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REPONSE A QUATRE LETTRES
DE MGR L'ARCHEVÊQUE DUC DE CAMBRAY.

 

REPONSE A QUATRE LETTRES  DE MGR L'ARCHEVÊQUE DUC DE CAMBRAY.

I. Sur les contradictions.

II. — Sur l’intérêt propre éternel.

III. — De la persuasion réfléchie.

IV. — Sur la bonne foi, et encore sur le terme de réflexion.

V. — Sur la rétractation.

VI. — Sur le sacrifice absolu, et sur les dernières épreuves.

VII. — Sur la résignation et l'indifférence.

VIII. — Sur la parfaite sécurité de Moïse et de saint Paul dans les désirs qu'ils faisaient par impossible.

IX. — Principes de saint Augustin sur la béatitude naturelle et surnaturelle.

X. Sur les interprétations de saint Grégoire de Nazianze et de saint Chrysostome.

XI. — Embrouillement de questions inutiles.

XII. — Sur la résolution terrible attribuée à saint François de Sales, et sur la réponse de mort.

XIII. — Sur le sacrifice absolu de l'amour naturel.

XIV. — Ce qu'emportent précisément ces suppositions impossibles : consentement unanime de l'Ecole.

XV. — Sur l'idée de la béatitude.

XVI. — Sur les faussetés qu'on m'impose.

XVII. — Sur la différence de l'espérance d'avec la charité.

XVIII. — Sur les motifs de la charité proposés dans l'Evangile, et sur la fausse dialectique qui les veut séparer.

XIX. — Que ce seul point renferme la décision du tout.

XX. — Sur l’involontaire en Jésus-Christ.

XXI. — Sur ce qu'on prend une objection pour une réponse.

XXII. — Autre fausse imputation sur l'obligation des préceptes affirmatifs.

XXIII. — Autres fausses imputations : censure d'un docteur de Louvain.

XXIV. — Sur l'aigreur imputée à mes expressions.

XXV. — Sur l'amour naturel dont il n'y a lien dans l'Ecriture.

XXVI. — Inutilité de cet amour naturel.

 

 

I. Sur les contradictions.

 

Monseigneur,

 

J'ai vu quatre lettres que vous m'avez adressées, et j'ai admiré avec tout le monde la fertilité de votre génie, la délicatesse de vos tours, la vivacité et les douces insinuations de votre éloquence. Avec quelle variété de belles (1) paroles représentez-vous « qu'on vous fait rêver les yeux ouverts » et qu'au reste il n'est pas permis de vous accuser « de si grossières contradictions, sans avoir prouvé juridiquement que vous avez perdu l'usage de la raison (2). »

Vous poussez la plainte jusqu'à dire : « Si je suis capable d'une telle folie, dont on ne trouverait pas même d'exemple parmi les insensés qu'on renferme, je ne suis pas en état d'avoir aucun tort, et c'est vous qu'il faut blâmer d'avoir écrit d'une manière si sérieuse et si vive contre un insensé3. » Quelle élégance dans ces expressions ! quelle beauté dans ces figures ! mais après tout, on ressent que des preuves de cette nature dans un point de fait, où il s'agit de savoir si vous vous êtes contredit ou non, ne peuvent être qu'éblouissantes, et qu'il en faut revenir à la vérité. N'est-il pas vrai, Monseigneur, que vous avez dit dans l'art. IV : « Dieu veut que je veuille Dieu, en tant qu'il est mon bien, mon

 

1 I Lettr., p. 46. — 2 Ibid., p. 14. — 3 Ibid., p. 18.

 

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bonheur, et ma récompense (1)? » et n'est-ce pas vous-même qui dites encore dans l'article V et très-peu de pages après : « Il est vrai seulement qu'on ne le veut pas, en tant qu'il est notre récompense, notre bien et notre intérêt (2). »

Je sais que vous répondez que dans le premier passage vous parlez de Dieu, et dans l'autre du salut (3): subtilité merveilleuse; comme si le salut était autre chose que Dieu voulu comme son bien, son bonheur et sa récompense, ou qu'on put ne pas aimer le salut comme notre récompense, comme notre bien, sans cesser d'aimer Dieu sous ces titres ? Je sais encore que vous répondez qu'il s'agit du sens que vous donnez à saint François de Sales (4). Mais permettez-moi de le dire : vous donnez le change : ce n'est pas saint François de Sales ; c'est vous-même qui dites ici : « Il est vrai qu'on ne le veut pas, en tant qu'il est notre récompense, notre bien, notre intérêt (5). » Vous alléguez saint François de Sales en preuve de votre discours, quoiqu'il n'ait rien dit de semblable. Mais enfin, c'est vous qui parlez : ce qu'on veut dans la page 44, c'est cela même qu'on ne veut point dans la page 54. Avouez la vérité, Monseigneur; on aimerait mieux s'être expliqué plus précisément, et employer son esprit à bien définir ses mots pour parler conséquemment, que de les tordre après coup pour se sauver comme on peut. Mais quoi ! les contradictions sont un accident inséparable de la maladie qu'on appelle erreur, et de celle qu'on appelle vaine et fausse subtilité ; la prévention demande une chose, la vérité en présente une autre : on avance des choses subtiles et alambiquées qui ne peuvent point tenir au cœur, et dont aussi on se dédit naturellement : quiconque est attaqué de ces maladies, quoi qu'il fasse, il ne peut jamais éviter de se contredire ; car celui qui erre, il faut qu'il en vienne à un certain point où il est jeté nécessairement dans la contradiction. Quand saint Paul a dit des faux docteurs « qu'ils n'entendent ni ce qu'ils disent, ni de quoi ils parlent si affirmativement (6) : » quand il a dit que la fausse science est pleine de contradictions, qui est un des sens de cette parole où il établit les oppositions de la

 

1 Max. des SS., p. 44. — 2 Ibid., p. 54. — 3 Réd. à la décl., art. 15, p. 36. — 4 Ibid.,p. 36, 37.— 5 Max. des SS., p. 54.— 6 I Tim., I, 7.

 

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science faussement nommée (1) : quand il a dit que l'homme hérétique, sans vouloir donner ce nom à celui qui se soumet, et en l'appliquant seulement à celui qui se trompe dans la foi, se condamne par son propre jugement (2), et qu'enfin tous ceux qui s'opposent à la vérité, après avoir durant quelque temps par un malheureux progrès, erré et jeté les autres dans l'erreur, c'est-à-dire après avoir ébloui le monde par de spécieux raisonnements et par une éloquence séduisante, cesseraient d'avancer, parce que leur folie serait connue de tous (3) : l'Apôtre ne voulait pas les faire lier, ni prouver juridiquement qu'ils avaient perdu la raison, et qu'il les fallait interdire. Il voulait seulement nous enseigner qu'il y a mie lumière de la vérité qui se fait sentir jusque dans l'erreur : que l'erreur ne peut s'empêcher de se contredire, de se condamner elle-même : qu'il y a une espèce d'égarement et de folie, que j'espère vous voir éviter par votre soumission, mais qui malgré vous se trouvera dans votre doctrine comme dans toute autre où la vérité sera combattue.

Cependant vous plaidez la cause de ces errants que saint Paul condamne par eux-mêmes. Ils n'ont qu'à dire qu'ils ne sont pas des insensés, pour fermer la bouche à l'Apôtre et à quiconque se servira de sa méthode pour la conviction de l'erreur : prouvez-moi qu'il faille me renfermer, qu'il faille du moins m'interdire, ou bien je détruirai tous vos arguments par la seule réputation d'homme d'esprit, que vous n'oseriez me contester.

Mais cette réputation d'avoir de l'esprit, loin d'excuser ces grands esprits qui se précipitent eux-mêmes et qui précipitent les autres dans l'erreur : au contraire c'est ce qui les perd. « Les grands esprits, dit saint Augustin(4), les esprits subtils, magna et acuta ingénia, se sont jetés dans des erreurs d'autant plus grandes, que se fiant en leurs propres forces, ils ont marché avec plus de hardiesse : In tanto majores errores ierunt, quantò prœfidentiùs tanquàm suis viribus cucurrerunt. » Il ne faut point les lier ni les renfermer comme vous dites : ce sont là des raisonnements qui n'ont qu'une fausse lueur : il n'y a souvent qu'à les

 

1 I Tim., VI, 20.— 2 Tit., III, 11.— 3 Ibid., III, 9.—  4 Ep., CLV, ol. LII, ad Marced, n. 5.

 

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laisser beaucoup écrire, et étaler les lumières de leur bel esprit, pour les voir bientôt, ou se perdre dans les nues et s'éblouir eux-mêmes comme les autres, ou se prendre dans les lacets de leur vaine dialectique.

Je le dis avec douleur, Dieu le sait : vous avez voulu raffiner sur la piété : vous n'avez trouvé digne de vous que Dieu beau en soi ; la bonté par laquelle il descend à nous et nous fait remonter à lui, vous a paru un objet peu couve nable aux parfaits, et vous avez décrié jusqu'à l'espérance; puisque sous le nom d'amour pur, vous avez établi le désespoir comme le plus parfait de tous les sacrifices, c'est du moins de cette erreur qu'on vous accuse: quiconque la voudra soutenir, ne se pourra soutenir lui-même ; il faut que lui-même il se choque en cent endroits, ou pour se défendre, ou pour se couvrir et cacher son faible : et vous venez dire : Prouvez-moi que je suis un insensé ; et quelquefois : Prouvez-moi que je suis de mauvaise foi ; sinon, ma seule réputation me met à couvert. Non, Monseigneur, la vérité ne le souffre pas : vous serez en votre cœur ce que vous voudrez ; mais nous ne pouvons vous juger que par vos paroles.

 

II. — Sur l’intérêt propre éternel.

 

Vous avez dit que « Dieu jaloux veut purifier l'amour en ne lui faisant voir aucune ressource pour son intérêt propre même éternel (1).» Vous avez dit que « l’âme parfaite fait le sacrifiée absolu de son intérêt propre pour l'éternité (2) : » croyez-vous en vérité que ces expressions soient indifférentes pour le quiétisme? Molinos a dit que « c'est à ne considérer rien, à ne désirer rien, à ne vouloir rien, que consiste la vie (3). » Il a dit que « l’âme autrefois était affamée des biens du ciel, et qu'elle avait soif de Dieu craignant de le perdre : » mais c'était autrefois; et maintenant, quand on est parfait, « on ne prend plus de part à la béatitude de ceux qui ont faim et soif de la justice. » De là sont nées

 

1 Max. des SS., p. 73. — 2 Ibid., p. 90. — 3 Voyez Instr. sur les Etats d’Or., liv. III,   .2.

 

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ces propositions censurées par Innocent XI d’heureuse mémoire : « L’âme ne doit penser ni à salut, ni à récompense, ni à punition, ni au paradis, ni à l'enfer, ni à la mort, ni à l'éternité (1). Celui qui a donné son libre arbitre à Dieu ne doit plus être en souci d'aucune chose : ni de l'enfer, ni du paradis : il ne doit avoir aucun désir de sa propre perfection ni des vertus, etc. (2). » Madame Guyon que vous connaissez, dans son Moyen court que vous avez vous-même donné à tant de gens depuis qu'il est condamné, enseigne sur le même fondement de Molinos l'indifférence à tout bien (3) « ou de l’âme, ou du corps, ou du temps, ou de l'éternité ; indifférence qui fait entrer l’âme dans les intérêts delà justice de Dieu, jusqu'à ne pouvoir vouloir autre chose, soit pour elle ou pour autre quelconque, que celui que cette divine justice lui voulait donner pour le temps et pour l'éternité. » Voilà ce que disent les nouveaux mystiques, et c'est sur cela qu'ils fondent leur désintéressement.

Vous avez pris Dieu à témoin à la tête de la première lettre que vous m'écrivez, « que vous n'avez fait votre livre que pour confondre tout ce qui peut favoriser cette doctrine monstrueuse : » voilà vos propres paroles, « et Dieu, dites-vous, qui sera mon juge m'en est témoin. » Je vous demande après ces grands et terribles mots, si cette purification de l'amour jaloux, qui ne laisse aucune ressource pour l'intérêt propre éternel et qui sacrifie son intérêt propre pour l'éternité, est utile à confondre ou à établir ce désintéressement des faux mystiques que vous-même vous appelez monstrueux.

L'intérêt propre éternel, au simple son des paroles, est un intérêt qui dure toujours ; y en a-t-il un autre que le salut? L'intérêt propre pour l'éternité est celui que nous trouverons sans fin avec Dieu : pourquoi fallait-il enseigner aux faux mystiques que vous vouliez confondre, qu'on pouvait ou abandonner ou sacrifier cet intérêt, sans se laisser à soi-même aucune ressource?

Vous répondez : « Ai-je dit que cet intérêt subsiste dans l'éternité (4)? » Mais s'il ne subsiste pas dans l'éternité, pourquoi l'avez-

 

1 Prop. VII. — 2 Propos, XII.—3 Instr. sur les Etats d'Or., liv. III, n. 4, 10, 12. — 4 Ière Lett., p. 39.

 

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vous appelé un intérêt éternel? « Mais ne voit-on pas clairement que l'intérêt éternel n'est que l'intérêt pour l'éternité? » Il est vrai, et c'est aussi ce qui nous convainc que cet intérêt, que l'on sacrifie pour l'éternité, est celui qui dure toujours : mais, ajoutez-vous, ne disons nous pas « tous les jours que nos idées sont éternelles? » ainsi l’intérêt propre éternel sera « un attachement naturel, par lequel on s'intéresse pour soi-même par rapport à cette éternité. » Tout cela n'est pas véritable ; jamais on n'a dit que nos idées, ni comme vous l'expliquez, que nos pensées fussent éternelles, encore que leur objet puisse être éternel. On dit bien que les idées sont éternelles, en parlant de celles de Dieu : on dit bien que Platon pose des idées éternelles, parce qu'en effet ce philosophe les suppose telles, ou en Dieu ou en elles-mêmes. Mais après tout, à quoi servent ces subtilités ? Si vous ne vouliez que confondre le désintéressement monstrueux des quiétistes, pourquoi le favoriser en leur montrant un intérêt propre éternel à sacrifier ? Que voulez-vous qu'on entende naturellement par l’intérêt propre éternel? est-on obligé de deviner le sens forcé autant que nouveau que vous attachez à ces paroles, ou de croire que ce qu'on quitte pour l'éternité, ne devait pas être éternel? n'aviez-vous point de terme plus propre pour confondre les quiétistes, ni de meilleur expédient contre leur doctrine, détestable selon vous-même, que celui d'entrer dans leurs pensées? Car après tout, que veulent-ils autre chose, sinon que l'on sacrifie tout intérêt propre, jusqu'à celui qui est éternel, et qui nous rendra heureux dans l'éternité?

Mais, dites-vous, je me suis assez expliqué ailleurs. Dites plutôt que sans jamais vous être expliqué précisément, comme la suite le fera paraître, après vous être contredit, comme on vient de voir, sur ce qui est notre bien, notre récompense, notre bonheur ; et après avoir embrouillé par là, permettez-moi ces paroles qui sont les seules précises pour exprimer ma pensée, après, dis-je, avoir embrouillé ce que vous ne voulez pas taire, et ce que vous n'osez dire a découvert; un petit mot, qui sort naturellement une et deux fois, fait sentir ce qu'on a dans le fond de l’âme, et ce qui fait tout l'essentiel d'un système.

 

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C'est en vain que, pour dernière ressource, vous me dites que j'ai avoué dans Albert le Grand l'intérêt propre éternel, au sens que vous l'entendez (1). « Vous avez reconnu vous-même, ce sont les paroles que vous m'adressez, dans les paroles de cet auteur un intérêt éternel qui ne subsiste point dans l'éternité : » moi, Monseigneur, je l'ai reconnu ? vous marquez l'endroit à la marge, c'est à la page CXXXVIII de ma préface que je vous ai fait cet aveu : qui ne le croirait? Et cependant, permettez-moi de le dire, il n'est pas vrai : c'est tout le contraire, puisque j'ai dit en termes exprès à la page que vous citez, que selon Albert le Grand, « le parfait amour, qui est celui de la charité, ne cherche aucun intérêt, ni passager, ni éternel, pour y mettre sa fin dernière , comme l'ont expliqué tous les docteurs (2), » c'est-à-dire, comme vous voyez, qu'il ne s'arrête pas finalement, ultimatè, aux biens vraiment éternels que propose l'espérance chrétienne; mais qu'il les rapporte à la gloire de Dieu, qui est aussi le sentiment que j'avais montré dans tous les docteurs (3).

Voilà comme j'ai reconnu votre prétendu amour naturel, en le combattant. Vous ne cessez de m'imputer de pareilles choses auxquelles je ne songe pas, et il faudra bien dans la suite en remarquer quelques-unes. Au reste je n'empêche pas que vous ne tiriez d'Albert le Grand ce que vous voudrez ; mais sans entrer à présent dans cette discussion, qui ne vous sera point avantageuse, il me suffit de vous dire qu'il faut bien que vous espériez peu de chose de cet auteur, puisque pour le faire valoir, vous feignez un consentement de mon côté en votre faveur contre mes propres paroles.

