Lettres Mme de Cornuau IX
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LETTRE IX.  A Paris, ce 10 mars 1688.

 

J'ai, ma Fille, comme vous voyez, été obligé d'avancer mon voyage. J'arriverai ici samedi. Je pars pour Versailles, d'où quand vous serez ici je pourrai vous faire savoir le temps le plus propre pour me voir. Vos lettres laissées à mon portier me seront rendues, et je donnerai tous les ordres nécessaires pour cela. Je ne trouve point mauvais que vous logiez M. N***.

Je laisse à votre discrétion le choix de votre confesseur. Ce que vous devez prévoir, c'est que vous ouvrant du fond de votre état à un homme qui ne vous connaîtrait pas bien, vous vous

 

1 Ose., XIII, 9. — 2 Isa., XXIV, 16. — 3 Rom., XI, 33. — 4 I Petr., V, 6. — 5 Rom., IV, 21. — 6 Luc., XII, 32. — 7 Psal. XXIV, 3.

 

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jetteriez dans des embarras inexplicables. Tenez-vous donc dans les justes bornes de confesser vos péchés : vous n'êtes pas obligée de vous confesser de vos peines : vous n'avez qu'à passer outre, quelque grandes qu'elles soient et quelque péché qui vous y paroisse; parce que sans vous décider s'il y en a ou non, je vous décide que ce ne sont pas des péchés qui obligent à la confession, pour des raisons qu'il n'est pas nécessaire de vous expliquer davantage, puisque je vous en ai dit le fond, et autant qu'il vous en faut pour vous mettre en repos : du reste vous n'avez qu'à m'obéir.

Vous en revenez toujours à vouloir que je vous charge de pratiques et de moyens particuliers; ce n'est pas là, ma Fille, ce que Dieu demande à présent de vous et de moi : tenez-vous à ce que je vous ai prescrit sur cela ; marchez en foi, en confiance et en abandon. Il ne faut pas tant de discours pour conduire les âmes selon les voies de Dieu. Quand vous avez exposé les choses, le silence même vous assure.

Je vous laisse la liberté de faire ce que vous voudrez pour votre voyage ; Dieu pourvoira à ce qui vous sera nécessaire. Ne raisonnez point sur ce qu'il veut de vous : il veut, ma Fille, que vous vous donniez en proie à son amour qui vous dévore : faites cela, et croyez qu'il ne vous délaissera pas.

 

LETTRE X.  A Meaux, ce 3 novembre 1688.

 

Quelque longue que soit votre lettre du 12, que j'ai reçue aujourd'hui, elle ne contient rien d'inutile, et vous avez bien fait, ma Fille, de me représenter toutes choses comme vous avez fait : je profiterai dans le temps de tout ce que vous m'apprenez. Si je ne vous parle plus de vos peines et de vos désirs pour la vie religieuse, c'est, ma Fille, que je n'ai rien à vous dire de nouveau sur cela; et vous devez juger de même de toutes les choses où je garde le silence.

J'ai toujours oublié, et c'a toujours été mon intention, de vous faire rendre les ports des lettres que je vous adresse pour Jouarre :

 

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je veux absolument et sans réplique que vous en fassiez un mémoire exact, afin que je vous les fasse rendre. Je ne vous permets là-dessus aucune réponse, que pour me dire que vous ferez comme je le prescris : sinon vous me fâcheriez tout à fait, et croyez que je le dis très-sérieusement.

Je vous permets, quand vous aurez quelque lettre de conséquence à écrire, d'en prendre le temps sur votre sommeil, à condition que cela n'arrivera pas souvent.

Quant aux pratiques que vous me demandez pour l'Avent, c'est une grande pratique que d'entrer dans l'esprit et la dévotion de l'Eglise et de l'Office divin, et on ne doit rechercher des pratiques particulières que quand il y a des raisons particulières de s'y appliquer : au surplus il n'y a rien de meilleur que de se conformer à l'intention de l'Eglise. Je serai en esprit avec vous devant le saint Sacrement, la nuit qui suivra la Présentation. Je prie Dieu, ma Fille, qu'il soit toujours avec vous.

 

LETTRE XI.  A Meaux, ce 27 décembre 1688.

 

Je vous envoie, ma Fille, la lettre que vous souhaitez, pour en user selon que vous me marquez par votre lettre.

Vous pouvez continuer à écrire les passages de saint Augustin comme vous faites, et la lecture de ses lettres pleines d'onction e de lumière. Je ne devine rien sur le portrait : vous le pouvez garder jusqu'à ce que j'en sache davantage, parce que je présume que c'est quelqu'un dont le souvenir vous élève à Dieu.

J'ai séparé vos papiers pour y répondre au premier loisir. Je ne vois pas qu'il y ait à s'inquiéter de ce que vous me mandez sur mon sujet, dans une lettre du 24.

Je persiste à vous dire que si la communauté n'est pas édifiée de vos veilles, et que vous ne puissiez les faire sans qu'où le sache, il vaut mieux se conformer à l'ordre commun, jusqu'à ce qu'on s'accoutume à ce qu'on pourra vous permettre dans la suite pour des raisons particulières. Ce que vous dites sur l'Evangile, et en général sur la parole de Dieu, vient de Dieu même : j'espère

 

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dans peu de jours vous écrire plus amplement sur ce sujet. Je prie Notre-Seigneur, ma Fille, qu'il soit avec vous.

 

LETTRE XII.  A Meaux, ce 4 février 1689.

 

J'ai reçu, ma Fille, votre lettre du 26.

Ne craignez point de vous charger de m'écrire de la part de la communauté, quoique vous ne disiez là que ce que tout le monde saura. J'irai d'une chose à l'autre, et à la fin tout viendra : je veille sur tout ce que vous me mandez. Je suis très-content du billet, de ce que vous me répondez sur Jouarre.

Quand ma marche sera réglée, je vous en avertirai. Je ne vous commettrai en rien, ma Fille : vos lettres ne me donnent lieu que de m'informer par moi-même : c'est pour réponse au plus petit de vos billets. Pour réponse au plus grand, les paroles de ma lettre, dont vous êtes en peine, regardent les permissions que vous m'avez demandées. Je n'ai rien trouvé à redire aux pieuses saillies du billet : je vous permets aisément d'en écrire de semblables même à N*** ; je veux donc bien que vous écriviez ce qui sera nécessaire, sans que cela vous empêche de craindre l'amusement; ce que vous pourrez connaître aisément.

Je suis très-édifié du respect qu'on a rendu à la paroisse ; et j'entre en part du bon exemple et de la consolation que cette action a donnée à toute la ville. Dites à ma Sœur B*** que je la porte devant Dieu, et que je lui donne de bon cœur ma bénédiction.

 

LETTRE XIII.  A Germigny, ce 25 août 1689.

 

Il n'est pas possible, ma Fille, que j'entre dans le particulier des communions de la Sœur N***, à cause de ce qui peut arriver, dont un confesseur a seul connaissance. Si donc je ne détermine rien absolument, ce n'est pas que je doute d'elle ; mais c'est que je ne puis prévoir ce qui arrivera.

Pour vous, ma Fille, vous n'avez rien à dire du particulier ni

 

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du fond de votre état, autre chose que ce qui sera certainement un péché. Vous savez même qu'à la rigueur on n'est obligé à confesser que les péchés mortels. Vous pouvez écrire à N*** dans l'occasion, et vous adresser à votre supérieure, et garder en tout l'obéissance. Si j'ai du loisir de vous répondre avant mon départ sur les passages de l'Ecriture dont vous me parlez, je le ferai en abrégé ; car pour répondre à fond sur de telles choses, il faudrait souvent de très-grands discours : ce que je ne dis pas, ma Fille, par aucun rebut de vous répondre, mais afin que vous n'attendiez que ce que Dieu me donnera pour vous.

J'ai offert à Dieu de tout mon cœur l’âme que vous me recommandez. Ne vous occupez pas beaucoup du soin de cette âme : un trait simple et vif comme un éclair vous doit suffire, et après passer.

Il faut faire quelque réponse pour ma Sœur N. : le ne le puis à ce moment : peut-être sera-ce demain.

Je prie la sainte Vierge, Mère de Dieu, de vous présenter à son Fils au jour de son triomphe, afin que vous deveniez une parfaite imitatrice de celle qui n'est pas seulement l'honneur de votre sexe, mais encore de tout le genre humain et de toutes les créatures. Dieu soit avec vous, ma Fille.

 

LETTRE XIV.  A Germigny, ce 28 septembre 1689.

 

Votre lettre, ma Fille, ne m'a été rendue que ce matin, et il n'était plus temps de parler du prédicateur : mais j'approuve ce qui aura été fait, et je suis persuadé que tout se sera bien passé.

Il est permis de dire avec saint Paul : Je désire d'être séparé (1), c'est-à-dire de mourir et d'être avec Jésus-Christ ; mais il ne faut jamais ni se procurer de maladie, ni rejeter les remèdes. L'abandon à Dieu au-dessus de tout secours, doit être intérieur ; pour le dehors, il faut agir par obéissance ; ainsi, ma Fille, je vous y renvoie pour le jeûne.

Cet amour détruisant, dont vous me parlez, est dur à porter ;

 

1 Philip., I, 23.

 

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mais il a sa douceur foncière : et encore qu'on fût soulagé en parlant, il faut renfermer ce feu dans ses entrailles, et se souvenir de l'Epouse que l'Epoux céleste appelle du fond des déserts, du creux des rochers, du milieu des montagnes inaccessibles, où il n'y a que des léopards et d'autres bêtes sauvages (1). C'est dans cette affreuse solitude qu'il faut porter ce poids écrasant de l'amour de Dieu, qui veut briser jusqu'aux os, afin que l'Epoux règne seul. Ainsi soit-il.

J'approuverais volontiers ce vœu, n'était que tant de prières vocales ne me semblent pas convenables à votre état... Si je suis en vie, je ferai ce que je pourrai pour vous donner la consolation que vous demandez. Jésus-Christ soit tout à vous, ma Fille, et vous à lui. Je suis à mon bien-aimé, et mon bien-aimé est à moi (2). J'ai vu vos vers ; il n'y a qu'une seule faute. Voilà la réponse en peu de mots à vos passages sur l'Evangile.

Le feu que Jésus-Christ est venu allumer sur la terre (3), est celui de son amour. La guerre qu'il y est venu allumer, est celle qu'on se doit faire à soi-même, et pour l'amour de lui à tous ceux qui nous traversent dans sa voie, de quelques tendres liens qu'ils soient unis avec nous.

La plus grande partie de ce qui est dit dans saint Matthieu, chapitre XXIV, depuis le verset 15 jusqu'au 21, regarde la désolation de Jérusalem : on en peut voir l'accomplissement expliqué dans notre Discours sur l'Histoire universelle, en la IIe partie, où la chose est traitée expressément.

