Saint Jean
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Académie Française

 

PANÉGYRIQUE 
DE SAINT JEAN,  APOTRE (a).

 

Ego dilecto meo, et ad me conversio ejus.

Je suis à mon bien-aimé, et la pente de son cœur est tournée vers moi. Cant., VII, 10.

 

Il est superflu, chrétiens, de faire aujourd'hui le panégyrique du disciple bien-aimé de notre Sauveur. C'est assez de dire en un mot qu'il était le favori de Jésus, et le plus chéri de tous les apôtres. Saint Augustin dit très-doctement que « l'ouvrage est parfait, lorsqu'il plaît à son ouvrier : » Hoc est perfectum quod

 

(a) Prêché vers 1662.

On trouve dans ce panégyrique, ce nous semble, des traces visibles de la première époque parmi les traits les plus éclatants de la deuxième. C'est cette double indication qui nous a fait admettre la date posée tout à l'heure.

 

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artifici suo placet (1); et il me semble que nous le connaissons par expérience. Quand nous voyons un excellent peintre qui travaille à taire un tableau, tant qu'il tient son pinceau en main, que tantôt il efface un trait, et tantôt il en tire un autre, son ouvrage ne lui plaît pas, il n'a pas rempli toute son idée et le portrait n'est pas achevé : mais sitôt qu'ayant fini tous ses traits et relevé toutes ses couleurs, il commence à exposer sa peinture en vue, c'est alors que son esprit est content et que tout est ajusté aux règles de l'art ; l'ouvrage est parfait, parce qu'il plaît à son ouvrier et qu'il a fait ce qu'il voulait faire : Hoc est perfection quod artifici suo placet. Ne doutez donc pas, chrétiens, de la grande perfection de saint Jean, puisqu'il plaît si fort à son ouvrier; et croyez que Jésus-Christ Créateur des cœurs, qui les crée, comme dit saint Paul (2), dans les bonnes œuvres, l'a fait tel qu'il fallait qu'il fût pour être l'objet de ses complaisances. Ainsi je pourrais conclure ce panégyrique après cette seule parole, si votre instruction, chrétiens, ne désirait de moi un plus long discours.

Sainte et bienheureuse Marie, impétrez-nous les lumières de l'Esprit de Dieu, pour parler de Jean votre second fils. Que votre pudeur n'en rougisse pas ; votre virginité n'y est point blessée. C'est Jésus-Christ qui vous l'a donné, et qui a voulu vous annoncer lui-même que vous seriez la Mère de son bien-aimé. Qui doute que vous n'ayez cru à la parole de votre Dieu, vous qui avez été si humblement soumise à celle qui vous fut portée par son ange, qui vous salua de sa part, en disant : Ave.

 

Je remarque dans les saintes Lettres trois états divers dans lesquels a passé le Sauveur Jésus pendant les jours de sa chair et le cours de son pèlerinage. Le premier a été sa vie; le second a été sa mort, le troisième a été mêlé de mort et de vie, où Jésus n'a été ni mort ni vivant, ou plutôt il y a été tout ensemble et mort et vivant; et c'est l'état où il se trouvait dans la célébration de sa sainte Cène, lorsque mangeant avec ses disciples, il leur montrait qu'il était en vie; et voulant être mangé par ses disciples, ainsi qu'une victime immolée, il leur paraissait comme mort.

 

1 De Genes., contra Manich., lib. I, cap. VIII, n. 13. — 2 Ephes., II, 10.

 

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Consacrant lui-même son corps et son sang, il faisait voir qu'il était vivant ; et divisant mystiquement son corps de son sang, il se couvrait des signes de mort, et se dévouait à la croix par une destination particulière. Dans ces trois états, chrétiens, il m'est aisé de vous faire voir que Jean a toujours été le fidèle et le bien-aimé du Sauveur. Tant qu'il vécut avec les hommes, nul n'eut plus de part en sa confiance; quand il rendit son âme à son Père, aucun des siens ne reçut de lui des marques d'un amour plus tendre; quand il donna son corps à ses disciples, ils virent tous la place honorable qu'il lui fit prendre près de sa personne dans cette sainte cérémonie.

Mais ce qui me fait connaître plus sensiblement la forte pente du cœur de Jésus sur le disciple dont nous parlons, ce sont trois présents qu'il lui fait dans ces trois états admirables où nous le voyons dans son Evangile. Je trouve en effet, chrétiens, qu'en sa vie il lui donne sa croix; à sa mort, il lui donne sa Mère; à sa Cène, il lui donne son cœur. Que désire un ami vivant, sinon de s'unir avec ceux qu'il aime dans la société des mêmes emplois, et l'amitié a-t-elle rien de plus doux que cette aimable association? L'emploi de Jésus était île souffrir : c'est ce que son Père lui a prescrit, et la commission qu'il lui a donnée. C'est pourquoi il unit saint Jean à sa vie laborieuse et crucifiée, en lui prédisant de bonne heure les souffrances qu'il lui destine : « Vous boirez, dit-il, mon calice, et vous serez baptisé de mon baptême (1). » Voilà le présent qu'il lui fait pendant le cours de sa vie. Quelle marque nous peut donner un ami mourant que notre amitié lui est précieuse, sinon lorsqu'il témoigne un ardent désir de se conserver notre cœur même après sa mort, et de vivre dans notre mémoire? C'est ce qu'a fait Jésus-Christ en faveur de Jean d'une manière si avantageuse, qu'il n'est pas possible d'y rien ajouter, puisqu'il lui donne sa divine Mère, c'est-à-dire ce qu'il a de plus cher au monde : « Fils, dit-il, voilà votre Mère (2). » Mais ce qui montre le plus son amour, c'est le beau présent qu'il lui fait au sacré banquet de l'Eucharistie, où son amitié n'étant pas contente de lui donner comme aux autres sa chair et son sang pour en

