III Carême I
Précédente Accueil Remonter Suivante
Bibliothèque

Accueil
Remonter
I Carême I
I Carême II
I Carême III
I Carême IV
I Carême Plan
I Carême Ld
I Carême Vd
II Carême I
II Carême II
II Carême Ld
Honneur
II Carême Jd I
II Carême Jd II
III Carême I
III Carême II
III Carême Mardi
III Carême Vdi
III Carême Sdi
III Carême Sdi abr.
IV Carême I
IV Carême II
IV Carême III
IV Carême Mardi abr.
IV Carême Mcdi Plan
IV Carême Vdi
Brièveté Vie frg
Passion I
Passion II
Passion III
Passion Mardi
Sem. Passion (3) I
Sem. Passion (3) II
Sem. Passion (3) III
Vendr. Passion I
Vendr. Passion II
Sem. Passion abrg.
Rameaux I
Rameaux II
Rameaux III
Rameaux IV

 

 

PREMIER SERMON
POUR
LE IIIe DIMANCHE DE CARÊME,
SUR L'AMOUR DES PLAISIRS (a).

 

Homo quidam habuit duos filios, et dixit adolescentior ex illis patri : Pater, da mihi portionem substantiae quae me contingit.

 

Un homme avait deux fils, et le plus jeune des deux dit à son père : Mon père, donnez-moi mon partage du bien qui me touche (b). Luc, XV, 11.

 

La parabole de l'Enfant prodigue nous fut hier proposée par la sainte Eglise dans la célébration des mystères, et je pense que vous voudrez bien que je ramène aujourd'hui un si beau et si utile spectacle (c). Et certainement, chrétiens, toute l'histoire de ce prodigue, sa malheureuse sortie de la maison de son père, ses voyages ou plutôt ses égarements dans un pays éloigné, son avidité pour avoir son bien et sa prodigieuse facilité à le dissiper.

 

(a) Prêché en 1662, dans le Carême du Louvre, devant Louis XIV, la reine Marie-Thérèse d'Autriche, la reine mère d'Angleterre, Anne-Mauricette d'Espagne , Monsieur frère du roi, Gaston de France, etc.

Notre sermon renferme ces mots dans le deuxième point : « Vous vivez ici dans la Cour ; » ce qui indique assez le Heu de son apparition. D'une autre part il contient dans la péroraison, sur la mort du juste, un passade que l'auteur a transporté presque mot pour mot dans le second sermon pour la Purification de la sainte Vierge. Or ce dernier sermon a été prêché en 1666 devant la Cour. Le premier l'a donc été en 1662 ; car à coup sûr Bossuet n'a pas répété deux fois, dans un court intervalle, les mêmes choses et les mêmes paroles devant le même auditoire.

Il dit dès les premiers mots de l'exorde : « La parabole de l'Enfant prodigue nous fut hier proposée par la sainte Eglise dans la célébration des mystères. » Le sermon a donc été prononcé le troisième dimanche de Carême, puisque la parabole de l'Enfant prodigue se fit le samedi précédent. Mais l'auteur ajoute immédiatement après, dans une variante : « Il n'y a que peu de jours que la parabole de l'Enfant prodigue fut lue dans la célébration des mystères; » d'où il paraît que le même sermon a été prêché une seconde fois pendant la semaine.

(b) Var. : Qui me regarde, — qui m'appartient. — (c) Il n'y a que, peu de jours que  la parabole de l'Enfant prodigue fut lue dans la célébration des mystères, et je me sens invité à ramener aujourd'hui un si beau et si utile spectacle.

 

200

 

ses libertés et sa servitude, ses douleurs après ses plaisirs, et la misère extrême où il est réduit pour avoir tout (a) donné à son plaisir, enfin la variété infinie et le mélange de ses aventures sont un tableau si naturel de la vie humaine ; et son retour à son père, où il retrouve avec abondance tous les biens qu'il avait perdus, une image si accomplie des grâces de la pénitence, que je croirais manquer tout à fait au saint ministère dont je suis chargé, si je négligeais les instructions que Jésus-Christ a renfermées dans cet évangile. Ainsi mon esprit ne travaille plus qu'à trouver à quoi se réduire dans une matière si vaste ; tout me paraît important, et je ne puis tout traiter sans entreprendre aujourd'hui un discours immense. Grand Dieu, arrêtez mon choix sur ce qui sera le plus profitable à cet illustre auditoire, et donnez-moi les lumières de votre Esprit Saint par les pieuses intercessions de la bienheureuse Vierge que je salue avec l'ange en disant : Ave, etc.

 

Depuis notre ancienne désobéissance, il semble que Dieu ait voulu retirer du monde tout ce qu'il y avait répandu de joie véritable pendant l'innocence (b) des commencements ; si bien que ce qui flatte maintenant nos sens n'est plus qu'un amusement dangereux et une illusion de peu de durée. Le Sage l'a bien compris lorsqu'il a dit ces paroles : Risus dolore miscebitur, et extrema gaudii luctus occupat (1) : « Le ris sera mêlé de douleur, et les joies se termineront (c) en regrets. » C'est connaître le monde que de parler ainsi de ses plaisirs ; et ce grand homme a bien remarqué dans les paroles que j'ai rapportées, premièrement qu'ils ne sont pas purs, puisqu'ils sont mêlés de douleurs ; et secondement qu'ils passent bien vite (d), puisque la tristesse les suit de si près. En effet il est véritable que nous ne goûtons point ici de joie sans mélange. La félicité des hommes du monde est composée de tant de pièces, qu'il y en a toujours quelqu'une qui manque; et la douleur a trop d'empire dans la vie humaine pour nous laisser jouir longtemps de quelque repos. C'est ce que nous pouvons

 

1 Prov., XIV, 13.

(a) Var. : Trop. — (b) Dans l'innocence. — (c) Finiront— (d) Qu'ils n'ont point de consistance,— qu'ils ont peu de consistance.

