Lettres Mme de Cornuau CXXXI
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LETTRE CXXXI.  A Versailles, ce 3 octobre 1690.

 

Je ne trouve point mauvais que vous donniez à M. votre fils la consolation de vous faire voir Versailles : ayez pour lui toute la

 

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complaisance qu'il mérite. Prenez garde à sanctifier votre extérieur ; soyez simple dans votre habillement et dans tout votre maintien. Je crois que le saint Epoux vous aime ; aimez-le, ma Fille : je donnerai bientôt de la pâture à votre amour (a). C'est un secret admirable de la médecine céleste, de guérir les passions par elles-mêmes. Contenez toujours l'extérieur, et évitez la distraction. Priez la sainte Vierge de se faire de vrais dévots, dignes de son Fils et d'elle.

Vous avez vu par ma dernière lettre le bon état de l'affaire de Torci, et que je ne vous oublie pas. Je pars demain pour la Trappe, ne pouvant, différer davantage : vous pouvez m'écrire là directement. Il y a apparence à ce coup, ma Fille, que Dieu exaucera vos vœux : voici une crise ; soyez attentive à la volonté de Dieu. Je le prie d'être avec vous.

 

LETTRE CXXXII.  A Meaux, ce 20 octobre 1096.

 

Les raisons que vous me marquez, ma Fille, ne doivent point vous empêcher de vous donner à Dieu à Torci. Je n'ai vu encore de temps favorable pour accomplir vos pieux desseins, que celui-ci. Dieu conduira tout; quand vous lui aurez tout sacrifié, il fera son coup. La fidélité qu'il vous demande, c'est de souffrir toutes les peines qu'il vous envoie.

J'aurai soin de reporter à Paris l'écrit que vous souhaitez. Sacrifiez toutes vos tendresses pour Jouarre; et préparez-vous de bonne heure aux humiliations du noviciat, où il ne faut ni excuse ni réplique, ni bonne ni mauvaise, mais se réjouir d'être reprise bien ou mal. L'Epoux pour qui vous ferez tout, sera votre consolateur, votre guide et votre soutien.

Je ne puis attribuer qu'à la tentation les peines que vous me marquez : vous devez les surmonter, et elles ne doivent apporter aucun obstacle à votre dessein. Il est question, ma Fille, d'un commencement de sacrifice, où la victime doit être déjà en quelque sorte égorgée, et néanmoins volontaire. Laissez-vous déchirer

 

(a) C'était les Méditations sur les mystères.

 

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le cœur pour Jouarre, et allez faire votre sacrifiée où Dieu veut. Je vous mets contre l'esprit tentateur sous la protection de la sainte Vierge. Je suis, ma Fille, votre bon père.

 

LETTRE CXXXIII. A Versailles, ce lu janvier 1697.

 

Vous avez vu, ma Fille, à quoi je réduis vos pratiques. Souvenez-vous de l'état de postulante et de novice; vous ne sauriez y être trop petite. Faites-le par amour (a) de la petitesse volontaire de votre Epoux, soumis à tout durant trente ans, ainsi que je vous l'ai dit. Eprouvez la différence qu'il y a entre le désir de la religion et la pratique : venez à l'effectif et au réel ; assurez-vous que cela vaut mieux que l'oraison et la communion fréquente. C'est donc ici la grande épreuve.

Il sera bon à votre loisir de me renvoyer votre écrit que je vous ai rendu. Je crois la grâce qui y est expliquée très-véritable : mais ce n'est rien que d'avoir reçu la grâce si l'on n'y est fidèle; les petitesses que je vous ordonne en contiennent le vrai moyen. Croyez qu'on a toujours plus raison que vous, et agissez comme le croyant. Le diable ne peut rien contre les âmes ainsi petites, et les vents passent par-dessus sans les ébranler.

Madame *** va à Torci; je souhaite, ma Fille, que l'on y puisse prendre confiance. Voyez comme Dieu déroute la prudence et les vues humaines. Aussi n'avons-nous rien à faire autre chose qu'à étudier les moments de Dieu, avec une profonde admiration de ses impénétrables conseils : ce fondement posé, tout est au-dessous de nous.

Il n'y a aucune illusion à craindre. Toutes les paroles intérieures sont bonnes : on en incorpore le vrai à sa source, et on demeure tranquille sur les simples vues de la foi. Agissez ainsi, et de moment à moment demeurez unie à Dieu. Souvenez-vous que je n'entends point que vous restiez, si ces Dames se retirent : ainsi ne pressez rien que votre sanctification par l'humilité. Le chaste et céleste Epoux sera avec vous.

 

(a) Var. : Pour l'amour.

 

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Vous faites chose agréable à ses yeux de consoler la personne que vous savez, et d'entrer dans ses peines. Tâchez (a) de trouver par le conseil de Madame L., d'honnêtes prétextes de différer la proposition de votre réception à la prise d'habit. Soyez soumise à la volonté du chaste et sévère Epoux, qui vous met dans de terribles épreuves ; il conduira tout. Je le prie, ma Fille, d'être avec vous.

 

LETTRE CXXXIV.  A Paris, ce 8 mars 1697.

 

Je me sens toujours, ma Fille, une égale répugnance à vous laisser dans Torci, si Mesdames de Luynes se retirent. J'espère voir bientôt Madame et vous mander ma dernière résolution sur votre prise d'habit, à cause des circonstances que vous me marquez.

Je vous ai déjà répondu sur ces pensées d'avancer vos jours par de sensibles mortifications, ou de négliger votre santé : quant à ces autres peines, allez en paix, ma Fille, continuant à vous en fier sur le saint Epoux, qui regardera ce qui est à lui, pourvu que tout lui soit abandonné. Si vous saviez le don de Dieu, et quelle simplicité et humilité il veut ! Aimons-le ce céleste Epoux, non de bouche ou en paroles, mais en effet et en vérité : c'est dans l'occasion qu'il faut pratiquer l'humilité, et se laisser condamner sans résistance.

Le saint Epoux sait seul accorder les choses les plus contraires : quoi qu'il arrive, il ne se fait que sa volonté, et il n'y a qu'à chercher sa paix dans la soumission. Le saint Epoux est bon autant que beau (b), et il ne faut qu'être en paix sous ses yeux, en lui gardant le fond où est sa demeure. Quant à la proposition, les choses sont encore trop incertaines : j'en ai dit mon sentiment à Madame L. Notre-Seigneur soit avec vous, ma Fille.

 

(a) Var. : Tâchez de vous trouver toujours disposée à cela dans ses besoins, sur le conseil de Madame L. Tâchez de trouver d'honnêtes prétextes...— (b) Autant qu'il est beau.

 

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LETTRE CXXXV.  A Meaux, ce 1er avril 1697.

 

N'ayez point de scrupule, ma Fille, s'il y a quelque chose dans mon livre qui vous convienne, de le reconnaître et de l'entendre (a), pourvu qu'en effet vous en sentiez en vous-même une idée nette : le livre n'est fait que pour cela.

Je ne saurais consentir à votre proposition, jusqu'à ce que j'aie été sur les lieux ; la difficulté, c'est (b) d'y arriver : je le mande à Madame de Luynes ; il ne s'agit que de quelque retardement. Croyez, ma Fille, qu'au nom de votre sacrifice mon cœur volerait pour aller commencer vos fiançailles spirituelles : je ne pour-rois, je vous assure, avoir de plus grande joie ; mais il faut adorer les moments de Dieu. J'approuve vos désirs, mais non pas l'inquiétude et l'empressement, guère l'impatience, point du tout celle qui agite. O sainte volonté de l'Epoux céleste, vous êtes la paix du cœur !

Je ne sais que vous dire sur vos peines, sinon que celui qui en est l'auteur vous soutiendra. Je l'en prie; je vous offre à Dieu, et vous bénis en son nom. Amen.

 

LETTRE CXXXVI.  A Paris, ce vendredi matin 1697.

 

Je m'étonne, ma Fille, que vous ayez eu peine à entendre que votre silence est une suite du commandement de ne rien faire paraître de vos peines. Entrez donc dans cette pratique, qui est le fondement de toutes les grâces du saint Epoux. Dites seulement que je vous ai ordonné de garder mes écrits, qui doivent vous régler dans tout votre état, et mes livres où Dieu a mis de la consolation pour vous. Du reste demeurez soumise.

Ne regardez dans votre état que la bonté de Dieu et les saintes douceurs de l'Epoux, malgré vos infidélités : n'adhérez que par cet endroit à ces vues de grâces ordinaires ou extraordinaires, sans vous

 

(a) Var. : Ni de l'entendre. — (b) Est.

 

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en enquérir le moins du monde. Soyez fidèle à Dieu dans la tentation dont vous me parlez, et souvenez-vous de ce que je vous ai dit en cas pareils. Je défends au démon d'attenter sur vous ; je ne dis pas de vous tenter, car en cela il n'est point soumis à l'autorité de l'Eglise, mais d'attenter sur vous à l'extérieur. Du reste la tentation doit être bridée par la prière et le jeûne, appliquant de ce côté ceux de l'Eglise ou de la règle. Résistez à la tristesse et au dégoût de la vie. Notre-Seigneur soit avec vous.

 

LETTRE CXXXVII.  A Meaux, ce 7 juin 1697.

 

Suivez, ma Fille, cette impression de recueillement au dedans et au dehors : ne vous troublez pas ; ne craignez rien : vous n'êtes pas hypocrite ; seulement ne soyez pas si réfléchissante : passez en tout cas par-dessus tout, pour contenter l'Epoux, que-ces retours contraindraient trop, si vous y adhériez. Obéissez à votre nouvelle maîtresse, qui secondera la jalousie du céleste amant. Il n'est pas nécessaire que vous vous compreniez vous-même ; perdez-vous dans l'incompréhensible et dans l'inconnu.

Faites votre retraite dans cet esprit, en la commençant par le psaume Dominus illuminatio mea, et par le chapitre XIV de l'Evangile de saint Jean. Aimez en vous-même les fruits de l'Epoux, et les germes de sa grâce et de son amour. Laissez tout posséder au chaste Epoux ; qu'il anime tous les replis et tous les battements de votre cœur. Ne vous souvenez-vous pas de ce qu'il y a dans vos vers ? Tristesse ou recueillement, tout est bon : la tristesse sera à salut, si elle est jointe avec une douce espérance d'être recueillie en paix dans le sein du divin Maître. Ajoutez à ces mots : Que rendrai-je au Seigneur? ceux-ci : Je prendrai le calice du Seigneur (3). Laissez-vous détacher de tout, et serrez le saint Epoux avec des embrassements d'autant plus tendres, qu'il ne vous laisse que lui seul. Demandez-lui en Epouse ses lumières et son secours pour son Eglise et pour moi, son très-indigne ministre, qu'il met à de rudes épreuves.

 

1 Psal., CXV, 12, 13.

 

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Tenez-vous-en, ma Fille, à mes ordres sur la communication de mes vers, persistant à ne vouloir pas qu'on les voie. J'offrirai de bon cœur à Dieu M. votre fils. Notre-Seigneur soit avec vous.

 

LETTRE CXXXVIII.  A Paris, ce 17 juin 1697.

 

Votre conduite envers (a) cette mère doit être de lui obéir en tout pour l'extérieur; mais pour l'oraison, d'aller à votre ordinaire, sans entrer dans le fond en quoi que ce soit : du reste, faites comme vous pourrez, avec prudence.

