Lettre Mme de Maisonfort I
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LETTRES A MADAME DE MAIS0NF0RT.

 

REMARQUES.

 

Madame de Maisonfort était liée à Madame Guyon par les nœuds de la parenté, et soumise à Fénelon par la déférence du respect; elle habitait Saint-Cyr, lorsque ces deux apôtres du nouveau quiétisme s'efforçaient d'y répandre leurs erreurs ; elle reçut les inspirations de l'un et les leçons de l'autre dans une âme plus ouverte au sentiment qu'à la raison.

La science jointe à la piété vint, grâce au ciel, l'arracher à cette double direction. Appelé par Madame de Maintenon, Bossuet donna à Saint-Cyr deux conférences, la première le 5 février et la seconde le 7 mars 1096.Tout en éclairant les intelligences, sa parole toucha vivement les cœurs; et Madame de Maisonfort conçut le désir d'avoir une entrevue particulière avec le grand théologien. Madame de Maintenon pensa qu'une correspondance écrite amènerait plus de lumières sur les doctrines.

En conséquence Madame de Maisonfort soumit à Bossuet, dans deux longues lettres, de nombreuses questions ; elle lui fit connaître les principes de spiritualité qui réglaient sa vie intérieure ; mais dans une prudence toute féminine, pour s'assurer de la sincérité du grand évêque, elle ne lui révéla ni son nom, ni celui de Fénelon qui l'avait conduite dans les voies mystiques. Les réponses de Bossuet ne lui rendirent pas la conviction, mais elles lui donnèrent la confiance ; elles ne calmèrent pas entièrement l'agitation de son esprit, mais elles bannirent ses injustes soupçons. Aussi, dans une troisième lettre, fit-elle connaître sa position sans détour, et demanda-t-elle une conférence particulière. Non-seulement Bossuet résolut de vive voix et par écrit ses difficultés; mais encore il lui promit pour l'avenir tous les conseils et toutes les décisions dont elle pourrait avoir besoin.

Malgré toutes ces démarches, Madame de Maisonfort resta, dans l'établissement de Saint-Cyr, sous le poids de fâcheux soupçons ; son attachement inébranlable à Madame Guyon faisait naître des craintes sur la pureté de sa foi; elle fut envoyée à Meaux, chez les filles de Sainte-Marie. Le charitable évêque lui trouva, quelque temps après, un séjour

 

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plus paisible à la Visitation, et continua de lui prodiguer les secours de sa direction jusqu'en 1703.

Bossuet alla recevoir dans le ciel la récompense de son zèle et de sa foi. Alors Fénelon manifesta le désir de connaître les lettres qu'il avait écrites à Madame de Maisonfort. Madame de Maisonfort lui envoya toute la correspondance, avec des notes et quatre Avertissements, bénissant les soins paternels dont le saint prélat n'avait cessé d'entourer sa faiblesse, et rendant hommage à la tendre affection qu'il conservait dans son cœur pour l'archevêque de Cambray. Elle lui écrit : « Il était de l'avis du public sur votre esprit. Il me dit un jour : C'est la grande mode de trouver beaucoup d'esprit à M. de Cambray; on a raison : il brille d'esprit, il est tout esprit, il en a bien plus que moi. »

Les papiers de Fénelon revinrent, après sa mort, à la maison de Saint-Sulpice, où il avait étudié pendant trois ans la théologie, ou plutôt les auteurs mystiques, comme le cardinal de Bausset nous le dit lui-même. Un membre de cette savante communauté a publié chez Ad. le Clère, en 1828, les Lettres à Madame de Maisonfort. L'éditeur nous dit dans sa préface que Bossuet, bien loin de condamner les principes suivis par Fénelon dans la conduite des âmes, « les approuve expressément quant au fond. » C'est précisément le contraire qui est vrai ; on verra que Bossuet combat à chaque page expressément, directement, les principes du quiétisme moderne, tels que les enseignait Fénelon, comme la passiveté de l’âme dans l'oraison, l'inutilité des actes religieux, l'indifférence entre le ciel et l'enter, l'impassibilité de la prière. Qu'on lise seulement les trois lignes que voici : « Le recueillement qui revient à la simple présence de Dieu ne contient ni espérance, ni désir, ni action de grâces, ni demande; et ainsi tous ces actes sont supprimés; ce qui ne compatit pas avec l'Evangile; » c'est-à-dire : les dogmes fondamentaux du nouveau quiétiste sont contraires à l'Evangile. Madame de Maisonfort tente vainement, dans ses notes, d'affaiblir les censures de Bossuet.

L'abbé Phelippeaux a publié en 1732, dans sa Relation du quiétisme, un extrait des deux premières lettres de Bossuet ; c'est ce morceau que les éditeurs des œuvres complètes donnent sous le titre de Réponse aux difficultés de Madame de Maisonfort.

Nous avons reproduit les lettres qui vont suivre, d'après l'imprimé de 1828.

 

LETTRE PREMIÈRE. A Paris, 21 mars 1696.

 

Voilà, ma fille, mes réponses à vos demandes. Faites effort, afin que ma méchante écriture ne vous dégoûte pas du fond des choses. Quand vous aurez bien lu et bien compris, s'il reste quelque difficulté, vous pourrez encore la proposer, et je vous ferai réponse de Meaux, comme de Paris ou de Versailles. Prions Dieu les uns pour les autres, en l'unité du Saint-Esprit. Notre-Seigneur soit avec vous.

 

I. — Demande.

 

Saint François de Sales répondait à ceux qui lui reprochaient le temps qu'il employait  à écouter certaines personnes, que si l'on savait ce que c'est de mettre la paix dans un cœur, on s'estimerait heureux d'y contribuer. J'espère, Monseigneur, qu'entrant dans les mêmes sentiments, vous ne vous rebuterez point de ce que je vais vous écrire.

Réponse. — Oui, j'entre de tout mon cœur dans les sentiments de ce digne évêque. Il faudrait écouter jusqu'à des inutilités, pour disposer ceux qui les disent à recevoir la consolation qu'on leur doit. A plus forte raison faut-il entendre vos propositions, qui sont sérieuses. Je vais donc y répondre article par article.

 

II — Demande.

 

J'ai reçu des règles pour ma conduite intérieure, dans lesquelles j'ai besoin, Monseigneur, que vous m'affermissiez. Elles m'ont été données par un homme d'une grande lumière, d'une grande piété, que je crois même un saint, et qui m'a laissé cette idée

 

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toutes les fois que je suis sortie d'auprès de lui ; qui m'a paru avoir grâce pour moi, et sous la conduite duquel j'ai été mise par mes supérieurs : ce qui a été précédé, accompagné et suivi de circonstances qui ne me permettent pas de douter que Dieu ne me voulût sous une telle conduite.

C'est bien assez, ce semble-t-il, pour devoir être en paix sur les décisions d'un tel homme : mais ce n'est pas tout ; elles ont été approuvées par un très-saint prêtre (1) que j'ai vu deux ou trois fois en ma vie et qui a du savoir ; et par un nouveau directeur (2) que je consulte depuis quelque temps, qui est docte, généralement estimé, d'une grande piété, et qui est plutôt accusé d'être opposé à une spiritualité extraordinaire que de la favoriser. Ajoutez, s'il vous plaît, que mes supérieurs et mes confesseurs ne m'inquiètent point. Mais je m'inquiète moi-même; et pour ne vous rien dissimuler, cela vient de ce que les deux hommes dont je viens de parler sont un peu soupçonnés par quelques personnes de favoriser trop une certaine spiritualité, et que je crains [que le second] n'approuve les sentiments du premier que parce que son autorité l'entraîne. C'est ainsi que je raisonne, en certains temps, que je pourrais, je crois, appeler moments de tentation. En d'autres temps, quoique je ne sois pas ferme dans les règles que j'ai reçues, je ne laisse pas d'être persuadée qu'elles sont conformes à la doctrine de saint François de Sales, excellentes en elles-mêmes, et proportionnées à mes besoins. Quelquefois je doute seulement de ce dernier, et crains uniquement qu'elles ne conviennent point à mes dispositions. Je vais, Monseigneur, vous en faire juge; et j'espère que si vous approuvez ces règles, cela m'y affermira, et me mettra dans la paix, qui est un bien si désirable.

Rép. — Vous paraissez dans une bonne disposition pour écouter Dieu; il ne reste qu'à l'écouter pour vous avant de vous parler.

 

III. — Demande.

 

Il y a environ six ans que Dieu a commencé à m'attirer au recueillement. Il y avait plusieurs autres années que je m'appliquais

 

1 C'était le bon M. Boudon, archidiacre d'Evreux. — 2 Vous reconnaissez à ce portrait M. Tiberge, à qui vous m'aviez conseillé d'avoir recours.

 

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à l'oraison, et que j'aimais cet exercice. Je n'étais pas alors sous la conduite du directeur dont je viens de parler. Il me dit que lorsque je me sentais recueillie en la présence de Dieu, je devais y demeurer en paix : du reste il me conseillait une oraison d'affection fort libre, de raisonner même si je m'y sentais portée, et d'être fort fidèle à suivre l'attrait de Dieu.

Plusieurs mois après, il me parut me gêner davantage, au moins par la manière dont j'entendis le conseil suivant : savoir, de chercher dans l'oraison l'occupation des actes et des sujets particuliers; mais que si l'un et l'autre m'échappaient, je pouvais demeurer en paix en la présence de Dieu, pourvu que j'y eusse de l'attrait, et que cette sorte d'occupation ne me rendît ni plus négligente pour me corriger, ni moins humble, ni moins docile, ni moins défiante de mes lumières, ni moins prête à être privée des consolations.