 

201

 

entendre par la parabole de l'Enfant prodigue. Pour donner un cours plus libre à ses passions, il renonce aux commodités et à la douceur de sa maison paternelle, et il achète à ce prix cette liberté malheureuse. Le plaisir de jouir de ses biens est suivi de leur entière dissipation. Ses excès, ses profusions, cette vie voluptueuse qu'il a embrassée le réduisent à la servitude, à la faim et au désespoir. Ainsi vous voyez, Messieurs, que ses joies se tournent bientôt en une amertume infinie : Extrema gaudit luctus occupat ; mais voici un autre changement qui n'est pas moins remarquable. La longue suite de ses malheurs l'ayant fait rentrer en lui-même, il retourne enfin à son père, repentant et affligé de tous ses désordres; et reçu dans ses bonnes grâces, il recouvre par ses larmes et par ses regrets ce que ses joies dissolues lui avaient fait perdre. Etranges vicissitudes ! Plongé par ses plaisirs déréglés dans un abîme de douleurs, il rentre par sa douleur même dans la tranquille possession d'une joie parfaite. Tel est le miracle de la pénitence ; et c'est ce qui me donne lieu, chrétiens (a), de vous faire voir aujourd'hui dans l'égarement et dans le retour de ce prodigue ces deux vérités importantes : les plaisirs sources de douleurs, et les douleurs sources fécondes de nouveaux plaisirs. C'est le partage de ce discours et le sujet de vos attentions.

 

PREMIER  POINT.

 

L'apôtre saint Paul a prononcé que « tous ceux qui veulent vivre pieusement en Jésus-Christ souffriront persécution : » Omnes qui piè volunt vivere in Christo Jesu, persecutionem patientur (1). L'Eglise était encore dans son enfance, et déjà toutes les puissances du monde s'armaient contre elle. Mais ne vous persuadez pas qu'elle ne fût persécutée que par les tyrans ennemis déclarés du christianisme (b). Chacun de ses enfants était soi-même son persécuteur. Pendant qu'on affichait à tous les poteaux et dans toutes les places publiques des sentences et des proscriptions (c) contre les fidèles, eux-mêmes se condamnaient d'une

 

1 II Timoth., III, 12.

(a) Var. : Et c'est ce qui me porte, Messieurs, à...— (b) Ennemis du nom chrétien. — (c) Et des proscriptions épouvantables.

 

202

 

autre sorte. Si les empereurs les exilaient de leur patrie, tout le monde leur était un exil ; ils s'ordonnaient à eux-mêmes de ne s'attacher nulle part (a) et de n'établir leur domicile en aucun pays de la terre. Si on leur ôtait la vie par violence, eux-mêmes s'ôtaient les plaisirs volontairement, et Tertullien a raison de dire que cette sainte et innocente persécution aliénait encore plus les esprits que l'autre : Plures inventas, quos magis periculum voluptatis quùm vitœ avocet ab hâc sectâ, cùm alia non sit et stulto et sapienti vitœ gratia, nisi voluptas (1). C'est-à-dire qu'on s'éloignait du christianisme plus par la crainte de perdre les plaisirs que par celle de perdre la vie, qu'on aimait autant n'avoir pas que de l'avoir sans goût et sans agrément. C'est-à-dire que si l'on craignait les rigueurs des empereurs contre l'Eglise, on craignait encore davantage la sévérité de sa discipline contre elle-même, et que plusieurs se seraient exposés plus facilement à se voir ôter la vie qu'à se voir arracher les plaisirs, sans lesquels la vie leur est ennuyeuse.

Ce martyre, Messieurs, ne finira point (b), et cette sainte persécution par laquelle nous combattons en nous-mêmes les attraits des sens, doit durer autant que l'Eglise. La haine aveugle et injuste qu'avaient les grands du monde contre l'Evangile a eu son cours limité, et le temps l'a enfin tout à fait éteinte; mais la haine des chrétiens contre eux-mêmes et contre leur propre corruption doit être immortelle, et c'est elle qui fera durer jusqu'à la fin des siècles ce martyre vraiment merveilleux où chacun s'immole soi-même, où le persécuteur et le patient sont également agréables, où Dieu d'une même main soutient celui qui souffre et couronne celui qui persécute (c).

Je n'ignore pas, chrétiens, que plusieurs murmurent ici contre

 

1 De Spect., n. 2.

 

(a) Var. : De ne s'arrêter nulle part. — (b) Ne doit point cesser. — (c) Note marg.: Prouver par l'Evangile. On y lit: Crucem suam quotidie (Luc, rx, 23) : tous les jours. Dicebat ad omnes (Ibid.), non aux religieux et aux solitaires : Intrate per angustam portant, quia lata porta et spatiosà via est quœ ducit ad perditionem, et multi sunt qui intrant per eam. Quàm augusta porta et arcta via est quœ ducit ad vitam, et pauci sunt qui intrant per eam (Matth., VII, 13,14) ! Il ne dit pas à la perdition, mais à la vie. Contendite intrare per angustam portam, quia multi, dico vobis, quarent intrare, et non poterunt (Luc., XIII, 24).

