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SERMON
POUR
LE MARDI DE LA IIe SEMAINE DE CARÊME,
SUR L'HONNEUR (a).

 

Omnia opera sua faciunt ut videantur ab hominibus.

Ils font toutes leurs œuvres dans le dessein d'être vus des hommes. Matth., XXIII, 5.

 

Je me suis souvent étonné comment les hommes qui présument tant de la bonté de leurs jugements, se rendent si fort

 

(a) Prêché dans le Carême de 1666, à Saint -Germain- en -Laye, devant Louis XIV, toute la Cour et plusieurs hommes de guerre.

Bossuet a écrit de sa main au commencement du manuscrit : « Devant le roi. » Et dans la péroraison il dit : « Sire, je désire d'une ardeur immense de voir attitré par tout l'univers cette haute réputation de vos armes et de vos conseils; et si ma voix peut se faire entendre parmi ces glorieuses acclamations, j'en augmenterai le bruit avec joie. » Dans le Carême de 1662, comme Louis XIV, âgé de vingt-quatre ans, venait de prendre les rênes de l'Etat après la mort de Mazarin; tant que ses armes n'eurent pas rendu la France redoutable au dehors, ni sa main fermé les plaies qui la désolaient au dedans, ces paroles ne devaient point se faire entendre dans la chaire de vérité. Mais dans le Carême de 1666, après la victoire du Saint-Gothard sur les Turcs, la défaite des flottes barbaresques, la soumission de la Lorraine et la réforme des abus dans l'administration, l'orateur exprima fidèlement les acclamations du pays.

Parlant du faux honneur du monde devant des hommes de guerre, il fut amené tout naturellement à condamner le duel : « Est-il rien de plus injuste, dit-il, que de verser le sang humain pour des injures particulières, et d'ôter par un même attentat un citoyen à sa patrie, un serviteur à son roi, un enfant à l'Eglise et une âme à Dieu qui l'a rachetée de son sang?... » Tant de zèle devait porter d'heureux fruits : les édits de Louis XIV et sa fermeté bannirent, du moins pour longtemps, cette coutume barbare.

Le mot balustre, qu'on trouvera dans le premier point, désigne, d'après le. Dictionnaire de Trévoux, «ces clôtures de petits piliers façonnés qu'on mettait autour du lit des princes, ou dans une chambre de parade pour fermer les alcôves » Quand on aura lu le passage où se trouve ce mot, on pourra juger cette assertion de la Harpe, que « Bossuet a porté la flatterie envers les grands jusqu'à l'hyperbole. »

 

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dépendants de l'opinion des autres, qu'ils s'y laissent souvent emporter contre leurs propres pensées. Nous sommes tellement jaloux de l'avantage de bien juger, que nous ne le voulons céder à personne ; et cependant, chrétiens, nous donnons tant à l'opinion et nous avons tant d'égards à ce que pensent les autres, qu'il semble quelquefois que nous ayons honte de suivre notre jugement, auquel nous avons néanmoins tant de confiance (a). C'est la tyrannie de l'honneur qui nous cause cette servitude. L'honneur nous fait les captifs de ceux dont nous voulons être honorés. C'est pourquoi nous sommes contraints de céder beaucoup de choses à leurs opinions ; et souvent de grands politiques et des capitaines expérimentés, touchés de ce faux honneur et du désir d'éviter un blâme qu'ils n'avaient point mérité, ont ruiné (b) malheureusement par les sentiments d'autrui des affaires qu'ils auroient sauvées en suivant les leurs. Que s'il est si dangereux de se laisser trop emporter aux considérations de l'honneur, même dans les affaires du monde auxquelles il a tant de part, quel obstacle ne fera-t-il pas aux affaires du salut (c), et combien est-il nécessaire que nous sachions prendre ici de véritables mesures! C'est pour cela, chrétiens, que méditant l'évangile où Jésus-Christ nous représente les pharisiens comme de misérables captifs de l'honneur du monde, j'ai pris la résolution de le combattre aujourd'hui ; et pour cela j'appelle à mon aide la plus humble des créatures en lui disant avec l'ange : Ave, gratià plena.

 

L'honneur fait tous les jours et tant de bien et tant de mal dans le monde, qu'il est assez malaisé de définir quelle estime on en doit faire et quel usage on doit lui laisser dans la vie humaine. S'il nous excite à la vertu, il nous oblige aussi trop souvent à donner plus qu'il ne faut à l'opinion ; et quand je considère attentivement les divers événements des choses humaines, il me paraît, chrétiens, que la crainte d'être blâmé n'étouffe guère moins de bons sentiments qu'elle en réprime de mauvais. Plus j'enfonce

 

(a) Var. : Encore que nous y ayons tant de confiance. — (b) Perdu. — (c) Aux affaires de l'éternité.

 

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dans cette matière, moins j'y trouve de fondement assuré ; et je découvre au contraire tant de bien et tant de mal et, pour dire tout en un mot, tant de bizarres inégalités dans les opinions établies sur le sujet de l'honneur (a), que je ne sais plus à quoi m'arrêter.