La question du péché contre le Saint-Esprit (4), est de celles qu'on peut juger impénétrables. Il n'est pas impossible qu'il y ait un certain degré de malice, de liberté et d'opposition à la grâce du Saint-Esprit, connu de Dieu seul, et qu'il ait résolu de ne pardonner jamais. Quel il est, nous n'en saurons jamais rien, puisque nous supposons que Dieu seul le connaît. Mais Jésus-Christ veut bien que nous sachions que ce degré est, de peur que nous ne laissions croître notre contumace, et que peu à peu nous ne venions à cet excès irrémédiable. Les possédés en général figurent dans l'Evangile les âmes

 

1 Cant., IV, 8. —  2 Ibid., II, 16. — 3 Luc, XII, 49. — 4 Matth., XII, 31, 32.

 

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captives du démon par le péché. Ce possédé de saint, Marc (1), qui l'est par la légion des démons, signifie le pécheur captif de l'universalité de l'iniquité. Ses excès sont extrêmes : il est nuit et jour dans les tombeaux parmi les morts, comme sans espérance et sans ressource : il se déchire lui-même, et se met en pièces : sa fureur contre son âme est inouïe et n'en laisse aucune partie dans son entier : tous ses désirs sont corrompus, et les passions les plus contraires le tyrannisent et le déchirent tour à tour. Nulles chaînes ne le peuvent retenir; nulle loi, nul bon conseil ne l'arrête : sa force pour pécher et se perdre est sans bornes ; et nul frénétique, nul furieux ne l'égale. Jésus-Christ néanmoins le délivre : nulle guérison n'est donc impossible à sa puissance.

La consolation du démon chassé d'une âme, est d'en tyranniser quelques autres (a) ; et c'est ce qui est figuré dans la demande d'entrer dans les pourceaux. Ces animaux immondes signifient dans l'Ecriture ceux qui se laissent entraîner à leurs appétits impurs, et ne cessent de se souiller daus cette boue. A la lettre, Jésus-Christ (b) permet aux démons d'entrer dans ces pourceaux, et de les précipiter dans la mer où ils périssent, pour montrer premièrement la réalité de la possession, et, ensuite que sans la puissance de Dieu, qui tient le démon en bride, il n'y aurait abîme ni précipice où ils ne jetassent qui ils voudraient, et même les hommes. Mais Jésus-Christ nous apprend qu'ils ne peuvent pas mène attaquer les animaux sans ordre. Attachons-nous donc à Dieu, et méprisons le démon et sa fureur.

Jésus-Christ veut bien guérir ce possédé, mais non pas lui donner rang parmi ceux qui étaient toujours de sa compagnie. Il y a des degrés de grâces où tout le monde n'arrive pas. On ne met pas communément parmi les ecclésiastiques les grands pécheurs scandaleux, et c'est assez qu'en particulier ils célèbrent la gloire de Dieu qui les a sauvés.

L'ingratitude des hommes et ce qui les domine paraît dans ceux qui ont plus de peur de voir périr leurs pourceaux que de désir de conserver Jésus-Christ parmi eux.

 

1 Marc., V, 1 et suiv.

(a) Var. : Quelque autre. (b) Jésus-Christ.

 

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Quand il est dit que le démon quitta Jésus jusqu'au temps (1), la plupart des interprètes entendent le temps de sa passion, où le démon le tenta et le tourmenta de nouveau avec des efforts extraordinaires. On peut rappeler à ceci cette parole du Sauveur : Le prince du monde vient, et il n'a rien en moi (2). Et encore celle-ci : Simon, Simon, Satan a demandée vous cribler comme le grain (3) vous et vos frères les apôtres, et de dissiper à jamais toute mon Eglise. C'était le dernier effort contre Jésus-Christ et les siens vers le temps de sa passion.

Le passage de saint Luc, chapitre XI, verset 24, regarde manifestement les rechutes dans le péché, et les efforts que fait l'ennemi pour remettre sous son empire les âmes qui s'en sont tirées. Il y a quelque chose de parabolique dans les lieux arides, où le démon chassé cherche son repos : l'aridité dans les âmes regarde la privation de la grâce et de l'arrosement céleste, où l'âme tombe par son péché. C'est là où le démon se plaît et où il triomphe.

Ce que Jésus-Christ dit à sa sainte Mère, en saint Jean, chapitre II, versets 3,4,5, n'est pas rude dans le fond, puisqu'en effet la sainte Vierge ne se tient pas pour rebutée, comme il paraît par le verset 5, que Jésus- Christ fait ce qu'elle veut. Cette parole : Qu'y a-t-il entre vous et moi? sont de ces rudesses mystiques, si on peut parler de la sorte, qui servent à exercer et à humilier de plus en plus les âmes déjà très-humbles, et à leur faire sentir par quelque chose de fort ce que Dieu est au-dessus de la créature la plus haute. Sa sainte Mère, la plus élevée et la plus parfaite de toutes, était par là la plus propre à donner l'exemple aux autres de ce qu'il faut faire en ces états, qui est d'augmenter son zèle et sa confiance.

Le passage de saint Matthieu, chapitre V, verset 20, s'explique par toute la suite, où la justice chrétienne est élevée au-dessus de la justice judaïque. Les versets 46, 47, 48 du même chapitre, et le 32 du chapitre VI, nous font voir le dessein du Fils de Dieu, d'élever la justice chrétienne par la comparaison qu'il en fait.

Je ne vois aucune ombre de difficulté dans le verset 36 du

 

1 Luc, IV, 13. — 2 Joan., XIV, 30. — 3 Luc., XXII, 31.

 

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treizième chapitre de saint Matthieu. Au chapitre XVII, verset 20, ce démon qui ne se chasse qu'avec la prière et le jeune, est une disposition d'inconstance marquée au verset 14. Funeste disposition, qu'on ne peut fixer qu'avec un grand effort, en joignant l'austérité à l'oraison.

Le verset 25 du premier chapitre de la première aux Corinthiens est admirable, quand on le regarde dans toute sa suite, depuis le verset 18 jusqu'à la fin du chapitre.

Il n'y a rien de si clair que le passage de saint Augustin : « Dieu a promis de pardonner à quiconque fera pénitence ; mais il n'a pas promis d'en donner le temps à tout le monde (1). » Il  n'y a rien de si vrai ni de plus pressant pour faire craindre d'abuser du temps que Dieu nous donne.

Pour ce qui est de la robe nuptiale et des dispositions à la communion, tous les livres de piété sont pleins de cela : il faudrait trop de temps pour tout ramasser. J'en pourrai dire quelque chose par rapport à vous dans un autre temps : c'en est assez, ma Fille, pour cette fois.

 

LETTRE XV. A Meaux, ce 3 novembre 1689.

 

Je ne suis point rebuté de vous, ma Fille. Je n'adhère point aux sentiments de ceux que vous dites qui trouvent mauvais que je m'applique à la direction. C'est une partie de ma charge; et tout ce que j'y observe est de prendre les temps convenables, en sorte que j'en trouve pour tous mes devoirs : c'est ce que vous devez tenir pour dit à jamais.

Je ne vous défends point, à Dieu ne plaise, les prières pour la sainte religion; j'en bannis l'inquiétude, et ne veux pas que vous vous en occupiez trop, parce que cela vous détournerait de ce que Dieu demande de vous dans le temps présent. J'aurai soin de vous envoyer mes papiers : vous y trouverez quelque chose sur le dix-septième chapitre de saint Jean, qui peut-être vous ouvrira quelque porte. Si Dieu me donne pour vous, ma Fille, quelque chose de plus, je vous le rendrai fidèlement,

 

1 In Psal. CI, serm. I, n. 10.

 

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Voilà le paquet de vos permissions : je n'entends point que vous vous leviez plus matin que la communauté, si cela édifie mal les Soeurs pour peu que ce soit. Ce n'est point à perpétuité que je vous ai permis les pénitences que vous savez, et ce temps-là doit être fini présentement. La discipline, toutes les fois que vous aurez commis quelques fautes un peu considérables, doit être accompagnée delà condition que votre confesseur y consente, et non autrement.

Pour vos communions, tenez-vous-en a celles que je vous ai permises. Je suppose que votre confesseur le trouvera bon, et que tout cela ne se fera pas sans avertir la supérieure et prendre son obédience : il y a dans les communautés une certaine uniformité à observer, qui édifie plus, et qui porte plus de fruit dans les âmes que des communions fréquentes. Soyez fidèle, ma Fille, à observer les conditions que je vous ai marquées pour vos pénitences et oraisons, et surtout de donner les heures nécessaires au sommeil ; ce qui est d'une conséquence extrême dans la disposition que vous avez à vous échauffer le sang. L'obéissance, la discrétion et l'édification valent mieux que les oraisons et les pénitences, et même en un certain sens que les communions.

J'approuve fort la prière du prosternement durant un petit quart d'heure, pour le Roi et pour la maison royale.

Ma Sœur N*** peut toucher les linges et les vaisseaux sacrés, autant qu'il est nécessaire à son office de sacristine, et vous aussi dans le besoin. Ce sont les langes du saint Enfant, ce sont les draps de l'Epoux, les vaisseaux de sa table.

Ne vous mettez pas en peine d'autre chose sur le Cantique, sinon de me le faire rendre en main propre, sans qu'il passe par d'autres, et sans qu'il s'en fasse copie.

Je verrai avec soin ce qui regarde votre retraite, et la lettre jointe.

Je n'ai rien déterminé pour la Trappe ; je verrai ce qui se pourra de ce côté-là : mais je n’y vois presque point de jour, ou plutôt je n'y en vois point du tout.

Vous avez raison de dire que le meilleur remerciement que vous puissiez faire, non pas à moi, mais à Dieu, de mes instructions,

 

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est d'en profiter; et c'est le seul plaisir que j'attends de vous; ma Fille, en cette occasion.

Je me souviendrai, s'il plaît à Dieu, de vous et de vos désirs au saint autel.

J'ai vu la lettre qui y était jointe dans le paquet d'hier, comme vous voyez. Je mettrai au bas de votre lettre ce que Dieu vous donnera par mon entremise, et je vous la renverrai après : je ne l'ai pas encore lue.

Vous avez raison pour la sainte eucharistie : on porte plus aisément la présence seule : dans la réception actuelle, l'excès de la grâce confond quelquefois : mais cette confusion est un acte de foi d'une autre nature, et il est bon quelquefois de ne rien dire et de ne rien sentir, afin que tout rentre dans l'intime infinité du cœur si l'on peut parler ainsi. Priez, espérez, aimez.

Dieu soit toujours avec vous, ma Fille.

 

LETTRE XVI. A Germigny, ce 8 novembre 1689.

 

J'ai reçu votre présent, ma Fille, que j'ai accepté au nom et à l'honneur de mon saint patron ; mais je vous prie une autre fois de ne m'en plus faire de cette nature, où il y ait de l'or, de l'argent et de la broderie : je n'en veux plus recevoir aucun de cette sorte, et j'en ai fait la défense bien précise.

Je tâcherai un premier loisir de me rappeler le sermon que vous souhaitez, pour vous en envoyer quelque trait. Je ne sais quand je pourrai aller à Paris. Dites-moi ce que vous voudrez sur ce que vous savez : je suis fâché de n'avoir pas entendu Mme N. : je voudrais bien qu'elle se déterminât sur la fondation.