 

1 Marc., X, 39. — 2 Joan., XIX, 27.

 

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faire un même corps avec lui, il le prend entre ses bras, il l'approche de sa poitrine; et comme s'il ne suffisait pas de l'avoir gratifié de tant de dons, il le met en possession de la source même de toutes ses libéralités, c'est-à-dire de son propre cœur, sur lequel il lui ordonne de se reposer comme sur une place qui lui est acquise. O disciple vraiment heureux, à qui Jésus-Christ a donné sa croix, pour l'associer à sa vie souffrante; à qui Jésus-Christ a donné sa Mère, pour vivre éternellement dans son souvenir ; à qui Jésus-Christ a donné son cœur, pour n'être plus avec lui qu'une même chose! Que reste-t-il, ô cher favori, sinon que vous acceptiez ces présents avec le respect qui est dû à l'amour de votre bon Maître ?

Voyez, chrétiens, comme il les accepte. Il accepte la croix du Sauveur, lorsque Jésus-Christ la lui proposant : Pourrez-vous bien, dit-il, boire ce calice? Je le puis, lui répond saint Jean, et il l'embrasse de toute son âme : Vos sumus (1). Il accepte la sainte Vierge avec une joie merveilleuse. Il nous rapporté lui-même qu'aussitôt que Jésus-Christ la lui eut donnée, il la considéra comme son bien propre : Accepit eam discipulus in suâ (2). Il accepte surtout le cœur de Jésus avec une tendresse incroyable, lorsqu'il se repose dessus doucement et tranquillement, pour marquer une jouissance paisible et une possession assurée. O mystère de charité! O présents divins et sacrés! qui me donnera des paroles assez tendres et affectueuses, pour vous expliquer à ce peuple? C'est néanmoins ce qu'il nous faut faire avec le secours de la grâce.

 

PREMIER  POINT.

 

Ne vous persuadez pas, chrétiens, que l'amitié de notre Sauveur soit de ces amitiés délicates qui n'ont que des douceurs et des complaisances, et qui n'ont pas assez de résolution pour voir un courage fortifié par les maux et exercé par les souffrances. Celle que le Fils de Dieu a pour nous est d'une nature bien différente : elle veut nous durcir aux travaux, et nous accoutumer à la guerre ; elle est tendre, mais elle n'est pas molle; elle est ardente, mais

 

1 Marc, X, 39. — 2 Joan., XIX, 27.

 

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elle n'est pas faible; elle est douce, mais elle n'est pas flatteuse. Oui certainement, chrétiens, quand Jésus entre quelque part, il y entre avec sa croix, il y porte avec lui toutes ses épines, et il en fait part à tous ceux qu'il aime. Comme notre apôtre est son bien-aimé, il lui fait présent de sa croix ; et de cette même main dont il a tant de fois serré la tête de Jean sur sa bienheureuse poitrine avec une tendresse incroyable, il lui présente ce calice amer, plein de souffrances et d'afflictions, qu'il lui ordonne de boire tout plein et d'en avaler jusqu'à la lie : Calicem quidem meum bibetis (1).

Avouez la vérité, chrétiens : vous n'ambitionnez guère un tel présent, vous n'en comprenez pas le prix. Mais s'il reste encore en vos âmes quelque teinture de votre baptême que les délices du monde n'aient pas effacée, vous serez bientôt convaincus de la nécessité de ce don, en écoutant prêcher Jésus-Christ, dont je vous rapporterai les paroles sans aucun raisonnement recherché, mais dans la même simplicité dans laquelle elles sont sorties de sa sainte et divine bouche.

Notre-Seigneur Jésus avait deux choses à donner aux hommes, sa croix et son trône, sa servitude et son règne, son obéissance jusqu'à la mort et son exaltation jusqu'à la gloire. Quand il est venu sur la terre, il a proposé l'un et l'autre; c'était l'abrégé de sa commission, c'était tout le sujet de son ambassade : Complacuit dare vobis regnum (2) : « Il a plu au Père de vous donner son royaume : » Non veni pacem mittere, sed gladium : « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive : » Sicut oves in medio luporum (3) : « Allez comme des brebis au milieu des loups. » Ses disciples, encore grossiers et charnels, ne voulaient point comprendre sa croix, et ils ne l'importunaient que de son royaume ; et lui, désirant les accoutumer aux mystères de son Evangile, il ne leur dit ordinairement qu'un mot du royaume, et il revient toujours à la croix. C'est ce qui doit nous montrer qu'il faut partager nos affections entre sa croix et son trône; ou plutôt, puisque ces deux choses sont si bien liées, qu'il faut réunir nos affections dans la poursuite de l'un et de l'autre.

O Jean, bien-aimé de Jésus, venez apprendre de lui cette vérité.