Quant à ce que vous me proposez, agissez comme si vous ne voyiez rien, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur (b). Pour le fond de l'amitié, ne vous fâchez point de perdre des créatures : aimez-les de votre côté sans rien changer de celle dont il faut toujours être détaché en un certain sens, mais en un autre toujours plus intimement uni.

Continuez à me dire ce que le saint Epoux vous mettra pour moi dans le cœur ; je prendrai tout par le fond de la vérité. Entendez-moi : dites-lui bien qu'il y prenne garde, que son Eglise est en grand péril (e). Cette tentation est une des plus subtiles : il le sait bien, comme vous pouvez croire ; mais il aime que nous lui disions ce qu'il sait, par (d) l'intérêt qu'il veut qu'on prenne à ce qui le touche, et plutôt pour exercer notre vigilance que pour exciter la sienne. Dites-lui bien qu'il ne dorme pas, comme il fit dans ce bateau (1) : éveillez-le par votre foi.

Je reçois vos lettres par les mains de M. votre fils : j'eusse bien voulu avoir plus de loisir pour l'entretenir (e). Je ne change rien à cette lettre.

Ne craignez point d'illusion ; plus vous sentirez votre salut en péril, plus vous le devez mettre en sûreté entre les mains du céleste Epoux. Je le prie, ma Fille, d'être avec vous.

 

1 Matth., VIII, 24.

(a) Var. : Avec. — (b) Agissez comme vous me le marquez tant à l'extérieur... — (c) Du côté des quiétistes. — (d) Pour. — (e) J'eusse bien voulu l'entretenir avec un peu plus de loisir.

 

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LETTRE CXXXIX.  A Paris, ce 25 juillet 1697.

 

Voyez-vous, ma Fille, je vous l'ai dit et je vous le répète : toute la fidélité de votre état consiste à garder les dehors ; à renfermer tous les desseins de l'Epoux et tous les exercices qu'il vous envoie, entre lui et vous. Je vous défends de rien laisser paraître des sentiments dont vous me parlez ; vous me fâcheriez tout à fait contre vous. Réprimez donc tout. Pensez-vous que ce soit contenter pleinement l'Epoux, que de recevoir ses caresses? Il faut aussi porter les combats, et crever plutôt que de lui manquer en rien.

Au reste, ma Fille, votre cœur m'a parlé dans votre lettre. N'hésitez point à m'écrire tout ce que le saint Epoux vous dira pour moi : si vous passez les bornes, vous en serez avertie. Mettez-vous en pièces plutôt que de manquer à le satisfaire ; soyez pourtant tranquille parmi vos efforts, et gardez tout au dedans, quand il en faudrait mourir. Notre-Seigneur soit avec vous.

 

LETTRE CXL.  A Paris, ce 30 juillet 1697.

 

Ne vous embarrassez pas, ma chère Fille ; le coin où vous vous trouvez reléguée est celui où l'Epoux se cache, et d'où il vous envoie du secours, toujours prêt à vous assister. Soyez en repos sur vos confessions passées. Pour celles de l'avenir, ne vous tourmentez point à chercher les défauts qu'on vous reproche : croyez qu'ils sont en vous, puisqu'on vous le dit et que ce sont ceux que Dieu charge de votre conduite par rapport à la religion. Je ne veux pas que vous répliquiez, ni que vous vous défendiez. Le silence et l'humilité est votre force. Ne niez rien ; mais n'avouez pas même à confesse ce que vous ne sentez pas. Dites : Je crois que cela est; et non-seulement je suis capable de tous ces défauts, mais j'en sens le fond en moi-même. Assurez bien que vous agissez sincèrement : je vous cautionnerais là-dessus.

 

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Portez la pénitence qui vous sera imposée : communiez toujours (a) à votre ordinaire, si on ne vous en empêche.

Vous avez tort d'avoir fait paraître votre peine : cela est bien contraire au commandement de cacher tout au dedans, et de ne rien montrer au dehors. Vous avez bien remarqué que le dedans est fortifié par l'édification. Le saint Epoux est avec vous, ma Fille, et je sens qu'il vous veut sauver avec vos défauts, par pure miséricorde. Ayez recours aux psaumes Dominus illuminatio mea; De profundis; Deus in adjutorium. «Vous aurez de l'affliction dans le monde : mais prenez courage, j'ai vaincu le monde (1). »

Si vous voulez faire une prière digne d'un ministre de Jésus-Christ, qu'il daigne employer aux affaires de son Eglise d'une si haute importance, demandez plutôt au cher Epoux qu'il éteigne en lui, jusqu'à la moindre étincelle, l'amour et la complaisance pour les dignités, et, qu'il attende uniquement ce qui est promis dans la résurrection des justes, à ceux à qui personne n'a rien à rendre sur la terre t.

Continuez à m'exposer vos vues, sans vous étonner du peu d'attention que j'y ferai dans le fond, et contente de savoir ou par mon silence ou par mes réponses que je les approuve ou ne les approuve pas. Soyez sans inquiétude pour votre réception : le saint Epoux a tout fait seul ; il continuera, et assurément il ne se fera que sa volonté. Je le prie, ma Fille, d'être avec vous.

 

LETTRE CXLI.  A Germigny, ce 1er septembre 1697.

 

C'est, ma Fille, chercher à vous tourmenter vous-même, que de tourner en doute contre moi la défense que je vous fais de laisser paraître votre peine au dehors.

Je n’ai rien à vous dire sinon que vous ne pouvez éviter les occasions de vos chutes qu'avec trop de contrainte, et même quelque sorte de scandale; ainsi ne forcez rien. Si vous tombez en quelques fautes, réprimez-vous, humiliez-vous; au surplus,

 

1 Joan., XVI, 33. — 2 Luc., XIV, 14.

(a) Je vous cautionnerais là-dessus. Communiez toujours.

 

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laissez-vous conduire. Il ne faut point procurer ces occasions, mais il ne faut pas aussi chercher scrupuleusement à les éviter. Demeurez ferme, quoi qu'il en arrive, à contenir le dehors ; car c'est sur quoi il ne faut jamais se relâcher ; ce serait une tentation. Autant de peines, autant de sacrifices, c'est le moyen d'en faire souvent, et de contenter l'insatiable Epoux.

Vous avez bien fait de communier. Il n'y a rien que je souffre moins en vous, ma Fille, que la pensée, d'attendre ma présence ou mes ordres pour communier ou pour continuer vos exercices: je vous ai dit souvent de passer outre, à moins que je ne vous le défende : à cette condition, et sur cet inébranlable fondement, je ne vous manquerai jamais ; et vous pouvez vous assurer sur cette parole d'un évêque, qui ne la donne pas légèrement.

Je répondrai à vos questions, quand Dieu m'en donnera le loisir : il sait ma bonne volonté ; mais je ne puis secouer le joug qu'il m'impose, ni toujours vaincre les affaires (a) dont il charge mes faibles épaules. Je le prie, ma Fille, d'être toujours avec vous.

 

LETTRE CXLII.  A Meaux, ce 6 septembre 1697.

 

Après avoir mis tous vos écrits à part, bien soigneusement, pour les relire à Germigny où je vais être quelques jours, à la fin, ma Fille, j'ai oublié le porte-feuille dans une armoire, dont j'ai la clef. Je vous marque cette dernière circonstance pour vous mettre l'esprit en repos. Cet oubli est mortifiant pour moi, et le sera pour vous; mais Dieu ne l'a pas permis sans sujet. Il veut vous montrer, ma Fille, qu'il prendra lui-même soin de vous, pourvu que vous continuiez vos exercices, comme je vous l'ai marqué : n'y changez rien du tout; Dieu le veut ainsi.

Il est vrai, la communion est une grâce admirable : mais n'est-ce pas l'Epoux qui dit lui-même, que l'obéissance vaut mieux que le sacrifice (1)? Souffrez-en donc la privation : et puisque la vérité éternelle vous assure que votre souffrance, quand

 

1 I Reg., XV, 22.

(a) Var. : Toutes les affaires.

 

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elle a l'obéissance pour guide, vous tient lieu de communion, n'êtes-vous pas trop heureuse en obéissant et en vous conformant aux sentiments qu'on vous a témoignés? Il est vrai que je vois depuis quelque temps venir beaucoup de nouvelles maximes sur la communion, qui ne feront que resserrer le cœur, troubler les bonnes consciences, et aliéner des sacrements. Notre-Seigneur soit avec vous, ma Fille.

 

LETTRE CXLIII.  A Meaux, ce 7 janvier 1698.

 

J'ai reçu, ma Fille, votre écran, avec la lettre qui l'accompagnait; tout m'a été fort agréable : j'accomplirai, s'il plaît à Dieu, ce que vous attendez de moi. Votre lettre me fait voir la continuation de vos peines, et les nouvelles angoisses que Dieu vous envoie. Tenez-vous attachée à nos premières résolutions ; exécutez ponctuellement tout ce que le cher Epoux m'a donné pour vous dans toutes mes lettres, et surtout dans les dernières. Quoi qu'il arrive, il faut conclure votre sacrifice. Laissez les créatures être ce qu'elles sont : c'est assez pour vous que l'Epoux céleste soit toujours le même, et qu'il me tienne inébranlable dans les mêmes résolutions.

Vous trouverez de la consolation dans la lecture de sainte Thérèse, au livre du Château de l’âme, sixième demeure, chapitres I et VI. Ne vous arrêtez point aux grâces, si ce n'est à celles qui ont rapport avec les peines ; mais pour les peines, il faut s'y livrer. Dieu ne vous laissera pas sans consolation. Je prie le saint Enfant de vous attacher à sa crèche, à sa pauvreté, à son silence, à son obéissance. Je vous porte en mon sein, où je vous offre à Dieu. Soyez fidèle et ne craignez rien ; je vous ai comprise.

Vous pouvez m'écrire à l'ordinaire sur votre intérieur : à l'extérieur, laissez-vous conduire par le gouvernement de la maison. Vous auriez tort, ma Fille, si vous croyiez que je prisse moins de soin de votre intérieur; c'est le dehors que je laisse conduire à vos supérieures. Si vous êtes vraiment petite aux yeux de Dieu, et que vous mettiez en pratique mes conseils, qui sont des ordres

 

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précis dans mon intention, vous ne manquerez de soutien ni du côté de Dieu ni du mien. Notre-Seigneur soit avec vous, ma Fille.

 

LETTRE CXLIV.  A Paris, ce 18 février 1698.

 

Je crois, ma Fille, vous avoir donné tous les conseils nécessaires sur vos peines par une lettre écrite de Meaux, où je vous renvoie à certains chapitres de sainte Thérèse. Vous pouvez continuer vos confessions sur le pied que vous me marquez dans votre lettre.

Je ne sais pourquoi vous doutez que je lise vos lettres, et surtout celle où vous m'exposez votre doute sur l'intention de vous corriger. Il est vrai que si vous n'aviez en vue que de faciliter votre réception, il faudrait craindre ce qu'on vous dit, si le désir n'était que superficiel ; mais je sais qu'il va plus au fond. Ainsi allez votre train : oubliez tout ; que toutes les créatures vous trouvent une autre personne, et que vous les trouviez aussi autres qu'elles ne vous étaient auparavant. Car il faut que ce qu'a dit le saint Epoux, par rapport à son Epouse, s'accomplisse : « Celui qui est sur le trône a dit : Je fais toutes choses nouvelles. Nova facio omnia (1). »

Continuez vos prières pour l'ouvrage que j'ai en main (a), qui va paraître. Ne doutez point, ma Fille, que je n'aie fort à cœur tout ce que vous me mandez par vos précédentes. Quoi qu'il en soit, allez devant vous ; Dieu ne vous manquera pas.