En effet, entrant au détail de ce sujet important, j'ai remarqué, chrétiens, que nous mettons de l'honneur dans des choses vaines, que nous en mettons souvent dans des choses qui sont mauvaises, et que nous en mettons aussi dans des choses bonnes. Nous mettons beaucoup d'honneur dans des choses vaines, dans la pompe, dans la parure, dans cet appareil extérieur. Nous en mettons dans des choses mauvaises ; il y a des vices que nous honorons ; il y a de fausses vaillances qui ont leur couronne, et de fausses libéralités que le monde ne laisse pas d'admirer. Enfin nous mettons de l'honneur dans des choses bonnes; autrement la vertu ne serait pas honorée, (b) Voilà, Messieurs, l'honneur attaché à toute sorte de choses. Qui ne serait surpris de cette bizarrerie ? Mais si nous savons entendre le naturel de l'esprit humain, nous demeurerons convaincus qu'il ne pouvait pas en arriver d'une autre sorte. Car comme l'honneur est un jugement que les hommes portent sur le prix et sur la valeur de certaines choses, parce que notre jugement est faible, il ne faut pas trouver étrange s'il est ébloui par des choses vaines; parce que notre jugement est dépravé, il était absolument impossible qu'il ne s'égarât jusqu'à en approuver beaucoup de mauvaises ; et parce qu'il n'est ni tout à l'ait faible ni tout à fait dépravé, il fallait bien nécessairement qu'il en estimât beaucoup de très-bonnes. Toutefois encore y a-t-il ce vice dans l'estime que nous avons pour les bonnes choses, que cette même dépravation et cette même faiblesse de notre jugement fait que nous ne craignons pas de nous en attribuer tout l'honneur, au lieu de le donner tout entier à Dieu, qui est l'auteur de tout bien. Ainsi pour rendre à l'honneur son usage véritable, nous devons apprendre, Messieurs, à chercher dans les choses que nous estimons :

 

(a) Var. : Dans les opinions établies sur lesquelles l'honneur s'appuie.— (b) Note marg. : Dans les choses bonnes, par exemple dans la vertu, dans la force et dans l'adresse d'esprit et de corps.

 

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premièrement du prix et de la valeur, et par là les choses vaines seront décriées; secondement la conformité avec la raison, et par là les vices perdront leur crédit ; troisièmement l'ordre nécessaire , et par là les biens véritables seront tellement honorés que la gloire en sera toute rapportée à Dieu, qui en est le premier principe. C'est le partage de ce discours et le sujet de vos attentions.

 

PREMIER  POINT.

 

L'Apôtre nous avertit que nous devons être enfants en malice (1) ; mais il ajoute, Messieurs, que nous ne devons pas l'être dans les sentiments; c'est-à-dire qu'il y a en nous des faiblesses et des pensées puériles que nous devons corriger, afin de demeurer seulement enfants en simplicité et en innocence. Il considérait, chrétiens, qu'encore que la nature en nous faisant croître par certains progrès, nous fasse espérer enfin la perfection, et qu'elle semble n'ajouter tant de traits nouveaux à l'ouvrage qu'elle a commencé que pour y mettre en son temps la dernière main, néanmoins nous ne sommes jamais tout à fait formés. Il y a toujours quelque chose en nous que l'âge ne mûrit point; et c'est pourquoi les faiblesses et les sentiments d'enfance s'étendent toujours bien avant, si l'on n'y prend garde, dans toute la suite de la vie.

Or, parmi ces vices puérils, il n'y a personne qui ne voie que le plus puéril de tous, c'est l'honneur que nous mettons dans les choses vaines et cette facilité de nous y laisser éblouir. D'où naît dans les hommes une telle erreur, qu'ils aiment mieux se distinguer par la pompe extérieure que par la vie, et par les ornements de la vanité que par la beauté des mœurs ; d'où vient que celui qui se ravilit par ses vices au-dessous des derniers esclaves, croit assez conserver son rang et soutenir sa dignité par un équipage magnifique, et que pendant qu'il se néglige lui-même jusqu'au point de ne se parer d'aucune vertu, il pense être assez orné quand il assemble (a) pour ainsi dire autour de lui ce que la nature a de plus rare : « comme si c'était là, dit saint Augustin (2), le souverain

 

1 I Cor., XIV, 20. — 2 De Civit. Dei, lib. III, cap. I.

 

(a) Var. : Amasse.

 

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bien et la richesse de l'homme, que tout ce qu'il a soit riche et précieux excepté lui-même : » Quasi hoc sit summum hominis bonum habere omnia bona prœter se ipsum.

L'éloquent et judicieux saint Jean Chrysostome (a) en rend cette raison excellente, dans la quatrième homélie sur l'Evangile de saint Matthieu, où il dit à peu près ces mêmes paroles : Je ne puis, dit-il ', comprendre la cause de ce prodigieux aveuglement qui est dans les hommes, de croire se rendre illustres par cet éclat extérieur qui les environne, si ce n'est qu'ayant perdu leur bien véritable, ils ramassent tout ce qu'ils peuvent autour d'eux et vont mendiant (b) de tous côtés la gloire qu'ils ne trouvent plus dans leur conscience.