 

1 Matth., XX, 23.— 2 Luc., XII, 23. — ' Matth., X, 34, 16.

 

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Il l'a déjà plusieurs fois prêchée à tous les apôtres vos compagnons; mais vous qui êtes le favori, approchez-vous avec votre frère, et il vous l'enseignera en particulier. Votre mère lui dit : « Commandez que mes deux fils soient assis à votre droite dans votre royaume : » Dic ut sedeant hi duo filii mei. — « Pouvez-vous, leur répondez-vous, boire le calice que je dois boire? » Potestis bibere calicem quem ego bibiturus sum (1)? Mon Sauveur, permettez-moi de le dire, vous ne répondez pas à propos. On parle de gloire, vous d'ignominie. Il répond à propos; mais ils ne demandent pas à propos : Nescitis quid petatis : « Vous ne savez ce que vous demandez. » Prenez la croix, et vous aurez le royaume : il est caché sous cette amertume. Attends à la croix, tu y verras les titres de ma royauté, « Ce n'est pas à moi à vous donner ce que vous demandez : » Non est meum dare vobis : c'est à vous à le prendre, selon la part que vous voudrez avoir aux souffrances. Cela demeure gravé dans le cœur de Jean. Il ne songe plus au royaume qu'il ne songe à la croix avant toutes choses; et c'est ce qu'il nous représente admirablement dans son Apocalypse : « Moi Jean, nous dit-il, qui suis votre frère et qui ai part à la tribulation, au royaume et à la patience de Jésus-Christ, j'ai été dans l'île nommée Patmos pour la parole du Seigneur et pour le témoignage que j'ai rendu à Jésus-Christ; et je fus ravi en esprit : » Ego Joannes frater vester, et socius in tribulatione, et regno, et patientiâ, fui in insulâ quœ appellatur Patmos, propter verbum Dei, et testimonium Jesu : fui in spiritu (2). Pourquoi fait-il cette observation? J'ai vu en esprit le Fils de l'homme en son trône, j'ai ouï le cantique de ses louanges, pourquoi? Parce que j'ai été banni dans une île : Fui in insulâ. Je croyais autrefois qu'on ne pouvoit voir Jésus-Christ régnant à moins que d'être assis à sa droite et revêtu de sa gloire; mais il m'a fait connaître qu'on ne le voit jamais mieux que dans les souffrances. L'affliction m'a dessillé les yeux, le vent de la persécution a dissipé les nuages de mon esprit et a ouvert le passage à la lumière. Mais voyez encore plus précisément : Ego Joannes, socius in tribulatione et regno. Il parle du royaume ; mais il parle auparavant de la croix : il

 

1 Matth., XX, 22. — 2 Apoc, I, 9, 10.

 

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mettait autrefois le royaume devant la croix ; maintenant il met la croix la première ; et après avoir nommé le royaume, il revient incontinent aux souffrances : Et patientiâ. Il craint de s'arrêter trop à la gloire, comme il avait fait autrefois.

Mais voyons quelle a été sa croix. Il semble que c'est celui de tous les disciples qui a eu la plus légère. Pour nous détromper, expliquons quelle a été sa croix , et nous verrons qu'en effet elle a été la plus grande de toutes dans l'intérieur. Apprenez le mystère, et considérez les deux croix de notre Sauveur. L'une se voit au Calvaire, et elle paraît la plus douloureuse; l'autre est celle qu'il a portée durant tout le cours de sa vie, c'est la plus pénible. Dès le commencement, il se destine pour être la victime du genre humain. Il devait offrir deux sacrifices. Le dernier sacrifice s'est opéré à l'autel de la croix : mais il fallait qu'il accomplît le sacrifice qui était appelé juge sacrificium (1), dont son cœur était l'autel et le temple. O cœur toujours mourant, toujours percé de coups, brûlant d'impatience de souffrir, qui ne respirait que l'immolation! Ne croyez donc pas que sa passion soit son sacrifice le plus douloureux. Sa passion le console : il a une soif ardente qui le brûle et qui le consume, sa passion le rafraîchira; et c'est peut-être une des raisons pour laquelle il l'appelle une coupe qu'il a à boire, parce qu'elle doit rafraîchir l'ardeur de sa soif. En effet quand il parle de cette dernière croix : « C'est à présent, s'écrie-t-il, que le Fils de l'homme est glorifié : » Nunc clarificatus est (2). C'est ainsi qu'il s'exprime après la dernière pàque, sitôt que Judas fut sorti du cénacle. Mais s'agit-il de l'autre croix, c'est alors qu'il se sent vivement pressé dans l'attente de l'accomplissement de ce baptême : Baptismo habeo baptizari, et quomodò coarctor (3)? L'un le dilate : Nunc clarificatus est; l'autre le presse : Coarctor. Lequel est-ce qui fait sa vraie croix? Celui qui le presse et qui lui fait violence, ou celui qui relâche la force du mal?

C'est cette première croix, si pressante et si douloureuse, que Jésus-Christ veut donner à Jean. Pierre lui demandait : « Seigneur, que destinez-vous à celui-ci? » Domine, hic autem quid (4)? Vous m'avez dit quelle sera ma croix, quelle part y donnerez-vous

 

1 Dan., VIII, 11-18. — 2 Joan., XIII, 31. — 3 Luc., XII, 50. — 4 Joan., XXI, 21.

 