J'aurais été effrayé aussi bien que vous, ma Fille, du discours de ce bon Père de la Trappe ; mais je me conduis par une autre règle, qui est qu'il faut contenter l'attrait que Dieu vous donne par les seuls moyens qu'il vous offre : ainsi vous n'avez plus que l'abandon et la confiance.

Vous verrez bientôt mon nouveau livre : il est écrit avec bonne intention ; priez Dieu qu'il y donne sa bénédiction pour sa gloire.

 

1 Apoc., XXI, 5.

(a) La Préface sur l'Instruction pastorale de M. de Cambray et les divers Ecrits sur te livre des Maximes des Saints, qui parurent à la fin de février 1698.

 

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Priez pour l'Eglise, dont la pureté est attaquée plus que jamais : mais la vérité sera la maîtresse. Notre-Seigneur soit avec vous, ma Fille.

 

LETTRE CXLV. A Paris, ce 5 mars 1698.

 

Je vous envoie, ma Fille, la réponse à votre mémoire : je n'ai rien omis; il ne me reste qu'à prier Dieu qu'il vous fasse dignement accomplir votre sacrifice. Je n'abandonnerai jamais le soin de votre âme, et je m'intéresserai toute ma vie à la maison où vous serez consacrée : ainsi elle pourra me compter pour un ami perpétuel.

 

PREMIÈRE DEMANDE. Si on peut s'engager, ne sentant pas, ni pour la maison ni pour la plupart des sujets qui la composent, une certaine inclination et sympathie comme pour Jouarre et pour une règle plus austère.

 

RÉPONSE. Ne vous embarrassez point des antipathies des créatures : ne regardez en elles que l'Epoux céleste seul : rendez-vous indépendante de toutes, en vous soumettant à toutes (a). Sauvez-vous par l'obéissance, qui sera d'autant plus pure, qu'elle ne s'attachera à personne : vous n'en ferez que mieux votre salut, quand vous vivrez dégagée de tout : Dieu vous soutiendra et vous relèvera.

Si Madame de Luynes use de tout son pouvoir pour faire le bien, vous jouirez de son travail; sinon vous ferez toujours celui que vous pourrez. Vos bons désirs tiendront lieu de tout : Dieu prendra ces efforts sincères pour un accomplissement de sa volonté. Allez cependant par où la porte vous est ouverte. Quand vous serez reçue et professe, je vous dirai ce que vous aurez à faire pour avancer le bien, et pour mettre sérieusement, la main à l'œuvre de votre perfection. Ce bon religieux avec les idées de la perfection de la Trappe, voudrait que tout allât partout comme là. Si vous voyiez une porte ouverte dans une maison plus austère et d'une plus grande règle, il aurait raison. Promettez au

 

(a) Var. : Indépendante de tout en vous soumettant à tout.

 

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saint Epoux de faire tout ce qui sera possible ; il sera content. La perfection se peut trouver dans les particuliers d'une maison moins austère et même imparfaite. Ne prévoyez pas de si loin : « A chaque jour suffit son mal (1). » Allez au jour la journée, heureuse de faire à chaque moment ce que veut le céleste Epoux.

Je suis bien aise de votre amour pour Jouarre ; mais dilatez votre cœur pour tous les lieux où vous trouverez Dieu et son sacrifice. Pourvu que le lien de la charité vous unisse à la maison, nul autre nœud n'est nécessaire : ainsi ne vous embarrassez pas de vos antipathies (a), avec cette condition.

 

SECONDE DEMANDE. Si le penchant et le désir que j'ai d'embrasser une plus grande règle, quand je le pourrai, n'est pas contre le vœu de stabilité.

 

RÉPONSE. Vous pourrez faire le vœu de stabilité avec soumission aux supérieurs et aux dispositions de la divine Providence, à laquelle il faut tout abandonner.

 

TROISIÈME DEMANDE. Si l'on peut, sans rien dérober au céleste Epoux, faire connaître par quelques signes extérieurs son respect et son amitié aux personnes à qui on la doit.

 

RÉPONSE. Tout ce que je puis vous permettre, c'est quelquefois de baiser la main en signe d'obéissance plutôt que de tendresse, et avec plus de sérieux que d'épanchement, avec pourtant un air de sincérité et de cordialité, sans qu'il paroisse rien de forcé ni d'affecté. Le saint Epoux vous fera faire ce qui sera convenable. Il est vrai, toutes les caresses doivent être pour lui, et c'est envers lui seul qu'il faut épancher son cœur. Montrez votre amour cordial pour les services fidèles dans l'occasion, par une complaisance compatissante, et par une ponctuelle obéissance où vous marquiez le plaisir d'obéir. Vous pouvez quelquefois faire de petites plaintes pour ne point paraître indifférente à l'amitié, mais rien qui montre des peines foncières. Ne désirez rien de plus ; car ce serait une étrange chose de désirer les bonnes

 

1 Matth., VI, 34.

(a) De vos peines.

 

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grâces d'autres que de l'Epoux, et de vouloir exciter sa jalousie dure comme l'enfer (1).

 

QUATRIÈME DEMANDE. Si cet engagement, qui me retire de votre bercail, ne diminuera ni vos bontés, ni vos soins pour mon âme.

 

RÉPONSE. Assurez-vous, ma Fille, que je ne quitterai le soin de votre âme, non plus que (a) l'intérêt que je prends en vous, ni à la vie ni à la mort; et que j'aimerai la maison où vous serez, et en serai l'ami et le protecteur dans l'occasion, de tout mon pouvoir. J'irai pour vous seule; car vous ne serez point seule, et le saint Epoux sera avec vous. Ainsi que rien ne vous empêche de presser votre réception, en espérance contre l'espérance. Dites le psaume LXI, pour vous confirmer dans ces sentiments, et ajoutez le psaume CXXII.

 

CINQUIÈME DEMANDE. Si mon engagement m'obligera à me faire encore plus de violence sur mes défauts.

 

RÉPONSE. Ne vous poussez point vous-même à bout par trop de violence : le saint Epoux se contente de médiocres et raisonnables efforts. Humiliez-vous, et passez outre sur ces défauts. Il est rare qu'on les déracine tout à fait ; ils restent pour nous humilier et nous exercer. Combattez toujours ; et ne songez jamais à une pleine victoire, où l'ennemi soit tout à fait exterminé. Il faut cela, afin que toujours sous la main de Dieu, nous fassions notre soutien de notre besoin et de notre dépendance. Votre oraison doit être en foi, en silence, en patience, en abandon, sans vous troubler de vos impuissances.

 

SIXIÈME DEMANDE. Si je puis faire le contrat que vous savez; et si enfin, nonobstant tout ce que je vous expose, je dois m'engager.

 

RÉPONSE. Vous pouvez faire le contrat dont vous me parlez, avant votre profession, si les supérieurs l'agréent, et surtout n'ôtez rien à M. votre fils.

Oui, je persiste à vous dire de vous engager ; car Dieu le veut.

 

1 Cant., VIII, 6.

(a) Var. : Ni l'intérêt.

 

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Ainsi, ma Fille, consommez votre sacrifice. J'ai mis le couteau entre les mains du Père T*** afin qu'il achève de vous égorger : expirez sous sa main et sous ce tranchant. Ne songez plus si on vous estime, si on vous méprise, si on pense à vous, ce qu'on en pense, si l'on n'y pense point du tout. Mon Dieu et mon tout : « Mon bien-aimé est à moi, et moi je suis à lui (1). » Notre-Seigneur, ma Fille, soit avec vous.

 

LETTRE CXLVI.  A Meaux, ce 4 avril 1698.

 

J'ai, ma Fille, rendu grâces à Dieu de votre heureuse réception : disposez-vous au grand sacrifice de l'amour. Je ne veux point qu'une autre main que la mienne vous immole, ni qu'une autre voix vous consacre et vous anime, Je consens au mardi de la Pentecôte, si Madame de Luynes le trouve bon, et je lui en écris : je lui mande aussi que je pourrai vendredi au soir aller coucher chez vous. Elle m'écrit de votre réception avec une bonté admirable, dont je lui sais très-bon gré. Madame d'Albert m'a écrit aussi votre réception, et je lui marque ma reconnaissance de toutes ses bontés. Vous voyez, ma Fille, qu'il n'y a qu'à mettre sa confiance au saint Epoux, et s'abandonner à lui pour le temps et pour l'éternité. Je le prie d'être avec vous.

 

LETTRE CXLVII.  A Paris, ce 9 mai 1798.

 

Dieu bénisse votre retraite, ma chère Fille. Entrez dans le cellier avec le saint Epoux ; que sa gauche soit votre soutien, et que sa droite vous couvre et vous protège (2). Continuez votre retraite, dont le fruit doit être de vous séquestrer de toute société humaine, autant que la charité et la bienséance, qui en fait une partie, le peuvent permettre. Offrez-vous à Dieu, afin qu'il vous inspire les moyens de cette séquestration (a). Menez l'Epoux à la

 

1 Cant., II, 16. —  2 Ibid., I, 3; II, 6.

(a) Var. : De cette union.

 

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campagne, dans le désert (1), dans le plus intime cabinet de votre mère l'Eglise : ce qui ne se fera pas en cette vie se fera en l'autre; et c'est là que s'accompliront les jouissances éternelles et spirituelles, où Dieu sera tout en tous (2).

Vous êtes admirable, de vouloir que la méprise d'une religieuse soit un argument de votre mort. Veillez et priez, je le veux ; mais non pas pour de si faibles motifs. Je ne manquerai pas d'arriver de bonne heure, s'il plaît à Dieu, pour ouïr votre confession, et vous laisser le reste du temps le plus libre qu'il se pourra. Tenez bien le cher Epoux, et ne le laissez pas échapper. L'obéissance et l'humilité sont les chers liens dont il se laisse volontiers enserrer. Qu'il soit toujours avec vous, ma Fille.

 

LETTRE CXLVIII.   A Meaux, ce 31 mai 1698.

 

Madame d'Albert m'écrit, ma Fille, que vous êtes cruellement tourmentée d'un mal de dents; cela, avec vos autres peines, vous doit pousser à un absolu abandon à un Dieu tout bon et tout sage, qui ne vous abandonnera pas. Soyez dans l'obéissance, et souvenez-vous de garder jusqu'à la mort les règles que je vous ai données. J'ai été bien édifié de ce que Madame d'Albert me mande de votre amour pour la pauvreté : vous ne sauriez le pousser trop loin; car plus vous serez dépouillée, plus vous serez riche : Dieu lui-même se donne à ce prix.

Voilà la réponse à vos articles. Il a plu à Dieu, ma Fille, que j'aie trouvé le temps de la faire ; cela ne m'arriverait pas toujours de même, ni qu'on puisse donner toujours une attention si exacte. Entrez dans l'esprit, et faites servir la décision aux cas semblables.

 

PREMIÈRE DEMANDE. Sur l'attention à l'office.

 

RÉPONSE. Il n'est pas nécessaire, de répéter cette attention, ni d'en avoir davantage au Bréviaire qu'aux messes d'obligation,

 

1 Cant., III, 4. —  2 I Cor., XV, 28.

 

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où vous devez être accoutumée. Après les distractions, il faut sans effort et très-doucement, rentrer dans le premier dessein de louer Dieu. Il suffit d'être attentive à ce que dit l'officiante, sans scrupule : quand on est distraite, il est bon de dire en soi-même ce qu'elle dit bas. Il faut prononcer bonnement et sans scrupule, à peu près comme dans les autres prières ; il n'est pas nécessaire de s'entendre soi-même. Il ne faut jamais se précipiter en rien ; mais ii faut aussi bannir le scrupule, aller rondement, bonnement et simplement, comme dans une autre prière.