Voilà donc votre intérêt propre éternel, votre intérêt propre pour l'éternité, manifestement favorable aux quiétistes, que vous aviez, dites-vous, dessein de confondre. Passons outre. Vous apportez une solution surprenante à l'objection qu'on vous a faite, tirée de saint Anselme, de saint Bernard, de Scot, de Suarez, de Sylvius et des autres docteurs de l'Ecole, sur l'intérêt propre. On vous a montré (4) que tous ces auteurs employaient ce terme

 

1 IVe Lettre, p. 21.— 2 Pref. sur l'Instr. past., n. 103. — 3 Ibid., n. 32 fit suiv. — 4 Préf., n. 74.

 

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d'intérêt propre pour l'objet de l'espérance chrétienne, qui sans doute est surnaturel et un effet de la grâce ; par conséquent, qu'entendre par là une affection naturelle, c'était une hérésie formelle. A cela vous répondez seulement : « Mais à quoi servent ces grandes figures? Il ne s'agit ici ni de commodum ni d'utilitas, dont ces auteurs ont parlé ; il s'agit d'intérêt propre, qui est un terme français qu'ils n'ont jamais employé (1). Les scolastiques, ajoutez-vous, n'ont écrit qu'en latin; il est donc inutile de les citer sur un mot de notre langue. Ils n'ont donc jamais pu autoriser le terme d'intérêt pour signifier le salut même (2). » Mais pourquoi donc alléguez-vous, pour le soutenir, Albert le Grand, qui n'a pas écrit en français non plus que les autres? C'est, Monseigneur, que vous savez que les mots latins, surtout ceux qui sont consacrés par un usage si commun et si solennel, ont des termes qui leur répondent en français parmi les théologiens qui écrivent en cette, langue. Mais quel autre terme avait notre langue pour signifier commodum proprium, que celui de propre intérêt? Pour moi, je n'en sais point d'autre, et j'avais pris la liberté de vous le représenter dans ma préfaces. Bien plus, pour en venir aux auteurs français, j'y ai produit saint François de Sales, qui suivant les notions de l'Ecole, a répété tant de fois que l'amour d'espérance, qui a notre bien et notre bonheur pour son objet propre et essentiel, « est vraiment amour, mais amour de convoitise et intéressé ; » et après : « Notre intérêt y tient quelque lieu : » tout au contraire de la charité, « laquelle, dit ce Saint, est une amitié cl non pas un amour intéressé, » parce que son principal objet est de regarder Dieu comme bon en soi, et non pas comme bon pour nous. D'où a-t-il pris ce mot d'intérêt, par où il établit la différence essentielle entre l'espérance et la charité, si ce n'est dans les notions de l'Ecole? Il a donc cru, comme tous les autres, que le langage latin de l'Ecole, en autorisant le commodum attribué à l'espérance chrétienne, autorisait le terme français d'intérêt, qui lui répond si précisément et sans aucune ambiguïté ; autrement on pourrait dire de même que le concile de Nicée ni celui d'Ephèse n'ont pas autorisé le Consubsantiale

 

1 IVe Lettre, p. 19 — 2 Ibid., p. 31. — 3 Préf., n. 42, 44.

 

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ni le Deipara des Latins, parce qu'ils ont parlé grec. Que diriez-vous, Monseigneur, si je répondais à tant de passages que vous alléguez pour votre affection et intérêt naturel, que les auteurs que vous produisez ont écrit en latin, et que dès là on ne doit avoir aucun égard à leur autorité ? Vous me blâmeriez avec raison comme un chicaneur : et vous ne voulez pas qu'on s'étonne de vos vaines subtilités et des minuties où vous voulez réduire notre question?

« Les seuls auteurs, dites-vous, qu'on peut consulter pour l'usage de ce terme français sur les choses de piété, sont les auteurs de la vie spirituelle, les plus approuvés de l'Eglise, qui ont écrit en notre langue, ou qu'on a traduits en nos jours ; et c'est par les exemples tirés de ces auteurs que la question est pleinement décidée (1). » Mais comment est-elle décidée, apportez-vous un seul exemple par où vous montriez que le terme d'intérêt ou d'intérêt propre, soit consacré dans notre langue à signifier une affection naturelle, délibérée et non vicieuse ? Vous n'en apportez pas un seul ; on vous en avait pourtant prié (2) ; on s'était plaint que vous vouliez nous faire trouver de nouveaux mystères dans notre langue, qui nous étaient inconnus, quand vous disiez que l'affection naturelle, indélibérée et non vicieuse, chose qui est hors d'usage, et que vous avez tant de peine à nous faire entendre, avait son terme consacré parmi les auteurs français, dans celui d'intérêt ou d'intérêt propre. On vous avait demandé : Mais qui a fixé ce langage? quelque auteur a-t-il défini l'intérêt propre en ce sens ? » On vous avait averti que le terme d'intérêt dans notre langue « était déterminé par le sujet, et devenait ou bas ou relevé ou indiffèrent par ce rapport. » Il y a un noble intérêt, il y a un intérêt bas et sordide. On s'était plaint à vous-même que sur ces ambiguïtés du mot d'intérêt, sur lequel roule, de votre aveu propre, tout le système de votre livre ; en avouant que vous n'aviez rien expliqué, vous disiez pour toute réponse « que vous aviez supposé que tout le monde vous entendait, et prendrait ce ferme comme vous (3). » Mais c'était très-mal supposé, puisqu'on vous montrait par vous-même que dans le livre des Maximes des Saints,

 

1 Ière lett., p. 21. — 2 Préf., n. 10, 44. — 3 Ière Lett. P. 21.

 

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vous aviez pris ce terme en deux divers sens, et que vous-même vous en demeuriez d'accord. C'est à quoi il fallait répondre : mais, Monseigneur, vous vous taisez. Pour toute réponse vous continuez à supposer ce qu'on vous conteste : et vous ne voudrez pas qu'on vous dise que ce n'est pas satisfaire aux doutes qu'on vous proposait ; mais vouloir éblouir le monde par une feinte réponse, où vous laissez toujours à côté les objections décisives.

Vous direz peut-être que c'est donc ici tout au plus une dispute de mots ; mais cela n'est pas. Car, je vous prie, revenons à l'origine : vous ne faisiez votre livre que pour confondre les excès énormes des quiétistes : vous les aviez vus dans Molinos et dans madame Guyon : vous y aviez vu l'abandon et l'indifférence jusqu'à se désintéresser absolument pour le salut, en éteindre le désir et y renoncer ; si vous les vouliez combattre, fallait-il les favoriser en leur accordant tout ce qu'on vient de représenter sur l’intérêt propre éternel? fallait-il induire à erreur tous les lecteurs, faute d'avoir voulu expliquer ce qui portait dans les esprits un sens si pernicieux par sa propre et naturelle signification? fallait-il imaginer dans notre langue des mystères que personne ne connaît parmi nous? Ce sont là des mots, sans doute : car aussi s'explique-t-on autrement que par des mots? Mais enfin en pouviez-vous trouver de plus forts pour autoriser le quiétisme dans votre livre des Maximes ? Et si l'on répond que vous vous êtes du moins assez expliqué dans votre Instruction pastorale, vous savez bien que non, puisque vous nous déclarez expressément dans vos lettres, que vous ne prétendez nullement vous rétracter. Ainsi vous voulez toujours laisser en honneur un livre, qui visiblement ne fait qu'envelopper le quiétisme ; pour ne pas dire, que votre Instruction pastorale ne fait qu'ajouter, non-seulement ambiguïté à ambiguïté, mais encore très-expressément erreur à erreur.

 

III. — De la persuasion réfléchie.

 

Permettez-moi de parler de même de votre persuasion réfléchie. « Vous dites que je n'oublie rien pour fortifier cette objection

 

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principale: vous avez soin, me dites-vous, d'arranger à votre mode mes paroles pour l'impression que vous désirez qu'elles fassent (1). » Pour moi je n'entends point toutes ces finesses, et je ne sais que prendre les mots dans leur signification simple et naturelle. J'ai rapporté ces paroles (2) : « L’âme est invinciblement persuadée qu'elle est réprouvée de Dieu ; » et ces autres où vous accordez que la conviction est invincible. Je dis que ces termes, persuasion et conviction, regardent naturellement l'esprit et la partie haute de l’âme. C'est autre chose de s'imaginer être roi, et autre chose d'en être convaincu : et les termes de persuasion et de conviction sont nés pour expliquer l'acquiescement de l'esprit. Quand on y ajoute que la persuasion comme la conviction est invincible, on les regarde comme l'effet d'une inévitable et certaine démonstration. Vous savez bien dire maintenant à toutes les pages, qu'on s'imagine sa perte éternelle : quand vous composiez votre livre, ignoriez-vous ces termes qui viennent si naturellement sur la langue, quand il s'agit d'exprimer les imaginations d'un cerveau mal affecté, de quelque côté que lui vienne cette impression ? Mais vous ne vous contentez pas d'employer les termes de conviction et de persuasion, qui sont ceux par où l'on explique le consentement de la partie raisonnable : vous y ajoutez que cette persuasion est réfléchie : que voulez-vous qu'on entende, sinon qu'elle est confirmée par la réflexion, et enfin qu'elle y est conforme? Mais, dites-vous, «je n'ai jamais dit que cette persuasion consistât précisément dans les actes réfléchis de l'entendement, et c'est de quoi il est question; si je l'ai nommée réfléchie, c'est seulement pour exprimer que les réflexions la causent par accident et en sont l'occasion : comme on dit qu'un homme sage et réglé a des plaisirs raisonnables, quoique les plaisir! soient par leur nature des sensations qui ne sont ni raisonnables, ni intellectuelles (3). » Je ne sais comment il arrive que vos exemples se tournent tous contre vous. Ces plaisirs que vous appelés raisonnables, quoiqu'ils ne soient ni raisonnables ni intellectuels, sont réglés, sont commandés, sont du moins approuvés par la raison, la suivent et lui sont conformes ; ainsi vos convictions,

 

1 Ière Lettre., p. .13. — 2 Préf., n. 16. — 3 Ière Lett., p. 34, 35.

 

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vos persuasions sont conformes à la réflexion : elle les approuve ; et après tout, sans tant raffiner, n'aviez-vous point de meilleurs termes pour confondre ceux qui livrent les âmes parfaites à leur désespoir par une invincible et convaincante persuasion, que d'y ajouter avec cela qu'elle est réfléchie ? Je ne veux point encore vous presser par les autres malheureuses circonstances de cette conviction. Je ne vous dis pas qu'elle est suivie d'un sacrifice absolu , d'un acquiescement avec l'avis, raisonné sans doute et bien réfléchi, d'un directeur, à sa juste condamnation du côté de Dieu : je laisse à présent toutes ces choses. Je vous demande seulement à quoi servait pour confondre les quiétistes, dont vous vouliez combattre les prodigieux excès, de dire que leur conviction, leur persuasion était réfléchie? par où vouliez-vous que l'on devinât que c'était à cause que les réflexions la causent par accident et en sont l'occasion ? ne sentez-vous pas de combien de phrases ont besoin vos expressions, pour y couvrir et envelopper l'erreur qu'elles montrent? que ne parliez-vous naturellement? Quand vous avez dit que les âmes contemplatives sont privées de la vue sensible et réfléchie de Jésus-Christ (1), vouliez-vous dire seulement que la réflexion causait cette vue par accident et qu'elle en était l’occasion, ou bien que c'était un vrai acte réfléchi? On ne l'entend pas autrement ; et à moins de donner la gêne à vos paroles, on ne pouvait prendre en un autre sens votre conviction, votre persuasion réfléchie. Mais, dites-vous, j'avais assez expliqué que ces persuasions, ces convictions n'étaient pas intimes, mais apparentes. Ne voyez-vous pas que c'est là ce qui augmente la difficulté ? Le malheureux Molinos et ses disciples que nous découvrons tous les jours, lorsqu'ils se livrent aux horreurs qu'on n'ose nommer, ne croient-ils pas que leurs crimes ne sont qu'apparents, et que leur consentement n'est pas intime ? Cependant parce qu'ils agissent avec réflexion, vous ne pouvez vous empêcher de les condamner : pourquoi donc ne craignez-vous pas de leur préparer des excuses, et de poser les principes dont se tirent leurs détestables conséquences ? Ou vous a fait cette réponse (2) sur vos expressions de persuasion apparente et non intime : pourquoi n'y

 

1 Max. des SS., p. 191. — 2 Préf., n. 18. IIIe Ecrit, n. 23.

 

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dites-vous rien dans vos quatre Lettres, si ce n'est à cause qu'elle est poussée jusqu'à la démonstration la plus évidente?

 

IV. — Sur la bonne foi, et encore sur le terme de réflexion.

 

Vous accusez donc, direz-vous, ma bonne foi, si vous refusez de me croire sur l'explication de mes paroles. Je vous demande à mon tour : Prétendez-vous accuser ma bonne foi, quand vous dites si souvent dans une de vos réponses des plus sérieuses, « que les docteurs et les universités se doivent donner de garde d'un prélat, qui par un profond artifice, par des détours captieux, par des travaux souterrains, par de beaux semblants et des paroles flatteuses, machine la ruine entière des notions communes de l'Ecole (1)? » En passant, est-ce là ce que vous appelez « ne répondre aux insultes que par des raisons (2) ? » Mais laissons ces traits d'esprit, si souvent répétés dans vos écrits, que vous appelez des raisons et non des insultes : laissons tous les airs de modération et de douceur qui ne sont que dans les paroles : ne perdons point le temps à nous accuser ni à nous défendre sur ces inutiles discours : daignez seulement penser en vous-même si vous prétendez accuser ma sincérité par tant d'artifices et de détours captieux que vous m'imputez. Pour moi, Monseigneur, si les choses sont véritables, je ne me plains point des paroles : et je conclus seulement que vous devez me faire la même justice sans vous fâcher, si je suis contraint de découvrir les sens forcés et insoutenables que vous donnez à vos expressions, laissant à Dieu le jugement de vos secrètes pensées.

Ce que je tâche de faire, c'est de n'entendre dans vos paroles que ce qu'elles portent pour ainsi dire sur le front. Vous vous sauvez, en disant que la conviction et la persuasion ne sont pas intimes, quoique invincibles. Mais qu'est-ce, selon vos principes, qui les empêche d'être intimes, sinon qu'elles sont réfléchies ? Voici vos paroles : « Une âme est invinciblement persuadée d'une persuasion réfléchie, et qui n'est pas le fond intime delà

 

1 Resp. ad Sum. Doct., p. 9, 12, etc. — 2 Ière Lett., p. 4.

 

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conscience, qu'elle est justement réprouvée de Dieu (1) : » vous le voyez, Monseigneur, ce qui l’empêche d'être l’intime de la conscience, c'est qu'elle est réfléchie. C'est vous-même qui dites encore que l’âme ne perd jamais l'espérance « dans la partie supérieure, c'est-à-dire dans ses actes directs et intimes (2). » C'est donc vous qui définissez la partie supérieure par les actes qui ne sont pas réfléchis, qui sont ceux qu'on nomme directs, parce qu'ils vont tout droit à l'objet sans se retourner sur eux-mêmes. C'est vous encore qui dites ailleurs que « les actes réfléchis sont ceux qui se communiquent à l'imagination et aux sens, qu'on nomme la partie inférieure, pour les distinguer de cette opération directe et intime de l'entendement et de la volonté qu'on nomme partie supérieure (3). » C'était donc la réflexion qui faisait alors la partie basse de l’âme, dont les actes par conséquent n'étaient pas le fond intime de la conscience. Si vous vous êtes avisé depuis que c'était là une erreur également opposée à la théologie et à la philosophie ; si vous avez reconnu dans votre Instruction pastorale que «la partie inférieure est incapable de réfléchir (4), » et que la réflexion est l'ouvrage de la raison même et de la plus haute partie de notre âme : on ne pouvait pas deviner que vous changeriez d'avis, et on ne pouvait excuser l'erreur qui excluait de l'intime de la conscience ce qui était réfléchi.

On avait donc découvert cette erreur énorme, qui vous faisait joindre en même temps dans une même âme l'espérance et le désespoir : vous accordiez la première avec l'acte réfléchi qui faisait succomber à l'autre : on pouvait succomber de même à la tentation d'infidélité en gardant la foi; il n'était pas plus difficile d'accorder les autres vertus avec leur contraire, et cette funeste séparation de l’âme d'avec elle-même portée jusqu'à ces excès, malgré que vous en eussiez, laissait tout Molinos en son entier.

 

V. — Sur la rétractation.

 

Encore un coup, Monseigneur, il ne sert de rien à l'Eglise que vous ayez renversé depuis, dans votre Instruction pastorale, les

 

1 Max. des SS., p. 87. — 2 Ibid., p. 90. — 3 Ibid., p. 122. — 4 Inst. past., n. 15.

 

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fondements de votre livre des Maximes des Saints, puisque vous voulez toujours autoriser le livre où vous enseignez de si visibles erreurs. D'ailleurs on vous a fait voir que vos explications ne sont pas meilleures que votre texte (1), et tout le monde a bien remarqué que vous n'avez pas répondu à la centième partie des difficultés que je vous propose. On vous a fait voir aussi que même en vous rétractant, non-seulement vous ne voulez pas le faire paraître, mais encore que vous ne faites que changer d'erreur (2). La plupart des partisans de vos sentiments refusent les explications de votre Instruction pastorale; et vous savez, Monseigneur, que parmi ceux qui, à quelque prix que ce soit, ont entrepris de vous soutenir, le nombre n'est pas petit de ceux qui estiment que vous vous êtes condamné vous-même en substituant à votre texte un sens si visiblement étranger. Vous savez aussi bien que nous, combien il est dangereux de recevoir ces sortes d'explications forcées qui corrompent la pureté de la foi, en donnant lieu aux théologiens de hasarder tout ce qui leur plaît, dans l'espérance de sauver tout par des distinctions. C'est, Monseigneur, l'état où vous nous mettez par vos intérêts éternels, par vos convictions et persuasions réfléchies, et par vos autres expressions semblables : et vous voudriez qu'on se tût dans de tels excès, ou qu'on les accusât mollement et avec de faibles paroles? Et quand on dit qu'en les relevant avec la force qu'exigeait de nous un si grand besoin de l'Eglise, on n'a fait que prêter à la vérité les expressions qu'elle demande, vous vous plaignez qu'on vous persécute et qu'on vous opprime; Dieu jugera entre nous, et nous appelons à témoin le ciel et la terre.

