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MAXIMES ET RÉFLEXIONS MAXIMES ET RÉFLEXIONS SUR LA COMÉDIE.

 

I -  Occasion et dessein de ce traité : nouvelle Dissertation en faveur de la comédie.

 

Le religieux à qui on avait attribué la Lettre ou Dissertation pour la défense de la comédie, a satisfait au public par un désaveu aussi humble que solennel (1). L'autorité ecclésiastique s'est fait reconnaître : par ses soins la vérité a été vengée ; la saine doctrine est en sûreté, et le public n'a besoin que d'instruction sur une matière qu'on avait tâché d'embrouiller par des raisons frivoles, à la vérité, et qui ne seraient dignes que de mépris, s'il était permis de mépriser le péril des âmes infirmes : mais qui enfin éblouissent les gens du monde toujours aisés à tromper sur ce qui les flatte. On a tâché d'éluder l'autorité des saints Pères, à qui on a opposé les scholastiques, et on a cherché entre les uns et les autres je ne sais quelles conciliations, comme si la comédie était enfin devenue ou meilleure ou plus favorable avec le temps. Les grands noms de saint Thomas et des autres Saints ont été employés en sa faveur : on s'est servi de la confession pour attester son innocence. C'est un prêtre, c'est un confesseur qu'on introduit pour nous assurer qu'il ne connait pas les péchés que des docteurs trop rigoureux attribuent à la comédie : on affaiblit les censures et l'autorité des rituels; et enfin on n'oublie rien dans un petit livre, dont la lecture est facile, pour donner quelque couleur à une mauvaise cause. Il n'en faut pas davantage pour tromper les

1 Voyez la lettre du P. Caffaro, et la note ci-dessus, p. 17 et 18.

 

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simples et pour flatter la faiblesse humaine, trop penchée par elle-même au relâchement. Des personnes de piété et de savoir qui sont en charge dans l'Eglise, et qui connaissent les dispositions des gens du monde, ont jugé qu'il serait bon d'opposer à une dissertation qui se faisait lire par sa brièveté des réflexions courtes, mais pleines des grands principes de la religion : par leur conseil, je laisse partir cet écrit pour s'aller joindre aux autres discours qui ont déjà paru sur ce sujet.

 

II. — A quoi il faut réduire cette question.

 

Il semble que, pour ôter la prévention que le nom de saint Thomas pourrait jeter dans les esprits, il faudrait commencer ces réflexions par la discussion des passades tirés de ce grand auteur en faveur de la comédie; mais avant que d'engager les lecteurs dans cet examen, je trouve plus à propos de les mener d'abord à la vérité par un tour plus court, c'est-à-dire par des principes qui ne demandent ni discussion, ni lecture. Puisqu'on demeure d'accord, et qu'en effet on ne peut nier que l'intention de saint Thomas et des autres Saints qui ont toléré ou permis les comédies s'ils l'ont fait, n'ait été de restreindre leur approbation ou leur tolérance à celles qui ne sont point opposées aux bonnes mœurs; c'est à ce point qu'il faut s'attacher, et je n'en veux pas davantage pour faire tomber de ce seul coup la Dissertation.

 

III. — Si la comédie d'aujourd'hui est au-si honnête que le prétend l'auteur de la Dissertation.

 

La première chose que j'y reprends, c'est qu'un homme qui le dit prêtre ait pu avancer que la comédie, telle qu'elle est aujourd'hui, n'a rien de contraire aux bonnes mœurs, et qu'elle est même si épurée à l'heure qu'il est sur le théâtre français, qu'il n'y a rien que l'oreille la plus chaste ne pût entendre. Il faudra donc que nous passions pour honnêtes les impiétés et les infamies dont sont pleines les comédies de Molière, ou qu'on ne veuille pas ranger parmi les pièces d'aujourd'hui celles d'un auteur qui a

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expiré pour ainsi dire à nos yeux, et qui remplit encore à présent tous les théâtres des équivoques les plus grossières, dont on ait jamais infecté les oreilles des chrétiens.

Qui que vous soyez, prêtre ou religieux, quoi qu'il en soit, chrétien qui avez appris de saint Paul que ces infamies ne doivent pas seulement être nommées parmi les fidèles, ne m'obligez pas à répéter ces discours honteux : songez seulement si vous oserez soutenir à la face du ciel des pièces où la vertu et la piété sont toujours ridicules, la corruption toujours excusée et toujours plaisante et la pudeur toujours offensée, ou toujours en crainte d'être violée par les derniers attentats, je veux dire par les expressions les plus impudentes, à qui l'on ne donne que les enveloppes les plus minces. Songez encore, si vous jugez digne du nom de chrétien et de prêtre, de trouver honnête la corruption réduite en maximes dans les opéras de Quinault, avec toutes les fausses tendresses et toutes ces trompeuses invitations à jouir du beau temps de la jeunesse, qui retentissent partout dans ses poésies. Pour moi, je l'ai vu cent fois déplorer ces égarements : mais aujourd'hui on autorise ce qui a fait la matière de sa pénitence et de ses justes regrets, quand il a songé sérieusement à son salut ; et si le théâtre français est aussi honnête que le prétend la Dissertation, il faudra encore approuver que ces sentiments, dont la nature corrompue est si dangereusement flattée, soient animés d'un chant qui ne respire que la mollesse.

Si Lulli a excellé dans son art, il a dû proportionner, comme il a fait, les accents de ses chanteurs et de ses chanteuses à leurs récits et à leurs vers : et ses airs, tant répétés dans le monde, ne servent qu'à insinuer les passions les plus décevantes, en les rendant les plus agréables et les plus vives qu'on peut par le charme d'une musique qui ne demeure si facilement imprimée dans la mémoire, qu'à cause qu'elle prend d'abord l'oreille et le cœur.

Il ne sert de rien de répondre qu'on n'est occupé que du chant et du spectacle, sans songer au sens des paroles, ni aux sentiments qu'elles expriment : car c'est là précisément le danger, que pendant qu'on est enchanté par la douceur de la mélodie ou étourdi par le merveilleux du spectacle, ces sentiments s'insinuent

 

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sans qu'on y pense et plaisent sans être aperçus. Mais il n'est pas nécessaire de donner le secours du chant et de la musique à des inclinations déjà trop puissantes par elles-mêmes; et si vous dites que la seule représentation des passions agréables, dans les tragédies d'un Corneille et d'un Racine, n'est pas dangereuse à la pudeur, vous démentez ce dernier qui, occupé de sujets plus dignes de lui, renonce à sa Bérénice, que je nomme parce qu'elle vient la première à mon esprit ; et vous, qui vous dites prêtre, vous le ramenez à ses premières erreurs.

 

IV. — S'il est vrai que la représentation des passions agréables ne les excite que par accident.

 

Vous dites que ces représentations des passions agréables, « et les paroles des passions, dont on se sert dans la comédie, » ne les excitent qu'indirectement, « par hasard et par accident, » comme vous parlez ; « et que ce n'est pas leur nature de les exciter : » mais au contraire il n'y a rien de plus direct, de plus naturel à ces pièces, que ce qui fait le dessein formel de ceux qui les composent, de ceux qui les récitent et de ceux qui les écoutent. Dites-moi, que veut un Corneille dans son Cid, sinon qu'on aime Chimène, qu'on l'adore avec Rodrigue, qu'on tremble avec lui lorsqu'il est dans la crainte de la perdre, et qu'avec lui on s'estime heureux lorsqu'il espère de la posséder? Le premier principe sur lequel agissent les poètes tragiques et comiques c'est qu'il faut intéresser le spectacle ; et si l'auteur ou l'acteur d'une tragédie ne le sait pas émouvoir et le transporter de la passion qu'il veut exprimer, où tombe-t-il, si ce n'est dans le froid, dans l'ennuyeux, dans le ridicule, selon les règles des maîtres de l'art? Aut dormitabo, aut ridebo (1), et le reste. Ainsi tout le dessein d'un poète, toute la fin de son travail, c'est qu'on soit, comme son héros, épris des belles personnes, qu'on les serve comme des divinités; en un mot, qu'on leur sacrifie tout, si ce n'est peut-être la gloire, dont l'amour est plus dangereux que celui de la beauté même. C'est donc combattre les règles et les

1 Hor., de Arte poet., vers. 105.

 

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principes des maîtres, que de dire, avec la Dissertation, que le théâtre n'excite que par hasard et par accident les passions qu'il entreprend de traiter.

On dit, et c'est encore une objection de notre autour, « que l'histoire, » qui est si grave et si sérieuse, « se sert de paroles qui excitent les passions, » et qu'aussi vive à sa manière que la comédie, elle veut intéresser son lecteur dans les actions bonnes et mauvaises qu'elle représente. Quelle erreur de ne savoir pas distinguer entre l'art de représenter les mauvaises actions pour en inspirer de l'horreur, et celui de peindre les passions agréables d'une manière qui en fasse goûter le plaisir ? Que s'il y a des histoires qui dégénérant de la dignité d'un si beau nom, entrent à l'exemple de la comédie dans le dessein d'émouvoir les passions flatteuses, qui ne voit qu'il les faut ranger avec les romans et les autres livres corrupteurs de la vie humaine?

 

Si le but de la comédie n'est pas de flatter ces passions, qu'on veut appeler délicates, mais dont le fond est si grossier, d'où vient que l'âge où elles sont le plus violentes, est aussi celui où l'on est touché le plus vivement de leur expression ? Mais pourquoi en est-on si touché, si ce n'est, dit saint Augustin (1) qu'on y voit, qu'on y sent l'image, l'attrait, la pâture de ses passions? Et cela, dit le même Saint (2), qu'est-ce autre chose, qu'une déplorable maladie de notre cœur? On se voit soi-même dans ceux qui nous paraissent comme transportés par de semblables objets : on devient bientôt un acteur secret dans la tragédie ; on y joue sa propre passion ; et la fiction au dehors est froide et sans agrément, si elle ne trouve au dedans une vérité qui lui réponde. C'est pourquoi ces plaisirs languissent dans un âge plus avancé, dans une vie plus sérieuse, si ce n'est qu'on se transporte par un souvenir agréable dans ses jeunes ans, les plus beaux de la vie humaine à ne consulter que les sens, et qu'on en réveille l'ardeur qui n'est jamais tout à fait éteinte.

Si les peintures immodestes ramènent naturellement à l'esprit ce qu'elles expriment, et que pour celte raison on en condamne l'usage, parce qu'on ne les goûte jamais autant qu'une main habile

1 Confess., lib. III, cap. II. — 2 De Catechiz. rud., n. 25.

 

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l'a voulu, sans entrer dans l'esprit de l'ouvrier et sans se mettre en quelque façon dans l'état qu'il a voulu peindre : combien plus sera-t-on touché des expressions du théâtre, où tout paraît effectif; où ce ne sont point des traits morts et des couleurs sèches qui agissent, mais des personnages vivants, de vrais yeux, ou ardents, ou tendres et plongés dans la passion ; de vraies larmes dans les acteurs, qui en attirent d'aussi véritables dans ceux qui regardent ; enfin de vrais mouvements, qui mettent en feu tout le parterre et toutes les loges : et tout cela, dites-vous, n'émeut qu'indirectement et n'excite que par accident les passions !

Dites encore que les discours qui tendent directement à allumer de telles flammes, qui excitent la jeunesse à aimer comme si elle n'était pas assez insensée, qui lui font envier le sort des oiseaux et des bêtes que rien ne trouble dans leurs passions, et se plaindre de la raison et de la pudeur si importunes et si contraignantes : dites que toutes ces choses et cent autres de celte nature, dont tous les théâtres retentissent, n'excitent les passions que par accident, pendant que tout crie qu'elles sont faites pour les exciter ; et que si elles manquent leur coup, les règles de l'art sont frustrées, et les auteurs et les acteurs travaillent en vain.

Je vous prie, que fait un acteur, lorsqu'il veut jouer naturellement une passion, que de rappeler autant qu'il [eut celles qu'il a ressenties et que s'il était chrétien, il aurait tellement noyées dans les larmes de la pénitence, qu'elles ne reviendraient jamais à son esprit ou n'y reviendraient qu'avec horreur : au lieu que, pour les exprimer, il faut qu'elles lui reviennent avec tous leurs agréments empoisonnés et toutes leurs grâces trompeuses ?

Mais tout cela, dira-t-on, paraît sur les théâtres comme une faiblesse. Je le veux : mais il y paraît comme une belle, comme une noble faiblesse, comme la faiblesse des héros et des héroïnes; enfin comme une faiblesse si artificieusement changée en vertu, qu'on l'admire, qu'on lui applaudit sur tous les théâtres, et qu'elle doit faire une partie si essentielle des plaisirs publics, qu'on ne peut souffrir de spectacle où non-seulement elle ne tait, mais encore où elle ne règne et n'anime toute l'action.

 

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Dites que tout cet appareil n'entretient pas directement et par soi le feu de la convoitise ; ou que la convoitise n'est pas mauvaise, et qu'il n'y a rien qui répugne à l'honnêteté et aux bonnes mœurs dans le soin de l'entretenir, ou que le feu n'échauffe qu'indirectement, et que pendant qu'on choisit les plus tendres expressions pour représenter la passion dont brûle un amant insensé, ce n'est que par accident que l'ardeur des mauvais désirs sort du milieu de ces flammes : dites que la pudeur d'une jeune fille n'est offensée que par accident par tous les discours où une personne de son sexe parle de ses combats, où elle avoue sa défaite, et l'avoue à son vainqueur même, comme elle l'appelle. Ce qu'on ne voit point dans le monde : ce que celles qui succombent à cette faiblesse y cachent avec tant de soin, une jeune fille le viendra apprendre à la comédie. Elle le verra, non plus dans les hommes, à qui le monde permet tout, mais dans une fille qu'on montre comme modeste, comme pudique, comme vertueuse ; en un mot dans une héroïne : et cet aveu, dont on rougit dans le secret, est jugé digne d'être révélé au public, et d'emporter comme une nouvelle merveille l'applaudissement de tout le théâtre.

 

V. — Si la comédie d'aujourd'hui purifie l'amour sensuel, eu le faisant aboutir au mariage.

 

Je crois qu'il est assez démontré que la représentation des passions agréables porte naturellement au péché, quand ce ne serait qu'en flattant et en nourrissant de dessein prémédité la concupiscence qui en est le principe. On répond que, pour prévenir le péché, le théâtre purifie l'amour ; la scène, toujours honnête dans l'état où elle paraît aujourd'hui, ôte à cette passion ce qu'elle a de grossier et d'illicite : et ce n'est après tout qu'une innocente inclination pour la beauté, qui se termine au nœud conjugal. Du moins donc, selon ces principes, il faudra bannir du milieu des chrétiens les prostitutions dont les comédies italiennes ont été remplies, même de nos jours, et qu'on voit encore toutes crues dans les pièces de Molière : on réprouvera les discours où ce rigoureux censeur des grands canons, ce grave réformateur des

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mines et des expressions de nos précieuses, étale cependant au plus grand jour les avantages d'une infâme tolérance dans les maris, et sollicite les femmes à de honteuses vengeances contre leurs jaloux. Il a fait voir à notre siècle le fruit qu'on peut espérer de la morale du théâtre qui n'attaque que le ridicule du monde, en lui laissant cependant toute sa corruption. La postérité saura peut-être la fin de ce poète comédien, qui en jouant son Malade imaginaire ou son Médecin par force, reçut la dernière atteinte de la maladie dont il mourut peu d'heures après, et passa des plaisanteries du théâtre, parmi lesquelles il rendit presque le dernier soupir, au tribunal de celui qui dit : « Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez   » Ceux qui ont laissé sur la terre de plus riches monuments n'en sont pas plus à couvert de la justice de Dieu : ni les beaux vers, ni les beaux chants ne servent de rien devant lui ; et il n'épargnera pas ceux qui, en quelque manière que ce soit, auront entretenu la convoitise. Ainsi vous n'éviterez pas son jugement, qui que vous soyez, vous qui plaidez la cause de la comédie sous prétexte qu'elle se termine ordinairement par le mariage. Car encore que vous ôtiez en apparence à l'amour profane ce grossier et cet illicite dont on aurait honte, il en est inséparable sur le théâtre. De quelque manière que vous vouliez qu'on le tourne et qu'on le dore, dans le fond ce sera toujours, quoi qu'on puisse dire, la concupiscence de la chair, que saint Jean défend de rendre aimable, puisqu'il défend de l'aimer. Le grossier que vous en ôtez ferait horreur, si on le montrait : et l'adresse de le cacher ne fait qu'y attirer les volontés d'une manière plus délicate, et qui n'en est que plus périlleuse lorsqu'elle paraît plus épurée. Croyez-vous, en vérité, que la subtile contagion d'un mal dangereux demande toujours un objet grossier, ou que la flamme secrète d'un cœur trop disposé à aimer, en quelque manière que ce puisse être, soit corrigée ou ralentie par l'idée du mariage que vous lui mettez devant les yeux dans vos héros et vos héroïnes amoureuses ? Vous vous trompez. Il ne faudrait point nous réduire à la nécessité d'expliquer des choses auxquelles il serait bon de ne pas penser. Mais

1 Luc., VI, 25.

 

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puisqu'on crait fout sauver par l'honnêteté nuptiale, il faut dire qu'elle est inutile en cette occasion. La passion ne saisit que son propre objet : la sensualité est seule excitée ; et s'il ne fallait que le saint nom du mariage pour mettre à couvert les démonstrations de l'amour conjugal, Isaac et Rébecca n'auraient pas caché leurs jeux innocens et les témoignages mutuels de leurs pudiques tendresses (1). C'est pour vous dire que le licite, loin d'empêcher son contraire, le provoque : en un mot, ce qui vient par réflexion n'éteint pas ce que l'instinct produit; et vous pouvez dire à coup sûr de tout ce qui excite le sensible dans les comédies les plus honnêtes, qu'il attaque secrètement la pudeur. Que ce soit ou de plus loin ou de plus près, il n'importe ; c'est toujours là que l'on tend par la pente du cœur humain à la corruption : on commence par se livrer aux impressions de l'amour sensuel : le remède des réflexions ou du mariage vient trop tard : déjà le faible du cœur est attaqué, s'il n'est vaincu ; et l'union conjugale, trop grave et trop sérieuse pour passionner un spectateur qui ne cherche que le plaisir, n'est que par façon et pour la forme dans la comédie.