 

SECONDE DEMANDE. Sur les fautes de la règle.

 

RÉPONSE. Il n'y a rien de considérable que le mépris et la négligence; du reste, la règle n'oblige pas sous peine de péché mortel.

 

TROISIÈME DEMANDE. Sur la pauvreté.

 

RÉPONSE. Cela dépend des circonstances et de la plénitude assurée du consentement. Déclarez une bonne fois à Madame que vous ne voulez user de rien sans ordre, et contentez-vous de ce qu'elle vous dira. Demeurez sans attache à rien, et sans scrupule des choses qui vous seront laissées.

 

QUATRIÈME DEMANDE. Sur les grâces et les infidélités.

 

RÉPONSE. Je n'approuve point de s'abandonner à tout ce qui serait extérieur : pour les larmes, cela se peut, en se modérant pourtant, tant par rapport au cerveau que par rapport au dehors. Pour ces autres choses, cela peut être permis, mais rarement, et dans la violence d'un transport extraordinaire ; sinon tout cela tendrait à l'illusion.

Je voudrais, au lieu d'être effrayée de ces infidélités, dire au cher Epoux : Il est vrai, je suis une ingrate : mais vous avez dit : « Ame infidèle et déloyale, reviens pourtant, et je te recevrai dans ma couche et entre mes bras (1). » A quelque heure, à quelque moment qu'on revienne de bonne foi, il est prêt.

 

1 Jerem., III, 1.

 

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CINQUIÈME DEMANDE. Que puis-je faire pour marquer à Dieu ma reconnaissance du bonheur d’être religieuse?

 

RÉPONSE. Il faut en reconnaissance prendre le calice de l'obéissance par l'observance des règles, et du reste attendre que l'instinct divin se déclare, en disant avec Samuel : « Parlez, Seigneur; car votre servante vous écoute (1). » Il ne faut pas tant chercher à faire des choses extraordinaires, mais livrer son cœur en proie à l'amour par une bonne volonté. Songez à ces paroles : « Les vrais adorateurs doivent adorer en esprit et en vérité s. » Lisez attentivement l'évangile de la Samaritaine ; et apprenez à vous détacher de l'extérieur, pour vous attacher à Dieu en esprit et en vérité, par le fond. Dites souvent : Parlez, Seigneur.

Le saint Epoux soit béni de toutes les grâces qu'il vous a faites sous le drap mortuaire : c'est le drap de l'Epoux enseveli ; il ne le faut jamais quitter. Soyez en repos ; la paix de Jésus-Christ est avec vous.

 

SIXIÈME DEMANDE. Sur les pénitences et le souvenir de ses péchés.

 

RÉPONSE. Il faut tout quitter pour écouter la pénitence, puisque c'est là écouter l'Epoux qui parle juridiquement et avec autorité, par ses ministres. Dans l'occasion, vous pourriez essayer de soulager votre mémoire, en écrivant un mot, mais sans scrupule. Laissez vos péchés à l'abandon et à la miséricorde infinie de Dieu, et passez outre.

J'approuve les prières que vous faites pour la déclaration de la vérité : le saint Epoux y paraît disposer son vicaire. Ne dites jamais qu'on décide en ma faveur, comme si c'était là mon affaire propre, ou que j'y entrasse autrement que les autres fidèles. Vous avez raison : la lettre de M. l'archevêque (a) est admirable; il faut remercier Dieu de la lui avoir inspirée. Je vous bénis, ma Fille, de tout mon cœur.

 

1 I Reg., III, 10. — 2 Joan., IV, 24.

(a) C'est la réponse de M. l'archevêque de Paris à quatre lettres de M. l'archevêque de Cambray.

 

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LETTRE CXLIX.  A Paris, ce jeudi 1698.

 

Je n'écris rien de mes sermons, ma Fille ; et je ne vous ai parlé dans le discours que je vous ai fait, que sur l'évangile du jour, du chapitre IX de saint Luc, depuis le premier verset jusqu'au sixième, et sur ce que Dieu m'a mis dans le cœur pour votre instruction et votre consolation, et sur ce qu'il demandait de vous. Puisque vous me dites qu'il vous serait utile d'avoir par écrit quelque chose de ce que je vous ai prêché, voilà ce que j'ai pu en rappeler dans ma mémoire. Je loue Dieu qui vous a fait goûter mes paroles, et je le prie qu'elles vous pénètrent de plus en plus.

 

Je vous ai fait voir dans la première partie de mon discours (car c'était plutôt un discours qu'un sermon étendu, puisqu'en prenant en main l'évangile du jour, je m'abandonnai à l'Esprit de Dieu pour dire ce qu'il m'inspirerait pour vous) ; je vous dis donc que vous aviez reçu, aussi bien que les apôtres, la vertu de guérir toutes sortes de maladies, et la puissance de chasser tous les démons. Dans la seconde, je vous fis voir que vous deviez vivre comme Jésus-Christ le prescrit aux apôtres dans ce même évangile, pour reconnaitre les grandes grâces (a) qu'il vous a faites.

 

I. Point. La source et le principe de toutes les langueurs et de toutes les maladies de nos âmes, est l'humeur particulière de chacun de nous. C'est par cette humeur que nous agissons presque en toutes choses; nous ne songeons qu'à la satisfaire, et rien n'est si rare que de ne point suivre son humeur : elle se mêle presque dans toutes nos meilleures actions, et c'est ce qui les gâte souvent ou les rend toutes languissantes. Cette humeur est la cause de toutes nos maladies spirituelles, et nous porte à toutes nos chutes. Car pourquoi se laisse-t-on aller aux contentions, aux querelles ; pourquoi nous abandonnons-nous à la colère, sinon parce qu'on blesse, notre humeur, que l'on s'y oppose, et qu'on

 

(a) Var. : La grande grâce.

 

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ne nous permet pas de la contenter ? Pourquoi ne saurait-on souffrir certaines manières du prochain, si ce n'est parce qu'elles sont contraires à notre humeur? Et d'où vient enfin qu'on n'a point de soumission à Dieu dans les divers incidents de la vie, et qu'on en murmure ? n'est-ce pas parce qu'ils ne s'accordent point avec les vues que nous avons pour satisfaire notre humeur? Tout ce qui la contrarie nous choque, tout ce qui la retient nous trouble.

O grande et profonde maladie que cette humeur ! Elle a pris son origine dans le jardin délicieux où l'homme, en mangeant de ce fruit qui avait un si beau nom, et goûtant avec ce fruit défendu la pernicieuse douceur de contenter son esprit, d'agir par lui-même; loin de devenir immortel et indépendant comme Dieu, devint le captif de ses sens, lui qui en était le maître, et tomba dans autant de maladies qu'il y a de passions qui le dominent.

Mais grâce à notre Libérateur, il n'y a ni langueur ni maladie dont nous ne puissions être délivrés : il vous a donné, ma Fille, la vertu de les guérir toutes. Oui, il n'y en a aucune que, aidée de sa grâce, vous ne puissiez éviter, pourvu que vous travailliez à vaincre cette humeur, dont vous voyez qu'elles viennent toutes. Veillez donc sans cesse pour ne la laisser dominer, ni même se glisser dans rien de ce que vous faites : agissez toujours, sans avoir égard à cette humeur : ne donnez jamais dans ce qu'elle vous inspirera ; car pour peu que vous la suiviez, elle se rendra bientôt la maîtresse ; et le démon s'en servira pour vous nuire : cet ennemi ne songe qu'à nous faire tomber.

Que la misère de l'homme est grande ! Il a non-seulement à combattre cette humeur, source de tant de maux, mais les sollicitations du démon, qui plein d'envie contre nous, ne se plaît que dans le misérable emploi de tenter les hommes, son heureuse félicité étant changée en la triste consolation de se faire des compagnons de son malheur.

Cet état où est l'homme depuis sa chute, nous est fort bien marqué dans le Prophète Roi : Fiat via illorum tenebrœ et lubricum, et angelus Domini persequens eos (1) : « Que leur voie soit

 

1 Psal. XXXIV, 6.

 

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ténébreuse et glissante, et que l'ange du Seigneur les poursuive. » Voilà un chemin bien dangereux. Quand il n'y aurait des ténèbres, qui n'en aurait de l'horreur ? Quand il ne serait que glissant, qui ne craindrait d'y marcher? Mais étant glissant et ténébreux, quel danger ne court-on point à chaque pas? Cependant il faut marcher; l'ange du Seigneur les poursuit: ange du Seigneur par sa création, mais devenu ange mauvais par le dérèglement de sa volonté. Encore un coup, voilà un chemin où le péril paraît presque inévitable : car lorsqu'un homme se voit dans les ténèbres et dans un endroit glissant, sans savoir où il peut mettre le pied, il a au moins cette ressource d'attendre qu'il fasse jour ; mais il y a ici un ange qui poursuit et qui presse. C'est ainsi que se trouve l'homme : son esprit est dans les ténèbres, son entendement dans une profonde ignorance, sa volonté est portée au mal dès sa naissance, son humeur le sollicite continuellement et le fait presque tomber à chaque pas ; et comme si ce n'était pas assez, le démon le presse par de continuelles tentations. Mais que dis-je, le démon? il y en a une infinité qui nous tentent. C'est pour cela, ma Fille, que je vous ai fait remarquer dans l'Evangile que Jésus-Christ donna pouvoir à ses apôtres contre toutes sortes de démons.

Il y a le démon de la vaine gloire, le démon de la sensualité, le démon de la colère, le démon de l'avarice, celui de l'envie, etc.; et ces démons cherchent à tout moment à nous faire tomber. Ils nous attaquent dans toutes nos voies; ils se servent de tout ce qui est en nous et hors de nous, pour nous engager dans le péché. « Tout ce qui est dans le monde, dit saint Jean, n'est que concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie (1) ; » et c'est par tout cela que le diable nous tente, que le démon de la sensualité nous flatte, que le démon de la vaine gloire nous fait aspirer aux élévations et aux honneurs, que le démon de la curiosité nous engage dans de vaines connaissances. Car bien que l'homme soit tenté par sa propre cupidité, comme selon saint Jacques cette cupidité est encore excitée par notre ennemi, combien donc devons-nous veiller pour ne lui donner

 

1 I Joan., II, 6.

 

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aucune prise sur nous, en écoutant nos mauvaises inclinations, en agissant pour le plaisir? car cela n'est jamais permis.

Il n'est pas défendu de trouver du plaisir dans les choses licites, comme dans le boire et le manger ; mais il ne faut jamais avoir en vue cette volupté, dans quoi que ce soit que l'on fasse, ni s'y attacher. Il faut, par exemple, que le soutien de la vie soit la seule chose qui oblige de boire et de manger.