Vous eûtes tort de craindre de me fatiguer. Pour peu que j'aie de temps, je le donne sans rebut et avec plaisir. On manque bien des occasions par ces réserves, et pour ne pas connaître les dispositions des gens avec qui on a à traiter.

Pour votre désir de la religion, je vous défends, ma Fille, toute inquiétude. Il y a bien de l'apparence que Dieu ne veut de vous que le désir : je doute de votre santé, et cela me ferait hésiter,

 

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quand je verrais tout le reste fait. Soumettez-vous à la volonté de Dieu. Je ne laisserai pas d'agir pour vous dans l'occasion. Ne vous embarrassez point des vues de votre famille ; dites-moi tout sans hésiter : je prendrai tout en bonne part, et je ferai ce que Dieu me donnera le pouvoir et le mouvement de faire, sans être peiné de rien, de votre part ni de la leur. Ces grands désirs de retraite sont très-bons, mais peu praticables ; et quand ces choses ont à se faire, elles viennent sans qu'on se donne de mouvement pour les avancer; autrement ce ne serait qu'agir avec inquiétude. En remettant tout à ma permission, votre conscience est en sûreté, parce que j'aurai une attention particulière à vous régler selon Dieu, et à vous faire faire sa volonté. Vous pourrez faire le voyage de Paris, quand votre supérieure croira que la maison n'en souffrira pas.

Je ne me fâche jamais que l'on m'écrive : il est vrai que les lettres de petite écriture font peine d'abord à mes yeux ; je me remets aussitôt, et je prends le premier temps que je puis pour lire et pour répondre; autrement je pourrais répondre avec un empressement que les affaires de Dieu et de l'intérieur ne souffrent pas. Quand il y aura, ma Fille, quelque chose où il faudra répondre sur-le-champ, faites-en un billet à part, sans autre discours que la simple exposition ; sinon il se pourra faire que la lecture sera différée en un temps plus commode.

Vous auriez à vous reprocher d'avoir manqué à l'obéissance et à l'amitié, si vous aviez parlé moins sincèrement à Madame *** : il n'y aura une autre fois qu'à ne lui rien dire sur ces sujets-là.

Vous ferez fort bien, ma Fille, de donner à M. votre fils les instructions nécessaires ; mais comme il n'a pas encore l'âge, il n'est pas temps de l'abandonner à sa conduite.

Je prie Notre-Seigneur qu'il soit avec vous, et je vous bénis en son nom.

 

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LETTRE XVII. A Versailles, ce 3 décembre 1689.

 

Votre lettre, ma Fille, m'a été rendue en présence de M. N***. Je lui ai dit que c'était quelque chose de votre intérieur que vous aviez oublié et qui vous faisait quelque peine, sans rien ajouter davantage.

La disposition dont vous me parlez n'ayant été suivie d'aucun acte, vous n'en devez pas être en peine, ni vous en confesser.

La communion spirituelle consiste principalement dans le désir de communier effectivement, qui doit être perpétuel dans le chrétien : mais il faut aussi prendre garde que l'application actuelle et expresse à ce saint mystère ne soit un obstacle à d'autres applications également nécessaires : surtout il ne faut point forcer son esprit.

On a raison de souhaiter que vous vous couchiez à l'heure marquée : ainsi vous devez abréger votre lecture, en rompant le chapitre ou le psaume. L'obéissance vaut mieux que le sacrifice (1).

Le Psautier qu'on attribue à saint Bonaventure, n'est pas approuvé par les gens savants, ni tenu être de ce Saint ; ainsi vous ne devez plus le dire : vous pouvez mettre à la place quelque autre dévotion à la sainte Vierge, sans néanmoins vous trop charger d'observances et de pratiques ; ce qui empêche la liberté de l'esprit.

La pénitence dont vous me parlez n'a rien que de bon. J'aurai soin de vous faire donner l’Apocalypse (a). Je remets à votre discrétion de différer votre retraite.

En considérant les sujets de votre maison, il m'est venu dans l'esprit de vous charger de la grande classe et d'une intendance sur les autres durant quelque temps, pour les mettre en train : en cela vous rendriez à la maison le plus grand service qu'il soit possible. J'ai trouvé depuis Madame votre supérieure dans ce

 

1 Eccle., IV, 17.

(a) Interprétée par Bossuet.

 

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sentiment : elle doit vous en parler, sans vous contraindre. Néanmoins, ma Fille, je crois que vous ferez bien d'accepter cet emploi. Je vous en déchargerai, s'il le faut.

Vous n'avez point à souhaiter de vous réunir avec la personne que vous savez. Vivez dans la charité, dans l'obéissance et dans la confiance nécessaire: tout le reste, qui fait les liaisons particulières, a plus de mal que de bien; et il n'y a qu'à le laisser perdre, en rendant grâces à Dieu quand cela arrive.

Je prie, ma Fille, Notre-Seigneur qu'il soit avec vous.

 

LETTRE XVIII.  A Meaux, ce 28 décembre 1689.

 

Le zèle que j'ai pour le rétablissement de la grande classe m'a fait naître, ma Fille, la pensée de vous la commettre : j'ai même compris que vos répugnances venaient principalement de ce que vous craignez de n'avoir pas la liberté de la mettre sur le pied qu'il faut; si bien qu'en vous la donnant, j'ai cru cette peine levée : au reste, après trois mois j'examinerai vos raisons.

Je ne puis vous envoyer le livre que de Paris ; marquez une voie particulière, si vous en avez.

Vous pouvez faire la retraite ; le plus tôt sera le meilleur. Songez dans votre retraite que tout votre état doit être d'une (a) profonde humilité. Je vous recommanderai à Dieu de tout mon cœur. Détachez-vous de la créature; fermez votre cœur de ce côté-là ; dilatez-le en liberté du côté de Dieu : vivez dans l'obéissance ; n'écoutez aucune inquiétude sur votre état : je veillerai à tout. Ne soyez point en peine de vos lettres, ni du secret : tout ce que vous m'écrirez en sera un de confession. Dieu soit avec vous, ma Fille.

 

(a) Dans une.

 

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LETTRE XIX.  A Meaux, ce 10 mars 1690.

 

Continuez, ma Fille, à parler à la Sœur N*** comme vous faites, et inculquez-lui bien mes réponses. Elle est vive et inquiète de son naturel : il entre beaucoup de cela dans toutes ses peines : il y entre de la tentation. Il n'est pas besoin qu'elle me spécifie rien davantage : mais dites-lui que plus l'obscurité est grande, plus elle marche en foi et en soumission ; plus l'agitation est violente, plus elle s'abandonne à Dieu avec courage, sans rien céder à la tentation, ni se laisser détourner de la vocation à laquelle Dieu a attaché son salut.

Quand on fait les actes d'abandon que je demande, je ne prétends pas qu'on doive sentir qu'on les fait, ni même qu'on le puisse savoir ; mais qu'on fasse ce que l'on peut dans le moment, en demandant pardon à Dieu de n'en pas faire davantage. C'est à l'espérance que cette personne doit s'abandonner plutôt qu'à la crainte, en disant et répétant avec David : Parce que ses miséricordes sont éternelles.

Je lui permets de faire les dispositions qu'elle voudra de son bien : elle ne doit point être arrêtée par l'aigreur qu'elle craint d'avoir pour N***. La fondation d'une messe à la paroisse sera agréable à Dieu : j'y consens. Si elle a de pauvres parais, elle fera bien de leur donner ce qu'elle avisera : elle ne doit pas tellement s'astreindre à la maison, qu'elle ne satisfasse à d'autres devoirs ou à d'autres vues que Dieu lui donne. Si elle tient sa disposition aussi secrète qu'elle le doit, on ne le verra qu'après sa mort: ainsi elle ne sera point inquiétée, et on devra être édifié qu'elle ait songé à la paroisse, à laquelle toute âme chrétienne doit être liée. Elle fera bien de tenir toujours ses peines secrètes. Elle pourra voir que (a) j'ai tout vu et considéré jusqu'à l'apostille, et elle peut se mettre l'esprit en repos. Voilà de quoi la soutenir, la fortifier, la consoler, et qui pourra aussi, ma Fille, vous être utile.

Lisez le chapitre premier de saint Jean jusqu'au verset 15.

 

(a) Par cette réponse que.

 

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Appuyez sur ces paroles : Le Verbe était Dieu ; et sur celles-ci : Le Verbe a été fait chair. Goûtez la joie de renaître, non de la chair ni du sang, mais de Dieu. Se renouveler en Jésus-Christ; prendre des résolutions dignes des enfants d'un si bon père.

 

Le chapitre II jusqu'au verset 11. Goûter l'humiliation de la très-sainte Vierge, qui semble à l'extérieur rebutée de son Fils, et qui en est exaucée : bien comprendre que les rebuts de Dieu sont souvent des grâces, et de très-grandes grâces : ne perdre jamais la confiance : souhaiter de changer notre eau en vin, et notre langueur pour Dieu et pour les œuvres de Dieu en une ferveur toute céleste.

 

Le chapitre III depuis le verset 11 jusqu'au 22. Appuyer sur ces paroles: « La lumière est venue au monde; et les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière, parce que leurs œuvres étaient mauvaises. » Aimer à être reprise ; et tâcher de voir nos péchés dans cette éternelle lumière qui les fait voir si grands, en se soumettant aux corrections qu'elle nous fait recevoir par nos supérieurs.

Le même chapitre depuis le verset 29 jusqu'à la fin. Appuyer sur cette parole : Celui qui a l'Epouse est l'Epoux. Songer que Jésus-Christ est le seul Epoux de son Eglise et de toutes les âmes saintes : se réjouir à sa voix, qui retentit de tous côtés dans son Eglise, dans les saintes communautés par leurs règles et nar les ordres des supérieurs qui font écouter Jésus-Christ, anéantissant les raisonnements de notre amour-propre, avec cette fausse liberté qui fait la joie des enfants du monde. Appuyer sur cette parole : Il faut qu'il croisse, et que je diminue. Combien il faut décroître et s'humilier de jour en jour ; afin que Jésus-Christ croisse en nous, et que le règne de sa vérité s'y augmente !

Le chapitre IV jusqu'au verset 43. Appuyer sur cette parole : Donnez-moi à boire. Considérer la soif de Jésus-Christ, ce qu'il veut de nous, l'épurement qu'il demande de notre volonté propre, et l'abnégation de nous-mêmes, afin qu'il nous soit lui-même toutes choses: songer aussi à la lassitude du Sauveur, ce que c'est que la fatigue, de Jésus dans le chemin lorsqu'il avance avec nous, et que nous ne suivons pas assez fortement tous ses pas, et

 

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tous les mouvements de sa grâce. Marcher, avancer: Jésus ne sera jamais fatigué en vous : appuyer sur cette parole : Si vous saviez le don de Dieu; et se dire souvent à soi-même avec Jésus : O mon âme ! ô âme chrétienne, si tu savais le don de Dieu : si tu savais ce que c'est que de l'aimer, de le goûter jusqu'à se dégoûter de soi-même: et se répéter souvent : Si tu savais, si tu savais, avec un secret gémissement qui demande à Dieu de savoir, en goûtant aussi cette eau vive qui rejaillit à la vie éternelle, qui est en effet le don de Dieu qu'on demandait en disant : Si tu savais!