Je dirai plus, quand il s'agit de remuer le sensible, le licite tourne à dégoût : l'illicite devient un attrait : si l'eunuque de Térence avait commencé par une demande régulière de sa Pamphile, ou quel que soit le nom de son idole, le spectateur serait-il transporté, comme l'auteur de la comédie le voulait? On prendrait moins de part à la joie de ce hardi jeune homme, si elle n'était imprévue, inespérée, défendue et emportée par la force. Si l'on ne propose pas dans nos comédies des violences semblables à celles-là, on en fait imaginer d'autres, qui ne sont pas moins dangereuses; et ce sont celles qu'on fait sur le cœur, qu'on tâche à s'arracher mutuellement, sans songer si l'on a droit d'en disposer, ni si on n'en pousse pas les désirs trop loin. Il faut toujours que les règles de la véritable vertu soient méprisées par quelque endroit pour donner au spectateur le plaisir qu'il cherche. Le licite et le régulier le ferait languir s'il était pur : en un mot, toute comédie, selon l'idée de nos jours, veut inspirer le plaisir d'aimer : on en regarde les personnages, non pas comme gens qui

1 Genes., XXVI, 8.

 

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épousent, mais comme amants, et c'est amant qu'on veut être sans songer à ce qu'on pourra devenir après.

VI. — Ce que c'est que les mariages du théâtre.

 

Mais il y a encore une autre raison plus grave et plus chrétienne, qui ne permet pas d'étaler la passion de l'amour, même par rapport au licite; c'est, comme l'a remarqué, en traitant la question de la comédie, un habile homme de nos jours ; c'est, dis-je, que le mariage présuppose la concupiscence, qui selon les règles de la foi, est un mal auquel il faut résister, contre lequel par conséquent il faut armer le chrétien. C'est un mal, dit saint Augustin (1), dont l'impureté use mal, dont le mariage use bien, et dont la virginité et la continence font mieux de n'user point du tout. Qui étale, bien que ce soit pour le mariage, cette impression de beauté sensible qui force à aimer et qui tâche à la rendre agréable, veut rendre agréable la concupiscence et la révolte des sens. Car c'en est une manifeste que de ne pouvoir ni ne vouloir résister à cet ascendant auquel on assujettit dans les comédies les âmes qu'on appelle grandes. Ces doux et invincibles penchants de l'inclination, ainsi qu'on les représente, c'est ce qu'on veut faire sentir et ce qu'on veut rendre aimable ; c'est-à dire qu'on veut rendre aimable une servitude qui est l'effet du péché, qui porte au péché ; et on flatte une passion qu'on ne peut mettre sous le joug que par des combats qui font gémir les fidèles, même au milieu des remèdes. N'en disons pas davantage, les suites de cette doctrine font frayeur : disons seulement que ces mariages, qui se rompent ou qui se concluent dans les comédies, sont bien éloignés de celui du jeune Tobie et de la jeune Sara : « Nous sommes, disent-ils, enfants des saints, et il ne nous est pas permis de nous unir comme les Gentils (2). » Qu'un mariage de cette sorte, où les sens ne dominent pas, serait froid sur nos théâtres ! Mais aussi que les mariages des théâtres sont sensuels, et qu'ils paraissent scandaleux aux vrais chrétiens! Ce qu'on y veut, c'en est

 

1 De Nupt. et concup., lib. I, cap. VII, n. 8 ; lib. II, cap. XXI, n. 36 ; Cont., Jul. lib.      cap. XXI, n. 42.— 2 Tob., VIII, 3.

 

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le mal : ce qu'on y appelle les belles passions sont la honte de la nature raisonnable : l'empire d'une fragile et fausse beauté, et cette tyrannie qu'on y étale sous les plus belles couleurs flatte la vanité d'un sexe, dégrade la dignité de l'autre, et asservit l'un et l'autre au règne des sens.

 

VII. — Paroles de l'auteur, et l'avantage qu'il tire des confessions.

 

L'endroit le plus dangereux de la Dissertation est celui où l'auteur tâche de prouver l'innocence du théâtre par l'expérience. « Il y a, dit-il, trois moyens aisés de savoir ce qui se passe dans la comédie, et je vous avoue que je me suis servi de tous les trois. Le premier est de s'en informer des personnes de poids et de probité, lesquelles avec l'horreur qu'elles ont du péché, ne laissent pas d'assister à ces sortes de spectacles. Le second moyen est encore plus sûr ; c'est de juger par les confessions des fidèles du mauvais effet que produisent les comédies dans leur cœur : car il n'est point de plus grande accusation que celle qui vient de la bouche même du coupable. Le troisième enfin est la lecture des comédies, qui ne nous est pas défendue comme en pourrait être la représentation : et je proteste que par aucun de ces chefs, je n'ai pu trouver dans la comédie la moindre apparence des excès que les saints Pères y condamnent avec tant de raison. » Voici un homme qui nous appelle à l'expérience, et non-seulement à la sienne, mais à celle des plus gens de bien et de presque tout le public. « Mille gens, dit-il, d'une éminente vertu et d'une conscience fort délicate, pour ne pas dire scrupuleuse, ont été obligés de m'avouer qu'à l'heure qu'il est, la comédie est si épurée sur le théâtre français, qu'il n'y a rien que l'oreille la plus chaste ne pût entendre. »

 

VIII. — Crimes publics et cachés dans la comédie. Dispositions dangereuses et imperceptibles : la concupiscence répandue dans tous les sens.

 

De cette sorte, si nous l'en croyons, la confession même, où tous les péchés se découvrent, n'en découvre point dans les théâtres; et il assure avec une confiance qui fait trembler, « qu'il n'a jamais

 

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pu entrevoir cette prétendue malignité de la comédie, ni les crimes dont on veut qu'elle soit la source. » Apparemment il ne songe pas à ceux des chanteuses, des comédiennes et de leurs amants, ni au précepte du Sage, où il est prescrit d'éviter a les femmes dont la parure porte à la licence : ornatu meretricio ; qui sont préparées à perdre les âmes, (ou, comme traduisent les Septante, qui enlèvent les cœurs des jeunes gens), qui les engagent par les douceurs de leurs lèvres, » par leurs entretiens, par leurs chants, par leurs récits : ils se jettent d'eux-mêmes dans leurs lacets, « comme un oiseau dans les filets qu'on lui tend (1).  » N'est-ce rien que d'armer des chrétiennes contre les âmes faibles, de leur donner de ces flèches qui percent les cœurs (2); de les immoler à l'incontinence publique d'une manière plus dangereuse qu'on ne ferait dans les lieux qu'on n'ose nommer? Quelle mère, je ne dis pas chrétienne, mais tant soit peu honnête, n'aimerait pas mieux voir sa fille dans le tombeau que sur le théâtre? Quoi! l'a-t-elle élevée si tendrement et avec tant de précaution pour cet opprobre ? L'a-t-elle tenue nuit et jour pour ainsi parler sous ses ailes, avec tant de soin, pour la livrer au public et en faire un écueil de la jeunesse? Qui ne regarde pas ces malheureuses chrétiennes, si elles le sont encore, dans une profession si contraire aux vœux de leur baptême : qui, dis-je, ne les regarde pas comme des esclaves exposées, en qui la pudeur est éteinte, quand ce ne serait que par tant de regards qu'elles attirent ; elles que leur sexe avait consacrées à la modestie, dont l'infirmité naturelle demandait la sûre retraite d'une maison bien réglée? Et voilà qu'elles s'étalent elles-mêmes en plein théâtre avec tout l'attirail de la vanité, comme ces sirènes, dont parle Isaïe, qui font leur demeure dans les temples de la volupté (3), dont les regards sont mortels, et qui reçoivent de tous côtés par les applaudissements qu'on leur renvoie le poison qu'elles répandent par leur chant. Mais n'est-ce rien aux spectateurs de payer leur luxe, d'entretenir leur corruption, de leur exposer leur cœur en proie, et d'aller apprendre d'elles tout ce qu'il ne faudrait jamais savoir? S'il n'y a rien là que d'honnête, rien qu'il faille porter à la

1 Prov., VII, 10, 21, 22, 23. — 2 Ibid., 26. – 3 Isa., XIII, 22.

 

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confession, hélas! quel aveuglement faut-il qu'il y ait parmi les chrétiens ! et fallait-il prendre le nom de prêtre pour achever d'ôter aux fidèles le peu de componction qui reste encore dans le monde pour tant de désordres? Vous ne trouvez pas, dites-vous, par les confessions, que les riches qui vont à la comédie soient plus sujets aux grands crimes que les pauvres qui n'y vont pas : vous n'avez encore qu'à dire, que le luxe, que la mollesse, que l'oisiveté, que les excessives délicatesses de la table et la curieuse recherche du plaisir en toutes choses, ne font aucun mal aux riches, parce que les pauvres, dont l'état est éloigné de tous ces attraits, ne sont pas moins corrompus par l'amour des voluptés. Ne sentez-vous pas qu'il y a des choses qui sans avoir des effets marqués, mettent dans les âmes de secrètes dispositions très-mauvaises, quoique leur malignité ne se déclare pas toujours d'abord ? Tout ce qui nourrit les passions est de ce genre : on n'y trouverait que trop de matière à la confession, si on cherchait en soi-même les causes du mal. Qui saurait connaître ce que c'est en l'homme qu'un certain fond de joie sensuelle, et je ne sais quelle disposition inquiète et vague au plaisir des sens qui ne tend à rien et qui tend à tout, connaîtrait la source secrète des plus grands péchés. C'est ce que sentait saint Augustin au commencement de sa jeunesse, emportée, lorsqu'il disait : « Je n'aimais pas encore; mais j'aimais à aimer (1) : » il cherchait, continue-t-il, quelque piège où il prît et où il fût pris : et il trouvait ennuyeuse et insupportable une vie où il n'y eût point de ces lacets : Viam sine muscipulis. Tout en est semé dans le monde : il fut pris selon son souhait; et c'est alors qu'il fut enivré du plaisir de la comédie, où il trouvait « l'image de ses misères, l'amorce et la nourriture de son feu (2). » Son exemple et sa doctrine nous apprennent à quoi est propre la comédie : combien elle sert à entretenir ces secrètes dispositions du cœur humain, soit qu'il ait déjà enfanté l'amour sensuel, soit que ce mauvais fruit ne soit pas encore éclos.

Saint Jacques nous a expliqué ces deux états de notre cœur par ces paroles : « Chacun de nous est tenté par sa concupiscence qui

1 Conf., lib. III, cap. 1. —  2 Ibid., cap. II.

 

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l’emporte et qui l'attire : ensuite, quand la concupiscence a conçu, elle enfante le péché ; et quand le péché est consommé, il produit la mort (1). » Cet Apôtre distingue ici la conception d'avec l'enfantement du péché; il distingue la disposition au péché d'avec le péché entièrement formé par un plein consentement de la volonté : c'est dans ce dernier état qu’il engendre la mort, selon saint Jacques, et qu'il devient tout à fait mortel. Mais de là il ne s'ensuit pas que les commencements soient innocents : pour peu qu'on adhère à ces premières complaisances des sens émus, on commence à ouvrir son cœur à la créature : pour peu qu'on les flatte par d'agréables représentations, on aide le mal à éclore ; et un sage confesseur, qui saurait alors faire sentir à un chrétien la première plaie de son cœur et les suites d'un péril qu'il aime, préviendrait de grands malheurs.

Selon la doctrine de saint Augustin, cette malignité de la concupiscence se répand dans l'homme tout entier (2). Elle court, pour ainsi parler, dans toutes les veines et pénètre jusqu'à la moelle des os. C'est une racine envenimée qui étend ses branches par tous les sens : l'ouïe, les yeux et tout ce qui est capable de plaisir en ressent l'effet : les sens se prêtent la main mutuellement : le plaisir de l'un attire et fomente celui de l'autre ; et il se fait de leur union un enchaînement qui nous entraîne dans l'abîme du mal. Il faut, dit saint Augustin, distinguer dans l'opération de nos sens la nécessité, l'utilité, la vivacité du sentiment, et enfin l'attachement au plaisir sensible : Libido sentiendi. De ces quatre qualités des sens, les trois premières sont l'ouvrage du Créateur : la nécessité du sentiment se fait remarquer dans les objets qui frappent nos sens à chaque moment ; on en éprouve l'utilité, dit saint Augustin, particulièrement dans le goût, qui facilite le choix des aliments et en prépare la digestion : la vivacité des sens est la même chose que la promptitude de leur action et la subtilité de leurs organes. Ces trois qualités ont Dieu pour auteur : mais c'est au milieu de cet ouvrage de Dieu que l'attache forcée au plaisir sensible et son attrait indomptable, c'est-à-dire la

1 Jacob., I, 14, 15. — 2 Cont. Jul., lib. IV, cap. XIV, n 6 et seq.; Confess., lib. X, cap. XXXI et seq.

 

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concupiscence introduite par le péché, établit son siège. C'est celle-là, dit saint Augustin, qui est l'ennemie de la sagesse, la source de la corruption, la mort des vertus : les cinq sens sont cinq ouvertures par où elle prend son cours sur ses objets et par où elle en reçoit les impressions : mais ce Père a démontré qu'elle est la même partout, parce que c'est partout le même attrait du plaisir, la même indocilité des sens, la même captivité et la même attache du cœur aux objets sensibles. Par quelque endroit que vous la frappiez, tout s'en ressent. Le spectacle saisit les yeux ; les tendres discours, les chants passionnés, pénètrent le cœur par les oreilles. Quelquefois la corruption vient à grands flots : quelquefois elle s'insinue comme goutte à goutte : à la fin on n'en est pas moins submergé. On a le mal dans le sang et dans les entrailles avant qu'il éclate par la fièvre. En s'affaiblissant peu à peu, on se met en un danger évident de tomber avant qu'on tombe ; et ce grand affaiblissement est déjà un commencement de chute.

Si l'on ne connaît de maux aux hommes que ceux qu'ils sentent et qu'ils confessent, on est trop mauvais médecin de leurs maladies. Dans les âmes comme dans les corps, il y en a qu'on ne sent pas encore, parce qu'elles ne sont pas déclarées ; et d'autres qu'on ne sent plus, parce qu'elles ont tourné en habitude, ou bien qu'elles sont extrêmes et tiennent déjà quelque chose de la mort où l'on ne sent rien. Lorsqu'on blâme les comédies comme dangereuses, les gens du monde disent tous les jours avec l'auteur de la Dissertation, qu'ils ne sentent point ce danger. Poussez-les un peu plus avant, ils vous en diront autant des nudités, et non-seulement de celles des tableaux, mais encore de celles des personnes. Ils insultent aux prédicateurs qui en reprennent les femmes, jusqu'à dire que les dévots se confessent eux-mêmes par là et trop faibles et trop sensibles : pour eux, disent-ils, ils ne sentent rien, et je les en crois sur leur parole. Ils n'ont garde, tout gâtés qu'ils sont, d'apercevoir qu'ils se gâtent, ni de sentir le poids de l'eau quand ils en ont par-dessus la tête : et pour parler aussi à ceux qui commencent, on ne sent le cours d'une rivière que lorsqu'on s'y oppose : si on s'y laisse

 

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entraîner on ne sent rien, si ce n'est peut-être un mouvement assez doux d'abord, où vous êtes porté sans peine; et vous ne sentez bien le mal qu'il vous fait que tôt après quand vous vous noyez. N'en croyons donc pas les hommes sur leurs maux ni sur leurs dangers, que leur corruption, que l'erreur de leur imagination blessée, que leur amour-propre leur cachent.

 

IX. Qu'il faut craindre en assistant aux comédies, non-seulement le mal qu'on y fait, niais encore le scandale qu'on y donne.