Prenez-y garde, ma Fille ; ne vous laissez jamais aller à contenter la cupidité : car pour peu que vous l'écoutiez, vous donnerez des armes au démon contre vous. Mais si vous réprimez cet ennemi, si vous l'assujettissez à l'esprit, si vous la réglez, le démon n'aura aucun moyen de vous nuire ; vous le chasserez et vous l'éloignerez de vous. Jésus-Christ vous en a donné le pouvoir, comme je vous l'ai déjà dit. Oui, ma Fille, il vous a donné puissance contre toute sorte de démons ; et si vous êtes fidèle aux dons célestes, vous pourrez dire avec le Sauveur : « Le prince du monde va venir, et il ne trouvera rien en moi qui lui appartienne (1) : » et comme un saint évêque (2) disait à la mort : « Que fais-tu ici, bête cruelle? il n'y a rien qui t'y donne droit (3). »

Telle est la confiance qu'inspire à ceux qui sont à Jésus-Christ, le pouvoir qu'il leur a donné sur cet ennemi. Depuis qu'il a été vaincu sur la croix, son empire est abattu par toute la terre ; et nous pouvons par la vertu divine sortir, même avec avantage, de toutes ses tentations, et mettre en fuite tous les démons. Le Fils de Dieu en avait chassé sept de Magdeleine (4), et c'est ce qui l'attachait si tendrement à son Libérateur : son amour était un effet de sa reconnaissance.

Pour vous, ma Fille, comment témoignerez-vous la vôtre à celui qui vous a comblée de tant de grâces? En quelle manière lui ferez-vous paraître votre gratitude, et que vous ressentez ses bienfaits? Il vous le va apprendre lui-même dans la suite de notre évangile, comme je vais vous expliquer.

II. Point. « Ne préparez rien pour le chemin, ni bâton, ni sac, ni pain, ni argent, et n'ayez point deux habits. » Voilà, ma Fille,

 

1 Joan., XIV, 30. — 2 Saint Martin de Tours. —  3 Sulpit. Sever., epist. III. — 4  Marc., XVI, 9; Luc, VIII, 2.

 

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le dénuement que Jésus-Christ vous demande pour reconnaître ses grâces : c'est le parfait dégagement où il vous veut, et auquel vous vous êtes engagée par le vœu de pauvreté. Il faut que cette pauvreté soit entière, que rien de superflu et d'inutile ne l'affaiblisse. Ne vous réservez rien, ma Fille, soyez exacte là-dessus. N'ayez rien en particulier, comme il est dit des premiers fidèles : « Tout ce qu'ils avaient était commun entre eux, et on distribuait toutes choses à tous, selon que chacun en avait besoin (1). »

Voilà votre modèle, ma Fille. Si vous voulez être vraiment pauvre, il ne faut rien avoir que ce que la nécessité demande, et n'user même du nécessaire que comme appartenant à vos Sœurs autant qu'à vous. Loin donc toute attache, toute propriété, toute possession particulière. Qu'est-ce que de posséder une chose, dit saint Augustin (2), sinon l'avoir à soi, comme un bien où les autres n'ont point de part et si cela est, on n'est point pauvre.

On n'a point renoncé à toute propriété, non-seulement lorsqu'on ne veut point que les biens extérieurs nous soient communs avec nos frères, mais aussi quand on souhaite de la préférence dans les biens intérieurs. Craignez, ma Fille, cette espèce de propriété : aimez dans vos Sœurs les dons de Dieu ; et loin de les leur envier, réjouissez-vous-en, comme s'il vous les faisait à vous-même, et vous y aurez part.

C'est lui proprement que l'on doit aimer comme le bien commun. Ce bien souverain et infini ne diminue point en se communiquant : il se donne tout à tous, et on ne se fait point de tort l'un à l'autre en le possédant : chacun le peut posséder tellement tout entier, qu'il n'empêche pas qu'un autre ne le possède de même.

Aimez-le, ma Fille, ce bien qui est le seul véritable, et la source de tout bien. Que votre cœur ne se partage jamais entre lui et la créature : c'est ce que vous lui avez promis par le vœu de chasteté. Qu'il possède seul votre cœur et toutes vos affections : ne souffrez rien d'étranger, ni rien qui profane un cœur qui lui est

 

1 Act., IV, 32, 35. — 2 Enar. in Psal. CXXXI, n. 5, Serm. L, n. 4, Serm. CCCLVIII, n. 2 ; col. 1395.

 

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consacré. Brûlez pour lui d'un continuel et insatiable amour : n'aspirez qu'à le posséder; le posséder, c'est être possédé de lui. et c'est là le pur amour.

Persévérez donc constamment dans la pratique des obligations où vous vous êtes engagée ; car c'est ce que Dieu demande encore de vous dans le même évangile, en disant à ses apôtres : « En quelque maison où vous soyez entrés, demeurez-y, et n'en sortez point. » Voilà, ma Fille, la stabilité bien marquée dans ces paroles, de ce vœu que vous avez prononcé à la face des autels.

Rien n'est plus inconstant que l'esprit humain, et rien n'est plus difficile que de le fixer. Aujourd'hui il veut une chose, demain il en veut une autre : ce qui lui plaisait le matin, lui déplaît et lui est insupportable le soir ; ses désirs, ses sentiments et ses vues changent presque à tous les moments. Jésus-Christ, ma Fille, a voulu retenir cette mutabilité dans ses apôtres, en leur défendant de changer le lieu de leur demeure, et d'aller de maison en maison. Il nous fait voir par là combien l'instabilité lui déplaît dans ceux qui s'engagent à sa suite, par ce qu'il dit à cet homme, qui le voulait suivre, mais qui demandait de retourner dans sa maison pour quelques moments : « Quiconque ayant mis la main à la charrue regarde derrière soi, n'est pas propre au royaume de Dieu (1). »

Soyez ferme, ma Fille, et constante dans l'exécution de ce que vous avez promis à Dieu. Attachez-vous invariablement à la pratique de vos règles : marchez d'un pas égal dans le chemin où vous êtes entrée, ne vous détournant ni à droite ni à gauche : allez toujours devant vous comme ces animaux mystiques, qui nous sont représentés dans Ezéchiel : « Chacun d'eux marchait devant soi, dit le prophète ; ils allaient où les emportait l'impétuosité de l'esprit, et ils ne retournaient point lorsqu'ils marchaient (2). » Avancez donc sans cesse, ma Fille, et ne vous arrêtez jamais; mais marchez tout droit devant vous : fuyez les extrémités, demeurez dans un juste milieu; c'est là où consiste la vertu ; n'excédez ni à droite ni à gauche.

On excède à droite lorsqu'on se laisse aller à un zèle indiscret,

 

1 Luc, IX, 62. —  2 Ezech., 1, 12.

 

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et qu'on s'engage dans des actions qui bien que bonnes en elles-mêmes, ne sont pas dans l'ordre de Dieu par rapport à nous. On se détourne à gauche lorsqu'on fait le mal ; et c'est là le lieu du démon, qui nous y trouvant, nous fait rentrer sous sa tyrannie, comme il est rapporté dans l'Histoire ecclésiastique de cette chrétienne dont le diable se saisit au théâtre; car étant interrogé comment il avait osé entrer dans une personne qui était consacrée à Jésus-Christ : « Je l'ai trouvée, répond-il, dans un lieu qui m'appartient, et j'ai eu droit sur elle (1). »

Evitez ce malheur, ma Fille ; fuyez jusqu'aux apparences du mal, et généralement tout ce qui peut vous détourner de votre voie; gardez-vous du moindre relâchement. Ne vous laissez point affaiblir, et attachez-vous toujours à celles de vos Sœurs que vous verrez (a) les plus ferventes et les plus exactes : je parle sans vues particulières, croyant toutes vos Sœurs dans une exacte observance de leurs devoirs : mais il n'y a point de maison, si sainte qu'elle soit, où il n'y ait des âmes plus fidèles à leurs obligations, désirant davantage la perfection de leur état, et d'autres plus faibles et plus portées à se retirer de la sainte sévérité de la règle. Eloignez-vous de celles-ci, ma Fille, si vous en rencontrez; secouez même (b) contre elles la poussière de vos pieds, comme parle notre évangile ; car c'est encore une instruction que le Fils de Dieu vous y donne, et ce qu'il demande de vous, lorsqu'il dit à ses apôtres : « S'ils ne veulent pas vous recevoir, sortant de leur ville secouez même contre eux la poussière de vos pieds, afin que ce leur soit un témoignage contre eux. » N'ayez aucune liaison, ni aucun commerce avec ces personnes indociles, et qui voudraient vous entraîner avec elles dans une vie molle et relâchée ; fermez les yeux à leurs mauvais exemples : unissez-vous à celles de vos Sœurs qui vous paraîtront les plus zélées, les plus exactes et les plus soumises. Liez-vous à (c) ces enfants de paix, comme les appelle le Sauveur dans le chapitre suivant * : entrez dans leurs sentiments ; animez-vous par leur ferveur ; élevez-vous avec elles à ce qu'il y a de plus parfait : enfin, comme vous y

 

1 Terlull., ae Spect., n. 26 — 2  Luc. X, 6.

(a) Var. : Que vous connaissez. — (b) Secouez. — (c) Avec.

 

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exhorte saint Paul, « que tout ce qui est véritable, tout ce qui est juste, tout ce qui est saint, tout ce qui vous peut rendre aimable, tout ce qui est d'édification et de bonne odeur ; s'il y a quelque chose de louable dans le règlement des mœurs, que tout cela soit le sujet de vos méditations et l'entretien de vos pensées » Nourrissez-vous-en, ma Fille; car votre nourriture désormais doit être de faire la volonté du Père céleste, comme dit le Sauveur : « Ma viande est de faire la volonté de mon Père (1) : » c'est-à-dire qu'il faut que votre soumission et votre obéissance soit entière et parfaite, envers Dieu et envers vos supérieurs ; c'est ce que Jésus-Christ demande encore de vous, ma Fille.

« Mangez, dit-il à ses apôtres dans le même endroit de l'Evangile, mangez tout ce qui sera mis devant vous, » sans choix, sans distinction ; c'est-à-dire qu'il faut que vous receviez avec une paix égale tout ce que Dieu vous enverra, soit croix, soit peines, soit sécheresses, soit consolations, soit douceurs d'une tendre dévotion. Ayez la même égalité dans les conduites de votre supérieure : laissez-la vous gouverner comme elle le jugera (a) plus utile pour votre perfection. Qu'elle vous mette dans cette situation, qu'elle vous destine à cet emploi ou à un autre, soyez indifférente à tout, et obéissez à l'aveugle à tout ce qu'elle vous ordonnera, et sans réserve.

Voilà, ma Fille, toutes les obligations de l'état que vous avez embrassé, que l'Evangile vous a parfaitement expliquées ; c'est ce que Jésus-Christ exige de votre reconnaissance. Vous en peut-il trop demander après les miséricordes qu'il vous a faites, et la grâce qu'il vient de vous accorder, pour laquelle il y a si longtemps que vous soupirez? Je suis témoin de vos désirs dans l'attente de ce bonheur, dont enfin vous jouissez. Combien avez-vous gémi, poussé de vœux, versé de larmes devant Dieu, pendant tant d'années, pour l'obtenir ! Je veillais sur vous cependant et j'observais les mouvements de votre cœur, attendant les moments où l'Epoux céleste se déclarerait : car quoique déjà séparée du monde et vivant dans une sainte communauté, je vous voyais

 

1 Philip., IV, 8. —  2 Joan., IV, 34.

(a) Var. : Comme elle jugera.

