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ORAISON FUNÈBRE DE
ANNE DE GONZAGUE DE CLÈVES,
PRINCESSE PALATINE.
Oraison Funèbre
REMARQUES HISTORIQUES.
Le siècle de Louis XIV, si
merveilleux par tant de prodiges, l'est surtout par les conversions miraculeuses
qu'on vit s'accomplir au milieu même de la Cour. La vie que nous allons
esquisser présente un de ces miracles.
Anne de Gonzague, princesse
palatine, vit le jour en 1616; son père fut Charles de Gonzague-Clèves, duc de
Nevers et de Rethel, et sa mère Marie de Lorraine.
Anne avait deux sœurs, Marie et
Bénédicte. Marie qui était l'aînée, fréquenta Port-Royal, et devint reine de
Pologne. Elle rêva dès sa jeunesse les plus grandes destinées : et sa famille ,
pour favoriser son élévation dans le monde par la fortune, conçut le dessein
d'enfermer dans le cloître ses deux sœurs.
Bénédicte, la plus jeune, fut la première sacrifiée à ce
calcul de l'ambition : on la fit abbesse d'Avenay dans un âge où la crosse fut,
dit Bossuet, « comme un jouet entre ses mains. » Anne subit un sort pareil; son
éducation fut confiée aux soins de l’abbesse de Faremoutiers (1). Dans cette
solitude, éloignée du siècle autant par son esprit que par sa situation, elle
goûta pendant douze ans les douceurs de la piété ; mais « il eût fallu, dit son
panégyriste, la conduire, et non la précipiter dans le bien. » Démêlant les
projets de sa famille, comme on la pressait trop vivement de renoncer a sa
liberté, elle ne voit
1 Faremoutiers, monastère de Sainte-Fare, situé dans
le diocèse de Meaux, ainsi que le couvent d'Avenay ou du Val-d'Or.
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plus qu'un dur esclavage dans l'affranchissement que lui
préparait la vie religieuse ; elle s'échappe de la maison de Dieu comme d'une
prison, et fuit vers Avenay, près de sa sœur Bénédicte. Bénédicte, qui avait
sanctifié par la fidélité à la grâce une vocation toute profane, arrête la
fugitive en ranimant dans son cœur les sentiments de la piété; elle l'eût
irrévocablement fixée dans le sanctuaire, si sa destinée mobile n'avait pris une
nouvelle face.
Deux événements arrivés presque
dans le même temps, la mort de son père et celle de Bénédicte, la ramenèrent
dans le monde par les soins temporels qu'ils lui imposèrent. Elle, parut à la
Cour, âgée de vingt-un ans, belle, vive, engageante. Henri de Guise, qui avait
été nommé à l'archevêché de Reims avant d'être engagé dans les Ordres sacrés,
conçut pour elle de l'inclination; elle le suivit en Flandre, « s'appela Mme de
Guise, dit mon mari quand elle parlait ou écrivait (1); » mais elle vit enfin
qu'elle avait été trompée par une fausse promesse de mariage.
En 1648, elle épousa le prince
Edouard, fils de Frédéric V, duc de Bavière, qui avait perdu à la bataille de
Prague la Bohème avec tous ses Etats. Le prince Edouard étudia la religion
catholique, et reconnut les erreurs qu'il avait héritées de ses ancêtres. Anne
de Gonzague lui donna trois filles, dont une. fut mariée à Henri-Jules de
Bourbon, fils du grand Condé.
Célèbre déjà par ses aventures,
elle le devint plus encore par le rôle qu'elle joua pendant la Fronde. « Elle
avait de l'adresse, de la capacité pour conduire une intrigue, et une grande
facilité à trouver un expédient pour parvenir à ce qu'elle entreprenait. Elle se
mêla de presque tout ce qui se lit alors (2).» — « Je ne crois pas, ajoute un
excellent juge en fait d'intrigues, que la reine Elisabeth d'Angleterre ait eu
plus de capacité pour conduire un Etat. Je l'ai vue dans la faction, je l'ai vue
dans le cabinet, et je lui ai trouvé partout de la sincérité dans la conduite
(3). » Elle servit activement, efficacement, la cause royale et ses défenseurs :
mais telle est la reconnaissance des Cours et des courtisans, que toute son
habileté, tous ses soins, tous ses empressements ne lui valurent que des
disgrâces. Mazarin, deux fois exilé du royaume, avait réclamé deux fois ses
puissantes « insinuations, » comme parle Bossuet ; quand l'adroit politique fut
rétabli dans son autorité, mourant, mais toujours avide d'argent pour les siens,
il lui fit enlever par le roi la surintendance de la maison de la jeune reine,
pour la donner à M de Soissons sa nièce.— Disons en passant que Bossuet la loue
d'avoir payé scrupuleusement ses dettes, éloge qui présente un trait
caractéristique de cette époque.
1 Mémoires de Mlle de Montpensier. — 2 Mémoires
de Mme de Motteville. — 3 Mémoires du cardinal de Retz.
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Pendant qu'elle servait si bien
les hommes, la Princesse Palatine se révoltoit contre le service de Dieu.
Devenue trop tôt veuve, quoique après dix-huit années de mariage, elle se livra
sans retenue d'abord aux passions déréglées du cœur, puis à la licence effrénée
de l'esprit; la Cour la vit à l'âge de quarante-sept ans, fouler aux pieds tout
ensemble et la modestie de son sexe et le respect des choses saintes; elle
devint un objet de scandale dans un monde où souvent on ne connaît guère plus la
sévérité des doctrines que celle des mœurs.
« Le Seigneur la ramena, comme
s'exprime Bossuet en commentant son texte, des extrémités de la terre, des lieux
les plus éloignés, des voies détournées où elle se perdait, abandonnée à son
propre sens. » Anne de Gonzague avait atteint l'âge de 56 ans; elle eut deux
visions qui lui semblèrent des avertissements du ciel ; elle a raconté, et son
panégyriste les redit après elle, ces deux rêves dans un petit écrit qu'elle
composa pour obéir aux ordres de l'abbé de Rancé, réformateur de la Trappe (1).
Il se fit en elle un changement soudain, qui la transforma toute entière ; sa
nouvelle vie fut aussi édifiante que sa vie ancienne avait été scandaleuse; elle
passa douze années de sa vieillesse dans les larmes de la pénitence, comme elle
avait passé douze années de sa jeunesse dans les saintes joies de la vie
religieuse. Elle allait souvent recueillir à Faremoutiers les souvenirs
innocents de son premier âge, et sa maison même devint comme un monastère.
Les années de sa vieillesse
furent accablées de langueurs ; elle souffrit avec un courage héroïque, aidée de
la grâce et de la religion, un long martyre. Après une dernière maladie qui dura
quarante jours, elle mourut au palais du Luxembourg, en 1684, a l'âge de
soixante-huit ans. Comme elle l'avait désiré, son cœur fut porté à Faremoutiers,
et son corps inhumé dans la chapelle du Val-de-Grace, à coté de celui de sa sœur
Bénédicte (2).
On sait que Bossuet éprouvait
une sorte de répugnance pour les éloges funèbres ; ce fut le grand Condé qui le
décida, par de vives instances, à faire celui de la princesse sa belle-fille. Le
tour du héros devait venir dans deux ans !
1 Cet opuscule a pour titre : « Ecrit de Mme Anne de
Gonzague de Clèves, princesse palatine, où elle rend compte de ce qui a été
l'occasion de sa conversion. » Cet écrit se trouve dans deux éditions faites
l'une en 1733 et l'autre en 1738 des Oraisons funèbres. — 2 Voici une
clause de son testament : « Je donne le clou de Notre-Seigneur, avec tous les
papiers qui en autorisent la vérité et la permission de le vénérer, aux P. P.
Bénédictins de l'abbaye de Saint-Germain des Prés. Je leur donne encore ma croix
de pierreries avec la sainte vraie croix, que j'atteste avoir vue dans les
flammes sans brûler. » Ces très-précieuses reliques venaient du trésor de la
couronne de Pologne; la testatrice les avait reçues du roi Jean-Casimir.
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L’Oraison funèbre de la
Princesse Palatine fut prononcée le 9 août 1685, dans l'église du
Val-de-Grace, devant le gendre et la fille de l'illustre défunte , le duc et la
duchesse de Bourbon ; devant les premiers personnages de la Cour, plusieurs
membres du haut clergé et les religieuses du célèbre monastère.
Les critiques exaltent comme à
l'envi cette œuvre oratoire ; « c'est le plus sublime des sermons, » dit l'un; «
c'est la que Bossuet prêche la religion avec le zèle d'un apôtre et l'éloquence
d'un prophète,» continue l'autre; « c'est là qu'il se montre le plus évoque, »
reprend un troisième (1). Ne pourrait-on pas ajouter que c'est aussi dans ce
discours, qu'il se montre le plus orateur? Avec quel art ne cache-t-il pas
l'indigence d'un sujet aride! Avec quel génie ne surmonte-t-il pas les plus
grandes difficultés ! Dès le commencement de l'exorde, comme il doit exposer les
désordres d'une vie licencieuse devant les autels, il abat a ses pieds
l'auditeur par des menaces foudroyantes; il s'écrie : « Mon discours, dont vous
vous croyez peut-être les juges, vous jugera au dernier jour! » Et avant de
raconter les rêves de la Princesse Palatine : « Prêtez l'oreille, Messieurs;...
écoutez, et prenez garde surtout de n'écouter pas avec mépris l'ordre des
avertissements divins et la conduite de la grâce. » Les morceaux sur la Fronde
et sur la Pologne sont au rang des plus belles inspirations de l'éloquence ; et
parmi les chefs-d'œuvre de Bossuet, on regarde comme son chef-d'œuvre le passage
sur l'indifférence religieuse.
Qu'on nous permette deux
rapprochements. Le panégyriste dit, dans L'exorde : « Qu'il est beau de méditer
l'Ecriture sainte; et que Dieu y sait bien parler, non-seulement à toute
l'Eglise, mais encore à chaque fidèle selon ses besoins! » Et dans la péroraison
: « Arrêtons ici, chrétiens : et vous, Seigneur, imposez silence à cet indigne
ministre, qui ne fait qu'affaiblir votre parole. Parlez dans les cœurs,
Prédicateur invisible, et faites que chacun se parle à soi-même. Parlez, mes
frères, parlez : je ne suis ici que pour aider vus réflexions. » Bossuet a
développé ces pensées dans plusieurs passages de ses sermons, particulièrement
dans celui-ci : « Serez-vous assez heureux pour profiter de cet avis, et pour
prévenir sa colère? Allez, Messieurs, et pensez-y ; ne songez point au
prédicateur qui vous a parlé, ni s'il a bien dit, ni s'il a mal dit : qu'importe
qu'ait dit un homme mortel ? Il y a un Prédicateur qui prêche dans le fond des
cœurs; c'est celui-là que les prédicateurs et les auditeurs doivent écouter.
