Nouveaux Mystiques XI-XVII
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Déclaration des 3 Evêques
Réponse à 4 lettres

 

CHAPITRE XI.  Le gnostique est déifié.

CHAPITRE XII.  Le gnostique voit Dieu face à face, et est rassasié.

SECTION I.  Premier passage où saint Clément a bien pris le sens littéral de saint Paul.

SECTION II.  Autre passage.

SECTION III.  Premier passage objecté.

SECTION IV.  Autres passages objectés.

SECTION V.  Conséquences de la doctrine de la vision face à face.

SECTION VI.  Ce qu'on appelle le fond de l’âme.

SECTION VII.  Sur la réflexion et sur l'amour-propre.

CHAPITRE XIII.  Le gnostique a le don de prophétie.

CHAPITRE XIV.  La gnose est un état apostolique.

CHAPITRE XV.  Quelle est la sûreté de la voie gnostique.

CHAPITRE XVI.  La gnose est fondée sur une tradition secrète.

SECTION I.  Traditions et secrets particuliers, combien inouïs dans l'Eglise. Doctrine de saint Augustin.

SECTION II.  Principes de la tradition.

SECTION III.  Trois auteurs qu'on allègue seuls pour établir ces traditions prétendues secrètes : le premier auteur, Cassien.

SECTION IV.  Second auteur saint Denis.

SECTION V.  Des secrets que l'on cachait aux profanes, aux non initiés et aux hommes vulgaires.

SECTION VI.  Qu'il n'y a rien à cacher aux fidèles dans tout saint Denis.

SERCTION VII.  Passage de saint Clément d'Alexandrie.

SECTION VIII.   Autres passages du même Père : vraie notion de la tradition.

SECTION IX.  Autres passages.

SECTION X.  Suite des passages.

SECTION XI.  Autres passages.

SECTION XII.  Réflexions sur les trois auteurs dont on vient d'examiner les passages.

CHAPITRE XVII.  Du secret qu'on doit garder sur la gnose.

SECTION I.  Qu'est-ce donc que saint Clément a voulu cacher?

SECTION II.  Diverses expressions de l'auteur dans ce dix-septième chapitre.

 

 

CHAPITRE XI.
Le gnostique est déifié.

 

« Quand on entend dire aux mystiques, qu'après les épreuves, l’âme est déiforme, transformée, divinisée ou déifiée, cela paraît une chimère à tous les docteurs spéculatifs (1). Ce n'est pourtant pas, ajoute-t-on, une invention moderne. » On allègue plusieurs auteurs en faveur de cet état, et il s'agit maintenant d'écouter saint Clément d'Alexandrie.

Et d'abord, il ne faut pas faire les docteurs spéculatifs assez ignorants pour être surpris de ces expressions. C'est en effet un mystère de l'incarnation de nous faire participants, comme dit saint Pierre, de la nature divine ; et c'est un discours commun parmi les Pères, qu'un Dieu s'est fait homme, afin que l'homme fût Dieu. Saint Basile et saint Grégoire de Nazianze , sans parler des autres, ont dit souvent que Dieu fait des dieux et divinise les

 

1 Rem., p. 237, 238.

 

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hommes ; et il se peut faire qu'ils aient pris ces locutions de notre auteur, sur le fondement des Ecritures, qui ont dit : Vous êtes des dieux, etc.

Pour appliquer maintenant cette parole à l'homme parfait, saint Clément explique partout qu'il est déiforme ou déifié par une vive expression des perfections divines et de toutes les vertus de Jésus-Christ, autant qu'il est permis dans cette fragilité ; qui est, comme on a dit, la restriction qu'il apporte en cinquante endroits à cette locution.

Vous en rapportez un exemple dans ce passage, où « le gnostique est représenté comme une troisième image divine, semblable, autant qu'il est possible, à la seconde cause (1), » c'est-à-dire, au Fils de Dieu. Dans un autre passage, que vous rapportez, on lit : « Il devient Dieu, en quelque manière, d'homme qu'on était (2). » Avec ces restrictions et cent antres de même nature qu'on trouve à toutes les pages, ces expressions ne sont pas si étonnantes.