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à celui-ci? — Ne vous en mettez point en peine. La croix que je veux qu'il porte ne frappera pas les sens : je me réserve de la lui imprimer moi-même : elle sera principalement au fond de son âme; ce sera moi qui y mettrai la main, et je saurai bien la rendre pesante. Et pour le rendre capable de la soutenir avec un courage vraiment héroïque, il lui inspira l'amour des souffrances. Tout homme que Jésus-Christ aime, il attire tellement son cœur après lui, qu'il ne souhaite rien avec plus d'ardeur que de voir abattre son corps comme une vieille masure qui le sépare de Jésus-Christ. Mais quel autre avait plus d'ardeur pour la croix que Jean, qui avait humé ce désir aux plaies mêmes de Jésus-Christ, qui avait vu sortir de son côté l'eau vive de la félicité, mais mêlée avec le sang des souffrances? Il est donc embrasé du désir du martyre : et cependant, ô Sauveur, quels supplices lui donnerez-vous ! Un exil. — O cruauté lente et timide de Domitien ! Faut-il que tu ne sois trop humain que pour moi, et que tu n'aies pas soif de mon sang? — Mais peut-être qu'il sera bientôt répandu. On lui prépare de l'huile bouillante, pour le faire mourir dans ce bain brûlant. — Vous voilà enfin, ô croix de Jésus, que je souhaite si vivement! — Il s'élance dans cet étang d'huile fumante et bouillante avec la même promptitude que, dans les ardeurs de l'été, on se jette dans le bain pour se rafraîchir. Mais, ô surprise fâcheuse et cruelle ! tout d'un coup elle se change en rosée. — Bien-aimé de mon cœur, est-ce là l'amour que vous me portez? Si vous ne voulez pas me donner la mort, pourquoi forcez-vous la nature de se refuser à mes empressements? O bourreaux, apportez du feu, réchauffez votre huile inopinément refroidie. — Mais ces cris sont inutiles. Jésus-Christ veut prolonger sa vie,  parce qu'il veut encore aggraver sa croix. Il faut vivre jusqu'à une vieillesse décrépite : il faut qu'il voie passer devant lui tous ses frères les saints apôtres, et qu'il survive presque à tous les enfants qu'il a engendrés à Notre-Seigneur.

De quoi le consolerez-vous, ô Sauveur des âmes? Ne voyez-vous pas qu'il meurt tous les jours, parce qu'il ne peut mourir une fois. Hélas! il semble qu'il n'a plus qu'un souffle. Ce vieillard n'est plus que cendres, et sous cette cendre vous voulez cacher un

 

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grand feu. Ecoutez comme il crie : « Mes bien-aimés, nous sommes dès à présent enfants de Dieu; mais ce que nous serons un jour ne paraît pas encore : » Dilectissimi, nunc filii Dei sumus, et nondùm appariât quid erimus (1). De quoi le consolerez-vous? Sera-ce par les visions dont vous le gratifierez? Mais c'est ce qui augmente l'ardeur de ses désirs. Il voit couler ce fleuve qui réjouit la cité de Dieu, la Jérusalem céleste. Que sert de lui montrer la fontaine, pour ne lui donner qu'une goutte à boire? Ce rayon lui fait désirer le grand jour, et cette goutte que vous laissez tomber sur lui, lui fait avoir soif de la source. Ecoutez comme il crie dans l’Apocalypse : Et Spiritus et Sponsa dicunt, Veni : «L'Esprit et l'Epouse disent, Venez. » Que lui répond le divin Epoux? « Oui, je viens bientôt : » Etiam venio citò (2). « O instant trop long! » O modicum longum (3) ! Il redouble ses gémissements et ses cris : « Venez , Seigneur Jésus : » Veni, Domine Jesu. O divin Sauveur, quel supplice ! Votre amour est trop sévère pour lui. Je sais que dans la croix que vous lui donnez, « il y a une douleur qui console : » Ipse consolatur dolor (4) ; et que le calice de votre passion que vous lui faites boire à longs traits, tout amer qu'il est à nos sens, a ses douceurs pour l'esprit, quand une foi vive Ta persuadé des maximes de l'Evangile (a). Mais j'ose dire, ô divin Sauveur, que cette manière douce et affectueuse avec laquelle vous avez traité saint Jean votre bien-aimé disciple, et ces caresses mystérieuses dont il vous a plu l'honorer, exigeaient en quelque sorte de vous quelque marque plus sensible de la tendresse de votre cœur, et que vous lui deviez des consolations qui fussent plus approchantes de cette familiarité bienheureuse que vous avez voulu lui permettre. C'est aussi ce que nous verrons au Calvaire dans le beau présent qu'il lui fait, et dans le dernier adieu qu'il lui dit.

 

I Joan., III, 2. — 2 Apoc., XXII, 17, 20. — 3 S. August., in Joan., tract. CI, n. 6. — 4 S. August., epist. XXVII, n. 1.

 

(a) Var. : Jusqu'ici, mes Frères, l'amour de mou Sauveur pour saint Jean semble n'avoir rien eu que de fort sévère ; et il paraît tenir davantage des sentiments d'un père qui nourrit sou fils dans une conduite rigoureuse, pour tenir ses passions en bride, que de la tendresse d'un ami qui s'empresse pour témoigner une affection cordiale. Ce n'est pas que je veuille dire que la croix qu'il lui a donnée, tout horrible qu'elle vous paraît, ne soit pleine de consolation.

 

SECOND  POINT.

 

Certainement, chrétiens, l'amitié ne peut jamais être véritable, qu'elle ne se montre bientôt toute entière ; et elle n'a jamais plus de peine que lorsqu'elle se voit cachée. Toutefois il faut avouer que dans le temps qu'il faut dire adieu, la douleur que la séparation lui fait ressentir, lui donne je ne sais quoi de si vif et de si pressant pour se faire voir dans son naturel, que jamais elle ne se découvre avec plus de force. C'est pourquoi les derniers adieux que l'on dit aux personnes que l'on a aimées saisissent de pitié les cœurs les plus durs : chacun tâche dans ces rencontres de laisser des marques de son souvenir. Nous voyons en effet tous les testaments remplis de clauses de cette nature : comme si l'amour qui ne se nourrit ordinairement que par la présence, voyant approcher le moment fatal de la dernière séparation, et craignant par là sa perte totale en même temps qu'il se voit privé de la conversation et de la vue, ramassait tout ce qui lui reste de force pour vivre et durer du moins dans le souvenir.