 

VI. — Sur le sacrifice absolu, et sur les dernières épreuves.

 

Que dirons-nous maintenant, quand nous entrerons dans le sacrifice que vous nommez absolu? En voici le cas. Vous avouez qu'on offre à Dieu un sacrifice conditionnel, lorsqu'on lui dit : « Mon Dieu, si par impossible vous me vouliez condamner aux

 

1 Préf., p. II, n. 69. — 2 Ibid.

 

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peines éternelles de l'enfer sans perdre votre amour, je ne vous en aimerais pas moins (1). » Voilà selon vous le sacrifice conditionnel . et qu'est-ce encore selon vous que le sacrifice absolu? c'est lorsque le cas impossible paraît possible et réel (2). Il s'agit donc précisément du même objet dans les deux sacrifices, avec cette seule différence, que ce qui paraît impossible dans le premier, paraît possible et réel dans l'autre. Mais enfin ce qui paraît maintenant réel, c'est ce qui auparavant paraissait impossible : c'est donc précisément le même objet, le même salut éternel que l'on sacrifie, et vous ne pouvez échapper cette conséquence. On dira : Cela n'est pas clair : on peine un peu à l'entendre. Je suis fâché, Monseigneur, que vous ayez voulu mettre la piété dans des choses si alambiquées : mais enfin en les prenant comme il vous a plu de les proposer, on n'en peut pas démontrer plus certainement les contradictions.

Vous répondez cependant avec les mêmes subtilités, que «la persuasion est l'occasion et le fondement du sacrifice : mais que le sacrifice ne doit jamais tomber précisément sur l'objet de la persuasion (3). » Sur quoi tombera-t-il donc? qu'est-ce qu'on croit maintenant réel, sinon ce qu'auparavant on avait cru impossible? ce sont vos propres paroles. Mais qu'est-ce que jusqu'alors on avait cru impossible? c'est que l’âme juste put être privée de la vision de Dieu, et sujette à des peines éternelles? C'est donc là précisément ce qu'on croit réel : on sacrifie absolument son éternité bienheureuse : on consent véritablement à être privé de la présence de Dieu, et à souffrir les feux éternels : et avec cela on a l'espérance? quand est-ce qu'on se récriera, si on dissimule de telles erreurs?

Il ne sert de rien de répondre : « Cette accusation est affreuse : vous m'accusez d'avoir enseigné le désespoir, et de n'oser le dire; d'insinuer l'impiété, et de la désavouer ensuite pour la couvrir avec hypocrisie. Voilà sans doute un endroit où il faudrait m'accabler par mes propres paroles (4). » Qui ne sent à tous ces détours qu'on est pressé par la vérité, et qu'on ne travaille qu'à la noyer

 

1 Max. des SS., p. 87. — 2 Ibid., p. 90. — 3 Ière Lettr., p. 30. — 4 IVe Lett., p. 26.

 

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dans un déluge de grandes paroles? Voici celles de votre livre : « On croit réel ce qu'on croyait impossible; » autrement : « Le cas impossible paraît réel : » or ce qu'on croyait impossible, c'est qu'une âme juste lut privée de Dieu et soumise à des peines éternelles : voilà donc ce qu'à présent on croit réel, et ce qui compose le sacrifice absolu, qui par conséquent n'a point un autre objet que le sacrifice conditionnel : « Cela est affreux, direz-vous; c'est m'accuser d'enseigner le désespoir, et ne l'oser dire : d'insinuer l'impiété et de la désavouer : ce qui serait une hypocrisie. » Que vous dirai-je? est-ce ainsi encore une fois, qu'on se défend contre un fait certain? Quoi qu'il en soit, il est vrai que vous vous cachez à vous-même les excès de votre doctrine. Laissons les termes odieux dont vous vous servez contre vous-même : si la tache vous en paraît si honteuse, vous savez comment on l'efface: et par un aveu sincère de la vérité, vous nous ferez dire avec joie ce que nous avons toujours désiré ; que votre erreur n'était pas un dessein formé, mais un éblouissement de peu de durée.

 

VII. — Sur la résignation et l'indifférence.

 

A cela vous n'avez aucune ressource, que d'en appeler toujours au père Surin ou même à saint François de Sales. Mais avant que d'y être reçu, ne fallait-il pas vous purger d'avoir tronqué les passages du père Surin, et d'en avoir ôté les mots essentiels que j'ai remarqués dans ma Préface (1), et dans mon Cinquième Ecrit (2) : et pour saint François de Sales, il fallait aussi satisfaire à l'objection qu'on vous fait, que « le chapitre de la résignation et de l'indifférence chrétienne, dont vous faites partout votre fondement, se tournent contre vous, dès qu'il est constant qu'elles ne regardent que les événements de la vie et la dispensation des consolations ou des sécheresses, sans avoir le moindre rapport au salut, à la perfection, aux mérites, aux vertus, ni au désir naturel ou surnaturel que vous prétendez qu'on peut avoir ou n'avoir pas de toutes ces choses (3). »

 

1 Préf., n. 201. — 2 V° Ecrit, n. 14. — 3 Avert., n. 27.

 

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C'est ici qu'il fallait répondre par oui et par non, selon la méthode que vous proposez. Il aurait passé pour avoué que ni la résignation ni l'indifférence, dont vous faisiez votre fondement, sont inutiles à votre sujet ; et ainsi que vous ne faites qu'éblouir le monde par l'autorité d'un grand nom, quand vous alléguez saint François de Sales pour une résignation et pour une indifférence dont il est bien constant qu'il ne parle point.

Il en serait arrivé autant, si vous étiez demeuré d'accord, comme on vous l'avait proposé (1), que le Saint que vous citez tant, n'a jamais connu de charité que celle qui est une vraie amitié et un amour réciproque entre Dieu et l'homme : ce qui confond votre erreur quand vous voulez séparer si absolument des choses inséparables. Mais sans pointiller davantage et sans répéter de nouveau ce qu'on a dit cent et cent fois, les auteurs que vous ne cessez de citer comme ayant dit tout ce que vous dites, ont-ils dit qu'il ne restait aucune ressource aux âmes parfaites pour leur intérêt éternel? qu'on sacrifiât l'intérêt propre pour l'éternité? ont-ils dit que par un acte réfléchi on fût invinciblement persuadé, convaincu, de sa juste réprobation, de sa juste condamnation du côté de Dieu? ont-ils dit qu'il n'était plus question de dire le dogme de la foi à une âme outrée, ni de raisonner avec elle, parce qu'elle est incapable de tout raisonnement (2)? ont-ils dit qu'une aine sainte ait perdu le culte raisonnable, qui selon saint Paul (3), accompagne le sacrifice de la nouvelle alliance : rationabile obsequium ? Si vous voulez qu'elle soit folle au pied de la lettre, cessez de nous la donner comme le modèle d'un amour qui se purifie dans les dernières épreuves : si vous lui laissez la raison, et la raison éclairée par la foi, ne la rendez pas incapable d'un sage raisonnement, ni des maximes de l'Evangile.

 

VIII. — Sur la parfaite sécurité de Moïse et de saint Paul dans les désirs qu'ils faisaient par impossible.

 

Pour entrer un peu dans le fond par les endroits les plus décisifs comme les plus clairs, j'ai encore une demande à vous faire.

 

1 Avert., n. 17. — 2 Max. des SS., p. 88, 90, 91.—3 Rom., XII,1

 

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Saint François de Sales et les autres, et pour aller à la source , Moïse et saint Paul, quand ils disaient ; l'un : Ou pardonnez à ce peuple, ou effacez-moi du livre de vie (1) ; et l'autre : Je désirais d'être anathème pour mes frères (2): croyaient-ils, l'un qu'en effet il serait anathème , et l'autre qu'il perdrait la vie éternelle? Croyaient-ils, comme dit saint Paul (3), que Dieu fût injuste et capable d'oublier leur justice ou leurs bonnes œuvres? ou qu'un Dieu si juste et si bon voulût sacrifier leur éternité au salut des Juifs? Répondez ce que vous voudrez : je ne me donne pas la liberté de vous demander par écrit un oui ou un non : ce ton de maître ne me convient pas : mais répondez-vous à vous-même ; saint Augustin a-t-il tort de dire que Moïse était de côté-là en une pleine sécurité, securus hoc dixit (4) ? N'en doit-on pas autant penser de saint Paul? Saint Chrysostome s'est-il trompé, en disant qu'il ne procédait que par impossible, et que dans le fond de son âme il savait bien que Dieu, loin de l'éloigner de sa présence, lui assurait d'autant plus son éternelle union, qu'il semblait en quelque façon l'abandonner pour l'amour de lui (5)? S'ils avoient cette assurance dans leur cœur ; s'ils ne pouvaient pas ne la point avoir sans blasphémer : donc ils accordaient parfaitement dans le même acte l'abandon conditionnel et par impossible de l'éternité bienheureuse, avec l'espérance actuelle et le désir inséparable de la posséder.

Qu'ainsi ne soit, je demande encore si ce que Moïse et saint Paul ont sacrifié au salut de leurs frères selon l'interprétation de saint Chrysostome, était une chose que ces hommes divins désirassent ou non ? S'ils ne la désiraient pas, le sacrifice était léger : si au contraire ils la désiraient de tout leur cœur, et que ce désir imprimé jusque dans leur fond fût invincible et inaltérable, que devient ce raisonnement que vous tournez en cent manières différentes? « Comment peut-on, par le désir de la béatitude, désirer de pouvoir renoncer à la béatitude même (6)? » Ne sentez-vous pas l'équivoque, et qu'en effet on ne peut jamais véritablement

 

1 Exod., XXXII, 32. — 2 Rom., IX, 3. — 3 Hebr., VI, 10. — 4 Q. in Exod., III, q. 147. Serm. LXXXVIII, n. 24. Préf., n. 141 — 5 Chrys. Hom. X in Ep. ad Rom. — 6 IIIe Lett. p. 14.

 

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et absolument désirer de pouvoir ce qui répugne, comme on va voir, à la nature de la volonté? Il ne faut donc point tant chimériser, et encore moins faire consister la piété dans ces chimères.

 

IX. — Principes de saint Augustin sur la béatitude naturelle et surnaturelle.

 

Voici le principe inébranlable de saint Augustin (1), que personne ne révoqua jamais en doute : la chose du monde la plus véritable, la mieux entendue, la plus éclaircie, la plus constante : tam illa perspecta, tam examinata, tam eliquata, tam certa sententia : c'est non-seulement qu'on veut être heureux, mais encore qu'on ne veut que cela, et qu'on veut tout pour cela : Quod omnes hommes beati esse volunt, idque unum ardentissimo amore appetunt, et propter hoc cœtera quœcumque appetunt. C'est, dit-il, ce que crie la vérité, c'est à quoi nous force la nature : hoc veritas clamat, ad hoc nutum compellit : c'est ce qui ne peut nous être donné que par le seul Créateur : Creator indidit hoc. Ainsi quel que soit cet acte où l'on suppose qu'on voudrait pouvoir renoncer à la béatitude, si c'est un acte humain et véritable, on ne le peut faire que pour être heureux : ou le principe de saint Augustin est faux; ou on l'emporte contre; la nature, contre la vérité , contre Dieu même.

Mais il parle, dites-vous sans cesse (2), d'un instinct aveugle. Point du tout : écoutez-le bien : on ne peut pas, dit ce Père, désirer ce qu'on ne sait point : Nec quisquam potest appetere, quod omminò quid vel quale sit nescit: on ne peut pas ignorer ce qu'on sait qu'on veut ; et puisqu'on sait qu'on veut la vie bienheureuse : Nec potest nescire quid sit, quod velle se scit ; il s'ensuit que tout le monde connaît la vie bienheureuse : sequitur ut omnes beatam vitam sciant.

Vous répondez partout que cela est vrai de la béatitude naturelle, et non pas de la béatitude surnaturelle : mais qu'importe, puisqu'il demeure toujours véritable, selon le principe de saint

 

1 De Trinit., lib. XIII, cap. VIII, D. 11. — 2 Ière Lett., p. 14, IIe Lettr., p. 15, 16, etc.

 

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Augustin, qu'on ne peut se désintéresser jusqu'au point de perdre dans un seul acte, quel qu'il soit, la volonté d'être heureux, pour laquelle on veut toutes choses? Saint Augustin passe plus outre : et comme il est impossible selon la nature de rien vouloir sans le vouloir pour être heureux, il est autant impossible à la charité de rien vouloir que pour jouir de Dieu, puisque la définition de la charité « c'est d'être un mouvement pour en jouir, et en jouir pour lui-même : motus animi ad fruendum Deo propter ipsum (1). »

Vous vous tourmentez pour nous faire accroire que ce n'est pas la charité proprement dite que saint Augustin veut ainsi définir (2) : vous errez; vous ne pouvez soutenir cette réponse, puisque vous ajoutez aussitôt après que ce mot frui propter se, jouir de Dieu pour l'amour de lui, exclut tout égard vers nous. Mais saint Augustin retombe sur vous en vous disant : « Point du tout : au contraire, Dieu veut que nous l'aimions, non par le désir qu'il a d'avoir de nous quelque chose, mais afin que ceux qui l'aiment reçoivent de lui le bien et la récompense éternelle, qui n'est autre que celui qu'ils aiment : Non ut sibi aliquid, sed ut eis qui diligunt aeternum prœmium conferatur, hoc est ipse quem diligunt (3). » Tel est donc le dessein de Dieu quand il nous inspire la charité : telle est sa fin, à laquelle si nous manquons à nous conformer dans quelque acte que ce soit, la charité n'y est pas.

Cent passages de saint Augustin prouveraient cette vérité : vous le savez ; mais que servirait de vous prouver ce que vous avouez vous-même ? C'est vous-même qui nous assurez qu'on ne « doit jamais être indiffèrent et sans désir sur le salut éternel » Si l'on n'est jamais sans ce désir, on l'a toujours, on l'a en tout acte ; et un peu après : « On n'a qu'à lire ce que j'ai dit de la nécessité où nous sommes de nous aimer toujours nous-mêmes : » toujours ; c'est donc en tout acte, comme disait saint Augustin ; et après : « Peut-on s'aimer sans se désirer le souverain bien qui est l'unique nécessaire? » et ailleurs : « Saint Augustin suppose dans l'homme une tendance continuelle à sa béatitude qui est la

 

1 De Doctr. christ., lib. III, cap. X. n. 16.— 2 Resp. ad Sum, p. 32, 33. — 3 De Doctr. christ., lib. I, cap. XXIX, n. 30. — 4 Instr. past., n. 11.

 

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jouissance de Dieu : et vous ajoutez qu'on n'en doit jamais disconvenir (1).» Dites tant qu'il vous plaira, que c'est là une tendance indélibérée ; elle en est donc d'autant plus inévitable. Vous la supposez continuelle, elle ne cesse donc dans aucun acte. Cette tendance continuelle selon vous est une tendance à la jouissance de Dieu, au seul nécessaire, prenez-le comme vous voudrez : ou votre discours n'a aucun sens, ou c'est un point fixe qu'il n'est non plus possible à la charité de n'avoir point le désir de jouir de Dieu, qu'à la nature de ne pas vouloir être bienheureuse, continuellement, en tout acte, sans interruption.

Ainsi vous vous combattez vous-même dans l'explication que vous donnez à vos suppositions impossibles. Vous supposez « qu'on y veut pouvoir renoncer à la béatitude (2) : » Mais comment concevez-vous qu'on veuille pouvoir ce qu'on sent dans cet acte même qu'on ne peut pas, et ce qui répugne à l'essence de la volonté par la nature, et à l'essence de la charité par la grâce? Moïse, saint Paul, saint François de Sales, tous ceux qui ont jamais fait les suppositions impossibles dont vous tirez de si fausses conséquences, ont su tous en les faisant qu'elles étaient impossibles : ils les ont faites dans une pleine sécurité qu'il n'en serait rien : securus hoc dixit. Malgré que vous en ayez, c'étaient là de pieux excès, comme les appelle saint Chrysostome (3) : vous ne deviez pas avoir oublié que saint Paul a confessé qu'il en avait souvent de tels : Sive mente excedimus, Deo : ni que David a reconnu de tels excès : Ergo dixi in excessu meo. Je ne parle point ici des amoureuses extravagances, de l'ivresse, des sages folies que saint Bernard (4) et tant d'autres attribuent à la sainte Epouse : qu'un saint abbé de son temps attribue à Moïse et à saint Paul sans craindre de les offenser : « Audi sanetam insaniam : Dele me de libro vitœ : audi Pauli insaniam : Optobam anathema esse (5). Ecoutez une sainte folie : Effacez-moi du livre de vie : écoutez la folie de saint Paul : Je désirais d'être anathème : telle était, continue-t-il, l'ivresse des apôtres après la descente du Saint-Esprit. »

 

1 Inst. past., n. 20. — 2 IIIe Lett., p. 14. — 3 Homil. XV et XVI ad Rom. — 4 In Cant. serm. VII, LXXIII, LXXIX, etc — 5 Guill. S. Theol., de Nat. et dign. amoris, cap. III, n. 6 ; int. Op. S. Bern.