Le même Père dit encore , ajoutez-vous, « qu'il y a une espèce d'égalité entre Dieu et l'âme (3). » Qu'y a-t-il là de si étonnant avec cette restriction? Encore ne le dit-il pas ; mais vous l'inférez de ces paroles : « J'oserais le dire, comme Dieu prédestine le parfait, celui-ci aussi prédestine Dieu. » Tout passe avec ces excuses et ces restrictions, qu'il ne fallait pas supprimer. Et après tout qu'en conclura-t-on, si ce n'est qu'il y a un choix mutuel très-actif de part et d'autre et très-véritable? ce qui n'est guère du goût des nouveaux mystiques.

Vous oubliez encore la restriction dans ce passage, où votre auteur dit, que l’esprit pur, etc., devient capable de recevoir la puissance divine (4) ; le grec porte : Devient capable en quelque façon ; et quant à ce qu'il ajoute : L'image de Dieu se formant, de mot à mot : S'élevant en lui, il venait de dire qu'il se rendait semblable à Dieu autant qu'il pouvait.

Quel plaisir trouve-t-on à outrer les expressions d'un homme qui cherche partout à les tempérer, si ce n'est pour dire « que

 

1 S. Clém., lib. VII, p. 768. — 2 Ibid., p. 757.— 3 Lib. VI, p. 602.— *S. Clem., lib. III , p. 423.

 

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ces expressions outrées et si fréquentes ne sont point des exagérations mises au hasard, mais des expressions choisies pour composer un système régulier et suivi, qui est précisément dans toutes ses parties celui des mystiques. » Voici un nouveau langage : « Les expressions outrées ne sont pas exagérations ; elles servent à établir un système régulier. Quelqu'un dirait au contraire que c'est une étrange régularité que celle qui demande des expressions outrées et si fréquentes.

C'en est une bien surprenante, de dire que le système de saint Clément est précisément celui des mystiques dans toutes ses parties. On ne peut lire cela sans étonnement, puisqu'on trouve à la vérité dans les Remarques une affectation étrange de rendre ce Père semblable aux mystiques, et qu'on relève les choses les moins importantes. Par exemple, n'était-ce pas une remarque merveilleuse que saint Clément parle précisément comme les mystiques, en disant que « Dieu prend plaisir à se communiquer à l’âme, dès le moment qu'elle est purifiée? » Qu'y a-t-il là que ce que dit tout le monde? Mais parce que les mystiques le disent aussi, on est mystique précisément quand on le dit. « C'est la voie, ajoute-t-on, de la pure foi, et de la mort à tout amour-propre. » Il faudrait montrer cette pure foi des mystiques qui est unie à leurs impuissances ; et quant à la mort, on a pu voir que celle de saint Clément est bien différente de la leur.

Mais, dit saint Clément, « comme l'homme de bien devient déiforme et semblable à Dieu selon son âme, Dieu aussi de son côté devient hominiforme (1). » C'est une secrète allusion ou au mystère de l'incarnation, ou aux expressions de l'Ecriture, dans lesquelles Dieu parle en homme, et semble prendre des sentiments humains ; ce qui ne fait rien à notre sujet; mais ce qui est deux lignes au-dessus y fait beaucoup, puisque saint Clément y dit « que l'homme parfait fait tous ses efforts pour se rendre semblable à Dieu dans l'apathie; » ce qui montre que cette apathie consiste en efforts et non en effets , comme nous l'avons déjà dit.

Le passage où l'on fait dire à saint Clément que «le corps même devient spirituel, » s'entend de l'Eglise, « qui est un corps

 

1 Strom., lib. VI . p. 650.

 

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spirituel, dont ceux qui ne vivent pas selon l'esprit sont les chairs ;» m ais ceux qui s'unissent à Dieu sont un corps spirituel, étant incorporés à l'Eglise. Et quand on voudrait entendre que par l'habitude de la vertu le corps même devient plus soumis à l'esprit, et en ce sens spirituel, qu'y aurait-il là pour les mystiques, si l'on ne voulait les trouver partout?