Cette parole de saint Chrysostome me jette dans une plus profonde considération, et m'oblige à reprendre les choses d'un plus haut principe. Tous les hommes sont nés pour la grandeur, parce que tous sont nés pour posséder Dieu. Car comme Dieu est grand, parce qu'il n'a besoin que de lui-même, l'homme aussi est grand, chrétiens, alors qu'il est assez droit pour n'avoir besoin que de Dieu. C'était la véritable grandeur de la nature raisonnable lorsque, sans avoir besoin des choses extérieures qu'elle possédait noblement sans en être en aucune sorte possédée, elle faisait sa félicité par la seule innocence (c) de ses désirs, et se trouvait tout ensemble et grande et heureuse en s'attachant à Dieu par un saint amour (d). En effet cette seule attache qui la rendait juste (e), sage, vertueuse, la rendait aussi par conséquent libre, tranquille, assurée. La paix de la conscience répandait jusque sur les sens une joie divine : l'homme avait en lui-même toute sa grandeur; et tous les biens externes dont il jouissait lui étaient accordés libéralement, non comme un fondement de son bonheur, mais comme une marque de son abondance. Telle était la première institution de la créature raisonnable.

Mais de même qu'en possédant Dieu elle avait la plénitude, ainsi en le perdant par son péché elle demeure épuisée. Elle est réduite

 

1 Homil. IV in Matth.

 

(a) Var. : Le docte saint Jean Chrysostome. — (b) Et cherchent.— (c) Droiture. — (d) Par un amour chaste. — (e) Tempérante

 

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à son propre fond, c'est-à-dire à son premier néant : elle ne possède plus rien, puisque devenue dépendante des biens qu'elle semble posséder, elle en est plutôt la captive qu'elle n'en est la propriétaire et la souveraine. Toutefois, malgré la bassesse et la pauvreté où le péché nous réduit, le cœur de l'homme (a) étant destiné pour posséder un bien immense, quoique la liaison soit rompue qui l'y tenait attaché, il en reste toujours en lui quelque impression qui fait qu'il cherche sans cesse quelque ombre d'infinité. L'homme, pauvre et indigent au dedans, tâche de s'enrichir et de s'agrandir comme il peut; et comme il ne lui est pas possible de rien ajouter à sa taille et à sa grandeur naturelle, il s'applique (b) ce qu'il peut par le dehors. Il pense qu'il s'incorpore, si vous me permettez de parler ainsi, tout ce qu'il amasse, tout ce qu'il acquiert, tout ce qu'il gagne. Il s'imagine croître lui-même avec son train qu'il augmente, avec ses appartenons qu'il rehausse, avec son domaine qu'il étend. Aussi à voir comme il marche, vous diriez que la terre ne le contient plus ; et sa fortune enfermant en soi tant de fortunes particulières, il ne peut plus se compter pour un seul homme.

Et en effet pensez-vous, Messieurs, que cette femme vaine et ambitieuse puisse se renfermer en elle-même, elle qui a non-seulement en sa puissance, mais qui traîne sur elle en ses ornements la subsistance d'une infinité de familles, qui porte, dit Tertullien, en un petit fil autour de son cou des patrimoines entiers, saltus et insulas tenera cervix circumfert (1) et qui tâche d'épuiser au service d'un seul corps toutes les inventions de l'art et toutes les richesses de la nature? Ainsi l'homme petit en soi et honteux de sa petitesse, travaille à s'accroître et à se multiplier dans ses titres, dans ses possessions, dans ses vanités; tant de fois comte, tant de fois seigneur, possesseur de tant de richesses, maître de tant de personnes, ministre de tant de conseils, et ainsi du reste : toutefois qu'il se multiplie tant qu'il lui plaira, il ne faut toujours pour l'abattre qu'une seule mort. Mais, mes frères, il n'y pense pas; et dans cet accroissement infini que notre vanité s'imagine, il ne

 

1 De Cult., faemin., lib. I, n. 8.

(a) Var. : Le cœur humain.— (b) Il y applique.

 

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s'avise jamais de se mesurer à son cercueil, qui seul néanmoins le mesure au juste.

C'est, Messieurs, en cette manière que l'homme croit se rendre admirable; en effet il est admiré et devient un magnifique spectacle à d'autres hommes aussi vains et autant trompés que lui. Mais ce qui le relève, c'est ce qui l'abaisse. Car ne voit-il pas, chrétiens, dans toute cette pompe qui l'environne et au milieu de tous ces regards qu'il attire, que ce qu'on regarde le moins, ce qu'on admire le moins, c'est lui-même ? tant l'homme est pauvre et nécessiteux, qui n'est pas capable de soutenir par ses qualités personnelles les honneurs dont il se repaît.

C'est ce que nous montre l'Ecriture sainte dans cet orgueilleux roi de Babylone, le modèle des âmes vaines, ou plutôt la vanité même. Comme « l'orgueil monte toujours, » dit le Roi-Prophète, et ne cesse jamais d'enchérir sur ce qu'il est (a), superbia eorum... ascendit semper (1), Nabuchodonosor ne se contente pas des honneurs (b) de la royauté, il veut des honneurs divins. Mais comme sa personne ne peut soutenir un éclat si haut (c), qui est démenti trop visiblement par notre misérable mortalité (d), il érige sa magnifique statue, il éblouit les yeux par sa richesse, il étonne l'imagination par sa hauteur, il étourdit tous les sens par le bruit de sa symphonie et par celui des acclamations qu'on fait autour d'elle, et ainsi l'idole de ce prince, plus privilégiée que lui-même, reçoit des adorations que sa personne (e) n'ose demander. Homme de vanité et d'ostentation, voilà ta figure : c'est en vain que tu te repais des honneurs qui semblent te suivre ; ce n'est pas toi qu'on admire, ce n'est pas toi qu'on regarde, c'est cet éclat étranger qui fascine les yeux du monde; et on adore, non point ta personne, mais l'idole de ta fortune, qui paraît dans ce superbe appareil par lequel tu éblouis le vulgaire.