 

203

 

la sévérité de l'Evangile. Ils veulent bien que Dieu nous défende ce qui fait tort au prochain ; mais ils ne peuvent comprendre que l'on mette de la vertu à se priver des plaisirs, et les bornes qu'on nous prescrit de ce côté-là (a) leur semblent insupportables. Mais s'il n'était mieux séant à la dignité de cette chaire de supposer comme indubitables les maximes de l'Evangile que de les prouver par raisonnement, avec quelle facilité pourrais-je vous faire voir qu'il était absolument nécessaire que Dieu réglât par ses saintes lois toutes les parties de notre conduite; que lui, qui nous a prescrit l'usage que nous devons faire de nos biens, ne devait pas négliger de nous enseigner celui que nous devons faire de nos sens ; que si, ayant égard à la faiblesse des sens, il leur a donné quelques plaisirs, aussi pour honorer la raison (b), il y fallait mettre des bornes, et ne livrer pas au corps l'homme tout entier, à la honte de l'esprit.

Et certainement, chrétiens, il ne faut pas s'étonner que Jésus-Christ nous commande de persécuter en nous-mêmes l'amour des plaisirs, puisque sous prétexte d'être nos amis, ils nous causent de si grands maux. Les pires des ennemis, disait sagement cet ancien (1), ce sont les flatteurs; et j'ajoute avec assurance que les pires de tous les flatteurs, ce sont les plaisirs. Ces dangereux conseillers, où ne nous mènent-ils pas par leurs flatteries? Quelle honte, quelle infamie, quelle ruine dans les fortunes, quels dérèglements dans les esprits, quelles infirmités même dans les corps. n'ont pas été introduites par l'amour désordonné des plaisirs ? Ne voyons-nous pas tous les jours plus de maisons ruinées par lu sensualité que par les disgrâces, plus de familles divisées et troublées dans leur repos par les plaisirs que par les ennemis les plus artificieux, plus d'hommes immolés avant le temps à la mort pattes plaisirs que par les guerres et les combats (c)? Les tyrans, dont nous parlions tout à l'heure, ont-ils jamais inventé des tortures plus insupportables que celles que les plaisirs font souffrir à ceux qui s'y abandonnent? Ils ont amené dans le monde des

 

1 Q. Curt., lib. VIII, cap. V et VIII.

(a) Var.: Qu'on nous y prescrit. — (b) Pour l'amour de la raison. — (c)   Que par les violences et les combats , — par les combats.

 

204

 

maux inconnus au genre humain; et les médecins nous enseignent d'un commun accord que ces funestes complications de symptômes et de maladies, qui déconcertent leur art, confondent leurs expériences, démentent (a) si souvent leurs anciens aphorismes, ont leurs sources dans les plaisirs. Qui ne voit donc clairement combien il était juste de nous obliger d'en être les persécuteurs, puisqu'ils sont eux-mêmes en tant de façons les plus cruels persécuteurs de la vie humaine ?

Mais laissons les maux qu'ils font à nos corps et à nos fortunes; parlons de ceux qu'ils font à nos âmes, dont le cours est inévitable. La source de tous les maux, c'est qu'ils nous éloignent de Dieu, pour lequel si notre cœur ne nous dit pas que nous sommes faits, il n'y a point de paroles qui puissent guérir notre aveuglement. Or, mes frères, Dieu est esprit, et ce n'est que par l'esprit qu'on le peut atteindre. Qui ne voit donc que plus nous marchons dans la région des sens, plus nous nous éloignons de notre demeure natale, et plus nous nous égarons dans une terre étrangère?

Le prodigue nous le fait bien voir ; et ce n'est pas sans raison qu'il est écrit dans notre évangile qu'en sortant de la maison de son père, « il alla dans une région bien éloignée : » Peregre profectus est in regionem longinquam (1). Ce fils dénaturé et ce serviteur fugitif, qui quitte pour ses plaisirs le service de son maître, fait deux étranges voyages : il éloigne de Dieu son cœur, et ensuite il en éloigne même sa pensée. Rien n'éloigne tant notre cœur de Dieu que l'attache aveugle aux joies sensuelles; et si les autres passions peuvent l'emporter, c'est celle-ci qui l'engage et le livre tout à fait. Dieu n'est plus dans ton cœur, homme sensuel; l'idole que tu encenses, c'est le Dieu que tu adores. Mais tu feras bientôt une seconde démarche (b) ; si Dieu n'est plus dans ton cœur, bientôt il ne sera plus dans ton esprit. Ta mémoire trop complaisante à ce cœur ingrat, l'effacera bientôt d'elle-même de ton souvenir. En effet ne voyons-nous pas que les plaisirs occupent tellement l'esprit, que les saintes vérités de Dieu et ses

 

1 Luc, XV, 13.

 

(a) Var. : Font mentir. — (b) Un second pas.

 

205

 

justes jugements n'y ont plus de place? Auferuntur judicia tua à facie ejus (1). Dieu éloigné de notre cœur, Dieu éloigné de notre pensée, ô le malheureux éloignement (a) ! ô le funeste voyage ! Où êtes-vous, ô prodigue! combien éloigné de votre patrie! et en quelle basse région avez-vous choisi votre demeure (b) !

De vous dire maintenant, Messieurs, jusqu'où ira cet égarement, ni jusqu'où vous emporteront les joies sensuelles, c'est ce que je n'entreprends pas : car qui sait les mauvais conseils que vous donneront ces flatteurs? Tout ce que je sais, chrétiens, c'est que la raison une fois livrée à l'attrait des sens et prise de ce vin fumeux, ne peut plus répondre d'elle-même (c) ni savoir où l'emportera son ivresse (d). Mais que sert de renouveler aujourd'hui ce que j'ai déjà dit dans cette chaire de l'enchaînement des péchés? Que sert de vous faire voir qu'ils s'attirent les uns les autres (e), puisqu'il n'en faut qu'un pour nous perdre, et que sans que nous fassions jamais d'autres injustices, c'en est une assez criminelle que de refuser notre cœur à Dieu qui le demande à si juste titre?