 

Pour ce qui est de ces gens de poids et de probité, qui selon l'auteur de la Dissertation, fréquentent les comédies sans scrupule; que je crains que leur probité ne soit de celles des sages du monde, qui ne savent s'ils sont chrétiens ou non, et qui s'imaginent avoir rempli tous les devoirs de la vertu lorsqu'ils vivent en gens d'honneur, sans tromper personne, pendant qu'ils se trompent eux-mêmes en donnant tout à leurs passions et à leurs plaisirs. Ce sont de tels sages et de tels prudens à qui Jésus-Christ déclare que « les secrets de son royaume sont cachés, et qu'ils sont seulement révélés aux humbles et aux petits » qui tremblent aux moindres discours qui viennent flatter leurs cupidités. Mais ce sont gens, dit l'auteur, d'une éminente vertu, et il les compte par milliers. Qu'il est heureux d'en trouver tant sous sa main, et que la voie étroite soit si fréquentée! « Mille gens, dit-il, d'une éminente vertu et d'une conscience fort délicate, pour ne pas dire scrupuleuse, approuvent la comédie et la fréquentent sans peine. » Ce sont des âmes invulnérables, qui peuvent passer des jours entiers à entendre des chants et des vers passionnés et tendres, sans en être émus : et des gens d'une si éminente vertu n'écoutent pas ce que dit saint Paul : « Que celui qui crait être ferme, craigne de tomber (2) : » ils ignorent que quand ils seraient si forts, et tellement à toute épreuve qu’ils n'auraient rien à craindre pour eux-mêmes, ils auraient encore à craindre le scandale qu'ils donnent aux autres, selon ce que dit ce même Apôtre : « Pourquoi scandalisez-vous votre frère

1 Matth., XI, 25. —  2 I Cor., X, 12.

 

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infirme? Ne perdez point par votre exemple celui pour qui Jésus-Christ est mort (1). » Ils ne savent même pas ce que prononce le même saint Paul : « Que ceux qui consentent à un mal, y participent (2). » Des âmes si délicates et si scrupuleuses ne sont point touchées de ces règles de la conscience. Que je crains, encore une fois, qu'ils ne soient de ces scrupuleux « qui coulent le moucheron, et qui avalent le chameau (3); » ou que l'auteur ne nous fasse des vertueux à sa mode, qui croient pouvoir être ensemble au inonde et à Jésus-Christ !

 

X. Différence des périls qu'on cherche et de ceux qu'on ne peut éviter.

 

Il compare les dangers où l'on se met dans les comédies à ceux qu'on ne peut éviter « qu'en fuyant, dit-il, dans les déserts. On ne peut, continue-t-il, faire un pas, lire un livre, entrer dans une église, enfin vivre dans le monde, sans rencontrer mille choses capables d'exciter les passions. » Sans doute la conséquence est fort bonne : tout est plein d'inévitables dangers ; donc il en faut augmenter le nombre. Toutes les créatures sont un piège et une tentation à l'homme (4); donc il est permis d'inventer de nouvelles tentations et de nouveaux pièges pour prendre les âmes. Il y a de mauvaises conversations, qu'on ne peut, comme dit saint Paul, éviter sans sortir du monde (5) : il n'y a donc point de péché de chercher volontairement de mauvaises conversations, et cet Apôtre se sera trompé en nous faisant craindre que les mauvais entretiens ne corrompent les bonnes mœurs (6)? Voilà votre conséquence. Tous les objets qui se présentent à nos yeux peuvent exciter nos passions : donc on peut se préparer des objets exquis et recherchés avec soin, pour les exciter et les rendre plus agréables en les déguisant : on peut conseiller de tels périls; et les comédies, qui en sont d'autant plus remplies qu'elles sont mieux composées et mieux jouées, ne doivent pas être mises parmi ces mauvais entretiens, par lesquels les bonnes mœurs sont corrompues. Dites plutôt, qui que

1 Rom., XIV, 15. —  2 Ibid., I, 32. — 3 Matth., XXIII, 24. — 4 Sapient., XIV, 11. — 5 I Cor., V, 10. — 6 Ibid., XV, 33.

 

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vous soyez : Il y a tant dans le monde d'inévitables périls ; donc il ne les faut pas multiplier. Dieu nous aide dans les tentations qui nous arrivent par nécessité ; mais il abandonne aisément ceux qui les recherchent par choix : et « celui qui aime le péril, il ne dit pas, Celui qui y est par nécessité, mais Celui qui l'aime et qui le cherche, y périra (1). »

 

XI. — Si on a raison d'alléguer les lois en faveur de la comédie.

 

L'auteur, pour ne rien omettre, appelle enfin les lois à son secours; et, dit-il, si la comédie était si mauvaise, on ne la tolérerait pas, on ne la fréquenterait pas : sans songer que saint Thomas, dont il abuse, a décidé que les lois humaines ne sont pas tenues à réprimer tous les maux, mais seulement ceux qui attaquent directement la société (2). L'Eglise même, dit saint Augustin, « n'exerce la sévérité de ses censures que sur les pécheurs dont le nombre n'est pas grand : severitas exercenda est in peccata paucorum (3) ; » c'est pourquoi elle condamne les comédiens, et croit par là défendre assez la comédie : la décision en est précise dans les Rituels la pratique en est constante : on prive des sacrements, et à la vie et à la mort, ceux qui jouent la comédie, s'ils ne renoncent à leur art; on les passe à la sainte table comme des pécheurs publics : on les exclut des ordres sacrés comme des personnes infâmes : par une suite infaillible, la sépulture ecclésiastique leur est déniée. Quant à ceux qui fréquentent les comédies, comme il y en a de plus innocents les uns que les autres, et peut-être quelques-uns qu'il faut plutôt instruire que blâmer, ils ne sont pas répréhensibles en même degré, et il ne faut pas fulminer également contre tous. Mais de là il ne s'ensuit pas qu'il faille autoriser les périls publics : si les hommes ne les aperçoivent pas, c'est aux prêtres à les instruire, et non pas à les flatter : dès le temps de saint Chrysostome, les défenseurs des spectacles « crioient que les renverser c'était

1 Eccli., III, 27. — 2 I II q. XXXIX, 3 ad 3 : q. XCVI, 2. c. — 3 Epist. ad Aur., XXII, n. 5; ol. LXIV. — 4 Rit. Paris., de Euchar. et de Viat.

 

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détruire les lois (1) : » mais ce Père, sans s'en émouvoir, disait au contraire que l'esprit des lois était contraire aux théâtres : nous avons maintenant à leur opposer quelque chose de plus fort, puisqu'il y a tant de décrets publics contre la comédie que d'autres que moi ont rapportés : si la coutume l'emporte, si l'abus prévaut, ce qu'on en pourra conclure, c'est tout au plus que la comédie doit être rangée parmi les maux dont un célèbre historien a dit qu'on les défend toujours et qu'on les a toujours. Mais après tout, quand les lois civiles autoriseraient la comédie; quand au lieu de flétrir, comme elles ont toujours fait, les comédiens, elles leur auraient été favorables ; tout ce que nous sommes de prêtres nous devrions imiter l'exemple des Chrysostome et des Augustin : pendant que les lois du siècle, qui ne peuvent pas déraciner tous les maux, permettaient l'usure et le divorce, ces grands hommes disaient hautement que si le monde permettoit ces crimes, ils n'en étaient pas moins réprouvés par la loi de l'Evangile: que l'usure qu'on appelait légitime, parce qu'elle était autorisée par les lois romaines, ne l'était pas selon celles de Jésus-Christ, et que les lois de la cité sainte et celles du monde étaient différentes (2).

 

III. De l'autorité des Pères.

 

Je ne veux pas me jeter sur les passages des Pères, ni faire ici une longue dissertation sur un si ample sujet. Je dirai seulement que c'est les lire trop négligemment que d'assurer, comme fait l'auteur, qu'ils ne blâment dans les spectacles de leur temps que l'idolâtrie et les scandaleuses et manifestes impudicités. C'est être trop sourd à la vérité de ne sentir pas que leurs raisons portent plus loin. Ils blâment dans les jeux et dans les théâtres l'inutilité, la prodigieuse dissipation, le trouble, la commotion de l'esprit peu convenable à un chrétien, dont le cœur est le sanctuaire de la paix ; ils y blâment les passions excitées, la vanité, la parure, les grands ornements, qu'ils mettent au rang des pompes

 

1 Hom. XXXVII, al. XXXVIII, in Matth., n. 6. — 2 Chrysost., hom LVI, al. LVII, n Matth., etc.; August., epist. CLIII, al. liv, ad Maced., etc.

 

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que nous avons abjurées par le baptême, le désir de voir et d'être vu, la malheureuse rencontre des yeux qui se cherchent les uns les autres, la trop grande occupation à des choses vaines, les éclats de rire qui font oublier et la présence de Dieu et le compte qu'il lui faut rendre de ses moindres actions et de ses moindres paroles ; et enfin tout le sérieux de la vie chrétienne. Dites que les Pères ne blâment pas toutes ces choses, et tout cet amas de périls que les théâtres réunissent : dites qu'ils n'y blâment pas même les choses honnêtes, qui enveloppent le mal et lui servent d'introducteur : dites que saint Augustin n'a pas déploré dans les comédies ce jeu des passions et l'expression contagieuse de nos maladies, et ces larmes que nous arrache l'image de nos passions si vivement réveillées, et toute cette illusion qu'il appelle une misérable folie (1). Parmi ces commotions où consiste tout le plaisir de la comédie, qui peut élever son cœur à Dieu? Qui ose lui dire qu'il est là pour l'amour de lui et pour lui plaire ? Qui ne craint pas, dans ces folles joies et dans ces folles douleurs, d'étouffer en soi l'esprit de prière, et d'interrompre cet exercice qui, selon la parole de Jésus-Christ (2), doit être perpétuel dans un chrétien, du moins en désir et dans la préparation du cœur ? On trouvera dans les Pères toutes ces raisons et beaucoup d'autres. Que si on veut pénétrer les principes de leur morale, quelle sévère condamnation n'y lira-t-on pas de l'esprit qui mène aux spectacles où, pour ne pas raconter ici tous les autres maux qui les accompagnent, l'on ne cherche qu'à s'étourdir et à s'oublier soi-même, pour calmer la persécution de cet inexorable ennui qui fait le fond de la vie humaine, depuis que l'homme a perdu le goût de Dieu ?

 

XIII. — Si l'on peut excuser les laïques qui assistent à la comédie, sous le prétexte des canons qui la défendent spécialement aux ecclésiastiques. Canon mémorable du Conc.  III de Tours.

 

Il est souvent défendu aux clercs d'assister aux spectacles, aux pompes, aux chants, aux réjouissances publiques : et il serait inutile d'en ramasser les règlemens, qui sont infinis. Mais pour

 

1 Conf., lib. III, cap. II. — 2 Luc., XVIII, 1.

 

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voir si le mal qu'on y remarque est seulement pour les ecclésiastiques ou en général pour tout le peuple, il faut peser les raisons qu'on y emploie. Par exemple, nous lisons ce beau canon dans le me concile de Tours, d'où il a été transféré dans les Capitulaires de nos rois : Ab omnibus quœcumque ad aurium et oculorum pertinent illecebras, undè vigor animi emolliri posse credatur, quod de ali-quibus generibus musicorum aliisque nonnullis rébus sentiri po-test, Dei sacerdotes abstinere debent : quia per aurium oculo-rumque illecebras turba vitiorum ad animum ingredi solel. C'est-à-dire : « Toutes les choses où se trouvent les attraits des yeux et des oreilles, par où l'on crait que la vigueur de l’âme puisse être amollie, comme on le peut ressentir dans certaines sortes de musique et autres choses semblables, doivent être évitées par les ministres de Dieu, parce que par tous ces attraits des oreilles et des yeux, une multitude de vices, turba vitiorum, a coutume d'entrer dans l’âme » Ce canon ne suppose pas dans les spectacles qu'il blâme des discours ou des actions licencieuses, ni aucune incontinence marquée : il s'attache seulement à ce qui accompagne naturellement ces attraits, ces plaisirs des yeux et des oreilles, oculorum et aurium illecebras; qui est une mollesse dans les chants, et je ne sais quoi pour les yeux, qui affaiblit insensiblement la vigueur de l’âme. Il ne pouvoit mieux exprimer l'effet de ces réjouissances, qu'en disant qu'elles donnent entrée à une troupe de vices : ce n'est rien pour ainsi dire en particulier ; et s'il y fallait remarquer précisément ce qui est mauvais, souvent on aurait peine à le faire : c'est le tout qui est dangereux ; c'est qu'on y trouve d'imperceptibles insinuations, des sentiments faibles et vicieux ; qu'on y donne un secret appât à cette intime disposition qui ramollit l’âme et ouvre le cœur à tout le sensible : on ne sait pas bien ce qu'on veut, mais enfin on veut vivre de la vie des sens ; et dans un spectacle où l'on n'est assemblé que pour le plaisir, on est disposé du côté des acteurs à employer tout ce qui en donne, et du côté des spectateurs à le recevoir. Que dira-t-on donc des spectacles où de propos délibéré tout est mêlé de vers et de chants passionnés, et enfin de tout ce

 

1 Conc. Tur., III, can. 5; Capitul. Bal., tom. I, add. 3, c. 71.

 

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qui peut amollir un cœur? Cette disposition est mauvaise dans tous les hommes; l'attention qu'on doit avoir à s'en préserver ne regarde pas seulement les ecclésiastiques ; et l'Eglise instruit tous les chrétiens en leurs personnes.

On dira que c'est pousser les choses trop avant, et que selon ces principes il faudrait trop supprimer de ces plaisirs et publics et particuliers qu'on nomme innocents. N'entrons point dans ces discussions, qui dépendent des circonstances particulières. Il suffit d'avoir observé ce qu'il y a de malignité spéciale dans les assemblées où, comme on veut contenter la multitude dont la plus grande partie est livrée aux sens, on se propose toujours d'en flatter les inclinations par quelques endroits : tout le théâtre applaudit quand on les trouve; on se fait comme un point d'honneur de sentir ce qui doit toucher, et on croirait troubler la fête, si on n'était enchanté avec toute la compagnie. Ainsi outre les autres inconvénients des assemblées de plaisir, on s'excite et on s'autorise pour ainsi dire les uns les autres par le concours des acclamations et des applaudissements, et l'air même qu'on y respire est plus malin.

Je n'ai pas besoin après cela de réfuter les conséquences qu'on tire en faveur du peuple, des défenses particulières qu'on fait aux clercs de certaines choses. C'est une illusion semblable à celle de certains docteurs qui rapportent les canons par où l'usure est défendue aux ecclésiastiques, comme s'ils portaient une permission au reste des chrétiens de l'exercer. Pour réfuter cette erreur, il n'y a qu'à considérer où portent les preuves dont on s'appuie dans les défenses particulières que l'on fait aux clercs. On trouvera, par exemple, dans les canons de Nicée (1), dans la décrétale de saint Léon (2), dans les autres décrets de l'Eglise, que les passages de l'Ecriture sur laquelle on fonde la prohibition de l'usure pour les ecclésiastiques, regardent également tous les chrétiens : il faudra donc conclure dès là, que l'on a voulu faire une obligation spéciale aux clercs de ce qui était d'ailleurs établi par les règles communes de l'Evangile : vous ne vous tromperez pas en

 

1 Can. 17, tom. II Concil., col. 38. — 2 Ep. III, univ. Ep. per Camp., etc., cap. III.

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tirant dans le même cas une conséquence semblable des canons où les spectacles sont défendus à tout l'ordre ecclésiastique ; et le canon du concile de Tours, que nous avons rapporté, vous en sera un grand exemple.

XIV.Réponse à l'objection qu'il faut trouver du relâchement à l'esprit humain : que celui qu'on lui veut donner par la représentation des passions est réprouvé même par les philosophes : beaux principes de Platon.