C'est lui qui parle intérieurement à celui qui parle au dehors, et c'est lui que
doivent entendre au dedans du cœur tous ceux qui prêtent l'oreille aux discours
sacrés. Le prédicateur qui parle au dehors ne fait qu'un seul
1 La Harpe. — d'Alembert, — l'abbé de Vauxcelles.
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sermon pour tout un grand peuple ; mais le Prédicateur du
dedans, je veux dire le Saint-Esprit, fait autant de prédications différentes
qu'il y a de personnes dans un auditoire ; car il parle à chacun en particulier,
et lui applique selon ses besoins la parole de la vie éternelle. Ecoutez-le
donc, chrétiens; laissez-lui remuer au fond de vos cœurs ce secret principe de
l'amour de Dieu (1). »
Voici maintenant quelques
remarques critiques. Bossuet dit : « Tremblez, âmes réconciliées, qui renoncez
si souvent à la grâce de la pénitence. » Les derniers mots de la phrase veulent
dire également : « La grâce qui donne la vertu de pénitence; » et : « La grâce
que donne le sacrement de pénitence. O N'y a-t-il pas équivoque dans
l'expression?
« Les psaumes avoient succédé
aux cantiques des joies du siècle. » Cantique est pris là dans le sens
étymologique du mot; mais il indique presque toujours un chant de piété.
« Si elle eût eu la fortune des
ducs de Nevers ses pères, elle en aurait surpassé la pieuse magnificence. » On
dirait aujourd'hui : «Elle aurait surpassé leur pieuse magnificence. »
« Je m'étais levé dès le matin
pour être devant le jour... » On sait que, dans le XVIIe siècle, devant et avant
s'employaient indifféremment
L'Oraison funèbre de la
princesse Anne parut en 1685, chez Sébastien Marbre-Cramoisy. Elle fut
réimprimée chez le même, en 1689, dans la collection des six premières
Oraisons funèbres.
Nous avons effacé, au bas des
pages, les textes ajoutés par les éditeurs.
1 Sermon pour la profession de Mme de la Vallière,
vol. XI, p. 580.
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ORAISON
FUNÈBRE
DE ANNE DE GONZAGUE DE CLÈVES.
Apprehendi te ab extremis terrae, et à longinquis ejus
vocavi te : elegi te. et non abjeci te : ne limeas, quia ego tecum sum.
Je t'ai pris par la main, pour te ramener des extrémités de
la terre : je t'ai appelé des lieux les plus éloignés : je t'ai choisi, et je ne
t'ai pas rejeté : ne crains point, parce que je suis avec toi. C’est Dieu même
qui parle ainsi. Isa., XLI, 9, 10.
MONSEIGNEUR,
Je voudrais que toutes les aines
éloignées de Dieu , que tous ceux qui se persuadent qu'on ne peut se vaincre
soi-même ni soutenir sa constance parmi les combats et les douleurs, tous ceux
enfin qui désespèrent de leur conversion ou de leur persévérance, fussent
présents à cette assemblée. Ce discours leur ferait connaître qu'une âme fidèle
à la grâce, malgré les obstacles les plus invincibles, s'élève à la perfection
la plus éminente. La Princesse à qui nous rendons les derniers devoirs, en
récitant selon sa coutume l'office divin, lisait les paroles d'Isaïe, que j'ai
rapportées. Qu'il est beau de méditer l'Ecriture sainte ; et que Dieu y sait
bien parler, non-seulement à toute l'Eglise, mais encore à chaque fidèle selon
ses besoins! Pendant qu'elle méditait ces paroles ( c'est elle-même qui le
raconte dans une lettre admirable), Dieu lui imprima dans le cœur que c'était à
elle qu'il les adressait. Elle crut entendre une voix douce et paternelle qui
lui disait : « Je t'ai ramenée des extrémités de la terre, des lieux les plus
éloignés (1) ; » des voies détournées où tu te perdais, abandonnée à ton propre
sens, si loin de la céleste patrie et de la véritable voie qui est Jésus-Christ.
Pendant que tu disais en ton cœur rebelle : Je ne puis me captiver, j'ai mis sur
toi ma puissante
1 Isa., XLI, 9, 10.
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main, « et j'ai dit : Tu seras ma servante : je t'ai
choisie » dès l'éternité, « et je n'ai pas rejeté » ton âme superbe et
dédaigneuse. Vous voyez par quelles paroles Dieu lui fait sentir l'état d'où il
l'a tirée. Mais écoutez comme il l'encourage parmi les dures épreuves où il met
sa patience : « Ne crains point » au milieu des maux dont tu !e sens accablée, «
parce que je suis ton Dieu » qui te fortifie : « ne te détourne pas de la voie »
où je t'engage, « puisque je suis avec toi ; » jamais je ne cesserai de te
secourir ; « et le juste que j'envoie au monde, » ce Sauveur miséricordieux, ce
Pontife compatissant, « te tient par la main : » Tenebit te dextera Justi mei.
Voilà, Messieurs, le passage» entier du saint prophète Isaïe, dont je n'avais
récité que les premières paroles. Puis-je mieux vous représenter les conseils de
Dieu sur cette Princesse, que par des paroles dont il s'est servi pour lui
expliquer les secrets de ces ad mi râbles conseils? Venez maintenant, pécheurs,
quels que vous soyez, en quelques régions écartées que la tempête de vos
passions vous ait jetés; fussiez-vous dans ces terres ténébreuses dont il est
parlé dans l'Ecriture (1), et dans l'ombre de la mort : s'il vous reste quelque
pitié de votre âme malheureuse, venez voir d'où la main de Dieu a retiré la
princesse Anne, venez voir où la main de Dieu l'a élevée. Quand on voit de
pareils exemples dans une Princesse d'un si haut rang ; dans une Princesse qui
fut nièce d'une Impératrice et unie par ce lien à tant d'Empereurs, sœur d'une
puissante Reine, épouse d'un fils de Roi, mère de deux grandes princesses, dont
l'une est un ornement dans l'auguste Maison de France , et l'autre s'est fait
admirer dans la puissante Maison de Brunswick ; enfin dans une Princesse dont le
mérite passe la naissance, encore que sortie d'un père et de tant d'aïeux
souverains, elle ait réuni en elle avec le sang de Gonzague et de Clèves, celui
des Paléologues, celui de Lorraine, et celui de France par tant de côtés : quand
Dieu joint à ces avantages une égale réputation , et qu'il choisit une personne
d'un si grand éclat pour être l'objet de son éternelle miséricorde, il ne se
propose rien moins que d'instruire tout l'univers. Vous donc qu'il assemble en
ce saint lieu ; et vous
1 Isa., IX, 2.
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principalement, pécheurs, dont il attend la conversion avec
une si longue patience, n'endurcissez pas vos cœurs : ne croyez pas qu'il vous
soit permis d'apporter seulement à ce discours des oreilles curieuses. Toutes
les vaines excuses dont vous couvrez votre impénitence, vous vont être ôtées. Ou
la Princesse Palatine portera la lumière dans vos yeux ; ou elle fera tomber,
comme un déluge de feu, la vengeance de Dieu sur vos tètes. Mon discours, dont
vous vous croyez peut-être les juges, vous jugera au dernier jour : ce sera sur
vous un nouveau fardeau, comme parlaient les prophètes : Onus verbi Domini
super Israel (1) ; et si vous n'en sortez plus chrétiens , vous en sortirez
plus coupables. Commençons donc avec confiance l'œuvre de Dieu. Apprenons avant
toutes choses à n'être pas éblouis du bonheur qui ne remplit pas le cœur de
l'homme ; ni des belles qualités qui ne le rendent pas meilleur ; ni des vertus
dont l'enfer est rempli, qui nourrissent le péché et l'impénitence, et qui
empêchent l'horreur salutaire que l’âme pécheresse aurait d'elle-même. Entrons
encore plus profondément dans les voies de la divine Providence, et ne craignons
pas de faire paraître notre Princesse dans les états différents où elle a été.
Que ceux-là craignent de découvrir les défauts des âmes saintes, qui ne savent
pas combien est puissant le bras de Dieu pour faire servir ces défauts
non-seulement à sa gloire, mais encore à la perfection de ses élus. Pour nous,
mes Frères, qui savons à quoi ont servi à saint Pierre ses reniements, à saint
Paul les persécutions qu'il a fait souffrir à l'Eglise , à saint Augustin ses
erreurs, à tous les saints pénitents leurs péchés : ne craignons pas de mettre
la Princesse Palatine dans ce rang, ni de la suivre jusque dans l'incrédulité où
elle était enfin tombée. C'est de là que nous la verrons sortir pleine de gloire
et de vertu, et nous bénirons avec elle la main qui l'a relevée : heureux si la
conduite que Dieu tient sur elle nous fait craindre la justice qui nous
abandonne à nous-mêmes, et désirer la miséricorde qui nous en arrache. C'est ce
que demande de vous, très-haute et très-puissante Princesse, Anne de Gonzague de
Clèves, Princesse de Mantoue et de Montferrat, et Comtesse Palatine du Rhin.
1 Zachar., XII, 1.
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Jamais plante ne fut cultivée
avec plus de soin, ni ne sévit plutôt couronnée de fleurs et de fruits que la
princesse Anne. Dès ses plus tendres années, elle perdit sa pieuse mère
Catherine de Lorraine. Charles duc de Nevers et depuis duc de Mantoue, son
père,, lui en trouva une digne d'elle; et ce fut la vénérable mère Françoise de
la Châtre, d'heureuse et sainte mémoire, abbesse de Faremonstier, que nous
pouvons appeler la restauratrice de la règle de Saint-Benoît et la lumière de la
vie monastique. Dans la solitude de Sainte-Fare, autant éloignée des voies du
siècle que sa bienheureuse situation la sépare de tout commerce du monde; dans
cette sainte montagne que Dieu avait choisie depuis mille ans, où les Epouses de
Jésus-Christ faisaient revivre la beauté des anciens jours ; où les joies de la
terre étaient inconnues ; où les vestiges des hommes du monde, des curieux et
des vagabonds ne paraissaient pas : sous la conduite de la sainte abbesse, qui
savait donner le lait aux enfants aussi bien que le pain aux forts, les
commencements de la princesse Anne étaient heureux. Les mystères lui furent
révélés : l'Ecriture lui devint familière : on lui avait appris la langue
latine, parce que c'était celle de l'Eglise; et l'office divin faisait ses
délices. Elle aimait tout dans la vie religieuse , jusqu'à ses austérités et à
ses humiliations ; et durant douze ans qu'elle fut dans ce monastère, on lui
voyait tant de modestie et tant de sagesse , qu'on ne savait à quoi elle était
le plus propre, ou à commander ou à obéir. Mais la sage abbesse qui la crut
capable de soutenir sa réforme, la destinait au gouvernement ; et déjà on la
comptoit parmi les princesses qui avoient conduit cette célèbre abbaye, quand sa
famille trop empressée à exécuter ce pieux projet, le rompit. Nous sera-t-il
permis de le dire? La princesse Marie pleine alors de l'esprit du monde,
croyait, selon la coutume des grandes maisons, que ses jeunes sœurs devaient
être sacrifiées à ses grands desseins. Qui ne sait où son rare mérite et son
éclatante beauté, avantage toujours trompeur, lui tirent porter ses espérances?