C'est à cette énorme injustice que nous engage tous les jours l'amour des plaisirs (f). Il fait beaucoup davantage; non content de nous avoir une fois arrachés à Dieu, il nous empêche d'y retourner par une conversion véritable, et en voici les raisons.

Pour se convertir, chrétiens, il faut premièrement se résoudre, fixer son esprit à quelque chose, prendre une forme de vie. Or

 

1 Psal. X, II, 5.

(a) Var. : O le cruel éloignement ! — (b) Note marg. : David s'était autrefois perdu dans cette langue étrangère, il en est revenu bientôt; mais pendant qu'il y a passé, écoutez ce qu'il nous dit de ses erreurs : Cor meum dereliquit me : «Mon cœur, dit-il, m'a abandonné; » il s'est allé engager dans une misérable servitude. Mais pendant que son cœur lui échappait, où avait-il son esprit? Ecoutez ce qu'il dit encore : Comprehenderunt me iniquitates meœ, et non potui ut viderem. (Psal. XXXIX, 13):« Les pensées de mon péché m'occupaient tout, et je ne pouvais plus voir autre chose. » C est encore en cet état que « la lumière de ses yeux n'est plus avec lui » (Psal. XXXVII, 11). La connaissance de Dieu était obscurcie, li loi comme éteinte et oubliée : chrétiens, quel égarement! Mais les pécheurs vont plus loin encore. Les vérités de Dieu nous échappent; nous perdons, en nous éloignant, le ciel de vue; on ne sait qu'en croire; il n'y a plus que les sens qui nous touchent et qui nous occupent. — (c) Var. : Se répondre d'elle-même. — (d) Son enivrement. — (e) Et quel besoin de vous faire voir qu'un crime en attire d'autres. — (f) C’est, cette horrible injustice, c'est cet attentat énorme que nous l'ait faire tous les jours l'amour des plaisirs.

 

206

 

est-il que l'attache aux attraits sensibles nous met dans une contraire disposition. Car trop pauvres pour nous pouvoir arrêter longtemps, nous voyons par expérience que tout l'agrément des sens est dans la variété (a) ; et c'est pourquoi l'Ecriture dit que « la concupiscence est inconstante : » Inconstantia concupiscentiœ (1), parce que dans toute l'étendue des choses sensibles, il n'y a point de si agréable situation que le temps ne rende ennuyeuse et insupportable. Quiconque donc s'attache au sensible, il faut qu'il erre (b) nécessairement d'objets en objets et se trompe pour ainsi dire en changeant de place. Ainsi qu'est-ce antre chose que la vie des sens, qu'un mouvement alternatif de l'appétit au dégoût, et du dégoût à l'appétit, l’âme flottant toujours incertaine entre raideur qui se ralentit et l'ardeur qui se renouvelle : Inconstantia concupiscentiœ (c). Voilà ce que c'est que la vie des sens. Cependant dans ce mouvement perpétuel, on ne laisse pas de se divertir par l'image d'une liberté errante : Quasi quâdam libertate aurae perfruuntur vago quodam desiderio suo (2). Mais aussi quand il faut arrêter ses résolutions, cette âme accoutumée dès longtemps à courir deçà et delà partout où elle voit la campagne découverte, à suivre ses humeurs et ses fantaisies, et à se laisser tirer sans résistance par les objets plaisants, ne peut plus du tout se fixer. Cette constance, cette égalité, cette sévère régularité de la vertu lui fait peptr, parce qu'elle n'y voit plus ces délices, ces doux changements, cette variété qui égaie les sens, ces égarements agréables où ils semblent se promener avec liberté. C'est pourquoi cent fois on tente et cent fois on quitte, on rompt et on renoue bientôt avec les plaisirs. De là ces remises de jour en jour, ce demain qui ne vient jamais, cette occasion qui manque toujours, cette affaire qui ne finit point et dont on attend toujours la conclusion. O âme inconstante et irrésolue, ou plutôt trop déterminée et trop résolue pour ne pouvoir te résoudre, iras-tu toujours errant d'objets en objets, sans jamais t'arrêter au bien véritable? Qu'as-tu acquis de

 

1 Sap., IV, 12. — 2 S. August., In Psal. CXXXVI, n. 9.

 

(a) Var. : Car tout l'agrément des sens est dans la variété. — (b) Qu'il passe. — (c) Ainsi la concupiscence, c'est-à-dire l'amour des plaisirs est toujours changeant, parce que toute son ardeur languit et meurt dans la continuité, et que c'est le changement qui le fait revivre.

 

207

 

certain par ce mouvement éternel, et que te reste-t-il de tous ces plaisirs, sinon que tu en reviens arec un dégoût du bien, une attache au mal, le corps fatigué et l'esprit vide? Est-il rien de plus pitoyable ?