Comme j'ai l'esprit prodigieusement fertile en réflexions, et que je suis portée par timidité, aussi bien que par activité, à multiplier les actes à l'infini, cette décision de demeurer en la présence de Dieu, quand le reste m'échapperait, m'embarrassait : car lors même que j'étais recueillie, je ne laissais pas d'avoir des actes dans l'esprit ; je n'étais même pas dans l'impuissance de faire des raisonnements : ainsi les actes et les sujets ne m'échappaient point.

Trois mois après, on me dit qu'on avait voulu m'en faire essayer, mais qu'on n'avait pas eu intention que je m'en embarrassasse; on me dit de ne plus chercher celte sorte d'occupation, de me contenter de la simple présence de Dieu, si Dieu lui-même ne m'attirait à quelque chose de distinct, soit acte ou occupation de quelque sujet; de revenir à cette présence de Dieu dès que je m'apercevrais de la distraction.

On m'a toujours depuis tenu le même langage, m'assurant qu'il n'y avait rien à craindre quand on n'avait pas voulu se mettre soi-même dans cette sorte d'oraison, et que les directeurs par industrie n'y avaient pas voulu introduire. On m'a reproché cent fois mon indécision; et j'avoue que je ne conçois pas comment je puis avoir tant de doutes sur ce qui m'est décidé par un

 

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homme en qui j'ai d'ailleurs une pleine confiance, et pour qui je sens une parfaite vénération.

Il m'a conseillé plusieurs fois de m'exciter par la lecture au recueillement dans les temps de sécheresse, si j'éprouvais que cela me réussît : mais lui ayant dit que, dès que j'avais commencé à faire un acte, je les multipliais à l'infini, ce qui me desséchait le cœur, il me disait alors de n'en point faire que quand le mouvement de la grâce m'y porterait ; et une autre fois, lui ayant dit que je ne les multipliais plus trop et ne m'en trouvais pas mal, il me dit que, lorsque je ne sentirais plus rien dans mon fond et que je serais dans le dessèchement, je m'excitasse par quelque petit acte d'amour de Dieu ou autre fort court. Apparemment qu'à l'heure qu'il est, il me dirait de n'en plus faire ; car j'en suis présentement revenue à les multiplier à l'excès, et depuis plus de quatre ans qu'on m'a déterminée à cette sorte d'oraison, je n'ai pas encore commencé d'une bonne manière à suivre cette voie.

J'ai naturellement l'esprit plus réfléchissant qu'une autre, l'imagination vive, en un mot une prodigieuse activité; la conscience timide, même portée au scrupule, et un amour-propre qui veut toujours se complaire dans son ouvrage, et s'assurer de faire quelque chose.

 

Rép. — C'est à des âmes de cette sorte que l'oraison passive fait de grands biens, témoin la vénérable Mère de Chantai. Il faut faire, mais non pas s'assurer qu'on fait.

 

IV. — Demande.

 

Dans les temps où Dieu me fait sentir sa présence, je ne doute pas que celte voie ne me soit bonne, excepté dans les commencements, où je crois que je n'étais pas assurée, lors même que j'étais recueillie. Présentement, souvent même dans les temps de sécheresse, je crois que rien ne m'est meilleur que ce qu'on m'a conseillé ; mais comme je vous l'ai dit, Monseigneur, l'incertitude revient de temps en temps.

Je ne suis pas attirée bien extraordinairement ; je n'ai point eu, pour entrer dans cette sorte d'oraison, ce signal dont vous avez parlé, je veux dire l'impuissance de pouvoir faire autrement ; je

 

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sens bien seulement que les discours ne me sont point nécessaires pour me convaincre, puisque par la miséricorde de Dieu je suis convaincue des plus grandes vérités, et qu'ils ne le sont point aussi pour m'unir à Dieu.

 

Rép. — J'ai rapporté ce signal de l'impuissance comme celui que demandent tous les spirituels après le bienheureux Jean de la Croix; mais du reste, je suis pour moi bien persuadé qu'en se livrant à la seule foi, qui de sa nature n'est pas discursive ni raisonnante, on peut faire cesser le discours sans être dans l'impuissance d'en faire. Je ne veux pas assurer qu'on soit alors dans l'état d'oraison passive, ainsi que l'appelle ce bienheureux ; mais, quoi qu'il en soit, cet état est bon et conforme à la doctrine de saint Paul, qui ne demande pas le discours, mais la seule foi, pour la conviction des choses qui ne paraissent pas. Quand donc je trouverai un chrétien qui, sans être dans cette impuissance de discours, ou sans songer qu'il y est, priera sans discours, je n'aurai rien à lui dire, sinon qu'il croie et qu'il vive en paix.

 

V. — Demande.

 

Il me paraît que ce qui est le plus conforme à ma disposition est un simple retour de mon cœur vers Dieu.

 

Rép. — Je n'ai rien non plus à dire contre ce simple retour du cœur à Dieu, pourvu qu'on l'entende bien; ce que nous verrons dans la suite.

 

VI. — Demande.

 

Je trouve que ce simple retour me convient, non-seulement pour l'oraison, mais dans le cours de la journée, pour revenir à Dieu, et que les oraisons jaculatoires ne me conviendraient pas si bien.

 

Rép. — Il faut d'abord supposer que ce simple retour à Dieu contient un acte de foi fort simple et fort nue avec toute son obscurité et toute sa certitude, et qu'il contient aussi un acte d'amour d'une pareille simplicité.

Les oraisons jaculatoires sont des affections expresses, qui pourraient sortir de ce fond de foi et d'amour ; mais l’âme qui a ce

 

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fond peut se passer de ces affections, et jusque-là je suis d'accord avec vous.

 

VII. — Demande.

 

Je trouve aussi que la simple attente du recueillement, pour ainsi dire, m'y prépare mieux que ne feraient les efforts. J'entends par cette attente une certaine tranquillité où je tâche de me mettre, et une attention à Dieu qui est quelquefois bien sèche et presque imperceptible.

 

Rép.— La difficulté commence lorsque, après avoir dit l'état où vous êtes durant le cours de la journée, vous réduisez toute votre action à une simple attente du recueillement ; de sorte que, de journée à journée, il ne vous reste aucun lieu pour les actes expressément commandés de Dieu.

Le recueillement qui revient à la simple présence de Dieu ne contient ni espérance, ni désir, ni action de grâces, ni demande; et ainsi tous ces actes sont supprimés : ce qui ne compatit pas avec l'Évangile.

La simple attente est très-distinguée de l'excitation qu'on se fait à soi-même. Or, de croire qu'on en vienne en cette vie à un état où l'on n'ait jamais besoin de cette excitation, David nous est un bon témoin du contraire, puisqu'il en revient si souvent à dire : « Elevez-vous, ma langue; mon âme, bénis le Seigneur; mon âme, loue le Seigneur. J'ai dit : J'observerai mes voies, pour ne point pécher par la parole, » etc.

Il y a de doux efforts que la foi et l'amour inspirent, et rendent fort naturels.

Les spirituels nous enseignent que, s'il y a quelques âmes qui soient tellement mues de Dieu qu'elles n'aient aucun besoin de faire effort, ce sont des âmes uniques et privilégiées, comme serait la sainte Vierge, ou quelque autre qui en ait approché (1).

 

1 Si M. de Meaux eût bien pris ma pensée, et que je me fusse mieux expliquée, il ne m'aurait pas dit tout ceci; car, outre que je ne parfois que pour le temps de l'oraison, comme cela se verra dans la suite, cette tranquillité douce dans laquelle je tâchais de me mettre était excitée par cet acte de simple retour, que le prélat convient être un doux effort, l'acte le plus réel, et contenir même deux actes distincts. (Le lecteur verra dans un instant que Bossuet parlait, lui aussi, du temps de l'oraison.)

 

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VIII. — Demande.

 

J'aurais peine à dire précisément ce crue c'est que mon oraison, sinon que c'est un simple souvenir de Dieu, ou attention à Dieu, sans rien de distinct, sans me le représenter en nul endroit, et sans même le chercher au dedans de moi.

 

Rép. — Tout cela se peut pour le temps de l'oraison ; mais Dieu prescrit d'autres exercices pour le cours de la vie. Encore faut-il prendre garde de ne point exclure du temps spécial de l'oraison l'espérance, la demande, et l'action de grâces. Je suis de l'avis de ceux qui n'obligent point à chercher Dieu uniquement en nous-mêmes, puisqu'on le peut également regarder au ciel où Jésus-Christ tournait ses regards, ou en lui-même indépendamment de tout lieu, quoiqu'il y ait une manière admirable de le regarder en son inférieur, comme celui qui y forme la prière.

 

IX. — Demande.

 

Cette attention à Dieu est quelquefois accompagnée d'une douceur sensible, et d'une difficulté aux actes distincts et à prier vocalement. Je sens même souvent cette difficulté aux prières vocales dans des temps de sécheresse. On m'a dit de me contenter des prières prescrites.

 

Rép. — Je crois que, par les prières prescrites, vous entendez l'office et les autres d'observance. Il y faut aussi ajouter celles que le confesseur donne pour pénitence ; mais il n'est pas nécessaire de se charger de beaucoup de prières de cette sorte.

 

X. — Demande.

 

Un homme que je n'ai vu que deux ou trois fois en ma vie (1) m'a dit que, quand on ne pouvait qu'avec difficulté dire les prières marquées pour gagner les indulgences, parce qu'on se sentait attiré au recueillement, il n'y avait qu'à s'abstenir de ces prières.

 

Rép. — Je le crois ainsi ; mais dans le cas présent, où il s'agit de difficulté et non d'impossibilité, je crois plus humble, et par

 

1 C'était M. Boudon, dont j'ai déjà parlé.

 

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là plus sûr, de dire les prières prescrites dans un jubilé. On a sept jours, et on peut partager ces prières dans tout ce temps. La difficulté peut faire en ce cas partie de la pénitence ; mais après tout, il ne faut pas gêner ces âmes sans nécessité.