Conférer les versets 9,  43 et 14 avec le chapitre vu, verset 39, et écouter ce cri de Jésus, qui s'offre de désaltérer tous ceux qui ont soif de lui : l'écouter sur ce qu'il dira de cette source qui s'ouvre dans notre cœur, et des fleuves qui nous arrosent les entrailles, lorsqu'il nous ôte l'esprit du monde et l'attachement à ses sensualités, à sa propre volonté, en nous donnant son Saint-Esprit, qui est l'esprit de sagesse et d'intelligence, l'esprit de conseil et de force, l'esprit de science et de piété, et l'esprit de la crainte du Seigneur. Voilà ces fleuves que le Saint-Esprit fait découler dans les âmes : voilà cette source qui rejaillit à la vie éternelle ; qui commence sur la terre la même félicité dont on jouit dans le ciel, qui est d'aimer Dieu et de s'y unir.

Le même chapitre IV. Arrêter sur le verset 22 : Vous adorez ce que vous ne savez pas : comme il faut savoir ce qu'on adore, et en connaître le prix : comme toutefois avec cela, il faut l'ignorer, et se perdre dans son incompréhensible perfection.

Appuyer sur cette parole ; En esprit et en vérité. En esprit, quel épurement ! quel détachement des sens et de soi-même ! En vérité, combien effectif doit être le changement de l’âme qui retourne à Dieu !  Détester la piété qui n'est qu'en paroles, venir au solide, à l'effectif, à la pratique. Appuyer sur ces paroles : L'heure arrive, et elle est venue. Il n'est plus temps de reculer : il faut entrer dans l'esprit de sa vocation, et dans la sainte captivité d'une régularité exacte : se dire souvent à soi-même : L'heure arrive, et elle est venue : c'est trop commencer ; achevons : faisons triompher l'esprit, faisons régner la vérité.

Sur ces paroles : Dieu est esprit. Ni les sens, ni la chair, ni le

 

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sang, ni le raisonnement, ni la volonté propre n'y peuvent atteindre : c'est un esprit au-dessus de tout cela : il faut anéantir tout cela pour s'unir à lui.

Sur les versets 25 et 26 : Le Christ, le Messie viendra, qui nous apprendra toutes choses. Profonde ignorance du genre humain, jusqu'à ce que Jésus-Christ l'ait enseigné. Ecouter ensuite Jésus-Christ, qui dit : Je le suis, moi qui vous parle. Jésus vient tous les jours à nous; Jésus nous parle tous les jours : doux entretiens, entretiens nécessaires, d'où viennent toutes nos lumières. Sans cela que sommes-nous? Ténèbres, obscurité, ignorance, dérèglement, libertinage.

Pour donner la mort à ce libertinage d'esprit, appuyer fortement sur cette parole : J'ai à manger une nourriture que vous ne savez pas. Le monde ne se nourrit que de sa propre volonté ; mais pour moi, dont la nourriture est de faire la volonté de mon Père, j'ai une nourriture que le monde ne connaît pas. Se réjouir d'avoir tout marqué et tout réglé, afin à chaque moment de faire la volonté de Dieu, et de se rassasier de cette viande.

Continuez à exhorter la Sœur N*** à la patience, à la paix et à la soumission à la volonté de Dieu. Je le prie, ma Fille, qu'il soit avec vous, et je vous bénis en son saint nom.

 

LETTRE XX.  A Paris, ce 23 août 1690.

 

Je ne vois pas, ma Fille, qu'il y eût des choses si pressantes dans vos précédentes lettres. C'étaient des choses qu'il était bon que je susse, mais où votre parti était aisé à prendre en disant que vous vous en remettez à ce que je ferai ici, et vous expliquant au surplus le moins que vous pourrez.

J'arrive et dès le plus tôt qu'il me sera possible, je le ferai savoir à Madame***, avec qui je réglerai toutes mes mesures. Ce que vous avez à faire, c'est, ma Fille, principalement à l'exciter à me donner toute connaissance de ce qui peut de loin ou de près regarder la maison.

Quant à votre dessein particulier, je vous assure que cela est

 

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encore un peu embrouillé, et qu'il faut voir plus clair dans une affaire si haute avant que de s'y engager. Je prie Notre-Seigneur qu'il soit avec vous. Ecrivez-moi sans hésiter; mais aussi sans inquiétude sur mes réponses. Je ne vois pas qu'il se perde rien à la poste.

 

LETTRE XXL.  A Meaux, ce 17 septembre 1690.

 

Je suis arrivé à Meaux avant-hier au soir, et je suis encore obligé de retourner à Versailles sur la fin de la semaine : ainsi, ma Fille, il n'y a pas d'apparence que je vous puisse voir sitôt.

Je prie Dieu incessamment qu'il m'inspire sur vos désirs. J'ai dit à M. F*** tout ce qui se pouvait dire avec prudence. Nous songeons fort à régler la communauté, et il semble que la divine Providence nous offre des moyens pour cela : je pourrai vous en dire plus de nouvelles vers la fin de la semaine prochaine. Priez Dieu cependant, ma Fille, qu'il bénisse nos bonnes intentions : abandonnez-vous à lui pour la communauté, pour vous-même et pour tous vos désirs : sa haute et impénétrable sagesse et sa bonté paternelle conduiront toutes choses à leur point, selon qu'il sait.

Ces vues de religion seront votre croix, votre humiliation, votre épurement et votre martyre : mais il faut, ma Fille, bannir l'anxiété et le trouble, qui ne conviennent pas aux voies de Dieu. Ce qu'on sent dans son cœur comme inspiré de Dieu, doit être examiné par sa fin. Tout ce qui tend à nous humilier et à nous unir à Dieu, est de lui. Ce qui est douteux doit être soumis à un conseil expérimenté et fidèle.

Faire sa cour à Jésus-Christ dans le saint Sacrement, ce doit être, s'il est permis de se servir de ce terme, demeurer devant lui en silence, en respect, en soumission, prêt à partir au moindre clin d'oeil, et faisant son occupation du soin de lui plaire. Jésus avec vous, ma Fille.

 

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LETTRE XXII. A Meaux, ce 10 novembre 1691.

 

Je vous envoie, ma Fille, la permission et la continuation du P. P., et suis très-aise que vous la receviez avant la fête. Je me réjouis aussi de l'arrivée de M. B***, que j'irai établir jeudi sans y manquer. Ces je ne sais quoi qu'on ressent, sont pour l'ordinaire des illusions ou de secrètes résistances de l'amour-propre; c'est pourquoi vous faites bien de les sacrifier à l'obéissance : plus je pense à cette personne, plus je crois que c'est Dieu qui nous l'envoie.

Je n'ai de loisir, ma Fille, que pour vous dire que vous demeuriez en repos sur mon sujet, assurée que jusqu'au dernier soupir de ma vie je ne cesserai de prendre soin de votre âme. Je vous répète encore que vous n'ayez point à vous embarrasser de toutes les dispositions où vous pouvez être à mon égard, parce que le fond de l'obéissance, que Dieu vous met dans le cœur, n'en est pas moins entier pour ce que la peine ou la nature y peut mêler.

Pour les paroles de saint Jean, il faut ou n'en rien dire, ou en dire beaucoup ; peut-être quelque jour je vous enverrai quelque écrit, où il sera parlé d'un si haut mystère.

Je ne retrouve rien à redire à la sainte amitié que vous demandez à cette bonne Sœur de la Visitation. C'est dans un de mes avertissements contre le ministre Jurieu, que vous trouverez quelque chose sur le mystère de la sainte Trinité, qui peut-être sera capable de vous élever à Dieu. Je le prie, en attendant, qu'il fasse par la foi simple tout ce qu'il veut faire en vous ; je le prie, ma Fille, qu'il vous bénisse.

 

LETTRE XXIII.  A Meaux, ce 10 novembre 1691.

 

J'écris à M.*** sur les peines de la Sœur N ***, qui semble se décourager de nouveau. Tenez-lui la main, ma Fille, le plus que

 

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vous pourrez, et prenez garde de ne point entrer dans ses peines d'une manière qui les augmente.

Pour les vôtres, je vous dirai franchement que je n'ai nulles vues que votre maison puisse devenir une religion; et c'est à quoi je ne songe en aucune sorte. J'ai bien en vue qu'elle puisse devenir un jour quelque chose d'aussi parfait qu'une maison religieuse, et aussi agréable à Dieu. Je ne vois non plus aucune apparence que vous puissiez réussir dans ce dessein, ni que je doive par conséquent vous laisser tourmenter l'esprit à chercher des moyens de l'accomplir. Si Dieu le veut, il en fera naître naturellement, et je ne résisterai pas à sa volonté. S'il ne se présente rien de cette sorte, qui soit simple et naturel, je conclurai que votre désir est de ceux que Dieu envoie à certaines âmes pour les exercer, sans vouloir jamais leur en donner l'accomplissement. Je sais de très-saints religieux à qui Dieu donne des désirs de cette nature ; aux uns, de se rendre parfaits solitaires dans un véritable désert; aux autres, de prendre l'habit en d'autres religions plus austères ou plus intérieures que la leur. Tout cela demeure sans exécution : leur désir les exerce et les épure : mais s'ils se tourmentaient à chercher les moyens de les accomplir, ils tomberaient dans l'agitation et l'inquiétude, qui les mènerait à la dissipation entière de leur esprit. Ainsi, ma Fille, je ne consens pas à vous permettre sur ce sujet aucun mouvement.

Je songe à ce que je vous ai promis; mais il me faut un peu de loisir. Je prie Notre-Seigneur qu'il soit avec vous.

 

LETTRE XXIV.  A Germigny, ce 18 septembre 1691.

 

Pour vous tirer d'inquiétude, je vous fais ce mot, ma Fille, où vous apprendrez que le rhume que jai apporté de Jouarre a été, Dieu merci, peu de chose : j'y dois retourner dans peu, et je tâcherai à cette fois de vous aller voir. Madame B*** ne me parle point de ses peines: je serais fâché qu'elle se rebutât; car elle nous est fort nécessaire.

J'espère trouver dans peu le loisir de vous faire une ample

 

 

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réponse sur vos précédentes lettres et sur vos doutes : je ne puis répondre aujourd'hui qu'à votre dernière, qui est sans date. Ne perdez pas courage, ma Fille ; réparez le faux pas que vous avez fait, en redoublant vos forces à courir : le reste n'est pas de saison. Dieu soit avec vous.

 

LETTRE XXV. A Germigny, ce 1er octobre 1691.