Ne croyez pas que notre Sauveur ait oublié son amour en cette occasion. « Ayant aimé les siens, il les a aimés jusqu'à la fin (1) ; » et puisqu'il ne meurt que par son amour, il n'est jamais plus puissant qu'à sa mort. C'est aussi sans doute pour cette raison qu'il amène au pied de sa croix les deux personnes qu'il chérit le plus, c'est-à-dire Marie sa divine Mère, et Jean son fidèle et son bon ami, qui remis de ses premières terreurs, vient recueillir les derniers soupirs de son Maître mourant pour notre salut.

Car je vous demande, mes Frères, pourquoi appeler la très-sainte Vierge à ce spectacle d'inhumanité? Est-ce pour lui percer le cœur et lui déchirer les entrailles? Faut-il que ses yeux maternels soient frappés de ce triste objet, et qu'elle voie couler devant elle par tant de cruelles blessures un sang qui lui est si cher? Pourquoi le plus chéri de tous ses disciples est-il le seul témoin de ses souffrances? Avec quels yeux verra-t-il cette poitrine sacrée sur laquelle il se reposait il y a deux jours, pousser les derniers sanglots parmi des douleurs infinies? Quel plaisir au Sauveur,

 

1 Joan., XIII, 1.

 

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de contempler ce favori bien-aimé saisi par la vue de tant de tournons, et par la mémoire encore toute fraîche de tant de caresses récentes mourir de langueur au pied de sa croix? S'il l'aime si chèrement, que ne lui épargne-t-il cette affliction? Et n'y a-t-il pas de la dureté de lui refuser cette grâce? Chrétiens, ne le croyez pas, et comprenez le dessein du Sauveur des âmes. Il faut que Marie et saint Jean assistent à la mort de Jésus, pour y recevoir ensemble avec la tendresse du dernier adieu les présents qu'il a à leur faire, afin de signaler en expirant l'excès de son affection.

Mais que leur donnera-t-il, nu, dépouillé comme il est? Les soldats avares et impitoyables ont partagé jusqu'à ses habits et joué sa tunique mystérieuse : il n'a pas de quoi se faire enterrer. Son corps même n'est plus à lui : il est la victime de tous les pécheurs; il n'y a goutte de son sang qui ne soit due à la justice de Dieu son Père. Pauvre esclave, qui n'a plus rien en son pouvoir dont il puisse disposer par son testament! Il a perdu jusqu'à son Père, auquel il s'est glorifié tant de fois d'être si étroitement uni. C'est son Dieu, ce n'est plus son Père. Au lieu de dire comme auparavant : « Tout ce qui est à vous est à moi, » il ne lui demande plus qu'un regard , Respice in me; et il ne peut l'obtenir, et il s'en voit abandonné : Quare me dereliquisti (1) ? Ainsi, de quelque côté qu'il tourne les yeux, il ne voit plus rien qui lui appartienne. Je nie trompe, il voit Marie et saint Jean : tout le reste des siens l'ont abandonné, et ils sont là pour lui dire : Nous sommes à vous. Voilà tout le bien qui lui reste et dont il peut disposer par son testament. Mais c'est à eux qu'il faut donner, et non pas les donner eux-mêmes. O amour ingénieux de mon Maître ! Il faut leur donner, il faut les donner. Il faut donner Marie au disciple, et le disciple à la divine Marie. Ego dilecto meo, dit-il : mon Maître, je suis à vous, usez de moi comme il vous plaira. Voyez la suite : Et ad me conversio ejus (2) : « Fils, dit-il, voilà votre Mère. » O Jean, je vous donne Marie, et je vous donne en même temps à Marie. Marie est à saint Jean, saint Jean à Marie. Vous devez vous rendre heureux l'un et l'autre par une mutuelle possession. Ce ne vous est pas un moindre avantage d'être donnés que de recevoir,

 

1 Matth., XXVII, 46. — 2 Cant., VII, 10.

 

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et je ne vous enrichis pas plus parle don que je vous fais que par celui que je fais de vous.

Mais, mes Frères, entrons plus profondément dans cet admirable mystère ; recherchons par les Ecritures quelle est cette seconde naissance qui fait saint Jean le fils de Marie, quelle est cette nouvelle fécondité qui rend Marie Mère de saint Jean ; et développons les secrets d'une belle théologie, qui mettra cette vérité dans son jour. Saint Paul parlant de notre Sauveur après l'infamie de sa mort et la gloire de sa résurrection, en a dit ces belles paroles (1) : « Nous ne connaissons plus maintenant personne selon la chair; et si nous avons connu autrefois Jésus-Christ selon la chair, maintenant qu'il est mort et ressuscité, nous ne le connaissons plus de la sorte. » Que veut dire cette parole, et quel est le sens de l'Apôtre? Veut-il dire que le Fils de Dieu s'est dépouillé en mourant de sa chair humaine, et qu'il ne l'a point reprise en sa glorieuse résurrection ? Non, mes Frères, à Dieu ne plaise ! Il faut trouver un autre sens à cette belle parole du divin Apôtre, qui nous ouvre l'intelligence de ses sentiments. Ne le cherchez pas, le voici : il veut dire que le Fils de Dieu dans la gloire de sa résurrection a bien la vérité de la chair, mais qu'il n'en a plus les infirmités; et pour toucher encore plus le fond de cette excellente doctrine, entendons que l'Homme-Dieu, Jésus-Christ, a eu deux naissances et deux vies, qui sont infiniment différentes.