C'est ici qu'il nous faut entendre quelle est la captivité où jettent les joies sensuelles. Car le prodigue de la parabole ne s'égare pas seulement, mais encore il s'engage et se rend esclave; et voici en quoi consiste notre servitude. C'est qu'encore que nous passions d'un objet à l'autre, ainsi que je viens de dire, avec une variété infinie, nous demeurons arrêtés dans l'étendue des choses sensibles. Et qu'est-ce qui nous tient ainsi (a) captifs de nos sens, sinon la malheureuse alliance du plaisir avec l'habitude? Car si l'habitude seule a tant de force pour nous captiver, le plaisir et l'habitude étant joints ensemble, quelles chaînes ne feront-ils pas? Venumdatus sub peccato (1) : « Je suis vendu pour être assujetti au péché; » le péché nous achète par le plaisir qu'il nous donne. Entrez avec moi, Messieurs, dans cette considération. Encore que la nature ne nous porte pas à mentir et qu'on ne puisse comprendre le plaisir que plusieurs y trouvent, néanmoins celui qui s'est engagé dans cette faiblesse honteuse ne trouve plus d'ornements qui soient dignes de ses discours que la hardiesse de ses inventions : bien plus il jure et ment tout ensemble avec une pareille facilité; et par une horrible profanation il s'accoutume à mêler ensemble la première vérité avec son contraire. Et quoique repris par ses amis et confondu par lui-même, il ait honte de sa conduite qui lui ôte toute créance, son habitude l'emporte pardessus ses résolutions. Que si une coutume de cette sorte, qui répugne à la nature non moins qu'à la raison même, est néanmoins si puissante et si tyrannique, qu'y aura-t-il de plus invincible que la nature avec l'habitude, que la force de l'inclination et du plaisir jointe à celle de l'accoutumance? Si le plaisir rend le vice aimable l'habitude le rendra comme nécessaire. Si le plaisir nous jette dans une prison, l'habitude, dit saint Augustin, fermera cent portes sur nous et ne nous laissera aucune sortie (b).

 

1 Rom., VII, 14.

(a) Var. : Si fort. — (b) Note marg. : Inclusum se sentit difficultate vitiorum, et quasi muro impossibilitatis credo portisque clausis quà évadat non invertit (In Psal. CVI, n. 5 ).

 

208

 

En cet état, chrétiens, s'il nous reste quelque connaissance de ce que nous sommes, quelle pitié devons-nous avoir de notre misère ? Car encore, si nous pouvions arrêter cette course rapide des plaisirs et les attacher pour ainsi parler autant à nous que nous nous attachons à eux, peut-être que notre aveuglement aurait quelque excuse. Mais n'est-ce pas la chose du monde la plus déplorable , que nous aimions si puissamment ces amis trompeurs qui nous abandonnent si vite ; qu'ils aient une telle force pour nous entraîner, et nous aucune pour les retenir (a) ; enfin que notre attache soit si violente, et leur fuite si précipitée ? Pleurez, pleurez, ô prodigue ; car qu'y a-t-il de plus misérable que de se sentir comme forcé par ses habitudes vicieuses d'aimer les plaisirs , et de se voir sitôt (b) après forcé par une nécessité fatale de les perdre sans retour et sans espérance ?

Que si, parmi tant de sujets de nous affliger, nous vivons toutefois heureux et contents ; c'est alors, c'est alors, mes frères, qu'au défaut de notre misère, notre propre repos nous doit faire horreur. Car ce n'est pas en vain qu'il est écrit : « Illuminez mes yeux, ô Seigneur, de peur que je ne m'endorme dans la mort (1). » Ce n'est pas en vain qu'il est écrit : « Ils passent leurs jours en paix, et descendent en un moment dans les enfers (2). » Ce n'est pas en vain qu'il est écrit et que le Sauveur a prononcé dans son Evangile : « Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez (3). » En effet si ceux qui rient parmi leurs péchés peuvent toujours conserver leur joie et en ce monde et en l'autre, ils l'emportent contre Dieu et bravent sa toute-puissance. Mais comme Dieu est le maître, il faut nécessairement que leurs ris se changent en gémissements éternels (c) ; et ils sont d'autant plus assurés de pleurer un jour, qu'ils pleurent moins maintenant. Ouvrez donc les yeux, ô pécheurs, voyez sur le bord de quel précipice vous vous êtes endormis , parmi quels Ilots et quelles tempêtes vous croyez être en

 

1 Psal. XII, 4. — 2 Job, XXI, 13. — 3 Luc, VI, 25.

 

(a) Var. : Que nous ayions un amour si forme pour ces plaisirs, dont le naturel est si volage ; qu'ils aient tant de force pour nous entraîner, et nous une extrême impuissance pour les retenir. — (b) Bientôt. — (c) Soient changés en pleurs.

 

209

 

sûreté, enfin parmi quels malheurs et dans quelle servitude vous vivez contents. Oh! qu'il vous serait peut-être utile que Dieu vous éveillât d'un coup de sa main et vous instruisît par quelque affliction ! Mais, mes frères, je ne veux point faire de pareils souhaits, et je vous conjure au contraire de n'obliger pas le Tout-Puissant à vous faire ouvrir les yeux par quelque revers (a) ; prévenez de vous-mêmes sa juste fureur ; craignez le retour du siècle à venir et le funeste changement dont Jésus-Christ vous menace ; et de peur que votre joie ne se change en pleurs, cherchez dans la pénitence avec le prodigue une tristesse qui se change en joie : c'est par où je m'en vais conclure.

 

SECOND  POINT.

 

Nous lisons dans l'Histoire sainte, c'est au premier livre d'Esdras, que lorsque ce grand prophète eut rebâti le temple de Jérusalem que l'armée assyrienne avait détruit, le peuple mêlant ensemble le triste ressouvenir de sa ruine et la joie d'un si heureux rétablissement (b), une partie poussait en l'air des accents lugubres, l'autre faisait retentir jusqu'au ciel des chants de réjouissance (c) ; en telle sorte, dit l'auteur sacré, « qu'on ne pouvait distinguer les gémissements d'avec les cris d'allégresse : » Nec poterat quisquam agnoscere vocem clamoris lœtantium, et vocem fletûs populi (1). Ce mélange mystérieux de douleur et de joie est une image assez naturelle (d) de ce qui s'accomplit dans la pénitence. L’âme déchue de la grâce voit le temple de Dieu renversé en elle. Ce ne sont point les Assyriens qui ont fait cet effroyable ravage; c'est elle-même qui a détruit et honteusement profané ce temple sacré de son cœur, pour en faire un temple d'idoles. Elle pleure, elle gémit, elle ne veut point recevoir de consolation; mais au milieu de ses douleurs et pendant qu'elle fait couler un torrent de larmes, elle voit que le Saint-Esprit, touché de ses pleurs et de ses regrets, commence à redresser cette maison sainte, qu'il relève l'autel abattu (e) et rend enfin le premier honneur à

 

1 I Esdr., III, 13.

 

(a) Var.: A vous rappeler à vous-mêmes par quelque revers.— (b) D'un si glorieux, rétablissement. — (c) Tantôt poussait en l'air des accents lugubres, tantôt faisait retentir jusqu'au ciel, etc. — (d) Imparfaite. — (e) Qu'il rétablit l'autel profané.

