dans tes murs ; niais il ne pouvait surmonter l'animosité des esprits extraordinairement échauffés. Chacun courait aux armes avec une fureur incroyable : les armées étaient en vue et prêtes de donner. La charité, qui ne se désespère jamais, presse le vénérable Bernard : il parle, il prie, il conjure qu’on épargne le sang chrétien et le prix du sang de Jésus. Ces âmes de fer se laissent fléchir ; les ennemis deviennent des frères ; tous détestent leur aveugle fureur, et d'un commun accord ils vénèrent l'auteur d'un si grand miracle.

 

(a) Var. : Mais ils se sont trop laissé flatter.

 

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O ville si fidèle et si bonne, ne veux-tu pas honorer ton libérateur? Mais, fidèles, quels honneurs lui pourrons-nous rendre? Certes on ne saurait honorer les Saints, sinon en imitant leurs vertus : sans cela nos louanges leur sont à charge, et nous sont pernicieuses à nous-mêmes. Fidèles, que pensons-nous faire, quand nous louons les vertus du grand saint Bernard ? O Dieu de nos cœurs, quelle indignité! Cet innocent a fait une pénitence si longue ; et nous criminels, nous ne voulons pas la faire ! La pénitence autrefois tenait un grand rang dans l'Eglise : je ne sais dans quel coin du monde elle s'est maintenant retirée. Autrefois ceux qui scandalisaient l'Eglise par leurs désordres étaient tenus comme des gentils et des publicains : maintenant tout le monde leur applaudit. On ne les eût autrefois reçus à la communion des mystères qu'après une longue satisfaction et une grande épreuve de pénitence : maintenant ils entrent jusqu'au sanctuaire ! Autrefois ceux qui par des péchés mortels avoient foulé aux pieds le sang de Jésus, n'osaient même regarder les autels où on le distribue aux fidèles, si auparavant ils ne s'étaient purgés par des larmes, par des jeûnes et par des aumônes. Ils croyaient être obligés de venger eux-mêmes leur ingratitude, de peur que Dieu ne la vengeât dans son implacable fureur : après avoir pris des plaisirs illicites, ils ne pensaient pas pouvoir obtenir miséricorde, s'ils ne se privoient de ceux qui nous sont permis

Ainsi vivaient nos pères dans le temps où la piété fleurissait dans l'Eglise de Dieu. Pensons-nous que les flammes de l'enfer aient perdu depuis ce temps-là leur intolérable ardeur, à cause que notre froideur a contraint l'Eglise de relâcher l'ancienne rigueur de sa discipline, à cause que la vigueur ecclésiastique est énervée : pensons-nous que ce Dieu jaloux, qui punit si rudement les péchés, en soit pour cela moins sévère, ou qu'il nous soit plus doux, parce que les iniquités se sont augmentées? Vous voyez combien ce sentiment serait ridicule. Toutefois, comme si nous en étions persuadés, au lieu de songer à la pénitence, nous ne songeons à autre chose qu'à nous enrichir. C'est déjà une dangereuse pensée; car l'Apôtre avertit Timothée « que le désir des richesses est la racine de tous les maux : » Radix omnium malorum

 

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est cupiditas (1) : » encore songeons-nous à nous enrichir par des voies injustes, par des rapines, par des usures, par des voleries. Nous n'avons pas un cœur de chrétiens, parce qu'il est dur à la misère des pauvres. Notre charité est languissante, et nos haines sont irréconciliables. C'est en vain que la justice divine nous frappe et nous menace encore de plusieurs malheurs : nous ne laissons pas de nous donner toujours tout entiers aux folles joies de ce monde (a). Le seul mot de mortification nous fait horreur : nous aimons la débauche, la bonne chère, la vie commode et voluptueuse ; et après cela nous voulons encore être appelés chrétiens (b) ! Nous n'appréhendons pas cette terrible sentence du Fils de Dieu : « Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez (2) ! » et cette autre : « Le ris est mêlé de douleur, et les pleurs suivent la joie de bien près (3) ; » et celle-ci : « Ils passent leur vie dans les biens, et en un moment ils descendront dans les enfers (4). »

Retournons donc, fidèles, retournons à Dieu de tout notre cœur. La pénitence n'est amère que pour un temps ; après, toute son amertume se tourne en une incroyable douceur. Elle mortifie les appétits déréglés, elle fait goûter les plaisirs célestes, elle donne une bonne espérance, elle ouvre les portes du ciel. On attend la miséricorde divine avec une grande consolation, quand on tâche de tout son pouvoir d'apaiser la justice par la pénitence.

O pieux Bernard, ô saint pénitent, impétrez-nous par vos saintes intercessions les larmes de la pénitence, qui vous donnaient une si sainte joie; et afin qu'elle soit renouvelée dans le monde, priez Dieu qu'il enflamme les prédicateurs de l'esprit apostolique qui vous animait. Nous vous demandons encore votre secours et votre médiation au milieu des troubles qui nous agitent. O vous, qui avez tant de fois désarmé les princes qui se préparaient à la guerre, vous voyez que depuis tant d'années tous les fleuves sont teints et que toutes les campagnes fument de toutes parts du sang chrétien! Les chrétiens, qui devraient être

 

1 I Timoth., VI, 10. — 2 Luc., VI, 25. — 3 Prov., XIV, 13. — 4 Job, XXI, 13.

(a) Var. : De courir après les plaisirs . — (b) Nous nous impatientons si nous n'avons pas tous nos plaisirs et toutes nous aises, comme s’il nous étais possible d’être heureux en ce monde et en l'autre.

 

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des enfants de paix , sont devenus des loups insatiables de sang. La fraternité chrétienne est rompue; et ce qui est de plus pitoyable, c'est que la licence des armes ne cesse d'enrichir l'enfer. Priez Dieu qu'il nous donne la paix, qu'il donne le repos à cette ville que vous avez autrefois chérie ; ou que s'il est écrit dans le livre de ses décrets éternels que nous ne puissions voir la paix en ce monde, qu'il nous la donne à la fin dans le ciel par Notre-Seigneur Jésus-Christ. Amen.

 

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