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LETTRES DIVERSES ET DE DIRECTION
LETTRES DIVERSES
LETTRE PREMIÈRE.
BOSSUET AU P. CAFFARO, THÉATIN (a). A Germigni, ce 9 mai 1694.
C'est à vous-même, mon révérend Père, que j'adresserai
d'abord en secret entre vous et moi, selon le précepte de l'Evangile
(a) Dans le commencement de 1694, une lettre sous forme de
dissertation parut, qui justifiait les représentations théâtrales; elle parut à
la tête des comédies de Boursault, dénonçant comme son auteur un religieux
d'origine italienne, le P. Caffaro, qui professait à Paris dans la maison des
Théatins la philosophie et la théologie. Le scandale fut au comble : les âmes
pieuses désapprouvèrent hautement le défenseur des jeux scéniques; plusieurs
théologiens, entre autres le P. le Brun, le réfutèrent dans de savants écrits;
et l'archevêque de Paris, Mgr. de Harlay, le somma de se rétracter publiquement.
Nous connaissons déjà le sentiment de Bossuet sur les
comédies. Dans la Lettre à Innocent XI sur l'éducation du Dauphin, parlant des
beautés qu'il trouvait dans Térence avec son royal élève : « Nous ne pardonnions
cependant rien, continue-t-il, à ce poète divertissant, et nous reprenions les
endroits où il a écrit trop licencieusement. Mais en même temps nous nous
étonnions que plusieurs de nos auteurs eussent écrit pour le théâtre avec
beaucoup moins de retenue, et condamnions une façon d'écrire si déshonnête comme
pernicieuse aux bonnes mœurs. » Pénétré de ces sentiments, Bossuet, gardien si
vigilant de la saine morale comme de la saine doctrine, ne pouvait garder le
silence devant l'éloge des compositions théâtrales ; dans une lettre adressée
particulièrement au P. Caffaro, il réfuta le téméraire apologiste avec autant de
ménagement que de force, et lui donna toutes les instructions qui pouvaient le
tirer de son erreur.
Le P. Caffaro ne resta pas sourd à la voix de la science et
de la charité ; dans une prompte réponse, il souscrivit sans réserve à sa propre
condamnation. On verra comment il explique la publication de sa lettre.
Tout cela ne satisfit point le zèle du saint évêque.
Craignant les progrès d'une
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gile, mes plaintes, contre une lettre en forme de
dissertation sur la comédie, que tout le monde vous attribue constamment, et que
depuis peu on m'a assuré que vous aviez avouée. Quoi qu'il en soit, si ce n'est
pas vous qui en soyez l'auteur, ce que je souhaite, un désaveu ne vous fera
aucune peine ; et dès là ce n'est plus à vous que je parle. Que si c'est vous,
je vous en fais mes plaintes à vous-même, comme un chrétien à un chrétien, et
comme un frère à un frère.
Je ne perdrai point le temps à répondre aux autorités de
saint Thomas, et des autres Saints qui en général semblent approuver ou tolérer
les comédies. Puisque vous demeurez d'accord, et qu'en effet on ne peut nier que
celles qu'ils ont permises ne doivent exclure toutes celles qui sont opposées à
l'honnêteté des mœurs, c'est à ce point qu'il faut s'attacher, et c'est par là
que j'attaque votre lettre, si elle est de vous.
La première chose que j'y reprends, c'est que vous ayez pu
dire et répéter que la comédie, telle qu'elle est aujourd'hui, n'a rien de
contraire aux bonnes mœurs, et qu'elle est même si épurée à l'heure qu'il est,
sur le théâtre français, qu'il n'y a rien que l'oreille la plus chaste ne pût
entendre. Il faudra donc que nous passions pour honnêtes les impiétés et les
infamies dont sont pleines les comédies de Molière, ou que vous ne rangiez pas
parmi les pièces d'aujourd'hui celles d'un auteur qui vient à peine d'expirer,
et qui remplit encore à présent tous les théâtres des équivoques les plus
grossières, dont on ait jamais infecté les oreilles des chrétiens.
Ne m'obligez pas à les répéter : songez seulement si vous
oserez soutenir à la face du ciel, des pièces où la vertu et la piété sont
toujours ridicules, la corruption toujours défendue et
erreur dangereuse, pour prémunir les faibles contre la
séduction, il écrivit un petit ouvrage intitulé : Maximes et Réflexions sur
la Comédie. Dans cet ouvrage, il combat jusqu'à certain point saint Thomas
sur la vertu d’eutrapélie, connue l'appellent les docteurs du moyen âge;
c'est là peut-être sa plus grande hardiesse théologique. Quoi qu'il en soit, le
théologien français est plus sévère, sur la vertu ou la qualité dont il s'agit,
que ne l'ont jamais été les théologiens romains.
Les Maximes sur la Comédie parurent dans les
derniers mois de 1694, chez Annisson, en un petit volume in-12. Delusseux
réimprima cet ouvrage en 1726.
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toujours plaisante, et la pudeur toujours offensée ou
toujours en crainte d'être violée par les derniers attentats; je veux dire par
les expressions les plus impudentes, à qui l'on ne donne que les enveloppes les
plus minces.
Songez encore si vous jugez digne de votre habit et du nom
de chrétien et de prêtre, de trouver honnêtes toutes les fausses tendresses,
toutes les maximes d'amour, et toutes ces douces invitations à jouir du beau
temps de la jeunesse, qui retentissent partout dans les opéras de Quinault, à
qui j'ai vu cent fois déplorer ces égarements. Mais aujourd'hui vous autorisez
ce qui a fait la matière de sa pénitence et de ses justes regrets, quand il a
songé sérieusement à son salut ; et vous êtes contraint selon vos maximes
d'approuver que ces sentiments, dont la nature corrompue est si dangereusement
flattée, soient encore animés d'un chant qui ne respire que la mollesse.