 

On dit qu'il faut bien trouver un relâchement à l'esprit humain, et peut-être un amusement aux Cours et au peuple. Saint Chrysostome répond (1) que sans courir au théâtre, nous trouverons la nature si riche en spectacles divertissants, et que d'ailleurs la religion et même notre domestique sont capables de nous fournir tant d'occupations où l'esprit se peut relâcher, qu'il ne faut pas se tourmenter pour en chercher davantage : enfin que le chrétien n'a pas tant besoin de plaisir, qu'il lui en faille procurer de si fréquents et avec un si grand appareil. Mais si notre goût corrompu ne peut plus s'accommoder des choses simples, et qu'il faille réveiller les hommes gâtés par quelques objets d'un mouvement plus extraordinaire, en laissant à d'autres la discussion du particulier qui n'est point de ce sujet, je ne craindrai point de prononcer qu'en tout cas il faudrait trouver des relâchements plus modestes, des divertissements moins emportés. Pour ceux-ci, sans parler des Pères, il ne faut pour les bien connaître, consulter que les philosophes. « Nous ne recevons, dit Platon, ni la tragédie ni la comédie dans notre ville (2). » L'art même qui formait un comédien à faire tant de différents personnages lui paraissait introduire dans la vie humaine, un caractère de légèreté indigne d'un homme, et directement opposé à la simplicité des mœurs. Quand il venait à considérer que ces personnages qu'on représentait sur les théâtres étaient la plupart ou bas ou même vicieux, il y trouvait encore plus de mal et plus de péril pour les comédiens, et il craignait que « l'imitation ne les amenât insensiblement à la chose même (3). » C'était saper le théâtre par le

1 Homil. XXVII, al. XXXVIII in Matth., n. 6. — 2 De Repub., lib. II, III. — 3 Ibid.

 

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fondement, et lui ôter jusqu'aux acteurs, loin de lui laisser des spectateurs oisifs. La raison de ce philosophe était qu'en contrefaisant ou en imitant quelque chose, on en prenait l'esprit et le naturel : on devenait esclave avec un esclave ; vicieux avec un homme vicieux ; et surtout, en représentant les passions, il fallait former au dedans celles dont on voulait porter au dehors l'expression et le caractère. Le spectateur entrait aussi dans le même esprit : il louait et admirait un comédien qui lui causait ces émotions ; ce qui, continue-t-il, n'est autre chose que « d'arroser de mauvaises herbes qu'il fallait laisser entièrement dessécher. » Ainsi tout l'appareil du théâtre ne tend qu'à faire des hommes passionnés, et à fortifier « cette partie brute et déraisonnable, » qui est la source de toutes nos faiblesses. Il concluait donc à rejeter tout ce genre « de poésie voluptueuse qui, disait-il, est capable seule de corrompre les plus gens de bien. »

 

XV. — La tragédie ancienne, quoique plus grave que la nôtre, condamnée par les principes de ce philosophe.

 

Par ce moyen il poussait la démonstration jusqu'au premier principe, et ôtoit à la comédie tout ce qui en fait le plaisir, c'est-à-dire le jeu des passions. On rejette en partie sur les libertés et les indécences de l'ancien théâtre les invectives des Pères contre les représentations et les jeux scéniques. On se trompe si on veut parler de la tragédie : car ce qui nous reste des anciens païens en ce genre-là (j'en rougis pour les chrétiens), est si fort au-dessus de nous en gravité et en sagesse, que notre théâtre n'en a pu souffrir la simplicité. J'apprends même que les Anglais se sont élevés contre quelques-uns de nos poètes, qui à propos et hors de propos ont voulu faire les héros galants, et leur font pousser à toute outrance les sentiments tendres. Les anciens du moins étaient bien éloignés de cette erreur, et ils renvoyaient  à la comédie une passion qui ne pouvait soutenir la sublimité et la grandeur du tragique, et toutefois ce tragique si sérieux parmi eux était rejeté par leurs philosophes. Platon ne pouvait souffrir les lamentations des théâtres qui « excitaient, dit-il, et flattaient en nous

 

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cette partie faible et plaintive, qui s'épanche en gémissements et en pleurs (1).» Et la raison qu'il en rend, c'est qu'il n'y a rien sur la terre ni dans les choses humaines, dont la perte mérite d'être déplorée avec tant de larmes. Il ne trouve pas moins mauvais qu'on flatte celte autre partie plus emportée de notre âme, où règnent l'indignation et la colère : car on la fait trop émue pour de légers sujets. La tragédie a donc tort, et donne au genre humain de mauvais exemples lorsqu'elle introduit les hommes et même les héros ou affligés ou en colère, pour des biens ou des maux aussi vains que sont ceux de cette vie : n'y ayant rien, poursuit-il, qui doive véritablement toucher les âmes, dont la nature est immortelle, que ce qui les regarde dans tous leurs états, c'est-à-dire dans tous les siècles qu'elles ont à parcourir. Voilà ce que dit celui qui n'avait pas ouï les saintes promesses de la vie future, et ne connaissait les biens éternels que par des soupçons ou par des idées confuses : et néanmoins il ne souffre pas que la tragédie fasse paraître les hommes ou heureux ou malheureux par des biens ou des maux sensibles : « Tout cela, dit-il, n'est que corruption (2) : » et les chrétiens ne comprendront pas combien ces émotions sont contraires à la vertu !

XVI. — Les pièces comiques et lisibles rejetées par les principes du même Platon.

 

La comédie n'est pas mieux traitée par Platon que la tragédie. Si ce philosophe trouve si faible cet esprit de lamentation et de plainte que la tragédie vient émouvoir, il n'approuve pas davantage « cette pente aveugle et impétueuse à se laisser emporter par l'envie de rire », » que la comédie remue. Ainsi la comédie et la tragédie, le plaisant de l'un et le sérieux de l'autre, sont également proscrits de sa république, comme capables d'entretenir et d'augmenter ce qu'il y a en nous de déraisonnable. D'ailleurs les pièces comiques étant occupées des folies et des passions de la jeunesse, il y avait une raison particulière de les rejeter; « de peur, disait-il, qu'on ne tombât dans l'amour vulgaire (4) : » c'est-

 

1 De Rep., lib III, X. — 8 Ibid, lib. X. — 3 Ibid., de Legib  lib VII — 4 Ibid., lib. X.

 

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à-dire, comme il l'expliquait, dans celui des corps qu'il oppose perpétuellement à l'amour de la vérité et de la vertu. Enfin aucune représentation ne plaisait à ce philosophe, parce qu'il n'y en avait point « qui n'excitât ou la colère, ou l'amour, ou quelque autre passion. »

 

XVII. — Que les femmes ne montaient pas sur l'ancien théâtre.

 

Au reste les pièces dramatiques des anciens, qu'on veut faire plus licencieuses que les nôtres et qui l'étaient en effet jusqu'aux derniers excès dans le comique, étaient exemptes du moins de cette indécence qu'on voit parmi nous, d'introduire des femmes sur le théâtre. Les païens mêmes croyaient  qu'un sexe consacré à la pudeur, ne devait pas ainsi se livrer au public et que c'était là une espèce de prostitution. Ce fut aussi à Platon une des raisons de condamner le théâtre en général », parce que la coutume régulièrement ne permettant pas d'y produire les femmes, leurs personnages étaient représentés par des hommes, qui dévoient par conséquent, non-seulement prendre l'habit et la figure, mais encore exprimer les cris, les emportements et les faiblesses de ce sexe : ce que ce philosophe trouvait si indigne, qu'il ne lui eût fallu que cette raison pour condamner la comédie.

 

XVIII. — Sentiment d'Aristote.

 

Quoique Aristote son disciple aimât à le contredire, et qu'une philosophie plus accommodante lui ait fait attribuer à la tragédie une manière qu'il n'explique pas (2), de purifier les passions en les excitant (du moins la pitié et la crainte), il ne laisse pas de trouver dans le théâtre quelque chose de si dangereux, qu'il n'y admet point la jeunesse pour y voir ni les comédies ni même les tragédies (3), quoiqu'elles fussent aussi sérieuses qu'on le vient de voir, parce qu'il faut craindre, dit-il, les premières impressions d'un âge tendre que les sujets tragiques auraient trop ému. Ce n'est pas qu'on y jouât alors, comme parmi nous, les passions

 

1 De Rep., lib. III. — 2 De Poet., cap. VI, VII. — 3 Polit., lib. VII, cap. XVII.

 

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des jeunes gens : nous avons vu à quel rang on les reléguait ; mais c'est en général que des pièces d'un si grand mouvement remuaient trop les passions et qu'elles représentaient des meurtres, des vengeances, des trahisons et d'autres grands crimes dont ce philosophe ne voulait pas que la jeunesse entendît seulement parler, bien loin de les voir si vivement représentés et comme réalisés sur le théâtre.

Je ne sais pourquoi il ne voulait pas étendre plus loin cette précaution. La jeunesse et même l'enfance durent longtemps parmi les hommes : ou plutôt on ne s'en défait jamais entièrement : quel fruit après tout peut-on se promettre de la piété ou de la crainte qu'on inspire pour les malheurs des héros, si ce n'est de rendre à la fin le cœur humain plus sensible aux objets de ces passions? Mais laissons, si l'on veut, à Aristote cette manière mystérieuse de les purifier, dont ni lui ni ses interprètes n'ont su encore donner de bonnes raisons : il nous apprendra du moins qu'il est dangereux d'exciter les passions qui plaisent; auxquelles on peut étendre ce principe du même philosophe, que « l'action suit de près le discours, et qu'on se laisse aisément gagner aux choses dont on aime l'expression (1) : » maxime importante dans la vie, et qui donne l'exclusion aux sentiments agréables qui font maintenant le fond et le sujet favori de nos pièces de théâtre.

 

XIX. — Autre principe de Platon sur cette matière.

 

Par un principe encore plus universel, Platon trouvait tous les arts qui n'ont pour objet que le plaisir dangereux à la vie humaine, parce qu'ils vont le recueillant indifféremment des sources bonnes et mauvaises, aux dépens de tout et même de la vertu, si le plaisir le demande  (2). C'est encore un nouveau motif à ce philosophe pour bannir de sa république les poètes comiques, tragiques, épiques, sans épargner ce divin Homère, comme ils l'appelaient, dont les sentences paraissaient alors inspirées : cependant Platon les chassait tous, à cause que ne songeant qu'à

 

1 Polit, lib. VIII, c. IV. — 2 De Rep., lib. II, III, X. de Leg., lib. II, VII.

 

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plaire, ils étalent également les bonnes et les mauvaises maximes ; et crue sans se soucier de la vérité, qui est simple et une, ils ne travaillent qu'à flatter le goût et la passion dont la nature est compliquée et variable. C'est pourquoi « il y a, dit-il, une ancienne antipathie entre les philosophes et les poètes (1) : » les premiers n'étant occupés que de la raison, pendant que les autres ne le sont que du plaisir. Il introduit donc les lois qui, à la vérité, renvoient ces derniers avec un honneur apparent, et je ne sais quelle couronne sur la tête, mais cependant avec une inflexible rigueur, en leur disant : Nous ne pouvons endurer ce que vous criez sur vos théâtres, ni dans nos villes écouter personne qui parle plus haut que nous (2). Que si telle est la sévérité des lois politiques, les lois chrétiennes souffriront-elles qu'on parle plus haut que l'Evangile ; qu'on applaudisse de toute sa force et qu'on attire l'applaudissement de tout le public à l'ambition, à la gloire, à la vengeance, au point d'honneur, que Jésus-Christ a proscrit avec le monde ; ou qu'on intéresse les hommes dans des passions qu'il veut éteindre ? Saint Jean crie à tous les fidèles et à tous les âges : « Je vous écris, pères, et à vous, vieillards; je vous écris, jeunes gens; je vous écris, enfants; chrétiens, tant que vous êtes, n'aimez point le monde ; car tout y est ou concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie (3). » Dans ces paroles, et le monde, et le théâtre qui en est l'image, sont également réprouvés : c'est le monde avec tous ses charmes et toutes ses pompes qu'on représente dans les comédies. Ainsi, comme dans le monde, tout y est sensualité, curiosité, ostentation, orgueil ; et on y fait aimer toutes ces choses, puisqu'on ne songe qu'à y faire trouver du plaisir.

 

XX. — Silence de l'Ecriture sur les spectacles : il n'y en avait point parmi les Juifs : comment ils sont condamnés dans les saintes Ecritures : passages de saint Jean et de saint Paul.

 

On demande, et cette remarque a trouvé place dans la Dissertation, si la comédie est si dangereuse, pourquoi Jésus-Christ et

 

1 De Rep. lib. X, fin. — 2 Ibid., lib. III; De Leg., lib. VII. — 3 I Joan., II, 15, 16.

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les apôtres n'ont rien dit d'un si grand mal ? Ceux qui voudraient tirer avantage de ce silence, n'auraient encore qu'à auto, riser les gladiateurs et toutes les autres horreurs des anciens spectacles, dont l'Ecriture ne parle non plus que des comédies. Les saints Pères, qui ont essuyé de pareilles difficultés de la bouche des défenseurs des spectacles, nous ont ouvert le chemin pour leur répondre : que les délectables représentations qui intéressent les hommes dans des inclinations vicieuses, sont proscrites avec elles dans l'Ecriture. Les immodesties des tableaux sont condamnées par tous les passages où sont rejetées en général les choses déshonnêtes : il en est de même des représentations du théâtre. Saint Jean n'a rien oublié, lorsqu'il a dit : « N'aimez point le monde, ni ce qui est dans le monde : celui qui aime le monde, l'amour du Père n'est point en lui; car tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie ; laquelle concupiscence n'est point de Dieu, mais du monde (1). » Si la concupiscence n'est pas de Dieu, la délectable représentation qui en étale tous les attraits n'est non plus de lui, mais du monde, et les chrétiens n'y ont point de part.

Saint Paul aussi a tout compris dans ces paroles : « Au reste, mes Frères, tout ce qui est véritable, tout ce qui est juste, tout ce qui est saint (selon le grec, tout ce qui est chaste, tout ce qui est pur), tout ce qui est aimable, tout ce qui est édifiant : s'il y a quelque vertu parmi les hommes, et quelque chose digne de louange dans la discipline ; c'est ce que vous devez penser (2) : » tout ce qui vous empêche d'y penser et qui vous inspire des pensées contraires, ne doit point vous plaire et doit vous être suspect. Dans ce bel amas de pensées que saint Paul propose à un chrétien, qu'on trouve la place de la comédie de nos jours, quelque vantée qu'elle soit par les gens du monde !

Au reste ce grand silence de Jésus-Christ sur les comédies, me fait souvenir qu'il n'avait pas besoin d'en parler à la maison d'Israël pour laquelle il était venu, où ces plaisirs de tout temps n'avaient point de lieu. Les Juifs n'avaient de spectacles pour se

1 I Joan., II, 15. — 2 Philip., IV, 8.

 

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réjouir que leurs fêtes, leurs sacrifices, leurs saintes cérémonies : gens simples et naturels par leur institution primitive, ils n'avaient jamais connu ces inventions de la Grèce : et après ces louanges de Balaam, « Il n'y a point d'idole dans Jacob, il n'y a point d'augure, il n'y a point de divination (1)» on pouvait encore ajouter : Il n'y a point de théâtres, il n'y a point de dangereuses représentations : ce peuple innocent et simple trouve un assez agréable divertissement dans sa famille parmi ses enfants : c'est où il se vient délasser à l'exemple de ses patriarches, après avoir cultivé ses terres ou ramené ses troupeaux, et après les autres soins domestiques qui ont succédé à ces travaux ; et il n'a pas besoin de tant de dépenses ni de si grands efforts pour se relâcher.

C'était peut-être une des raisons du silence des apôtres, qui, accoutumés à la simplicité de leurs pères et de leur pays, n'étaient point sollicités à reprendre en termes exprès dans leurs écrits des pratiques qu'ils ne connaissaient pas dans leur nation : il leur suffisait d'établir les principes qui en donnaient du dégoût : les chrétiens savaient assez que leur religion était fondée sur la judaïque, et qu'on ne souffrait point dans l'Eglise les plaisirs qui étaient bannis de la Synagogue : quoi qu'il en soit, c'est un grand exemple pour les chrétiens que celui qu'on voit dans les Juifs ; et c'est une honte au peuple spirituel, de flatter les sens par des joies que le peuple charnel ne connaissait pas.

 

XXI. — Réflexion sur le Cantique des Cantiques et sur le chant de l'Eglise.

 

Il n'y avait parmi les Juifs qu'un seul poème dramatique, et c'est le Cantique des cantiques. Ce cantique ne respire qu'un amour céleste: et cependant, parce qu'il y est représenté sous la figure d'un amour humain, on défendait la lecture de ce divin poème à la jeunesse : aujourd'hui on ne craint point de l'inviter à voir soupirer des amants pour le plaisir seulement de les voir s'aimer, et pour goûter les douceurs d'une folle passion. Saint Augustin met en doute s'il faut laisser dans les églises un chant

 

1 Numer., XXIII, 21, 23.

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harmonieux, ou s'il vaut mieux s'attacher à la sévère discipline de saint Athanase et de l'église d'Alexandrie, dont la gravité souffrait à peine dans le chant ou plutôt dans la récitation des Psaumes, de faibles inflexions (1) : tant on craignait, dans l'Eglise, de laisser affaiblir la vigueur de l’âme par la douceur du chant. Je ne rapporte pas cet exemple pour blâmer le parti qu'on a pris depuis, quoique bien tard, d'introduire les grandes musiques dans les églises pour ranimer les fidèles tombés en langueur, ou relever à leurs yeux la magnificence du culte de Dieu, quand leur froideur a eu besoin de ce secours. Je ne veux donc point condamner cette pratique nouvelle par la simplicité de l'ancien chant, ni même par la gravité de celui qui fait encore le fond du service divin : je me plains qu'on ait si fort oublié ces saintes délicatesses des Pères, et que l'on pousse si loin les délices de la musique, que loin de les craindre dans les cantiques de Sion, on cherche à se délecter de celles dont Babylone anime les siens. Le même saint Augustin reprenait des gens qui étalaient beaucoup d'esprit à tourner agréablement des inutilités dans leurs écrits : Et, leur disait-il, je vous prie « qu'on ne rende point agréable ce qui est inutile : Ne faciant delectabilia quœ sunt inutilia (2) : » maintenant on voudrait permettre de rendre agréable ce qui est nuisible ; et un si mauvais dessein dans la Dissertation n'a pas laissé de lui concilier quelque faveur dans le monde.