 

XI. — Demande.

 

Il me semble qu'entre les personnes qui sont dans cette oraison simple, les unes n'ont nulle difficulté aux prières vocales, les autres en ont beaucoup, et quelques autres y ont une espèce d'impossibilité. Il est rapporté que la Mère Marie de l'Incarnation, qui a établi les Carmélites en France, ne pouvait dire un Pater de suite.

 

Rép. — Je crois ces dispositions très-réelles dans les âmes. Il est écrit dans la Vie du P. Baltasar Alvarez, qu'il fallut demander pour saint Ignace de Loyola la dispense de dire le Bréviaire, à cause de l'absorbement où il en était d'abord. Cela n'empêche pas que l'on ne doive de temps en temps tenter la prière vocale, la commencer du moins si l'on ne peut l'achever, avoir la volonté de la faire si l'on n'en a pas l'effet, afin d'adorer Dieu de tout ce qu'on est, c'est-à-dire de l'extérieur et de l'intérieur, sans gêne toutefois, avec une sainte liberté ; car elle est inséparable de l'amour.

 

XII. — Demande.

 

Les temps de sécheresse sont fréquents chez moi ; mais je les supporte mieux que l'inquiétude et le trouble.

 

Rép. — Il faut se laisser troubler quand Dieu le veut, parce que ce trouble est quelquefois le trouble de l'eau par l'ange, qui précède la guérison. C'est quelquefois une participation du trouble de la sainte âme de Notre-Seigneur, qu'il faut remarquer dans l'Evangile en diverses occasions.

 

XIII. — Demande.

 

Il me paraît que le mieux alors serait de tâcher de se calmer en la présence de Dieu ; et les réflexions et les discours (supposé qu'on en puisse faire, ce qui ne serait peut-être pas impossible) ne remédieraient pas à ces inquiétudes et à ces troubles.

 

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Rép. — Le discours n'accoise pas de tels troubles ; une douce conformité à la volonté de Dieu en est le seul remède, et l'exemple de Jésus-Christ nous y conduit.

 

XIV. — Demande.

 

C'est dans ces temps de trouble que je me jette dans la multiplicité des actes, pour m'assurer, sans y pouvoir parvenir.

 

Rép. — Il ne faut chercher d'assurance qu'en la seule bonté de Dieu, et entièrement hors de soi-même, surtout celles qui expérimentent, comme vous, que ces assurances qu'on cherche ailleurs n'ont point l'effet qu'on en prétend. Sans multiplier les actes par un travail inutile, il y en a de fort simples qu'on peut pratiquer.

 

XV. — Demande.

 

Une lettre de Madame de Chantal aux supérieures de son Ordre, où elle parle de certaines âmes attirées à une oraison si simple qu'il leur paraît qu'elles ne font rien, qui veulent toujours agir par la crainte de perdre le temps, et qui ont un grand besoin qu'on les encourage à suivre l'attrait de Dieu, m'a fort consolée. J'ai cru trouver mon portrait dans cette lettre, excepté que Madame de Chantal dit que, pour l'ordinaire, on voit reluire une grande pureté et une grande régularité dans ces âmes.

 

Rép. — Vous avez raison d'être consolée de cette lettre. Nous parlerons tout à l'heure de la pureté et régularité que Dieu demande à ces âmes.

 

XVI. — Demande.

 

Ce qui devrait le plus faire douter ceux qui me conduisent, et moi-même, de mon oraison, c'est le peu de progrès que je fais dans la vertu. Il me paraît, et à bien des gens, qu'au lieu d'avancer, je recule. Non-seulement on ne voit guère de progrès en moi pour la correction de certains défauts extérieurs, mais je trouve mes dispositions intérieures plus imparfaites qu'elles n'étaient.

 

Rép. — La grande et la seule preuve de la bonne oraison est le changement de la vie. Le dessein de l'oraison n'est pas de nous

 

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faire bien passer quelques heures avec Dieu, mais que toute la vie s'en ressente et en devienne meilleure. Mais la difficulté est de bien faire cet examen de la vie, parce que Dieu cache souvent le progrès des âmes, non-seulement à elles-mêmes, mais à leurs directeurs, s'ils ne sont extrêmement attentifs : il le cache même quelquefois sous une forme contraire. Je crois, pour moi, que la grande épreuve doit être à l'égard de la charité fraternelle. Si l'extérieur est bien réglé sur cela, on doit croire que l'oraison fait son effet, qu'elle porte son fruit, et par conséquent qu'elle est bonne, quelque mauvaise disposition qu'on sente au dedans, parce que la véritable disposition est celle qui paraît par les œuvres, selon cette parole de Notre-Seigneur : Vous les connaîtrez par leurs œuvres et par leurs fruits. Ainsi un confesseur attentif, et qui puisera ses lumières dans la prière, sentira à la longue si la charité et l'obéissance prévalent, surtout s'il est soigneux à observer certaines occasions délicates et surprenantes, où il est malaisé que l’âme n'agisse selon son fond, et qu'elle se démente elle-même.

 

XVII. — Demande.

 

Je ne suis point assez livrée à la grâce.

 

Rép. — Ce mot peut avoir un bon et un mauvais sens. Le bon est de se livrer à l'esprit contre la chair ; le mauvais est de croire être livré à la grâce, quand on est dans la pure attente sans vouloir agir de son côté ou s'exciter soi-même à agir.

 

XVIII. — Demande.

 

Le nouveau directeur dont j'ai parlé, à qui je me confesse quelquefois, trouve que je suis plus mauvaise que je ne l'étais autrefois ; mais il n'en conclut point que je sois dans l'illusion.

 

Rép. — Humiliez-vous sous son jugement; c'est beaucoup qu'il vous rassure contre l'illusion. Vivez dans l'obéissance, et gardez-vous bien de vous juger vous-même, en bien ni en mal, d'un jugement qui tende à un changement de conduite; car pour le

 

1 Ce mot d'attente avait frappé ce prélat dans un sens fort opposé à mon intention. — On voit que Bossuet ne comprend jamais bien.

 

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jugement qui consiste à présumer contre soi-même, on ne s'y trompe guère, et en tout cas, la tromperie est heureuse.

 

XIX. — Demande.

 

Il y a dans saint François de Sales un endroit consolant ; c'est celui où il dit que Dieu met souvent dans cette oraison simple des âmes imparfaites. Sans cela, ce que j'éprouve de misères augmenterait les craintes que j'ai quelquefois; car ma vie ne répond point à mon oraison ni à mes sentiments.

 

Rép. — Cet endroit de saint François de Sales est en effet consolant pour les âmes attirées à une oraison fort simple et fort pure ; mais quoique cette doctrine soit très-véritable, il faut pourtant à la fin que l'oraison fasse son effet, puisqu'elle est donnée pour cela, et que Dieu n'agit point en vain, ni n'envoie point des attraits toujours stériles. Il faut pourtant marcher sans crainte, et sans s'appuyer sur sa propre fidélité, mais en dilatant son cœur du côté de Dieu en foi et en amour.

 

XX. — Demande.

 

L'homme que j'ai cité ci-dessus en parlant des prières vocales, prétendait qu'une âme de bonne foi et d'une disposition telle qu'il supposait la mienne, ne se confesse point sans avoir celles qui sont nécessaires au sacrement de pénitence; qu'en allant à confesse, son intention est non-seulement d'exposer les fautes qu'elles a commises, mais de haïr par amour pour Dieu son péché et son imperfection ; que cette haine qu'elle a pour le péché passé, la porte à ne le plus commettre ; qu'elle va chercher dans le sacrement le pardon, en tant qu'il est inséparable de la grâce et de l'amour de Dieu dont elle ne veut jamais se déporter, et dans lequel elle ne cherche qu'à croître; qu'il n'est pas nécessaire que ces dispositions soient sensibles, ni d'être sûr d'avoir fait tous ces actes distinctement. Ainsi il me dit qu'il n'était pas nécessaire que je fisse d'acte positif de contrition.

 

1 C'est M. Bondon, qui était du sentiment que je vais marquer; et dans le doute que M. de Meaux en dût être aussi, j'aimais mieux citer cet homme inconnu qu'un autre.

 

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Rép.  —  Il a raison, et je suis de son sentiment. J'y ajouterais seulement une chose, en quoi il serait aussi du mien, qui est qu'avec toutes ces bonnes dispositions, cette âme doit faire de temps en temps un acte de foi fort simple sur la rémission des péchés, et sur la haine que Dieu a pour le péché, ou sur sa sainteté qui le rend incompatible avec lui : non que je veuille qu'elle se tourmente à faire cet acte expressément dans la confession ; il suffit de le faire de temps en temps, quand elle en aura la liberté toute entière, car cet acte fait sans angoisse fortifie la bonne disposition : d'où il arrive que, dans chaque temps, on fait ce qu'il faut, comme sans y penser. Si vous ne m'entendez pas, dites-le-moi simplement, je tâcherai de me mieux faire entendre.

 

XXI. — Demande.

 

Saint François de Sales disait à Madame de Chantal que la contrition est fort bonne sèche et aride, parce que c'est une action de la partie supérieure.

 

Rép. — La réponse du Saint est admirable, et montre qu'il supposait dans sa sainte fille un vrai acte de contrition, quoique sec.

 

XXII. — Demande.

 

Dans un de ses Entretiens, il dit qu'il ne faut presque point de temps pour faire l'acte de contrition, puisqu'il ne faut autre chose que se prosterner devant Dieu en esprit d'humilité, et de repentance de l'avoir offensé.

 

Rép. — Tout cela est véritable et incontestable; mais si vous y prenez garde, tout cela suppose un vrai et actuel mouvement dans l’âme contre le péché, en la manière expliquée ci-dessus. Il est impossible qu'une âme de bonne volonté aille à confesse sans avoir ce sentiment dans le cœur, quoique souvent on puisse n'y faire pas de réflexion, ou en faire plus ou moins.