 

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Il ne vous était pas permis d'oublier ces grands témoignages, pour me reprocher cent fois d'avoir admis de pieux excès ou d'amoureuses folies. De tels actes sont grands ou méritoires ; grands, parce qu'ils ne conviennent qu'aux plus grandes âmes : méritoires, puisqu'ils partent d'une charité si grande, et pour ainsi dire si excessive, qu'elle ne peut être expliquée que par ces excès. Ne raffinez plus sur le mot de velléité, dont je ne me sers après Photius, que pour faire voir que les actes dont il s'agit n'ont rien de régulier, ni d'achevé ou de complet en qualité d'actes, puisqu'on ne peut jamais les avoir ni les exercer, sans d'un côté paraître exclure la béatitude, et de l'autre la renfermer en effet. Défaites-vous donc, je vous en conjure, de ces vains raisonnements : « On peut bien désirer la possibilité d'une chose impossible en d'autres matières : mais désirer de vouloir ce qu'il est absolument impossible, même de vouloir, ni de désirer de vouloir en aucun sens, ce n'est rien vouloir, c'est extravaguer (1).» Ce n'est pas ainsi qu'il faut entendre les excès et les transports. Quand on veut vouloir l'impossible connu comme tel, on veut vouloir en effet des contradictions inexplicables : en cela vous avez raison : mais quand vous voulez trouver dans de tels actes la séparation de la charité d'avec le désir d'union, et d'avec la béatitude ; vous combattez saint Augustin ; vous combattez tout ensemble et la nature et la grâce ; vous combattez ceux que vous louez, c'est-à-dire saint Paul et Moïse, qui savaient bien qu'ils proposaient l'impossible : qui sacrifiant s'il eut pu se faire ce qu'ils désiraient, le désiraient dans le temps et dans l'acte même où ils le sacrifiaient. Vous vous combattez vous-même, et vous ne voulez qu'éblouir le monde; ce qu'apparemment vous ne voudriez pas si vous ne vous étiez ébloui vous-même le premier, par votre spécieuse dialectique.

 

X. Sur les interprétations de saint Grégoire de Nazianze et de saint Chrysostome.

 

Au surplus il faut toujours vous souvenir qu'on ne vous accorde, ni que saint Jean Chrysostome ait cru que saint Paul

 

1 IIIe Lett., p. 14.

 

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prétendît être séparé de Dieu et de Jésus-Christ, ni que tous les autres Pères fussent d'accord avec lui de la séparation qu'il admettait. On vous a fait voir que saint Paul en suivant même l'interprétation de saint Chrysostome, désirait dans son anathème d'être séparé, « non pas de la compagnie du Père céleste, mais des biens qui l'accompagnent (1) : il voulait, il attendait cette compagnie: sunousian (2) : il désirait Jésus-Christ, » c'est-à-dire de le posséder. Vous dites que ces paroles sont contraires à celles de saint Paul. Ce sont pourtant celles que saint Chrysostome attribue à cet Apôtre. Vous vous trompez donc manifestement de faire avouer à saint Chrysostome que saint Paul voulût souffrir « loin de Dieu toutes les peines de l'enfer (3). » Saint Paul ne désirait pas d'être loin de Dieu, puisqu'il en attendait la compagnie, sunousian. Il n'avait garde de consentir, comme vous dites, « à souffrir toutes les peines de l'enfer, » puisque parmi ces peines, les plus douloureuses et les plus extrêmes sont celles qui suivent la privation de l'amour, auquel c'est un blasphème de faire renoncer saint Paul. Ainsi vous excédez en tout. La privation dont parle saint Chrysostome regardait certaines choses extérieures, que ce Père n'explique pas non plus que l'Apôtre : d'ailleurs il est bien certain que saint Chrysostome ne connaissait point ce sacrifice absolu que vous enseignez, où l'impossible devenait réel : on vous a dit toutes ces choses (4), sans que vous ayez seulement tenté de répondre aux plus décisives; et vous allez devant vous, comme si des réponses si graves n'avoient pas du vous arrêter tout court.

Quant à l'autre partie de la réponse, qui consistait à vous dire que tous les Pères n'étaient pas du sentiment de saint Chrysostome, pas même en le réduisant au point qu'on vient de voir : vous faites semblant d'y répondre, mais c'est toujours en dissimulant la difficulté. On vous avait représenté que vous abusiez de saint Grégoire de Nazianze (5), puisqu'au lieu qu'il avait dit « que saint Paul avait voulu souffrir quelque chose comme un impie, vous aviez supprimé ce mot quelque chose qui fait tout

 

1 Hom. XV ad Rom. — 2 Ibid., Hom. XVI ; ubi sup. — 3 Max. des SS., p. 27. — 4 Préf., n. 148, 149, 150 , 151. — 5 Préf., n. 146. Inst. past., n. 20. Grég. Naz., orat. I, p. 24.

 

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le dénouement. » Mais, dites-vous, « ne voyez-vous pas que ti (quelque chose) n'est qu'un terme indéfini et suspendu, qui ne signifie qu'en tant qu'il est déterminé par la suite ? Mais la suite, continuez-vous, le détermine à mon sens. C'est que saint Paul veut souffrir quelque chose comme un impie (1). » Voilà votre réponse et vos propres mots. Quand votre conséquence serait légitime, vous était-il permis de supprimer dans la version le mot d'où la solution dépendait ? Mais d'ailleurs on vous a fait voir que souffrir quelque chose comme un impie, n'était pas la peine éternelle : que Jésus-Christ avait été condamné comme un impie, puisqu'il avait été condamné pour s'être fait Dieu et fils de Dieu, ce qu'on voulait qu'il ne fût pas : qu'aussi le pontife en le condamnant, s'était écrié : Il a blasphémé, et avait déchiré ses vête mens, comme frappé de l'horreur d'une impiété manifeste : qu'il avait été rangé parmi les scélérats, comme porte l'Evangile (2) après Isaïe ; que c était en cette manière, selon saint Grégoire de Nazianze après saint Paul (3), qu'il avait été pour nous exécration et malédiction, maledictum : que si c'était peu de chose à un apôtre de souffrir la mort, on ne pouvait pas compter pour peu de chose d'être en exécration avec Jésus Christ crucifié comme un scélérat et comme un blasphémateur : que saint Jérôme avait manifestement pris ce sens de saint Grégoire de Nazianze, en disant : Pro fratrum salute anathema esse cupit; imitari volens Dominum suum, qui pro nobis factus est maledictio (4) : il désire d'être anathème pour ses frères, voulant imiter Jésus-Christ, qui n'étant point malédiction, a été fait malédiction pour nous. On vous a dit toutes ces choses (5) : on a prévenu toutes vos objections : cependant vous voulez toujours penser que saint Grégoire de Nazianze est dans votre sens : comme si dans le cas que vous supposez qu'il eût voulu exprimer les peines éternelles, il n'eût rien eu de plus fort pour les faire entendre que les désir de souffrir quelque chose, en y ajoutant même de le souffrir comme impie et comme condamné aux derniers supplices en cette qualité :

 

1 IIIe Lett., p. 17. — 2 Marc, XV, 28. Luc, XXII, 37.— 3 Gal., III, 13. Greg. Naz., orat. XXXVI. — 4 In Zach., lib. III, cap. XIV, ad v. 31. — 5 Préf., n. 146.

 

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pendant qu'on voit au contraire qu'il ne s'est servi d'un terme qui serait si faible pour exprimer les éternelles rigueurs de l'enfer, que pour en ôter l'idée.

 

XI. — Embrouillement de questions inutiles.

 

Vos questions sur cette matière m'étonnent. « La supposition qu'on m mine impossible ne l'est pas, dites-vous, à la rigueur : Dieu ne doit rien à personne : il ne doit en rigueur ni la persévérance à la mort, ni la vie éternelle après la mort. Il ne doit pas même à notre âme de la faire exister après cette vie : il pourrait la laisser retomber dans son néant comme par son propre poids (1). » Il pourrait réduire les hommes à l'état de pure nature, où ils seraient sans aucune destination à la vie éternelle ; il les pourrait réduire au-dessous même de cet état en faisant les âmes mortelles : il aurait pu nous créer comme les païens, comme un Socrate, comme un Epictète, comme un Epicure, comme cent autres qui sont morts ou pour la vertu ou pour la pairie, ou même pour se dérober à une douleur insupportable, sans se proposer une éternelle béatitude : ajoutez si vous voulez : Dieu pourrait envoyer une âme juste et sainte dans les supplices éternels, et la rendre malheureuse : il pourrait du moins pendant quelle serait en état de grâce, lui révéler sa réprobation : devrait-elle pour cela cesser d'aimer? Voilà de quoi vous remplissez maintenant vos livres, et où vous paraissez avoir mis la défense de votre cause. Mais à quoi servent ces vaines demandes, si ce n'es! à taire perdre de vue le point de la question? Tout se résout en un seul mot. Moïse et saint Paul formaient leurs désirs par impossible sur l'état présent où Dieu nous avait mis par Jésus-Christ ; c'est de Jésus-Christ que saint Paul voulait être anathème : anathema a Christo : c'est du livre de la vie éternelle que Moïse voulait être exclus dans l'interprétation que vous suivez. Ils ne songeaient ni à l'état de pure nature, ni à celui où une

 

1 Max. des SS., p. 83, 86. Opposit., p. 14, 15, 16, 17, 20, etc. Lett. II à M. de Paris, p. 26, 27. Lett. III, p. 5, etc. IIe Lett. à M. de Meaux, p. 38. IIIe Lett., p. 9, 10.

 

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âme immortelle de sa nature, comme l'appelle saint Augustin, retomberait dans le néant de son propre poids : ils songeaient encore moins à l'état où était un Socrate, un Epictète, un Marc-Aurèle, « sans testament, sans promesses, sans Christ en ce monde : » ils songeaient encore moins à l'état où Dieu leur eût révélé leur damnation. Si selon vous, pour faire un acte d'amour pur, il faut retourner en esprit à tous ces états, la première chose qu'il faudra faire sera d'oublier qu'on a un Sauveur. Il faudrait même oublier qu'on a un Dieu qui gouverne les choses humaines ; qui connaît dans le fond des cœurs si on l'aime ou non ; qui punit et qui récompense : il faudrait, dans le temps qu'on aime Dieu, séparer de lui tous ces attributs, le regarder comme un Dieu qui ne sait et ne fait ni bien ni mal, qu'il faudrait servir néanmoins à cause de l'excellence de sa nature parfaite , comme disaient les Epicuriens chez Diogène Laërce. Il faudrait même le mettre au-dessous du dieu d'Epicure, puisque celui-ci non content de sa parfaite indifférence pour le bien et pour le mal, « prendrait plaisir selon vous à rendre éternellement malheureux ceux-là mêmes qui l'aimeraient (1) : » voilà toutes les questions, ou métaphysiques, ou raffinées au-dessus de toute métaphysique, par où il faudrait faire passer une âme simple pour produire un acte de pur amour. Quoique toutes ces choses soient impossibles, ou absolument, ou du moins dans l'état présent où nous sommes; il les faudrait supposer pour ne fonder son amour que sur la perfection de Dieu, en oubliant tout le rapport qu'il veut bien avoir avec nous. Car encore qu'on reconnaisse que ces choses ne se peuvent pas séparer réellement surtout dans l'état présent, la perfection, Monseigneur, où vous aspirez par ces suppositions, c'est d'en séparer les motifs, du moins dans l'acte d'amour où l'on fait ces suppositions, en sorte non-seulement qu'on n'y songe point à vouloir s'unir avec Dieu ; mais encore que l'on conclue qu'il ne sert de rien pour aimer, d'avoir un Dieu bienfaisant en tant de manières, ni d'avoir un Christ en qui il nous a donne toutes choses : plus on pourra éloigner de la pensée ces Vérités de la foi, plus l'amour sera désintéressé et pur : et si l'on pouvait tout

 

1 Max. des SS., p. II.

 

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oublier excepté seulement qu'on est, sans penser même qu'on est chrétien, ce serait le comble de la perfection, puisqu'alors les bienfaits de Dieu passés, présents et futurs n'entreraient en aucune sorte dans notre amour. Que si cet oubli est un crime, si le seul exemple de saint Paul nous démontre que le souvenir de Jésus et de Christ ne peut être trop continu et trop vif, c'est une erreur trop insupportable de mettre la perfection à séparer ces motifs, quoique seconds, d'avec les premiers, et d'en former l'habitude. Voilà néanmoins où vous induisez les âmes prétendues parfaites : voilà de quoi vous les nourrissez : voilà maintenant où vous mettez le fort de la dispute, et ce sont de ces questions que vous voudriez pouvoir occuper l'Eglise romaine.

Qu'on ne croie point que ce soit ici de vaines exagérations. Avouez que, selon vos principes, l'état le plus parfait de l'amour est d'en séparer tous les motifs qu'on vient de voir : moins ces motifs influeront dans l'amour, plus il sera parfait et pur : il serait donc à souhaiter qu'on les oubliât, afin qu'ils n'eussent non plus d'influence que s'ils n'étaient point. Vous ne sauriez remédier à cette funeste conséquence, qu'en supposant avec moi contre vos principes, que dans toutes les suppositions impossibles, à quelque excès qu'on les porte, on ressent en sa conscience qu'il n'en est rien : qu'il n'en peut rien être : qu'on est dans une parfaite et entière sécurité au fond de son cœur contre toutes ces suppositions, et que ce serait une erreur impie et un vrai désespoir de n'y être pas : d'où il s'ensuit, comme on vient de voir, qu'on ne cesse jamais dans le fond de vouloir être avec Jésus-Christ, dans les actes mêmes où l'on souhaiterait d'en être anathème par supposition impossible et ressentie comme telle.

 

XII. — Sur la résolution terrible attribuée à saint François de Sales, et sur la réponse de mort.

 

Si vous m'objectez après cela, comme vous faites sans cesse : Que devient donc la conviction apparente, que devient l'impression involontaire de désespoir et cette terrible résolution que

 

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j'approuve qu'on ait attribuée à saint François de Sales (1)? Avant, Monseigneur, que de me faire ces demandes, commencez par vous accorder vous-même avec la vérité: reconnaissez que prendre les choses au sens que vous les prenez dans ce Saint, c'est en faire non-seulement un désespéré, mais encore un hérétique et un impie : c'est, dis-je, en faire un impie et un désespéré, que de lui attribuer la moindre croyance, que ces suppositions impossibles fussent véritables. Je vous ai dit plus d'une fois (2) que si vous n'eussiez mis que dans une imagination affectée et mélancolique, telle que le Saint la reconnaît en lui-même durant cet état, une impression involontaire de désespoir, je ne vous en aurais jamais repris : car l'imagination peut être livrée à cette espèce de maladie : mais que de la mettre, comme vous faites, dans un acte réfléchi, et de l'y mettre invincible : d'y mettre un sacrifice absolu, et un acquiescement à sa juste condamnation de la part de Dieu ; en quelque sens qu'on le mette dans la partie haute de l’âme, et qui seule peut offrir à Dieu ce qu'on appelle un sacrifice, c'est y mettre un vrai désespoir. Pour la conviction apparente, n'en parlons jamais : c'est vous seul qui l'admettez : c'est votre erreur, qu'il faudrait non point excuser par de nouveaux embarras, mais désavouer nettement, si vous vouliez édifier l'Eglise. Quant à la terrible résolution que vous ne pouvez trouver sans ce sacrifice absolu de l’amour naturel et délibéré de la béatitude formelle (3), on ne comprend rien dans ce vain amas de paroles ; vous devriez montrer que le Saint, que vous appelez en témoignage, ait jamais parlé d'un tel sacrifice, ou que quelque autre s'en soit servi ; autrement nous rejetterons votre sentiment par le seul titre de sa nouveauté.

Pour nous, sans nous jeter dans le labyrinthe où vous vous perdez, nous vous disons nettement en quoi consistait cette résolution terrible, qu'ont supposée dans le Saint les écrivains de sa vie; il est terrible en effet d'avoir toujours à combattre une noire mélancolie, qui ne vous met dans la fantaisie que damnation, sans qu'on croie pouvoir s'en défaire. Quelque assurance qu'on

 

1 Ière Lett. à M. de Meaux, p. 31. IVe Lett., p. 37. — 2 Préf., n. 17. IIIe  Ecrit, n. 13 et 14. —3 Ière Lett., p. 32.

 

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ait au dedans qu'on suppose faux, en supposant qu'on cesse d'aimer en l'autre vie, sans avoir cessé d'aimer en celle-ci, il ne laisse pas d'être terrible de se laisser infester l'imagination de cette funeste image de sa perte. Dans cet état importun, dans une tentation si opiniâtre, c'est une faible consolation d'être obligé pour s'en délivrer, d'en venir jusqu'à dire: Pourquoi me troublez-vous, mon âme? Folle et aveugle imagination, qui semblez me devoir tourmenter sans fin, quand ce que je sens non-seulement impossible, mais encore insensé, serait véritable, ce qui n'est ni ne peut être, il faudrait toujours aimer Dieu jusqu'à la fin de sa vie. Cet état est pénible, je l'avoue : mais aussi reconnaissez qu'il n'y a point là de sacrifice absolu : il n'y a point d'acquiescement à sa juste condamnation de la part de Dieu; et sans enseigner ces excès si pernicieux en eux-mêmes, et qui couvrent des conséquences encore plus pernicieuses, on a parfaitement expliqué tout ce qui regarde saint François de Sales.