Si Lulli a excellé dans son art, il a dû proportionner,
comme il a fait, les accens de ses chanteurs et de ses chanteuses à leurs récits
et à leurs vers : et ses airs tant répétés dans le monde, ne servent qu'à
insinuer les passions les plus décevantes, en les rendant les plus agréables et
les plus vives qu'on peut.
Il ne sert de rien de répondre qu'on n'est occupé que du
chant et du spectacle, sans songer au sens des paroles, ni aux sentiments
qu'elles expriment : car c'est là précisément le danger, que pendant qu'on est
enchanté par la douceur de la mélodie, ou étourdi par le merveilleux du
spectacle, ces sentiments s'insinuent sans qu'on y pense, et gagnent le cœur
sans être aperçus. Et sans donner ces secours à des inclinations trop puissantes
par elles-mêmes, si vous dites que la seule représentation des passions
agréables, dans les tragédies d'un Corneille et d'un Racine, n'est pas
pernicieuse à la pudeur, vous démentez ce dernier, qui a renoncé publiquement
aux tendresses de sa Bérénice, que je nomme parce qu'elle vient la première à
mon esprit : et vous, un prêtre, un Théatin, vous le ramenez à ses premières
erreurs.
Vous dites que ces représentations des passions agréables
ne les excitent qu'indirectement, par hasard et par accident, comme vous parlez.
Mais au contraire il n'y a rien de plus direct ni de
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plus essentiel dans ces pièces, que ce qui fait le dessein
formel de ceux qui les composent, de ceux qui les récitent et de ceux qui les
écoutent. Dites-moi, que veut un Corneille dans son Cid, sinon qu'on aime
Chimène, qu'on l'adore avec Rodrigue, qu'on tremble avec lui lorsqu'il est dans
la crainte de la perdre, et qu'avec lui on s'estime heureux lorsqu'il espère de
la posséder ? Si l'auteur d'une tragédie ne sait pas intéresser le spectateur,
l'émouvoir, le transporter de la passion qu'il a voulu exprimer, où tombe-t-il
si ce n'est dans le froid, dans l'ennuyeux, dans l'insupportable, si on peut
parler de cette sorte? Toute la fin de son art et de son travail, c'est qu'on
soit comme son héros, épris des belles personnes, qu'on les serve comme des
divinités ; en un mot, qu'on leur sacrifie tout, si ce n'est peut-être la
gloire, dont l'amour est plus dangereux que celui de la beauté même. Si le but
des théâtres n'est pas de flatter ces passions, qu'on veut appeler délicates,
mais dont le fond est si grossier, d'où vient que l'âge où elles sont les plus
violentes est aussi celui où l'on est touché le plus vivement de leur
expression? Pourquoi, dit saint Augustin, si ce n'est qu'on y voit, qu'on y sent
l'image, l'attrait, la pâture de ses passions1? Et cela, dit le même Saint,
qu'est-ce autre chose qu'une déplorable maladie de notre cœur? On se voit
soi-même dans ceux qui nous paraissent comme transportés par de semblables
objets. On devient bientôt un acteur secret dans la tragédie : on y joue sa
propre passion ; et la fiction au dehors est froide et sans agrément, si elle ne
trouve au dedans une vérité qui lui réponde. C'est pourquoi ces plaisirs
languissent dans un âge plus avancé, dans une vie plus sérieuse, si ce n'est
qu'on se transporte par un souvenir agréable dans ses jeunes ans, les plus beaux
selon les sens de la vie humaine, et qu'on en réveille l'ardeur qui n'est jamais
tout à fait éteinte.
Si les nudités, si les peintures immodestes causent
naturellement ce qu'elles expriment et que pour cette raison on en condamne
l'usage, parce qu'on ne les goûte jamais autant qu'une main habile l'a voulu,
qu'on n'entre dans l'esprit de l'ouvrier et qu'on ne se mette en quelque façon
dans l'état qu'il a voulu
1 Conf., lib. III, cap. II; De Catechiz. rudib.,
cap. XVI, n. 25.
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peindre : combien plus sera-t-on touché des expressions du
théâtre, où tout paraît effectif, où ce ne sont point des traits morts et des
couleurs sèches qui agissent; mais des personnages vivans, de vrais yeux, ou
ardens, ou tendres, et plongés dans la passion ; de vraies larmes dans les
acteurs, qui en attirent d'autres dans ceux qui regardent; enfin de vrais
mouvements qui mettent en feu tout le parterre et toutes les loges : et tout
cela, dites-vous, n'émeut qu'indirectement, et n'excite que par accident les
passions ?
Dites encore que les discours, qui tendent directement à
allumer de telles flammes, qui excitent la jeunesse à aimer, comme si elle
n'était pas assez insensée ; qui lui font envier le sort des oiseaux et des
bêtes, que rien ne trouble dans leurs passions, et se plaindre de la raison et
de la pudeur si importunes et si contraignantes : dites que toutes ces choses et
cent autres de cette nature, dont tous les théâtres retentissent, n'excitent les
passions que par accident, pendant que tout crie qu'elles sont faites pour les
exciter, et que si elles manquent leur coup, les règles de l'art sont frustrées
et les auteurs et les acteurs travaillent en vain.
Je vous prie, que fait un acteur, lorsqu'il veut jouer
naturellement une passion, que de rappeler autant qu'il peut celles qu'il a
ressenties, et que s'il était chrétien, il aurait tellement noyées dans les
larmes de la pénitence, qu'elles ne reviendraient jamais à son esprit, ou n'y
reviendraient qu'avec horreur : au lieu que pour les exprimer, il faut qu'elles
lui reviennent avec tous leurs agréments empoisonnés, et toutes leurs grâces
trompeuses ?