 

XXIII. — Demande.

 

Celui que je vous ai cité disait qu'un Jésuite, nommé le P. Sagot

 

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ou Bagot, était de son sentiment sur l'acte de contrition pour la confession.

 

Rép. — C'est apparemment le P. Bagot, homme célèbre.

 

XXIV. — Demande.

 

Quoique ma timidité et mon activité m'aient toujours portée à faire plutôt trop d'actes que pas assez, je ne laissai pas apparemment de suivre quelque temps le conseil de me confesser sans faire d'acte distinct. Je n'en suis pourtant pas sûre; j'entrai sur cela dans le scrupule. Le nouveau directeur m'a rassurée.

 

Rép. — Il a eu raison; vous devez vivre en paix sur sa parole. Je ne crois pas que jamais la confession puisse être révoquée en doute sur ces sortes d'appréhensions ; et quand il y aurait quelque défaut, ce qu'on ne doit pas présumer, ce sont de ces défauts qui sont suppléés en disant de bonne foi : Ab occultis meis munda me; purifiez-moi de mes fautes et de mes défauts cachés. Il n'est point besoin de pénétrer davantage, mais de se plonger dans l'abîme de la bonté de Dieu, en pure perte de tout appui créé, sans chercher jamais d'autre assurance.

 

XXV. — Demande.

 

Quoique j'aie quelquefois de la difficulté aux actes distincts dans le temps de la confession, et que j'en aie fait avant d'entrer dans le confessionnal, je fais de nouveaux efforts par timidité pour les renouveler.

 

Rép. — Ne faites point ces seconds efforts, et faites tranquillement et simplement les premiers.

 

XXVI. — Demande.

 

J'ai pratiqué pendant quelque temps cette manière-ci de m'examiner : je me mettais simplement en la présence de Dieu, dans le désir de me souvenir de mes péchés, et puis je disais ceux qui me venaient.

 

Rép. — Souvent, sans faire tous ces actes distinctement, on peut laisser venir les péchés comme tous seuls, et les dire comme ils viennent, après un peu d e recueillement ; ce qui s'entend des

 

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âmes de bonne volonté, à qui aussi très-souvent leur bonne volonté suffit pour toute préparation.

Il est bien certain en tout état, qu'il faut moins de préparation pour ceux qui fréquentent les sacrements, que pour les autres.

 

XXVII. — Demande.

 

M. l'évêque de Belley (a) paraît goûter ces idées d'abandon et de désintéressement qui vont un peu loin. Il cite avec éloge ce que saint François de Sales dit dans le ive chapitre du IXe livre de l'Amour de Dieu, que le cœur indifférent préférerait l'enfer au paradis, s'il savait qu'en celui-là il y eût un peu plus du bon plaisir de Dieu qu'en celui-ci, etc. M. de Belley ajoute que le Saint ne s'est pas contenté de mettre dans le Traité de l'Amour de Dieu cette proposition ; qu'il a encore dit dans ses Entretiens, que les saints qui sont au ciel ont une telle union avec la volonté de Dieu, que s'il y avait un peu plus de son bon plaisir en enfer, ils quitteraient le paradis pour y aller.

 

Rép. — Je ne sais pas ce qu'a dit M. de Belley; mais je crois savoir que saint François de Sales ne parle jamais d'indifférence dans le choix du paradis et de l'enfer. Il dit bien que si, par impossible, il y avait plus du plaisir de Dieu dans l'enfer, le juste le préférerait ; ce qui est certain : mais comme cela n'est pas et ne peut être, c'est précisément pour cela qu'il n'y a point d'indifférence, no pouvant jamais y en avoir entre le possible et l'impossible, entre ce que Dieu veut effectivement et ce que non-seulement il ne veut pas, mais encore qu'il ne peut pas vouloir.

 

XXVIII. — Demande.

 

M. de Belley dit encore que, quand saint Philippe de Néri assistait certaines personnes à la mort, il leur disait : Abandonnez-vous à Dieu sans réserve, soit à salut ou à damnation; il n'y a rien à craindre en s'abandonnant ainsi, puisqu'il est impossible à Dieu d'envoyer aux ténèbres extérieures une âme soumise à sa

(a) Jean-Pierre Camus, ami de saint François de Sales, qui le sacra évêque de Belley 1609. Il résigna son évêché en 1629, et se retira vers la fin de sa vie à l'hôpital des Incurables, à Paris, où il mourut le 26 avril 1652, âgé de soixante-dix ans.

 

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volonté, puisqu'elles ne sont destinées qu'aux rebelles à sa lumière et à son amour.

 

Rép. — Je ne saurais approuver cette alternative, ni que l'homme puisse consentir à sa damnation ; c'est une chose qui n'a d'exemple ni dans l'Ecriture ni dans aucun Saint. J'entends bien qu'on abandonne son salut à Dieu, parce qu'on ne peut remettre en meilleures mains ce qu'on désire le plus, et ce que lui-même nous commande de désirer.

 

XXIX. — Demande.

 

Je ne me souviens pas bien si, dans ce que je viens de citer de saint Philippe de Néri, il n'y a pas beaucoup du raisonnement de M. de Belley, qui dit encore dans le même endroit, que sainte Catherine de Sienne consentit d'être en enfer pour l'éternité, pourvu que ce fût sans perdre la grâce; et il ajoute que plusieurs autres saints et saintes ont eu la même pensée, qui semble, dit-il, fondée sur ce souhait de Moïse, d'être effacé du livre de vie, pourvu que Dieu pardonnât à son peuple, et sur celui de saint Paul, d'être anathème pour ses frères.

 

Rép. — Le souhait ou consentement de sainte Catherine de Sienne est le même que celui de Moïse ou de saint Paul, qui procède toujours par l'impossible, et ainsi ne présuppose aucun souhait réel, ni aucune indifférence dans le fond; car on ne peut dire que Moïse ni saint Paul aient sacrifié à Dieu une chose indifférente : au contraire, tout le mérite de cette action ne peut être que de lui avoir sacrifié ce qu'on désire le plus, et encore de le lui avoir sacrifié sous une condition impossible de soi. Or en cela il n'y a rien moins qu'indifférence, puisque l'impossible ne peut pas même être l'objet de la volonté, et qu'il ne peut y avoir d'indifférence entre le possible et l'impossible, c'est-à-dire entre ce qu'on sait que Dieu veut et ce qu'on sait qu'il veut si peu, qu'il ne peut pas même le vouloir, ainsi qu'il a été dit.

 

XXX. — Demande.

 

Dans un livre du P. Saint-Jure, qu'on lisait il y a quelque temps au réfectoire, il dit que la charité pure n'est touchée ni des menaces

 

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ni des promesses, mais des seuls intérêts de Dieu; qu'une personne qui aime Dieu purement lie le sert point pour la récompense considérée par rapporta son intérêt, mais seulement pour l'amour de Dieu ; que si elle devait être anéantie à sa mort, elle ne l'aimerait pas moins; que celui qui aime ainsi n'observe point les commandements par la crainte des châtiments éternels, et ne craint point l'enfer pour sa considération propre, mais pour celle de Dieu.

 

Rép. — Ces expressions doivent être entendues avec un grain de sel ; c'est-à-dire en expliquant que la charité ou l'amour pur n'est pas touché des promesses en tant qu'elles tournent à notre avantage, mais en tant qu'elles opèrent la gloire de Dieu et l'accomplissement parfait de sa volonté, comme il est ici remarqué. Il y faut encore ajouter que la gloire de Dieu est la fin naturelle de ces désirs, de sorte que le désir du salut naturellement de soi est un acte de pur amour. Saint Jean nous dit bien que la parfaite charité chasse la crainte ; mais il ne dit pas de même qu'elle chasse l'espérance, ni le désir qui en est le fruit naturel.

 

XXXI. — Demande.

 

De tout cela ne peut-on pas conclure que, quoique le bonheur éternel ne puisse être réellement séparé de l'amour de Dieu que dans nos motifs, on peut néanmoins séparer ces deux choses; qu'on peut aimer Dieu purement pour lui-même, quand même cet amour ne devrait jamais nous rendre heureux ; et que si Dieu devait nous anéantir à la mort, ou nous faire souffrir un supplice éternel sans perdre son amour, on ne l'en servirait pas moins; que ce qu'on veut à l'égard du salut, est l'accomplissement de la volonté de Dieu et la perpétuité de son amour; qu'enfin on peut ne vouloir point son salut comme son propre bonheur, et à cet égard y être indifférent; mais qu'on le veut comme une chose que Dieu veut, et en tant que le salut est la perpétuité de l'amour divin? Et c'est proprement ce que dit le P. Saint-Jure dans l'endroit que j'ai cité ; car, après avoir parlé du désintéressement des âmes attirées au pur amour, il conclut par dire qu'elles désirent

 

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leur salut plus que les autres personnes, mais non pour leur propre intérêt.

 

Rép. — Sainte Thérèse fait expressément cette supposition, qu'on aimerait Dieu à ce moment, quand même on devrait être anéanti dans le suivant : mais cela ne conclut point à l'indifférence entre le possible et l'impossible, par les raisons qui ont été dites. Par là, on voit que je ne nie point les abstractions marquées dans l'article précédent; mais ce qui fait que je ne les crois pas nécessaires pour la perfection, c'est que plusieurs Saints n'y ont jamais songé. Les véritables motifs essentiels à la perfection, c'est d'y regarder le réel comme Dieu l'a établi, et non pas ce qu'on imagine sans fondement. Ainsi ces expressions ne sont tout au plus que des manières d'exprimer que l'amour qu'on a pour Dieu est à toute épreuve : j'ajoute qu'il est dangereux de les rendre si communes ; car elles ne sont sérieuses que dans les Paul, dans les Moïse, dans les plus parfaits, et après de grandes épreuves.

 

XXXII. — Demande.

 

Saint François de Sales reprenait ses filles, quand elles parlaient de mérite, leur disant que si nous pouvions servir Dieu sans mériter, nous devrions choisir de le servir ainsi.