Mais quand vous me faites dire (1) que la réponse de mort qu'il portait empreinte en lui-même, était une réponse de mort éternelle, permettez-moi de le dire, puisque la vérité m'y contraint; vous m'imposez manifestement ; quand je l'aurais dit cent fois, cent fois il faudrait me dédire et effacer ce blasphème avec un torrent de larmes. Mais vous me justifiez vous-même : vous ne niez pas ce que porte mon Troisième Ecrit (2), que la réponse de mort dans le passage de saint Paul dont je me sers, ne regarde que la mort temporelle : la chose est claire. Vous avouez qu'en effet le Saint était en cet état, et qu'il croyait à chaque moment aller mourir de mort subite : c'est lui-même qui le raconte, et j'en ai rapporté les Lettres (3), que vous avez reconnues : j'ai donc trouvé au pied de la lettre la réponse de mort assurée, sans être complice de vos erreurs, et il n'y a qu'à relire, mon Troisième Ecrit, pour en voir la conviction en moins d'un quart d'heure.

 

1 IVe Lett. à M. de Meaux, p. 37. — 2 Div. Ecrits ou Mém. IIIe Ecrit, n. 22. — 3 Ibid., n. 15 et 1C.

 

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XIII. — Sur le sacrifice absolu de l'amour naturel.

 

Vous avez peine à souffrir que je trouve si peu terrible le sacrifice d'un amour naturel : et « quoi ? nie dites vous, comptez-vous pour rien tous les sacrifices qui ne tombent que sur nos affections naturelles? qu'est-ce donc qu'on peut sacrifier à Dieu de plus douloureux, et qui coupe plus dans le vif, que la suppression de tous nos désirs naturels? Si le sacrifice de l'amitié pour un père, pour un époux, pour un ami, est si douloureux ; si celui de certaines consolations passagères est si amer et si terrible, que devons-nous penser de celui d'un attachement naturel et innocent à la consolation qu'on tire d'un bonheur suprême (1)? » Voilà du moins votre objection dans toute sa force, et par vos propres paroles. Vous prouvez, Monseigneur, parfaitement par un discours si poli, que vous êtes riche en expressions et en éloquence; mais pour l'état de la question, à ce coup visiblement vous le détournez : car le voici tout entier dans l'un des endroits que vous rapportez de ma préface (2). Vous croyez que ce sacrifice d'amour naturel est celui que saint Grégoire de Nazianze trouvait si grand et si hardi dans saint Paul. Mais, vous ai-je dit, « c'est justement le contraire qu'il faudrait conclure, puisqu'il n'y a rien de moins étonnant ni de moins hardi pour un saint Paul, que de rejeter un désir naturel de la récompense éternelle. C'est sans doute la moindre chose que les hommes les plus vulgaires puissent sacrifier au salut de leurs frères, et la moindre chose aussi que les fidèles pussent présumer d'un si grand Apôtre (3). » Le raisonnement est démonstratif. Saint Paul était parfait entre les parfaits, lorsqu'il désirait d'être anathème pour ses frères; et quand vous auriez montré qu'il eût jamais eu besoin de cet amour naturel autant qu’ innocent de L'éternelle béatitude, dont nous ne voyons dans ses écrits aucun vestige ; puisqu'il ne convient selon vous qu'aux imparfaits, il y avait longtemps que le sacrifice en était fait par cet Apôtre : ainsi, selon vous-même, il ne pouvait plus

 

1 Ière Lett., p. 35 — 2 Ière Lett . p. 36. Préf., n. 152.— 3 Ibid.

 

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s'agir de ce sacrifice. J'en dis autant de Moïse, qui sans doute était serti de l'état d'imperfection, lorsqu'en figure de Jésus-Christ il fut le médiateur entre Dieu et le peuple, et qu'il dit : Ou pardonnez-leur, ou effacez-moi du livre de vie. Que servait alors l'amour naturel de l'éternelle béatitude, à des hommes à qui la foi la rendait d'ailleurs si présente et si familière, et qui dévoient être si fort au-dessus même des petites douceurs, des petites consolations de la dévotion sensible? Concluez donc, si vous voulez, contre saint Grégoire de Nazianze avec saint Chrysostome, que c'était à la gloire même éternelle dans un certain sens, que songeait saint Paul, par supposition impossible: et que c'était là un excès d'amour digne d'un apôtre, puisqu'on ne pouvait l'exprimer que par une si forte exagération. Dites-en autant de Moïse, je suis avec vous; mais de nous figurer tant de perfection à sacrifier un amour naturel de la béatitude, dont personne n'a jamais senti la privation, ni n'a tâché de le combattre : c'est une chimère qu'avec toute votre éloquence vous ne mettrez jamais dans l'esprit des hommes.

Que si vous renfermez cette perfection, non pas dans le sacrifice conditionnel, mais dans le sacrifice absolu: c'est ce qui achève votre conviction. Car où prenez-vous ce sacrifice absolu? est-ce dans saint Chrysostome, qui décide si clairement que saint Paul ne se proposait cet anathème que sous cette condition : s'il était possible? est-ce de saint Paul ou de Moïse, qui savaient bien en leur conscience que ce qu'ils disaient était impossible? est-ce peut-être de saint Clément d'Alexandrie ou des autres saints, qui tous sans exception, dans la préférence qu'ils ont donnée à la charité sur le salut même, n'ont jamais manqué d'ajouter la condition ou la clause : s'il était possible de les séparer. J'interpelle ici votre bonne foi de reconnaître cette vérité. Je sais que vous l'avouerez, et qu'on ne peut la nier. Ce sont donc là des sentiments d'un pieux excès ; ce sont des expressions exagératives d'un amour sans bornes, mais non pas des sacrifices absolus. Ces sacrifices absolus, que vous vantez tant, ne se trouvent chez aucun auteur que chez vous, où il les faudrait effacer, et non pas leur chercher un vain appui. C'est là votre idée particulière, que

 

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vous ne pouvez défendre avec tant d'attache, ni en faire votre idole et le cher objet de votre plus parfaite spiritualité, qu'à cause qu'elle sert d'excuse aux sacrifices extrêmes des mystiques dont vous prenez adroitement la cause en main.

 

XIV. — Ce qu'emportent précisément ces suppositions impossibles : consentement unanime de l'Ecole.

 

Otez-leur donc cet appui fragile que vous leur cherchez contre l'Ecriture, contre les Pères, contre la nature, contre vous-même. Cessez de séparer d'avec les actes humains le motif de la béatitude, et d'avec les actes de charité le désir de la jouissance et de l'union ; c'est-à-dire de séparer de l'amour ce qui fait partie de son essence ; les suppositions impossibles peuvent faire voir que la charité aura un motif plus haut pour aimer Dieu, que celui de sa bonté bienfaisante envers nous et de notre béatitude : ce motif sera l'excellence de la nature divine ; mais elles ne font pas voir que ces motifs soient séparables : et c'est en cela qu'est votre erreur. L'Ecole, que vous alléguez sans jamais la vouloir entendre, en donnant à la charité deux sortes d'objets, les premiers et les seconds, arrange et ordonne ces objets, mais elle ne les sépare pas, comme vous le supposez. Il n'y a rien de plus net que cette distinction, que vous ne voulez pas entendre. J'en ai marqué les fondements dans les passages exprès de tant de docteurs (1). Je vous ai montré dans saint Thomas, vingt endroits formels où parlant ex professa, comme on dit, de l'amour de charité, il met parmi les raisons d'aimer Dieu, qu'il « est tout le bien de l'homme, l'objet et la cause de notre béatitude (2). » J'ai mis dans notre parti saint Bonaventure, et vous-même vous en citez le passage (3), où il dit que « l'acte de charité envers Dieu est de souhaiter qu'il soit le souverain bien ; » mais vous supprimez ce qu'il ajoute : qu'il appartient à la même charité « de souhaiter et au prochain et à soi-même d'avoir ce souverain bien par la grâce et par la gloire. » On vous a marqué dans Scot « les secondes raisons objectives de

 

1 Inst. sur les Etats d’Or., liv. X, n 29. — 2 Summa doct., n. 8. Ve Ecrit, n. 9. — 8 IVe Lett. à M. de Paris, p. 41. In 3, d. 27, a. 2, q. 2.

 

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la charité, » c'est-à-dire « la bonté communicative et béatifiante de Dieu, » comme choses « inséparables du premier motif, qui est l'excellence de la nature divine considérée en elle-même (1). » Pour en venir aux modernes, on vous a produit Suarez (2), c'est-à-dire l'un des premiers qui a introduit dans l'Ecole d'à présent l'opinion de Scot sur le motif essentiel de la charité ; et néanmoins ce célèbre théologien en établissant l'amour de Dieu comme bienfaisant, et par conséquent comme auteur de notre béatitude, il l'établit comme un acte qui est produit, elicitivè, par la charité; on vous a fait voir la pratique constante des mystiques conformes sur ce sujet aux scolastiques (3) ; et sans répondre à ces passages, sans faire seulement semblant de les voir, vous persistez à nous opposer l'Ecole, dont nous avons comme vous voyez les maîtres pour nous : pendant que c'est vous-même, Monseigneur, vous-même qui en méprisez l'autorité. Rappelez l'endroit où après vous être opposé un raisonnement tiré de l'autorité de l'Ecole, vous avouez qu'elle est contre vous. Ego verò non ita (4) : je ne suis pas, dites-vous, de son sentiment : et vous ajoutez « que vous n'avez point à résoudre cette objection : mihi minime opus est objectionem solvere : » elle ne me regarde pas : hœc me nihil attinet : c'est-à-dire, c'est bien à moi à presser les autres par l'autorité de l'Ecole ; mais ce n'est pas à moi à m'y attacher ; je la fais valoir contre mon adversaire ; mais pour moi je ne prétends point m'y astreindre. Voilà comme vous savez flatter d'un côté, et de l'autre vous méprisez l'Ecole, et vos raisonnements n'ont point de règle.

 

XV. — Sur l'idée de la béatitude.

 

Le faux les accompagne partout. On vous reproche d'avoir supposé qu'on aimerait autant Dieu « quand il voudrait rendre éternellement malheureux ceux qui l'aimeraient (5) : » vous répondez: « Je n'ai entendu par rendre malheureux que tenir les âmes

 

1 Summa doct., ibid. In 3, d. 27, q. un. n. 8. Ibid., n. 1 et 20 Rep. Par. d. 27. q. un. schol. 2. n. 3. — 2 Suar., de fid, spe, et car., tract. 3 disp. 1, Sect. II, n. 3, ad 2. — 3 Ve Ecrit, n. 10. — 4  Resp. ad Sum., p. 33.— 5 Max. des SS., p. II.

 

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pieuses par une fausse supposition clans des tournions éternels, connue il est porté dans notre article d'Issy. » C'est en quoi votre idée est fausse, et vous montrez clairement que vous ne savez pas définir la béatitude. Les âmes qui se proposent de souffrir, s'il était possible , éternellement pour donner à Lieu un témoignage éternel de leur amour, ne croiraient pas en cet état être malheureuses, puisqu'elles mettraient leur bonheur comme les apôtres à souffrir pour l'amour de lui. « On n'est jamais malheureux, dit saint Augustin, quand on a ce qu'on veut, et qu'on ne veut rien de mal (1).» Ainsi il y a contradiction, qu'on souhaite s'il était possible d'être privé de la gloire et de souffrir éternellement ce que Dieu voudrait, et qu'on s'estime malheureux en obtenant ce que l'on souhaite : autrement on tomberait dans l'absurdité tant rejetée par saint Augustin (2), qu'on serait malheureux en obtenant ce qu'on veut : c'est-à dire, ce qui est le comble de l'absurdité, qu'on serait heureux malgré soi, ou qu'on serait malheureux parce qu'on serait heureux.

Vous objectez que les philosophes, comme Socrate, ou les vertueux païens qui mouraient pour la vertu ou pour la patrie, ne songeaient pas à être heureux quand ils mouraient. Je ne vous reprocherai pas que vous avez oublié les sentiments de Socrate : car je ne veux pas me jeter dans les questions écartées, où vous tâchez vainement de nous détourner : mais ce que je ne puis dissimuler, vous oubliez votre saint Augustin : vous oubliez la vérité même qui lui disait, comme à vous, que l'homme qui va périr ne cesse de s'imaginer une espèce d'immortalité bienheureuse. Quand un homme se tue lui-même, dit ce Père, « pour éviter des douleurs insupportables, il a dans l'opinion l'erreur d'une totale cessation d'être, mais cependant il a dans le sens le désir naturel du repos : In opinione habet errorem omnimodœ defectionis, in sensu autem naturale  desiderium quietis (3). » Ainsi on a toujours pour objet secret une subsistance éternelle, ou dans la mémoire des hommes, ce qui s'appelle la vie de la gloire, ou une autre espèce de vie dans le corps de la république, dont on est un membre qui

 

1 De Trinit., lib. XIII , cap. V, n. 8. — 2 Epist. CLI, ol. LII, ad Maced. De Trinit., lib. XIII, pass. — 3 De lib. Arbitr., lib. III, cap. VIII, n. 23.

 

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se veut sauver dans son tout : quoi qu'il en soit, on n'a jamais en vue le pur néant; et on ne cesse de le revêtir, malgré qu'un en ait, de circonstances réelles qui nous y font établir un certain bonheur.

Vous dites que l'inclination « naturelle à la béatitude ne regarde qu'un contentement naturel et passager (1). » Nous sommes bien malheureux, s'il vous faut apprendre que l'idée de la béatitude enferme en confusion l'amas de tout bien : par conséquent qu'elle est mise dans le cœur de l'homme pour y porter l'empreinte de Dieu : que c'est donc Dieu qu'on désire secrètement quand on désire d'être heureux : que la béatitude, je dis même la surnaturelle, ne peut faire autre chose en nous, que de remplir entièrement cette idée. Ne cherchez point à incidenter sur cette vérité constante, reçue de toute l'Ecole, que saint Augustin a prise dans l'Evangile autant que dans les lumières de l'éternelle vérité, et que vous seriez le premier à nous remettre devant les yeux, si vous n'aviez il y a longtemps tout sacrifié à la vanité de votre système.

Vous croyez nous embarrasser par cette demande : « Veut-on glorifier Dieu pour être heureux, ou bien veut on être heureux pour glorifier Dieu (2)? » On vous répond en deux mots : ces deux choses sont inséparables : la gloire de Dieu est sans doute plus excellente en elle-même que la béatitude de l'homme; mais cela ne fait pas qu'on puisse séparer ces choses : d'autant plus qu'il est bien certain par tous les docteurs, que Dieu, qui n'a besoin de rien pour lui-même, met sa gloire précisément dans notre utilité : nous vous avons dit que l'Ecole arrange bien ces motifs, en disant quel est le premier, et quel est le second ; mais qu'elle ne les sépare pas : détruisez si vous pouvez cette distinction où consiste toute la doctrine que nous opposons à la vôtre. J'ajoute : Vouloir être heureux, c'est confusément vouloir Dieu : vouloir Dieu, c'est distinctement vouloir être heureux. J'ai avancé cette vérité dès l’Instruction sur les Etats d'Oraison (3) : combattez-la si vous pouvez : si vous ne pouvez, abandonnez votre vain système qu'elle renverse par le fondement.

 

1 IIIe Lett. à M. de Meaux. p. 16. IVe Lett., p. 15. — 2 IIIe Lett. à M. de Meaux. — 3  Inst. sur les Etats d’Or., liv. X, n. 29.

 

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XVI. — Sur les faussetés qu'on m'impose.

 

Vous ne cessez de m'imposer à toutes les pages de vos écrits (1), que je détruis la définition de l'Ecole, qui met Dieu considéré en lui-même comme l'objet spécifique, de la charité. Vous avouez toutefois dans la troisième Lettre que vous m'écrivez (2), que je distingue les objets de la charité premiers et seconds, et que j'établis l'excellence de la nature divine comme l'objet primitif et spécifique de la charité. Vous m'imposez donc, quand cent et cent fois vous m'imputez le contraire.

Mais j'ai dit, poursuivez-vous, que « si Dieu n'était pas tout le bien de l'homme, il ne lui serait pas la raison d'aimer (3). » Ce n'est pas moi qui l'ai dit; vous venez de voir que c'est saint Thomas : c'est lui seul que vous attaquez sous mon nom ; c'est de lui précisément que sont ces paroles : « Dieu sera à chacun toute la raison d'aimer, parce qu'il est tout le bien de l'homme : Unicuique ait Deus tota ratio diligendi, eo quod Deus est totum hominis bonum (4). » Ainsi d'être notre bien et tout notre bien, c'est un motif essentiel de notre amour; il s'agit bien assurément de l'amour de la charité. Cette vérité est si constante, que saint Thomas la confirme en retournant la proposition de cette sorte : « Data enim per impossibile, quod Deus non esset totum hominis bonum, non esset ei ratio diligendi : Si Dieu n'était pas tout le bien de l'homme, il ne lui serait pas la raison d'aimer (5) : » ainsi la raison d'aimer précise et formelle selon saint Thomas, c'est d'être tout le bien de l'homme, puisque c'est là en effet ce qui absorbe et ce qui apaise tout son désir.