Mais tout cela, dites-vous, paraît sur les théâtres comme
une faiblesse : je le veux ; mais comme une belle, comme une noble faiblesse,
comme la faiblesse des héros et des héroïnes ; enfin comme faiblesse si
artificieusement changée en vertu, qu'on l'admire, qu'on lui applaudit sur tous
les théâtres, et qu'elle doit faire une partie si essentielle des plaisirs
publics, qu'on ne peut souffrir de spectacle où non-seulement elle ne soit, mais
encore où elle ne règne et n'anime toute l'action.
Dites, mon Père, que tout cet appareil n'entretient pas
directement et par soi le feu de la convoitise, ou que la convoitise n'est
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pas mauvaise, et qu'il n'y a rien qui répugne à l'honnêteté
et aux bonnes mœurs dans le soin de l'entretenir ; ou que ce feu n'échauffe
qu'indirectement, et que ce n'est que par accident que l'ardeur des mauvais
désirs sort du milieu de ces flammes : dites que la pudeur d'une jeune fille
n'est offensée que par accident par tous les discours où une personne de son
sexe parle de ses combats, où elle avoue sa défaite, et l'avoue à son vainqueur
même. Ce qu'on ne voit point dans le monde, ce que celles qui succombent à cette
faiblesse y cachent avec tant de soin, une jeune fille le viendra apprendre à la
comédie : elle le verra, non plus dans les hommes, à qui le monde permet tout,
mais dans une fille qu'on représente modeste, pudique, vertueuse, en un mot dans
une héroïne ; et cet aveu, dont on rougit dans le secret, est jugé digne d'être
révélé au public, et d'emporter comme une nouvelle merveille l'applaudissement
de tout le théâtre.
Je crois avoir assez démontré que la représentation des
passions agréables porte naturellement au péché, puisqu'elle flatte et nourrit
de dessein prémédité la concupiscence qui en est le principe. Vous direz selon
vos maximes qu'on purifie l'amour, et que la scène toujours honnête dans l'état
où elle paraît aujourd'hui, ôte à cette passion ce qu'elle a de grossier et
d'illicite : c'est un chaste amour de la beauté, qui se termine au nœud
conjugal. A la bonne heure : du moins donc, s'il plaît à Dieu, à la fin vous
bannirez du milieu des chrétiens les prostitutions et les adultères, dont les
comédies italiennes ont été remplies, même de nos jours où le théâtre vous
paraît si épuré, et qu'on voit encore toutes crues dans les pièces de Molière.
Vous réprouverez les discours où ce rigoureux censeur des grands canons (a), et
des mines et des expressions de nos précieuses, étale cependant dans le plus
grand jour les avantages d'une infâme tolérance dans les maris, et sollicite les
femmes à de honteuses vengeances contre leurs jaloux. Du moins vous confesserez
qu'il faudrait réformer le théâtre par ces endroits-là, et qu'il ne fallait pas
tant louer
(a) Les canons, dont Molière se moque, étaient un ornement
de drap, de soie, ou de toile, froncé, et quelquefois orné de rubans ou de
dentelles. On l'attachait au-dessus du genou. (Les édit.)
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l'honnêteté de nos jours. Mais si vous faites ce pas; si
une fois vous ouvrez les yeux aux désordres que peut exciter l'expression des
sentiments vicieux, vous serez bientôt poussé plus loin. Car, mon Père, quoique
vous ôtiez en apparence à l'amour profane ce grossier et cet illicite, il en est
inséparable. De quelque manière que vous vouliez qu'on le tourne et qu'on le
dore, dans le fond ce sera toujours, quoi qu'on puisse dire, la concupiscence de
la chair, que saint Jean défend de rendre aimable, puisqu'il défend de l'aimer
(1). Le grossier que vous en ôtez ferait horreur si on le montrait ; et
l'adresse de le cacher ne fait qu'y attirer les volontés d'une manière plus
délicate, et qui n'en est que plus périlleuse lorsqu'elle paraît plus épurée.
Croyez-vous, en vérité, que la subtile contagion d'un mal
dangereux demande toujours un objet grossier, ou que la flamme secrète d'un cœur
trop disposé à aimer en quelque manière que ce puisse être, soit corrigée ou
ralentie par l'idée du mariage, que vous lui mettez devant les yeux dans vos
héros et vos héroïnes amoureuses? Vous vous trompez. Il ne faudrait point nous
réduire à la nécessité d'expliquer ces choses, auxquelles il serait bon de ne
penser pas. Mais puisqu'on crait tout sauver par l'honnêteté nuptiale, il faut
dire qu'elle est inutile en cette occasion. La passion ne saisit que son propre
objet : la sensualité est seule excitée ; et s'il ne fallait que le saint nom du
mariage pour mettre à couvert les démonstrations de l'amour conjugal, Isaac et
Rebecca n'auraient pas caché leurs jeux innocents et les témoignages mutuels de
leurs pudiques tendresses (2). C'est pour vous dire que le licite, loin
d'empêcher l'illicite de se soulever, le provoque : en un mot, ce qui vient par
réflexion n'éteint pas ce que l'instinct produit ; et vous pouvez dire à coup
sûr de tout ce qui excite le sensible dans les comédies les plus honnêtes, qu'il
attaque secrètement la pudeur. Que ce soit ou de plus loin ou de plus près, il
n'importe : c'est toujours là que l'on tend, par la pente du coeur humain à la
corruption. On commence par se livrer aux impressions de l'amour : le remède des
réflexions ou du mariage vient trop tard : déjà le faible du cœur est attaqué,
1 I Joan., II, 15, 16. — 2 Gen., XXVI,
8.