 

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toujours attirée à quelque chose de plus parfait. De cette vallée je vous ai conduite sur une sainte montagne, où vous croyiez trouver l'accomplissement de vos désirs. Quelles consolations et quelles douceurs ne vous ai-je pas vue goûter, et quels charmes ne trouviez-vous pas dans ce saint monastère de Jouarre, et enfin combien avait-il d'agréments pour vous ! Vous pensiez, ma Fille, que c'était là le lieu où le Seigneur vous voulait. Mais non, il y a une prédestination de lieux et de personnes qu'il destine à notre bien et à notre bonheur : il vous appelait dans le saint monastère où vous êtes, où vous avez enfin consommé votre sacrifice, sous la conduite d'une si digne supérieure (a), entre les mains de laquelle je vous ai laissée, vous ayant confiée à ses soins, dont je lui demanderai compte au dernier jour. Ainsi elle vous instruira, elle exercera envers vous la charité d'une véritable mère, pour vous élever à la perfection de votre état.

Vous n'avez donc plus, ma Fille, qu'une seule affaire et qu'une unique occupation, qui est de vous rendre agréable à l'Epoux divin, de vous unir à cet Epoux incomparable, comme au seul objet de votre amour. Ouvrez-lui votre cœur, afin qu'il en prenne de plus en plus possession, et qu'il le rende une victime digne de lui avoir été immolée ; que vous soyez toute à lui, comme il sera tout à vous. C'est, ma Fille, ce que je lui demande pour vous, et je vous bénis en son saint nom. Amen.

 

LETTRE CL.  A Paris, ce 23 août 1698.

 

Je vous mets, ma Fille, sous la protection du cher Epoux, au nom de qui je vous défends de vous ouvrir à qui que ce soit de vos peines. Dieu veut cela de vous, parce que cela ne ferait que les aigrir et les soulever encore davantage.

J'approuve votre conduite dans l'affaire dont vous me parlez : vous avez agi par obéissance, sans aucun empressement de vous distinguer. C'est l'état où je vous souhaite, cachée avec Jésus-Christ, et si bien serrée dans son sein, que personne ne vous

 

(a) Madame de Luynes, auparavant religieuse à Jouarre.

 

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regarde, et qu'à peine vous vous connaissiez vous-même. Songez que ce céleste Epoux connaît qu'on l'aime par l'amour qu'on a pour porter sa croix et celles (a) qu'il impose lui-même, sans de notre part en choisir aucune. Continuez vos communions sans les interrompre. N'ayez nulle volonté que celle de contenter l'Epoux céleste, et de lui être fidèle et toujours unie. Que le reste demeure en son sein. Laissez-vous conduire. Mettez votre force dans votre espérance : c'est le vrai fondement de l'abandon, selon la parole de saint Pierre (1).

Vous avez raison de croire que je blâme vos inquiétudes. Quoique je n'écrive pas toujours, je ne quitte pas pour cela l'œuvre de Dieu ; et vous voyez, ma Fille, que tout se fait en son temps. S'il en est ainsi de moi, qui après tout ne suis qu'un pécheur, combien plus le devez-vous croire du céleste Epoux, qui m'inspire à moi-même tout ce que je fais?

Priez pour les affaires de l'Eglise : ses ennemis ne me parlent que de mon grand âge, et ne me menacent que d'une mort prochaine. Il n'en sera que ce que Dieu veut, et pourvu que la victoire de la vérité s'accomplisse bientôt, je ne demande pas même de la voir. Du reste, jusqu'ici ma santé est aussi parfaite qu'à trente ans, Dieu merci. Remerciez-en sa bonté; mais surtout gardez le silence que je vous ai ordonné, et que je vous ordonne sur vos peines. Notre-Seigneur soit avec vous et en vous.

 

LETTRE CLI.   A Meaux, ce 9 octobre 1699.

 

Je vous avoue, ma Fille, que c'est une grande humiliation d'être si fort poussé à bout sur des choses, qui après tout dépendent de l'opinion : mais puisque Dieu le permet, il faut le souffrir. Que vous importe que la créature soit chaude, froide ou indifférente? C'est taire injure à l'Epoux céleste que d'avoir ces sentiments pour autre que pour lui. Où est cette indifférence pour tout autre? Ne vous troublez point des peines sur la pauvreté et

 

1 I Petr., I, 3, 4-5.

(a) Var. : Pour sa croix et pour porter celles...

 

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la stabilité : suivez le courant de la maison pour la première ; pour l'autre, Dieu en disposera.

Je ne trouve rien de mauvais dans les sentiments que vous m'avez fait connaitre. Consolez-vous, ma Fille, et aimez celui qui a dit : « On remet beaucoup à celui qui aime beaucoup (1). »

Je vois bien que vous avez vu ce qui fait peine dans les reproches de M. de Cambray, et vous avez raison de croire que je n'en suis point touché par rapport à moi. Notre-Seigneur soit avec vous.

 

LETTRE CLII.   A Meaux, ce jeudi matin 1699.

 

Il y a, ma Fille, de la charité à retirer la personne dont vous me parlez de son entêtement : vous lui pouvez montrer de mes écrits ce que vous trouverez à propos. Elle est bonne fille, mais très-aisée à surprendre, et qui doit beaucoup craindre l'illusion.

Cette sorte d'oraison y est fort exposée, à cause qu'on y aime la singularité, et qu'on se met au nombre de ceux qui trouvent bas et vulgaire tout ce qui n'est pas raffiné : mauvais caractère, qui fait des superbes d'autant plus dangereusement trompés, qu'ils s'imaginent être humbles, en croyant que Dieu agit seulement, sans qu'ils fassent rien ; ce n'est pas là l'oraison ni la piété que Jésus-Christ nous a enseignée. La simplicité en est la marque ; elle suit la voie commune et battue ; la charité en est l’âme ; Jésus-Christ en est le soutien. Cette personne m'est fort suspecte de ce côté-là. Il y a bien de la différence entre s'exciter doucement et tranquillement, et demeurer immobile et sans action, en attendant que Dieu nous excite. Exhortez cette bonne fille à lire mon traité sur les Etats d'Oraison : elle y trouvera la spiritualité de l'Ecriture et des Saints, surtout qu'il faut agir et s'encourager soi-même, et ne pas contracter une habitude d'orgueilleuse et présomptueuse paresse, qui mène à la langueur, et par la langueur à la mort.

Vous avez raison, ma Fille, de dire que je ne me souviens plus, ou presque plus de tout ce que je vous ai écrit pour votre

 

1 Luc, VII, 47.

 

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instruction. Quand ce que Dieu donne pour les ainés a eu son effet, il n'est plus besoin de le rappeler avec effort ; et il suffit que le fond demeure.

Prenez garde, ma Fille, que je n'approuve que les captivités et les impuissances que peut imposer l'Epoux céleste ; gardez-vous bien de vous en faire à vous-même : allez néanmoins sans scrupule, et préférez ce qui est plus simple à ce qui l'est moins. Notre-Seigneur soit avec vous.

 

LETTRE CLIII.  A Paris, ce 5 février 1699.

 

Quoique vous m'ayez appris une très-dure nouvelle, je vous suis obligé, ma Fille, du soin que vous avez pris. J'ai invité le père T*** à vous aller consoler. Appliquez-vous à soulager la douleur de Madame de Luynes votre très-chère et digne supérieure. Pour Madame d'Albert (a), elle vous dirigera longtemps, si vous continuez à considérer ses exemples, les conseils qu'elle vous a donnés, et ceux (b) qu'elle vous donnerait en cas pareils. Vivez et mourez comme sous les yeux d'une si sainte maîtresse, et soyez comme elle une véritable religieuse, détachée de tout et au dedans (c) et au dehors.

Quoique j'écrive à Madame de Luynes, je vous charge de lui dire que j'irai bientôt à Torci, et que j'ai grand désir de la voir; celui de vous soulager dans votre peine (d) y entre pour beaucoup. Vous pouvez, en attendant, faire ce que vous me proposez; le reste se dira en présence. Assurez-vous que votre âme m'est toujours également chère : ceux qui vous ont dit le contraire, et que je n'étais pas content de vous, ne m'ont pas connu : tenez-vous assurée de moi en Notre-Seigneur à jamais.

 

(a) Qui venait de mourir. — (b) Et à considérer ceux... — (c) Au dedans. — (d) Douleur.

 

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LETTRE CLIV.  A Germigny, ce 14 octobre 1699.

 

Les circuits qu'ont faits vos lettres pendant mes voyages à Fontainebleau et ailleurs, ont empêché que je susse si tôt le péril où a été Madame de Luynes, votre chère supérieure. En arrivant de Jouarre, j'envoie exprès à Torci, pour en savoir (a) des nouvelles : n'oubliez aucune circonstance, ma Fille, sans quoi je serai toujours en inquiétude.

Abandonnez-vous à Dieu ; offrez-lui vos peines pour ceux qui en souffrent de semblables : de quelque côté qu'elles viennent, vous y trouverez du soulagement.

Je vous ai écrit depuis quelques jours, sur ce qu'il y avait de plus pressé dans vos dernières, principalement sur la serge, en vous expliquant que vous ne devez point hésiter d'en demander la dispense toutes les fois que vous en aurez besoin : du reste, ma Fille, vous n'avez qu'à offrir au saint Epoux l'état où il vous met, par la disposition de vos peines. Je vous ai résolu sur le principal de vos autres doutes. Je vous offrirai de bon cœur à Dieu, Madame votre supérieure et vous.

 

LETTRE CLV.  A Paris, ce 26 novembre 1699.

 

J'écris à Madame de Luynes, pour la prier, ma Fille, de ne point venir à Paris sans vous : je m'offre à demander votre obédience à M. l'archevêque, même à faire tout ce qui se pourra pour votre repos. Vous pouvez prendre les mesures dont vous me parlez. Ne suivez point votre inclination, mais les ouvertures que vous trouverez ; et vous les devez regarder comme un témoignage de la volonté de Dieu, et un effet de sa bonté.

Je pars demain, s'il plaît à Dieu; je ferai par lettres, le mieux que je pourrai, ce que le temps ne me permet pas de faire de vive voix.

 

(a) Var. : Apprendre.

 

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Vous avez pour Père, en ce qui regarde votre vocation, Monseigneur l'archevêque : remettez-vous en ses bontés plus que paternelles, et ne m'épargnez pas dans le besoin.

Saluez de ma part Madame de Luynes, et croyez-moi tout à vous, toujours résolu à ne vous abandonner point. Vous pouvez vous confesser à la personne dont vous me parlez : ne vous embarrassez point de certaines matières qui vous peinent. Je prie Notre-Seigneur, ma Fille, qu'il soit avec vous.

 

LETTRE CLVI.  A Paris, ce dimanche matin, septembre 1700.

 

Il ne tint pas à moi, ma Fille, que vous ne fussiez avertie que je pourrais aller hier vous voir : aujourd'hui je suis occupé tout le jour; demain je ne puis assurer aucun moment : je ferai ce que je pourrai l'après-dînée pour vous aller voir, mais je ne puis vous l'assurer. Je dois aller bientôt à Paris, et assurément j'irai à Torci. En attendant, vous n'avez rien à craindre pour votre salut dans l'affaire que vous savez : votre conscience est déchargée entièrement. Vivez en repos, ma Fille, puisque personne ne vous peut dire que vous soyez tenue à davantage que ce que vous avez fait. Agissez toujours ainsi au nom du cher et céleste Epoux, qui vous remet au jardin clos, où vous lui avez donné votre foi.

Je n'abandonnerai point Torci tant que vous y serez. Notre-Seigneur soit avec vous à jamais. Soyez-lui fidèle épouse, il vous sera un bon et parfait époux. Allez en son nom au lieu où il vous a attirée, et où il a reçu votre foi. Regardez-le en Madame votre supérieure : attachez-vous à lui obéir plus que jamais, et à la soulager dans les choses qu'elle voudra vous confier, allant même au-devant de ses désirs, en sincérité et simplicité, sans empressement. Notre-Seigneur soit avec vous, ma Fille.