Quand vous concluez de là que si Dieu n'était pas notre bien, il ne serait pas aimable, vous concluez contre saint Thomas; et de plus, vous concluez mal, puisqu'on ne pourrait manquer de trouver Dieu aimable par sa perfection, quand même on ne penserait pas distinctement qu'il est encore aimable en communiquant

 

1 Resp. ad Sum. doct., p. 3, etc., passim.— 2 IIIe Lett., p. 5 et 8. etc.— 3 Inst. sur les Etats d'Or., liv. X, n. 29. IIIe Lett. à M. de Meaux, p. 4, etc., 13. Resp. ad Sum. doct., p. 5.— 4 II-II, q. 26, art. 13, ad 3. — 5 Ibid.

 

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quant sa béatitude : ce qui même est une partie de sa perfection. N'est-ce pas une partie de la perfection de Dieu d'être libéral, bienfaisant, miséricordieux, auteur de tout bien? Y a-t-il quelqu'un qui n'enferme pas ces attributs dans l'idée de l'être parfait ? Il est vrai que si l'on pouvait séparer la perfection de l'être divin d'avec l'infinie bonté par laquelle il se communique, la perfection tiendrait toujours le premier lieu dans l'amour. Mais à quoi servent ces subtilités? Vous séparez, Monseigneur, l'inséparable : vous mettez la perfection et la pratique de la piété dans des pointillés : nul n'aime Dieu comme bienfaisant, qu'il ne l'aime en même temps comme parfait, et jamais je n'ai cessé de vous dire que l'idée de la perfection est la première qui vient quand on pense à Dieu.

 

XVII. — Sur la différence de l'espérance d'avec la charité.

 

Vous dites, et c'est ici votre grand argument, que ce sentiment est commun à la charité et à l'espérance, puisque l'espérance, aussi bien que la charité, suppose que Dieu est parfait; et que s'il ne l'était pas, on ne pourrait le regarder comme l'objet de l'espérance, non plus que de l'amour. Ainsi, dites-vous, je confonds ces deux vertus. C'est ce que vous répétez mille fois dans la réponse au Summa, et c'est l'argument qui règne dans la Troisième Lettre que vous m'adressez (1).

Saint Thomas y a donné une solution que j'ai rapportée (2), et que vous tâchez de réfuter. « Il est vrai, dit ce saint docteur, que la charité et l'espérance ont le même bien pour objet: mais la charité emporte une union avec ce bien, et l'espérance en emporte un certain éloignement : et de là vient que la charité ne regarde pas ce bien comme difficile, ainsi que fait l'espérance, parce que ce qui est déjà uni n'est plus difficile (3). »

Vous n'ignorez pas cette solution, puisque vous la rapportez (4), et que vous l'attaquez de toutes vos forces; mais sans dire une seule fois que je l'ai prise de mot à mot de saint Thomas.

 

1 IIIe Lett., p. 5, 6, 7, 22, 23, 24, 25, etc. — 2 Ve Ecrit, n. 12. — 3 II-II, q. 23, a. 6, ad 3. — 4 IIIe Lett., p. 22.

 

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Vous ne pouvez, dites-vous (1), vous étonner assez de cette réponse ; et « ce qui vous y paraît le plus fâcheux, c'est, me dites-vous, que je veux réaliser la distinction de ces deux vertus par leurs effets, au lieu de la chercher comme l'Ecole, dans leurs objets essentiels. » Un peu au-dessus » : « Il n'est pas question de caractériser les vertus par leurs effets, mais par leur nature propre et par leurs objets. » Je vois bien que cela vous fâche, de trouver dans saint Thomas une solution si précise à votre grand argument : mais avouez du moins de bonne foi, que c'est encore sous mon nom que vous attaquez ce grand docteur. Si vous ne voulez pas vous en tenir à sa décision, que direz-vous à sa raison et à ses principes? N'est-ce pas bien caractériser les vertus, et les bien définir par leurs objets, que de les définir par la manière différente dont elles s'y portent? n'est-ce pas une différence assez essentielle entre l'amour de charité et l'espérance, que l'une regarde Dieu comme uni, et l'autre comme absent? Qu'y a-t-il de plus essentiel et de plus propre à l'amour, que d'être unissant? et qu'y a-t-il de plus essentiel et de plus propre à l'espérance que de supposer que le bien qu'on cherche n'est pas uni, qu'il est absent et éloigné? C'est par là que l'amour divin est justifiant, et que l'espérance ne l'est pas, parce que l'un est unissant, et l'autre non. C'est pour cela que saint Paul a dit que la charité ne se perd jamais, numquam excidit (3) ; et que dans le ciel où la foi s'évanouit, où l'espérance n'est plus, l'amour divin subsiste toujours : de sorte que par lui-même et de sa nature, il est toujours unissant dans cette vie et dans l'autre. Tous vous débattez en vain : il n'est pas possible d'établir entre ces vertus une différence plus profonde et plus radicale; ainsi votre grand argument est par terre, non-seulement par l'autorité de saint Thomas, mais encore par la conséquence de ses principes démonstratifs.

A cela vous nous opposez une autre distinction, que met saint Thomas entre l'espérance et la charité, en ce que l'une, qui est l'espérance, veut qu'il lui revienne quelque chose du côté de Dieu; au lieu que la charité ne demande rien de semblable : Non vult

 

1 IIIe Lett., p. 22.— 2 Ibid., p. 25. — 3 I Cor., XIII, 8.

 

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ut sibi aliquid ex Deo proveniat (1). Parlons, Monseigneur, de bonne foi : voulez-vous qu'il ne revienne pas même à la charité du coté de Dieu, de lui être unie : de vivre avec lui dans une sainte amitié, dans une éternelle correspondance? C'est ce que vous n'oseriez dire ; et vous oserez encore moins le faire dire à saint Thomas, qui ne cesse de réfuter une telle erreur : mais cela suffit pour concilier ce saint docteur avec lui-même; et en lui faisant avouer ce qu'il vient de dire, que la charité embrasse Dieu comme un bien qui lui est uni, lui faire reconnaître en même temps qu'en effet il ne lui revient du côté de Dieu aucun autre bien que lui-même.

 

XVIII. — Sur les motifs de la charité proposés dans l'Evangile, et sur la fausse dialectique qui les veut séparer.

 

Après cela quand vous m'objectez que ces motifs qu'on nomme seconds, dès qu'ils ne sont pas « les premiers, ne peuvent être qu'accidentels, et qu'on les pourrait supprimer (2): » vous vous laissez enserrer dans les lacets d'une fausse dialectique. Où prenez-vous cette règle, qu'on ne puisse avoir dans un même acte de différents motifs subordonnés l'un à l'autre, sans que pour cela ils soient séparables : mais surtout, peut-on les regarder comme séparables quand ils se touchent d'aussi près que font l'idée de l'être parfait en lui-même, et celle de l'être communicatif et bienfaisant? Laissons pourtant ces subtilités: venons au principe de la révélation et aux pratiques solides de la piété, telles que l'Ecriture nous les représente. Voici le principe des principes : c'est par les propres paroles du commandement de l'amour de Dieu qu'il faut unir ou séparer les motifs qui nous y portent. Dieu nous commande de l'aimer, non-seulement à cause de ce qu'il est en lui-même, mais encore à cause de ce qu'il nous est. « Ecoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est un seul Seigneur : tu aimeras le Seigneur ton Dieu (3) : » et il en rapporte ce motif, « afin que tu sois heureux : ut benè sit tibi : » et le reste, que nous avons tant de fois remarqué ailleurs, qu'il n'est plus besoin

 

1 II-II, q. 23, art. 6. — 2 IIIe Lett., p. 8 et 12 Rép. à la décl., p. 27, etc. — 3 Deut., VI, 4.

 

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de le répéter. Voilà donc dans le précepte de l'amour de Dieu, la source de l'union des motifs que je vous propose. Si le motif d'être heureux était étranger à l'amour, Jésus-Christ aurait-il souffert à celui qui en récite le précepte, d'y donner pour fin le désir de posséder la vie éternelle, en lui disant : « Maître, que ferai-je pour avoir la vie éternelle (1) ? » Au lieu d'approuver ce désir, en lui répondant, comme il fait : « Hoc fac et vives : faites cela et vous vivrez; » ne l'aurait-il pas repris de vouloir aimer pour avoir la vie? Avouez la vérité, Monseigneur, combien de fois diriez- vous à qui vous ferait une semblable réponse , qu'il ne connaît pas le vrai motif de l'amour? Vous vous croiriez obligé de le renvoyer à l'autorité de l'Ecole : et moi je vous ai fait voir parles témoignages contextes de saint Thomas, de saint Bonaventure, de Scot, de Suarez, en un mot de toute l'Ecole, que vous vantez sans la suivre, comme on vient de voir : je vous ai, dis-je, fait voir par ces témoignages, et je ne puis assez le répéter, que l'Ecole arrange ces motifs entre eux sans les séparer l'un de l'autre : je vous montre que dans la pratique il ne les faut point séparer, et que les saints, les docteurs, les spirituels n'ont jamais pensé, n'ont jamais agi autrement, ni même ne l'ont pu faire : et vous croyez décider cette question par des minuties de dialectique ; comme si c'était une règle que tout ce qui n'est pas l'essence fût un accident inséparable, et qu'il n'y eût pas entre les deux des propriétés que la logique, où vous mettez votre confiance, appelle essentielles et inséparables.

 

XIX. — Que ce seul point renferme la décision du tout.

 

Je m'attache à ce point dans cette lettre, parce que c'est le point décisif. C'est l'envie de séparer ces motifs que Dieu a unis, qui vous a fait rechercher tous les prodiges que vous trouvez seul dans les suppositions impossibles : c'est, dis-je, ce qui vous y fait rechercher une charité séparée du motif essentiel de la béatitude, et de celui de posséder Dieu. C'est ce qui vous a fait trouver

 

1 Luc, X, 25.

 

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étrange qu'un Moïse, qu'un saint Paul, en faisant ces suppositions, les fissent avec une pleine sécurité. Vous ne voulez pas qu'on assure qu'ils étaient bien certains de n'y rien perdre, mais au contraire d'y assurer leur béatitude. Vous poussez vos raisonnements jusqu'à dire que « cet acte, loin d'être d'inné d'un saint Paul et d'un Moïse, serait le comble de l'hypocrisie : ou ces grands hommes seraient semblables à un enfant qui n'aurait aucune peine à offrir son jouet à sa mère, dès qu'il sent que s'il le lui offre, elle le lui laissera et lui en donnera un nouveau (1).» Vous voulez donc qu'un Moïse, qu'un saint Paul, pour n'être point des enfants, ne sussent pas que Dieu ne leur ôterait point leur béatitude. Il fallait qu'ils eussent selon vous une véritable intention d'oublier ou d'abandonner absolument leur salut dans ce moment. C'est aussi l'effet inévitable de cette affreuse séparation des deux motifs : c'est par là qu'on en vient à l'acte barbare et désespéré, de sacrifier son bonheur même éternel, et d'acquiescer à sa perte malgré la nature et malgré la grâce. C'est pour conduire à cet acte, qui est le grand sacrifice du chrétien, que dans tout l'état de perfection , c'est-à-dire dans votre cinquième degré , vous rendez l'espérance inutile à l'amour, puisque vous voulez qu'on aime autant sans espérance qu'avec l'espérance : en sorte que Dieu commande inutilement un acte qui ne sert de rien à le faire aimer. On n'a non plus besoin des bienfaits pour s'y exciter, et le mieux que l'on puisse faire, c'est de s'occuper toujours de la perfection de Dieu détachée de tout rapport avec nous, et de tout souvenir de ses bontés : en sorte que l'amour sera d'autant plus pur que l'on pensera moins à un Dieu bienfaisant, à un Dieu qui ne dédaigne pas d'être notre ami et notre époux, enfin à un Dieu Jésus, à un Dieu Sauveur, puisque le premier principe qu'on établit, c'est que tout cela ne sert de rien à le faire aimer davantage, à une âme une fois bien pénétrée de sa perfection souveraine indépendante de toutes ces choses. C'est ce qui mène insensiblement au dégoût de Jésus-Christ ; ce qui fait qu'on en renvoie « la vue distincte, et la présence par la foi dans les intervalles où la pure contemplation cesse (2) ;» et que si l'on se résout à l'admettre

 

1 Oppos., p. 21, 22, etc. — 2 Max. des SS., art. XXVII, XXVIII.

 

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enfin dans la pure contemplation, ce n'est point en s'y portant de soi-même, puisqu'il faut attendre pour s'y appliquer une impression particulière. Vous avez beau dire que ce sont « des expressions choisies par la plus grande indignation, pour être les plus flétrissantes (1) ; » ce n'est point l'indignation, mais une douloureuse vérité qui nous y force. Osez-vous nier selon vos principes, que pour exercer le pur amour que vous nous vantez, il ne faille aimer comme si l'on était sans rédemption, sans Sauveur, sans Christ, et protester hautement que quand tout cela ne serait pas, et qu'on oublierait encore la Providence, la bonté , la miséricorde de Dieu, on ne l'aimerait ni plus ni moins ?

On vous a montré que ce prétendu amour pur fait la créature indépendante de Dieu. Il est vrai que vous répondez que « si Dieu n'avait la puissance de nous rendre heureux ou malheureux, il serait imparfait, et ne serait plus Dieu; mais qu'il peut, sans déroger à ses droits , ne nous pas donner la béatitude chrétienne (2).» Encore un coup, vous donnez le change, vous ne prenez pas la difficulté qu'on vous propose. Vous ne paraissez pas, je vous l'avoue, vouloir nier que Dieu ne puisse nous rendre heureux ou malheureux ; mais vous faites pis, puisque ne pouvant nier une vérité si constante, pour nous soustraire à la dépendance, vous en venez jusqu'à dire à Dieu : Il est vrai, je ne puis pas empêcher que vous ne m'envoyiez ce que les hommes appellent bonheur ou malheur : mais je ne me soucié ni du bien ni du mal que vous pouvez me faire ; car quel mal après tout pouvez-vous faire à celui qui ne se soucie plus d'être heureux? La charité désavoue l'espérance qui le voudrait être : elle l'attire, dites-vous, à son désintéressement, et lui déclare que le bonheur qu'elle lui propose ne la touche plus. Ne faites donc plus accroire à vos parfaits que vous ne leur faites sacrifier qu'un prétendu amour naturel : ils veulent aller plus loin, et leur pur amour, qui les réduit même selon vous à se contenter de l'état où ils n'auraient ni béatitude ni même d'immortalité, met Dieu à pis faire, et affronte toutes ses rigueurs. Si vous

 

1 Lettre IIIe à M. de Meaux. — 2 IVe Lett., p. 15.

 

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détestez ces impiétés, songez que vous ne pouvez les éviter que par les principes que nous opposons aux vôtres, et en renonçant à ceux que vous avez établis dans les Maximes des Saints.

Tout le inonde avait espéré que vous en vouliez revenir ; et on tournait en ce sens votre Instruction pastorale; l'on y sentait un changement de maximes, et plusieurs n avaient plus de peine que celle de voir que vous ne vouliez pas avouer d'avoir failli. D'autres disaient qu'encore que vos explications, comme on l'a déjà remarqué, ne valussent pas mieux que votre texte, c'était quelque chose de changer, et qu'on pouvait espérer d'autres changements meilleurs. Mais vous nous ôtez cette espérance en désavouant la rétractation tacite de votre livre (1) et en le voulant soutenir au pied de la lettre.

 

XX. — Sur l’involontaire en Jésus-Christ.

 

De quoi peut-on espérer que vous vous dédisiez jamais, puisque vous allez jusqu'à excuser ce trouble involontaire que vous mettez en Jésus-Christ, et à lui chercher dans votre Instruction pastorale le bon sens que nous avons repris ailleurs (2)? Vous me reprochez de m'être récrié en cet endroit : « Un chrétien, un évêque, un homme a-t-il tant de peine à s'humilier? Le lecteur, dites-vous, jugera de la véhémence de cette figure : » qu'il en juge donc; j'y consens. «Quoi! me dites-vous, vous trouvez mauvais qu'un évêque ne veuille point avouer contre sa conscience qu'il a enseigné l'impiété (3)? » Oui, Monseigneur, sans rien déguiser, je trouve mauvais, et tout le monde avec moi, que vous vouliez nous persuader qu'on a mis ce qu'on a voulu, et même une impiété dans votre livre sans votre participation : que sans vous en être plaint dans vos errata, vous ayez laissé courir impunément cette impiété, comme vous l'appelez vous-même : qu'au lieu de vous humilier d'une telle faute, vous la rejetiez sur un autre : que vous ayez tant travaillé à y trouver de vaines excuses. Sur un excès si palpable, j'ai voulu vous représenter ce qu'un

 

1 IVe Lett. à M. de Meaux, p. 40. — 2 Préf., n. 55, 56. — 3 IVe Lett., p. 41.

 

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chrétien, ce qu'un évêque devait à l'édification de l'Eglise ; et vos propres justifications, que vous cherchez encore aujourd'hui, font trop voir que j'avais raison.