8
s'il n'est vaincu; et l'union conjugale trop grave et trop
sérieuse pour passionner un spectateur qui ne cherche que le plaisir, n'est que
par façon et pour la forme dans la comédie.
Je dirai plus, quand il s'agit de remuer le sensible, le
licite tourne à dégoût, l'illicite devient un attrait. Si l'eunuque de Térence
avait commencé par une demande régulière de son Erotium, ou quel que soit le nom
de son idole, le spectateur serait-il transporté, comme l'auteur de la comédie
le voulait? Ainsi toute comédie veut inspirer le plaisir d'aimer : on en regarde
les personnages non pas comme épouseurs, mais comme amants ; et c'est amant
qu'on veut être, sans songer à ce qu'on pourra devenir après.
Mais il y a encore une autre raison plus grave et plus
chrétienne, qui ne permet pas d'étaler la passion de l'amour, même par rapport
au licite. C'est, comme l'a remarqué en traitant la question de la comédie un
habile homme de nos jours; c'est, dis-je, que le mariage présuppose la
concupiscence, qui selon les règles de la foi est un mal dont le mariage use
bien. Qui étale dans le mariage cette impression de beauté qui force à aimer, et
qui tâche à la rendre aimable et plaisante, veut rendre aimable et plaisante la
concupiscence et la révolte des sens. C'est néanmoins à cet ascendant de la
beauté qu'on fait servir, dans les comédies, les âmes qu'on appelle grandes :
ces doux et invincibles penchants de l'inclination, c'est ce qu'on veut rendre
aimable; c'est-à-dire qu'on veut rendre aimable une servitude qui est l'effet du
péché, qui porte au péché, et qu'on ne peut mettre sous le joug que par des
combats qui font gémir les fidèles mêmes au milieu des remèdes.
N'en disons pas davantage; les suites de cette doctrine
font frayeur : disons seulement que ces mariages qui se rompent ou qui se
concluent dans les comédies, sont bien éloignés de celui du jeune Tobie et de la
jeune Sara. « Nous sommes, disent-ils, enfants des saints, et il ne nous est pas
permis de nous unir comme les gentils (1).» Qu'un mariage de cette sorte, où
les sens ne dominent pas, serait froid sur nos théâtres! Mais aussi que
1 Tob., VIII, 5.
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les mariages des théâtres sont sensuels et scandaleux aux
vrais chrétiens! Ce qu'on y veut, c'en est le mal; ce qu'on y appelle les belles
passions, sont la honte de la nature raisonnable : l'empire de la beauté, et
cette tyrannie qu'on y étale sous les plus belles couleurs, flatte la vanité
d'un sexe, dégrade la dignité de l'autre, et asservit l'un et l'autre au règne
des sens.
Vous dites, mon Père, que vous n'avez jamais pu entrevoir
par le moyen des confessions cette prétendue malignité de la comédie, ni les
crimes dont on veut qu'elle soit la source. Apparemment vous ne songez pas à
ceux des comédiennes, à ceux des chanteuses, ni aux scandales de leurs amants.
N'est-ce rien que d'immoler des chrétiennes à l'incontinence publique, d'une
manière plus dangereuse qu'on ne ferait dans les lieux qu'on n'ose nommer?
Quelle mère, je ne dis pas chrétienne, mais tant soit peu honnête, n'aimerait
pas mieux voir sa fille dans le tombeau que sur le théâtre? L'ai-je élevée si
tendrement et avec tant de précaution pour cet opprobre? l'ai-je tenue nuit et
jour, pour ainsi parler, sous mes ailes avec tant de soin, pour la livrer au
public? Qui ne regarde pas ces malheureuses chrétiennes, si elles le sont encore
dans une profession si contraire aux vœux de leur baptême; qui, dis-je, ne les
regarde pas comme des esclaves exposées, en qui la pudeur est éteinte, quand ce
ne serait que par tant de regards qu'elles attirent et par tous ceux qu'elles
jettent ; elles que leur sexe avait consacrées à la modestie, dont l'infirmité
naturelle demandait la sûre retraite d'une maison bien réglée? Et voilà qu'elles
s'étalent elles-mêmes en plein théâtre avec tout l'attirail de la vanité, comme
ces sirènes dont parle Isaïe qui font leur demeure dans les temples de la
volupté, dont les regards sont mortels, et qui reçoivent de tous côtés par cet
applaudissement qu'on leur renvoie le poison qu'elles répandent par leur chant.
Mais n'est-ce rien aux spectateurs de payer leur luxe, de nourrir leur
corruption, de leur exposer leur cœur en proie, et d'aller apprendre d'elles
tout ce qu'il ne faudrait jamais savoir? S'il n'y a rien là que d'honnête, rien
qu'il faille porter à la confession, hélas! mon Père, quel aveuglement
1 Isa., XIII, 22.
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faut-il qu'il y ait parmi les chrétiens! Et un homme de
votre robe et de votre nom était-il fait pour achever d'ôter aux fidèles le peu
de componction qui reste encore dans le monde pour tant de désordres?
Vous ne trouvez pas, dites-vous, par les confessions, que
les riches qui vont à la comédie soient plus sujets aux grands crimes que les
pauvres qui n'y vont pas. Vous n'avez encore qu'à dire que le luxe, que les
excès de la table et les mets exquis ne font aucun mal aux riches, parce que les
pauvres, qui en sont privés, ont les mômes vices. Ne sentez-vous pas qu'il y a
des choses qui, sans avoir des effets marqués, mettent dans les âmes de secrètes
dispositions au mal, qui ne laissent pas d'être très-mauvaises, quoique leur
malignité ne se déclare pas toujours d'abord? Tout ce qui nourrit les passions
est de ce genre. On n'y trouverait que trop de matière à la confession, si on
cherchait en soi-même les causes du mal. On a le mal dans le sang et dans les
entrailles, avant qu'il éclate par la fièvre : en s'affaiblissant peu à peu on
se met dans un grand danger de tomber, avant qu'on tombe ; et cet
affaiblissement est un commencement de la chute.