Jusques à quand, ô enfants des hommes, jusques à quand aimerez-vous la vanité et vous plairez-vous dans le mensonge (2) ? » L'homme n'est rien et il ne poursuit que des riens pompeux :

 

1 Psal. LXXIII, 23. — 2 Psal. IV, 3.

 

(a) Var. : Connue l'orgueil enchérit toujours sur ses premières pensées.— (b) Des prétentions.— (c) Un si grand éclat. — (d) Par sa...— (e) Que l'original...

 

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In imagine pertransit homo, sed et frustra conturbatur (1) ; « Il passe comme un songe, et il ne court aussi qu'après des fantômes. » Que s'il est vrai ce que nous dit saint Jean Chrysostome (2), que la vanité au dehors est la marque la plus évidente de la pauvreté au dedans, que dirons-nous, chrétiens, et que pensera la postérité du siècle où nous sommes? Car quel siècle a-t-on jamais vu, où la vanité ait été plus désordonnée ? Quand est-ce qu'on a étalé plus de titres, plus de couronnes, plus de balustres, plus de vaines magnificences? Quelle condition n'a pas oublié ses bornes? Qui n'a pu avoir la grandeur, a voulu néanmoins la contrefaire. On ne peut plus faire de discernement, et par un juste retour cette fausse image de grandeur s'est tellement étendue qu'elle s'est enfin ravilie.

Mais encore si les vanités n'étaient simplement que vanités, elles ne nous contraindraient pas, chrétiens, de faire aujourd'hui de si fortes plaintes. Ce qu'il y a de plus déplorable, c'est qu'elles arrêtent le cours des charités, c'est qu'elles mettent tout à fait à sec la source des aumônes, et avec la source des aumônes celle de toutes les grâces du christianisme. Que dis-je ici des aumônes? Les vanités ne permettent pas même de payer ses dettes. On ruine et les siens et les étrangers, pour satisfaire à son ambition. Encore n'est-ce pas le seul désordre : ce ne sont pas seulement la charité et la justice qui se plaignent de la vanité ; la pudeur s'en plaint aussi, et la vanité y cause d'étranges ruines. Simple et innocente beauté qui commencez à venir au monde, vous avez de l'honnêteté ; mais enfin vous voulez paraître, et vous regardez avec jalousie celles que vous voyez plus richement ornées (a). Sachez que cette vanité qui vous paraît innocente, machine de loin contre votre honneur; elle vous tend des lacets (b), elle vous découvre à la tentation, elle donne prise à l'ennemi. Prenez garde à ce dangereux appât, et mettez de bonne heure votre honnêteté sous la protection de la modestie.

Mais ne parlons pas toujours de ces vanités qui regardent les

 

1 Psal. XXXVIII, 7. — 2 Homil. I in II Epist. ad Thessal.

 

(a) Var. : Celles qui sont plus richement parées. — (b) Elle vous prépare des pièges.

 

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biens de la fortune et les ornements du corps. L'homme est vain de plus d'une sorte. Ceux-là pensent être les plus raisonnables qui sont vains des dons de l'intelligence, les savants, les gens de littérature , les beaux esprits. A la vérité, chrétiens, ils sont dignes d'être distingués des autres, et ils font un des plus beaux ornements du monde. Mais qui les pourrait supporter, lorsqu'aussitôt qu'ils se sentent un peu de talent, ils fatiguent toutes les oreilles de leurs faits et de leurs dits ; et parce qu'ils savent arranger des mots, mesurer un vers ou arrondir une période, ils pensent avoir droit de se faire écouter sans fin et de décider de tout souverainement? O justesse dans la vie, ô égalité dans les mœurs, ô mesure dans les passions, riches et véritables ornements de la nature raisonnable ! quand est-ce que nous apprendrons à vous estimer ? Mais laissons les beaux esprits dans leurs disputes de mots, dans leur commerce de louanges qu'ils se vendent les uns aux autres à pareil prix, et dans leurs cabales tyranniques qui veulent usurper l'empire de la réputation et des lettres. Je voudrais n'avoir que ces plaintes, je ne les porterais pas dans cette chaire. Mais dois-je dissimuler leurs délicatesses et leurs jalousies? Leurs ouvrages leur semblent sacrés ; y reprendre seulement un mot, c'est leur faire une blessure mortelle, c'est là que la vanité, qui semble naturellement n'être qu'enjouée, devient cruelle et impitoyable. La satire sort bientôt des premières bornes, et d'une guerre de mots elle passe à des libelles diffamatoires, à des accusations outrageuses contre les mœurs et les personnes. Là on ne regarde plus combien les traits sont envenimés, pourvu qu'ils soient lancés avec art, ni combien les plaies sont mortelles à l'honneur, pourvu que les morsures soient ingénieuses (a) : tant il est vrai, chrétiens, que la vanité corrompt tout, jusqu'aux exercices les plus innocents de l'esprit, et ne laisse rien d'entier dans la vie humaine. Elle ne se contente pas de donner aux crimes des ouvertures favorables, elle les autorise publiquement, et entreprend de les mettre en honneur par des maximes ruineuses à la pureté des mœurs,

 

(a) Var. : Soient faites d'une manière ingénieuse.