Et d'ailleurs dans les plus puissantes maisons, les partages ne sont-ils pas
regardés comme une espèce de dissipation, par où elles se détruisent
d'elles-mêmes : tant le néant y est attaché! La princesse Bénédicte, la plus
jeune des
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trois sœurs, fut la première immolée à ces intérêts de
famille. On la fit abbesse , sans que dans un âge si tendre elle sût ce qu'elle
faisait ; et la marque d'une si grave dignité fut comme un jouet entre ses
mains. Un sort semblable était destiné à la princesse Anne. Elle eût pu renoncer
à sa liberté, si on lui eût permis de la sentir ; et il eût fallu la conduire,
et non pas la précipiter dans le bien. C'est ce qui renversa tout à coup les
desseins de Faremonstier. Avenay parut avoir un air plus libre, et la princesse
Bénédicte y présentait à sa sœur une retraite agréable. Quelle merveille de la
grâce ! Malgré une vocation si peu régulière, la jeune abbesse devint un modèle
de vertu. Ses douces conversations rétablirent dans le cœur de la princesse
Anne, ce que d'importuns empressements en avoient banni. Elle prêtait de nouveau
l'oreille à Dieu qui l'appelait avec tant d'attraits à la vie religieuse ; et
l'asile qu'elle avait choisi pour défendre sa liberté, devint un piège innocent
pour la captiver. On remarquoit dans les deux Princesses la même noblesse dans
les senti ments, le même agrément et, si vous me permettez de parler ainsi, les
mêmes insinuations dans les entretiens : au dedans les mêmes désirs, au dehors
les mêmes grâces; et jamais sœurs ne furent unies par des liens ni si doux ni si
puissants. Leur vie eût été heureuse dans leur éternelle union, et la princesse
Anne n'aspirait plus qu'au bonheur d'être une humble religieuse d'une sœur dont
elle admirait la vertu. En ce temps le duc de Mantoue leur père mourut : les
affaires les appelèrent à la Cour : la princesse Bénédicte, qui avait son
partage dans le ciel, fut jugée propre à concilier les intérêts différons dans
la famille. Mais, ô coup funeste pour la princesse Anne! la pieuse abbesse
mourut dans ce beau travail et dans la fleur de son Age. Je n'ai pas besoin de
vous dire combien le cœur tendre de la princesse Anne fut profondément blessé
par cette mort. Mais ce ne fut pas là sa plus grande plaie. Maîtresse de ses
désirs, elle vit le monde ; elle en fut vue : bientôt elle sentit qu'elle
plaisait; et vous savez le poison subtil qui entre dans un jeune cœur avec ces
pensées. Ces beaux desseins furent oubliés. Pendant que tant de naissance, tant
de biens, tant de grâces qui l'accompagnaient, lui attiraient les regards de
toute
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l'Europe, le prince Edouard de Bavière, fils de l'électeur
Frédéric V, comte Palatin du Rhin et roi de Bohème, jeune prince qui s'était
réfugié en France durant les malheurs de sa Maison, la mérita. Elle préféra aux
richesses les vertus de ce Prince, et cette noble alliance où de tous côtés on
ne trouvait que des rois. La princesse Anne l'invite à se faire instruire : il
connut bientôt les erreurs où les derniers de ses pères, déserteurs de
l'ancienne foi, l'avoient engagé. Heureux présages pour la Maison Palatine ! Sa
conversion fut suivie de celle de la princesse Louise sa sœur, dont les vertus
font éclater par toute l'Eglise la gloire du saint monastère de Maubuisson; et
ces bienheureuses prémices ont attiré une telle bénédiction sur la Maison
Palatine, que nous la voyons enfin catholique dans son chef. Le mariage de la
princesse Anne fut un heureux commencement d'un si grand ouvrage. Mais hélas !
tout ce qu'elle aimait devait être de peu de durée. Le Prince son époux lui fut
ravi, et lui laissa trois princesses, dont les deux qui restent pleurent encore
la meilleure mère qui fût jamais, et ne trouvent de consolation que dans le
souvenir de ses vertus. Ce n'est pas encore le temps de vous en parler. La
Princesse Palatine est dans l'état le plus dangereux de sa vie. Que le monde
voit peu de ces veuves dont parle saint Paul (1), qui « vraiment veuves et
désolées, » s'ensevelissent pour ainsi dire elles-mêmes dans le tombeau de leur
époux; y enterrent tout amour humain avec ces cendres chéries ; et délaissées
sur la terre, « mettent leur espérance en Dieu, et passent les nuits et les
jours dans la prière! » Voilà l'état d'une veuve chrétienne, selon les préceptes
de saint Paul : état oublié parmi nous, où la viduité est regardée, non plus
comme un état de désolation, car ces mots ne sont plus connus, mais comme un
état désirable, où affranchi de tout joug on n'a plus à contenter que soi-même,
sans songer à cette terrible sentence de saint Paul (2) : « La veuve qui passe
sa vie dans les plaisirs ; » remarquez qu'il ne dit pas : La veuve qui passe sa
vie dans les crimes ; il dit : « La veuve qui la passe dans les plaisirs, elle
est morte toute vive : » parce qu'oubliant le deuil éternel et le caractère de
désolation qui fait le soutien comme la
1 I Timoth., V, 3, 5. — 2 Ibid.,
6.
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gloire de son état, elle s'abandonne aux joies du monde.
Combien donc en devrait-on pleurer comme mortes de ces veuves jeunes et riantes,
que le monde trouve si heureuses ! Mais surtout, quand on a connu Jésus-Christ,
et qu'on a eu part à ses grâces ; quand la lumière divine s'est découverte, et
qu'avec des yeux illuminés on se jette dans les voies du siècle : qu'arrive-t-il
à une âme qui tombe d'un si haut état, qui renouvelle contre Jésus-Christ , et
encore contre Jésus-Christ connu et goûté, tous les outrages des Juifs et le
crucifie encore une fois? Vous reconnaissez le langage de saint Paul (1).
Achevez donc, grand Apôtre, et dites-nous ce qu'il faut attendre d'une chute si
déplorable. « Il est impossible, dit-il, qu'une telle âme soit renouvelée par la
pénitence. » Impossible ! quelle parole , soit, Messieurs , qu'elle signifie que
la conversion de ces âmes autrefois si favorisées, surpasse toute la mesure des
dons ordinaires et demande, pour ainsi parler, le dernier effort de la puissance
divine : soit que l'impossibilité dont parle saint Paul, veuille dire qu'en
effet il n'y a plus de retour à ces premières douceurs qu'a goûtées une âme
innocente, quand elle y a renoncé avec connaissance; de sorte qu'elle ne peut
rentrer dans la grâce que par des chemins difficiles et avec des peines
extrêmes. Quoiqu'il en soit, chrétiens, l'un et l'autre s'est vérifié dans la
Princesse Palatine. Pour la plonger entièrement dans l'amour du monde, il
fallait ce dernier malheur : quoi ? la faveur de la Cour. La Cour veut toujours
unir les plaisirs avec les affaires. Par un mélange étonnant, il n'y a rien de
plus sérieux, ni ensemble de plus enjoué. Enfoncez : vous trouvez partout des
intérêts cachés, des jalousies délicates qui causent une extrême sensibilité, et
dans une ardente ambition des soins et un sérieux aussi triste qu'il est vain.
Tout est couvert d'un air gai, et vous diriez qu'on ne songe qu'à s'y divertir.
Le génie de la Princesse Palatine se trouva également propre aux divertissements
et aux affairée. La Cour ne vit jamais rien de plus engageant ; et sans parler
de sa pénétration, ni de la fertilité infinie de ses expédients, tout cédait au
charme secret de ses entretiens. Que vois-je durant ce temps? Quel trouble !
quel affreux spectacle se
1 Hebr., VI, 4 et seq.
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présente ici à mes yeux ! La monarchie ébranlée jusqu'aux
fondements, la guerre civile, la guerre étrangère, le feu au dedans et au dehors
; les remèdes de tous côtés plus dangereux que les maux : les Princes arrêtés
avec grand péril, et délivrés avec un péril encore plus grand : ce Prince, que
l'on regardait comme le héros de son siècle, rendu inutile à sa patrie dont il
avait été le soutien ; et ensuite, je ne sais comment, contre sa propre
inclination, armé contre elle : un ministre persécuté et devenu nécessaire,
non-seulement par l'importance de ses services, mais encore par ses malheurs, où
l'autorité souveraine était engagée. Que di-rai-je ? Etoit-ce là de ces tempêtes
par où le ciel a besoin de se décharger quelquefois ; et le calme profond de nos
jours devait-il être précédé par de tels orages? Ou bien était-ce les derniers
efforts d'une liberté remuante, qui allait céder la place à l'autorité légitime?
Ou bien était-ce comme un travail de la France prête à enfanter le règne
miraculeux de Louis? Non, non : c'est Dieu qui voulait montrer qu'il donne la
mort, et qu'il ressuscite ; qu'il plonge jusqu'aux enfers, et qu'il en retire
(1) ; qu'il secoue la terre, et la brise, et qu'il guérit en un moment toutes
ses brisures (2). Ce fut là que la Princesse Palatine signala sa fidélité, et
fit paraître toutes les richesses de son esprit. Je ne dis rien qui ne soit
connu. Toujours fidèle à l'Etat et à la grande reine Anne d'Autriche, on sait
qu'avec le secret de cette Princesse, elle eut encore celui de plus les partis :
tant elle était pénétrante, tant elle s'attirait de confiance, tant il lui était
naturel de gagner les cœurs ! Elle déclarait aux chefs des partis jusqu'où elle
pou voit s'engager ; et on la croyait incapable, ni de tromper, ni d'être
trompée. Mais son caractère particulier était de concilier les intérêts opposés,
et en s'élevant au-dessus, de trouver le secret endroit et comme le nœud par où
on les peut réunir. Que lui servirent ses rares talents? Que lui servit d'avoir
mérité la confiance intime de la Cour? d'en soutenir le ministre deux fois
éloigné, contre sa mauvaise fortune, contre ses propres frayeurs, contre la
malignité de ses ennemis, et enfin contre ses amis ou partagés, ou irrésolus, ou
infidèles? Que ne lui promit-on pas dans ces besoins ? Mais quel fruit lui en
revint-il, sinon
1 Reg., II, 6. — 2 Psal.
LIX, 4.