Il me semble qu'on joint ensemble plusieurs passages à l'endroit où il est parlé de la parfaite adoption des enfants; mais je m'étonne qu'on ait pu produire ces dernières paroles; car saint Clément, bien loin d'avancer ce qu'on lui fait dire, « que le gnostique reçoit avec l'apathie la parfaite adoption; » dit seulement qu’il y est prédestiné, ou pour traduire de mot à mot : « Dieu, dit-il (1), l'a prédestiné à être inscrit ou choisi à la parfaite adoption des enfants, » ce qui est vrai au pied de la lettre pour tous les élus. Je trouve encore dans la suite (2), qu'on a par avance ce qu'on attend avec certitude sur la promesse de Dieu, comme je l'ai remarqué ailleurs ; et je ne m'étonnerais pas quand je trouverais que dès cette vie l'adoption est parfaite à sa manière, parce qu'elle nous fait tout trouver dans la foi.

Ce ne sont donc point ces expressions dont la plupart, comme on voit, sont très-régulières et toutes très-indifférentes à notre sujet ; ce ne sont pas, dis-je, ces expressions qui scandalisent les docteurs (3), et saint Clément n'a pas dit ce qui les scandalise le plus. Ce qui les scandalise véritablement, et ce que ce Père n'a pas dit, c'est lorsqu'on veut contre ses paroles, au lieu d'une apathie pour ainsi parler, d'une apathie en effort et autant qu'on peut, introduire une apathie en effet : c'est lorsque dans la transformation, l'on reconnaît une suspension de la concupiscence. On croit être bien modéré, lorsqu'au lieu de son extinction, qui ferait horreur, on admet seulement une simple suspension dans cet état. Mais cette doctrine n'est pas plus correcte ni plus soutenable ; car où la concupiscence est suspendue toujours, elle ne combat plus : « L'esprit cesse de s'armer (4) : Dieu rappelle l'ancienne subordination : » un saint Paul ne doit plus dire : « Malheureux homme que je suis ! » ni « Un ange m'a été donné pour

 

1 Strom., p. 652. — 2 Ibid., p. 653. — 3 Item., p. 241. — 4 Ibid., p. 248, 249.

 

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rabattre la tentation de l'orgueil. » S'il n'y a plus de combats, il n'y a plus de ces légères blessures qui en sont inséparables, selon saint Augustin, c'est-à-dire qu'il n'y a plus de péchés véniels : doctrine frappée d'anathème. Aussi saint Clément en est-il bien éloigné. Comme son gnostique est dans le combat et se mortifie, il se reconnaît aussi dans le besoin de demander la rémission de ses péchés, et de dire : Dimitte nobis. Quand il dit qu'il est sans souillure comme sans tentation, il le dit au sens que nous avons vu, sans quoi ces propositions seraient autant d'hérésies.

 

CHAPITRE XII.
Le gnostique voit Dieu face à face, et est rassasié.

 

Sans ce mot, Il est rassasié, qu'on étend jusqu'à l'extinction de toute sorte de désirs, même de celui de voir Dieu, même de celui de sa grâce, même de celui de la rémission de ses péchés (1), il ne faudrait pas beaucoup s'émouvoir de cette façon de parler : qu’on voit face à face, puisque c'est une proposition qui ne peut être qu'impropre, et qui demande nécessairement un grand correctif. Mais à cause de la conséquence, il faut prendre un peu plus garde au principe.

 

SECTION I.
Premier passage où saint Clément a bien pris le sens littéral de saint Paul.