 

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SECOND POINT.

 

Il me semble que vous vous élevez ici contre moi et que vous me dites que jamais il ne sera véritable que les crimes soient en honneur, puisque nous les voyons au contraire et détestés et proscrits par une commune sentence du genre humain. Et certes les choses humaines ne sont pas encore si désespérées, que les vices qui ne sont que vices, qui montrent toute leur laideur sans aucune teinture d'honnêteté, soient honorés dans le monde. Les vices que le monde couronne sont des vices spécieux, qui ont quelque mélange de la vertu. L'honneur qui est destiné pour la suivre et pour la servir, sait de quelle sorte elle s'habille et lui dérobe quelques-uns de ses ornements pour en parer le vice qu'il veut établir et mettre en crédit dans le monde. Pourquoi introduit-on ce mélange? pourquoi tâche-t-on de donner au vice cette couleur empruntée ? C'est ce qu'il faut expliquer, et je vais développer à fond, s'il se peut, ce mystère d'iniquité (a).

Pour cela il est nécessaire de philosopher en peu de mots de la nature du mal. Mais je m'abuse d'abord, et il est vrai que le mal n'a point de nature ni de subsistance. Car qui ne sait qu'il n'est autre chose qu'une simple privation, un éloignement de la loi, une perte de la raison et de la droiture? Ce n'est donc pas une nature, mais plutôt la maladie , la corruption, la ruine de la nature. De cette vérité, qui est si connue, le docte saint Jean Chrysostome en a tiré cette conséquence : Comme le mal, dit ce grand évêque (1), n'a point de nature ni de subsistance en lui-même, il s'ensuit qu'il ne peut pas subsister tout seul ; de sorte que s'il n'est soutenu par quelque mélange de bien, il se détruira lui-même par son propre excès. Qu'un homme veuille tromper tout le monde, il ne trompera personne : qu'un voleur tue ses compagnons aussi bien que les passants, tous le fuiront également comme une bête farouche. De tels vicieux n'ont point de crédit : il faut un peu de mélange; (b) mais aussi, si peu qu'on prenne de soin de

 

1 Homil. II in Acta.

 

(a) Var. : De quelle sorte cela se fait, quoique la chose soit assez connue par expérience, je veux le rechercher jusqu'à l'origine et développer tout au long ce mystère d'iniquité. — (b) Note marg. : Ne sont pas de ces vicieux abandonnés à toutes sortes d'infamies. Un Achab, une Jézabel dans L'histoire sainte ; un Néron, un Donatien dans les histoires profanes : leur attirer de la gloire, réconcilier l'honneur avec eux, c'est une entreprise impossible.

 

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mêler avec le vice quelque teinture de vertu, il pourra sans trop se cacher et presque sans se contraindre, paraître avec honneur dans le monde. Par exemple est-il rien de plus injuste que de verser le sang humain pour des injures particulières, et d'ôter par un même attentat un citoyen à sa patrie , un serviteur à son roi, un enfant à l'Eglise et une âme à Dieu qu'il a rachetée de son sang? Et toutefois, depuis que les hommes ont mêlé quelque couleur de vertu à ces actions sanguinaires, l'honneur s'y est attaché d'une manière si opiniâtre (a), que ni les anathèmes de l'Eglise, ni les lois sévères du prince, ni sa fermeté invincible, ni la justice rigoureuse d'un Dieu vengeur, n'ont point assez de force pour venir à bout de l'en arracher.

Il n'est rien de plus odieux que les concussions et les rapines : et toutefois ceux qui ont su s'en servir pour faire une belle dépense, qui paraît libéralité et qui est une damnable injustice, ont presque effacé toute cette honte dans le sentiment du vulgaire, (b). L'impudicité même, c'est-à-dire la honte même, que l'on appelle brutalité quand elle court ouvertement à la débauche, si peu qu'elle s'étudie à se couvrir de belles couleurs de fidélité, de discrétion , de douceur, de persévérance, ne va-t-elle pas la tête levée? Ne semble-t-elle pas digne des héros? Ne perd-elle pas son nom d'impudicité pour prendre celui de galanterie, et n'avons-nous pas vu le monde poli traiter de sauvages et de rustiques ceux qui n'avaient point de telles attaches ? Il est donc vrai, chrétiens, que le moindre mélange de vertu trompeuse concilie de l'honneur au vice. Et il ne faut pas pour cela beaucoup d'industrie ; le moindre mélange suffit, la plus légère teinture d'une vertu trompeuse et falsifiée impose aux yeux de tout le monde. Ceux

 

(a) Var. : L'honneur s’y est appliqué , — arrêté avec une attache opiniâtre. — (b) Note marg. : Est-il rien de plus haïssable que la médisance, qui déchire impitoyablement la réputation du prochain! Mais si peu qu'on rappelle franchise de naturel et liberté qui dit

ce qu'elle pense; ou, sans faire tant de façon, pour peu qu'on la débite avec esprit, en sorte qu'elle divertisse, car c'est une grande vertu dans le inonde que de savoir divertir; on ne regarde plus combien les traits sont envenimés, il suffit qu'ils soient lancés avec art, ni combien les plaies sont mortelles, pourvu que les morsures soient ingénieuses.                                                                       

 

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qui ne se connaissent pas en pierreries sont dupés et trompés par le moindre éclat ; et le monde se connaît si peu en vertu solide, que souvent la moindre apparence éblouit sa vue. C'est pourquoi il ne s'agit presque plus parmi les hommes d'éviter les vices ; il s'agit seulement de trouver des noms spécieux et des prétextes honnêtes. Ainsi le nom et la dignité d'homme de bien se soutient plus par esprit et par industrie que par probité et par vertu ; et l'on est en effet assez vertueux et assez réglé pour le monde, quand on a l'adresse de se ménager et l'invention de se couvrir.