 

210

 

sa conscience, où il veut faire sa demeure ; en sorte qu'elle trouvera dans ce nouveau sanctuaire une retraite assurée, dans laquelle elle pourra vivre heureuse et tranquille sous la paisible protection de Dieu qui y fera sa demeure (a). Que jugez-vous, chrétiens, de cette sainte tristesse? Une âme à qui ses douleurs procurent (b) une telle grâce, n'aimera-t-elle pas mieux s'affliger de ses péchés que de vivre avec le monde; et ne faut-il pas s'écrier ici avec le grand saint Augustin, «que celui-là est heureux qui est affligé (c) de cette sorte ! » Quàm felix est, qui sic miser est (1) !

C'est ici que je voudrais pouvoir ramasser tout ce qu'il y a de plus efficace dans les Ecritures divines, pour vous représenter dignement ces délices intérieures, ce fleuve de paix dont parle Isaïe (2), cette joie du Saint-Esprit, enfin ce calme admirable d'une bonne conscience. Il est malaisé, mes frères, de faire entendre ces vérités et goûter ces chastes plaisirs aux hommes du monde; mais nous tâcherons toutefois comme nous pourrons de leur en donner quelque idée.

Dans cette inconstance des choses humaines et parmi tant de différentes agitations qui nous troublent (d) ou qui nous menacent, celui-là me semble heureux qui peut avoir un refuge ; et sans cela, chrétiens, nous sommes trop découverts aux attaques (e) de la fortune pour pouvoir trouver du repos. Laissons pour quelque temps la chaleur ordinaire du discours, et pesons les choses froidement. Vous vivez ici dans la Cour, et sans entrer plus avant dans Pétai de vos affaires, je veux croire que votre état est tranquille (f) ; mais vous n'avez pas si fort oublié les tempêtes dont cette mer est si souvent agitée, que vous vous fiiez tout à fait à cette bonace; et c'est pourquoi je ne vois point d'homme de sens (g) qui ne se destine un lieu de retraite qu'il regarde de loin comme un port dans lequel il se jettera, quand il sera poussé par les vents contraires. Mais cet asile que vous vous préparez contre la fortune, est encore de son ressort; et si loin que vous puissiez

 

1 In Psal. XXXVII, n. 2. — 2 Isa., LXVI, 12.

 

(a) Var. : Sous la glorieuse protection du Saint d'Israël, c'est-à-dire du Dieu vivant.— (b) Ont procuré. — (c) Malheureux. — (d) Pressent. — (e) Aux atteintes. — (f) Je suppose que la vie vous semble douce. — (g) Je ne vois point d'homme qui ait tant soit peu de sens; — je ne vois point d'homme sensé.

 

211

 

étendre votre prévoyance, jamais vous n'égalerez ses bizarreries,, Vous penserez vous être muni d'un côté, la disgrâce viendra de l'autre; vous aurez tout assuré aux environs, l'édifice manquera par le fondement ; si le fondement est solide, un coup de foudre viendra d'en haut, qui renversera tout de fond en comble : je veux dire simplement et sans figure (a) que les malheurs nous assaillent et nous pénètrent par trop d'endroits, pour pouvoir être prévus et arrêtés de toutes parts. Il n'y a rien sur la terre où nous mettions notre appui, qui non-seulement ne puisse manquer, mais encore nous être tourné en une amertume infinie ; et nous serions trop novices dans l'histoire de la vie humaine, si nous avions besoin que l'on nous prouvât cette vérité.

Posons donc que ce qui peut arriver, ce que vous avez vu mille fois arriver aux autres, vous arrive aussi à vous-même. Car, mes frères, vous n'avez point de sauvegarde de la fortune; vous n'avez ni exemption ni privilège contre les faiblesses communes. Qu'if arrive que votre fortune soit renversée par quelque disgrâce, votre famille désolée par quelque mort désastreuse (b), votre santé ruinée par quelque longue et fâcheuse maladie; si vous n'avez quelque lieu où vous vous mettiez à l'abri, vous essuierez tout du long toute la fureur des vents et de la tempête (c). Mais où sera cet abri ? Promenez-vous à la campagne , le grand air ne dissipe point (d) votre inquiétude; rentrez dans votre maison, elle vous poursuit (e) ; cette importune s'attache à vous jusque dans votre cabinet et dans votre lit où elle vous fait faire cent tours et retours, sans que jamais vous trouviez une place qui vous soit commode (f). Poussé et persécuté de tous côtés, je ne vois plus que vous-même et votre propre conscience où vous puissiez vous réfugier. Mais si cette conscience est mal avec Dieu, ou elle n'est pas en paix, ou sa paix est pire et plus ruineuse que tous les troubles, (g) Que ferez-vous,

 

(a) Var. : Disons simplement que  les malheurs, etc. — (b)  Douloureuse. — (c) Si vous n'avez quelque lieu où vous soyez à l'abri, il vous faudra essuyer toute la fureur des tempêtes. — (d) Ne dissipe pas. — (e) Elle vous y suit.  — (f) Sans que jamais vous trouviez une bonne place. — (g) Note marg. : C’est la faute que nous faisons : notre conscience, notre intérieur, le fond de notre âme et la plus haute partie d'elle-même est hors de prise : nous l'engageons avec les choses sur quoi la fortune peut frapper. Imprudents ! Quand le corps est découvert, ils tâchent de cacher la tête : nous produisons tout au dehors.