Vous comparez les dangers où l'on se met dans les comédies
par les vives représentations des passions, à ceux qu'on ne peut éviter qu'en
fuyant, dites-vous, dans les déserts. On ne peut, continuez-vous, faire un pas,
lire un livre, entrer dans une église, enfin vivre dans le monde, sans
rencontrer mille choses capables d'exciter les passions. Sans doute, la
conséquence est fort bonne : tout est plein d'inévitables dangers ; donc il en
faut augmenter le nombre. Toutes les créatures sont un piège et une tentation à
l'homme : donc il est permis d'inventer de nouvelles tentations et de nouveaux
pièges pour prendre les âmes. Il y a de mauvaises conversations qu'on ne peut,
comme dit saint Paul, éviter sans sortir du monde (1) ; il n'y a donc point de
péché de chercher volontairement de mauvaises conversations, et cet Apôtre se
sera trompé, en disant que « les mauvais entretiens corrompent les bonnes mœurs
(2). » Voilà, mon cher Père, votre
1 I Cor., V, 10. — 2 Ibid., XV, 33.
11
conséquence. Tous les objets qui se présentent à nos yeux
peuvent exciter nos passions : donc on peut se préparer des objets exquis et
recherchés avec soin, pour les exciter et les rendre plus agréables en les
déguisant : on peut conseiller de tels périls; et les comédies, qui en sont
d'autant plus remplies qu'elles sont mieux composées et mieux jouées, ne doivent
pas être mises parmi ces mauvais entretiens par lesquels les bonnes mœurs sont
corrompues. Dites plutôt, mon cher Père : Il y a tant dans le monde
d'inévitables périls; donc il ne les faut pas multiplier. Dieu nous aide dans
les tentations qui nous arrivent par nécessité; mais il abandonne aisément ceux
qui les recherchent par choix : et celui qui aime le péril, il ne dit pas :
Celui qui y est par nécessité ; mais : Celui qui l'aime et qui le cherche, y
périra (1).
Vous appelez les lois à votre secours ; et vous dites que
si la comédie était si mauvaise, on ne la tolérerait pas, on ne la fréquenterait
pas : sans songer que saint Thomas, dont vous abusez, a décidé « que les lois
humaines ne sont pas tenues à réprimer tous les maux, mais seulement ceux qui
attaquent directement la société (a). » « L'Eglise même, dit saint
Augustin, n'exerce la sévérité de ses censures que sur les pécheurs dont le
nombre n'est pas grand (2). » C'est pourquoi elle condamne les comédiens; et
croit défendre assez la comédie, quand elle prive des sacrements et de la
sépulture ecclésiastique ceux qui la jouent. Quant à ceux qui la fréquentent,
comme il y en a de plus innocents les uns que les autres, et peut-être
quelques-uns qu'il faut plutôt instruire que blâmer, ils ne sont pas
répréhensibles en
1 Eccli., III, 27. — 2 Epist. XXII.
(a) I-II, quœst. XCVI, art. 2. Examinant la question
« Si les lois humaines doivent défendre tous les vices, » saint Thomas dit que
les lois générales faites pour la multitude, ne doivent pas être au-dessus des
forces ordinaires de la nature; puis il répond : « Les lois humaines ne doivent
pas défendre tous les vices que fuit l'homme vertueux, mais seulement les crimes
que le grand noinhre peut éviter, surtout ceux qui nuisent aux autres et dont la
défense est nécessaire à la conservation de la sociélé. C'est ainsi que les lois
humaines défendent le vol, l'homicide et les crimes pareils. » Lege humanà
non prohibentur omnia vitia, à quibus virtuosi abstinent, sed solùm graviora à
quibus possibile est majorent partem multitudinis abttinere, et prœcipuè quœ
sunt in nocumentum aliorum, sine quorum prohibitione societas humana conservari
non posset : sicut prohibentur lege humanà homicidia et furta, et hujusmodi.
12
même degré, et il ne faut pas fulminer également contre
tous. Mais de là il ne s'ensuit pas qu'il faille autoriser les périls publics.
Si les hommes ne les aperçoivent pas, c'est aux prêtres à les instruire, et non
pas à les flatter. Où trouvera-t-on la science, si les lèvres du prêtre
préposées à la garder, sont corrompues ? et de qui recherchera-t-on la loi de
Dieu, si ceux qui en sont les prédicateurs donnent de l'autorité aux vices,
comme parle saint Cyprien (1).