 

XXII. — On vient à saint Thomas : exposition de la doctrine de ce Saint.

 

Il est temps de la dépouiller de l'autorité qu'elle a prétendu se donner par le grand nom de saint Thomas et des autres saints. Pour saint Thomas, on oppose deux articles de la question de la modestie extérieure (3) ; et on dit qu'il n'y a rien de si exprès que ce qu'il enseigne en faveur de la comédie. Mais d'abord il est bien certain que ce n'est pas ce qu'il a dessein de traiter. La question qu'il propose dans l'article second est à savoir s'il y a des choses « plaisantes, joyeuses, » ludicra, jocosa, qu'on puisse

1 Confess., lib. X, cap. XXXIII. — 2 De Anim. et ejus orig., lib. I, n. 3. — 3 II-II, q. CLXVIII, art 2 et 3.

 

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admettre dans la vie humaine, « tant en actions qu'en paroles, » dictis seu factis : en d'autres termes, s'il y a des jeux, des divertissements, des récréations innocentes : et il assure qu'il y en a, et même quelque vertu à bien user de ces jeux, ce qui n'est point révoqué en doute : et dans cet article il n'y a pas un seul mot de la comédie : mais il y parle en général des jeux nécessaires à la récréation de l'esprit, qu'il rapporte à une vertu qu'Aristote a nommée eutrapelia (1), par un terme qu'il nous faudra bientôt expliquer.

Au troisième article, la question qu'il examine est à savoir s'il peut y avoir de l'excès dans les divertissements et dans les jeux : et il démontre qu'il peut y en avoir, sans dire encore un seul mot de la comédie au corps de l'article, en sorte qu'il n'y a là aucun embarras.

Ce qui fait la difficulté, c'est que saint Thomas, dans ce même article, se fait une objection, qui est la troisième en ordre, où pour montrer qu'il ne peut y avoir d'excès dans les jeux, il propose l'art des baladins, histrionum, histrions, comme le traduisent quelques-uns de nos auteurs, qui ne trouvent point dans notre langue de terme assez propre pour exprimer ce mot latin, n'étant pas même certain qu'il faille entendre par là les comédiens. Quoi qu'il en soit, saint Thomas s'objecte à lui-même que dans cet art, quel qu'il soit et de quelque façon qu'on le tourne, on est dans l'excès du jeu, c'est-à-dire du divertissement, puisqu'on y passe la vie, et néanmoins la profession n'en est pas blâmable. A quoi il répond qu'en effet elle n'est pas blâmable, pourvu qu'elle garde les règles qu'il lui prescrit, « qui sont de ne rien dire et ne rien faire d'illicite, ni rien qui ne convienne aux affaires et au temps : » et voilà tout ce que l'on tire de ce saint docteur en faveur de la comédie.

 

XXIII. — Première et seconde réflexion sur la doctrine de saint Thomas.

 

Mais afin que la conclusion soit légitime, il faudrait en premier lieu qu'il fût bien certain que sous le nom d'histrions, saint Thomas

1 De Moral., lib. IV, cap. XIV.

 

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eût entendu les comédiens : et cela, loin d'être certain, est très-faux, puisque sous ce mot d'histrions il comprend manifestement un certain joueur, joculator, qui fut montré en esprit à saint Paphnuce, comme un homme qui l'égalait en vertu. Or constamment ce n'était pas un comédien, mais un simple « joueur de flûte qui gagnait sa vie à cet exercice dans un village, in vico : » comme il paraît par l'endroit de la vie de ce saint solitaire qui est cité par saint Thomas    Il n'y a donc rien, dans ce passage, qui favorise les comédiens : au contraire on peut remarquer que Dieu voulant faire voir à un grand Saint que dans les occupations les plus vulgaires il s'élevait des âmes cachées d'un rare mérite, il ne choisit pas des comédiens dont le nombre était alors si grand dans l'empire, mais un homme qui gagnait sa vie à jouer d'un instrument innocent : qui encore se trouva si humble, qu'il se croyait  le dernier de tous les pécheurs, à cause, dit-il, que de la vie des voleurs il avait passé à cet état honteux, fœdum artificium, comme il l'appelait : non qu'il y eût rien de vicieux, mais parce que la flûte était parmi les anciens un des instruments les plus méprisés : à quoi il faut ajouter qu'il quitta ce vil exercice aussitôt qu'il eut reçu les instructions de saint Paphnuce : et c'est à quoi se réduit cette preuve si décisive, qu'on prétend tirer de saint Thomas à l'avantage de la comédie.

Secondement, lorsqu'il parle dans cet endroit du plaisir que ces histrions donnaient au peuple en paroles et en actions, il ne sort point de l'idée des discours facétieux accompagnés de gestes plaisants : ce qui est encore bien éloigné de la comédie. On n'en voit guère en effet, et peut-être point, dans le temps de ce saint docteur. Dans son livre sur les Sentences, il parle lui-même des « jeux du théâtre comme de jeux qui furent autrefois : ludi qui in theatris agebantur (2) : » et dans cet endroit, non plus que dans tous les autres où il traite des jeux de son temps, les théâtres ne sont pas seulement nommés. Je ne les ai non plus trouvés dans saint Bonaventure son contemporain. Tant de décrets de l'Eglise et le cri universel des saints Pères les avaient décrédités, et peut-être

1 Vit. Patr. Ruf., in Paphn., cap. XVI; Hist. Laus., cap. LIIII. — 2 In 4, dist. XVI, q. IV, art. 2 c.

 

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renversés entièrement. Ils se relevèrent quelque temps après sous une autre forme dont il ne s'agit pas ici : mais comme l'on ne voit pas que saint Thomas en ait fait aucune mention, l'on peut croire qu'ils n'étaient pas beaucoup en vigueur de son temps où l'on ne voit guère que des récits ridicules d'histoires pieuses, ou en tout cas certains jongleurs, joculatores, qui divertissaient le peuple, et qu'on prétend à la fin que saint Louis abolit, par la peine qu'il y a toujours à contenir de telles gens dans les règles de l'honnêteté.

 

XXIV. — Troisième réflexion sur la doctrine de saint Thomas : passage de ce saint docteur contre les bouffonneries.

 

Quoi qu'il en soit, en troisième lieu, il ne faut pas croire que saint Thomas ait été capable d'approuver les bouffonneries dans la bouche des chrétiens, puisque parmi les conditions sous lesquelles il permet les réjouissances, il exige entre autres choses, « que la gravité n'y soit pas entièrement relâchée : Ne gravitas animœ totaliter resolvatur (1).» Il faudrait donc pour tirer de saint Thomas quelque avantage, faire voir par ce saint docteur, que cette condition convienne aux bouffonneries poussées à l'extrémité dans nos théâtres, où l'on est comme enivré : et prouver que quelque reste de gravité s'y conserve encore parmi ces excès. Mais saint Thomas est bien éloigné d'une doctrine si absurde, puisqu'au contraire dans son commentaire sur ces paroles de saint Paul : « Qu'on n'entende point parmi vous de saleté, turpitudo : de paroles folles, stultiloquium : de bouffonneries, scurrilitas (2) : » il explique ainsi ces trois mots : « L'Apôtre, dit-il, exclut trois vices, tria vitia excludit : la saleté, turpitudinem : qui se trouve, in tactibus turpibus et amplexibus et osculis libidinosis (3), » car c'est ainsi qu'il l'explique : « les folles paroles, stultiloquium : c'est-à-dire, continue-t-il, celles qui provoquent au mal, verba provocantia ad malum : et enfin les bouffonneries, scurrilitatem : c'est-à-dire, poursuit saint Thomas, les paroles de plaisanterie, par lesquelles on veut plaire aux autres : » et contre

1 II—II q. CLXVIII, a 2, c. — 2 Ephes., V, 4. — 3 Comm. in Epist. ad Ephes., cap. V, lect. 2.

 

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lesquelles il allègue ces paroles de Jésus - Christ en saint Matthieu 1 : « On rendra compte à Dieu de toute parole oiseuse : id est verbum joculatorium per quod volunt indè placere aliis : De omni verbo otioso, etc. »

Il compte donc manifestement ces trois choses parmi les vices, tria vitia, et reconnaît un vice ou une malice particulière dans les paroles, par lesquelles on veut plaire aux autres et les faire rire, distincte de celle des paroles qui portent au mal ; ce qui bannit manifestement la bouffonnerie, ou pour parler plus précisément, la plaisanterie, du milieu des chrétiens, comme une action légère, indécente, en tout cas oisive, selon saint Thomas, et indigne de la gravité des mœurs chrétiennes.

 

XXV. — Quatrième, cinquième et sixième réflexion : passage exprès de saint Thomas, et conciliation de ses sentiments.

 

En quatrième lieu, quand il serait vrai, ce qui n'est pas, que saint Thomas, à l'endroit que l'on produit de sa Somme (2), ait voulu parler de la comédie ; soit qu'elle ait été ou n'ait pas été en vogue de son temps, il est constant que le divertissement qu'il approuve doit être revêtu de trois qualités, dont « la première et la principale est qu'on ne recherche point cette délectation dans des actions ou des paroles malhonnêtes ou nuisibles : la seconde, que la gravité n'y soit pas entièrement relâchée : la troisième, qu'elle convienne à la personne, au temps et au lieu. » Pour donc prouver quelque chose, et pour satisfaire à la première condition, d'abord il faudrait montrer, ou qu'il ne soit pas nuisible d'exciter les passions les plus dangereuses, ce qui est absurde; ou qu'elles ne soient pas excitées par les délectables représentations qu'on en fait dans les comédies, ce qui répugne à l'expérience et à la fin même de ces représentations, comme on a vu : ou enfin que saint Thomas ait été assez peu habile pour ne sentir pas qu'il n'y a rien de plus contagieux pour exciter les passions, particulièrement celle de l'amour, que les discours passionnés : ce qui serait la dernière des absurdités, et la plus

 

1 Matth., XII, 36. — 2 II-II, q. CLXVIII, art. 2, c.

 

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aisée à convaincre par les paroles de ce Saint, si la chose pouvait recevoir le moindre doute. Voilà pour ce qui regarde la première condition. Nous avons parlé de la seconde, qui regarde les bouffonneries, et la troisième paraîtra quand nous traiterons des circonstances du temps par rapport aux fêtes et au carême.

Cela posé, nous ferons encore une cinquième réflexion sur ces paroles de saint Thomas dans la troisième objection de l'article troisième. « Si les histrions poussaient le jeu et le divertissement jusqu'à l'excès, ils seraient tous en état de péché : tous ceux aussi qui se serviraient de leur ministère ou leur donneraient quelque chose, seraient dans le péché. » Saint Thomas laisse passer ces propositions qui en effet sont incontestables, et il n'excuse ces histrions quels qu'ils soient, qu'en supposant que leur action, de soi, n'a rien de mauvais ni d'excessif, secundùm se. Si donc il se trouve dans le fait, quel que soit cet exercice en soi-même, que parmi nous il est revêtu de circonstances nuisibles il faudra demeurer d'accord, selon la règle de saint Thomas, que ceux qui y assistent, quoiqu'ils se vantent de n'en être point émus, et que peut-être ils ne le soient point sensiblement, ne laissent pas de participer au mal qui s'y fait, puisque bien certainement ils y contribuent.

Enfin en sixième lieu, encore que saint Thomas, et spéculativement et en général, ait mis ici l'art des baladins ou des comédiens, ou en quelque sorte qu'on veuille traduire ce mot histrio, au rang des arts innocents, ailleurs, où il en regarde l'usage ordinaire, il le compte parmi les arts infâmes, et le gain qui en revient parmi les gains illicites et honteux ; « tels que sont, dit-il, le gain qui provient de la prostitution et du métier d'histrion : quœdam dicuntur malè acquisita, quia acquiruntur ex turpi causa, sicut de meretricio et histrionatu, et aliis hujus-modi (1).» Il n'apporte ni limitation ni tempérament à ses expressions, ni à l'horreur qu'il attire à cet infâme exercice. On voit à quoi il compare ce métier qu'il excuse ailleurs. Comment concilier ces deux passages, si ce n'est en disant que lorsqu'il l'excuse, ou si l'on veut, qu'il l'approuve, il le regarde selon une idée

1 II-II q. LXXXVII, art. 2, ad. 2.

 

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générale abstraite et métaphysique; mais que lorsqu'il le considère naturellement de la manière dont on le pratique, il n'y a point d'oppobre dont il ne l'accable.

Voilà donc comment saint Thomas favorise la comédie : les deux passages de sa Somme, dont les défenseurs de cet infâme métier se font un rempart, sont renversés sur leur tête, puisqu'il paraît clairement, en premier lieu, qu'il n'est pas certain qu'il y ait parlé de la comédie : en second lieu, que plutôt il est certain qu'il n'en a pas voulu parler : en troisième lieu, sans difficulté et démonstrativement, que quand il aurait voulu donner quelque approbation à la comédie, en elle-même, spéculativement et en général, la nôtre en particulier et dans la pratique est excluse ici selon ses principes, comme elle est ailleurs absolument détestée par ses paroles expresses. Que des ignorants viennent maintenant nous opposer saint Thomas, et faire d'un si grand docteur un partisan de nos comédies.

 

XXVI. — Sentiment de saint Antonin.

 

Après saint Thomas, le docteur qu'on nous oppose le plus c'est saint Antonin : mais d'abord on le falsifie en lui faisant dire ces paroles dans sa seconde partie : « La comédie est un mélange de paroles et d'actions agréables pour son divertissement ou pour celui d'autrui (1), » etc. On ajoute ici dans le texte le terme de comédie qui n'y est pas : saint Antonin parle en général des paroles ou des actions divertissantes et récréatives : ce sont les mots de ce Saint, qui n'emportent nullement l'idée de la comédie, mais seulement celle ou d'une agréable conversation, ou en tout cas des jeux innocents : « tels que sont, ajoute-t-il, la toupie pour les enfants, le jeu de paume, le jeu de palet, la course pour les jeunes gens, les échecs pour les hommes faits, » et ainsi du reste, sans encore dire un seul mot de la comédie.

Il est vrai qu'en cet endroit de sa seconde partie, après un fort long discours où il condamne amplement le jeu de dés, il vient à d'autres matières, par exemple à plusieurs métiers, et enfin à

1 S. Anton., II part., tit. I, cap. XXIII, § 4.

 

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celui des histrions (1), qu'il approuve au même sens et aux mêmes conditions que saint Thomas, qu'il allègue sans s'expliquer davantage ; de sorte qu'il n'y a rien ici autre chose à lui répondre que ce qu'on a dit sur saint Thomas.

Dans sa troisième partie (2), il parle expressément des représentations qui étaient en vogue de son temps, cent cinquante ans environ après saint Thomas : reprœsentationes quœ fiunt hodie : pour indiquer qu'elles étaient nouvelles et introduites depuis peu ; et il déclare qu'elles sont défendues en certains cas et en certaines circonstances qu'il remarque ; dont l'une est, si on y représente des choses malhonnêtes, turpia. Nous pouvons tenir pour malhonnête tout ce qui flatte la concupiscence de la chair ; et si saint Antonin n'a pas prévu le cas de nos comédies, ni les sentiments de l'amour profane dont on fait le fond de ces spectacles, c'est qu'en ce temps on songeait à de toutes autres représentations, comme il paraît par les pièces qui nous en restent. Mais on peut voir l'esprit de Saint Antonin sur ces dangereuses tendresses de nos théâtres, lorsqu'il réduit la musique « à chanter ou les louanges de Dieu, ou les histoires des paladins (3), ou d'autres choses honnêtes, en temps et lieu convenable (4). » Un si saint homme n'appellerait jamais honnêtes les chants passionnés, puisque même sa délicatesse va si loin qu'il ne permet pas d'entendre le chant des femmes, parce qu'il est périlleux, et comme il parle, incitativum ad lasciviam.

On peut entendre par là ce qu'il aurait jugé de nos opéras, et s'il aurait cru moins dangereux de voir des comédiennes jouer si passionnément le personnage d'amantes avec tous les malheureux avantages de leur sexe. Que si on ajoute à ces sentiments de saint Antonin, les conditions qu'il exige dans les réjouissances, qui sont d'être « excluses du temps de la pénitence et du carême, de ne faire pas négliger l'office divin (5), » et encore avec tout cela d'être si rares et en si petite quantité (6), qu'elles tiennent dans la vie humaine le même rang que le sel dans nos nourritures ordinaires,

1 S. Anton., II part., tit. I, cap. XXIII, § 4. — 2 III part., tit. VIII, cap. IV, § 12. — 3  Chevaliers errants. — 4 S. Anton., III part., tit. VIII, cap. IV, § 12. — 5 Ibid. et II part., tit. I, cap. XXIII, § 14. — 6 Ibid., § 1 et 14.

 

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non-seulement la Dissertation n'y sera pas appuyée, mais encore elle y sera condamnée en tous ses chefs.

 

XXVII. — Profanation de la sainteté des fêtes et du jeûne introduite par l'auteur : ses paroles sur le jeûne.

 

En voici deux principaux, où elle attaque manifestement les plus saintes pratiques de l'Eglise. L'un est celui où l'auteur approuve que la comédie partage avec Dieu et avec l'office divin les jours de dimanche : et l'autre où il abandonne à ce divertissement même le temps de carême : « encore, continue-t-il, que ce soit un temps consacré à la pénitence, un temps de larmes et de douleurs pour les chrétiens : un temps où, pour me servir des termes de l'Ecriture, la musique doit être importune, et auquel le spectacle et la comédie paraissent peu propres, et devraient ce semble être défendus. » Malgré toutes ces raisons, qu'il semble n'avoir proposées que pour passer par-dessus, malgré le texte de l'Ecriture dont il les soutient, il autorise l'abus de jouer les comédies durant ce saint temps.