 

212

 

malheureux ? Le dehors vous étant contraire, vous voudriez vous renfermer au dedans ; le dedans qui est tout en trouble vous rejette violemment au dehors. Le monde se déclare contre vous par votre infortune, le ciel vous est fermé par vos péchés : ainsi ne trouvant nulle consistance, quelle misère sera égale à la vôtre? Que si votre cœur est droit avec Dieu, là sera votre asile et votre refuge ; là vous aurez Dieu au milieu de vous ; car Dieu "ne quitte jamais un homme de bien : Deus in medio ejus, non commovebitur (1), dit le Psalmiste. Dieu donc habitant en vous soutiendra votre cœur abattu, en l'unissant saintement à un Jésus désolé et aux mystères de sa croix et de ses souffrances. Là il vous montrera les afflictions, sources fécondes de biens infinis; et entretenant votre âme affligée dans une bonne espérance, il vous donnera des consolations que le monde ne peut entendre. Mais pour avoir en vous-même ce Consolateur invisible, c'est-à-dire le Saint-Esprit (a), et pour goûter avec lui la paix d'une bonne conscience , il faut que cette conscience soit purifiée, et nulle eau ne le peut faire que celle des larmes. Coulez donc, larmes de la pénitence ; coulez comme un torrent, ondes bienheureuses ; nettoyez cette conscience souillée, lavez ce cœur profané (b), et « rendez-moi cette joie divine » qui est le fruit de la justice et de l'innocence : Redde mihi lœtitiam salutaris tui (2).

Et certes ce serait une erreur étrange et trop indigne d'un homme, que de croire que nous vivions sans plaisir, pour le vouloir transporter du corps à l'esprit, de la partie terrestre et mortelle à la partie divine et incorruptible. Ce n'est pas en vain, chrétiens, que Jésus-Christ est venu à nous de ce paradis de délices où abondent les joies véritables. Il nous a apporté de ce lieu de paix et de bonheur éternel, un commencement de la gloire dans le bienfait de la grâce, un essai de la vue de Dieu dans la foi (c),un gage et une partie de la félicité dans l'espérance, enfin une volupté toute chaste et toute céleste qui se forme, dit Tertullien (3), du mépris des voluptés sensuelles. Qui nous donnera,

 

1 Psal. XLV, 6. — 2 Psal. L, 14. — 3 De Spect., n. 29.

 

(a) Var. : C'est-à-dire le Saint-Esprit, à qui le Sauveur a donné ce nom. — (b) Cet autel. — (c) De la vision dans la foi.

 

213

 

chrétiens, que nous sachions goûter ce plaisir sublime : plaisir toujours égal, toujours uniforme, qui naît non du trouble de l’âme, mais de sa paix ; non de sa maladie, mais de sa santé ; non de ses passions, mais de son devoir ; non de la ferveur inquiète et toujours changeante de ses désirs, mais de la droiture immuable de sa conscience : plaisir par conséquent véritable, qui n'agite pas la volonté, mais qui la calme ; qui ne surprend pas la raison, mais qui l'éclairé ; qui ne chatouille pas les sens dans la surface, mais qui tire le cœur à Dieu par son centre !

Il n'y a que la pénitence qui puisse ouvrir le cœur à ces joies divines. Nul n'est digne d'être reçu à goûter ces chastes et véritables plaisirs, qu'il n'ait auparavant déploré le temps qu'il a donné aux plaisirs trompeurs ; et notre prodigue ne goûterait pas les ravissantes douceurs de la bonté de son père, ni l'abondance de sa maison, ni les délices de sa table, s'il n'avait pleuré avec amertume ses débauches, ses égarements, ses joies dissolues. Regrettons donc nos erreurs passées. Car qu'avons-nous à regretter davantage que les fautes que nous avons faites? Examinons attentivement pourquoi Dieu et la nature ont mis dans nos cœurs cette source amère de regret et de déplaisir : c'est sans doute pour nous affliger (a) non tant de nos malheurs que de nos fautes. Les maux qui nous arrivent par nécessité portent toujours avec eux quelque espèce de consolation ; mais jamais il ne faudrait se consoler des fautes que l'on a commises, n'était qu'en les déplorant on les répare et on les efface, (b) Par conséquent, chrétiens, abandonnons notre cœur à cette douleur salutaire ; et si nous nous sentons tant soit peu touchés et attristés de nos désordres, réjouissons-nous de ces regrets, en disant avec le Psalmiste : Tribulationem et dolorem inveni, et nomen Domini invocavi (1) : « J'ai trouvé la douleur et l'affliction, et j'ai invoqué le nom de Dieu. » Remarquez cette façon de parler : «J'ai trouvé l'affliction

 

1 Psal. CXIV, 3 et 4.

 

(a) Var. : Nous reconnaîtrons sans difficulté que c'est pour nous affliger... — (b) Note marg. : C'est une nécessité, il faut s'y résoudre ; mais il n'y a rien qui aigrisse tant les regrets d'un nomme, que lorsque sou malheur lui vient par sa faute. Vous avez perdu une personne chère ; pleurez jusqu'à la fin du monde, vous ne la ferez pas sortir du tombeau, et vos douleurs ne ranimeront pas ses cendres éteintes.