Oui, Monseigneur, vous cherchez encore à justifier de toutes vos forces dans votre Quatrième lettre (1), ce que vous n'osez avouer ailleurs: vous cherchez, dis-je, à montrer dans le trouble de Jésus-Christ quelque chose d'indélibéré et d'involontaire, sur ce merveilleux fondement que le mouvement de nos bras est de soi non délibéré et involontaire, « puisque ce n'est qu'un mouvement local d'un des membres de notre corps qui est incapable de délibération. » Selon cette rare interprétation, il faudra blâmer les physiciens et les médecins, qui ont distingué les mouvements volontaires de nos membres d'avec ceux qui sont ou de convulsion, ou nécessaires et involontaires de leur nature, connue ceux du cœur et des artères : avec vos subtilités vous leur auriez fait changer une distinction si solennelle ; et ils auraient appris de vous, que les mouvements qu'ils ont appelés volontaires ou délibérés, parce que la volonté les commande, sont en effet indélibérés et involontaires. Mais venons au fait. Ce téméraire, qui a osé insérer dans votre livre le terme d'involontaire, avait-il raison ou avait-il tort ? c'est sur quoi vous êtes encore irrésolu. Il avait tort, puisque vous appelez impiété le terme à l'involontaire qu'il a ajouté au trouble de la sainte âme de Jésus-Christ. Il avait raison ; son sens, dites-vous (2), est incontestable : après l'avoir tant désavoué, vous en revenez à confesser naturellement que son addition est de votre livre. Reconnaissez vos paroles : « Vous paraissez, me dites-vous, n'avoir pris le vrai sens, ni de Sophronius, ni de mon livres. Après cela vous ne voulez pas que je me récrie que « cent errata n'auraient pas suffi pour effacer une telle faute ? Vous vous plaignez que c'est là une trop forte exagération : à parler simplement et sans exagération, dites-vous, un seul errata suffisait. » Que ne le faisiez-vous donc? « Mais votre errata était déjà fait. » Quelles minuties ! il en fallait refaire un autre. « Vous n'y auriez pas manqué, dites-vous : car, encore que ce sens soit très-véritable, il pouvait être mal expliqué, et il fallait ou le supprimer

 

1 IVe Lett., p. 22, 23, 24, 25, 20. — 2 IVe Lett., p. 24. — 3 Ibid.

 

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ou l'expliquer à fond. » Que ne le faisiez-vous donc, encore un coup? que ne le supprimiez-vous, ou que n'y donniez-vous cette explication que vous aviez dans l'esprit ? Avez-vous oublié les longs errata de cinq ou six pages dans la première édition de votre Instruction pastorale? Quand il en eut fallu autant sur l'impiété de l'involontaire en Jésus-Christ, deviez-vous les épargner? Mais vous vouliez soutenir que ce mot avait an sens très-véritable : vous vouliez vous réserver la liberté de défendre, comme vous faites même contre Sophronius, patriarche de Jérusalem, et contre le concile VI (1), ce téméraire qui avait gâté votre livre. Pourquoi le désavouer avec tant d'efforts et si peu de vraisemblance , s'il a bien dit ; et s'il a mal dit, pourquoi encore aujourd'hui et si souvent averti en entreprendre la défense? C'est donc inutilement que vous étalez votre nouvelle théologie : je ne perdrai pas le temps à la réfuter ; il me suffit de vous demander où vous l'avez prise. Pouvez-vous nommer un seul auteur qui ait enseigné le trouble involontaire de l’âme de Jésus-Christ, même au sens que vous excusez ? Si les moindres de nos écoliers savent qu'il est inouï dans l'Ecole, ne trouvez pas mauvais que je vous dise encore aujourd'hui que vous ne sauriez le rejeter avec trop d'horreur, et qu'il n'est pas de la piété ni de la sincérité d'un évêque de se tant débattre, et de demeurer si irrésolu sur une affaire si claire.

 

XXI. — Sur ce qu'on prend une objection pour une réponse.

 

Il faudrait peut-être en ce lieu me plaindre à vous-même de l'injustice que vous me faites, et des sentiments que vous m'imputez contre mes propres paroles : en voici un exemple surprenant dans votre Quatrième lettre à M. l'archevêque de Paris. « M. de Meaux parle ainsi de ce Saint ( c'est saint François de Sales ). Il semble exclure de la charité le désir de posséder Dieu et voilà fidèlement, et sans rien ménager, tout ce qu'on peut tirer de la doctrine du Saint en faveur des nouveaux mystiques (2). » Je reconnais mes paroles : reconnaissez les vôtres que

 

1 IVe Lett., p. 25. — 2 Ibid.,  p. 4 4.

 

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voici : « Après cet aveu, M. de Meaux ajoute tout ce qu'il croit pouvoir ébranler cette doctrine qui est si décisive contre la sienne (1). » Vous avez donc pris mes paroles qu'on vient d'entendre pour un aveu que je fais de la doctrine du Saint, afin de la réfuter comme contraire à la mienne. Mais que direz-vous, si ce que vous appelez mon aveu, est seulement une objection que je me fais ? la chose est claire par la lecture de l'endroit que vous citez où je parle ainsi : « L'on dira que ce dénouement n'est pas suffisant pour entendre toute la doctrine du Saint, ni même pour bien expliquer le lieu allégué (2) : » mais si vous n'êtes pas content de ces paroles par où je commence : L'on dira, qui marquent si clairement une objection, vous le serez de celles-ci: « Mais pour peu qu'on eût de bonne foi, on ne formerait pas ces difficultés (3). » Ce n'était donc pas un aveu : c'était des difficultés que je me formais à moi-même, et auxquelles je réponds dans toute la suite. Quand on montre à un chrétien, à un évêque, à un honnête homme, qu'il a lu avec tant de prévention et de précipitation le livre de son confrère, qu'il y a pris une objection pour une réponse, est-ce trop de lui demander un désaveu ?

 

XXII. — Autre fausse imputation sur l'obligation des préceptes affirmatifs.

 

J'ai dit sur l'instinct particulier dont nos parfaits sont poussés, que vous ne gagniez rien à le réduire au cas précis du précepte, puisqu'il est très-rare dans les préceptes affirmatifs, et peut à peine être jamais réduit à des moments certains : rarissimus, et vix unquàm ad certa momenta revocandus (4). J'avais donc manifestement expliqué le terme de très-rare par rapport aux moments précis, qui ne peuvent être déterminés; il n'en fallait pas davantage pour rendre ma preuve complète : car dès la que les moments de l'obligation ne sont pas précis, il s'ensuit également selon vos principes, que ces moments qui tous sont libres, par conséquent selon vous sont abandonnés à l'instinct, ce qui suffit

 

1 IVe Lett., p. 15. — 2 Inst. sur les Etats d'Or., liv. VIII, n. 3. — 3 Inst. sur les Etats d'Or., liv. VIII, n. 4. — 4 Summa doct., n. 5.

 

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pour le fanatisme dont il s'agit en ce lieu : cela est clair, et mes paroles aussi bien que mon intention déterminaient à ce sens. Cependant vous me reprochez sérieusement « que les préceptes de la foi, de l'espérance et de la charité sont affirmatifs (1) : » vous concluez par là que selon moi, « les cas où ces préceptes obligent sont très-rares : » vous me renvoyez au saint décret d'Innocent XI, que j'ai défendu de toute ma force dans mon Catéchisme, et que je soutiens tous les jours contre les auteurs relâchés. Je m'étais encore expliqué dans ma Préface (2): et en excluant l'obligation astreinte à certains moments précis, j'avais expressément ajouté : « Qu'on m'entende bien : je ne dis pas que l'obligation de pratiquer les préceptes affirmatifs soit très-rare : je parle des moments certains et précis de l'obligation : car qui peut déterminer L'heure précise à laquelle il faille satisfaire au précepte intérieur de croire, d'espérer, d'aimer; ou au précepte extérieur d'entendre la messe, et aux autres de cette nature?» Qu'y avait-il de plus clair ni qui revînt mieux à ce terme, certa momenta, dans le Summa doctrinœ? Cependant vous continuez à me reprocher que selon moi le cas de l’obligation est très-rare (3) : vous oubliez que j'explique expressément dans le même endroit ce mot : très-rare, par ces autres mots : vix unquàm ad certa momenta revocandus : vous divisez mes paroles pour m'imputer ce que non-seulement je n'ai pas dit, mais ce qu'encore positivement j'ai voulu exclure. Je le vois bien, Monseigneur, vous seriez bien aise de récriminer : mais à ce coup, la bonne foi ne le permet pas : voyons si d'autres reproches réussiront mieux.

 

XXIII. — Autres fausses imputations : censure d'un docteur de Louvain.

 

Vous m'imputez que « la distinction vulgaire de la béatitude objective et formelle me déplaît : et sans oser, me dites-vous, la combattre ouvertement, vous voudriez la décréditer. Sur ce fondement vous trouvez mauvais que, selon moi, la béatitude

 

1 Resp. ad Summa doct., app., p. 81. — 2 Préf., n. 59. — 3 Lett. IIe à M. de Meaux, p. 51, 52.

 

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objective et la formelle ne fassent ensemble qu'une seule et même béatitude (1). » Mais, je vous prie, en ai-je plus dit que saint Thomas, qui ne cesse de répéter que les actes, les opérations par lesquelles on possède Dieu, « sont la perfection, la dernière fin, la béatitude essentielle de l'homme (2)?» Y a-t-il deux béatitudes ? Veut-il dire que Dieu ne soit pas la béatitude objective? Non sans doute : mais c'est que Dieu seul serait vainement notre objet, sans les actes qui nous y unissent : ainsi nous sommes heureux par cet objet et par ces actes conjointement. Prenez la peine, Monseigneur, de relire l'endroit que vous m'objectez de mon Avertissement (3), vous n'y trouverez que cette doctrine, qui est celle de toute l'Ecole : quand vous m'imputez qu'elle me déplaît, et que n'osant la combattre ouvertement, je l'attaque par des détours, avouez que vous ne tâchez, à quelque prix que ce soit, qu'à me faire le personnage odieux d'un ennemi de l'Ecole : j'en renverse les notions; je l'alarme; je lui fais la guerre; je la déclare impie, et le reste dont tous vos livres sont pleins : vous me faites dire par votre docteur de Louvain, qu'on dit être un de vos chanoines, que mon sentiment sur le motif formel de la charité est insoutenable, contraire à la doctrine de l'Ecole, et aux sentiments des saints, tant anciens que nouveaux; une opinion dangereuse, qu'on ne peut soutenir sans condamner en même temps ce qu'il y a de plus grand et de plus saint dans l'Eglise ; qu'il est du devoir de ceux qui ont quelque autorité sur les Ecoles, de prendre tous les soins et toutes les précautions possibles pour en arrêter le cours (4) : » sans doute par une censure, puisque les universités n'ont point d'autre voie. Voilà, Monseigneur, le censeur que vous lâchez contre moi : voilà le seul docteur de Louvain que l'on connaisse favorable à vos intentions : encore cache-t-il son nom, et tout votre chanoine qu'il est, il ne soutient que masqué son archevêque. Au reste quand il suscite toutes les universités, et qu'il y sonne le tocsin pour me courir sus, il ne fait que suivre votre exemple, puisque comme lui vous tâchez d'animer contre moi toutes les Ecoles (5), comme contre un ennemi artificieux qui

 

1 IIe Lett., p. 5, 35, 37.— 2 I-II, q. a. 1, 2. c. et ad I, et 2, a. 4, etc.— 3  Avert., n. 18 — 4 Lettre d'un théol. de Louvain, p. 70. — 5 Resp. ad Sum., p. 9, etc.

 

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en veut saper les fondements. Mais après tout à quoi aboutit la censure de votre défenseur déguisé, que vos amis ont tant vanté dans ces pays-ci? C'est à vouloir dire que selon saint Thomas, « l'amour de pure charité ne regarde pas la béatitude, sous l'idée de béatitude, de félicité, de propre bonheur : mais plutôt sous l'idée particulière de société, de commerce, de communion, d'union et d'unité avec Dieu, qui consiste dans sa vision claire et dans son amour consommé, qui fut la vraie béatitude de l'homme (1). » Ainsi toute la finesse du nouveau système consiste à regarder Dieu comme uni, sans le regarder comme nous rendant heureux par cette union : selon cet auteur, que vous approuvez expressément (2), c'est l'essence de tout amour d'être associant et unissant; d'où il conclut que la charité nous attache à Dieu comme uni par la plus claire de toutes les connaissances, et par le plus consommé de tous les amours, sans néanmoins le considérer comme félicité, encore que ce soit là formellement la félicité. Est-ce là toute la finesse du nouveau système? Est-ce pour cela qu'on me veut proscrire dans toutes les universités? On pourrait mépriser ces chimères, qui après tout, sous quelque titre que ce soit, nous apprennent à chercher Dieu dans un intime rapport avec nous; mais quand on fait servir cette chimère à faire cesser le désir et naturel et surnaturel de la béatitude ; à séparer les motifs que Dieu a unis ; à éteindre la sécurité dans un saint Paul et dans un Moïse ; à sacrifier son salut sous le nom d'intérêt propre éternel, et d'intérêt propre pour l'éternité, à consentir, à acquiescer par un acte autant invincible que réfléchi, à la juste condamnation qu'on mérite de la part de Dieu : quand, dis-je, on joint tous ces sentiments à des chimères plus creuses que celles des songes, les chimères ne sont plus chimères, puisqu'on les fait servir à l'impiété et au blasphème.

 

XXIV. — Sur l'aigreur imputée à mes expressions.

 

Vous vous plaignez de la force de mes expressions, et vous en venez jusqu'à ce reproche, « qu'on est étonné de ne trouver dans

 

1 Resp. ad Sum., p. 58. — 2 Ibid.. 53, 53.

 

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un ouvrage fait contre un confrère soumis à l'Eglise, aucune trace de cette modération qu'on avait louée dans mes écrits contre les ministres protestants (1).» Venons au fond, Monseigneur, laissons là tous les égards qu'on doit à votre personne, contre lesquels vous ne montrez point que j'aie péché. Il ne s'agit pas ici de votre soumission : il s'agit des dogmes nouveaux qu'on voit introduire dans l'Eglise sous prétexte de piété, par la bouche d'un archevêque : si en effet il est vrai que ces dogmes renouvellent les erreurs de Molinos, sera-t-il permis de le taire? Mais si dès là qu'ils les renouvellent, ils renversent les fondements de la piété : s'ils sont erronés, s'ils sont impies selon vos propres principes , pourra-t-on le dissimuler sans trahir la cause ? Voilà pourtant ce que le inonde appelle excessif, aigre, rigoureux, emporté, si vous le voulez : il voudrait qu'on laissât passer un dogme naissant, doucement et sans l'appeler de son nom : sans exciter l'horreur des fidèles par des paroles qui ne sont rudes qu'à cause qu'elles sont propres ; et qui ne sont employées qu'à cause que l'expression en est nécessaire. Pour ce qui est de la manière d'écrire contre les hérétiques déclarés, quelqu'un niera-t-il qu'il ne faille être plus attentif contre une erreur qui s'élève, que contre une erreur déjà connue ; qu'il ne faille prendre beaucoup plus de soin d'en découvrir le venin caché, d'en faire voir les suites affreuses? Faut-il attendre pour s'en expliquer, de nouvelles condamnations de l'Eglise, quand il en a précédé de très-manifestes contre des dogmes semblables? Si l'auteur de ces nouveaux dogmes les cache, les enveloppe, les mitigé, si vous voulez, par certains endroits, et par là ne fait autre chose que les rendre plus coulants, plus insinuants, plus dangereux, faudra-t-il, par des bienséances du monde, les laisser glisser sous l'herbe, et relâcher la sainte rigueur du langage théologique? Si j'ai fait autre chose que cela, qu'on me le montre : si c'est là ce que j'ai fait, Dieu sera mon protecteur contre les mollesses du monde et ses vaines complaisances.

Mais après tout, Monseigneur, il faut bien que je n'aie guère excédé dans la vivacité que vous reprochez à mon style (2), puisque

 

1 IIIe Lett., p. 48.— 2 IVe Lett. P.  41.

 

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parmi tant de traits si véhéments d'un gros livre, vous ne relevez que celui-ci, où racontant ce que vos amis répandent dans le monde des avantages que vous remportiez sur moi, et sur mon livre intitulé, Summa doctrinœ, etc., j'ai répondu, Nous verrons (1). Hé bien, Monseigneur, est-ce là ce trait si vif et si véhément ? Pour [ne point entrer dans la question de vos avantages, et ne point perdre de temps à y répondre : j'ai dit par le terme le plus court que mon esprit m'a pu fournir: Nous verrons; mais en attendant, il demeurera pour certain, etc., et sur cela vous me faites une belle moralité touchant le triomphe qu'il faut donner à la vérité toute seule. Je pourrais vous en rendre une autre sur l'extrême délicatesse qui s'offense de si peu de chose : mais tournons tout court, et venons à la conclusion de cette réponse.