547
de connaître par expérience le faible des grands politiques
; leurs volontés changeantes , ou leurs paroles trompeuses ; la diverse face des
temps ; les amusements des promesses ; l'illusion des amitiés de la terre qui
s'en vont avec les années et les intérêts ; et la profonde obscurité du cœur de
l'homme, qui ne sait jamais ce qu'il voudra, qui souvent ne sait pas bien ce
qu'il veut, et qui n'est pas moins caché ni moins trompeur à lui-même qu'aux
autres ? O éternel Roi des siècles, qui possédez seul l'immortalité , voilà ce
qu'on vous préfère ; voilà ce qui éblouit les âmes qu'on appelle grandes ! Dans
ces déplorables erreurs, la Princesse Palatine avait les vertus que le monde
admire, et qui font qu'une âme séduite s'admire elle-même : inébranlable dans
ses amitiés, et incapable de manquer aux devoirs humains. La Reine sa sœur en
fit l'épreuve dans un temps où leurs cœurs étaient désunis. Un nouveau
conquérant s'élève en Suède. On y voit un autre Gustave non moins fier, ni moins
hardi, ou moins belliqueux que celui dont le nom fait encore trembler
l'Allemagne. Charles Gustave parut à la Pologne surprise et trahie , comme un
lion qui tient sa proie dans ses ongles tout prêt à la mettre en pièces. Qu'est
devenue cette redoutable cavalerie qu'on voit fondre sur l'ennemi avec la
vitesse d'un aigle ? Où sont ces âmes guerrières, ces marteaux d'armes tant
vantés, et ces arcs qu'on ne vit jamais tendus en vain? Ni les chevaux ne sont
vites, ni les hommes ne sont adroits que pour fuir devant le vainqueur. En même
temps la Pologne se voit ravagée par le rebelle Cosaque, par le Moscovite
infidèle, et plus encore par le Tartare qu'elle appelle à son secours dans son
désespoir. Tout nage dans le sang, et on ne tombe que sur des corps morts. La
Reine n'a plus de retraite ; elle a quitté le royaume : après de courageux, mais
de vains efforts, le Roi est contraint de la suivre : réfugiés dans la Silésie,
où ils manquent des choses les plus nécessaires, il ne leur reste qu'à
considérer de quel côté allait tomber ce grand arbre ébranlé par tant de mains
et frappé de tant de coups à sa racine, ou qui en enlèverait les rameaux épars
(1). Dieu en avait disposé autrement. La Pologne était nécessaire à son Eglise,
et lui devait
1 Dan., IV, 11, 20; Ezech.,
XXXI, 12.
548
un vengeur. Il la regarde en pitié. Sa main puissante
ramène en arrière le Suédois indompté (1), tout frémissant qu'il était. Il se
venge sur le Danois, dont la soudaine invasion l'avait rappelé, et déjà il l'a
réduit à l'extrémité. Mais l'Empire et la Hollande se remuent contre un
conquérant qui menaçait tout le Nord de la servitude. Pendant qu'il rassemble de
nouvelles forces et médite de nouveaux carnages, Dieu tonne du plus haut des
cieux : le redouté capitaine tombe au plus beau temps de sa vie, et la Pologne
est délivrée. Mais le premier rayon d'espérance vint de la Princesse Palatine :
honteuse de n'envoyer que cent mille livres au roi et à la reine de Pologne,
elle les envoie du moins avec une incroyable promptitude. Qu'admira-t-on
davantage, ou de ce que ce secours vint si à propos, ou de ce qu'il vint d'une
main dont on ne l'attendait pas, ou de ce que sans chercher d'excuse dans le
mauvais état où se trouvaient ses affaires, la Princesse Palatine s'ôta tout
pour soulager une sœur qui ne l'aimait pas? Les deux Princesses ne furent plus
qu'un même cœur : la reine parut vraiment reine par une bonté et par une
magnificence dont le bruit a retenti par toute la terre; et la Princesse
Palatine joignit au respect qu'elle avait pour une aînée de ce rang et de ce
mérite, une éternelle reconnaissance.
Quel est, Messieurs, cet
aveuglement dans une âme chrétienne, et qui le pourrait comprendre, d'être
incapable de manquer aux hommes et de ne craindre pas de manquer à Dieu, comme
si le culte de Dieu ne tenait aucun rang parmi les devoirs? Contez-nous donc
maintenant, vous qui les savez, toutes les grandes qualités de la Princesse
Palatine; faites-nous voir, si vous le pouvez, toutes les grâces de cette douce
éloquence qui s'insinuait dans les cœurs par des tours si nouveaux et si
naturels ; dites qu'elle était généreuse, libérale, reconnaissante, fidèle dans
ses promesses, juste : vous ne faites que raconter ce qui l'attachait à
elle-même. Je ne vois dans tout ce récit que le prodigue de l'Evangile (2), qui
veut avoir son partage, qui veut jouir de soi-même et des biens que son père lui
a donnés; qui s'en va le plus loin qu'il peut de la maison paternelle « dans un
pays écarté , » où il
1 IV Reg., XIX, 28. — 2 Luc.,
XV, 12, 13.
549
dissipe tant de rares trésors, et en un mot où il donne au
monde tout ce que Dieu voulait avoir. Pendant qu'elle contentait le monde et se
contentait elle-même, la Princesse Palatine n'était pas heureuse, et le vide des
choses humaines se faisait sentir à son cœur. Elle n'était heureuse, ni pour
avoir avec l'estime du monde, qu'elle avait tant désirée, celle du Roi même; ni
pour avoir l'amitié et la confiance de Philippe, et des deux Princesses qui ont
fait successivement avec lui la seconde lumière de la Cour : de Philippe,
dis-je, ce grand prince, que ni sa naissance, ni sa valeur, ni la victoire
elle-même, quoiqu'elle se donne à lui avec tous ses avantages, ne peuvent
enfler; et de ces deux grandes Princesses, dont l'on ne peut nommer l'une sans
douleur, ni connaître l'autre sans l'admirer. Mais peut-être que le solide
établissement de la famille de notre Princesse achèvera son bonheur. Non, elle
n'était heureuse, ni pour avoir placé auprès d'elle la princesse Anne sa chère
fille et les délices de son cœur, ni pour l'avoir placée dans une maison où tout
est grand. Que sert de s'expliquer davantage? On dit tout, quand on prononce
seulement le nom de Louis de Bourbon prince de Condé, et de Henri-Jules de
Bourbon, duc d'Enghien. Avec un peu plus dévie, elle aurait vu les grands dons,
et le premier des mortels touché de ce que le monde admire le plus après lui, se
plaire à le reconnaître par de dignes distinctions. C'est ce qu'elle devait
attendre du mariage de la princesse Anne. Celui de la princesse Bénédicte ne fut
guère moins heureux, puisqu'elle épousa Jean-Fridéric duc de Brunswick et
d'Hanovre, souverain puissant, qui avait joint le savoir avec la valeur, la
religion catholique avec les vertus de sa Maison, et pour comble de joie à notre
princesse, le service de l'Empire avec les intérêts de la France. Tout était
grand dans sa famille ; et la princesse Marie sa fille n'aurait eu à désirer sur
la terre qu'une vie plus longue. Que s'il fallait avec tant d'éclat la
tranquillité et la douceur, elle trouvait dans un Prince aussi grand d'ailleurs
que celui qui honore cette audience, avec les grandes qualités, celles qui
pouvaient contenter sa délicatesse ; et dans la Duchesse sa chère fille, un
naturel tel qu'il le fallait à un cœur comme le sien, un esprit qui se fait
sentir sans vouloir briller, une vertu qui
550
devait bientôt forcer l'estime du monde, et comme une vive
lumière percer tout à coup avec un grand éclat un beau, mais sombre nuage. Cette
alliance fortunée lui donnait une perpétuelle et étroite liaison avec le prince
qui de tout temps avait le plus ravi son estime : prince qu'on admire autant
dans la paix que dans la guerre, en qui l'univers attentif ne voit plus rien à
désirer, et s'étonne de trouver enfin toutes les vertus en un seul homme. Que
fallait-il davantage, et que manquait-il au bonheur de notre Princesse ? Dieu
qu'elle avait connu, et tout avec lui. Une fois elle lui avait rendu son cœur.
Les douceurs célestes, qu'elle avait goûtées sous les ailes de Sainte-Fare,
étaient revenues dans son esprit. Retirée à la campagne, séquestrée du monde,
elle s'occupa trois ans entiers à régler sa conscience et ses affaires. Un
million, qu'elle retira du duché de Réthelois, servit à multiplier ses bonnes
œuvres; et la première fut d'acquitter ce qu'elle devait avec une scrupuleuse
régularité, sans se permettre ces compositions si adroitement colorées, qui
souvent ne sont qu'une injustice couverte d'un nom spécieux. Est-ce donc ici cet
heureux retour que je vous promets depuis si longtemps? Non, Messieurs : vous ne
verrez encore à cette fois qu'un plus déplorable éloignement. Ni les conseils de
la Providence, ni l'état de la Princesse ne permettaient qu'elle partageât tant
soit peu son coeur : une âme comme la sienne ne souffre point de tels partages ;
et il fallait ou tout à fait rompre, ou se rengager tout à fait avec le monde.
Les affaires l'y rappelèrent : sa piété s'y dissipa encore une fois : elle
éprouva que Jésus-Christ n'a pas dit en vain : Fiunt novissima hominis illius
pejora prioribus (1) : « L'état de l'homme qui retombe devient pire que le
premier. » Tremblez, âmes réconciliées qui renoncez si souvent à la grâce de la
pénitence : tremblez, puisque chaque chute creuse sous vos pas de nouveaux
abîmes : tremblez enfin au terrible exemple de la Princesse Palatine. A ce coup
le Saint-Esprit irrité se retire : les ténèbres s'épaississent; la foi s'éteint.