 

214

 

et la douleur; » enfin je l'ai trouvée, cette affliction fructueuse, cette douleur médicinale de la pénitence. Le même Psalmiste a dit en un autre psaume que « les peines et les angoisses l'ont bien su trouver : » Tribulatio et angustia invenerunt me (1). En effet mille douleurs, mille afflictions nous persécutent sans cesse; et comme dit le même Psalmiste, les angoisses nous trouvent toujours trop facilement : Adjutor in tribulationibus quœ invenerunt nos nimis (2). Mais maintenant, dit ce saint Prophète, j'ai enfin trouvé une douleur qui méritait bien que je la cherchasse, c'est la douleur d'un cœur contrit et d'une âme affligée de ses péchés : je l'ai trouvée cette douleur, et j'ai invoqué le nom de Dieu. Je me suis affligé de mes crimes et je me suis converti à celui qui les efface ; mes regrets ont fait mon bonheur, et les remords (a) de ma conscience m'ont donné la paix : Tribulationem et dolorem.

Mais le temps où l'homme de bien goûtera plus utilement les fruits de cette douleur salutaire, ce sera celui de la mort; et il faut qu'en finissant ce discours, je tâche d'imprimer cette vérité dans vos cœurs. Pour cela considérons un moment les dispositions d'un homme qui meurt après avoir vécu parmi les plaisirs. Alors s'il lui reste quelque sentiment, il ne peut éviter des regrets extrêmes ; car ou il regrettera de s'y être abandonné, ou il déplorera la nécessité de les perdre et de les quitter pour toujours. O douleur et douleur ! l'une est le fondement de la pénitence, et l'autre est le renouvellement de tous les crimes (b). On ne peut éviter, mes frères, l'une ou l'autre de ces deux douleurs; laquelle l'emportera dans ce dernier jour ? C'est ce que l'on ne peut savoir; et pour vous dire mon sentiment, ce sera plutôt la seconde.

Vous pensez peut-être, mes frères, que pendant que la mort nous enlève tout, on se résout assez aisément à tout quitter, et qu'il n'est pas difficile (c) de se détacher de ce qu'on va perdre. Mais si vous entrez dans le fond des cœurs, vous verrez qu'il faut

 

1 Psal. CXVIII, 143. — 2 Psal. XLV, 2.

 

(a) Var. : Et les troubles.— (b) Car ou il regrettera de s'y être abandonné, et c'est le rendement de la pénitence ; ou il déplorera la nécessité de les perdre et de les quitter pour toujours, et ce sera un renouvellement de tous les crimes. On ne peut éviter, etc. — (c) Malaisé.

 

215

 

craindre un effet contraire (a). En effet il est naturel à l'homme de redoubler ses efforts pour retenir le bien qu'on lui ôte. Oui, mes frères, quand on nous arrache ce que nous aimons, on ressent tous les jours que cette violence irrite nos désirs ; et l'âme faisant alors un dernier effort pour courir après son bien qu'on lui ravit, produit en elle-même cette passion que nous appelons le regret et le déplaisir. C'est ce qui fait qu'Agag, ce roi d'Amalec, qui nous est représenté dans les Ecritures comme un homme de plaisir et de bonne chère, Agag pinguissimus, au moment de perdre la vie qu'il avait trouvée si délicieuse, pousse cette plainte du fond de son cœur : Siccine separat amara mors (1) ? « Est-ce ainsi que la mort amère sépare de tout ? » Vous voyez comme à la vue de la mort qui lui arrache de vive force ce qu'il aime , tous ses désirs se réveillent par ses regrets mêmes ; et qu'ainsi la séparation effective augmente dans ce moment l'attache de la volonté.

Qui ne craindra donc, chrétiens, que notre âme fugitive ne se retourne tout à coup en ce dernier jour à ce qui lui a plu dans le monde désordonnément ; que notre dernier soupir ne soit un gémissement secret de perdre tant de plaisir, et que ce regret amer d'abandonner tout ne confirme pour ainsi dire par un dernier acte tout ce qui s'est passé dans la vie ? O regret funeste et déplorable, qui renouvelle en un moment tous les crimes, qui efface tous les regrets de la pénitence , et qui livre notre âme malheureuse et captive à une suite éternelle de regrets furieux et désespérants qui ne recevront jamais d'adoucissement ni de remède ! Au contraire un homme de bien que les douleurs de la pénitence ont détaché de bonne foi des joies sensuelles, n'aura rien à perdre en ce jour. Le détachement des plaisirs le désaccoutume du corps ; et ayant depuis fort longtemps ou dénoué ou rompu ces liens délicats qui nous y attachent, il aura peu de peine (b) à s'en séparer. Un tel homme dégagé du siècle, qui a mis toute son espérance en la vie future, voyant approcher la mort, ne la nomme ni cruelle ni inexorable; au contraire il lui tend les bras, il lui

 

1 Reg., XV, 32.

 

(a) Var. : Mais quand je considère attentivement le naturel du cœur humain, je vois qu'il faut craindre un effet contraire. — (b) Il n'aura point de peine.

 

216

 

montre lui-même l'endroit où elle doit frapper son dernier coup. O mort, lui dit-il d'un visage ferme, tu ne me feras aucun mal, tu ne m'ôteras rien de ce qui m'est cher : tu me sépareras de ce corps mortel ; ô mort, je t'en remercie : j'ai travaillé toute ma vie à m'en détacher. J'ai tâché durant tout son cours (a) de mortifier mes appétits sensuels : ton secours, ô mort, m'était nécessaire pour en arracher jusqu'à la racine. Ainsi bien loin d'interrompre le cours de mes desseins, tu ne fais que mettre la dernière main à l'ouvrage que j'ai commencé (b); tu ne détruis pas ce que je prétends, mais tu l'achèves. Achève donc, ô mort favorable, et rends-moi bientôt à celui que j'aime.

 

Précédente Accueil Suivante