Mais Dieu protecteur de la vertu ne souffrira pas longtemps que le vice se fasse honorer sous cette apparence ; bientôt il découvrira toute sa laideur et ne lui laissera que sa seule honte. C'est de quoi lui-même se glorifie par la bouche de son prophète : Discooperui Esau, revelavi abscondita ejus, et celari non poterit (1) : « J'ai découvert Esaü, j'ai dépouillé cet homme du monde de ces vains prétextes dans lesquels il s'enveloppait, j'ai manifesté toute sa honte, et il ne peut plus se cacher. » Car dans ce règne de la vérité et de la justice on ne se paiera point de prétextes, on ne prendra point le nom pour la chose, ni la couleur pour la vérité. Tous les tours, toutes les souplesses, toutes les habiletés de l'esprit ne seront plus capables de rien diminuer de la honte d'une mauvaise action ; et tout l'honneur que votre adresse vous aura sauvé parmi les ténèbres de ce monde, vous tournera en ignominie. Eveillez-vous donc, chrétiens; le monde vous a assez abusés, assez éblouis par son faux honneur ; ouvrez les yeux ; voyez la vertu qui va vous montrer l'honneur véritable, et vous apprendrez tout ensemble à le rendre à Dieu. Je suis sorti comme vous le voyez , des deux premières parties, et il ne me reste plus qu'à conclure par la dernière.

 

TROISIÈME POINT.

 

Jusqu'ici, chrétiens, j'ai pris facilement mon parti, et rien n'était plus aisé que de mépriser l'honneur qui relève les choses vaines et de condamner celui qui couronne les mauvaises. Mais devant maintenant parler de l'honneur qui accompagne les

 

1 Jerem., XLIX, 10.

 

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                                                SERMON

actions vertueuses, d'un côté je voudrais bien pouvoir le priser pour l'amour de la vertu dont il rejaillit, et d'autre part la crainte de la vanité fait que j'appréhende de lui donner trop d'avantage. Et certes il est véritable que si nous combattons avec tant de force l'amour des louanges, nous ôterons sans y penser un grand secours à la vertu, du moins à celle qui commence ; et nous tomberons dans cet autre excès qu'un habile courtisan d'un grand empereur, homme d'esprit de l'antiquité (a), a remarqué en son temps et que nous ne voyons déjà que trop fréquent dans le nôtre; que la plupart des hommes trouvent (b) ridicule d'être loués, à cause qu'ils ont cessé de faire des actions dignes de louanges? Postquam desiimus facere laudanda,laudari quoque ineptum putamus (1). Au contraire saint Augustin a sagement prononcé que « vouloir faire le bien et ne vouloir pas qu'on nous en loue, c'est vouloir que l'erreur prévale, c'est se déclarer ennemi de la justice publique et s'opposer au bien général des choses humaines, qui ne sont jamais établies dans un meilleur ordre que lorsque la vertu reconnue reçoit l'honneur qu'elle mérite (2). » D'ailleurs on ne peut douter qu'il ne soit digne d'un homme de bien, et d'édifier le prochain par l'exemple de sa vertu, et d'être non-seulement confirmé , mais encore encouragé par le témoignage des autres. Mais surtout ceux (pie Dieu a mis dans les grandes places, comme leur dignité n'a rien de plus relevé (c) que cette glorieuse obligation d'être l'exemple du monde, doivent souvent considérer ce que pense l'univers dont ils sont le plus beau spectacle, et ce que pensera la postérité, qui ne les flattera plus quand la mort les aura égalés au reste des hommes ; et comme la gloire véritable ne peut jamais être forcée, ils doivent en poser les fondements sur une vertu solide, qui soit incapable de se démentir jamais (d).

Mais encore qu'on puisse permettre (e) à la vertu de se laisser exciter au bien par les louanges des hommes, c'est ravilir sa dignité et offenser sa pudeur que de l'en rendre captive. Car c'est,

 

1 Plin., lib. III Epist., Epist. XXI .— 2 S. August., De Serm. Domini., lib. II, n. 1.

 

(a) Var.: Galant homme de l'antiquité.— (b) Qu'on trouve...— (c) N'a rien de plus haut, — rien de plus grand.—(d) Qui ne se démente jamais, —qui s'attache à ne se démentir jamais et à marcher constamment par les voies droites. — (e) Mais si nous pouvons permettre.