 

Rép. — Cette proposition est de même que serait celle-ci : Si nous pouvions servir Dieu sans lui plaire, il le faudrait faire; car mériter et plaire à Dieu est précisément la même chose. Il faut donc entendre sainement ces sortes de suppositions, et n'en conclure jamais qu'on doit être indifférent à mériter ou à voir Dieu, non plus qu'à lui plaire. Qui dit charité, dit amitié des deux côtés et un amour réciproque, pour lequel si on était indifférent, on cesserait d'aimer Dieu.

 

XXXIII. — Demande.

 

Il est dit dans la Vie de M. Olier, que la pureté de son amour fut telle, que dans un temps d'épreuve où il se trouva, il s'offrit de bon cœur à endurer les peines de l'enfer pour toute l'éternité, si Dieu devait trouver sa gloire à les lui faire souffrir.

 

Rép. — On trouve la même chose à peu près dans la Vie de

 

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saint François de Sales. Mais il y a deux observations à faire dans tous ces exemples : l'une, de les entendre sainement ; l'autre, de se bien garder de rendre ces suppositions aussi vulgaires qu'on fait, parce que bien certainement c'est se mettre au hasard de les rendre illusoires, présomptueuses, et une vraie pâture de l'amour-propre par une vaine idée de perfection. Saint Pierre a été repris pour avoir cru son amour, quoique fervent, à l'épreuve de la mort. Quelle distance d'un martyre passager à un supplice éternel ! Le sens est : J'aimerais mieux mille enfers que de m'écarter pour peu que ce fût, par le moindre péché véniel, de la volonté de Dieu; et si Dieu, par une impossible supposition, pouvait mettre sa gloire dans le tourment éternel de ceux qu'il aime, je consentirais à cette 'épreuve. Mais ces suppositions et conditions impossibles n'altèrent rien dans ce qu'on veut actuellement, et par conséquent sont infiniment éloignées de l'indifférence.

 

XXXIV. — Demande.

 

Obligez-moi, Monseigneur, de m'expliquer ces expressions : « Se perdre en Dieu, s'abandonner non-seulement à sa miséricorde, mais à sa justice; et ces paroles de Notre-Seigneur, que celui qui perd son âme, la recouvrera pour la vie éternelle. »

Rép. 1° — Se perdre en Dieu, c'est s'oublier soi-même pour n'avoir le cœur occupé que de lui, et s'absorber dans l'infinité de sa perfection, par une ferme foi qu'on ne peut ni rien penser ni rien faire qui soit tant soit peu digne de lui. 2° On peut s'abandonner à sa justice comme à sa miséricorde, en considérant une justice qui est en effet une miséricorde, qui frappe en cette vie pour épargner en l'autre : mais qu'on puisse jamais s'abandonner à la justice de Dieu pour la porter en toute rigueur, c'est ce qui ne s'est trouvé nulle part, parce que cette justice à toute rigueur enferme la damnation et toutes ses suites, jusqu'à l'éternelle privation de l'amour de Dieu, qui entraîne l'esprit de blasphème et de désespoir, et en un mot la haine de Dieu; ce qui fait horreur : et c'est ce qui me fait dire que ceux qui parlent ainsi ne s'entendent pas eux-mêmes. 3° Perdre son âme, selon le précepte de Jésus-Christ, c'est dans toute son étendue renoncer entièrement

 

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à soi-même et à toute propre satisfaction, pour uniquement contenter Dieu.

 

XXXV. — Demande.

 

Quelque éclaircissement encore, s'il vous plaît, sur ce dénuement dont parle saint François de Sales, et cette perte même des vertus et du désir des vertus ; et sur ce qu'il dit que l'amour est fort comme la mort pour nous faire tout quitter, et magnifique comme la résurrection pour nous parer de gloire et d'honneur (fin du IXe liv. de l'Amour, de Dieu. ) Ces endroits-là ne m'auraient, ce me semble, point embarrassée, s'il ne me semblait que certaines choses approchantes sont blâmées.

 

Rép. — Saint François de Sales dit que dans l'état de perfection, on perd les vertus en tant qu'on y cherche à se contenter soi-même, et qu'en même temps on les reprend comme contentant Dieu ; ce qui est très-juste. Il n'est pas permis de songer à exterminer en soi-même ses bonnes œuvres ou ses actes tant qu'on les aperçoit ; car les apercevoir n'est pas mauvais, mais peut être très-excellent, pourvu que ce soit pour en rendre grâces à Dieu et confesser son nom, comme ont fait les apôtres et les prophètes en cent et cent endroits. Alors c'est une erreur de dire qu'on soit propriétaire de ces actes. En être propriétaire, c'est les faire de soi-même comme de soi-même contre la parole de saint Paul, et se les attribuer plutôt qu'à Dieu.

 

XXXVI. — Demande.

 

La lettre LXXIII et la CLVII de M. Olier m'ont paru bien fortes ; mais comme tout cela est infiniment au-dessus de moi, l'éclaircissement que j'ose, Monseigneur, vous demander, est seulement pour avoir sur cela une idée qui ne me rende point suspect ce qui est innocent, et qui m'empêche d'approuver ce qui irait trop loin.

 

Rép. — Je n'ai point vu ces lettres de M. Olier, ne les trouvant point sous ma main. Je vous dirai seulement que tout ce qui est contraire à la doctrine précédente est faux et insupportable, sauf à excuser les auteurs en corrigeant leurs exagérations par d'autres

 

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passages, s'il s'en trouve, sinon en les laissant là pour ce qu'ils sont, sans s'y arrêter.

 

XXXVII. — Demande.

 

Je serais bien aise aussi de savoir si cette manière simple d'unir notre volonté à celle de Dieu, dont parle saint François de Sales dans le XIVe chapitre du IXe livre se peut étendre jusqu'aux volontés de Dieu signifiées, aussi bien qu'aux événements. Il semble qu'il entend tout, car il cite d'abord un des commandements de Dieu. Il est vrai que dans la suite du chapitre, il ne parle plus que des événements.

 

Rép. — L'esprit du Saint, dans ce chapitre, est d'expliquer deux manières de se conformer à la volonté de Dieu : l'une, en voulant ce qu'il veut par un acte positif de notre volonté, qui est la manière de vouloir l'accomplissement de sa volonté signifiée par ses commandements ; l'autre, par forme d'acquiescement en général à la volonté de Dieu, plutôt que par forme de volonté positive de cette chose-ci ou de celle-là : et cette manière-là est celle qu'il propose par rapport aux événements, comme il paraît par la suite. Tout ce qu'il dit de la disposition du saint Enfant Jésus, sur son abandon à l'extérieur à la volonté de sa sainte Mère, se doit entendre par rapport aux événements, comme d'être porté au temple, ou en Egypte, ou à Nazareth et partout ailleurs. Car en cela le Fils de Dieu était absolument sans action, ce qu'il faut entendre à l'extérieur ; car au dedans on sait bien que c'est lui qui conduisait sa sainte Mère. Il faut donc l'imiter, en se laissant pour ainsi dire porter par notre mère la Providence à cet événement ou à celui-là, sans prescrire à Dieu ce qu'il voudra qui nous arrive dans tout le cours de la vie, et sans lui marquer sur cela aucun désir empressé. Conférez ce chapitre avec le VIe, où vous verrez comment on peut vouloir saintement et fortement tout ensemble le contraire de ce que Dieu veut, et vous verrez ce que c'est que s'unir parfaitement à sa volonté.

Conclusion : il faut vouloir positivement ce que Dieu commande ; et à l'égard des événements, se laisser conduire par un très-simple acquiescement, sans pour cela se priver de vouloir certains événements

 

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même extérieurs, lorsque Dieu nous y incline en quelque sorte que ce soit, comme il est porté au chapitre vi et en cent autres endroits.

Remarquez aussi ces paroles du chap. IV : « Le cœur le plus indifférent du monde peut être touché de quelque affection. »

Si l'on poussait à toute rigueur toutes les expressions du saint évêque, il serait impossible de les concilier ensemble : il les faut donc prendre par le gros, et croire seulement avec une foi certaine qu'à l'égard des événements de la vie, parmi lesquels il faut compter les consolations et les sécheresses, quand il est question de conclure, il se faut conserver assez d'indifférence pour dire du fond du cœur : Votre volonté soit faite. Amen, amen.

 

XXXVIII. — Demande.

 

Voici, Monseigneur, divers passages de saint François de Sales, que je vous supplie d'agréer que je vous marque ici. Il dit dans l’Entretien de la Confiance, en parlant de l'occupation intérieure d'une âme toute abandonnée à Dieu, qu'elle ne fait autre chose que de demeurer auprès de Dieu, comme « Madeleine, toute abandonnée à sa sainte volonté, qui l'écoutait lorsqu'il parlait, et lorsqu'il cessait de parler, qui cessait d'écouter, mais qui ne bougeait pourtant d'auprès de lui. »

 

Réf. — Ne bouger d'auprès du Sauveur, même quand il cesse de parler, c'est secrètement prêter l'oreille comme prêt à recevoir la moindre parole, et ne rien perdre du discours dès qu'il daignera le recommencer : ce qu'il y a à conclure de là, c'est qu'il ne faut point être agité, ni se livrer à une inquiète mobilité ; mais ce n'est pas à dire qu'on n'agisse point.

 

XXXIX. — Demande.

Le Saint dit dans un petit chapitre qui a pour titre Exercice dit dépouillement de soi-même : « Demeurez fidèlement invariable en cette résolution de vous tenir en la très-simple unité et très-unique simplicité de la présence de Dieu, par un entier dépouillement et remise de vous-même entre les bras de sa sainte volonté; et toutes les fois que vous trouverez votre esprit hors de

 

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cet agréable séjour, ramenez-l'y doucement, sans faire pourtant des actes sensibles de l'entendement ni de la volonté. » etc.