 

Voilà, ma Fille, la réponse à une partie de vos doutes. Je sentais bien hier que Dieu m'allait parler pour vous. J'ai lu tous vos écrits ; je suis prêt de vous les rendre ou de les brûler, du moins quelques-uns, après en avoir pris la substance. Je vous permets, dans les grands efforts de la peine que vous me marquez, une discipline quelquefois à votre discrétion. Mais, au reste, ne croyez pas que ce soit là le fort du remède. Ce qui apaise pour un moment, irrite souvent le mal dans la suite : cet etfort qui fait qu'on voudrait mettre son corps en pièces, est un excès et une illusion. On s'imagine qu'on fera tout à force de se tourmenter : ce n'est pas ainsi qu'on guérit; c'est en portant l'humiliation de la peine, et en se faisant d'elle-même un remède contre elle-même : ce qui se fait en apprenant avec saint Paul que la grâce nous suffit   et que c'est d'elle que nous tirons toute notre force. Cela est; croyez-le, ma Fille, et vous vivrez.

Il suffit que vous vous couchiez comme je vous l'ai permis : souvenez-vous toujours de la discrétion et de l'édification que je vous ai ordonnées.

QUESTIONS. Sur l'immortalité de l'âme; sur ce que c'est que l’âme, sur sa nature ; comment elle peut être heureuse et malheureuse ; comment elle a contracté le péché originel ; si on ne le peut pas comprendre d'une autre manière qu'en considérant que la concupiscence en est la suite ; comment les tentations s'élèvent dans l’âme malgré elle ; si, comme tout est possible à Dieu, il ne peut pas réduire l’âme dans son premier néant ; comment l’âme,

 

1 II Cor., XII, 9.

 

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qui sait que Dieu est sou souverain bien, n'est-elle pas toujours occupée de lui?

Réponses. L’âme est une chose faite à l'image et à la ressemblance de Dieu ; c'est là sa nature, c'est là sa substance. Dieu est heureux; l’âme peut être heureuse. Dieu est heureux en se possédant lui-même, l’âme est heureuse en possédant Dieu. Dieu se possède en se connaissant et en s'aimant lui-même ; l’âme possède Dieu en le connaissant et en l'aimant. Dieu ne sort donc point de lui-même pour trouver son bonheur : l’âme ne peut être heureuse que par un transport. Ravie de la perfection infinie de Dieu, elle se laisse entraîner par une telle beauté; et s'oubliant elle-même dans l'admiration où elle est de cet unique et incomparable objet, elle ne s'estime heureuse que parce qu'elle sait que Dieu est heureux, et qu'il ne peut cesser de l'être ; ce qui fait que le sujet de son bonheur ne peut cesser. Voilà sa vie, voilà sa nature, voilà le fond de son être.

Il ne faut donc pas, ma Fille, que vous demandiez davantage de quoi l’âme est composée : ce n'est ni un souffle, ni une vapeur, ni un feu subtil, et continuellement mouvant. Ni l'air, ni le vent, ni la flamme, quelque déliée qu'on l'imagine, ne portent l'empreinte de Dieu. L’âme n'est point composée; elle n'a ni étendue, ni figure : car Dieu, dont elle est l'image, et à qui elle doit être éternellement unie, n'en a point non plus, et elle ne peut être qu'un esprit, puisqu'elle est née, comme dit saint Paul », pour être un même esprit avec Dieu, par une parfaite conformité à sa volonté.

Dieu n'habite point la matière; l'air le plus subtil ne peut être le siège où il réside : sa vraie demeure est dans l’âme, qu'il a faite à sa ressemblance, qu'il éclaire de sa lumière, et qu'il remplit de sa gloire : en sorte que, qui verrait une âme où il est (ce qui ne peut être vu que par les yeux de l'esprit), croirait en quelque sorte voir Dieu ; comme on voit en quelque sorte un second soleil dans un beau cristal, où il entre pour ainsi dire avec ses rayons. Ainsi, ma Fille, il n'y a plus qu'à purifier son cœur poulie recevoir, selon cette parole du Sauveur : Bienheureux ceux qui

 

1 I Cor., VI, 17.

 

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ont le coeur pur; car ils verront Dieu (1). Il ne faut pas croire en effet qu'une âme épurée reçoive Dieu sans le voir. Elle le voit; il la voit; elle se voit en lui ; il la voit en elle-même. Il n'en est pas toujours de même en cette vie. Dieu se cache à l'aine qui le possède, pour se faire désirer : mais il la touche secrètement de quelqu'un de ses rayons ; et incontinent elle s'ouvre, elle se dilate, elle s'épanche, elle se transporte, elle ne peut plus vivre ni demeurer en elle-même ; elle dit sans cesse : Tirez-moi (2) ; venez  (3) ; car elle sent bien qu'elle n'a point d'ailes pour voler si haut. Mais Dieu vient, Dieu l'attire à lui, Dieu la pousse dans son fond; et plus intérieur à l’âme que l’âme même, il l'inspire, il la gouverne, il l'anime bien plus efficacement et intimement, qu'elle n'anime son corps.

Une telle créature voit clairement et distinctement l'éternité : autrement, comment verrait-elle que Dieu est éternellement, et qu'il est éternellement heureux? Elle aspire donc aussi à l'aimer, à le posséder, à le louer éternellement ; et ce désir que Dieu même lui met dans le cœur, lui est un gage certain de la vie éternellement heureuse, à laquelle il l'appelle. Elle ne craint donc point de périr : car encore qu'elle sache bien qu'elle ne subsiste que parce que Dieu, qui l'a une fois tirée du néant, ne cesse de la conserver, en sorte que s'il retirait sa main un seul moment elle ces-serait d'être et de vivre; elle sait en même temps qu'il ne veut rien moins que la détruire par la soustraction de ce concours. Car pourquoi détruire son image, et son image pleine de lui, et son image à qui il montre son éternité, et à qui il inspire le désir de la posséder?

Il n'y a donc plus de néant pour une telle créature : il faut qu'elle soit ou éternellement heureuse en possédant Dieu, ou malheureuse éternellement pour n'avoir pas voulu le posséder, et pour avoir refusé un bonheur qui devait être éternel.

Ainsi il ne reste plus à cette âme que de se tourner incessamment du côté de son éternité et de son souverain bien, et c'est à quoi doit tendre toute la direction. Car un pasteur, un évêque, un directeur se sent établi de Dieu pour jeter dans l’âme les semences

 

1 Matth., V, 8. — 2 Cant., I, 3. — 3  Apoc., XXII, 20.

 

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d'une bienheureuse immortalité, en la séparant, autant qu'il peut, de toutes les choses sensibles, parce que tout ce qui se voit est temporel, et que ce qui ne se voit pas n'a pas de fin. Il faut donc lui faire aimer l'éternité de Dieu; c'est-à-dire sa vérité et son être, qui en même temps est son bonheur ; en sorte que cette âme ne veuille plus être, ni vivre, ni respirer que pour aimer Dieu, et consente à la destruction de tout le reste qui est en elle. Un pasteur qui a en main une telle âme, la veut rendre agréable à Dieu, en y perfectionnant infatigablement son image ; et puisque cette image est l'objet de l'amour de Dieu, il ne faut pas croire qu'un tel pasteur se lasse de conduire une telle âme, autrement il se lasserait de glorifier Dieu ; ni qu'il donne plus de temps aux grands qu'aux petits, puisqu'il ne connait rien de grand parmi les hommes, que cette empreinte divine dans le fond de leur âme. C'est là la grandeur, c'est là la noblesse, c'est par là que la naissance de l'homme est illustre et bienheureuse; car pour la naissance du corps, ce n'est que honte, faiblesse et impureté.

Il n'en était pas ainsi au commencement; car Dieu avait assorti à cette âme immortelle et pure, en laquelle il avait créé tout ensemble et la beauté de la nature et celle de la grâce; il avait, dis-je, assorti à cette âme immortelle et pure un corps immortel et pur aussi : mais Dieu, pour honorer le mystère de son unité et de sa fécondité, ayant mis tous les hommes dans un seul homme, et ce seul honime, dont tous les autres dévoient sortir, ayant été infidèle à Dieu, Dieu l'a puni d'uue manière terrible, puisqu'il l'a puni non-seulement en lui-même, mais encore dans ses enfants, comme dans une partie de lui-même, et encore la plus chère. Ainsi nous sommes devenus une race maudite, enfants malheureux d'un père malheureux, de qui Dieu a justement retiré la grâce qu'il voulait transmettre à tous les hommes par un seul homme, et qu'ils ont aussi tous perdue en un seul ; maudits dans leur principe, corrompus dans la racine et dans les branches, dans la source et dans les ruisseaux.

C'est ainsi qu'à ce premier exercice de l’âme raisonnable, qui n'eût été que de connaître et d'aimer Dieu, il en faut ajouter un

 

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autre, exercice pénible et laborieux, exercice dangereux et plein de péril, exercice honteux et humiliant, qui est de combattre en nous cette corruption que nous avons héritée de notre premier père. Souillés dès notre naissance et conçus dans l'iniquité, conçus parmi les ardeurs d'une concupiscence brutale, dans la révolte des sens et dans l'extinction de la raison, nous devons combattre jusqu'à la mort le mal que nous avons contracté en naissant.

C'est aussi le second travail de la direction. Il faut aider l’âme à enfanter son salut, en se combattant elle-même, selon que dit saint Paul : La chair convoite contre l'esprit, et l'esprit contre la chair (1). Pour nous donner cette force, il a fallu opposer une nouvelle naissance à la première, une régénération à la génération, Jésus Christ à Adam, et le baptême de l'un à la féconde corruption de l'autre, parce que, comme dit le Sauveur, ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l'esprit est esprit (2). Ce n'est pas que la chair soit mauvaise en soi, à Dieu ne plaise, ou que la génération de la créature de Dieu soit mauvaise dans son fond ; il ne le faut pas croire : mais c'est que le mal du péché s'étant joint au bon fond de la nature, nous naissons tout ensemble et bons par notre nature et mauvais par notre péché ; par notre génération, ouvrage de Dieu, et tout ensemble ennemis de Dieu par le désordre qui s'y mêle.

Il n'est pas besoin, ma fille, d'approfondir ceci davantage : mais il faut seulement se souvenir que Dieu a fait l'homme à son image ; que ce n'est point par le corps, mais par l’âme qu'il a cet honneur ; que c'est dans l’âme qu'il a mis ces traits immortels de son immuable éternité ; et que c'est cela qu'on appelle le souffle de Dieu, spiraculum vitœ (3), par lequel il est écrit que l’âme est vivante. Il ne faut point demander comment Dieu l'a faite ; car il fait tout par sa volonté. C'est donc par sa volonté qu'il a formé notre corps ; c'est par sa volonté qu'il lui a uni une âme faite à son image, et par conséquent d'une immortelle nature : c'est par sa volonté que tous les hommes sont nés d'un seul mariage. Il a béni les deux sexes et leur union, avant que le péché soit

1 Galat., V, 17. — 2 Joan., III, 6. — 3 Genes., II, 7.

 

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survenu ; et le péché survenu depuis, n'a pu détruire le fond que Dieu avait fait.