 

XXVIII. — Doctrine de l'Ecriture et de l'Eglise sur le jeûne.

 

C'est confondre toutes les idées que l'Ecriture et la tradition nous donnent du jeûne. Le jour du jeûne est si bien un jour d'affliction, que l'Ecriture n'explique pas autrement le jeûne que par ce terme : Vous affligerez vos âmes (1), c'est-à-dire vous jeûnerez. C'est pour entrer dans cet esprit d'affliction qu'on introduit cette pénible soustraction de la nourriture : pendant qu'on prenait sur le nécessaire de la vie, on n'avait garde de songer à donner dans le superflu : au contraire on joignait au jeûne tout ce qu'il y a d'affligeant et de mortifiant, le sac, la cendre, les pleurs, parce que c'était un temps d'expiation et de propitiation pour ses péchés, où il fallait être affligé et non pas se réjouir.

Le jeûne a encore un caractère particulier dans le Nouveau-Testament, puisqu'il est une expression de la douleur de l'Eglise

1 Levit., XVI, 29 et seq.: XXIII, 29; Numer., XXIX, 7: XXX, 14.

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dans le temps qu'elle aura perdu son Epoux, conformément à cette parole de Jésus-Christ même : « Les amis de l'Epoux ne peuvent pas s'affliger pendant que l'Epoux est avec eux : il viendra un temps que l'Epoux leur sera ôté, et alors ils jeûneront » Il met ensemble l'affliction et le jeûne, et l'un et l'autre selon lui sont le caractère des jours où l'Eglise pleure la mort et l'absence de Jésus-Christ. Les saints Pères expliquent aussi que c'est pour cette raison qu'approchant le temps de sa passion, et dans le dessein de s'y préparer, on célébrait le jeûne le plus solennel, qui est celui du carême. Pendant ce temps consacré à la pénitence et à la mémoire de la passion de Jésus-Christ, toutes les réjouissances sont interdites : de tout temps on s'est abstenu d'y célébrer des mariages (2) ; et pour peu qu'on soit versé dans la discipline, on en sait toutes les raisons. Il ne faut pas s'étonner que durant ce temps on défende spécialement les spectacles : quand ils seraient innocents, on voit bien que cette marque de la joie publique ne conviendrait pas avec le deuil solennel de toute l'Eglise : loin de permettre les plaisirs et les réjouissances profanes, elle s'abstenait des saintes réjouissances, et il était défendu d'y célébrer les nativités des Saints (3), parce qu'on ne pouvait les célébrer qu'avec une démonstration de la joie publique. Cet esprit se conserve encore dans l'Eglise, comme le savent et l'expliquent ceux qui en entendent les rites. C'est encore dans le même esprit qu'on ne jeûne point le dimanche, ni durant le temps d'entre Pâque et la Pentecôte, parce que ce sont des jours destinés à une sainte réjouissance, où l'on chante l’Alléluia, qui est la figure du cantique et de la joie du siècle futur. Si le jeûne ne convient pas au temps d'une sainte joie, doit-on l'allier avec les réjouissances profanes, quand d'ailleurs elles seraient permises? convient-il d'entendre alors, ou des bouffons dont les discours éteignent l'esprit de componction, ou des comédies qui vous remplissent la tête de plaisirs vains et mondains, quand ils seraient innocents?

1 Matth., IX, 15. — 2 Conc. Laod., can. 52. — 3 Ibid., can. 51.

 

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XXIX. — Nouvel abus de la doctrine de saint Thomas.

 

Malgré ces saintes traditions, et malgré encore le passage exprès que l'auteur produit pour exclure la musique des jours de deuil (1), il permet les comédies dans tout le carême. Il ne mériterait pas d'être seulement écouté, s'il ne nous donnait encore une fois saint Thomas pour garant de ses erreurs. Après donc avoir proposé toutes les raisons qu'il a sues pour bannir la comédie du carême : « Je réponds à cela, dit-il, avec les propres paroles de saint Thomas, » et il cite un article de ce saint docteur sur les Sentences (2), qui est le même que nous avons allégué pour un autre sujet (3).

Mais d'abord, il est certain qu'il ne s'y agit point du carême, dont il n'y a pas un mot dans tout cet endroit : mais quand on voudrait, comme il est juste, étendre au carême jusqu'à un certain degré, ce que propose ce saint docteur en général sur l'état des pénitents, il n'y aurait rien qui ne fût contraire à la prétention de notre auteur.

Saint Thomas traite ici trois questions, dont les deux premières appartiennent au sujet des jeux : dans l'une il parle des jeux en général : dans l'autre il vient aux spectacles. En parlant des jeux en général, et sans encore entrer dans ce qui regarde les spectacles, il défend aux pénitents de s'abandonner dans leur particulier aux jeux réjouissants, parce que «la pénitence demande des pleurs et non pas des réjouissances (1) : » et tout ce qu'il leur permet, « est d'user modérément de quelques jeux, en tant qu'ils relâchent l'esprit et entretiennent la société entre ceux avec qui ils ont à vivre ; » ce qui ne dit rien encore, et se réduit, comme on voit, à bien peu de choses. Mais dans la seconde question où il s'agit en particulier des spectacles, il décide nettement que les pénitents les doivent éviter : spectacula vitanda pœnitenti (5) : et non-seulement ceux qui sont mauvais de leur nature, dont ils doivent s'abstenir plus que les autres, mais encore ceux qui sont

1 Eccli., XXII, 6. —  2 In 4, dist. XVI, q. IX, art. 2, in corp. — 3 Ci-dessus, n. 23. — 4 In 4, dist. XVI, ad q. 1, c. — 5 Ad 2, q. eâd.

 

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utiles et nécessaires à la vie, parmi lesquels il range la chasse.

On sait sur ce sujet la sévérité de l'ancienne discipline, dont il est bon en tout temps de se souvenir. Elle interdisait aux pénitents tous les exercices qui dissipent l'esprit ; et cette règle était si bien établie, qu'encore au treizième siècle, saint Thomas, comme on voit, n'en relâche rien. Parmi les sermons de saint Ambroise on en trouve un de saint Césaire, archevêque d'Arles, où il répète trois et quatre fois que celui « qui chasse pendant le carême : horum quadraginta dierum curriculo, ne jeune pas : encore, poursuit-il, qu'il pousse son jeûne jusqu'au soir, » selon la coutume constante de ce temps-là : « il pouvait bien avoir mangé plus tard; mais cependant il n'aura point jeûné au Seigneur : Potes videri tardiùs te refecisse, non tamen Domino jejunasse (1) : » ce Saint écrivait à la fin du sixième siècle. Dans le neuvième le grand pape Nicolas I impose encore aux Bulgares, qui le consultaient, la même observance (2), selon la tradition des siècles précédents. Cette sévérité venait de l'ancienne discipline des pénitents, qu'on étendait, comme on voit, jusqu'au carême, où toute l'Eglise se mettait en pénitence; et de peur qu'on ne s'imagine que cette discipline des pénitents fût excessive ou déraisonnable, saint Thomas l'appuie de cette raison, que ces spectacles et ces exercices « empêchent la récollection des pénitents, et que leur état étant un état de peine l'Eglise a droit de leur retrancher par la pénitence, même des choses utiles, mais qui ne leur sont pas propres (3) ; » sans y apporter d'autre exception que le cas de nécessité : ubi necessitas exposcit; comme serait dans la chasse s'il en fallait vivre : tout cela conformément aux canons, à la doctrine des saints, et au Maître des Sentences (4). Par toutes ces autorités, après avoir modéré les divertissements qu'un pénitent peut se permettre en particulier pour le relâchement de l'esprit et la société, il lui défend tous les spectacles publics et tous les exercices qui dissipent : cependant le dissertateur trouve en cet endroit qu'on peut entendre la comédie tout le carême (ce

1 Ambr., in ant., édit. serm, XXXIII; nunc in Append. Op. S. Aug., serm. CXLVI. — 2  Resp. ad consult. Bulg., cap. XLIV. — 3 Ubi sup., ad 2. — 4 Mag., Sent. IV, dist. XVI.

 

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sont ses mots), sans que cela répugne à l'esprit de gémissement et de pénitence dont l'Eglise y fait profession publique : et voilà ce qu'il appelle répondre avec les propres paroles de saint Thomas.

Le même Saint parle encore de cette matière dans la question de la Somme que nous avons déjà tant citée, article quatrième (1), où il demande s'il peut y avoir quelque péché dans le défaut du jeu : c'est-à-dire en rejetant tout ce qui relâche ou divertit l'esprit; car c'est là ce qu'il appelle jeu, et il se fait d'abord cette objection, qu'il semble qu'en cette matière « on ne puisse pécher par défaut, puisqu'on ne prescrit point de péché au pénitent à qui pourtant on interdit tout jeu (2) : » conformément à un passage d'un livre qu'on attribuait alors à saint Augustin (3), où il est porté « que le pénitent se doit abstenir des jeux et des spectacles du siècle, s'il veut obtenir la grâce d'une entière rémission de ses péchés. » Ce passage était dans le texte du Maître des Sentences (4), et la doctrine en passait pour indubitable, parce qu'elle était conforme à tous les canons. Saint Thomas répond aussi «que les pleurs sont ordonnés au pénitent; et c'est pourquoi le jeu lui est interdit, parce que la raison demande qu'il lui soit diminué. » C'est toute la restriction qu'il apporte ici, laquelle ne regarde point les jeux publics, puisqu'il ne retranche rien de la défense des spectacles, qu'il laisse par conséquent en son entier, comme portée expressément par tous les canons où il est parlé de la pénitence, ainsi qu'il l'a reconnu dans le passage qu'on vient de voir sur les Sentences.

Qu'on ne fasse donc point ce tort à saint Thomas, de le faire auteur d'un si visible relâchement de la discipline : c'est assez de l'avoir fait, sans qu'il y pensât, le défenseur de la comédie ; sans encore lui faire dire qu'on la peut jouer dans le carême, quoiqu'il n'y ait pas un seul mot dans tous ses ouvrages qui tende à cela de près ou de loin, et qu'au contraire il ait enseigné si expressément que les spectacles publics répugnent à l'esprit de pénitence que l'Eglise veut renouveler dans le carême.

1 11 II q. CLXVIII, art. 1. — 2 Object. 1. — 3 Lib. de ver. et fat. pœnit., cap. XV, n. 31 ; Op. S. Aug. in App. — 4 Lib. IV, dist. XVI.

 

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XXX. — Profanation du dimanche : étrange explication du précepte de la sanctification des fêtes.

 

Pour ce qui regarde les dimanches, notre auteur commence par cette remarque : « Que les saints jours nous sont donnés non-seulement pour les sanctifier, et pour vaquer plus qu'aux autres au service de Dieu, mais encore pour prendre du repos à l'exemple de Dieu même : » d'où il conclut « que le plaisir étant le repos de l'homme, » selon saint Thomas, il peut prendre au jour de dimanche celui de la comédie, pourvu que ce soit après l'office achevé : à quoi il tâche encore de tirer saint Thomas, qui premièrement ne dit rien de ce qu'il lui fait dire; et secondement, quand il le dirait, on n'en pourrait rien conclure pour la comédie, qui est le sujet dont il s'agit.

J'aurais tort de m'arrêter davantage à réfuter un auteur qui n'entend pas ce qu'il lit : mais il faut d'autant moins souffrir ses profanations sur l'Ecriture et sur le repos de Dieu, qu'elles tendent à renverser le précepte de la sanctification du sabbat. Il est donc vrai que nous lisons ces paroles dans l’Exode : « Vous travaillerez durant six jours : le septième vous cesserez votre travail, afin que votre bœuf et votre âne, » et en leur figure, tous ceux dont le travail est continuel, « se reposent, et que le fils de votre esclave et l'étranger se relâchent (1). » Nous pouvons dire ici avec saint Paul : « Est-ce que Dieu a soin des bœufs ? Numquid de bobus cura est Deo (2) ? » Non sans doute, il n'en a pas soin pour faire un précepte exprès de leur repos : mais sa bonté paternelle, qui sauve les hommes et les animaux, comme dit David (3), pourvoit au soulagement même des bêtes, afin que les hommes apprennent par cet exemple à ne point accabler leurs semblables de travaux : ou bien c'est que cette bonté s'étend jusqu'à prendre soin de nos corps, et jusqu'à les soulager dans un travail qui nous est commun avec les animaux ; en sorte que ce repos du genre humain est un second motif moins principal de l'institution du sabbat. Conclure de là que les jeux, et encore les jeux publics aient

1 Exod., XXIII, 12. —  2 I Cor., IX, 9. — 3 Psal. XXXV. 7.

 

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été permis à l'ancien peuple ; c'est tellement en ignorer la constitution et les coutumes, qu'on ne doit répondre que par le mépris à de si pitoyables conséquences. Le repos de l'ancien peuple consistait à se relâcher de son travail pour méditer la loi de Dieu, et s'occuper de son service. Rechercher son plaisir, et encore un plaisir d'une aussi grande dissipation que celui de la comédie, quand on aurait songé alors à de semblables divertissements, eût été une profanation manifeste du saint jour. Isaïe y est exprès, puisque Dieu y reproche aux Juifs trois à quatre fois, d'avoir fait leur volonté, d'avoir cherché leur plaisir en son saint jour ; d'avoir regardé le Sabbat comme un jour de délices, ou comme un jour d'ostentation et de gloire humaine (1) : il leur montre la délectation qu'il fallait chercher en ce jour : « Vous vous délecterez, dit-il, dans le Seigneur (2). » D'autres le tournent d'une autre manière, mais qui va toujours à même lin, puisqu'il demeure pour assuré que les délices et la gloire du sabbat sont de mettre son plaisir en Dieu : et maintenant on nous vient donner le plaisir de la comédie, où les sens sont si émus, comme une imitation du repos de Dieu et une partie du repos qu'il a établi. Mais laissons les raisonnements aussi faibles que profanes de cet auteur : quiconque voudra défendre les comédies du dimanche par ses raisonnements ou par d'autres, quels qu'ils soient, qu'il nous dise quel privilège a le métier de la comédie par-dessus les autres, pour avoir droit d'occuper le jour du Seigneur, ou de s'en approprier une partie ? Est-ce un art plus libéral ou plus favorable que la peinture et que la sculpture, pour ne point parler des autres ouvrages plus nécessaires à la vie ? Les comédiens ne vivent-ils pas de ce travail odieux, et comment peut-on excuser ceux qui les font travailler en leur donnant le salaire de leur ouvrage? En vérité on pousse trop loin la licence : les commandements de Dieu, et en particulier celui qui regarde la sanctification des fêtes, sont trop oubliés, et bientôt le jour du Seigneur sera moins à lui que tous les autres ; tant on cherche d'explication pour l'abandonner à l'inutilité et au plaisir. Après cela je ne daignerais répondre à la vaine excuse qu'on

1 Isa., LVIII, 13. — 2 Ibid., 14.

 

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fournit à la comédie dans les jours de fête, sous prétexte qu'elle ne commence qu'après l'office, et comme dit notre auteur, lorsque les églises sont fermées. Qui empêchera que par la même raison l'on ne permette les autres ouvrages, sans doute plus favorables et plus nécessaires ? Qui a introduit ce retranchement du saint jour, et pourquoi n'aura-t-il pas ses vingt-quatre heures comme les autres ? J'avoue qu'il y a des jeux que l'Eglise même ne défend absolument que durant l'office ; mais la comédie ne fut jamais de ce nombre. La discipline est constante sur ce sujet jusqu'aux derniers temps, et le concile de Reims sur la fin du siècle passé, au titre des Fêtes, après avoir nommé au chapitre III, certains jeux qu'on ne doit permettre tout au plus qu'après l'office, met ensuite au chapitre VI, dans un rang entièrement séparé, « celui du théâtre qui souille l'honnêteté et la sainteté de l'Eglise, » comme absolument défendu dans les saints jours. Saint Charles avait prononcé de même : tous les canons anciens et modernes parlent ainsi sans restriction. Saint Thomas, qu'on ne cesse de nous alléguer pour autoriser la licence, exige, comme on a vu (1), pour une des conditions des divertissements innocents, que le temps en soit convenable (2) : pourquoi, si ce n'est pour nous faire entendre qu'il y en a qu'il faut exclure des saints jours, quand ils seraient permis d'ailleurs ? Au reste on ne doit pas demander des passages exprès de ce saint docteur, ou des autres, contre cet indigne partage qu'on fait des jours saints : ils n'avaient garde de reprendre dans leur temps ce qui était inouï, ni de prévoir une profanation du dimanche qui est si nouvelle que nos pères l'ont vue commencer. Que sert donc de nous alléguer un mauvais usage contre lequel tous les canons réclament ? Il ne faut pas croire que tout ce qu'on tolère à cause de la dureté des cœurs, devienne permis ; ou que tout ce que la police humaine est obligée d'épargner, passe de même au jugement de Dieu. Après tout que sert aux comédiens et à ceux qui les écoutent, qu'on leur laisse libre le temps de l'office ? y assistent-ils davantage? ceux qui fréquentent les théâtres songent-ils seulement qu'il y a des vêpres? en connaît-on beaucoup, qui affectionnés

1 Ci-dessus, n. 25. — 2 II II, q. CLXVIII, art. 2.

 

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au sermon et à l'office de la paroisse, après les avoir ouïs, aillent perdre à la comédie, dans une si grande effusion d'une joie mondaine, l'esprit de recueillement et de componction, que la parole de Dieu et ses louanges auront excité ? Disons donc que les comédies ne sont pas faites pour ceux qui savent sanctifier les fêtes dans le vrai esprit du christianisme, et assister sérieusement à l'office de l'Eglise.