 

Rép. — Ramener son esprit, n'est-ce pas un acte et une sorte d'effort sur soi-même, mais doux et tranquille ? Quand on le fait, on le sent, et si l'on dit qu'il n'est point sensible, c'est que ce n'est point de son acte qu'on est occupé, mais de Dieu.

 

XL. — Demande.

 

Plus bas, il ajoute : « S'il vous dépouillait même des consolations et sentiments de sa présence, c'est afin que sa présence même ne tienne plus votre cœur. »

Rép. — Le sensible se diminue jusqu'à l'infini, et un sensible plus grossier se perd dans un sensible plus simple et plus simple encore, et ainsi toujours ; et tout cela est quelquefois absorbé dans un inconnu : mais il n'y a rien à conclure de là contre les actes même distincts, comme on le verra dans la suite.

 

XLI. — Demande.

 

Dans un autre petit chapitre, qui a pour titre : D'une oraison où l'âme, sans user de discours, regarde Dieu présent, saint Fran-rois de Sales paraît s'apostropher lui-même dans ce chapitre ; mais je crois que c'est une lettre qu'il écrivait à la Mère de Chantai, lorsqu'elle croyait  que s'il commandait à son esprit, qui voulait toujours discourir, de s'arrêter, il craindrait le commandement. Je vous cite, Monseigneur, ces deux petits chapitres, parce qu'ils ne sont pas dans les livres ordinaires, où les œuvres de saint François de Sales sont séparées, mais dans un gros livre où elles sont toutes réunies, et qui est imprimé par un plus vieux libraire que Léonard.

 

Rép. — On a dit déjà (a) que le discours n'est pas nécessaire pour l'exercice de la foi.

 

XLII. — Demande.

 

Dans l'endroit que je cite article précédent, saint François de Sales dit : « Demeurez simplement en Dieu, ou auprès de Dieu,

(a) Voyez ci-dessus, p. 230.

 

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sans vous essayer de rien faire, et sans vous enquérir de lui ni de chose du monde, sinon à mesure qu'il vous excitera, » etc.

 

Rép. — Tout cela est vrai dans certains moments où Dieu tient une âme actuellement sous sa main ; mais que cela puisse être dans toute la vie, cent passages du Saint et de la Mère de Chantal font voir le contraire, et l'Evangile y répugne aussi bien que l'expérience.

 

XLIII. — Demande.

 

« Sus, mon pauvre esprit, rejetons toutes sortes de discours, d'industries, de curiosités et de répliques; simplifions-nous, et vidons-nous de cet ennuyeux soin de nous-mêmes ; fermons-nous en la simple vue du tout de Dieu et de notre néant ; accoisons-nous dans les effets de cette souveraine volonté, sans nous remuer pour produire des actes de l'entendement ni de la volonté ; oui, fermons-nous là sans nous bouger ni peu ni prou, voire même quand il faudra pratiquer les vertus, et que nous serons tombés en quelque faute; car le doux Jésus nous donnera les sentiments nécessaires, mieux que nous ne nous les saurions procurer avec toutes nos imaginations. »

 

Rép. — On se simplifie activement, on est quelquefois passivement simplifié : ce soin ennuyeux est en même temps inquiet, et il est bon de s'en vider. Il est bien certain que les actes d'entendement que le saint évêque exclut, sont ceux qui rompent la tête ; les actes de volonté sont ceux qui troublent le cœur : il est vrai qu'il faut s'affliger, mais non pas s'inquiéter de ses fautes ; ce sont des conseils que les saints donnent dans tous les états, mais principalement aux âmes qui se consument par leur excessive activité. Ceux qui croient se procurer de meilleurs sentiments par leur imagination que par une simple attention à la vérité, sont dans l'erreur, et personne ne révoque en doute cette doctrine du Saint; mais elle ne conclut rien pour la suppression universelle des actes, ni même des pieux efforts de la volonté, pourvu qu'ils se fassent en toute vérité et douceur du Saint-Esprit.

 

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XLIV. — Demande.

 

Sa lettre, qui est rapportée dans le quatrième chapitre de la troisième partie de la Vie de Madame de Chantal, est une réponse à plusieurs questions qu'elle avait faites au saint évêque, pour savoir si son union simple, lors même qu'elle était dans la sécheresse, ne suffisait pas à bien des choses qu'elle avait citées. C'est dans cette lettre que saint François de Sales dit : « Soyez active et passive, ou patiente, selon que Dieu voudra ; .....mais de vous-même ne sortez point de votre place.....Vous êtes la sage statue; le maître vous a posée dans la niche : ne sortez de là que quand lui-même vous en tirera. »

 

Rép. — Le Saint exprime en termes exprès que la comparaison de la statue ne regarde que les temps de l'oraison; il n'y a qu'à voir les endroits du livre de l'Amour de Dieu, et les lettres où il emploie cette comparaison, pour en être convaincu.

 

XLV. — Demande.

 

J'avais compris par ces mots : Soyez active quand Dieu voudra, faites des actes dans votre oraison quand Dieu, par le mouvement de sa grâce, vous y portera; et ce qui suit ces mots est ce qui me portait à le concevoir de la sorte, et aussi les questions de Madame de Chantal, auxquelles cette lettre paraît répondre, dans lesquelles elle citait même les temps de sécheresse ; car il me semblait que s'il avait prétendu que dans ces temps-là elle devait s'exciter à faire des actes, il aurait dû le lui dire. Tout ce que je viens de vous marquer, et d'autres endroits encore, m'avaient fait penser que selon saint François de Sales certaines âmes, dans l'oraison, pou voient se contenter de la présence de Dieu et du recueillement, et attendre pour faire des actes intérieurs sensibles que certain mouvement de grâce les y portât; et dans la conduite de leur vie être fort abandonnées à la Providence, fidèles à marcher en la présence de Dieu, à l'écouter et à suivre les mouvements de sa grâce, sans attendre pourtant, pour se déterminer à la pratique des vertus et des bonnes œuvres

 

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convenables à leur état, des inspirations et des mouvements particuliers; ne négligeant point, non plus que les autres personnes, les autres signes de la volonté de Dieu et les règles de la prudence chrétienne.

 

Rép. — Etre active, ce n'est pas faire des actes libres et méritoires, car il est certain qu'on en fait de cette sorte dans l'état passif; autrement cet état serait mauvais, et exclurait les actes libres et méritoires d'amour de Dieu, ce qui n'est pas être active. C'est donc autre chose, et c'est s'exciter en soi-même à faire des actes; ce qui n'est point ordinairement dans l'état passif, au temps de l'oraison dont il s'agit. Le Saint veut donc dire : Soyez active ; faites dans la voie et avec la grâce commune de ces actes excités qu'on appelle de propre industrie et de propre effort ; mais quand Dieu vous tient actuellement sous sa main, laissez-le faire, et ne vous tourmentez point à faire de tels efforts ou aucun discours. Je ne parle point ici de l'oraison de patience, dont je crois avoir donné les principes dans une des conférences, et il ne me paraît pas qu'on forme aucun doute sur la définition que j'en proposai. Tenons donc pour assuré qu'une âme toujours passive est une chose sans exemple; aucun spirituel n'en vit jamais de cette sorte. Pour Madame de Chantal, il ne faut pas songer qu'elle ait été dans cet état, ni approchant. Réservons, dit-elle, cette grâce à la sainte Vierge, avec le bienheureux Jean de la Croix, ou plutôt laissons à Dieu son secret sur la sainte Vierge, et ne parlons pas de ce qui nous passe. Pour les âmes que nous avons à conduire, disons-leur avec saint François de Sales : Quand Dieu se déclare, qu'il se rend le maître, qu'il nous meut actuellement, laissez-vous mouvoir, et alors ne vous tourmentez pas à vous exciter; mais ne croyez pas qu'en cette vie, cette opération dure toujours. Quand il retire son opération, servez-vous de la manière ordinaire ; usez de vos facultés, mais de vous-même ne songez jamais à changer l'état de votre oraison.

Ne doutez point qu'il n'arrive dans l'oraison, même aux plus parfaits, de ces moments où Dieu retire ses opérations ; et c'est dans ces moments que la vénérable Mère de Chantai en venait jusqu'à des prières vocales et autres, auxquelles on s'excite soi-

 

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même ; ce qui lui arrivait principalement, à ce qu'elle écrit, à l'occasion des tentations

Pesez bien la distinction de l'état actif et passif; c'est le dénouement parfait de toute la doctrine du saint directeur et de la vénérable et digne fille. Remarquez bien qu'il ne faut point attendre d'excitation particulière de Dieu dans les choses qu'il a commandées, et où sa volonté nous est déclarée, soit par notre état particulier, soit par l'état commun de la vocation chrétienne. Ce serait visiblement tenter Dieu, que de ne s'exciter pas soi-même avec le secours de la grâce dans les choses de cette nature, et de croire toujours avoir besoin d'une opération extraordinaire, telle que sont celles de l'oraison passive.

 

XLVI. — Demande.

 

Mais il reste une chose sur quoi je désirais particulièrement quelque éclaircissement, c'est sur les actes qui se font dans le cours de la vie : car je suis très-persuadée que tout le monde en doit faire ; que non-seulement les personnes qui sont dans la voie active en font, mais aussi les âmes tout à fait passives, et des actes distincts et même en grand nombre, et que, comme dit Madame de Chantal dans le chapitre que j'ai cité, ceux qui croient n'en point faire ne l'entendent pas bien.

 

Rép. — Croyez cela très-certain comme une vérité révélée de Dieu.

 

XLVII. — Demande.

 

Elle dit d'elle-même qu'elle en faisait, quand Dieu lui témoignait le vouloir par les mouvements de sa grâce.