 

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LETTRE CLVII.  A Paris, ce 12 décembre 1700.

 

Je n'ai appris aucune circonstance de la mort du saint abbé de la Trappe : ainsi je ne puis vous rien dire, ma Fille, sur ses dispositions. S'il a eu, comme on vous a dit, de grandes frayeurs des redoutables jugements de Dieu, et qu'elles l'aient suivi jusqu'à la mort, tenez, ma Fille, pour certain que la confiance a surnagé, ou plutôt qu'elle a fait le fond de l'état. Usez-en de même à l'exemple de saint Hilarion, qui tout pénétré de ces frayeurs ne laisse de dire avec courage : « Pars, mon âme ; eh ! que crains-tu? tu as servi Jésus-Christ (1). » C'est tout ce que je puis vous dire.

Ne faites point d'austérités extraordinaires, comme vous en pourriez être tentée, sans ordre particulier ou de votre supérieure ou de votre confesseur. Je prie Dieu, ma Fille, qu'il soit avec vous. Tenez vos peines au dedans ; et croyez que c'est là un des endroits où se doit le plus exercer votre courage.

Je reçois votre dernière lettre, j'ai lu la relation (a) que vous m'avez envoyée, et je vous en remercie : mais je dois vous avertir que M. de Séez en a présenté une toute différente au Roi ; et M. de Saint-André, qui vient de la Trappe, assure que celle-ci n'est pas véritable. Après tout, quand elle le serait, il n'y aurait aucune conséquence à en tirer, puisque la confiance et la paix subsistent sous ces terreurs, et que je suis assuré, selon que je connaissais ce saint abbé, qu'elles faisaient son fond. Quand j'aurai l'autre relation, je la donnerai à M. votre fils pour vous la faire tenir.

Au surplus, laissez là toutes ces pensées de la règle étroite; ce n'est qu'amusement d'esprit. Accomplissez vos devoirs selon l'état où vous êtes, et abandonnez tout le reste à la miséricorde divine. Notre-Seigneur soit avec vous à jamais, ma chère Fille, et vous fasse une vraie Epouse effrayée à la vérité de son austère jalousie,

 

1 Voyez S. Jérôme, Vit. S Hilar.

(a) Sur la mort île M. l'abbé de la Trappe.

 

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mais en même temps livrée à la confiance en son amour, malgré tout.

 

LETTRE CLVIII. A Meaux, ce 26 mars 1701.

 

Je suis bien fâché, ma Fille, de la continuation de vos peines : mais prenez courage, et soyez fidèle à l'obéissance et au divin Epoux. Si vous tenez l'extérieur en bride, lui-même par sa bonté vous soulagera au dedans : il est dans le tombeau ; allez avec ses amantes lui porter vos parfums les plus exquis; vous le trouverez vivant. Gardez-vous bien de différer vos pâques (a) ; et aussitôt que vous le pourrez, courez à sa table; prenez-le ou comme vivante ou comme morte : fussiez-vous avec son saint corps dans le tombeau, ou même dans les enfers avec sa sainte âme; prenez-le ou mort ou vivant, et enfin en quelque manière qu'il voudra se donner à vous. Ne doutez point, n'hésitez point, en espérance contre l'espérance. Obéissez à ma voix, qui est pour vous celle de Jésus-Christ.

Je ne puis vous rien dire sur ce que vous m'exposez, sinon qu’il faut prendre garde que toutes vos pensées de règle plus austère ne tournent à illusion, et ne soient que tentation : Dieu a fait des miracles pour vous mettre et vous remettre où vous êtes. Dites avec le Psalmiste : Hœc requies mea in sœculum sœculi (1) : « C'est ici mon repos aux siècles des siècles. » J'habiterai dans cette maison, puisque je l'ai choisie, ou plutôt que Dieu l'a choisie pour moi. Evitez, ma Fille, ces dangereuses agitations et incertitudes: communiez à votre ordinaire: mettez-vous corporellement devant Dieu à l'oraison, et laissez devenir votre âme ce qu'elle pourra, trop heureuse de pouvoir lancer vers le saint Epoux quelques regards furtifs. Je le prie d'être avec vous, et je vous bénis, ma Fille, en son saint nom.

Je vous répète encore que vous n'hésitiez point à communier, et que vous avez eu grand tort de différer à le faire.

 

1 Ps. CXXXI, 14.

(a) Var. : De différer de faire vos pâques.

 

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LETTRE CLIX. A Germigny, ce 12 juin 1701.

 

J'ai reçu, ma Fille, votre dernière lettre comme les précédentes. J'y ai vu tous les besoins que vous me marquez : je voudrais vous y pouvoir soulager de vive voix; mais je ne me trouve pas si portatif qu'autrefois, et les voyages me peinent : ainsi, ma Fille, il reste que vous m'écriviez par les voies les plus sûres.

Daigne le saint Epoux vous unir à lui et à sa croix par la mortification, principalement intérieure. Soyez en silence envers la créature, criez au ciel de toute la force de votre cœur : dites souvent en criant de cette sorte le psaume XXXII, en union avec moi, qui le dis aussi très-souvent : et puisque vous me pressez de vous imposer quelques parties des saintes rigueurs de l'Eglise, pour vous mieux préparer à son indulgence, je vous ordonne, ma Fille, dans la semaine où vous vous préparerez au jubilé, deux fois les sept Psaumes pénitentiaux, et les pénitences (a) que vous me marquez pour la conversion des plus grands pécheurs et le soulagement des âmes du purgatoire.

Je n'ai rien su de la maladie de M. votre fils ; j'en prendrai soin à mon retour, qui sera mardi, s'il plaît à Dieu. Je prie le Saint-Esprit de vous unir éternellement au céleste Epoux.

 

LETTRE CLX.  A Meaux, ce 9 avril 1702.

 

Assurez-vous, ma Fille, que je ne perdrai jamais le soin de votre conduite. La peine que j'ai à écrire est la seule cause qui retient mes lettres, qui ne vous manqueront pourtant pas dans le besoin. C'est la peine qui vous fait croire que j'abandonne (b) le soin de votre âme : je n'en ai jamais eu la pensée, et je ne manque, ce me semble, en rien aux choses essentielles.

 

(a) Var. : De dire deux fois les sept psaumes pénitentiaux et de faire les pénitences ...  — (b) C'est la peine que vous souffrez qui vous fait croire que j'abandonne.

 

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Vous pouvez faire sans scrupule et sans hésiter, ce qui sera nécessaire pour votre santé, par l'avis du médecin et par votre propre expérience ; je vous l'ai déjà écrit, et il faut, ma Fille, s'en tenir là : le divin Epoux l'aura agréable (a).

Pour vous voir dans ce jubilé, je ne vois pas (b) que je le puisse. Je ne suis guère en état de faire d'autres voyages que ceux qui sont indispensables et d'obligation précise. Assurez-vous cependant que la bonne volonté ne manquera jamais, et que votre âme ne cessera de m'être chère devant Dieu comme la mienne. Je donnerai ordre qu'on vous envoie par la première commodité, nos Méditations et Prières sur le jubilé.

Je suis bien aise, ma Fille, d'avoir à vous dire que je suis très-content de M. votre fils, qui fait les choses avec soin, avec affection et avec adresse. Je vous assure de très-bonne foi que je le trouve très-honnête homme, très-capable, et que je serai ravi de lui faire plaisir en toutes choses. Notre-Seigneur soit avec vous, ma Fille.

 

LETTRE CLXI.  A Meaux, ce 21 juin 1702.

 

Votre lettre, ma chère Fille, me fut rendue hier seulement par M. l'abbé Bossuet; il est parti ce matin avant le jour, de sorte que ce ne sera pas lui qui vous portera la réponse.

C'est une grande grâce du cher Epoux, de vous enfoncer dans la retraite où vous êtes : c'en est une autre de vous empêcher de rien faire paraître d'extraordinaire. Ces deux grâces me sont un gage de la présence du céleste Epoux, qui ne vous abandonnera pas. Livrez-vous à la solitude et à son esprit détruisant, qui ravage tout aux environs ; car il est celui dont les coups sont un soutien, et les ravages une protection.

Gardez donc bien la foi, et demandez, ma Fille, au saint Epoux cet amour qui est plus fort que la mort (1). Communiquez peu à la créature, et avec la créature ; soyez recueillie, prêtez l'oreille au dedans.

 

1 Cant.,  VIII, 6.

(a) Var. : Pour agréable — (c) Je ne crois pas.

 

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Je retourne à Paris, où je verrai le nouveau marié (a), dont je suis toujours très - content. Notre-Seigneur soit toujours avec vous, ma Fille.

 

LETTRE CLXII.  A Paris, ce 17 décembre 1702

 

Faites ainsi, ma Fille, et vous vivrez : songez à ce qui était avant la création du monde ; Dieu seul, et hors de lui le pur néant ; si l'on peut mettre devant ou après, dedans ou dehors, ce qui n'est rien. Dieu a voulu faire le monde, et lui donner le commencement que lui seul connait. Le monde ne change pas pour cela de nature ; il demeure un pur néant en lui-même, et ne subsiste que par son rapport à Dieu qui lui donne l'être. Il ne le faut donc regarder que de ce côté-là, et ne rien voir de ce qui y est que dans la volonté de Dieu. Car le péché, qui n'est point par la volonté, mais qui est plutôt contre la volonté de Dieu, permis seulement et non voulu, n'est rien en soi. Tout n'est donc rien, excepté Dieu ; et l’âme ne doit voir que Dieu en tout, et demeurer insensible et indifférente pour tout ce qui n'est pas Dieu. Amen, amen. Cela est ainsi, et la croix de Jésus-Christ est faite pour anéantir dans nos cœurs tout ce qui n'est point Dieu, ou ordre de Dieu.

Demeurez donc ferme, ma Fille, dans votre résolution, que j'approuve et reçois au nom de Dieu, le priant de la bénir et de la rendre éternelle. Il n'importe guère combien dure une retraite, pourvu que les résolutions qu'on y prend soient persévérantes. Je prie le divin Epoux que cela soit ainsi en vous.

Je ne puis vous rien décider sur le voyage de Paris ; c'est une affaire de médecin : ainsi sur ce sujet-là je n'ai rien à dire. En gros, si vous pouvez éviter de sortir de votre clôture, ce sera le plus agréable à Dieu. Songez que les Carmélites et les Filles de Sainte-Marie ne sortent jamais, pour quelque cause que ce soit. Que le saint Epoux daigne vous garder sous son aile, et soit avec vous, ma Fille.

 

(a) Le fils de cette Religieuse.

 

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LETTRE CLXIII. Décembre 1702.

 

PREMIÈRE DEMANDE. Sur la grande règle où cette personne se sentait attirée de plus en plus, quoiqu'elle aimât beaucoup sa maison et sa supérieure.

 

RÉPONSE. Ne pensez point à la grande règle, ma Fille; tenez-vous où vous êtes : la tendance à la perfection, quand elle tourne à inquiétude et à scrupule, est à éviter. Ne vous laissez pas tourmenter de vains désirs : désirez ce qui se peut bonnement ; Dieu n'en veut pas davantage. C'est votre maison de profession et de stabilité que vous devez aimer et préférer à toute autre. Si Dieu par sa suave disposition ne vous trouve autre chose, vous devez vous conformer à l'état où il vous a mise par une grâce si particulière. Votre désir est de Dieu, qui ne veut pas toujours accomplir les désirs qu'il inspire lui-même. Laissez donc aller ce désir à celui qui les donne ; et vous soumettant pour l'exécution à ses saintes volontés, demeurez en paix.