La première de ces naissances l'a tiré du sein de Marie, la seconde l'a fait sortir du sein du tombeau. En la première il est né de l'Esprit de Dieu, mais par une Mère mortelle, et de là il en a tiré la mortalité. Mais en sa seconde naissance, nul n'y a part que son Père céleste; c'est pourquoi il n'y a plus rien que de glorieux. Il était de sa providence d'accommoder ses sentiments à ces deux manières de vie si contraires : de là vient que dans la première il n'a pas jugé indignes de lui les sentiments de faiblesse humaine ; mais dans sa bienheureuse résurrection il n'y a plus rien que de grand, et tous ses sentiments sont d'un Dieu qui répand sur l'humanité qu'il a prise tout ce que la divinité a de plus auguste. Jésus, en conversant parmi les mortels, a eu faim, a eu soif : il

 

1 II Cor., V, 16.

 

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a été quelquefois saisi par la crainte, touché par la douleur : la pitié a serré son cœur, elle a ému et altéré son sang, elle lui a fait répandre des larmes. Je ne m'en étonne pas, chrétiens : c'étaient les jours de son humiliation, qu'il devait passer dans l'infirmité. Mais durant les jours de sa gloire et de son immortalité , après sa seconde naissance par laquelle son Père l'a ressuscité pour le faire asseoir à sa droite, les infirmités sont bannies ; et la toute-puissance divine déployant sur lui sa vertu, a dissipé toutes ses faiblesses. Il commence à agir tout à fait en Dieu : la manière en est incompréhensible ; et tout ce qu'il est permis aux mortels de dire d'un mystère si haut, c'est qu'il n'y faut plus rien concevoir de ce que le sens humain peut imaginer ; si bien qu'il ne nous reste plus que de nous écrier hardiment avec l'incomparable Docteur des Gentils, que si nous avons connu Jésus-Christ selon sa naissance mortelle dans les sentiments de la chair, nunc jam non novimus : maintenant qu'il est glorieux et ressuscité, nous ne le connaissons plus de la sorte, et tout ce que nous y concevons est divin.

Selon cette doctrine du divin Apôtre, je ne craindrai pas d'assurer que Jésus-Christ ressuscité regarde Marie d'une autre manière, que ne faisait pas Jésus-Christ mortel. Car, mes Frères, sa mortalité l'a fait naître dans la dépendance de celle qui lui a donné la vie: «Il lui était soumis et obéissant (1), » dit l'Evangéliste. Tout Dieu qu'était Jésus, l'amour qu'il avait pour sa sainte Mère était mêlé sans doute de cette crainte filiale et respectueuse que les enfants bien nés ne perdent jamais. Il était accompagné de toutes ces douces émotions, de toutes ces inquiétudes aimables, qu'une affection sincère imprime toujours dans les cœurs des hommes mortels : tout cela était bienséant durant les jours de faiblesse. Mais enfin voilà Jésus en la croix : le temps de mortalité va passer. Il va commencer désormais à aimer Marie d'une autre manière : son amour ne sera pas moins ardent ; et tant que Jésus-Christ sera homme, il n'oubliera jamais cette Vierge Mère. Mais après sa bienheureuse résurrection, il faut bien qu'il prenne un amour convenable à l'état de sa gloire.

 

1 Luc., II, 51.

 

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Que deviendront donc, chrétiens, ces respects, cette déférence, cette complaisance obligeante , ces soins particuliers, ces douces inquiétudes qui accompagnaient son amour? Mourront-ils avec Jésus-Christ? et Marie en sera-t-elle à jamais privée? Chrétiens, sa bonté ne le permet pas. Puisqu'il va entrer par sa mort en un état glorieux, où il ne les peut plus retenir , il les fait passer en saint Jean, et il entreprend de les faire revivre dans le cœur de ce bien-aimé. Et n'est-ce pas ce que veut dire le grand saint Paulin par ces éloquentes paroles (1) : Jam scilicet ab humanâ fragilitate, quà erat natusex fœminâ, per crucis mortem demigrans in œternitatem Dei, ut esset in glorià Dei Patris, delegat homini jura pietatis humanœ : « Etant prêt de passer par la mort de la croix de l'infirmité humaine à la gloire et à l'éternité de son Père, il laisse à un homme mortel les sentiments de la piété humaine. » Tout ce que son amour avait de tendre et de respectueux pour sa sainte Mère vivra maintenant dans le cœur de Jean : c'est lui qui sera le fds de Marie ; et pour établir entre eux éternellement cette alliance mystérieuse, il leur parle du haut de sa croix, non point avec une action tremblante comme un patient prêt à rendre l’âme, « mais avec toute la force d'un homme vivant et toute la fermeté d'un Dieu qui doit ressusciter : » Plenà virtute viventis et constantià resurrecturi (2). Lui qui tourne les cœurs ainsi qu'il lui plaît et dont la parole est toute-puissante, opère en eux tout ce qu'il leur dit, et fait Marie Mère de Jean, et Jean fils de Marie.