Il ne reste donc pins à l'homme que de combattre en lui ce péché si intime à ses entrailles, afin qu'en nous épurant de corruption, nous rendions à Dieu le bon fond qu'il a mis en nous, et que nous soyons ramenés à la première simplicité et beauté de notre nature, dans la résurrection des justes.

Combattons donc avec saint Paul (1), le bon combat de la foi, et ne nous étonnons pas des tentations qu'il faut souffrir. Dieu sait jusqu'à quel point il veut nous y exposer ; et nous devons seulement méditer ces mots de saint Paul : Dieu est fidèle, et il ne permettra pas que vous soyez tentés au-delà de vos forces (2). Mais il nous donne ces forces et c'est un effet de sa grâce ; et par là il nous fera trouver de l'avantage même dans la tentation, afin que nous ayons  le courage et la force de la supporter.

La tentation va quelquefois si loin, qu'il semble que nous y goûtions le péché tout pur : ce que nous avions aimé par complaisance, et ce qui était très-mauvais en cet état, il semble que nous l'aimions pour lui-même, et que nous nous enfoncions de plus en plus dans le mal. Mais il ne faut pas perdre courage ; car c'est ainsi que Dieu permet que le venin que nous portons dans notre sein se déclare ; et cela, c'est un moyen de le vomir et d'en être purgés. Il faut donc se soumettre à la conduite que Dieu tient sur nous, et se souvenir que saint Paul a demandé par trois fois, c'est-à-dire avec ardeur et persévérance, d'être délivré de cette impression de Satan et de cette infirmité pressante et piquante de sa chair ; et il lui fut répondu : Ma grâce te suffit; car ma puissance se fait mieux sentir dans la faiblesse (3). Et pour achever l'épreuve où Dieu nous veut mettre, il faut pouvoir dire avec cet Apôtre : « Quand je suis infirme en moi-même c'est alors que je suis fort en Jésus-Christ; et je me glorifierai dans mes faiblesses, afin que sa vertu habite en moi. »

Voilà, ma Fille, suris parler de vous, voilà dans les principes généraux de la doctrine chrétienne, la résolution de tous vos doutes, ou du moins des principaux. Faites-vous-en à vous-même

 

1 II Tïm., IV, 6. — 2 I Cor., X, 13. — 3 II Cor., XII, 8, 9.

 

 

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l'application ; ce que vous n'aurez pas entendu la première fois, vous l'entendrez la seconde. Lisez et relisez ce que Dieu m'a donné pour vous. Je vous donnerai de même tout ce qu'il me donnera ; car de parler soi-même, ni je ne le veux, ni je ne le puis : il faut attendre que Dieu parle ; il a ses moments ; et quand il donne plusieurs ouvrages, il apprend à partager son travail.

Continuez à exposer tout avec la même sincérité : car comment un médecin peut-il appliquer ses remèdes aux maux cachés d'un malade qui ne voudrait pas les découvrir ? Cette découverte fait deux choses : elle instruit le médecin et humilie le malade ; et cette humiliation est déjà un commencement de santé. Prenez donc d'abord cette partie du remède, et attendez les moments où le reste vous doit être administré. Je prie Notre-Seigneur qu'il soit avec vous, ma Fille. Soyez fidèle jusqu'à la mort, et vous recevrez la couronne de vie

 

LETTRE XXVI. A Meaux, ce 3 novembre 1691.

 

Vous n'avez point à vous inquiéter, ma Fille, sur votre vœu de pauvreté, dans les choses que je vous ai permises. Je vous ai permis, ma Fille, ces petits présents ; je vous permets ces petits travaux, jusqu'à ce que je sache en présence plus particulièrement ce que c'est. S'il vous vient quelque difficulté sur vos vœux, ou sur quelque autre peine de conscience, vous pouvez me les réserver à mon retour, et en attendant demeurer en repos, à moins que ce ne fût des transgressions manifestes; ce que j'espère qui ne sera pas.

Je vous permets de passer la nuit après la Présentation en prières devant le saint Sacrement, à condition que le sujet principal de vos gémissements et de vos prières seront les besoins de la religion, de l'Etat et du diocèse, principalement les deux premiers.

Il ne me vient point à présent de chapitre de l'Evangile, ni de Psaume que je puisse vous recommander en particulier : tout y

 

1 Apoc., II, 10.

 

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est bon, et vous ne sauriez mal choisir. Vivez détachée de tout, jusqu'aux moindres choses : Dieu demande cela de vous. Votre perfection, que vous désirez, est là-dedans.

Je pars pour Dammartin, où je vais faire la visite : j'écrirai de là à votre communauté sur les livres, et sur quelques autres choses que je crois importantes. Notre-Seigneur soit avec vous, ma Fille.

 

LETTRE XXVII.  A Dammartin, ce 10 novembre 1691.

 

Vous aurez vu, ma Fille, par ma lettre précédente, que vos inquiétudes sont vaines. Je ne vous ai donné aucun sujet de croire que je fusse changeant : ce que me diront les hommes ne me fera pas abandonner ce que j'ai entrepris pour Dieu. Si l'on me donnait sur votre sujet des avis considérables, il faudrait vous avertir, et non pas vous quitter : suivez le conseil des médecins sur le sujet de l'abstinence et du jeune, plutôt que vos prétendues expériences, et obéissez à votre supérieure. Voilà une lettre que vous lui présenterez pour votre communauté.

Je vous bénis de tout mon cœur, ma chère Fille.

 

LETTRE XXVIII.  A LA COMMUNAUTÉ DES FILLES DE LA FERTÉ SOUS-JOUARRE. A Dammartin, ce 10 novembre 1691.

 

Je vous envoie, mes chères Filles, une instruction qui pourra vous être utile, pour bien lire et pour profiter de la lecture de l'Ecriture sainte. Je n'ai rien à dire sur les autres livres, dont ma Sœur Cornuau m'a envoyé le mémoire. Il y en a un grand nombre que je reconnais pour très-bons : il y en a quelques-uns que je ne connais pas, qu'on peut supposer bons à cause de l'approbation, jusqu'à ce qu'on y ait reconnu quelque erreur ou quelque surprise. Je n'ai donc rien à vous dire sur ceux-là. Je vous avertis seulement de prendre garde dans les écrits de certains mystiques, à des expressions un peu fortes, qui semblent dire qu'on

 

 

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n'agit pas dans la vie contemplative, qu'on y est parvenu à un parfait renouvellement, ou qu'il n'est pas permis de s'y exciter aux actes de piété. Tout cela serait fort mauvais, si on entendait autre chose par ce qu'on appelle inaction, que l'exclusion des actes humains et empressés ; ou par cette perfection de renouvellement intérieur, autre chose que la perfection selon qu'on la peut atteindre en cette vie ; ou enfin par cette défense de s'exciter aux actes de piété, autre chose que l'exclusion des manières trop empressées de s'y exciter. Avec ces modérations vous pouvez profiter de ces livres, s'ils vous tombent sous la main : mais faites grande réflexion sur le peu que je viens de vous faire observer.

Au surplus, mes chères Filles, croissez en Jésus-Christ, soyez fidèles à votre vocation. Souvenez-vous de ce que vous devez au prochain par votre état : n'oubliez rien pour ce qui regarde vos classes, et soutenez-en toujours les saints exercices, sans vous relâcher en rien : car c'est là votre vocation particulière, à laquelle si vous manquiez, tout le reste s'en irait en fumée. Surtout soyez fidèles à l'obéissance : songez toujours que la supérieure que je vous ai donnée m'a été donnée à moi-même comme à vous, par Madame Tanqueux votre chère Mère, et que la conservation de votre communauté dépend de là.

Vous voyez, mes Filles, que je songe à vous absent et présent ; que cela vous invite à songer de plus en plus vous-mêmes à vous-mêmes. Je prie Notre-Seigneur qu'il soit avec vous.

 

LETTRE XXIX.  A Paris, ce 5 décembre 1691.

 

J'ai reçu vos lettres du 29 et les autres. Les choses se régleront pour votre supérieure à mesure qu'elle s'ouvrira à moi, et il n'y a qu'à l'encourager à commencer. Pour vous, ma Fille, agissez toujours avec elle avec beaucoup de soumission. Parlez-lui franchement et discrètement ; en sorte qu'elle ressente que vous ne lui dites rien par rapport à vous, ni par humeur, ni

 

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pour votre satisfaction particulière, mais pour elle et pour le  bien de la maison.

Vous eussiez bien fait de me marquer ce que c'est qui donne lieu à la division et à la contradiction : il faut tout dire aux supérieurs : des demi-explications ne font qu'embarrasser les affaires, et donner lieu à des mouvements irréguliers.

Je vous permets les liaisons que vous voudrez avec nos Filles de Jouarre, que vous me nommez dans votre lettre : mais que tout cela soit dans la grande règle de la charité, et loin des petits mystères assez ordinaires entre filles.

J'approuve votre silence durant ce saint temps, et la permission que vous en avez demandée à votre supérieure est de bon exemple, et satisfaisante pour elle. Agissez toujours comme cela, ma Fille, par esprit d'obéissance et pour le bien de la paix.

Le sermon m'a surpris : j'approfondirai cette affaire, aussitôt que je serai de retour.

Ce n'est point du tout mon intention que vous me demandiez permission de m'écrire : c'est multiplier les lettres sans nécessité et allonger les affaires. Ecrivez-moi pour la maison ce que vous trouverez nécessaire, de même sur ce qui vous touche : ce n'est pas cela que je veux empêcher, mais l'amusement. Notre-Seigneur soit avec vous, ma Fille.

 

LETTRE XXX.  A Meaux, ce 19 décembre 1691.

 

J'écris à Madame B*** ce qui me paraît nécessaire pour établir la confiance entre elle et vous. Pour lui mettre l'esprit en repos du côté de Jouarre, je lui dis que j'ai permis votre commerce, et que vous n'y emploierez ni vos novices ni trop de temps. Vous pouvez lui dire que la proposition de la Sœur N*** n'est qu'un discours en l'air, et qu'il n'y a rien à compter là-dessus.

Puisqu'en arrivant de Jouarre je me trouve assez de loisir, je vais répondre aux demandes de votre billet.

Sur la première, je suis étonné, ma Fille, du scrupule que

 

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vous avez de m'avertir, et de la crainte d'y blesser la charité, puisque je vous ai tant de fois dit le contraire.

La différence d'un premier mouvement et d'un acte délibéré est trop sensible pour mériter qu'on se tourmente à l'expliquer, puisqu'un premier mouvement est une chose dont on n'est pas le maître, et qu'on l'est d'un acte délibéré. Il n'y a qu'à bien écouter le fond de sa conscience, pour en connaitre la différence. L'acte délibéré est suivi d'un secret remords : le mouvement in-délibéré peut troubler et humilier l'esprit; mais n'excite pas ce remords, qui fait sentir à la conscience qu'elle est coupable.

Il n'est pas nécessaire de faire un acte de contrition sur chaque péché en particulier, pourvu qu'on les déteste tous et tout ce qu'on a fait qui déplaît à Pieu, de tout son cœur. Je ne sais, ma Fille, pourquoi vous demandez tant qu'on vous distingue ce qui peut être mortel parmi vos péchés : ce n'est pas là ma pratique, et j'ai de bonnes raisons pour cela.