Faites ce qui est devant vous et ce que Dieu a mis en votre pouvoir, et contentez-vous de cela, puisque le saint Epoux en est content. Priez, désirez; mais ne vous donnez aucun mouvement : le désir vient de Dieu; l'agitation viendrait de la tentation, je vous la défends. Gardez-vous bien d'aucun mouvement sur ce désir qui ne serait, je vous le répète, qu'une pure tentation. Si Dieu veut autre chose de vous, je l'écouterai quand il en ouvrira les moyens.

Ne demandez point avec tant d'empressement d'être délivrée de ce désir, puisqu'il est bon, et peut vous tenir lieu de purgatoire en ce monde. Les saintes âmes que Dieu purifie sont désirantes, mais soumises. Ne vous laissez donc point aller à l'inquiétude, de crainte que vous n'en fassiez moins bien ce que vous avez à faire. Tant que votre impatience sera entre l'Epoux céleste et vous seule, je prie Dieu qu'il vous la pardonne, mais en attendant, qu'il la modère; de sorte qu'elle n'éclate point au dehors, et n'en empêche pas les fonctions.

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SECONDE DEMANDE. Sur la stabilité et la pauvreté.

 

RÉPONSE. Je dois vous dire, ma Fille, sur la stabilité, qu'elle consiste dans l'exclusion de toute pensée de changement, et dans l'arrêt au lieu où l'on s'est consacré pour y reposer jusqu'au grand délogement, sans vouloir avoir d'autres vues : c'est le parfait accomplissement de cette parole de Notre-Seigneur : « A chaque jour suffit son mal (1).» Il faut sacrifier à Dieu vos peines là dessus.

Et sur la pauvreté, il n'est point permis aux pauvres de Jésus-Christ de tant prévoir, ni de se tant chercher des appuis. Laissez votre volonté et votre prévoyance dans votre supérieure ; et du reste vivez d'abandon en Dieu, assurée qu'il aura soin de vous dans la suite, comme il a eu jusqu'ici. Je suis bien aise que vous ayez renoncé à ce que vous me marquez : mais prenez garde de transporter (a) votre inquiétude à une autre chose. Ne pensez point à l'avenir ; mortifiez et anéantissez tout ce qui est en vous : à ce prix l'Epoux céleste est à vous.

 

TROISIÈME DEMANDE. Sur les confesseurs.

 

RÉPONSE. Votre peine est juste d'un certain côté ; mais ne pouvant y remédier, attachez-vous à voir Jésus-Christ dans les confesseurs. La foi seule peut faire cet ouvrage.

Vous avez pu et dû faire ce que vous avez fait; mais après vous être acquittée de ce devoir, soyez en repos, sans permettre à la créature de vous troubler. Unie à l'Epoux céleste, jouissez-en indépendamment de tout autre que de lui.

 

QUATRIÈME DEMANDE. Sur les prières vocales, et sur la retraite.

 

RÉPONSE. Les prières vocales, comme de prix fait pour obtenir l'effet de votre désir, entretiennent l'inquiétude. Ces pressentiments ne sont et ne seront qu'un amusement, si vous y adhérez : il les faut laisser passer et s'écouler comme de l'eau. Il y a ordinairement bien de l'amusement dans ces petites pratiques de dévotion, que l'on fait pour obtenir de Dieu quelque chose : accomplir

 

1 Matth., VI, 34.

(a) Var. : A ne pas transporter.

 

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sa volonté et s'occuper de ce désir, c'est une belle neuvaine.

J'approuve l'esprit de retraite et de solitude, sans affectation, ni chagrin, ni scrupule. Je vous offrirai de bon cœur à Dieu en son Fils, votre cher Epoux. Il faut se soumettre à l'ordre de Dieu, et ne se laisser jamais troubler par la créature (a) : une Epouse de Jésus-Christ a le cœur plus grand que le monde, et n'entre dans aucune bagatelle. Abandon à la Providence, c'est ce que veut le divin Epoux.

Dilatez-vous du côté du ciel; tâchez à sentir et à pratiquer que Dieu suffit seul. Dites dans cet esprit le psaume XXII.

« Où le péché a abondé, la grâce a surabondé (1). » Soyez attentive sur vous-même ; résistez à tout : moyennant cela, continuez l'oraison, les saints transports de l'amour envers le chaste et céleste Epoux, et la communion.

Ne vous impatientez pas sur mes réponses : j'écris, non pas quand je veux, mais quand je puis. Continuez à votre ordinaire toutes vos pratiques, quand mes réponses tarderont. Je prie Notre-Seigneur qu'il soit avec vous, ma Fille.

 

LETTRE CLXIV. A Paris, ce 26 février 1703.

 

Vous pouvez, ma Fille, communiquer à M. de Saint-André celles de mes lettres que vous croirez utiles à garder pour votre consolation : il m'en rendra compte s'il le faut, et par lui-même il est très-capable du discernement nécessaire. Profitez-en vous-même, puisque c'est pour vous qu'elles sont écrites, et qu'elles laissent peu de doutes indécis par rapport à vos états.

Je vous mets entre les mains de celui à qui l'Epouse a dit : « Tirez-moi (2), » et qui a dit lui-même : « Nul ne peut venir à moi, que mon Père ne le tire (3). » Cachez-vous dans les plaies de Jésus-Christ ; qu'il vous soit un époux de sang : il a été blessé pour nos péchés, et nous sommes guéris par ses plaies. Je le prie, ma Fille, qu'il soit avec vous, et vous bénis en sou nom.

 

1 Rom., V, 20. — 2 Cant., I, 3. —  3 Joan., VI, 44. (a) Var : Les créatures.

 

 

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EXTRAITS DE DIFFÉRENTES LETTRES.

 

Il ne faut point tant faire de choses, ma Fille, pour attirer l'Epoux céleste ; il ne faut qu'aimer. Dieu vous fera trouver la part de Marie dans celle de Marthe, quand vous entrerez dans cette dernière par obéissance.

Allez votre train, sans vous détourner : songez plutôt à contenter Dieu qu'à être contente, et ne cherchez point à savoir si vous lui plaisez ; mais faites tout ce que vous croirez qui doit lui plaire, et soyez soumise à ses volontés. Demeurez en tout à la disposition du cher Epoux, qui vous fera accomplir sa volonté. Ce sont ici les occasions où il faut conserver la paix par rapport à l'ordre de Dieu, moteur des cœurs, et «qui fait ce qui lui plaît dans le ciel et sur la terre (1).»

Les dispositions où il faut être sur les peines dont vous me parlez sont d'adorer Dieu qui les permet, et régler les nôtres suivant les règles de la charité. C'est se rendre trop dépendant de la créature, que de se laisser troubler par les sentiments d'autrui : il faut du moins garder les dehors, si on ne peut se rendre maîtresse du dedans.

Il y a des conjonctures où on n'a rien à dire, et où il faut attendre avec patience les ouvertures que Dieu donnera pour en sortir. Continuez à demeurer soumise à Dieu dans ses voies.

L'Epoux céleste est à la porte : entrez avec la lampe, avec le saint et pur amour, et vivez à lui seul. Ce n'est pas contenter le cher Epoux que de vouloir ne parler que de croix, et de vouloir changer celles qu'il envoie. Consolez-vous cependant, et abandonnez-vous à sa volonté.

Anéantissez-vous, et demeurez ensevelie et cachée avec Jésus-Christ, si vous voulez lui plaire : trop heureuse de participer à la sainte obscurité de sa vie et au silence de sa sépulture. Comptez-vous pour rien ; et que la seule obéissance vous remue dans votre sépulture, et vous en fasse sortir.

 

1 Psal. CXXXIV, 6.

 

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Il n'y a rien de plus inconnu aux hommes, que les conduites particulières que Dieu tient sur les âmes : c'est un secret qu'il s'est réservé ; il ne leur appartient pas de les vouloir pénétrer ; il suffit qu'on les adore et qu'on s'y soumette.

Exposez souvent à Dieu vos besoins, vos faiblesses et vos impuissances. Dites-lui, en un mot, qu'il soutienne votre espérance, et qu'il vous défende de tout ce qui pourrait ou la détruire ou l'affaiblir.

Je n'oublie point de prier pour obtenir la délivrance (a) de votre peine : mais je ne veux pas que votre repos dépende de là, puisque Dieu seul et l'abandon à sa volonté en doit être l'immuable fondement. C'est l'ordre de Dieu, et je ne puis le changer, ni je ne le veux, parce qu'il n'y a rien de plus aimable ni de meilleur que cet ordre, dans lequel consiste la subordination de la créature envers Dieu.

La nature se trouve partout, et se peut trouver dans les actes les plus purs, qui peuvent servir à la repaître. Le moyen le plus efficace pour l'empêcher de s'y trouver, c'est de la laisser comme oubliée, et de songer plutôt à l'outre-passer qu'à la combattre.

Tout n'est rien en effet : tout ce qu'on pense de Dieu est un songe à comparaison de ce qu'on voudrait et faire et penser pour célébrer sa grandeur. Offrez-lui le néant de vos pensées, qui se perdent et s'évanouissent devant la plénitude de sa perfection et de son être. Apprenez à ne point aimer, afin de savoir aimer : videz votre cœur de l'amour du inonde, afin de le remplir de l'amour de Dieu.

Etant toujours incertains de la venue de notre Juge, vivons tous les jours comme si nous devions être jugés le lendemain.

Vous souhaitez à l'heure de la mort la confiance que vous ressentez souvent : ignorez-vous que celle qu'on a pendant le cours de la vie a son effet pour la mort ? Que sommes-nous, sinon des mourants ? Celui qui la donne ne la peut-il pas continuer ? Que fera l’âme à la dernière heure, sinon ce qu'elle a toujours fait (b) ? Dieu n'a-t-il pas en son pouvoir tous les moments, et y en a-t-il un seul qui ne puisse être celui de la mort ? Que faut-il donc faire

 

(a) Var. : Pour la délivrance. — (b) Ce qu'elle a fait toujours.

 

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à chaque moment, sinon étendre sa confiance à tous les moments suivants et à l'éternité toute entière, si notre vie pouvait durer autant ?

« Nous sommes affligés, mais nous ne sommes pas dans l'angoisse ; nous sommes agités, mais nous ne sommes pas délaissés ; nous sommes abattus, mais nous ne périssons pas (1). Je vous le dis, dilatez-vous, mettez-vous au large (2); réjouissez-vous en Notre-Seigneur ; je vous le dis encore une fois, réjouissez-vous (3)» en Jésus-Christ votre espérance. « Mon esprit s'est réjoui en Dieu mon Sauveur (4). »

« L'amour est fort comme la mort : la jalousie est dure et violente comme l'enfer: elle a des touches brûlantes; les torrents d'eau ne l'éteindront pas (5). »

Ce que Dieu a déjà fait pour nous est assez grand pour nous faire attendre le reste avec foi et confiance. Amen, amen.

 

1 II Cor., IV, 8. — 2 Ibid., VI, 13. — 3 Philip., IV, 4.  — 4 Luc., I, 17. — 5 Cant., VIII, 6, 7.

 

FIN DU VINGT-SEPTIÈME VOLUME.

 

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