 

Rép. — La Mère de Chantal dit qu'elle faisait des actes, quand

 

1 M. de Meaux n'aurait pas conseillé à cette Mère, de revenir aux prières vocales dans les moments où Dieu dans l'oraison retirent son opération, puisque ayant demandé à ce prélat si je ne ferais pas bien dans les temps de sécheresse de faire des prières vocales pour m'occuper devant Dieu, il me répondit que non, qu'il fallait malgré la sécheresse tâcher de continuer l'oraison ou faire quelque lecture. — Que veulent dire ces paroles embarrassées? Bossuet a-t-il jamais condamné les prières vocales, ou plutôt n'exige-t-il pas dans tous ses ouvrages les actes d'espérance, de désir, de demande, d'action de grâces ? Que dis-je ? le maître des princes, l'apôtre des rois, l'illustre défenseur de l’Eglise n’a-t-il pas composé lui-même un livre de prières?

 

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Dieu lui témoignait le vouloir ; ce qui est bien vrai : mais elle ne dit pas qu'elle n'en fit jamais autrement. Le contraire paraît dans toute sa conduite.

Il faut entendre aussi que ce témoignage de Dieu n'est pas toujours une opération qui mette l’âme en passiveté. Dieu témoigne suffisamment qu'il veut quelque chose, quand il y incline doucement; en sorte néanmoins qu'après l’âme achève ce qu'il commence, en s'excitant elle-même, comme quand David disait: Mon âme, bénis le Seigneur ; et encore ; Je vous aimerai, mon Dieu, ma force. Il paraît que Dieu l'excitait; mais il paraît en même temps que l’âme déjà émue s'excitait aussi elle-même ou à achever l'acte ou à le continuer.

 

XLVIII. — Demande.

 

Et quoiqu'il soit vrai que M. de Maupas dit dans le commencement de cette Vie de Madame de Chantal, que, lorsque Dieu avait retiré son opération, elle faisait quelque petit acte fort court dans l'oraison, il fait pourtant lui-même remarquer dans le chapitre que je cite, que c'était par le mouvement de la grâce, et non autrement qu'elle faisait ces actes.

 

Rép. — Quant à ce que vous dites que de l'aveu de M. de Maupas, la sainte Mère ne faisait jamais aucun acte que par le mouvement de la grâce, cela convient à tout état ; et nul ne peut dire : Le Seigneur Jésus, qu'incité auparavant par le Saint-Esprit. Ainsi l'incitation de la voie commune et active, bien loin d'être incompatible avec cette impulsion, l'accompagne ordinairement dans tout le cours de la vie. Au reste, quand M. de Maupas remarque que Dieu retire souvent son opération, il parle avec tous les spirituels, et principalement avec saint François de Sales dans l'endroit qu'on vient de voir, où il dit : Soyez active, passive, etc. Car on est passif quand Dieu continue son opération et actif quand il la retire, et qu'il vous laisse à vous-même; ce qui arrive aux âmes les plus éminentes, comme on le pourrait montrer par l'exemple des apôtres et des prophètes : mais la chose n'étant pas contestée, il est inutile d'en entreprendre la preuve.

 

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XLIX. — Demande.

 

Dans une lettre de saint François de Sales, il dit à la personne à qui il écrivait : « Il n'est plus besoin que vous fassiez d'actes, si Dieu ne vous le met au cœur. »

Rép. — Dans l'action de l'oraison, je l'avoue ; dans tout le cours de la vie, c'est un prodige inouï, et toute la conduite de la Mère prouve le contraire.

 

L. — Demande.

 

Dans un des endroits que j'ai cités ci-dessus, le Saint dit : « Ne nous bougeons ni peu ni prou, voire même quand nous serons tombés en quelque faute, ou qu'il nous faudra pratiquer les vertus ; car le doux Jésus nous donnera les sentiments nécessaires, mieux que nous ne nous les saurions procurer. »

 

Rép. — Sans avoir vu ce passage, je crois sur la foi des autres que j'ai vus, avoir expliqué ci-dessus ce qu'il en faut croire. Il ne faut ni pratiquer les vertus, ni se corriger de ses fautes, avec ces inquiétudes, ces chagrins, ces découragements, ces étonnements, comme si c'était une chose fort merveilleuse que nous soyons tombés dans quelque faute, ou que la vertu nous soit difficile. Du reste si on poussait ces expressions à la rigueur de la lettre, elles seraient insoutenables. Il faut donc entendre qu'on ne doit se remuer ni peu ni prou par son propre esprit, par cette mobilité et activité inquiète et empressée que l'amour-propre inspire.

 

LI. — Demande.

 

Dans le chapitre VIII de l'onzième livre de l'Amour de Dieu qui a pour titre : Que la Charité comprend toutes les vertus, il rapporte cet endroit de saint Paul : La charité est patiente, douce, etc., et que saint Thomas dit qu'elle accomplit les œuvres de toutes les vertus ; et vous avez dit vous-même que, dans la vie et l'oraison la plus parfaite, tous les actes sont unis dans la seule charité, parce qu'elle commande l'exercice de toutes les vertus. Si elle les commande, elle y incline donc le cœur.

Rép. — Une des manières dont la charité commande les actes

 

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et y incline, c'est de s'exciter elle-même à les produire. La charité fait plus encore ; car elle se recommande à elle-même de produire un acte d'amour en disant : « Mon ame, bénis le Seigneur ; mon Dieu, ma force, je vous aimerai, je vous confesserai, je vous louerai. » C'est l'action ordinaire et naturelle de l'âme hors des temps où, comme ravie par des impulsions extraordinaires, elle est entièrement sous la main de Dieu.

 

LII. — Demande. Ne peut-on pas dire que les âmes passives attendent, pour ne point faire les actes avec empressement et recherchent d'elles-mêmes une certaine disposition ou attrait qui vient de l'habitude de leur oraison, mais non une inspiration miraculeuse?

 

Rép. — L'empressement est mauvais, ou au moins imparfait en tout état. Ainsi éviter l'empressement n'est pas une propriété ou un caractère de l'état passif. Cette attente ne paraît pas nécessaire pour éviter l'empressement ou la recherche de soi-même; il suffit, sans cette attente passive, de produire les actes comme commandés de Dieu et sur lesquels sa volonté est déclarée, en esprit de soumission et d'obéissance, et avec une ferme foi que c'est Dieu qui opère en nous tout le bien. Demeurer dans l'attente d'une disposition extraordinaire, c'est tenter Dieu. Vous ne croiriez pas être empressée en produisant l'acte qu'un supérieur vous commanderait : à plus forte raison ne l'est-on pas quand on regarde celui qu'on fait comme expressément commandé de Dieu. Par ces attentes, on veut avoir un témoignage qu'on est mû de Dieu par quelque chose d'extraordinaire, comme si on était d'un rang particulier, et que le commandement donné à tous les fidèles ne nous suffît pas. C'est donc remettre l'amour-propre sur le trône, que de rechercher cette singularité, et de vouloir qu'il y ait pour nous des impulsions particulières, sans lesquelles on ne veut rien faire. Il ne sert de rien de répondre que l'inspiration qu'on attend n'est pas miraculeuse ; il suffit qu'elle doit être extraordinaire et particulière à un certain état. Car si l'on ne demandait d'autre inspiration que celle qui est commune à tous les chrétiens, il ne faudrait point distinguer l'état passif de l'actif ;

 

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tout chrétien serait passif ; tous les justes le seraient, puisqu'ils n'agissent jamais, pas même pour confesser le nom de Jésus, ou pour former la moindre pensée, que par une motion, impulsion, inspiration prévenante du Saint-Esprit. Ainsi il faut autre chose pour constituer l'état qu'on nomme passif; et l'inspiration qu'on y a, quoiqu'on ne veuille pas l'appeler miraculeuse, est du moins bien constamment extraordinaire : et j'en reviendrai toujours à dire que l'attendre pour agir, c'est tenter Dieu et tomber dans tous les inconvénients qu'on a marqués.

 

LIII. — Demande.

 

Je conclurais que ces âmes ne manquent pas, dans l'oraison, d'être inclinées à produire les actes nécessaires.

 

Rép. — Quand vous concluez que les âmes passives ne manquent pas dans l'oraison, d'être inclinées à produire les actes nécessaires, je l'avoue, pourvu qu'elles soient bien déterminées à faire de leur côté doucement et simplement tout ce qui est en elles avec le secours de la grâce commune à tous les fidèles ; mais non pas si elles s'attendent, comme vous les représentez, à de particulières instigations : ce qui, loin d'exciter la grâce, l'éloigné plutôt en vous faisant tenter Dieu.

Remarquez donc avec attention que tout chrétien qui fait bien en tout et partout, est mû de Dieu, en sorte que Dieu commence tout, opère tout, achève tout en lui; je dis tout ce qu'il fait de bien : et en même temps l'homme, ainsi mû de la grâce, commence, continue, achève tout ce qu'il fait de bonnes oeuvres ; il est excité et il s'excite lui-même, il est poussé et il se pousse lui-même, il est mû de Dieu et il se meut lui-même ; et c'est en tout cela que consiste ce que saint Augustin appelle l'effort du libre arbitre. Dans cet état, qui est l'état commun du chrétien, il n'est pas permis, pour agir, d'attendre que Dieu agisse en nous et nous pousse; mais il faut autant agir, autant nous exciter, autant nous mouvoir, que si nous devions agir seuls, avec néanmoins une ferme foi que c'est Dieu qui commence, achève et continue en nous toutes nos bonnes œuvres. Qu'y a-t-il donc de plus, dites-vous, dans l'état passif? Il y a de plus que la manière d'agir

 

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naturelle est entièrement changée; c'est-à-dire qu'au lieu que dans la voie commune on met toutes ses facultés et tous ses efforts en usage, dans les moments de l'état passif on est entraîné par une force majeure, et que la manière d'agir naturelle est entièrement absorbée; ce qui fait qu'il n'y a plus ni discours, ni propre industrie, ni propre excitation, ni propre effort.