Vous ne sauriez rien faire de mieux la nuit de Noël, que de bien méditer devant Dieu ce qui est dit de l'Enfant Jésus aux versets 34 et 35 du chapitre II de saint Luc, en le joignant au verset 16 du XXVIII d'Isaïe, cité par saint Pierre en sa première Epître, chapitre II, versets 6, 7, 8; saint Paul aux Romains, chapitre IX, verset 33; et à la parole de Jésus-Christ même en saint Matthieu, chapitre XI, verset 6. Offrez-moi à Dieu, afin que, s'il me l'inspire, je traite dignement un si grand sujet le jour de Noël, et que je fasse trembler ceux à qui Jésus-Christ est un sujet de contradiction et de scandale. Commencez par lire tous ces endroits-là au premier loisir et donnez-vous à Dieu pour en être pénétrée durant la nuit de Noël. Chantez-y de cœur le Psaume LXXXVIII.

Je veux bien recevoir le présent que vous me destinez, pour cette fois seulement.

Vous avez bien fait de m'exposer cette peine sur votre santé :  il faut dire, toutes les fois qu'elle reviendra : Retire-toi de moi, Satan. Dieu soit avec vous, ma Fille : je vous bénis en son saint nom.

 

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LETTRE XXXI.  A Paris, ce 5 janvier 1692.

 

Je n'ai de loisir, ma Fille, que de vous mander la réception de votre paquet. Je ferai toutes les réponses au premier jour, et je verrai avec joie Monsieur votre fils. Comme ces lettres pour Jouarre sont fort pressées, je vous prie de les rendre au plus tôt. Dites à Madame votre supérieure l'ordre que vous en avez, et demandez-lui sa permission, afin que nous accomplissions cette parole du Sauveur : Laissez-moi faire pour cette heure ; car c'est ainsi qu'il faut que nous accomplissions toute justice (1). Prenez bien garde que c'est avant de recevoir le baptême que Jésus-Christ parle ainsi, et que cette justice dont il parle, est celle de faire souvent par une soumission volontaire ce dont on pourrait s'exempter par des ordres supérieurs.

Je vous prie aussi de faire en sorte que votre communication avec Jouarre ne vous retarde ni ne vous empêche en aucune partie de vos devoirs et de vos emplois; et de rendre souvent compte en général de cela à Madame votre supérieure, lui demandant même son avis, s'il arrivait que cela vous causât de l'embarras.

Elle ne me parle point de vos austérités : n'en faites plus à présent, et jusqu'à ce que votre santé soit rétablie, sans ma permission.

Je suis contraint de finir, en vous assurant, ma Fille, que votre âme m'est très-chère, et que je n'oublierai rien pour vous porter à la perfection où vous aspirez.

 

LETTRE XXXII.  A Versailles, ce 17 janvier 1692.

 

J'ai reçu, ma Fille, votre présent; mais je suis bien fâché de n'avoir point vu Monsieur votre fils. Je n'ai presque point bougé d'ici, et j'ai même gardé la chambre durant quelques jours : par ce moyen mon rhume n'a rien été ; et jusqu'ici, Dieu merci, ces

 

1 Matth., III, 15.

 

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petites précautions me délivrent de ces incommodités qui ne méritent pas d'être comptées.

Vos désirs seront accomplis : vous serez dans mon cœur pour y être continuellement offerte à Dieu; afin qu'il vous tire à lui de la manière qu'il sait, et que vous ne cessiez de lui dire : Tirez-moi; nous courrons après vos parfums (1) ; nous courrons entraînés par une invincible douceur, par votre vérité, par votre bonté, par vos attraits infinis, par votre beauté, qui n'est pas autre chose que votre sainteté et votre justice.

Tout ce que vous me mandez de la part du P. P*** est très-nécessaire, et conforme à mes sentiments. J'y travaillerai incessamment.

La règle que vous me demandez pour votre conduite, quant à l'extérieur, est toute faite dans vos constitutions; on n'y pourrait ajouter que quelques austérités, auxquelles je ne consens point que vous vous abandonniez au-delà de ce que je vous ai permis, si ce n'est qu'un confesseur discret ne vous les impose en pénitence.

Quant à la règle de l'intérieur, la vôtre, ma Fille, doit être de faire dans chaque action ce que vous verrez clairement être le plus agréable à Dieu, et le plus propre à vous détacher de vous-même, sans autre obligation que celle que l'Evangile vous propose, ou que vos autres vœux vous ont imposée, en attendant que Dieu nous éclaire sur ce que vous avez tant dans l'esprit.

Le plus difficile endroit à résoudre sur votre conduite, serait à savoir si vous devez vous abandonner à ces transports ardents de l'amour divin, à cause de la crainte que vous avez qu'ils pourraient être quelquefois accompagnés de quelque mauvais effet : mais comme je ne crois pas qu'il soit en votre pouvoir de les arrêter, Dieu même a décidé le cas par la force du mouvement qu'il vous inspire. C'est d'ailleurs une maxime certaine de la piété, que lorsque le tentateur mêle son ouvrage à celui de Dieu, et même que Dieu lui permet d'augmenter la tentation à mesure que Dieu agit de son côté, il n'en faut pas pour cela donner un cours moins libre à l'œuvre de Dieu ; mais se souvenir de ce qui

 

1 Cant., I 3.

 

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fut dit à saint Paul : Ma grâce te suffit; car la force prend sa perfection dans l'infirmité (1). Méditez bien ce passage, et ne laissez point gêner votre cœur par toutes ces anxiétés; mais dans la sainte liberté des enfants de Dieu, et d'une Epouse que son amour enhardit, livrez-vous aux opérations du Verbe, qui veut laisser couler sa vertu sur vous.

Tenez pour certain, quoi qu'on vous dise, que les mystiques se trompent ou ne s'entendent pas eux-mêmes, quand ils croient que les saintes délectations que Dieu répand dans les âmes sont un état de faiblesse, ou qu'il leur faut préférer les privations, ou enfin que ces délectations empêchent ou diminuent le mérite. La source du mérite, c'est la charité, c'est l'amour : et d'imaginer un amour qui ne porte point de délectation, c'est imaginer un amour sans amour, et une union avec Dieu sans goûter en lui le souverain bien, qui fait le fond de son être et de sa substance. Il est vrai qu'il ne faut pas s'arrêter aux vertus et aux dons de Dieu; et saint Augustin a dit que c'est de Dieu dont il faut jouir : mais enfin il ajoute aussi que c'est par ses dons qu'on l'aime, qu'on s'y unit, qu'on jouit de lui (2). Et s'imaginer des états où l'on jouisse de Dieu par autre chose que par un don spécial de Dieu, c'est se renaître l'esprit de chimères et d'illusions.

La pureté de l'amour consiste en deux choses : l'une à rendre à Dieu tous ses dons, comme choses que l'on tient de lui seul; l'autre de mettre ses dons dans leur usage véritable, en nous en servant pour nous plaire en Dieu et non en nous-mêmes. Les mystiques raffinent trop sur cette séparation des dons de Dieu d'avec lui. La simplicité du cœur fait recevoir ces dons comme étant de Dieu qui les met en nous, et on n'aime à être riche que par ses largesses. Au surplus un vrai amour ne permet pas d'être indifférent aux dons de Dieu : on ne peut pas ne pas aimer sa libéralité; on l'aime tel qu'il est, et pour ainsi dire dans le plus pur de son être, quand on l'aime comme bienfaisant et comme béatifiant, et tout le reste est une idée qu'on ne trouve point ni dans l'Ecriture ni dans la doctrine des saints.

On peut souhaiter l'attrait, comme on peut souhaiter l'amour ;

 

1 II Cor., XII, 9. —  2 Voyez tout le premier livre de S. Aug., de Doct. christ.

 

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on peut souhaiter la délectation, comme une suite et comme un motif de l'amour et un moyen de l'exercer avec plus de persévérance. Quand Dieu retire ses délectations au sensible, il ne fait que les enfoncer plus avant, et ne laisse non plus les âmes saintes sans cet attrait que sans amour. Quand la douce plaie de l'amour commence une fois à se faire sentir à un cœur, il se retourne sans cesse, et comme naturellement, du côté d'où lui vient le coup, et à son tour il veut blesser l'Epoux, qui dans le saint Cantique dit : « Vous avez blessé mon cœur, ma Sœur, mon Epouse ; encore un coup, vous avez blessé mon cœur par un seul cheveu qui flotte sur votre col (1). » Il ne faut rien pour blesser l'Epoux : il ne faut que laisser aller au doux vent de son inspiration le moindre cheveu, le moindre de ses désirs : car tout est dans le moindre et dans le seul : tout se réduit à la dernière simplicité.

Soyez douce, simple et sans retour, ma Fille, et allez toujours en avant vers le chaste Epoux : suivez-le, soit qu'il vienne, soit qu'il fuie ; car il ne fuit que pour être suivi.

Tout ce que vous avez pensé, ma Fille, sur votre désir est sans fondement et impraticable. Laissez croître ce désir de la religion; mais reposez-vous sur Dieu pour les moyens, les occasions et le temps de l'accomplir : autrement toujours occupée de ce qui ne se pourra pas, vous ne ferez jamais ce qui se peut, et ce que Dieu veut de vous actuellement. Notre-Seigneur soit avec vous.

 

LETTRE XXXIII.  A Paris, ce 21 février 1692.

 

J'ai vu, ma Fille, par votre lettre, la fâcheuse maladie qui vous est survenue : nos Filles de Jouarre m'en ont écrit aussi avec inquiétude. Dieu vous éprouve en toutes manières: ce sont là autant de traits de Jésus-Christ crucifié, qu'il imprime sur vous. Allez avec lui dans le sacré jardin ; prenez à deux mains la coupe qu'il vous présente, et n'en perdez pas une goutte. Je suis consolé de ce que vous me mandez, que vous êtes bien aise de souffrir, et que ces coups dont Dieu vous frappe rabattent vos autres

 

Cant., II, 9.

 

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peines. Ce m'en est pourtant une grande, de voir que vous soyez exercée en même temps au dedans et au dehors. Il en a été de même du Sauveur : il vous donne des moyens de lui montrer votre amour, et il ne peut rien faire de plus efficace pour vous déclarer le sien.

J'ai vu et considéré toutes vos lettres : .je n'ai rien eu de présent pour y répondre; j'ai eu aussi fort peu de loisir. Il faut toujours exposer les choses, parce que cela fait entrer dans l'ordre de l'obéissance, et dès là c'est un grand soutien. Mais Dieu ne me donne pas toujours, et je n'ai pas toujours le temps : en ce cas, il se faut servir des règles que j'ai données pour les dispositions de même nature, avec une grande soumission. La conduite des âmes est un mystère; et il faut que Dieu y agisse de deux côtés. Entendez ceci, ma Fille; Dieu vous en donnera l'intelligence. Je tâche d'être fidèle à donner ce que je reçois : quand je ne reçois rien de particulier, j'abandonne tout à Dieu, et je le prie de subvenir à ma pauvreté. Je vous ai offerte à Dieu, et ne cesserai de vous y offrir.