 

Je suppose comme certain que le vrai sens du passage de saint Paul, où il est parlé de miroir et de face à face, regarde la vie future. Il est question de voir si saint Clément a connu ce sens, qui est uniquement littéral. Et d'abord on n'en peut douter en lisant ces mots sur le propre texte de saint Paul : « Nous voyons maintenant comme par un miroir, lorsque nous connaissant nous-mêmes, par réflexion sur quelque chose de divin qui est en nous-mêmes, nous contemplons tout ensemble la cause efficiente, autant qu'il est possible. Car, dit-il, vous avez vu votre frère, vous avez vu votre Dieu, ce qui s'entend du Sauveur pour le temps présent; mais après être sortis de la chair, nous verrons

 

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face à face d'une vue définitive (distincte) et compréhensive (parfaite, telle qu'elle convient à ceux qu'on appelle compréhenseurs), quand notre cœur sera pur, » selon cette parole du Sauveur : Bienheureux ceux qui ont le cœur pur », etc. Voilà donc le sens littéral de saint Paul très-bien entendu, et la connaissance abstractive par la réflexion sur soi-même, très-clairement distinguée de l'intuitive réservée à la vie future.

Il ne faut plus mystagogiser sur ce mot apothesis sarkos, la  déposition de la chair; car par cette phrase saint Clément, comme tous les autres, n'a entendu autre chose que la mort, comme on le pourrait montrer par plusieurs exemples, si la chose était douteuse.

 

SECTION II.
Autre passage.

 

Ailleurs en expliquant l'effet bienheureux de la connaissance parfaite, il dit « que les aines qui en sont ornées, et qui par la magnificence de leur contemplation se mettent au-dessus de tous les degrés et de toutes les saintes manières de vivre, quand elles seront rangées à cause de leur sainteté dans les saints lieux où sont établies les demeures des dieux, et qu'elles seront totalement transportées dans les lieux qui de tous les lieux sont les plus excellents, elles n'embrasseront plus la divine contemplation dans des miroirs ou par des miroirs, mais avec toute la clarté possible et la plus parfaite simplicité : elles seront nourries éternellement dans le festin éternel de la vue, dont les âmes transportées d'amour ne sont jamais rassasiées, jouissant d'une joie insatiable pour tous les siècles interminables, et demeurant honorées de l'identité (de l'intime possession) de toute excellence (2). »

L'effort de ces expressions, avec lesquelles on voit bien qu'il ne peut encore se satisfaire, marque qu'il parle du comble de la félicité après cette vie. En effet il fait allusion à un endroit de Platon, où parlant des âmes pieuses quand elles sont séparées, il les range dans les demeures des dieux, et il fait voir en même

 

1 Strom., lib. VI, p. 316; voyez la même explic., Pœdag., lib. VII, p. 99. — 2 Strom., lib. VII, p. 700.

 

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temps que c'est à la vision perpétuelle et interminable, et à ce banquet céleste éternellement éternel, qu'il est réservé de ne voir plus par un miroir mais de la manière la plus claire et la plus parfaitement simple : akribos eilikrine.

 

SECTION III.
Premier passage objecté.

 

Quand j'accorderais aux mystiques que saint Clément aurait quelquefois détourné le sens littéral et naturel de saint Paul, il ne leur en reviendrait aucun avantage ; mais la vérité ne le permet pas. On lui fait dire qu'étant purifié par l’épignose (je ne sais pas quelle finesse on trouve dans ce mot, et pourquoi on ne traduit pas : « Par la connaissance du Fils de Dieu ), le gnostique doit être initié à l'heureuse vision de face à face (1). » Ce n'est pas là tout à fait ce que dit l'auteur : il ne fallait pas oublier qu'il s'agit des demandes que son gnostique fait à Dieu. « Il demande, dit-il, premièrement la rémission de ses péchés, ensuite de ne pécher plus, après de bien faire et d'entendre la création avec l'économie des conseils de Dieu, afin qu'ayant le cœur pur par la connaissance du Fils de Dieu, il soit initié à l'heureuse vision de face à face. » Qui empêche qu'une demande de cette nature ne regarde le siècle futur? Y a-t-il rien de plus naturel, après avoir demandé par ordre tous les moyens, d'en demander la fin bienheureuse; sans quoi le gnostique, qui se met en train de demander tout, aurait omis le principal et ce à quoi tout le reste tend?