Un saint abbé, dont la doctrine et la vie sont un ornement de notre siècle, ravi
d'une conversion aussi admirable et aussi parfaite que celle de notre Princesse,
lui ordonna de l'écrire pour
1 Luc., XI, 26.
551
l'édification de l'Eglise. Elle commence ce récit en
confessant son erreur. Vous, Seigneur, dont la bonté infinie n'a rien donné aux
hommes de plus efficace pour effacer leurs péchés que la grâce de les
reconnaître, recevez l'humble confession de votre servante ; et en mémoire d'un
tel sacrifice, s'il lui reste quelque chose à expier après une si longue
pénitence, faites-lui sentir aujourd'hui vos miséricordes. Elle confesse donc,
chrétiens, qu'elle avait tellement perdu les lumières de la foi, que lorsqu'on
parlait sérieusement des mystères de la religion, elle avait peine à retenir ce
ris dédaigneux qu'excitent les personnes simples, lorsqu'on leur voit croire des
choses impossibles : « Et, poursuit-elle, c'eût été pour moi le plus grand de
tous les miracles, que de me faire croire fermement le christianisme. » Que
n'eût-elle pas donné pour obtenir ce miracle? Mais l'heure marquée par la divine
Providence n'était pas encore venue. C'était le temps où elle devait être livrée
à elle-même, pour mieux sentir dans la suite la merveilleuse victoire de la
grâce. Ainsi elle gémissait dans son incrédulité, qu'elle n'avait pas la force
de vaincre. Peu s'en faut qu'elle ne s'emporte jusqu'à la dérision, qui est le
dernier excès et comme le triomphe de l'orgueil; et qu'elle ne se trouve parmi «
ces moqueurs dont le jugement est si proche, » selon la parole du Sage (1) :
Varata sunt derisoribus judicia.
Déplorable aveuglement ! Dieu a
fait un ouvrage au milieu de nous, qui détaché de toute autre cause et ne tenant
qu'à lui seul, remplit tous les temps et tous les lieux, et porte par toute la
terre avec l'impression de sa main le caractère de son autorité : c'est
Jésus-Christ et son Eglise. Il a mis dans cette Eglise une autorité seule
capable d'abaisser l'orgueil et de relever la simplicité ; et qui également
propre aux savants et aux ignorants, imprime aux uns et aux autres un même
respect. C'est contre cette autorité que les libertins se révoltent avec un air
de mépris. Mais qu'ont-ils vu ces rares génies, qu'ont-ils vu plus que les
autres? Quelle ignorance est la leur! Et qu'il serait aisé de les confondre, si
faibles et présomptueux, ils ne craignaient d'être instruits ! Car pensent-ils
avoir mieux vu les difficultés à cause qu'ils y succombent, et que
1 Prov., XIX, 29.
552
les autres qui les ont vues les ont méprisées? Ils n'ont
rien vu : ils n'entendent rien : ils n'ont pas même de quoi établir le néant,
auquel ils espèrent après cette vie; et ce misérable partage ne leur est pas
assuré. Ils ne savent s'ils trouveront, un Dieu propice, ou un Dieu contraire.
S'ils le font égal au vice et à la vertu : quelle idole ! Que s'il ne dédaigne
pas de juger ce qu'il a créé, et encore ce qu'il a créé capable d'un bon et d'un
mauvais choix : qui leur dira ou ce qui lui plaît, ou ce qui l'offense, ou ce
qui l'apaise ? Par où ont-ils deviné que tout ce qu'on pense de ce premier Etre
soit indifférent ; et que toutes les religions qu'on voit sur la terre, lui
soient également bonnes? Parce qu'il y en a de fausses, s'ensuit-il qu'il n'y en
ait pas une véritable ; ou qu'on ne puisse plus connaître l'ami sincère, parce
qu'on est environné de trompeurs? Est-ce peut-être que tous ceux qui errent sont
de bonne foi ? L'homme ne peut-il pas, selon sa coutume, s'en imposer à
lui-même? Mais quel supplice ne méritent pas les obstacles qu'il aura mis par
ses préventions à des lumières plus pures? Où a-t-on pris que la peine et la
récompense ne soient que pour les jugements humains; et qu'il n'y ait pas en
Dieu une justice, dont celle qui reluit en nous ne soit qu'une étincelle? Que
s'il est une telle justice, souveraine et par conséquent inévitable, divine et
par conséquent infinie : qui nous dira qu'elle n'agisse jamais selon sa nature,
et qu'une justice infinie ne s'exerce pas à la fin par un supplice infini et
éternel? Où en sont donc les impies, et quelle assurance ont-ils contre la
vengeance éternelle dont on les menace? Au défaut d'un meilleur refuge,
iront-ils enfin se plonger dans l'abime de l'athéisme, et mettront-ils leur
repos dans une fureur qui ne trouve presque point de place dans les esprits? Qui
leur résoudra ces doutes, puisqu'ils veulent les appeler de ce nom? Leur raison,
qu'ils prennent pour guide, ne présente à leur esprit que des conjectures et des
embarras. Les absurdités où ils tombent, en niant la religion, deviennent plus
insoutenables que les vérités dont la hauteur les étonne ; et pour ne vouloir
pas croire des mystères incompréhensibles, ils suivent l'une après l'autre
d'incompréhensibles erreurs. Qu'est-ce donc après tout, Messieurs, qu’est-ce que
leur malheureuse incrédulité, sinon une erreur
553
sans fin, une témérité qui hasarde tout, un étourdissement
volontaire, et en un mot un orgueil qui ne peut souffrir son remède,
c'est-à-dire qui ne peut souffrir une autorité légitime (a)? Ne croyez
pas que l'homme ne soit emporté que par l'intempérance des sens. L'intempérance
de l'esprit n'est pas moins flatteuse. Comme l'autre, elle se fait des plaisirs
cachés et s'irrite par la défense. Ce superbe croit s'élever au-dessus de tout
et au-dessus de lui-même, quand il s'élève, ce lui semble, au-dessus de la
religion, qu'il a si longtemps révérée : il se met au rang des gens désabusés :
il insulte en son cœur aux faibles esprits, qui ne font que suivre les autres
sans rien trouver par eux-mêmes ; et devenu le seul objet de ses complaisances,
il se fait lui-même son Dieu.
C'est dans cet abîme profond que
la Princesse Palatine allait se perdre. Il est vrai qu'elle désirait avec ardeur
de connaître la vérité. Mais où est la vérité sans la foi, qui lui paraissait
impossible, à moins que Dieu l'établît en elle par un miracle? Que lui servait
d'avoir conservé la connaissance de la Divinité? Les esprits même les plus
déréglés n'en rejettent pas l'idée, pour n'avoir point à se reprocher un
aveuglement trop visible. Un Dieu qu'on fait à sa mode, aussi patient, aussi
insensible que nos passions le demandent, n'incommode pas. La liberté qu'on se
donne de penser tout ce qu'on veut, fait qu'on croit respirer un air nouveau. On
s'imagine jouir de soi-même et de ses désirs ; et dans le droit qu'on pense
acquérir de ne se rien refuser, on croit tenir tous les biens et on les goûte
par avance.
En cet état, chrétiens, où la
foi même est perdue , c'est-à-dire où le fondement est renversé, que restait-il
à notre Princesse? Que restait-il à une âme, qui par un juste jugement de Dieu
était déchue de toutes les grâces, et ne tenait à Jésus-Christ par aucun lien?
Qu'y restait-il, chrétiens, si ce n'est ce que dit saint Augustin? Il restait la
souveraine misère et la souveraine miséricorde : Restabat magna miseria et
magna misericordia (1). Il restait ce secret regard d'une Providence
miséricordieuse, qui la voulait rappeler des extrémités de la terre ; et voici
quelle fut la première
1 In
Psal. L, n. 8.
(a) 1ère édit. : ...
C'est-à-dire une autorité légitime.
554
touche. Prêtez l'oreille, Messieurs : elle a quelque chose
de miraculeux. Ce fut un songe admirable, de ceux que Dieu même fait venir du
ciel par le ministère des anges, dont les images sont si nettes et si démêlées,
où l'on voit je ne sais quoi de céleste. Elle crut, c'est elle-même qui le
raconte au saint abbé : écoutez , et prenez garde surtout de n'écouter pas avec
mépris l'ordre des avertissements divins, et la conduite de la grâce. Elle crut,
dis-je, « que marchant seule dans une forêt, elle y avait rencontré un aveugle
dans une petite loge. Elle s'approche pour lui demander s'il était aveugle de
naissance, ou s'il l'était devenu par quelque accident. Il répondit qu'il était
aveugle-né. Vous ne savez donc pas, reprit-elle, ce que c'est que la lumière,
qui est si belle et si agréable, et le soleil qui a tant d'éclat et de beauté ?