J'ai vu le Père qui veut bien nous faire la grâce d'accepter la direction de la maison, j'ai vu aussi Madame Tanqueux avec laquelle je me suis expliqué de beaucoup de choses : tout s'est passé, ce me semble, fort agréablement de part et d'autre.

Je suis à vous, ma Fille, de tout mon cœur.

 

LETTRE XXXIV.  A Meaux, ce 4 avril 1692.

 

L'écrit que vous avez reçu de Jouarre vous a été envoyé, ma Fille, par mon ordre exprès, et je vous ai mandé à vous-même qu'il y avait quelque chose pour vous dans le paquet dont je vous chargeais; quoiqu'il soit fait à la prière de quelques religieuses, le fond en est commun à tous les chrétiens. Ainsi, ma Fille, vous le pouvez communiquer aux personnes qui vous le demandent, et à toute personne faisant profession de piété et de retraite ; et j'en dis autant d'autres écrits, excepté ce qui regarde la

 

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communauté (a), ou les particulières dispositions des personnes. Je n'écris rien que je veuille être secret : il faut seulement prendre garde de ne pas divulguer de tels écrits aux gens profanes et mondains, qui prennent le mystère de la piété et de la communication avec Dieu pour un galimatias spirituel.

Vous avez plus sujet de craindre d'offenser Dieu en me taisant les choses, ou ne me les disant pas assez à fond, qu'en me les découvrant simplement: vous devez être bien persuadée que je ne me laisserai pas prévenir, ni ne condamnerai ou soupçonnerai personne sans preuve. Entendez le sermon, quoi qu'il vous en coûte.

Je loue vos transports envers Jésus-Christ caché au saint Sacrement, et ceux de nos chères Sœurs : je le donnerai quand il faudra, et quand j'aurai prévenu certaines noises que je dois éviter.

Voilà la lettre que j'écris pour ce sujet à votre communauté.

J'ai reçu vos vœux et vos soupirs, mes Filles. Dans les bienfaits communs, c'est un commencement de possession que d'avoir la liberté de souhaiter, puisque les souhaits font naître des prières ardentes, et qui arrachent tout des mains de Dieu. C'est à lui qu'il faut s'adresser pour obtenir l'accomplissement de vos saints désirs. Je serai attentif à sa voix, et toujours disposé à vous satisfaire.

Souvenez-vous, mes Filles, sur toutes choses, de l'union et de la régularité qui sont fondées l'une et l'autre sur l'obéissance : ce sont là les grands attraits qui attireront chez vous l'Epoux céleste, en qui je suis à vous de tout mon cœur.

 

LETTRE XXXV.  A Meaux, ce 30 mai 1692.

 

Il n’y a aucune apparence, ma Fille, que je puisse aller à Jouarre pendant le jubilé, ni tant que la mission sera ici. Je veux bien vous différer votre jubilé, et vous entendre dans l'octave du saint Sacrement. Vous pourrez, ma Fille, la venir passer ici. Je ferai prier les Ursulines de vous recevoir dans leur maison durant

 

(a) Var. : La conscience.

 

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ce temps : j'aurai soin de leur faire rendre votre lettre, et d'y assurer votre retraite. Madame B*** ne vous doit pas refuser votre congé après la manière dont je lui écris, elle aura pourtant de la peine. Je l'assure que vous ne songez point à Paris maintenant : la maison en effet serait trop seule. Je vous attendrai lundi ; en attendant, je demanderai à Dieu de tout mon cœur le don de conseil avec le fruit de bonté par rapport à vos intentions. Je trouverai, s'il plaît à Dieu, tout le temps dont vous aurez besoin. Je suis, ma Fille, très-cordialement à vous.

 

LETTRE XXXVI.  A Germigny, ce 10 juillet 1692.

 

Le fond des dispositions que vous m'exposez, ma Fille, dans votre lettre du 5, est très-bon. L'Epouse disait : « Aussitôt que mon Epoux a fait entendre sa voix, je suis tombée en défaillance (1) » L'original porte : « Mon âme s'en est allée, elle s'est échappée. » Dieu vous fait sentir quelque chose de cette disposition. L'Epouse s'échappait encore à peu près de cette manière, lorsqu'elle disait : « Soutenez-moi par des fleurs et par des essences de fruits confortatifs, parce que je languis d'amour (2). » L’âme défaillante demande un soutien : mais elle en reçoit un bien plus grand que celui qu'elle demande; car l'Epoux approche lui-même au verset suivant, et la soutenant et l'embrassant en même temps, et par là lui faisant sentir toute la douceur et la force de sa grâce.

Les caresses intérieures que l’âme fait alors à l'Epoux céleste, lui sont d'autant plus agréables, qu'elles sont plus libres et plus pleines de confiance : mais il s'en faut tenir là ; et l'épanchement où l'on se sent porté envers les personnes qu'on sait ou qu'on croit lui être unies, a quelque chose de délicat et même de dangereux.

Ne voyez-vous pas que la chaste et fidèle Epouse, en rencontrant ses compagnes et celles qui sont disposées à chercher l'Epoux avec elle, sans leur faire aucunes caresses, leur donne

 

1 Cant., V, 2, 6. — 2 Ibid., II, 5.

 

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seulement la commission d'annoncer à son bien-aimé ses transports et l'excès de son amour (1)? Cela veut dire qu'on peut quelquefois épancher son cœur, en confessant combien on est prise et éprise du céleste Epoux ; mais il ne faut pas aller plus loin. Et quand l'Epoux sollicite sa fidèle Epouse à chanter pour ses amis, elle lui dit : « Fuyez, mon bien-aimé (2) ; » ce n'est point à vos amis que je veux plaire, je ne me soucie pas même de les voir ni de leur parler ; fuyez, fuyez en un lieu où je sois seule avec vous. On doit être dans d'extrêmes réserves avec tout autre qu'avec l'Epoux, et c'est avec lui seul qu'il est permis de s'abandonner à ses désirs, car il est le seul dont les baisers, les embrassements et les caresses sont chastes et inspirent la chasteté.

Réjouissez-vous avec Jésus-Christ de ce qu'il est le plus beau des enfants des hommes ; et souvenez-vous qu'il faut mettre parmi ses beautés la bonté qu'il a de vouloir gagner les cœurs, et les remplir de lui-même. Je le prie qu'il vous soulage. Marchez en confiance : il vous regarde, et son regard vous soutient. Le surplus de votre lettre se remettra à un autre temps. Vivez cependant en paix, ma Fille ; il n'y a rien de mal à craindre que de perdre Dieu, que personne ne vous peut ravir. Je suis à vous de bien bon cœur.

 

LETTRE XXXVII. A Meaux, ce 4 août 1692.

 

Oh ! non, ma Fille, je ne prétends pas me comprendre dans le silence que je vous propose. Parlez-moi quand vous en serez pressée par l'Esprit ; car il faut que je vous écoute, et que j'écoute Dieu pour vous : il faut que la même voix de l'Esprit qui se fera entendre dans votre cœur, retentisse dans le mien, afin que je vous réponde ce que Dieu me donnera.

Tout est amour ; tout aime Dieu à sa manière, même les choses insensibles : elles font sa volonté ; et parce qu'elles ne peuvent pas connaitre ni aimer, il semble qu'elles s'efforcent, dit saint Augustin (3), aie faire connaitre, afin de nous provoquer à aimer leur auteur : c'est ainsi que tout est amour.

 

1 Cant., V, 8, 9, 17. — 2 Ibid., VIII, 13, 14.  — 3 Enar. II in Psal. XXVI, 11. 12.

 

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Il n'est pas besoin d'avoir de l'esprit, ni d'inventer de belles pensées pour consacrer son sommeil à Dieu : qu'ainsi ne soit ; en disant que vous ne savez que dire, vous avez tout dit. Oui, je voudrais, mon Dieu, que chaque respiration, chaque battement de cœur fût un acte d'amour : je voudrais être moi-même tout amour, être écrasée et anéantie ; en sorte qu'il ne restât de moi que l'amour, et une éternelle louange de votre saint nom. Voilà qui est fait. On cède après cela à la nécessité, parce que Dieu l'a ordonnée, l'a établie ; on aime son ordre, parce qu'il est de sa justice, de sa sagesse, de sa bonté. Et il n'en faut pas davantage ; et alors notre sommeil loue Dieu, et confesse notre infirmité, qui est la peine du péché.

Puisque vous voulez le savoir, ma Fille, le jour de mon baptême est le jour de Saint-Michel, en septembre ; le jour que j'ai été consacré prêtre est le samedi de la Passion ; le jour de mon sacre est celui de Saint-Matthieu. Je vous suis bien obligé de vouloir bien communier en ces jours-là à mon intention, et demander à Dieu les grâces dont j'ai besoin pour être un chrétien digne de ce nom, et remplir mon ministère.

Pour les prières vocales, qui ne sont d'aucune sorte d'obligation, quand vous vous sentirez attirée à quelque chose de plus intime, suivez votre attrait. Pour l'office, quoique vous n'y soyez pas absolument obligée, je ne crois pas que cela fût bien de le laisser.

Quand vous me pressez, ma Fille, de vous répondre sur vos questions de l'amour de Dieu, vous ne songez pas à ce qu'il faudrait pour y satisfaire, et que d'ailleurs cela n'est point nécessaire ; car c'est là le cas où arrive ce que dit saint Jean : L'onction vous enseigne tout (1). L'amour s'apprend par l'amour : à l'égard de ce pur amour, ce qu'il en faut savoir, c'est qu'il emporte un dépouillement universel : cela va bien loin, et porte des impressions bien crucifiantes. C'est pourquoi je ne croirais pas qu'il fallût ni le désirer ni le demander à Dieu, et encore moins se mettre en peine de ce que c'est ; car le propre de cet amour, c'est de se cacher soi-même : quand on le sent, ordinairement on ne

 

1 I Joan., II, 27.

 

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l'a pas ; quand on l'a, on ne sait pas ce que c'est ; je veux dire qu'on le sait bien moins lorsqu'on l'a que lorsqu'on ne l'a pas. Car quand on ne l'a pas, on en raisonne comme les autres ; mais quand on l'a, on se tait, on ne sait qu'en dire, et on ne peut en parler, si ce n'est dans certains élans que Dieu envoie lorsqu'on y pense le moins. J'ai des raisons, ma Fille, de croire qu'il n'est pas à propos de le demander ; mais de s'offrir à Dieu avec un entier dépouillement, pour faire sa volonté en général.

Vous pouvez dire à la communauté que je permets qu'on garde le saint Sacrement les deux jours que vous me marquez, pourvu qu'il y ait toujours quelqu'un devant, même pendant la nuit, sans néanmoins dire mot. Dites à Madame B*** qu'à force de venir de temps en temps dans la maison, Jésus-Christ s'y formera enfin une demeure stable. Je prie le Seigneur qu'il soit avec vous.

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