 

XXV. — Sur l'amour naturel dont il n'y a lien dans l'Ecriture.

 

Vous voudriez peut-être que j'entrasse dans la discussion de votre grand dénouement de l'amour naturel innocent et délibéré ; et je le ferais si je n'avais traité la matière à fond, par des arguments dont vous ne touchez que la plus petite partie. Vous avouez du moins, Monseigneur, que vous ne trouvez rien dans l'Ecriture qui appuie vos raisonnements ; et je vous dirai en passant que sur cela vous donnez le change. «Ce Livre divin, dites-vous, qui nous révèle les choses surnaturelles, suppose d'ordinaire les naturelles telles que cet amour. Il s'agit uniquement, continuez-vous, de savoir si je dois prouver par l'Ecriture que cet amour, que vous admettez autant que moi, peut n'être point un péché (2). » Non, Monseigneur, ce n'est pas là de quoi il s'agit : vous tentez inutilement à me jeter dans des disputes dont je n'ai que l'aire , et qui ne servent qu'à nous détourner de notre sujet. La question est de savoir si l'exclusion de cet amour, que vous supposez innocent, fait la perfection des chrétiens, sans que l'Ecriture nous l'ait révèle : si l'endroit où vous mettez la différence des parfaits et des imparfaits, et le dénouement de tous les états d'oraison,

 

1 Avert., n. 6. — 2 IIe Lettr., p. 11.

 

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ne doit pas être recherché avant toutes choses dans l'Evangile : si tout ce mystère consiste en subtilités, en dialectique, sans qu'un si grand maître de la spiritualité s'autorise par la parole de Dieu, et où loin de s'en appuyer, il soit trop heureux de nous alléguer le silence de l’Ecriture. Nous savons donc par votre aveu que l'Ecriture vous manque, et vous manque dans la matière de la perfection, qui est traitée en cent endroits de ce divin Livre. Si vous en voulez davantage, je vous dirai en finissant ce que j'ai tiré de vous-même sur l'entière inutilité de cet amour naturel.

 

XXVI. — Inutilité de cet amour naturel.

 

Dans la réponse au Summa, vous déclarez que votre système du livre des Maximes n'a besoin que de deux choses : « l'une est la définition de la charité dans l'Ecole, et l'autre est notre article XIII d'Issy. » Donc tout le reste vous est inutile. Or est-il que l'amour naturel innocent et délibéré, n'est point compris dans ces deux choses. Il n'est point compris dans la définition de l'Ecole, où il est dit que la charité a pour objet Dieu considéré en lui-même : il n'est non plus compris dans le XIIIe article d'Issy, où il ne s'agit que d'expliquer les propriétés de la charité, marquées par saint Paul dans son chapitre XIII de la Ière aux Corinthiens, où il n'y a nulle mention d'amour naturel. Par conséquent l'amour naturel ne sert de rien au système des Maximes des Saints ; et c'est un embrouillement, plutôt qu'un dénouement de la question.

Je vous ai déjà proposé ce raisonnement (1) : et pour montrer que vous n'entrez pas seulement dans les difficultés, tout ce que vous y répondez, c'est « qu'il est manifestement inutile de dire que la définition de la charité et le XIIIe article d'Issy n'ont rien de commun avec l'amour naturel de nous-mêmes : qui exclut pour la vie et pour l'oraison la plus parfaite les actes surnaturels non commandés et non rapportés formellement à la gloire de Dieu, exclut à plus forte raison les actes naturels (2). » Cette

 

1 Avert., n. 15. — 2 IVe Lett., p. 5, 6.

 

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conséquence, par où vous tâchez d’amener l'amour naturel à la définition de l'Ecole et à l'article d'Issy, démontre qu'il n'y était pas, et que vous ne faites dans vos réponses que côtoyer les difficultés sans y entrer.

En effet si cet amour naturel eût été utile au système de votre livre, vous en eussiez mis la définition à la tète, comme celle des autres amours, puisque même vous n'y avez pas oublié l'amour judaïque, quoique vous reconnaissiez qu'il ne vous est d'aucun usage : à plus forte raison n'auriez-vous pas oublié l'amour naturel, sur lequel vous confessez que tout roulait. Or est-il que vous n'avez pas seulement songé à le définir : vous n'avez défini que cinq amours (1). 1, Le judaïque qui est vicieux. 2, L'amour où l'on aime Dieu, en le rapportant à nous; qui est impie et sacrilège. 3, L'amour de l'espérance chrétienne, qui selon vous et selon saint François de Sales que vous alléguez, non-seulement est innocent , mais encore vertueux, et de plus surnaturel. 4, L'amour de charité, qui est surnaturel, méritoire et justifiant. 5, L'amour parfait et pur, souverainement méritoire, surnaturel et perfectionnant. Donc tous les amours que vous définissez sont ou vicieux ou méritoires, ou surnaturels. Ils ne sont donc pas l'amour naturel et innocent, dont vous nous parlez après coup; et malgré que vous en ayez, cet amour, que vous n'avez point défini, ne servait de rien à votre système.

Ce n'était point cet amour que vous vouliez ôter aux parfaits et laisser aux imparfaits seulement, dans votre livre des Maximes (2). Car les motifs de cet amour-là « étaient répandus partout dans les Ecritures et dans les prières de l'Eglise : » or est-il que les motifs de cet amour naturel ne s'y trouvent en aucun endroit , ni pas même l'apparence. Les motifs de cet amour, que vous ôtiez aux parfaits, dévoient être révérés dans les imparfaits : or est-il que les motifs d'amour naturel ne sont dignes d'aucun respect. Quand vous répondez « qu'on doit révérer dans Isaïe et dans l’ Apocalypse, les magnifiques descriptions de la vie future, encore qu'elles excitent dans les imparfaits des désirs dont les uns sont surnaturels, et les autres naturels,

 

1 Max., p. 1, 14. — 2 Ibid., p. 33.

 

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que l'Ecriture ne commande pas, mais les suppose et s'y accommode avec condescendance dans la description des promesses (1). » Ne vous y trompez pas, Monseigneur; malgré les beaux tours de votre éloquence, tout le monde sent dans ce discours une pitoyable évasion. Supposé que j'aie dit qu'on trouve partout dans les prophètes, et peut-être dans les prières de la Synagogue, les motifs qui ont fait chercher aux Juifs en Jésus-Christ un Messie qui fut un roi temporel, et qu'il fallait révérer ces motifs que l'Ecriture nous donnait partout : me pardonneriez-vous cette parole pleine d'erreur, si je répondais que j'ai seulement voulu reconnaître dans les prophètes les magnifiques peintures d'une gloire humaine, qu'il faut respecter dans ces divins auteurs? Ne me confondriez-vous pas au contraire, en me disant que ce n'était pas là de quoi il s'agissait : que mes paroles montraient les véritables motifs que nous donnait l'Ecriture, et enseignaient à les respecter, et que mes explications n'étaient qu'un détour pour excuser un mauvais discours? Je vous dis de même, Monseigneur, quand vous nous parlez des motifs « qui sont répandus dans tous les livres de l'Ecriture, dans tous les monuments de la tradition, dans toutes les prières de l'Eglise ; » et que pour les rendre plus chers à tous les fidèles, vous ajoutez qu'il les faut révérer, et le reste qui n'est pas moins fort, visiblement vous parliez des véritables motifs que Dieu nous propose : ce n'était point par condescendance que vous vouliez que l'Ecriture s'y accommodât; vous nous vouliez exposer ce qui était de la première et directe intention du Saint-Esprit : s'il eût été question de condescendance, votre esprit si fécond en riches expressions, vous en aurait fait trouver de plus convenables au dessein que vous auriez eu ; ainsi ces inventions si subtiles et si délicates ne sont qu'une illusion, et vous ne pouvez pas seulement songer dans cet endroit à l'amour naturel que vous vantez.

Bien plus, dans les lettres mêmes que vous m'adressez, vous êtes encore forcé à reconnaître que cet amour est inutile à votre système. Une des conditions de cet amour, c'est qu'il soit naturel et innocent ; mais cela même ne vous est plus nécessaire : « que

 

1 Ière Lett., p. 24. — 2 Max. des SS., p. 33.

 

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ce soit un péché ou non, il n'en est pas moins vrai de dire qu'il y a dans les justes imparfaits une mercenarité ou propriété, ou désir naturel et inquiet sur le salut, qu'il faut retrancher dans les parfaits. Voilà, dites-vous, tout l'essentiel de mon système (1). » Il est vrai, continuez-vous, « que j'y ai ajouté que cette mercenarité ou propriété, n'est pas toujours un péché : mais enfin, cet adoucissement, et la question si cet amour naturel est péché ou non, n'est point essentiel à mon système (2). » Chose admirable ! après avoir mis dans tous vos livres, dans votre Instruction pastorale , dans votre Réponse à la déclaration des trois evêques, dans celle au Summa doctrinœ, dans tous les autres livres, comme un dénouement nécessaire cette propriété, cette imperfection qui tient le milieu entre la concupiscence et la vertu : tout d'un coup, quand il vous plaît, cela n'est plus nécessaire. Je vois ce qui vous force à cet aveu; c'est qu'après tout, après avoir proposé tant de fois ce désir naturel et inquiet, comme celui qu'il faut retrancher, quoique innocent (3), vous n'avez pu vous empêcher d'avouer que c'est celui-là, qui est si contraire à l'esprit de Dieu (4). Il ne s'agit donc plus dans votre système de retrancher un désir naturel et innocent, mais un désir vicieux contraire à l'esprit de Dieu. C'est ce qui vous fait tourner si court ; et cet amour naturel et innocent, jusque-là si nécessaire, s'en va en fumée.

On ne sait plus même ce que deviennent vos raisonnements sur le désir naturel, après ces discours de votre Première Lettre. Pour expliquer cette parole des Maximes. ( « On veut Dieu sous cette précision, mais non par ce motif précis »), vous parlez ainsi (5) : « Celui qui dit ces paroles a voulu seulement dire que cet objet est son avantage, mais qu'il ne le veut point par une affection naturelle et mercenaire, qui ne vienne point du principe de la grâce (6). » Vous confirmez ce discours par cette comparaison : « Aurait-on, dites-vous, quelque peine à entendre un sujet plein de zèle, qui dirait au Roi, des grâces duquel il serait comblé : En vous servant, je trouve le plus grand de tous mes intérêts, mais ce n'est point par un motif intéressé que je vous sers. Vos

 

1 IIe Lett., p. 11, 12. — 2 IVe Lett., p. 7. — 3 Ière Lett. P. 41, 42, etc. — 4 IVe Lett., p. 8. — 5 Ière Lett. à M. Meaux, p. 13; Max., p. 44. — 6 Ibid.

 

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dons me sont chers, mais je voudrais vous servir de même quand vous m'en priveriez? » Permettez-moi, Monseigneur, que je vous demande si celui qui parlerait ainsi au Roi, songerait à un désir naturel ou non naturel ; et s'il aurait autre chose dans l'esprit que les avantages qu'il aurait reçus ou qu'il pourrait recevoir. Tant il est vrai que quand vous voulez expliquer vous-même naturellement ce que vous aviez dans l'esprit en parlant de l'intérêt et de son motif, le désir naturel bon ou mauvais, innocent ou vicieux, n'y entrait pour rien.

Il paraît donc d'un côté par tant de raisonnements tirés de vous-même, qu'il vous est entièrement inutile : mais d'autre côté vous ne pouvez vous en passer ; sans cela vous ne savez plus comment expliquer ce qu'il faut ôter dans les parfaits. Si l'amour naturel que vous voulez retrancher (1) était vicieux, les passages de saint Thomas et d'Estius sur lesquels vous fondez tout votre système (2), ne vous serviraient de rien, puisque le désir naturel que vous prenez d'eux, doit se pouvoir rapporter à la charité selon saint Thomas, et doit selon Estius, n'être revêtu d'aucune circonstance dépravante.

D'ailleurs vous avez besoin d'un désir naturel qui soit proposé partout dans l'Ecriture, dans la tradition et dans les prières de l'Eglise : et celui-là, oseriez-vous dire qu'il soit vicieux , et encore qu'étant vicieux il soit digne de respect? Tout se confond, tout se contrarie dans votre système : il faut que ce désir soit innocent ; il n'est pas besoin qu'il le soit : tout vous est bon, et vous entendez tout ce qu'il vous plait selon vos besoins dans tous vos discours. Vous avez raison de vouloir qu'on en décide le préjugé par la seule bonne opinion qu'on a de votre esprit : quand on en vient au détail, on voit que tout s'y dément, et qu'on ne peut un seul moment se soutenir.

Cependant vous dites ailleurs (3) que le désir naturel dont on vous a démontré l'inutilité par vous-même, vous est si nécessaire , que sans son secours « vous ne pourriez qu'extravaguer de page en page et de ligne en ligne : » que sera-ce donc si l'on vous fait voir que ce désir naturel, non-seulement n'est appuyé

 

1 IIe Lett., p. 23.— 2 Instr. past., n. 3. — 3 Ire Lett., p. 46.

 

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d'aucune preuve, mais encore qu'il est plein d'erreurs, qu'il est nouveau, qu'il est inouï, qu'il est absurde, qu'il est pélagien, qu'il ramène par un certain endroit le molinosisme ? Je l'ai prouvé une fois, c'est assez ; on n'a qu'à voir ma Préface : et s'il m'est permis seulement pour un dernier éclaircissement, de mettre cette lettre en abrégé, tout s'y réduit dans le fond à examiner si vous avez bien entendu la béatitude, et la manière dont le motif en agit sur nous. Toute l'Ecole est d'accord qu'en toute action de la volonté raisonnable, la béatitude s'y trouve, ou bien explicitement et par acte exprès, ou bien implicitement, virtuellement, et sans en avoir toujours, comme vous parlez vous-même, une certaine pensée réfléchie et aperçue (1) .Montrez-moi un seul docteur de l'Ecole qui parle autrement : un seul qui ne dise pas qu'en ce sens la béatitude est la fin dernière de la vie humaine et de toutes ses actions : vous refusez cependant cette doctrine. Tout est perdu , selon vous, si l'on ne dit qu'on peut s'arracher le désir d'être heureux : jusqu'à ce secret désir qui se trouve en nous, sans être réfléchi et aperçu (2). Vous dites que le laisser, ce n'est pas contenter l'Ecole : « parce que la béatitude n'en est pas moins le véritable objet qui meut réellement la volonté en tout acte que la raison peut produire. » Il faut donc, selon vous, pour la contenter, que la volonté se puisse arracher jusqu'à ce secret désir de la béatitude qu'on appelle implicite et virtuel, et dont l'action est d'autant plus réelle qu'elle tient plus intimement au fond des entrailles, au fond de l’âme. Vous êtes seul dans cette pensée : vous n'avez pas nommé un seul auteur pour ce sentiment : vous n'en nommerez jamais un seul : vous avez saint Augustin, et après lui saint Thomas, et toute l'Ecole expressément contre vous. On vous a montré que vous êtes vous-même contre vous-même ; et qu'ainsi tout ce beau système, que vous nous vantez comme la merveille du pur amour, se dément et tombe par ce seul endroit.

Vous vous entendez aussi peu lorsque vous dites « qu'encore qu'on ne puisse pas s'arracher l'amour de la béatitude, on peut le sacrifier, comme on peut sacrifier l'amour de la vie sans pouvoir se l'arracher tout à fait. » Avouez la vérité, Monseigneur,

 

1 Lett. III, p. 11. — 2 Resp. ad Sum., p. 5, etc. Lett. IV, p. 14, etc.

 

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vous ne croyez pas avoir rien à dire ou avoir rien proposé de plus spécieux que cet argument : mais il tombe par ce seul mot : On peut bien sacrifier la vie mortelle à quelque chose de meilleur, qui est la vie bienheureuse ou vraie ou imaginée à la manière que nous avons vue : mais lorsque vous supposez qu'on puisse aussi sacrifier la vie bienheureuse, il faut que vous ayez dans l'esprit quelque chose de meilleur à quoi on le sacrifie : et toujours on redeviendra, ou heureux en le possédant, ou malheureux si on le perd : de sorte que, malgré vous, la vie heureuse se trouve toujours comprise dans l'acte du sacrifice que vous voulez qu'on en fasse.

Ne voyez-vous pas que vous vous perdez ? est-ce par de tels raisonnements que vous vous donnez des airs si triomphants? vous cherchez à vous arracher l'amour de la béatitude, quand c'est elle-même qui vous fait encore produire cet acte, où vous voudriez vous l'arracher s'il était possible. Quoi qu'il en soit, bien assurément vous ne serez pas malheureux, parce que vous serez heureux, et que vous aurez ce que vous voudrez, ce que vous aurez choisi avec raison. Ne cherchez donc plus par un vain et dangereux travail, à vous arracher la vue du bonheur que la nature et la grâce rendent également inséparable des actes humains et divins, raisonnables et surnaturels : et croyez que votre amour sera pur au souverain degré, quand il mettra son bonheur en Dieu.

Après cela, Monseigneur, je n'ai plus rien à vous dire, et je m'en tiens pour vos quatre Lettres à cette seule réponse. S'il se trouve dans vos écrits quelque chose de considérable qui n'ait pas encore été repoussé, j'y répondrai par d'autres moyens. Pour des lettres, composez-en tant qu'il vous plaira: divertissez la ville et la Cour : faites admirer votre esprit et votre éloquence, et ramenez les grâces des Provinciales :je ne veux plus avoir de part au spectacle que vous semblez vouloir donner au public ; et je ne vois plus que les procédés sur quoi je sois obligé de vous satisfaire, puisque vous le demandez avec tant d'instance. Je suis avec respect, etc.

 

FIN DE LA REPONSE A QUATRE LETTRES.

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