Je ne veux pas me jeter sur les passages des Pères, ni
faire ici une longue dissertation sur un si ample sujet. Je vous dirai seulement
que c'est les lire trop négligemment que d'assurer, comme vous faites, qu'ils ne
blâment dans les spectacles de leur temps que l'idolâtrie, et les scandaleuses
et manifestes impudicités. C'est être trop sourd à la vérité que de ne sentir
pas que leurs raisons portent plus loin. Il blâment dans les jeux et dans les
théâtres l'inutilité, la prodigieuse dissipation, le trouble, la commotion de
l'esprit peu convenable à un chrétien, dont le cœur est le sanctuaire d'une paix
divine : ils y blâment les passions excitées, la vanité, la parure, les grands
ornements qu'ils mettent au rang des pompes que nous avons abjurées par le
baptême, le désir de voir et d'être vu, la malheureuse rencontre des yeux qui se
cherchent les uns les autres, la trop grande occupation à des choses vaines, les
éclats de rire qui font oublier et la présence de Dieu et le compte qu'il lui en
faut rendre, et le sérieux de la vie chrétienne. Dites que les Pères ne blâment
pas toutes ces choses, et tout cet amas de périls que les théâtres réunissent :
dites qu'ils n'y blâment pas même les choses honnêtes, qui enveloppent le mal et
lui servent d'introducteur. Dites que saint Augustin n'a pas déploré dans les
comédies ce jeu des passions, et l'expression contagieuse de nos maladies, et
ces larmes que nous arrache l'image de nos passions si vivement réveillées, et
toute cette illusion qu'il appelle une misérable folie (2). Parmi ces
commotions, qui peut élever son cœur à Dieu? qui ose lui dire qu'il est là pour
l'amour de lui et pour lui plaire ? Qui ne craint pas dans ces folles joies et
dans ces folles douceurs, d'étouffer en soi l'esprit
1 Lib. de Spect., p. 339. — 2 Conf., lib.
III, cap. II.
13
de prière, et d'interrompre cet exercice, qui, selon la
parole de Jésus-Christ (1), doit être perpétuel dans un chrétien, du moins en
désir et dans la préparation du cœur ? On trouvera dans les Pères toutes ces
raisons et beaucoup d'autres.
Que si on veut pénétrer les principes de leur morale,
quelle sévère condamnation n'y lira-t-on pas de l'esprit qui mène aux
spectacles, où pour laisser tous les autres maux qui les accompagnent, l'on ne
cherche qu'à s'étourdir et qu'à s'oublier soi-même, pour calmer la persécution
de cet inexorable ennui, qui fait le fond de la vie humaine depuis que l'homme a
perdu le goût de Dieu ! Il faudrait dans le besoin savoir trouver à l'esprit
humain des relâchements plus modestes, des divertissements moins emportés. Pour
ceux-ci, pour les bien connaître, sans parler des Pères, il ne faut que
consulter les philosophes. Un Platon nous dira que les arts qui n'ont pour but
que le plaisir, sont pernicieux (2), parce qu'ils vont le recueillant
indifféremment des sources bonnes ou mauvaises, aux dépends de tout et même de
la vertu, si le plaisir le demande. C'est pourquoi il bannit de sa république
les poètes comiques, tragiques, épiques, sans épargner ce divin Homère, comme
ils l'appelaient, dont les sentences paraissaient alors inspirées. Cependant
Platon les chassait, à cause que ne songeant qu'à plaire, ils étalent également
les bonnes et les mauvaises sentences ; et sans se soucier de la vérité, qui est
toujours uniforme, ils ne songent qu'à flatter le goût, dont la nature est
variable. Il introduit donc les lois, qui les renvoient avec honneur à la
vérité, et une couronne sur la tête ; mais cependant avec une inflexible
rigueur, en leur disant : Nous ne pouvons point souffrir ce que vous criez sur
vos théâtres, ni dans nos villes écouter personne qui parle plus haut que nous.
Que si telle est la sévérité des lois politiques, les lois
chrétiennes souffriront-elles qu'on parle plus haut que l'Evangile, qu'on
applaudisse de toute sa force, et qu'on arrache l'applaudissement de tout le
public pour l'ambition, pour la gloire, pour la vengeance, pour le point
d'honneur, que Jésus-Christ a proscrit avec le monde ; ni qu'on intéresse les
hommes dans des passions qu'il
1 Luc, XXI, 36. — 2 De Repub., lib. III.
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veut éteindre? Saint Jean crie à tous les fidèles et à tous
les âges : « N'aimez point le monde, ni tout ce qui est dans le monde ; car tout
y est ou concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la
vie (1). » Dans ces paroles, et le monde, et le théâtre qui en est l'image, sont
également réprouvés. C'est le monde, avec tous ses charmes et toutes ses pompes,
qu'on représente dans les comédies. Ainsi, comme dans le monde, tout y est
sensualité, curiosité, ostentation, orgueil ; et on y fait aimer toutes ces
choses, puisqu'on ne songe qu'à y faire trouver du plaisir.
On demande, et cette remarque a trouvé place dans votre
Dissertation : Si la comédie est si dangereuse, pourquoi Jésus-Christ et les
apôtres n'ont rien dit d'un si grand péril et d'un si grand mal? Ceux qui
voudraient tirer avantage de ce silence n'auraient qu'à autoriser les
gladiateurs et toutes les autres horreurs des anciens spectacles, dont
l'Ecriture ne parle non plus que des comédies. Les saints Pères, qui ont essuyé
de pareilles difficultés de la bouche des défenseurs des spectacles, nous ont
ouvert le chemin pour leur répondre : que les délectables représentations qui
intéressent les hommes dans des inclinations vicieuses, sont proscrites avec
elles dans l'Ecriture. Les immodesties des tableaux sont condamnées par tous les
passages où sont proscrites en général les choses déshonnêtes : il en est de
même des représentations du théâtre. Saint Jean n'a rien oublié, lorsqu'il a dit
: « N'aimez point le monde, ni ce qui est dans le monde : celui qui aime le
monde, l'amour du Père n'est point en lui ; car tout ce qui est dans le monde
est concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie ;
laquelle concupiscence n'est point de Dieu, mais du monde (2). » Si la
concupiscence n'est pas de Dieu, la délectable représentation qui en étale tous
les attraits n'est non plus de lui, mais du monde ; et les chrétiens n'y ont
point de part.