Je n'ai, dit-il, jamais joui de ce bel objet, et je ne m'en puis former aucune
idée. Je ne laisse pas de croire, continua-t-il, qu'il est d'une beauté
ravissante. L'aveugle parut alors changer de voix et de visage, et prenant un
ton d'autorité : Mon exemple, dit-il, vous doit apprendre qu'il y a des choses
très-excellentes et très-admirables qui échappent à notre vue, et qui n'en sont
ni moins vraies ni moins désirables, quoiqu'on ne les puisse ni comprendre ni
imaginer. » C'est en effet qu'il manque un sens aux incrédules comme à l'aveugle
; et ce sens, c'est Dieu qui le donne , selon ce que dit saint Jean (1) : « Il
nous a donné un sens pour connaître le vrai Dieu, et pour être en son vrai Fils
: » Dedit nobis sensum, ut cognoscamus verum Deum, et simus in vero Filio
ejus. Notre Princesse le comprit. En même temps, au milieu d'un songe si
mystérieux, « elle fit l'application de la belle comparaison de l'aveugle aux
vérités de la religion et de l'autre vie : » ce sont ses mots que je vous
rapporte. Dieu, qui n'a besoin ni de temps ni d'un long circuit de raisonnements
pour se faire entendre, tout à coup lui ouvrit les yeux. Alors par une soudaine
illumination, « elle se sentit si éclairée, » c'est elle-même qui continue à
vous parler, « et tellement transportée de la joie d'avoir trouvé ce qu'elle
cherchait depuis si longtemps, qu'elle ne put s'empêcher d'embrasser l'aveugle,
dont le discours lui découvrait une plus
1 I Joan., V, 20.
533
belle lumière que celle dont il était privé : Et, dit-elle,
il se répandit dans mon cœur une joie si douce et une foi si sensible, qu'il n'y
a point de paroles capables de l'exprimer. » Vous attendez, chrétiens, quel sera
le réveil d'un sommeil si doux et si merveilleux. Ecoutez, et reconnaissez que
ce songe est vraiment divin. « Elle s'éveilla là-dessus, dit-elle, et se trouva
dans le même état où elle s'était vue dans cet admirable songe; c'est-à-dire
tellement changée, qu'elle avait peine à le croire. » Le miracle qu'elle
attendait est arrivé : elle croit, elle qui jugeait la foi impossible : Dieu la
change par une lumière soudaine et par un songe qui tient de l'extase. Tout suit
en elle de la même force. « Je me levai, poursuit-elle, avec précipitation : mes
actions étaient mêlées d'une joie et d'une activité extraordinaire. » Vous le
voyez : cette nouvelle vivacité qui animait ses actions, se ressent encore dans
ses paroles. « Tout ce que je lisais sur la religion, me touchait jusqu'à
répandre des larmes. Je me trouvais à la messe dans un état bien différent de
celui où j'avais accoutumé d'être. » Car c'était de tous les mystères celui qui
lui paraissait le plus incroyable. « Mais alors, dit-elle, il me semblait sentir
la présence réelle de Notre-Seigneur à peu près comme l'on sent les choses
visibles, et dont l'on ne peut douter. » Ainsi elle passa tout à coup d'une
profonde obscurité à une lumière manifeste. Les nuages de son esprit sont
dissipés : miracle aussi étonnant que celui où Jésus-Christ fit tomber en un
instant des yeux de Saul converti cette espèce d'écaillé dont ils étaient
couverts (1). Qui donc ne s'écrierait à un si soudain changement : « Le doigt de
Dieu est ici (2) ? » La suite ne permet pas d'en douter, et l'opération de la
grâce se reconnaît dans ses fruits. Depuis ce bienheureux moment, la foi de
notre Princesse fut inébranlable ; et même cette joie sensible qu'elle avait à
croire, lui fut continuée quelque temps. Mais au milieu de ces célestes
douceurs, la justice divine eut son tour. L'humble Princesse ne crut pas qu'il
lui fût permis d'approcher d'abord des saints sacrements. Trois mois entiers
furent employés à repasser avec larmes ses ans écoulés parmi tant d'illusions,
et à préparer sa confession. Dans l'approche du jour désiré où elle espérait de
la faire, elle
1 Act., IX, 18. — 2 Exod., VIII, 19,
556
tomba dans une syncope qui ne lui laissa ni couleur, ni
pouls, ni respiration. Revenue d'une si longue et si étrange défaillance, elle
se vit replongée dans un plus grand mal ; et après les affres de la mort, elle
ressentit toutes les horreurs de l'enfer. Digne effet des sacrements de l'Eglise
, qui donnés ou différés, font sentir à l’âme la miséricorde de Dieu, ou tout le
poids de ses vengeances. Son confesseur qu'elle appelle la trouve sans force,
incapable d'application, et prononçant à peine quelques mots entrecoupés : il
fut contraint de remettre la confession au lendemain. Mais il faut qu'elle vous
raconte elle-même quelle nuit elle passa dans cette attente. Qui sait si la
Providence n'aura pas amené ici quelque âme égarée, qui doive être touchée de ce
récit? « Il est, dit-elle, impossible de s'imaginer les étranges peines démon
esprit sans les avoir éprouvées. J'appréhendais à chaque moment le retour de ma
syncope, c'est-à-dire ma mort et ma damnation. J'avouais bien que je n'étais pas
digne d'une miséricorde que j'avais si longtemps négligée : et je disais à Dieu
dans mon cœur que je n'avais aucun droit de me plaindre de sa justice; mais
qu'enfin, chose insupportable! je ne le verrais jamais; que je serois
éternellement avec ses ennemis, éternellement sans l'aimer, éternellement haïe
de lui. Je sentais tendrement ce déplaisir, et je le sentais même, comme je
crois, ce sont ses propres paroles, entièrement détaché des autres peines de
l'enfer. » Le voilà, mes chères Sœurs, vous le connaissez, le voilà ce pur amour
que Dieu lui-même répand dans les cœurs avec toutes ses délicatesses et dans
toute sa vérité. La voilà cette crainte qui change les cœurs : non point la
crainte de l'esclave, qui craint l'arrivée d'un maître fâcheux; mais la crainte
d'une chaste épouse, qui craint de perdre ce qu'elle aime. Ces sentiments
tendres, mêlés de larmes et de frayeur, aigrissaient son mal jusqu'à la dernière
extrémité. Nul n'en pénétrait la cause , et on attribuait ces agitations à la
fièvre dont elle était tourmentée. Dans cet état pitoyable, pendant qu'elle se
regardait comme une personne réprouvée et presque sans espérance de salut :
Dieu, qui fait entendre ses vérités en telle manière et sous telles figures
qu'il lui plaît, continua de l'instruire comme il a fait Joseph et Salomon; et
durant l'assoupissement
557
que l'accablement lui causa, il lui mit dans l'esprit cette
parabole si semblable à celle de l'Evangile. Elle voit paraître ce que
Jésus-Christ n'a pas dédaigné de nous donner comme l'image de sa tendresse (1),
une poule devenue mère, empressée autour des petits qu'elle conduisait. Un d'eux
s'étant écarté, notre malade le voit englouti par un chien avide. Elle accourt,
elle lui arrache cet innocent animal. En même temps on lui crie d'un autre côté
qu'il le fallait rendre au ravisseur, dont on éteindrait l'ardeur en lui
enlevant sa proie. « Non, dit-elle, je ne le rendrai jamais. » En ce moment elle
s'éveilla; et l'application delà figure qui lui avait été montrée, se fit en un
instant dans son esprit, comme si on lui eût dit : « Si vous qui êtes mauvaise
(2), ne pouvez vous résoudre à rendre ce petit animal que vous avez sauvé,
pourquoi croyez-vous que Dieu infiniment bon vous redonnera au démon, après vous
avoir tirée de sa puissance? Espérez, et prenez courage. » A ces mots elle
demeura dans un calme et dans une joie qu'elle ne pouvait exprimer, « comme si
un ange lui eût appris, ce sont encore ses paroles, que Dieu ne l'abandonnerait
pas. » Ainsi tomba tout à coup la fureur des vents et des flots à la voix de
Jésus-Christ qui les menaçait (3), et il ne fit pas un moindre miracle dans
l’âme de notre sainte pénitente, lorsque parmi les frayeurs d'une conscience
alarmée et « les douleurs de l'enfer (4), » il lui fit sentir tout à coup par
une vive confiance, avec la rémission de ses péchés , cette « paix qui surpasse
toute intelligence (5). » Alors une joie céleste saisit tous ses sens, « et les
os humiliés tressaillirent (6) ». Souvenez-vous, ô sacré Pontife, quand vous
tiendrez en vos mains la sainte victime qui ôte les péchés du monde,
souvenez-vous de ce miracle de sa grâce. Et vous saints prêtres, venez ; et vous
saintes filles, et vous chrétiens; venez aussi, ô pécheurs : tous ensemble,
commençons d'une même voix le cantique de la délivrance, et ne cessons de
répéter avec David : « Que Dieu est bon, que sa miséricorde est éternelle (7)! »
Il ne faut point manquer à de
telles grâces, ni les recevoir avec
1 Matth., XXIII, 37. — 2 Ibid.,
VII, 11. — 3 Marc., IV, 39; Luc., VIII, 24. — 4 Psal.
XVII, 6. — 5 Philip., IV, 7. — 6 Psal. L, 10. — 7 Psal.
CXXXV, 1.
508
mollesse. La Princesse Palatine change en un moment toute
entière : nulle parure que la simplicité, nul ornement que la modestie. Elle se
montre au monde à cette fois ; mais ce fut pour lui déclarer qu'elle avait
renoncé à ses vanités. Car aussi quelle erreur à une chrétienne, et encore à une
chrétienne pénitente, d'orner ce qui n'est digne que de son mépris, de peindre
et de parer l'idole du monde? de retenir comme par force, et avec mille
artifices autant indignes qu'inutiles, ces grâces qui s'envolent avec le temps?