 

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mes frères une chose assez remarquable que la pudeur et la modestie ne s'opposent pas seulement aux actions déshonnêtes, mais encore à la vaine gloire et à l'amour désordonné des louanges. Une personne honnête et bien élevée rougit d'une parole immodeste ; un homme sage et modéré rougit de ses propres louanges. En l'une et l'autre rencontre la modestie fait baisser les yeux et monter la rougeur au front par un certain sentiment que la raison nous inspire ; que comme le corps a sa chasteté, que l'impudicité corrompt, il y a une certaine intégrité de fonte et de la vertu qui appréhende d'être violée par les louanges. (a) C'est pourquoi saint Jean Chrysostome compare la vertu chrétienne à une fille honnête et pudique, élevée dans la maison paternelle avec une merveilleuse retenue. On ne la mène pas, dit-il (1), aux théâtres ; on ne la produit pas dans les assemblées. Elle n'écoute point les discours des hommes, ni leurs dangereuses flatteries; elle aime la retraite et la solitude , et se plaît à se cacher sous les yeux de Dieu, sous l'ombre de ses ailes et sous le secret de sa face : elle aime , dis-je, à se cacher (b), non par honte , mais par modestie. Car, mes frères, ce n'est pas un moindre excès de cacher la vertu par honte que de la produire par ostentation (c). Les hypocrites sont dignes et de blâme et de mépris tout ensemble, qui l'étaient avec art et pompeusement; les lâches ne le sont pas moins, qui rougissent de la professer et lui donnent moins de liberté de paraître au jour que le vice même ne s'en attribue. Ainsi la véritable vertu ne fuit pas toujours de se faire voir; mais jamais elle ne se montre qu'avec sa simple parure. Bien loin de vouloir surprendre (d) les yeux par des ornements empruntés,

 

1 S.Chrysost., homil. LXXI in Matth., tom. VII, p. 698.

 

(a) Note marg. : D'où vient à une âme bien née cette honte des louanges naturelle à la vertu ; je dis à la vertu chrétienne, car on n'en connaît point d'autre en cette chaire ? Il est donc de la nature de la vertu d'appréhender les louanges, et si vous pesez attentivement avec quelle précaution le Fils de Dieu l'oblige de se cacher: Attendite ne justitiam vestram faciatis coram hominibus, ut videamini ab eis (Matth., VI, 1). — Voulez-vous prier dans le cahinet, fermez la potte : Orationem tuam fac esse mysterium (S. Chrysost., (homil. XIX in Matth., VI, 3), et ainsi des autres. Voyez donc comme il élève la vertu : il la retire du monde; il la tient dans le cabinet et sous la clef; il la cache non-seulement aux autres, mais à elle-même; il ne veut pas que « la gauche sache l'aumône que fait la droite » (Matth., VI, 3); enfin il la réserve pour les yeux du Père.— (b) Var.: Elle plaît à se cacher. — (c) Pur affectation. — (d) Attirer.

 

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elle cache même une partie de sa beauté naturelle ; et le peu qu'elle en découvre avec retenue est tellement éloigné de tout artifice, qu'on voit bien qu'elle n'a pas dessein (a) d'être regardée, mais plutôt d'inviter les hommes par sa modestie à glorifier le Père céleste : Ut videant opera vestra bona, et glorificent Patrem vestrum qui in cœlis est (1).

Voilà l'idée véritable de la vertu chrétienne. Y a-t-il rien de plus sage ni de plus modeste? (b) La vaine gloire, dit saint Chrysostome (2) vient gâter cette bonne éducation : elle entreprend de corrompre (c) la pudeur de la vertu. Au lieu qu'elle n'était faite que pour Dieu, elle la pousse (d) à rechercher les yeux des hommes. Ainsi cette vierge si sage et si retirée est sollicitée par cette impudente à des amours déshonnêtes : Sic à lenâ corruptissimà ad turpes hominum amores impellitur. Fuyons, Messieurs, ces excès ; et puisque tout le bien vient de Dieu, apprenons à lui rendre aussi toute la gloire. Car comme dit excellemment le grand saint Fulgence, « encore que ce soit un orgueil damnable que de mépriser ce que Dieu commande, c'est une audace bien plus criminelle de s'attribuer à soi-même ce que Dieu donne; » (e) et si par le premier de ces attentats nous tachons  de nous  soustraire à son empire, il semble que nous entreprenions par le second de nous égaler à lui (f).

C'est, Messieurs, ce que Dieu lui-même reproche aux hommes orgueilleux en la personne du roi de Tyr, lorsqu'il lui adresse ces paroles par la bouche de son prophète Ezéchiel : « Voici ce qu'a dit le Seigneur Dieu : Ton cœur s'est élevé démesurément, et tu as dit : Je suis un Dieu ; et quoique tu ne sois qu'un homme mortel,

 

1 Matth., V, 16. — 2 S. Chrysost., loco mox cit.

(a) Var. : Qu'elle n'entreprend pas.— (b) Note marg. : C'est ainsi qu'elle était faite, lorsqu'elle sortait toute récente d'entre les mains des apôtres, formée sur les exemples de Jésus-Christ même. Alors la piété était véritable, parce qu'elle n'était pas encore devenue un art : elle n'avait pas encore appris à s'accommoder au monde ni à servir au négoce des ténèbres; simple et innocente qu'elle était, elle ne regardait que le ciel, auquel elle prouvait sa fidélité par l'humilité la patience. — (c) Var. : Piostituer. — (d) Elle lui apprend. — (e) Note marg. : Detestabilis est cordis humani superbia, quà facit homo quod Deus in hominibus damnât; sed illa detestabilior, quà sibi tribuit homo quod Deus hominibus donat (Epist. VI ad Theodor., p. 189).— (f) Var.: De nous rendre en quelque façon ses égaux.