 

XXXI. — Réflexions sur la vertu qu'Aristote et saint Thomas après lui ont appelée Eutrapelia : Aristote est combattu par saint Chrysostome sur un passage de saint Paul.

 

Après avoir purgé la doctrine de saint Thomas des excès dont on la chargeait, à la fin il faut avouer, avec le respect qui est dû à un si grand homme, qu'il semble s'être un peu éloigné, je ne dirai pas des sentiments dans le fond, mais plutôt des expressions des anciens Pères sur le sujet des divertissements. Cette discussion ne nous sera pas inutile, puisqu'elle nous fournira des principes pour juger des pièces comiques, et en général de tous les discours qui font rire. Je dirai donc avant toutes choses, que je ne sais aucun des anciens qui, bien éloigné de ranger les plaisanteries sous quelque acte de vertu, ne les ait regardées comme vicieuses, quoique non toujours criminelles, ni capables de damner les hommes. Le moindre mal qu'ils y trouvent, c'est leur inutilité, qui les met au rang des paroles oiseuses, dont Jésus-Christ nous enseigne qu'il faudra rendre compte au jour du jugement (1). Quelle que soit la sévérité qu'on verra dans les saints docteurs, elle sera toujours au-dessous de celle de Jésus-Christ, qui soumet à un jugement si rigoureux, non pas les paroles mauvaises, mais les paroles inutiles. Il ne faudra donc pas s'étonner d'entendre blâmer aux Pères la plaisanterie. Pour la vertu d'eutrapélie, que saint Thomas a prise d'Aristote, il faut avouer qu'ils ne l'ont guère connue. Les traducteurs ont tourné ce mot grec eutrapélie, urbanité, politesse; urbanitas : selon l'esprit d'Aristote, on le peut traduire plaisanterie, raillerie; et pour tout comprendre, agrément ou vivacité de conversation, accompagné de

 

1 Matth., XII 36.

 

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discours plaisants, pour mieux dire de mots qui font rire. Car c'est ainsi qu'il s'en explique en termes formels, quand il parle de cette vertu dans ses Morales (1). Elle est si mince que le même nom que lui donne ce philosophe, saint Paul le donne à un vice qui est celui que notre Vulgate a traduit scurrilitas, qu'on peut tourner, selon les Pères, par un terme plus général, plaisanterie, art de faire rire ; ou, si l'on veut, bouffonnerie : saint Paul l'appelle (en grec) eutrapelia (2), et le joint aux paroles sales ou déshonnêtes, et aux paroles folles : turpitudo, stultiloquium. Ainsi donc, selon cet Apôtre, les trois mauvais caractères du discours, c'est d'être déshonnête, ou d'être fou, léger, inconsidéré, ou d'être plaisant et bouffon, si on le veut ainsi traduire : car tous ces mots ont des sens qu'il est malaisé d'expliquer par des paroles précises. Et remarquez que saint Paul nomme un tel discours de son plus beau nom : car il pouvait l'appeler (en grec) bomolochia,  qui est le mot propre que donnent les Grecs, et qu'Aristote a donné lui-même à la bouffonnerie, scurrilitas (3). Mais saint Paul après avoir pris la plaisanterie sous la plus belle apparence, et l'avoir nommée de son plus beau nom, la range parmi les vices : non qu'il soit peut-être entièrement défendu d'être quelquefois plaisant ; mais c'est qu'il est malhonnête de l'être toujours, et comme de profession. Saint Thomas, qui n'était pas attentif au grec, n'a pu faire cette réflexion sur l'expression de saint Paul ; mais elle n'a pas échappé à saint Chrysostome, qui a bien su décider que le terme d’eutrapelos signifie un homme qui se tourne aisément de tous côtés (4) : qui est aussi l'étymologie qu'Aristote donne à ce mot : mais ce philosophe le prend en bonne part, au lieu que saint Chrysostome regarde la mobilité de cet homme qui se revêtit de toutes sortes de formes pour divertir le monde ou le faire rire, comme un caractère de légèreté qui n'est pas digne d'un chrétien (5).

C'est ce qu'il répète cent fois, et il le prouve par saint Paul, qui dit que ces choses ne conviennent pas : car où la Vulgate a traduit : scurrilitas quœ ad rem non pertinet, en rapportant ces

1 Moral., lib. IV, cap. XIV. — 2 Ephes., V, 4, — 3 Moral, loc. cit. — 4 Hom. VI in Matth., n. 1; Hom. XVII in Epist. ad Ephes., n. 3. — 3 Chrysost., ubi sup.

 

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derniers mots à la seule plaisanterie : le grec porte que toutes ces choses, dont l'Apôtre vient de parler, ne conviennent pas, et c'était ainsi que portait anciennement la Vulgate, comme il paraît par saint Jérôme, qui y lit : Non pertinent. Quoi qu'il en soit, saint Chrysostome explique que ces trois sortes de discours, le déshonnête, celui qui est fou, et celui qui est plaisant ou qui fait rire, ne conviennent pas à un chrétien : et il explique qu'ils ne nous regardent point : qu'ils ne sont point de notre état, ni de la vocation du christianisme. Il comprend sous ces discours qui ne conviennent pas à un chrétien, même ceux qu'on appelait parmi les Grecs et les Latins (en grec) asteia, urbana : par où ils expliquaient les plaisanteries les plus polies. « Que vous servent, dit-il, ces politesses, asteia, si ce n'est que vous faites rire ? » Et un peu après : « Toutes ces choses qui ne nous sont d'aucun usage et dont nous n'avons que faire, ne sont point de notre état. Qu'il n'y ait donc point parmi nous de parole oiseuse : » où il fait une allusion manifeste à la sentence de Jésus-Christ qui défend la parole oiseuse ou inutile (1). Ce Père fait voir les suites fâcheuses de ces inutilités, et ne cesse de répéter que les discours qui font rire, quelque polis qu'ils semblent d'ailleurs, asteia, sont indignes des chrétiens, s'étonnant même et déplorant qu'on ait pu les attribuer à une vertu (2). Il est clair qu'il en veut à Aristote, qui est le seul, où l'on trouve cette vertu que saint Chrysostome ne voulait pas reconnaître. On a déjà vu que c'est d'Aristote que ce Père a pris l'étymologie de l’eutrapélie : ainsi en toutes manières il le regardait dans cette homélie ; et ceux qui connaissent le génie de saint Chrysostome, dont tous les discours sont remplis d'une érudition cachée sur les anciens philosophes, qu'il a coutume de reprendre sans les nommer, n'en douteront pas. Voilà donc ce qu'il a pensé de la vertu d'eutrapélie, peu connue des chrétiens de ces premiers temps. Théophylacte et Œcuménius (2) ne font que l'abréger selon leur coutume, et n'adoucissent par aucun endroit la doctrine de leur maître.

 

1 Matth., XII, 36. — 2 Ibid. — 3 In Epist. ad Ephes., cap. V.

 

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XXXII. — Passages de saint Ambroise et de saint Jérôme sur les discours qui font rire.

 

Les Latins ne sont pas moins sévères. Saint Thomas cite un passage de saint Ambroise, qu'il a peine à concilier avec Aristote. Il est tiré de son livre des Offices (1), où ce Père traite à peu près les mêmes matières que Cicéron a traitées dans le livre de même titre, où ayant trouvé les préceptes que donne cet orateur, et les autres philosophes du siècle, sœculares viri, sur ce qu'on appelle joca, railleries et plaisanteries, mots qui font rire, commence par observer qu'il « n'a rien à dire sur cette partie des préceptes et de la doctrine des gens du siècle, de jocandi disciplina : C'est un lieu, dit-il, à passer pour nous, nobis prœtereunda ; » et qui ne regarde pas les chrétiens : parce qu'encore, continue-t-il, qu'il y « ait quelquefois des plaisanteries honnêtes et agréables, licèt interdùm joca honesta ac suavia sint; ils sont contraires à la règle de l'Eglise, ab ecclesiasticà abhorrent regula : » à cause, dit-il, « que nous ne pouvons pratiquer ce que nous ne trouvons point dans les Ecritures : Quœ in Scripturis sanctis non reperimus, ea quemadmodùm usurpare possumus ? » En effet il est bien certain qu'on ne voit dans les saints Livres aucune approbation ni aucun exemple autorisé de ces discours qui font rire : en sorte que saint Ambroise après avoir rapporté ces paroles de Notre-Seigneur : Malheur à vous qui riez, s'étonne que les chrétiens puissent « chercher des sujets de rire : Et nos ridendi materiam requirimus, ut hic ridentes illic fleamus ? » où l'on pourrait remarquer qu'il détend plutôt de les chercher avec soin, que de s’en laisser récréer quand on les trouve : mais cependant il conclut « qu'il faut éviter non-seulement les plaisanteries excessives, mais encore toute sorte de plaisanteries : Non solùm profusos, sed ornnes etiam jocos declinandos arbitror : » ce qui montre que l'honnêteté qu'il leur attribue est une honnêteté selon le monde, qui n'a aucune approbation dans les Ecritures, et qui dans le fond, comme il dit, est opposée à la règle.

Saint Thomas, pour adoucir ce passage si contraire à l’eutrapélie

 

1 De Off. Minut., lib. I, cap. XXII, n. 102.

 

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d'Aristote, dit que ce Père a voulu exclure la plaisanterie, non point de la conversation, mais seulement de la doctrine sacrée, a doctrine sacra (1) : par où il entend toujours ou l'Ecriture, ou la prédication, ou la théologie ; comme si ce n'était qu'en de tels sujets que la plaisanterie fût défendue : mais on a pu voir que ce n'est pas cette question que saint Ambroise propose ; et on sait d'ailleurs que par des raisons qui ne blessent pas le profond savoir de saint Thomas, il ne faut pas toujours attendre de lui une si exacte interprétation des passages des saints Pères, surtout quand il entreprend de les accorder avec Aristote, dont il est sans doute qu'ils ne prenaient pas les idées.

On pourrait conjecturer avec un peu plus de vraisemblance que saint Ambroise ne regardait en ce lieu que les ecclésiastiques, conformément au titre du livre rétabli dans l'édition des Bénédictins en cette forme : De Officiis Ministrorum. Mais les paroles de ce Père sont générales : ses preuves portent également contre tous les chrétiens, dont il explique par tout son livre les devoirs communs. Il est vrai que de temps en temps, et deux ou trois fois, il fait remarquer aux ministres de l'autel que ce qu'il propose à tous les fidèles les oblige plus que tous les autres : mais cela loin de décharger le reste des chrétiens, les charge plutôt; et il est clair, tant par les paroles de saint Ambroise qu'en général par l'analogie de la doctrine des saints, qu'ils rejettent sans restriction les plaisanteries.

Si on trouve ces discours des saints Pères excessifs et trop rigoureux, saint Jérôme y apporte un tempérament sur l’Epître aux Ephésiens, où expliquant ces deux vices marqués par saint Paul : stultiloquium, scurrilitas, il dit que le premier, c'est-à-dire le discours insensé « est un discours qui n'a aucun sens, ni rien qui soit digne d'un cœur humain ; mais que la plaisanterie, scurrilitas, se fait de dessein prémédité, lorsqu'on cherche, pour faire rire, des discours polis, ou rustiques, ou malhonnêtes, ou plaisants : vel urbana, vel ruslica, vel turpia, vel faceta : qui est, dit-il, ce que nous appelons plaisanterie, jocularitas : mais celle-ci, poursuit-il, doit être bannie entièrement des discours des

1 II-II, q. CLXVIII, art. 2, ad. 1.

 

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saints, » c'est-à-dire, comme il l'explique, des chrétiens, « à qui, dit-il, il convient plutôt de pleurer que de rire (1). »

Il se fait pourtant ensuite cette objection, que « c'est une doctrine qui paraît cruelle, de n'avoir aucun égard à la fragilité humaine, et de damner les hommes pour des choses qu'on dira pour rire : Cùm etiam per jocum nos dicta damnarent : » à quoi il répond que si l'on n'est pas damné pour cela, « on n'aura point dans le ciel le degré de gloire où l'on serait parvenu si l'on n'a-voit point de tels vices. » Ce sont donc des vices, des péchés du moins véniels; ce qui est toujours bien éloigné d'Aristote, qui en a fait des actions de vertu ; qui range parmi les vices, et qui appelle « dureté et rusticité de ne savoir pas faire rire, et encore de blâmer ceux qui le peuvent faire (2). » Platon supposait au contraire « qu'un homme sage avait honte de faire rire (3). » Aristote voulait toujours raffiner sur lui, et accommoder les vertus aux opinions communes et à la coutume.

Encore que les saints Pères n'approuvassent point qu'on fît rire (4), ils recevaient pourtant dans le discours la douceur, les agréments, les grâces, et un certain sel de sagesse dont parle saint Paul (5), qui fait que l'on plaît à ceux qui écoutent : que si saint Thomas par l'autorité d'Aristote, dont on avait peine à se départir en son temps, semble peut-être pousser un peu plus avant dans sa Somme la liberté des plaisanteries; il y réduit néanmoins ces « sortes de délectations à être rares dans la vie ; où, dit-il, selon Aristote, il faut peu de délectation, comme peu de sel dans les viandes par manière d'assaisonnement (6) : » et il exclut tout « ce qui relâche entièrement la gravité, » comme on a vu dans sa Somme même; et dans son Commentaire sur saint Paul, où il paraît revenir plus précisément aux expressions des saints Pères, il met avec eux la plaisanterie au nombre des vices repris par cet Apôtre.

 

1 Lib. III, in Epist. ad Ephes., c. v. — 2 Moral., lib. IV, cap. XIV. — 3 De Rep., lib. X. — 4 Ambr., ibid.; Hier., ibid.; Basil., Constitut mon., cap. XII. — 5 Coloss., IV, 6. — 6 II-II q. CLXVIII, art. 4, corp.

 

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XXXIII. — Passages de saint Basile sur le sérieux de la vie chrétienne.

 

Il était ordinaire aux Pères de prendre à la lettre la parole de Notre-Seigneur : Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez. Saint Basile, qui en a conclu qu'il n'est permis de rire « en aucune sorte : (en grec) oudepota katholou : quand ce ne serait qu'à cause de la multitude de ceux qui outragent Dieu en méprisant sa loi (1), » tempère cette sentence (2) par celle-ci de l’Ecclésiastique (3) : « Le fou éclate en riant, mais le sage rit à peine à petit bruit, » et d'une bouche timide. Conformément à cette sentence, il permet avec Salomon « d'égayer un peu le visage par un modeste souris ; » mais pour ce qui est de ces grands éclats et de ces secousses du corps, » qui tiennent de la convulsion, selon lui elles ne sont pas d'un homme « vertueux et qui se possède lui-même. » Ce qu'il inculque souvent (4) comme une des obligations du christianisme.

S'il faut pousser ces maximes à toute rigueur et dans tous les cas, ou s'il est permis quelquefois d'en adoucir la sévérité, nul homme ne doit entreprendre de le décider par son propre esprit. Dieu, qui sait la valeur des biens qu'il nous promet, et les secours qu'il nous donne pour y parvenir, sait aussi à quel prix il les doit mettre. Il ne faut pas du moins que nos faiblesses nous empêchent de reconnaître la sainte rigueur de sa loi, ni d'envisager le maintien austère de la vertu chrétienne ; au contraire il faut toujours voir la vérité toute entière, afin de reconnaître de quoi nous avons à nous humilier, et où nous sommes obligés de tendre. On ne peut pousser plus loin l'obligation d'un chrétien que fait saint Basile sur cette parole de Notre-Seigneur : « On rendra compte au jugement d'une parole inutile (5) : » lorsque demandant ce que c'est que cette parole appelée par le Fils de Dieu à un si sévère jugement, il répond que « toute parole qui ne se rapporte pas à l'utilité que nous devons rechercher en Notre-Seigneur, est de ce genre : et, continue - t-il, le péril de proférer de telles paroles est si grand, qu'un discours qui serait bon de

 

1 Reg. brev., int. XXXI. — 2 Reg. fus., interr. XVII. — 3 Eccli., XXI, 23. —  4 Constit. mon., cap. XXII; sup. epist. XII, ol. 411, n. 1. — 5 Matth., XII, 36.