Sans s'effrayer de ce qu'on dirait, sans craindre comme autrefois ce vain
fantôme des âmes infirmes, dont les grands sont épouvantés plus que tous les
autres, la Princesse Palatine parut à la Cour si différente d'elle-même : et dès
lors elle renonça à tous les divertissements, à tous les jeux jusqu'aux plus
innocents, se soumettant aux sévères lois de la pénitence chrétienne, et ne
songeant qu'à restreindre et à punir une liberté qui n'avait pu demeurer dans
ses bornes. Douze ans de persévérance au milieu des épreuves les plus
difficiles, l'ont élevée à un éminent degré de sainteté. La règle qu'elle se fit
dès le premier jour fut immuable; toute sa maison y entra : chez elle on ne
faisait que passer d'un exercice de piété à un autre. Jamais l'heure de
l'oraison ne fut changée ni interrompue, pas même par les maladies. Elle savait
que dans ce commerce sacré, tout consiste à s'humilier sous la main de Dieu, et
moins à donner qu'à recevoir : ou plutôt, selon le précepte de Jésus-Christ (1),
son oraison fut perpétuelle pour être égale au besoin. La lecture de l'Evangile
et des Livres saints en fournissait la matière : si le travail semblait
l'interrompre, ce n'était que pour la continuer d'une autre sorte. Par le
travail on charmait l'ennui, on ménageait le temps, on guérissait la langueur de
la paresse et les pernicieuses rêveries de l'oisiveté. L'esprit se relâchait
pendant que les mains industrieusement occupées s'exerçaient dans des ouvrages
dont la piété avait donné le dessein : c'était ou des habits pour les pauvres,
ou des ornements pour les autels. Les Psaumes avoient succédé aux cantiques des
joies du siècle. Tant qu'il n'était point nécessaire de parler, la sage
Princesse gardait le silence : la vanité et les médisances, qui
1 Luc., XVIII, 1.
559
soutiennent tout le commerce du monde, lui faisaient
craindre tous les entretiens ; et rien ne lui paraissait ni agréable ni sur que
la solitude. Quand elle parlait de Dieu, le goût intérieur d'où sortaient toutes
ses paroles, se communiquait à ceux qui conversaient avec elle; et les nobles
expressions qu'on remarquait dans ses discours ou dans ses écrits, venaient de
la haute idée qu'elle avait conçue des choses divines. Sa foi ne fut pas moins
simple que vive : dans les fameuses questions qui ont troublé en tant de
manières le repos de nos jours, elle déclarait hautement qu'elle n'avait autre
part à y prendre que celle d'obéir à l'Eglise. Si file eût eu la fortune des
ducs de Nevers ses pères, elle en aurait surpassé la pieuse magnificence,
quoique cent temples fameux en portent la gloire jusqu'au ciel, « et que les
églises des saints publient leurs aumônes (1). » Le Duc son père avait fondé
dans ses terres de quoi marier tous les ans soixante filles : riche oblation,
présent agréable. La Princesse sa fille en mariait aussi tous les ans ce qu'elle
pouvait, ne croyant pas assez honorer les libéralités de ses ancêtres, si elle
ne les imitait. On ne peut retenir ses larmes, quand on lui voit épancher son
cœur sur de vieilles femmes qu'elle nourrissait. Des yeux si délicats firent
leurs délices de ces visages ridés, de ces membres courbés sous les ans. Ecoutez
ce qu'elle en écrit au fidèle ministre de ses charités, et dans un même discours
apprenez à goûter la simplicité et la charité chrétienne, o Je suis ravie,
dit-elle, que l'affaire de nos bonnes vieilles soit si avancée. Achevons vite au
nom de Notre-Seigneur ; ôtons vitement cette lionne femme de l'étable où elle
est, et la mettons dans un de ces petits lits. » Quelle nouvelle vivacité
succède à celle que le monde inspire ! Elle poursuit : « Dieu me donnera
peut-être de la santé pour aller servir cette paralytique : au moins je le ferai
par mes soins, si les forces me manquent : et joignant mes maux aux siens, je
les offrirai plus hardiment à Dieu. Mandez-moi ce qu'il faut pour la nourriture
et 1rs ustensiles de ces pauvres femmes; peu à peu nous les mettrons à leur
aise. » Je me plais à répéter toutes ces paroles, maigre les oreilles délicates
: elles effacent les discours les plus magnifiques, et je voudrais ne parler
plus que ce langage.
1 Eccli., XXXI, 11.
560
Dans les nécessités extraordinaires, sa charité faisait de
nouveaux efforts. Le rude hiver des années dernières acheva de la dépouiller de
ce qui lui restait de superflu : tout devint pauvre dans sa maison et sur sa
personne : elle voyait disparaître avec une joie sensible les restes des pompes
du monde ; et l'aumône lui apprenait à se retrancher tous les jours quelque
chose de nouveau. C'est en effet la vraie grâce de l'aumône, en soulageant les
besoins des pauvres, de diminuer en nous d'autres besoins ; c'est-à-dire ces
besoins honteux qu'y fait la délicatesse, comme si la nature n'était pas assez
accablée de nécessités. Qu'attendez-vous, chrétiens, à vous convertir; et
pourquoi désespérez-vous de votre salut? Vous voyez la perfection où s'élève
l’âme pénitente, quand elle est fidèle à la grâce. Ne craignez ni la maladie, ni
les dégoûts, ni les tentations, ni les peines les plus cruelles. Une personne si
sensible et si délicate, qui ne pouvait seulement entendre nommer les maux, a
souffert douze ans entiers et presque sans intervalle, ou les plus vives
douleurs, ou des langueurs qui épuisaient le corps et l'esprit : et cependant
durant tout ce temps, et dans les tourments inouïs de sa dernière maladie, où
ses maux s'augmentèrent jusqu'aux derniers excès, elle n'a eu à se repentir que
d'avoir une seule fois souhaité une mort plus douce. Encore réprima-t-elle ce
faible désir, en disant aussitôt après avec Jésus-Christ la prière du sacré
mystère du Jardin : c'est ainsi qu'elle appelait la prière de l'agonie de notre
Sauveur : « O mon Père, que votre volonté soit faite, et non pas la mienne (1).
» Ses maladies lui ôtèrent la consolation qu'elle avait tant désirée d'accomplir
ses premiers desseins, et de pouvoir achever ses jours sous la discipline et
dans l'habit de Sainte-Fare. Son cœur donné ou plutôt rendu à ce monastère, où
elle avait goûté les premières grâces, a témoigné son désir ; et sa volonté a
été aux yeux de Dieu un sacrifice parfait. C'eût été un soutien sensible à une
âme comme la sienne d'accomplir de grands ouvrages pour le service de Dieu :
mais elle est menée par une autre voie, par celle qui crucifie davantage ; qui
sans rien laisser entreprendre à un esprit courageux, le tient accablé et
anéanti sous la rude loi de souffrir.
1 Luc., XXII, 42,
561
Encore s'il eût plu à Dieu de lui conserver ce goût
sensible de la piété, qu'il avait renouvelé dans son cœur au commencement de sa
pénitence : mais, non; tout lui est ôté; sans cesse elle est travaillée de
peines insupportables : « O Seigneur, disait le saint homme Job, vous me
tourmentez d'une manière merveilleuse (1) ! » C'est que sans parler ici de ses
autres peines, il portait au fond de son cœur une vive et continuelle
appréhension de déplaire à Dieu. Il voyait d'un côté sa sainte justice, devant
laquelle les anges ont peine à soutenir leur innocence. Il le voyait avec ces
yeux éternellement ouverts observer toutes les démarches, compter tous les pas
d'un pécheur (2), et « garder ses péchés comme sous le sceau,» pour les lui
représenter au dernier jour : Signasti quasi in sacculo delicta mea (3).
D'un autre côté il ressentait ce qu'il y a de corrompu dans le cœur de l'homme :
« Je craignais, dit-il, toutes mes œuvres (4). » Que vois-je? Le péché! le péché
partout! Et il s'écriait jour et nuit ; « O Seigneur, pourquoi n'ôtez-vous pas
mes péchés (5) ? » Et que ne tranchez-vous une fois ces malheureux jours où l'on
ne fait que vous offenser, afin qu'il ne soit pas dit « que je sois contraire à
la parole du Saint (6) ? » Tel était le fond de ses peines ; et ce qui paraît de
si violent dans ses discours, n'est que la délicatesse d'une conscience qui se
redoute elle-même, ou l'excès d'un amour qui craint de déplaire. La Princesse
Palatine souffrit quelque chose de semblable. Quel supplice à une conscience
timorée! Elle croyait voir partout dans ses actions un amour-propre déguisé en
vertu. Plus elle était clairvoyante, plus elle était tourmentée. Ainsi Dieu
l'humiliait par ce qui a coutume de nourrir l'orgueil, et lui faisait un remède
de la cause de son mal. Qui pourrait dire par quelles terreurs elle arrivait aux
délices de la sainte table? Mais elle ne perdait pas la confiance. Enfin
dit-elle, c’est ce qu'elle écrit au saint prêtre que Dieu lui avait donné pour
la soutenir dans ses peines : « Enfin je suis parvenue au divin banquet. Je
m'étais levée dès le matin pour être devant le jour aux portes du Seigneur :
mais lui seul sait les combats qu'il a fallu rendre. » La matinée se passait
dans ce cruel exercice.
1 Job, X, 16. — 2 Ibid.,
XIV, 16. — 3 Ibid., 17. — 4 Ibid., IX, 28. — 5 Ibid.
VII, 21. — 6 Ibid., VI, 10.
562
« Mais à la fin, poursuit-elle, malgré mes faiblesses je me
suis comme traînée moi-même aux pieds de Notre-Seigneur; et j'ai connu qu'il
fallait, puisque tout s'est fait en moi par la force de la divine bonté, que je
reçusse encore avec une espèce de force ce dernier et souverain bien. » Dieu lui
découvrait dans ses peines l'ordre secret de sa justice sur ceux qui ont manqué
de fidélité aux grâces de la pénitence. « Il n'appartient pas, disait-elle, aux
esclaves fugitifs, qu'il faut aller reprendre par force et les ramener comme
malgré eux, de s'asseoir au festin avec les enfants et les amis; et c'est assez
qu'il leur soit permis de venir recueillir à terre les miettes qui tombent de la
table de leurs seigneurs. » Ne vous étonnez pas, chrétiens, si je ne fais plus,
faible orateur, que de répéter les paroles delà Princesse Palatine : c'est que
j'y ressens la manne cachée et le goût des Ecritures divines, que ses peines et
ses sentiments lui faisaient entendre. Malheur à moi, si dans cette chaire
j'aime mieux me chercher moi-même que votre salut, et si je ne préfère à mes
inventions, quand elles pourraient vous plaire, les expériences de cette
Princesse, qui peuvent vous convertir ! Je n'ai regret qu'à ce que je laisse, et
je ne puis vous taire ce qu'elle a écrit touchant les tentations d'incrédulité.
« Il est bien croyable, disait-elle, qu'un Dieu qui aime infiniment, en donne
des preuves proportionnées à l'infinité de son amour et à l'infinité de sa
puissance : et ce qui est propre à la toute-puissance d'un Dieu, passe de bien
loin la capacité de notre faible raison. C'est, ajoute-t-elle, ce que je me dis
à moi-même, quand les démons tâchent d'étonner ma foi ; et depuis qu'il a plu à
Dieu de me mettre dans le cœur, » remarquez ces belles paroles, « que son amour
est la cause de tout ce que nous croyons, cette réponse me persuade plus que
tous les livres. » C'est en effet l'abrégé de tous les saints Livres et de toute
la doctrine chrétienne. Sortez, Parole éternelle, Fils unique du Dieu vivant,
sortez du bienheureux sein de votre Père(1), et venez annoncer aux hommes le
secret que vous y voyez. Il l'a fait, et durant trois ans il n'a cessé de nous
dire le secret des conseils de Dieu. Mais tout ce qu'il en a dit est renfermé
dans ce seul mot de son Evangile : « Dieu a tant aimé le monde,
1 Joan., I, 18.
503
qu'il lui a donné son Fils unique (1). » Ne demandez plus
ce qui a uni en Jésus-Christ le ciel et la terre, et la croix avec les grandeurs
: « Dieu a tant aimé le monde. » Est-il incroyable que Dieu aime, et que la
bonté se communique? Que ne fait pas entreprendre aux âmes courageuses l'amour
de la gloire, aux âmes les plus vulgaires l'amour des richesses, à tous enfin
tout ce qui porte le nom d'amour? Rien ne coûte, ni périls, ni travaux, ni
peines : et voilà les prodiges (a) dont l'homme est capable. Que si
l'homme, qui n'est que faiblesse, tente l'impossible : Dieu, pour contenter son
amour, n'exécutera-t-il rien d'extraordinaire? Disons donc pour toute raison
dans tous les mystères : « Dieu a tant aimé le monde. » C'est la doctrine du
Maître, et le Disciple bien-aimé l'avait bien comprise. De son temps un
Cérinthe, un hérésiarque, ne voulait pas croire qu'un Dieu eût pu se faire
homme, et se faire la victime des pécheurs. Que lui répondit cet apôtre vierge,
ce prophète du Nouveau Testament, cet aigle, ce théologien par excellence, ce
saint vieillard qui n'avait de force que pour prêcher la charité et pour dire :
« Aimez-vous les uns les autres en Notre-Seigneur ; » que répondit-il à cet
hérésiarque? Quel symbole, quelle nouvelle confession de foi opposa-t-il à son
hérésie naissante? Ecoutez et admirez. « Nous croyons, dit-il, et nous
confessons l'amour que Dieu a pour nous : » Et nos credidimus charitati, quam
habet Deus in nobis (2). C'est là toute la foi des chrétiens : c'est la
cause et l'abrégé de tout le symbole. C'est là que la Princesse Palatine a
trouvé la résolution de ses anciens doutes. Dieu a aimé : c'est tout dire. S'il
a fait, disait-elle, de si grandes choses pour déclarer son amour dans
l'Incarnation : que n'aura-t-il pas fait pour le consommer dans l'Eucharistie,
pour se donner, non plus en général à la nature humaine, mais à chaque fidèle en
particulier? Croyons donc avec saint Jean en l'amour d'un Dieu : la foi nous
paraîtra douce, en la prenant par un endroit si tendre. Mais n'y croyons pas à
demi, à la manière des hérétiques, dont l'un en retranche une chose, et l'autre
une autre ; l'un le mystère de l'Incarnation, et l'autre celui de l'Eucharistie
;
1 Joan., III, 16. — 2 1 Joan.,
IV, 16.