 

LIV. — Demande. Je voudrais bien savoir, les actes distincts étant si nécessaires, comment un pécheur que Dieu convertirait miraculeusement à la mort, et qui n'aurait que le temps de produire un acte d'amour de Dieu, pourrait satisfaire à cette obligation, ou si elle ne serait point pour lui.

 

Rép. — Vous demandez comment un homme que Dieu convertirait miraculeusement à la mort satisferait à l'obligation de faire distinctement tous les actes. Il est aisé de vous répondre. Car qu'on dise tout ce qu'on voudra, Dieu ne sauvera jamais ni ne convertira parfaitement aucun homme qu'il ne croie en lui, qu'il n'y espère, qu'il ne l'aime. Ces actes sont toujours trois en nombre, comme ces trois vertus, foi, espérance, charité, selon saint Paul, sont et seront toujours trois choses; mais comme ces trois vertus sont infuses dans tout chrétien pour agir ensemble, leurs actes sont faits aussi pour être unis, et se font pour ainsi dire en un moment. Il en est de même des autres actes qui dépendent de ceux-là, et Dieu les fait faire distinctement à tous ceux qu'il convertit. Tout pécheur qui se convertit croit aux promesses, espère en la miséricorde, la désire, la demande, la reçoit, aime Dieu qui la lui fait, et désire de lui être uni éternellement. Il agit plus ou moins, suivant qu'il plaît à Dieu de le presser ; mais il agit toujours, et Dieu voit en lui très-distinctement ce que lui-même souvent n'y démêle pas.

 

LV. — Demande.

 

Dans ce grand acte d'abandon que la Mère de Chantai renouvelait tous les ans, elle dit qu'elle se réserve le seul soin de retourner son esprit vers Dieu.

 

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Rép. — La Mère de Chantal ne renouvelait pas seulement tous les ans, mais tous les jours, ce grand acte qu'elle avait écrit et signé de son sang, où elle exprimait tous les autres. Tout était compris dans son intention, et elle avait une intention très-expresse d'y comprendre tout ce à quoi elle se croyait  obligée comme chrétienne, comme mère, comme amie, comme supérieure, comme religieuse; et quand dans son acte d'abandon elle se réserve le seul soin de retourner son esprit vers Dieu, c'est comme si elle disait qu'elle se réserve le principal. Par là elle reconnaît qu'on n'est pas toujours passif, et que Dieu retire souvent son opération ; ce qui oblige à user de ses facultés et des efforts de son libre arbitre.

Quand elle dit qu'elle se réserve de donner ce coup pour ainsi parler, elle ne veut pas dire qu'elle fera cela toute seule. A Dieu ne plaise 1 ce serait être pélagien et nier la nécessité de la grâce prévenante ; mais elle veut dire qu'alors elle agira à la manière ordinaire avec effort, et qu'elle mettra tout en œuvre pour se rappeler soi-même à Dieu, sans attendre qu'il l'y rappelle par cette sorte de motion et d'impulsion qui est propre à l'état passif. Ainsi dans le fond, l'homme est toujours également mû en tout état, mais non pas toujours de la même manière, et c'est ce qui fait la distinction de l'état actif d'avec le passif; mais c'est ce qui fait aussi que l'un et l'autre font également de grands saints, parce que le mérite de la sainteté ne dépend pas de la manière dont on est tiré à Dieu, mais de l'union qu'on a avec lui, laquelle peut être égale dans tous les états et manières d'oraison.

C'est ce que saint François de Sales, sainte Thérèse et tous les spirituels enseignent expressément et unanimement. J'en ai cité les endroits dans les conférences, et c'est une vérité constante.

 

LVI. — Demande.

 

Le simple retour n'est-il pas fort bon lorsqu'on est tenté?

 

Rép. — Le simple retour, quand on est tenté, est fort bon et souvent meilleur que d'affronter pour ainsi dire la tentation, ce qui souvent ne ferait qu'échauffer davantage l'imagination.

 

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LVII. — Demande.

 

Saint François de Sales dit que ce n'est point en disputant contre la tentation qu'on s'en délivre le mieux.

 

Rép. — Cette expression de ne point disputer avec la tentation est aussi précise que belle ; et il n'y a ordinairement qu'à la tenir pour vaincue, sans même la combattre directement, et se retourner tout court à Dieu, comme dans une chose résolue où il n'y a pas à hésiter.

 

LVIII. — Demande.

 

Il paraît, par un endroit de saint François de Sales, que j'ai cité ci-devant, qu'après ses fautes un retour humble et simple vers Dieu serait très-convenable à certaines âmes.

 

Rép. — Ce retour est aussi très-bon après les fautes, pour les âmes déjà exercées dans la vertu et dans la sainte familiarité avec Dieu, qui les entend pour ainsi parler à demi-mot, soit qu'elles soient actives ou passives.

 

LIX. — Demande.

 

Je ne crois pas que vous désapprouviez ces expressions : Laisser tomber les réflexions, s'oublier, aller à Dieu sans retour sur soi-même.

 

Rép. — Ceux qui se sont servis de ces termes dans ces derniers temps ont parlé trop généralement contre les réflexions ; et en cela, comme en beaucoup d'autres propositions de leurs livres, ils sont tombés dans l'erreur qui fait confondre la chose avec l'abus qu'on en fait, c'est-à-dire la rejeter à cause qu'on en abuse.

 

LX. — Demande.

 

Il me semble que ceux qui se sont servis de ces expressions entendent le retranchement des réflexions empressées de l'amour-propre. Je ne comprends pas qu'on puisse supposer que la vie se passe sans faire des réflexions, quoique je comprenne bien que les âmes simples en font moins que les autres. Ce que je conçois

 

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donc sur cela, est qu'il faut retrancher les réflexions d'amour-propre, et pour certaines âmes, celles qui interrompraient la vue de Dieu dans les temps d'oraison simple, et enfin toutes celles qui ne viennent point d'impression de grâce.

 

Rép. — C’est une grande erreur d'exclure la reconnaissance et  l'action de grâces, qui ne peut être sans qu'on réfléchisse sur les dons qu'on a reçus; ce qui est conforme à cette parole de saint Paul : « Nous avons reçu un esprit qui est de Dieu, afin de connaître les dons qu'il nous a donnés. »

Il est vrai que quand l’âme se simplifie tous les jours, les réflexions se simplifient aussi : on en a moins besoin, quand on a pris l'habitude de porter directement son cœur à Dieu. Mais quand vous mettez parmi les réflexions qu'il faut exclure, celles qui ne viennent point d'impression de grâce : ou par l'impression de grâce vous entendez celle qui vient de la grâce ordinaire; et en ce cas il n'y en a point qui n'en vienne, et penser autrement, ce serait l'erreur des pélagiens ; ou vous entendez par l'impression de la grâce une grâce et une impression extraordinaire ; et s'attendre à celle-là, c'est ce qui s'appelle tenter Dieu, et se jeter dans tous les inconvénients qu'on a marqués.

Toute la doctrine contenue dans ces réponses se réduit à ces chefs.

1° Il faut croire comme une vérité révélée de Dieu, qu'on doit expressément et distinctement pratiquer toutes les vertus, et en particulier ces trois, la foi, l'espérance et la charité, parce que Dieu les a commandées, et leur exercice.

2° Il faut croire avec la même certitude, qu'il a pareillement commandé les actes qu'elles inspirent, qui sont la demande et l'action de grâces, comme des actes où consistent la perfection de l’âme en cette vie, et la vraie adoration qu'elle doit à Dieu.

3° Pour s'exciter à faire ces actes, il suffit de connaître que Dieu les a commandés, et il n'est pas permis de demeurer pour cela dans l'attente d'une impulsion et opération extraordinaire; ce qui serait tenter Dieu, et ne se pas contenter de son commandement exprès.

4° Il faut croire pourtant qu'on ne pratique aucun acte de vertu

 

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sans une grâce qui nous prévienne, qui nous soutienne et qui nous fasse agir.

5° Cette grâce n'est pas celle qui met les hommes dans l'état passif, puisqu'elle est commune à tous les saints, qui pourtant ne sont pas tous passifs.

6° L'état qu'on nomme passif consiste dans la suspension du discours, des réflexions et des actes qu'on nomme de propre effort et de propre industrie, non pour exclure la grâce, puisque ce serait l'erreur de Pelage, mais pour exclure les voies et manières d'agir ordinaires.

7° C'est une erreur de croire que cet état passif soit perpétuel, si ce n'est peut-être dans la sainte Vierge, ou dans quelque âme d'élite qui approche en quelque façon d'une perfection si éminente.

8° De là il s'ensuit que l'état passif ne regarde que certains mo-ments, et entre autres ceux de l'oraison actuelle, et non tout le cours de la vie.

9° C'est pareillement une erreur de croire qu'il y ait un acte qui contienne tellement tous les autres qui sont expressément commandés de Dieu, qu'il exempte de les produire distinctement dans les temps convenables. Ainsi on doit toujours être dans cette disposition.

10° Il se peut donc faire qu'on soit en certains moments dans l'impuissance de faire de certains actes commandés de Dieu ; mais cela ne peut pas s'étendre à un long temps.

11° L'obligation de faire ces actes est douce, aussi bien que la pratique, parce que c'est l'amour qui l'impose, l'amour qui commande cet exercice, l'amour qui l'inspire et le dirige.

12° Il ne faut point gêner sur la pratique des actes, les âmes qu'on voit sincèrement disposées à les faire. Au contraire on doit présumer qu'elles font dans le temps ce qu'il faut, surtout quand on les voit persévérer dans la vertu ; car au lieu de gêner les âmes de bonne volonté, il faut au contraire leur dilater le cœur, soit qu'elles soient dans les voies communes, ou dans les voies extraordinaires; ce qui en soi est indifférent, et tout consiste à être dans l'ordre de Dieu.

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