 

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soi, mais qu'on ne rapporterait pas à l'édification de la foi, n'est pas exempt de péril, sous prétexte du bien qu'il contient ; mais que dès là qu'il ne tend pas à édifier le prochain, il afflige le Saint-Esprit : » ce qu'il prouve par un passage de l’Epître aux Ephésiens. « Or, conclut-il, quel besoin de dire quel mal c'est d'affliger le Saint-Esprit (1)? »

Partout ailleurs il confirme la même doctrine (2) : et il ne faut pas s'imaginer qu'il ne parle que pour les moines, puisqu'au contraire et ses paroles et ses preuves et tout l'esprit de ses discours, démontrent qu'il veut proposer les obligations communes du christianisme, comme étant d'autant plus celles des moines, qu'un moine n'est autre chose qu'un chrétien qui s'est retiré du monde pour accomplir tous les devoirs de la religion chrétienne.

Que si l'on dit qu'en tout cas les défauts que reprend ici saint Basile sont des péchés véniels, et que pour cela on les appelle petits péchés : ce Père ne souffrira pas ce discours à un chrétien. « Il n'y a point, dit-il, de petit péché : le grand péché est toujours celui que nous commettons, parce que c'est celui-là qui nous surmonte, et le petit est celui que nous surmontons (3). » Et encore qu'il soit véritable en un sens de comparaison, qu'il y a de petits péchés, le fidèle ne sait jamais avec certitude jusqu'à quel point ils sont aggravés par le violent attachement d'un cœur qui s'y livre, et il doit toujours trembler à cette sentence du Sage : « Qui méprise les petites choses, tombe peu à peu (4). »

 

XXXIV. — Conséquence de la doctrine précédente.

 

Par tous ces principes des saints Pères, sans examiner le degré de mal qu'il y a dans la comédie, ce qui dépend des circonstances particulières, on voit qu'il la faut ranger parmi les choses les plus dangereuses ; et en particulier on peut juger si les Pères, ou les saints docteurs qui les ont suivis, et saint Thomas comme les autres, avec les règles sévères qu'on vient d'entendre de leur bouche, auraient pu souffrir les bouffonneries de nos théâtres,

1 Reg. brev., int. XXIII. — 2 Epist. XXII, Constit. mon., cap. XII. — 3 Reg. brev., int. CCXCIII. — 4 Eccli., XIX, 2.

 

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ni qu'un chrétien y fit le ridicule personnage de plaisant. Aussi on ne peut pas croire qu'il se trouve jamais un homme sage qui n'accorde facilement, du moins qu'être bouffon de profession ne convient pas à un homme grave, tel qu'est sans doute un disciple de Jésus-Christ. Mais dès que vous aurez fait ce pas, saint Chrysostome retombera sur vous avec une étrange force, en vous disant : C'est pour vous qu'un chrétien se fait bouffon : c'est pour vous qu'il renonce à la dignité du nom qu'il porte : « ôtez les auditeurs, vous ôterez les acteurs : » s'il est si beau d'être plaisant sur un théâtre, que n'ouvrez-vous cette porte aux gens libres (1)?» Nous dirions maintenant aux honnêtes gens : « Quelle beauté dans un art où l'on ne peut exceller sans honte ? » et le reste.

Saint Thomas, comme on a vu, marche sur ses pas; et s'il a un peu plus suivi les idées, ou si vous voulez les locutions d'Aristote, dans le fond il ne s'est éloigné en rien de la régularité des saints Pères.

 

XXXV. — Conclusion de tout ce discours.

 

Cela posé, il est inutile d'examiner les sentiments des autres docteurs. Après tout j'avouerai sans peine qu'après s'être longtemps élevé contre les spectacles, et en particulier contre le théâtre, il vint un temps dans l'Eglise qu'on espéra de le pouvoir réduire à quelque chose d'honnête ou de supportable, et par là d'apporter quelque remède à la manie du peuple envers ces dangereux amusements. Mais on connut bientôt que le plaisant et le facétieux touche de trop près au licencieux, pour en être entièrement séparé. Ce n'est pas qu'en métaphysique cette séparation soit absolument impossible, ou, comme parle l'Ecole, qu'elle implique contradiction : disons plus, on voit en effet des représentations innocentes; qui sera assez rigoureux pour condamner dans les collèges celles d'une jeunesse réglée à qui ses maîtres proposent de tels exercices pour leur aider à former ou leur style ou leur action, et en tout cas leur donner surtout à la fin de leur

1 Hom. IV in Matth.; Hom. XVII in Epist. ad Ephes., n.3.

 

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année quelque honnête relâchement? Et néanmoins voici ce que dit sur ce sujet une savante compagnie qui s'est dévouée avec tant de zèle et de succès à l'instruction de la jeunesse : « Que les tragédies et les comédies, qui ne doivent être faites qu'en latin et dont l'usage doit être très-rare, aient un sujet saint et pieux : que les intermèdes des actes soient tous en latin, et n'aient rien qui s'éloigne de la bienséance, et qu'on n'y introduise aucun personnage de femme ni jamais l'habit de ce sexe (1)  » En passant, on trouve cent traits de cette sagesse dans les règlements de ce vénérable institut (a) : et on voit en particulier, sur le sujet des pièces de théâtre, qu'avec toutes les précautions qu'on y apporte pour éloigner tous les abus de semblables représentations, le meilleur est après tout qu'elles soient très-rares. Que si, sous les yeux et la discipline de maîtres pieux, on a tant de peine à régler le théâtre, que sera-ce dans la licence d'une troupe de comédiens, qui n'ont point de règle que celles de leur profit et du plaisir des spectateurs? Les personnages de femme, qu'on exclut absolument de la comédie pour plusieurs raisons, et entre autres pour éviter les déguisements que nous avons vus condamnés même par les philosophes, la réduisent à si peu de sujets, qui encore se trouveraient infiniment éloignés de l'esprit des comédies d'aujourd'hui, qu'elles tomberaient d'elles-mêmes si on les renfermait dans de telles règles. Qui ne voit donc que la comédie ne se pourrait soutenir, si elle ne mêlait le bien et le mal, plus portée encore au dernier, qui est plus du goût de la multitude? C'est aussi pour cette raison que parmi tant de graves invectives des saints Pères contre le théâtre, on ne trouve pas que jamais ils soient entrés dans l'expédient de le réformer. Ils savaient trop que qui veut plaire, le veut à quelque prix que ce soit : de deux sortes de pièces de théâtre, dont les unes sont graves mais passionnées, et les autres simplement plaisantes ou même bouffonnes, il n'y en a point qu'on ait trouvées dignes des chrétiens, et on a cru qu'il serait plus court de les rejeter tout à fait, que de se travailler vainement à les réduire contre leur

1 Rat. Stud., tit. Reg. Rect., art. 13.

(a) Des jésuites.

 

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nature aux règles sévères de la vertu. Le génie des pièces comiques est de chercher la bouffonnerie : César même ne trouvait pas que Térence fût assez plaisant : on veut plus d'emportement dans le risible ; et le goût qu'on avait pour Aristophane et pour Plaute, montre assez à quelle licence dégénère naturellement la plaisanterie. Térence, qui à l'exemple de Ménandre s'est modéré sur le ridicule, n'en est pas plus chaste pour cela ; et on aura toujours une peine extrême à séparer le plaisant d'avec l'illicite et le licencieux. C'est pourquoi on trouve ordinairement dans les canons ces quatre mots unis ensemble : Ludicra, jocularia, turpia, obscœna : les discours plaisants, les discours bouffons, les discours malhonnêtes, les discours sales : non que ces choses soient toujours mêlées ; mais à cause qu'elles se suivent si naturellement et qu'elles ont tant d'affinité, que c'est une vaine entreprise de les vouloir séparer. C'est pourquoi il ne faut pas espérer de rien faire de régulier de la comédie, parce que celles qui entreprennent de traiter les grandes passions, veulent remuer les plus dangereuses, à cause qu'elles sont aussi les plus agréables : et que celles dont le dessein est de faire rire, qui pourraient être, ce semble, les moins vicieuses, outre l'indécence de ce caractère dans un chrétien, attirent trop facilement le licencieux, que les gens du monde, quelque modérés qu'ils paraissent, aiment mieux ordinairement qu'on leur enveloppe, que de le supprimer entièrement.

On voit en effet par expérience, à quoi s'est enfin terminée toute la réforme de la comédie qu'on a voulu introduire dans nos jours. Le licencieux grossier et manifeste est demeuré dans les farces, dont les pièces comiques tiennent beaucoup : on ne peut goûter sans amour les pièces sérieuses ; et tout le fruit des précautions d'un grand ministre qui a daigné employer ses soins à purger le théâtre, c'est qu'on y présente aux âmes infirmes des appâts plus cachés et plus dangereux.

C'est pourquoi il ne faut pas s'étonner que l'Eglise ait improuvé en général tout ce genre de plaisirs : car encore qu'elle restreigne ordinairement les punitions canoniques qu'elle emploie pour les réprimer, à certaines personnes, comme aux

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clercs; à certains lieux, comme aux églises; à certains jours, comme aux fêtes; à cause que communément, ainsi que nous l'avons remarqué, par sa bonté et par sa prudence elle épargne la multitude dans les censures publiques : néanmoins parmi ces défenses, elle jette toujours des traits piquants contre ces sortes de spectacles, pour en détourner tous les fidèles. Saint Charles, qu'on allègue comme un de ceux dont la charitable condescendance entra pour un peu de temps dans le dessein de corriger la comédie, en perdit bientôt l'espérance ; et dans les soins qu'il prit de mettre à couvert des corruptions du théâtre, au moins le carême et les saints jours, il ne cesse d'en inspirer un dégoût universel, en appelant la comédie un reste de gentilité (1) : non qu'il y eût à la lettre dans les spectacles de son temps des restes du paganisme, mais parce que les passions qui ont formé les dieux des Gentils y règnent encore, et se font encore adorer par les chrétiens. Quelquefois à l'exemple des anciens canons, dont il a pris tout l'esprit, il se contente de les appeler des spectacles inutiles, ludicra et inania spectacula (2) : ne jugeant pas que les chrétiens, dont les affaires sont si graves, et doivent être jugées dans un tribunal si redoutable, puissent trouver de la place dans leur vie pour de si longs amusements; quand d'ailleurs ils ne seraient pas si remplis de tentations, soit grossières, soit délicates et par là plus périlleuses ; ni se passionner si violemment pour des choses vaines. Au reste il range toujours ces malheureux divertissements parmi les attraits et les pépinières du vice, illecebras et seminaria vitiorum; et s'il ne frappe pas ceux qui s'y attachent, des censures de l'Eglise, il les abandonne au zèle et à la censure des prédicateurs, à qui il ordonne de ne rien omettre pour inspirer de l'horreur de ces jeux pernicieux, en ne « cessant de les détester comme les sources des calamités publiques et des vengeances divines. Il admoneste les princes et les magistrats de chasser les comédiens, les baladins, les joueurs de farces et autres pestes publiques, comme gens perdus et corrupteurs des bonnes mœurs, et de punir ceux qui les logent dans les hôtelleries (3). »

 

1 Act. Eccl. Mediol., part. IV; Inst. Pradic.—  2 Act. Eccl. Mediol., part. VI, etc. — 3  Ibid., p. 40; Conc, prov. I, p. 86; Conc. III, p. 316; Conc. VI, etc.

 

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Je ne finirais jamais si je voulais rapporter tous les titres dont il les note. Voilà les saintes maximes de la religion chrétienne sur la comédie. Ceux qui avaient espéré de lui trouver des approbations ont pu voir par la clameur qui s'est élevée contre la Dissertation, et par la censure qu'elle a attirée à ceux qui ont avoué qu'ils en avaient suivi quelques sentiments, combien l'Eglise est éloignée de les supporter : et c'est encore une preuve contre cette scandaleuse Dissertation, qu'encore qu'on l'attribue à un théologien, on ne lui ait pu donner des théologiens, mais de seuls poètes comiques pour approbateurs, ni la faire paraître autrement qu'à la tête et à la faveur des comédies.

Mais c'en est assez sur ce sujet, quoiqu'il y ait encore à montrer une voie plus excellente. Pour déraciner tout à fait le goût de la comédie, il faudrait inspirer celui de la lecture de l'Evangile et celui de la prière. Attachons-nous comme saint Paul à considérer Jésus l'auteur et le consommateur de notre foi (1) : ce Jésus, qui ayant voulu prendre toutes nos faiblesses à cause de la ressemblance, à la réserve du péché (2), a bien pris nos larmes, nos tristesses, nos douleurs et jusqu'à nos frayeurs, mais n'a pris ni nos joies ni nos ris, et n'a pas voulu que ses lèvres, où la grâce était répandue  (3), fussent dilatées une seule fois par un mouvement qui lui paraissait accompagné d'une indécence indigne d'un Dieu fait homme. Je ne m'en étonne pas : car nos douleurs et nos tristesses sont très-véritables, puisqu'elles sont de justes peines de notre péché : mais nous n'avons point sur la terre depuis le péché de vrai sujet de nous réjouir : ce qui a fait dire au Sage : « J'ai estimé le ris une erreur, et j'ai dit à la joie : Pourquoi me trompes-tu? » ou comme porte l'original : « J'ai dit au ris : Tu es un fol, et à la joie : Pourquoi fais-tu ainsi (4)? » pourquoi me transportes-tu comme un insensé, et pourquoi me viens-tu persuader que j'ai sujet de me réjouir, quand je suis accablé de maux de tous côtés? Ainsi le Verbe fait chair, la Vérité éternelle manifestée dans notre nature, en a pu prendre les peines qui sont réelles; mais n'en a pas voulu prendre le ris et la joie qui ont trop d'affinité avec la déception et avec l'erreur.

1 Hebr., XII, 2.— 2 Ibid., IV, 15. — 3 Psal., XLIV, 3. — 4 Eccles., II. 2.

 

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Jésus-Christ n'est pas pour cela demeuré sans agrément : « tout le monde était en admiration des paroles de grâce qui sortaient de sa bouche (1) : » et non-seulement ses apôtres lui disaient : « Maître, à qui irons-nous? vous avez des paroles de vie éternelle (2) ; » mais encore ceux qui étaient venus pour se saisir de sa personne, répondaient aux pharisiens, qui leur en avaient donné l'ordre : « Jamais homme n'a parlé comme cet homme (3). » Il parle néanmoins encore avec une toute autre douceur, lorsqu'il se fait entendre dans le cœur, et qu'il y fait sentir ce feu céleste dont David était transporté en prononçant ces paroles : « Le feu s'allumera dans ma méditation (4). » C'est de là que naît dans les âmes pieuses, par la consolation du Saint-Esprit, l'effusion d'une joie divine; un plaisir sublime que le monde ne peut entendre, par le mépris de celui qui flatte les sens ; un inaltérable repos dans la paix de la conscience, et dans la douce espérance de posséder Dieu : nul récit, nulle musique, nul chant ne tient devant ce plaisir : s'il faut pour nous émouvoir des spectacles, du sang répandu, de l'amour, que peut-on voir de plus beau ni de plus touchant que la mort sanglante de Jésus-Christ et de ses martyrs ; que ses conquêtes par toute la terre et le règne de sa vérité dans les cœurs; que les flèches dont il les perce ; et que les chastes soupirs de son Eglise, et des âmes qu'il a gagnées, et qui courent après ses parfums ? Il ne faudrait donc que goûter ces douceurs célestes, et cette manne cachée, pour fermer à jamais le théâtre, et faire dire à toute âme vraiment chrétienne : Les pécheurs, ceux qui aiment le monde, me racontent des fables, des mensonges et des inventions de leur esprit : ou comme lisent les Septante : « Ils me racontent, ils me proposent des plaisirs; mais il n'y a rien là qui ressemble à votre loi (5) : » elle seule remplit les cœurs d'une joie qui, fondée sur la vérité, dure toujours.

Pour ceux qui voudraient de bonne foi qu'on réformât à fond la comédie, pour à l'exemple des sages païens y ménager à la faveur du plaisir des exemples et des instructions sérieuses pour

 

1 Luc., IV, 22. — 2 Joan., VI, 69. — 3 Ibid., VII, 46. — 4 Psal. XXXVIII, 4. — 5 Psal. CXVIII, 84.

 

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les rois et pour les peuples, je ne puis blâmer leur intention, mais qu'ils songent qu'après tout le charme des sens est un mauvais introducteur des sentiments vertueux. Les païens, dont la vertu était imparfaite, grossière, mondaine, superficielle, pouvaient l'insinuer par le théâtre : mais il n'a ni l'autorité, ni la dignité, ni l'efficace qu'il faut pour inspirer les vertus convenables à des chrétiens : Dieu renvoie les rois à sa loi, pour y apprendre leurs devoirs : « Qu'ils la lisent tous les jours de leur vie (1) : » qu'ils la méditent nuit et jour, comme un David (2) : « Qu'ils s'endorment entre ses bras, et qu'ils s'entretiennent avec elle en s'éveillant, » comme un Salomon (3) : pour les instructions du théâtre, la touche en est trop légère, et il n'y a rien de moins sérieux, puisque l'homme y a fait à la fois un jeu de ses vices et un amusement de la vertu.

 

1 Deuter., XVII, 19. — 2 Psal. CXVIII, 35, 93, 96. — 3 Prov., VI, 22.

 

FIN DES MAXIMES SUR LA COMÉDIE.

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