 

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tu t'es fait un cœur de Dieu » par ton audace insensée : Dixisti: Deus ego sum;.... cùm sis homo et non Deus, et dedisti cor tuum quasi cor Dei (1). Peut-être aurez-vous peine à comprendre fine l'esprit humain soit capable d'un si prodigieux égarement. Mais, mes frères, ce n'est pas en vain que le Saint-Esprit parle en ces termes ; et il n'est que trop véritable que celui qui se glorifie en lui-même, se fait en effet le cœur d'un Dieu. Car la théologie nous enseigne que comme Dieu est la source du bien et le centre de toutes choses, comme il est le seul sage et le seul puissant, il lui appartient, chrétiens, de s'occuper de lui-même , de rapporter tout à lui-même, de se glorifier en ses conseils et de se confier en son bras victorieux et en sa force invincible. Quand donc une créature s'admire dans sa vertu, s'aveugle dans sa puissance, se plaît dans son industrie, s'occupe enfin tout entière de ses propres perfections, elle agit à la manière de Dieu, et malgré sa misère et son indigence elle imite la plénitude de ce premier Etre. En effet cet homme habile (a) qui règne dans un conseil et ramène tous les esprits par la force de ses discours, lorsqu'il croit que son raisonnement et son éloquence et non la main de Dieu a tourné les cœurs, ne dit-il pas tacitement : Labia nostra à nobis sunt (2): « Nos lèvres sont de nous-mêmes, » et c'est nous qui avons trouvé ces belles paroles qui ont touché tout le monde? Et celui qui se persuade que c'est par son industrie qu'il s'est établi, et ne fait pas de réflexion sur la Providence divine qui l'a conduit par la main, ne dit-il pas avec Pharaon : Meus est fluvius, et ego feci memetipsum (3). « Tout ce grand domaine est à moi, je suis l'ouvrier de ma fortune et je me suis fait moi-même? » Quiconque enfin s'imagine qu'il peut achever ses affaires par sa tête ou par son bras, sans remonter au principe d'où viennent tous les bons succès, se fait lui-même un dieu dans son cœur, et il dit avec ces superbes : « C'est notre main vigoureuse qui a fait hautement ces choses : » Manus nostra excelsa (4).

Malheur à la créature, qui faisant le dénombrement de ce qui est nécessaire pour ses entreprises, ne compte pas avant toutes

 

1 Ezech., XXVIII, 2. — 2 Psal. XI, 5. — 3 Ezech., XXIX, 3. — 4 Deuter., XXXII, 27.

(a) Var. : Capable.

 

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choses le secours de Dieu et ne lui rapporte pas toute la gloire! Dieu se rit de ses vains conseils et il les dissipe. Car c'est lui dont il est écrit « qu'il réprouve les desseins des peuples, qu'il confond quand il lui plaît les entreprises (a) des grands (1), et qu'il est terrible en conseils par-dessus les enfants des hommes (2). » C'est lui qui élève, c'est lui qui abaisse. Cest lui qui donne la gloire, c'est lui qui la change en ignominie. C'est lui qui prend Cyrus par la main, dit le prophète Isaïe (3), qui fait marcher la terreur devant sa face et la victoire à sa suite, qui le mène triomphant par toute la terre et qui abaisse à ses pieds toutes les puissances du monde. C'est lui-même qui, au moment ordonné, arrête toutes ses conquêtes et le précipite du haut de cette superbe grandeur par une sanglante défaite. C'est lui qui fait frapper par son ange un Hérode pour n'avoir pas donné la gloire à Dieu (4); qui renverse un Nicanor par une poignée de gens « qu'il regardait comme rien, » quos nullos existimaverat, comme dit le texte sacré (5) ; qui confond un Antiochus avec son armée, par laquelle il croyoit pouvoir dominer aux flots de la mer : Qui sibi videbatur etiam fluctibus maris imperare (6). Et quand aurais-je fini, si j'entreprenais de vous raconter toutes les victoires de ce Triomphateur en Israël et de ce Monarque du monde!

Tremblons donc sous sa main suprême et mettons en lui seul toute notre gloire. La gloire que les hommes donnent n'a ni fondement ni consistance. Qu'y a-t-il de plus variable, puisqu'elle s'attache aux événements et change avec la fortune? C'est pourquoi je souhaite à notre grand Roi quelque chose de plus solide. Sire, je désire d'une ardeur immense de voir croître par tout l'univers cette haute réputation de vos armes et de vos conseils; et si ma voix se peut faire entendre parmi ces glorieuses acclamations, j'en augmenterai le bruit avec joie. Mais méditant en moi-même la vanité des choses humaines, qu'il est si digne de votre grande âme d'avoir toujours devant les yeux, je souhaite à votre Majesté un éclat plus digne d'un roi chrétien que celui de la renommée, une

 

1 Psal. XXXII, 10. — 2 Psal. LXV, 5. — 3 Isa., XLV, 1. — 4 Act., XII, 23.— 5 II Machab., VIII, 35. — 6 Ibid., IX, 8.

 

(a) Var. : Qu'il renverse quand il lui plaît les entreprises des princes.

 

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immortalité plus assurée que celle que promet l'histoire à votre sage conduite, enfin une gloire mieux établie que celle que le monde admire : c'est celle de l'éternité avec le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Amen.

 

 

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