(a) 1ère édit. : Tous les prodiges.
564
chacun ce qui lui déplaît : faibles esprits ou plutôt cœurs
étroits et entrailles resserrées (1), que la foi et la charité n'ont pas assez
dilatées pour comprendre toute l'étendue de l'amour d'un Dieu. Pour nous,
croyons sans réserve et prenons le remède entier, quoi qu'il en coûte à notre
raison. Pourquoi veut-on que les prodiges coûtent tant à Dieu? Il n'y a plus
qu'un seul prodige, que j'annonce aujourd'hui au monde. O ciel, ô terre,
étonnez-vous à ce prodige nouveau ! C'est que parmi tant de témoignages de
l'amour divin , il y ait tant d'incrédules et tant d'insensibles. N'en augmentez
pas le nombre, qui va croissant tous les jours. N'alléguez plus votre
malheureuse incrédulité, et ne faites pas une excuse de votre crime. Dieu a des
remèdes pour vous guérir, et il ne reste qu'à les obtenir par des vœux
continuels. Il a su prendre la sainte Princesse dont nous parlons, par le moyen
qu'il lui a plu : il en a d'autres pour vous jusqu'à l'infini, et vous n'avez
rien à craindre que de désespérer de ses bontés. Vous osez nommer vos ennuis,
après les peines terribles où vous l'avez vue! Cependant, si quelquefois elle
désirait d'en être un peu soulagée, elle se le reprochait à elle-même : « Je
commence, disait-elle, à m'apercevoir que je cherche le paradis terrestre à la
suite de Jésus-Christ, au lieu de chercher la montagne des Olives et le
Calvaire, par où il est entré dans sa gloire. » Voilà ce qu'il lui servit de
méditer l'Evangile nuit et jour, et de se nourrir de la parole de vie. C'est
encore ce qui lui fit dire cette admirable parole, « qu'elle aimait mieux vivre
et mourir sans consolation que d'en chercher hors de Dieu. » Elle a porté ces
sentiments jusqu'à l'agonie , et prèle à rendre l’âme, on entendit qu'elle
disait d'une voix mourante : » Je m'en vais voir comment Dieu me traitera; mais
j'espère en ses miséricordes. » Cette parole de confiance emporta son âme sainte
au séjour des justes.
Arrêtons ici, chrétiens : et
vous, Seigneur, imposez silence à cet indigne ministre , qui ne fait
qu'affaiblir votre parole. Parlez dans les cœurs, Prédicateur invisible, et
faites que chacun se parle à soi-même. Parlez, mes Frères, parlez : je ne suis
ici que pour aider vos réflexions. Elle viendra cette heure dernière : elle
1 II Cor., VI, 11, 12.
565
approche, nous y touchons, la voilà venue. Il faut dire
avec Anne de Gonzague : Il n'y a plus ni Princesse, ni Palatine; ces grands
noms, dont on s'étourdit, ne subsistent plus. Il faut dire avec elle : Je m'en
vais, je suis emporté par une force inévitable; tout fuit, tout diminue, tout
disparaît à mes yeux. Il ne reste plus à l'homme que le néant et le péché : pour
tout fonds, le néant; pour toute acquisition, le péché. Le reste, qu'on croyait
tenir, échappe : semblable à l'eau gelée, dont le vil cristal se fond entre les
mains qui le serrent, et ne fait que les salir. Mais voici ce qui glacera le
cœur, ce qui achèvera d'éteindre la voix, ce qui répandra la frayeur dans toutes
les veines : « Je m'en vais voir comment Dieu me traitera; » dans un moment, je
serai entre ces mains dont saint Paul écrit en tremblant : « Ne vous y trompez
pas, on ne se moque pas de Dieu (1); » et encore : «C'est une chose horrible de
tomber entre les mains du Dieu vivant (2) ; » entre ces mains où tout est
action, où tout est vie; rien ne s'affaiblit, ni ne se relâche, ni ne se
ralentit jamais : je m'en vais voir si ces mains toutes-puissantes me seront
favorables ou rigoureuses ; si je serai éternellement, ou parmi leurs dons, ou
sous leurs coups. Voilà ce qu'il faudra dire nécessairement avec notre
Princesse. Mais pourrons-nous ajouter avec une conscience aussi tranquille : «
J'espère en sa miséricorde?» Car qu'aurons-nous fait pour la fléchir? Quand
aurons-nous écouté « la voix de celui qui crie dans le désert : Préparez les
voies du Seigneur (3)? » Comment? Par la pénitence. Mais serons-nous fort
contens d'une pénitence commencée à l'agonie , qui n'aura jamais été éprouvée,
dont jamais on n'aura vu aucun fruit; d'une pénitence imparfaite, d'une
pénitence nulle, douteuse si vous le voulez ; sans forces, sans réflexion, sans
loisir pour en réparer les défauts? N'en est-ce pas assez pour être pénétré de
crainte jusque dans la moelle des os? Pour celle dont nous parlons, ah! mes
Frères, toutes les vertus qu'elle a pratiquées se ramassent dans cette dernière
parole, dans ce dernier acte de sa vie : la foi, le courage l'abandon à Dieu, la
crainte de ses jugements et cet amour plein de confiance, qui seul efface tous
les péchés. Je ne m'étonne donc pas si le saint pasteur qui l'assista dans sa
dernière maladie et qui
1 Galat., VI, 7. — 2 Hebr., X, 31. — 3 Luc.,
III, 4, 8.
566
recueillit ses derniers soupirs, pénétré de tant de vertus,
les porta jusque dans la chaire, et ne put s'empêcher de les célébrer dans
l'assemblée des fidèles. Siècle vainement subtil, où l'on veut pécher avec
raison, où la faiblesse veut s'autoriser par des maximes, où tant d’âmes
insensées cherchent leur repos dans le naufrage de la foi, et ne font d'effort
contre elles-mêmes que pour vaincre, au lieu de leurs passions, les remords de
leur conscience : la Princesse Palatine t'est donnée « comme un signe et un
prodige : » in signum et in portentum (1). Tu la verras au dernier jour,
comme je t'en ai menacé, confondre ton impénitence et tes vaines excuses. Tu la
verras se joindre à ces saintes filles et à toute la troupe des Saints : et qui
pourra soutenir leurs redoutables clameurs? Mais que sera-ce quand Jésus-Christ
paraîtra lui-même à ces malheureux; quand ils verront celui qu'ils auront percé,
comme dit le Prophète (2), dont ils auront rouvert toutes les plaies; et qu'il
leur dira d'une voix terrible : « Pourquoi me déchirez-vous par vos blasphèmes,
» nation impie? Me configitis, gens tota (3). Ou si vous ne le faisiez
pas par vos paroles, pourquoi le faisiez-vous par vos œuvres? Ou pourquoi
avez-vous marché dans mes voies d'un pas incertain, comme si mon autorité était
douteuse? Race infidèle, me connaissez-vous à celle fois? Suis-je votre Roi?
suis-je votre Juge? suis-je votre Dieu? Apprenez-le par voire supplice. Là
commencera ce pleur éternel; là ce grincement de dents (4), qui n'aura jamais de
fin. Pendant que les orgueilleux seront confondus , vous fidèles « qui tremblez
à sa parole (5), » en quelque endroit que vous soyez de cet auditoire, peu
connus des hommes et connus de Dieu, vous commencerez à lever la tête (6). Si
touchés des saints exemples que je vous propose, vous laissez attendrir vos
cœurs ; si Dieu a béni le travail par lequel je tâche de vous enfanter en
Jésus-Christ ; et que trop indigne ministre de ses conseils, je n'y aie pas été
moi-même un obstacle, vous bénirez la bonté divine, qui vous aura conduits à la
pompe funèbre de cette pieuse Princesse, où vous aurez peut-être trouvé le
commencement de la véritable vie. Et vous, Prince, qui l'avez tant honorée
pendant qu'elle était
1 Isa., VIII, 18. — 2 Zachar.,
XII, 10. — 3 Malach., III, 9. — 4 Matth., VIII, 12.
567
au monde; qui favorable interprète de ses moindres désirs,
continuez votre protection et vos soins à tout ce qui lui fut cher, et qui lui
donnez les dernières marques de piété avec tant de magnificence et tant de zèle
: vous, Princesse, qui gémissez en lui rendant ce triste devoir, et qui avez
espéré de la voir revivre dans ce discours : que vous dirai-je pour vous
consoler? Comment pourrai-je, Madame, arrêter ce torrent de larmes, que le temps
n'a pas épuisé, que tant de justes sujets de joie n'ont pas tari? Reconnaissez
ici le monde : reconnaissez ses maux toujours plus réels que ses biens, et ses
douleurs par conséquent plus vives et plus pénétrantes que ses joies. Vous avez
perdu ces heureux moments où vous jouissiez des tendresses d'une mère, qui n'eut
jamais son égale : vous avez perdu cette source inépuisable de sages conseils :
vous avez perdu ces consolations, qui par un charme secret faisaient oublier les
maux dont la vie humaine n'est jamais exempte. Mais il vous reste ce qu'il y a
de plus précieux : l'espérance de la rejoindre dans le jour de l'éternité, et en
attendant sur la terre, le souvenir de ses instructions, l'image de ses vertus
et les exemples de sa vie.
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