Car qui pourrait assez exprimer quelle fut la force de cette parole sur l'esprit de l'un et de l'autre? Ils gémissaient au pied de la croix, toutes les plaies de Jésus-Christ déchiraient leurs âmes, et la vivacité de la douleur les avait presque rendus insensibles. Mais lorsqu'ils entendirent cette voix mourante du dernier adieu de Jésus, leurs sentiments furent réveillés par cette nouvelle blessure ; toutes les entrailles de Marie furent renversées, et il n'y eut goutte de sang dans le cœur de Jean qui ne fût aussitôt émue. Cette parole entra donc au fond de leurs âmes, ainsi qu'un glaive tranchant ; elles en furent percées et ensanglantées avec une douleur incroyable : mais aussi leur fallait-il faire cette violence; il fallait de

 

1 Epist. L., n. 17. — 2 Ibid.

 

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cette sorte entr'ouvrir leur cœur, afin si je puis parler de la sorte, d'enter en l'un le respect d'un fils, et dans l'autre la tendresse d'une bonne mère.

Voilà donc Marie Mère de saint Jean. Quoique son amour maternel accoutumé d'embrasser un Dieu, ait peine à se terminer sur un homme, et qu'une telle inégalité semble plutôt lui reprocher son malheur que la récompenser de sa perte, toutefois la parole de son Fils la presse ; l'amour que le Sauveur a eu pour saint Jean l’a rendu un autre lui-même, et fait qu'elle ne croit pas se tromper quand elle cherche Jésus-Christ en lui. Grand et incomparable avantage de ce disciple chéri ! Car de quels dons l'aura orné le Sauveur, pour le rendre digne de remplir sa place? Si l'amour qu'il a pour la sainte Vierge l'oblige à lui laisser son portrait en se retirant de sa vue, ne doit-il pas lui avoir donné une image vive et naturelle? Quel doit donc être le grand saint Jean, destiné à demeurer sur la terre pour y être la représentation du Fils de Dieu après sa mort, et une représentation si parfaite, qu'elle puisse charmer la douleur et tromper, s'il se peut, l'amour de sa sainte Mère parla naïveté de la ressemblance?

D'ailleurs quelle abondance de grâces attirait sur lui tous les jours l'amour maternel de Marie, et le désir qu'elle avait conçu de former en lui Jésus-Christ? Combien s'échauffaient tous les jours les ardeurs de sa charité, par la chaste communication de celles qui brûlaient le cœur de Marie? Et à quelle perfection s'avançait sa chasteté virginale, qui était sans cesse épurée par les regards modestes de la sainte Vierge et par sa conversation angélique?

Apprenons de là, chrétiens, quelle est la force de la pureté. C'est elle qui mérite à saint Jean la familiarité du Sauveur; c'est elle qui le rend digne d'hériter de son amour pour Marie, de succéder en sa place, d'être honoré de sa ressemblance. C'est elle qui lui fait tomber Marie en partage et lui donne une Mère vierge : elle fait quelque chose de plus, elle lui ouvre le cœur de Jésus et lui en assure la possession.

 

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TROISIÈME  POINT.

 

Je l'ai déjà dit, chrétiens, il ne suffit pas au Sauveur de répandre ses dons sur saint Jean; il veut lui donner jusqu'à la source. Tous les dons viennent de l'amour : il lui a donné son amour. C'est au cœur que l'amour prend son origine; il lui donne encore le cœur, et le met en possession du fonds dont il lui a déjà donné tous les fruits. Viens, dit-il, ô mon cher disciple, je t'ai choisi devant tous les temps pour être le docteur de la charité; viens la boire jusque dans sa source, viens y prendre ces paroles pleines d'onction par lesquelles tu attendriras mes fidèles : approche de ce cœur qui ne respire que l'amour des hommes; et pour mieux parler de mon amour, viens sentir de près les ardeurs qui me consument.

Je ne m'étendrai pas à vous raconter les avantages de saint Jean. Mais, Jean, puisque vous en êtes le maître, ouvrez-nous ce cœur de Jésus, faites-nous-en remarquer tous les mouvements, que la seule charité excite. C'est ce qu'il a fait dans tous ses écrits : tous les écrits de saint Jean ne tendent qu'à expliquer le cœur de Jésus. En ce cœur est l'abrégé de tous les mystères du christianisme : mystères de charité dont l'origine est au cœur; un cœur, s'il se peut dire, tout pétri d'amour; toutes les palpitations, tous les battements de ce cœur, c'est la charité qui les produit. Voulez-vous voir saint Jean vous montrer tous les secrets de ce cœur? Il remonte «jusqu'au principe, » In principio (1). C'est pour venir à ce terme : Et habitavit (2) : « Il a habité parmi nous. » Qui l'a fait ainsi habiter avec nous ? L'amour. « C'est ainsi que Dieu a aimé le monde : » Sic Deus dilexit mundum (3). C'est donc l'amour qui l'a fait descendre, pour se revêtir de la nature humaine. Mais quel cœur aura-t-il donné à cette nature humaine, sinon un cœur tout pétri d'amour?