Saint Paul aussi a tout compris dans ces paroles : « Au
reste, mes Frères, tout ce qui est véritable, tout ce qui est juste, tout ce qui
est saint ; selon le grec, tout ce qui est chaste, tout ce qui
1 I Joan., II, 15, 16. — 2 Ibid.
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est pur, tout ce qui est aimable, tout ce qui est édifiant
: s'il y a quelque vertu parmi les hommes, et quelque chose digne de louange
dans la discipline, c'est ce que vous devez penser (1). » Tout ce qui vous
empêche d'y penser, et qui vous inspire des pensées contraires, ne doit point
vous plaire, et doit vous être suspect. Dans ce bel amas des pensées que saint
Paul propose à un chrétien, cherchez, mon Père, la place de la comédie de nos
jours, que vous vantez tant.
Au reste ce grand silence de Jésus-Christ sur les comédies
me fait souvenir qu'il n'avait pas besoin d'en parler à la maison d'Israël, pour
laquelle il était venu, où ces plaisirs de tout temps n'avaient point de lieu.
Les Juifs n'avaient de spectacles pour se réjouir que leurs fêtes, leurs
sacrifices, leurs saintes cérémonies : gens simples et naturels par leur
institution primitive, ils n'avaient jamais connu ces inventions de la Grèce ;
et après ces louanges de Balaam : « Il n'y a point d'idole dans Jacob, il n'y a
point d'augure, il n'y a point de divination (2), » on pou voit encore ajouter :
Il n'y a point de ces dangereuses représentations : ce peuple innocent et simple
trouve un assez agréable divertissement dans sa famille, parmi ses enfants; et
il n'a pas besoin de tant de dépenses, ni de si grands appareils pour se
relâcher.
C'était peut-être une des raisons du silence des apôtres,
qui accoutumés à la simplicité de leurs pères et de leur pays, ne songeaient pas
à reprendre en termes exprès dans leurs écrits ce qu'ils ne connaissaient pas
dans leur nation : c'était assez d'établir les principes qui en donnaient du
dégoût. Quoi qu'il en soit, c'est un grand exemple pour l'Eglise chrétienne que
celui qu'on voit dans les Juifs ; et c'est une honte au peuple spirituel,
d'avoir des plaisirs que le peuple charnel ne connaissait pas.
Il n'y avait parmi les Juifs qu'un seul poème qui tînt du
dramatique ; et c'est le Cantique des cantiques. Ce cantique ne respire
qu'un amour céleste : et cependant, parce qu'il y est représente sous la figure
d'un amour humain, on en défendait la lecture à la jeunesse. Aujourd'hui on ne
craint point de l'inviter à voir soupirer des amants, pour le plaisir seulement
de les voir
1 Philip., IV, 8. — 2 Numer., XXIII, 21, 23.
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aimer, et pour goûter les douceurs d'une folle passion.
Saint Augustin met en doute s'il faut laisser dans les églises un chant
harmonieux (1), ou s'il vaut mieux s'attacher à la sévère discipline de saint
Athanase et de l'Eglise d'Alexandrie, dont la gravité souffrait à peine dans le
chant, ou plutôt dans la récitation des Psaumes, de faibles inflexions : tant on
craignait dans l'Eglise de laisser affaiblir la vigueur de l'âme par la douceur
du chant. Maintenant on a oublié ces saintes délicatesses des Pères ; et on
pousse si loin les délices de la musique, que loin de les craindre dans les
cantiques de Sion, on cherche à se délecter de celles dont Babylone anime les
siens. Le même saint Augustin reprenait un homme qui étalait beaucoup d'esprit à
tourner agréablement des inutilités dans ses écrits : « Eh ! lui disait-il, je
vous prie, ne rendez point agréable ce qui est inutile (2) : » et vous, mon
Père, vous voulez qu'on rende agréable ce qui est nuisible.
Quittez, quittez ces illusions : ou révoquez, ou désavouez
une lettre qui déshonore votre caractère, votre habit et votre saint ordre, où
l'on vous donne le nom de théologien, sans avoir pu vous donner des théologiens,
mais de seuls poètes comiques pour approbateurs ; enfin qui n'ose paraître qu'à
la tête des pièces de théâtre, et n'a pu obtenir de privilège qu'à la faveur des
comédies. Dans un scandale public, que je pourrais combattre avec moins
d'égards, pour garder envers un prêtre et un religieux d'un ordre que je révère,
et qui honore la cléricature, toutes les mesures de la douceur chrétienne, je
commence par vous reprendre entre vous et moi. Si vous ne m'écoutez pas,
j'appellerai des témoins, et j'avertirai vos supérieurs : à la fin, après avoir
épuisé toutes les voies de la charité, je le dirai à l'Eglise, et je parlerai en
évêque contre votre perverse doctrine. Je suis cependant, etc.
1 Confess., lib. X, cap. XXXIII, n. 50. — 2 De
Anima et ejus orig, lib. I, cap. III.
J. BÉNIGNE, ÉV. DE
MEAUX.
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LETTRE II.
RÉPONSE DU P. CAFFARO A BOSSUET. Paris, ce 11 mai 1695.
Si tout le monde, et même ceux qui prêchent l'Evangile
sa-voient les règles de l'Evangile autant que votre Grandeur les sait, je ne
serais pas dans la peine où je suis pour cette malheureuse lettre qu'on
m'attribue faussement. Car si avant que de publier partout, et pour ainsi dire
hautement clans les chaires, que j'en suis l'auteur, ils avaient eu la même
charité que votre Grandeur a, de me le demander en particulier, j'aurais
détrompé le monde d'une fausse préoccupation qui me fait tant de tort ; et ce
qui me fâche davantage, c'est qu'elle fait du scandale. Je dis donc et proteste
à voire Grandeur, comme je l'ai protesté à tout le monde que je ne suis pas
l'auteur de la lettre qui favorise les comédiens et dont il est question, et que
je n'ai su qu'on l'imprimait qu'après qu'elle a été imprimée. Je ne suis pas si
bon Français dans la plume et dans la langue, comme je le suis dans le cœur,
pour avoir pu tourner une lettre de la manière dont celle-là est tournée; et je
crois que votre Grandeur s'en aperçoit assez par la présente que j'ai l'honneur
de lui écrire. Ce qui a donné lieu au public de m'en croire l'auteur (puisqu'il
ne faut rien cacher à une personne comme votre Grandeur), c'est parce qu'il y a
onze ou douze ans, qu'à mon particulier j'ai fait un écrit en latin sur la
matière de la comédie, d'où véritablement semble être tirée toute la doctrine
qui se trouve dans cette lettre. Malheureusement cet écrit est tombé entre les
mains de quelqu'un, qui ne considérait point qu'il n'avait pas été fait en
aucune manière pour voir le jour, et par conséquent qu'il n'avait pas été
examiné à fond dans tous ses raisonnements, citations, etc. ; ils en ont tiré
cette lettre, et ils l'ont fait imprimer : et ne voulant pas me dérober ce qui
est de moi, ils ont cru me faire plaisir en me le rendant par le titre qu'ils
lui ont mis ; ce qui a fait croire que c'était moi qui avais fait la lettre : et
dans ce pays ici, il suffit qu'une personne le dise,
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afin que le bruit s'en répande partout. Cependant ils y ont
altéré plusieurs choses, et mis plusieurs autres qui ne sont pas de moi ; et ce
que j'ai mis conditionnellement, c'est-à-dire, si les choses sont de cette
manière, il n'y a point de mal, etc. : ils l'y ont dit absolument, disant : Les
choses sont en cette manière ; donc il n'y a point de mal, etc. : ce qui est
bien différent, comme votre Grandeur le comprend fort bien. Voilà, Monseigneur,
toute la faute que j'ai commise en tout cela, dont j'en ai eu et j'en ai encore
un chagrin mortel : et je voudrais, pour toute chose au monde, ou que la lettre
n'eût jamais été imprimée, ou que je n'eusse jamais écrit sur cette matière, qui
contre ma volonté cause le scandale qu'elle cause.
Il y a dix-sept ou dix-huit ans que je régente la
philosophie et la théologie; et de cette dernière, trois cours tout entiers. On
a soutenu ici des thèses publiques, auxquelles j'ai présidé; et par la grâce de
Dieu, on n'a jamais trouvé à redire à un iota de ma doctrine ; et voilà
malheureusement une affaire à laquelle je ne m'attendais pas. Il y a vingt ans
presque que je suis dans ce pays ici, et Dieu merci je n'y ai donné aucun
scandale; et présentement, contre ma pensée, je vois que j'ai scandalisé le
public. Votre Grandeur avouera que c'est un grand malheur pour moi. Or il faut
qu'elle sache que pour réparer mon honneur, pour l'édification du public et pour
l'amour de la vérité même, je suis convenu, et même je me suis offert à
Monseigneur l'archevêque, qui n'a pas moins de zèle pour la maison de Dieu que
tous les autres prélats du royaume, de lui faire une lettre dans laquelle
j'explique mes sentiments sur cela (a). Je l'ai déjà faite en latin, ne
voulant pas hasarder au public une lettre en méchant français. On la fera
traduire en français, et on la donnera au public : d'abord qu'elle sera
imprimée, je me donnerai l'honneur de l'envoyer à votre Grandeur; et j'espère
qu'elle en sera contente.
Au reste, Monseigneur, je reconnais avec soumission que
tout ce que votre Grandeur me mande dans sa lettre touchant les comédies,
(a) Cette lettre fut en effet adressée à M.
l'archevêque de Paris, et imprimée dans le temps, en latin et en français. On la
trouve dans les Lettres sur les Spectacles, par Desprez de Boissy, tom.
I, p. 385, édit. de 1780. (Les édit.)
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est très-solide et très-véritable. J'ai été toujours de
cette opinion, et j'ai toujours blâmé les comédies qui sont capables d'exciter
les passions, et qui ne sont pas faites dans les règles. J'assure aussi votre
Grandeur devant Dieu, que je n'ai jamais lu aucune comédie, ni de Molière, ni de
Racine, ni de Corneille ; ou au moins je n'en ai jamais lu une toute entière.
J'en ai lu quelques-unes de Boursault, de celles qui sont plaisantes, dans
lesquelles à la vérité je n'ai pas trouvé beaucoup à redire ; et sur celles-là
j'ai cru que toutes les autres étaient de même. Je m'étais fait une idée
métaphysique d'une bonne comédie, et je raisonnais là-dessus, sans faire
réflexion que dans la théorie bien souvent les choses sont d'une manière,
lesquelles dans la pratique sont d'une autre. D'ailleurs ne pouvant aller à la
comédie, et quand je le pourrais ne voulant jamais y aller, je m'étais trop fié
aux gens qui m'avaient assuré qu'on les faisait en France avec toutes sortes de
modération, et je m'abandonnais trop aux conjectures que je trouve présentement
être fausses; sans pourtant jamais croire que depuis si longtemps que j'ai écrit
cela et que j'avais presque oublié, il dût être su, lu et publié, au contraire
altéré et corrompu.
Voilà, Monseigneur, tout ce que je puis répondre à la
lettre que votre Grandeur m'a fait l'honneur de m'envoyer. Je lui suis
infiniment obligé de l'instruction qu'elle m'a donnée, et je l'assure que j'en
profiterai : en même temps je la supplie très-humblement de me croire avec bien
du respect, etc.
A Paris, ce 11 mai 1694.
P. FR.
CAFFARO, C. R.
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