C’est Dieu qui fait tous les cœurs, ainsi qu'il lui plaît. « Le cœur du roi est dans sa main » comme celui de tous les autres : Cor regis in manu Dei est (4). Regis, du Roi Sauveur. Quel autre cœur a été plus dans la main de Dieu? C'était le cœur d'un Dieu, qu'il

 

1 Joan., I, 1.— 2 Ibid., 14. — 3 Ibid., III, 16. — 4 Prov., XXI, 1.

 

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réglait de près, dont il conduisait tous les mouvements. Qu'aura

donc fait le Verbe divin en se faisant homme, sinon de se former

un cœur sur lequel il imprimât cette charité infinie qui l'obligeait

à venir au monde? Donnez-moi tout ce qu'il y a de tendre, tout ce

qu'il y a de doux et d'humain : il faut faire un Sauveur qui ne

puisse souffrir les misères, sans être saisi de douleur; qui voyant

les brebis perdues, ne puisse supporter leur égarement. Il lui

faut un amour qui le fasse courir au péril de sa vie, qui lui fasse

baisser les épaules pour charger dessus sa brebis perdue, qui lui

fasse crier : « Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi : » Si quis

sitit, ventât ad me (1). « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués : »

Venite ad me, omnes qui laboratis (2). Venez, pécheurs, c'est vous

que je cherche. Enfin il lui faut un cœur qui lui fasse dire : « Je

donne ma vie parce que je le veux : » Ego pono eam à meipso (3).

C'est moi qui ai un cœur amoureux, qui dévoue mon corps et

mon âme à toutes sortes de tourments.

Voilà, mes Frères, quel est le cœur de Jésus, voilà quel est le mystère du christianisme. C'est pourquoi l'abrégé de la foi est renfermé dans ces paroles : « Pour nous, nous avons cru à l'amour que Dieu a pour nous : » Nos credidimus charitati quam habet Deus in nobis (4). Voilà la profession de saint Jean. Pourquoi le Juif ne croit-il pas à notre Evangile? Il reconnaît la puissance, mais il ne veut pas croire à l'amour : il ne peut se persuader que Dieu nous ait assez aimés, pour nous donner son Fils. Pour moi, je crois à sa charité ; et c'est tout dire. Il s'est fait homme, je le crois; il est mort pour nous, je le crois; il aime, et qui aime fait tout : Credidimus charitati ejus.

Mais si nous y croyons, il faut l'imiter. Ce cœur de Jésus embrasse tous les fidèles : c'est là où nous sommes tous réunis, « pour être consommés dans l'unité : » Ut sint consummati in unum (5). C'est le cœur qui parlait, lorsqu'il disait : « Mon Père, je veux que là où je suis, mes disciples y soient aussi avec moi : « Volo ut ubi sum ego, et illi sint mecum (6). Il ne distrait personne, il appelle tous ses enfants, et nous devons nous aimer « dans les entrailles

 

1 Joan., VII, 37. — 2 Matth., II, 28. — 3 Joan., X, 18   — 4 Joan., IV, 16  — 5 Joan., XVII, 23. — 6 Ibid., 24.                                                               

 

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de la charité de ce divin Sauveur, » in visceribus Jesu Christi (1). Ayons donc un cœur de Jésus-Christ, un cœur étendu, qui n'exclue personne de son amour. C'est de cet amour réciproque qu'il se formera une chaîne de charité, qui s'étendra du cœur de Jésus dans tous les autres pour les lier et les unir inviolablement : ne la rompons pas; ne refusons à aucun de nos frères d'entrer dans cette sainte union de la charité de Jésus-Christ. Il y a place pour tout le monde. Usons sans envie des biens qu'elle nous procure : nous ne les perdons pas en les communiquant aux autres ; mais nous les possédons d'autant plus sûrement : ils se multiplient pour nous avec d'autant plus d'abondance, que nous désirons plus généreusement les partager avec nos frères. Et pourquoi veux-tu arracher ton frère de ce cœur de Jésus-Christ? Il ne souffre point de séparation : il te vomira toi-même. Il supporte toutes les infirmités, pourvu que la charité dont nous sommes animés les couvre. Aimons-nous donc dans le cœur de Jésus. « Dieu est charité; et qui persévère dans la charité demeure en Dieu, et Dieu en luis. » Ah ! qui me donnera des amis que j'aime véritablement par la charité? Lorsque je répands en eux mon cœur, je le répands en Dieu qui est charité. « Ce n'est pas à un homme que je me confie, mais à celui en qui il demeure pour être tel; et dans ma juste confiance, je ne crains point ces résolutions si changeantes de l'inconstance humaine : » Non homini committo, sed illi in quo manet ut talis sit. Nec in meâ securitate crastinum illud humanœ cogitationis incerlum omninô formido. C'est ainsi que s'aiment les bienheureux esprits.

L'amour qui les unit intimement entre eux, s'échauffe de plus en plus dans ces mutuels embrassements de leurs cœurs. Ils s'aiment en Dieu, qui est le centre de leur union ; ils s'aiment pour Dieu, qui est tout leur bien. Ils aiment Dieu dans chacun de leurs concitoyens qu'ils savent n'être grands que par lui, et vivement sensibles au bonheur de leurs frères; ils se trouvent heureux de jouir en eux et par eux des avantages qu'ils n'auraient pas eux-mêmes : ou plutôt ils ont tout; la charité leur approprie l'universalité des dons de tout le corps, parce qu'elle les consomme dans

 

1 Philipp., I, 8. — 2 I Joan., IV, 16.

 

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cette unité sainte qui les absorbant en Dieu, les met en possession des biens de toute la cité céleste.

Voulons-nous donc, mes Frères, participer ici-bas à la béatitude céleste, aimons-nous; que la charité fraternelle remplisse nos cœurs; elle nous fera goûter dans la douceur de son action, ces délices inexprimables qui font le bonheur des Saints; elle enrichira notre pauvreté, en nous rendant tous les biens communs ; et ne formant de nous tous qu'un cœur et qu'une âme, elle commencera en nous cette unité divine qui doit faire notre éternel bonheur et qui sera parfaite en nous, lorsque l'amour ayant entièrement transformé toutes nos puissances, Dieu sera tout en tous.

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