 

SECTION IV.
Autres passages objectés.

 

On allègue en cet endroit (2) un autre passage qu'on objecte souvent pour d'autres fins, que je n'ai pas encore voulu traitera fond, le réservant à ce lieu. Saint Clément commence par y expliquer « la connaissance parfaite, gnosis, qu'on donne à la fin à ceux qui y sont propres et qui sont choisis pour cela, parce qu'on

 

1 S. Clem., lib. VI, p. 660. — 2 Rem., p 212.

 

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a besoin, pour y entrer, d'une plus grande préparation et de plus grands exercices préalables (1), etc. » Par toutes ces circonstances, on voit dans ces mots la perfection qu'on peut acquérir dans cette vie, qui est aussi tellement la dernière qui nous est donnée dans ce corps mortel, que de là on passe au siècle futur. « Celle-là (cette haute spiritualité), gnosis, nous mène à la lin parfaite et interminable, nous enseignant premièrement la conversation (la commune manière de vie, diaitan) que nous aurons selon Dieu avec les dieux, lorsque nous aurons été délivrés de toute peine et de tout supplice où nous aurons été soumis pour nos péchés par une discipline salutaire. » Ce temps est visiblement la vie future, qui est la seule où nous serons affranchis de toutes les peines du péché, que Dieu laisse pour notre exercice en cette vie. Après cette rédemption, continue l'auteur, après cette totale délivrance, qui est appelée partout rédemption, les prix et les honneurs seront donnés aux hommes consommés, à ceux que saint Paul appelle les esprits des justes parfaits, qui sont introduits dans ce qu'il appelle la consommation, quand ils auront cessé d'avoir besoin « de se purifier et cessé en même temps d'exercer tout autre ministère, quoique saint et parmi les saints, leitourgia tes alles » ( car il n'y a plus dans la vie future de ce qui s'appelle de ce nom dans l'Ecriture ) ; « après quoi, poursuit notre auteur, ceux qui ont le cœur pur, pour s'être unis de plus près à Notre-Seigneur, reçoivent le rétablissement de l'éternelle contemplation, et ils sont appelés dieux, à cause qu'ils seront mis dans les mêmes sièges, suntronoi, où ont été établis les autres dieux qui ont été les premiers choisis ( de mot à mot, ordonnés ) par le Sauveur; » c'est-à-dire, sans difficulté, les apôtres et les premiers disciples de Jésus-Christ. Voilà donc ces âmes purgées et entièrement affranchies, qui sont avec les apôtres, dans les mêmes sièges et dans l'état où finissent tous les ministères, où les prophéties seront éteintes, où les langues cesseront, où la science sera détruite, avec tout le reste qui accompagne l'état obscur de la foi. Voilà sans raffinement et sans mettre saint Clément à l'alambic, ce qu'il a voulu dire et ce qu'il conclut en cette sorte :

 

1 S. Clem., lib. VII, p. 732.

 

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« Donc la connaissance, gnosis , est prompte à purifier, et très-propre à recevoir le changement en mieux, » dont il vient de parler. « Ainsi elle transporte facilement l’âme à ce qui lui est connaturel, saint et divin, et par les progrès mystiques d'une certaine lumière qui lui est propre, elle avance l'homme, qui a le cœur pur, jusqu'à ce qu'il soit rétabli dans le lieu du souverain repos, lui ayant appris à voir Dieu face à face, par science et compréhensivement ; car c'est là, ajoute-t-il, la perfection de l’âme spirituelle (gnostique), qu'ayant surpassé toute purification et tout ministère, elle soit avec le Seigneur dans le lieu où elle lui est prochainement soumise; » c'est-à-dire visiblement dans le ciel, puisque c'est là le seul lieu où il n'y a plus ni peine, ni péché, ni purification, ni ministère. Car tourner cela à la cessation des pénitences de l'état purgatif, c'est vouloir gratuitement faire parler aux anciens un langage tout nouveau. Nous avons vu saint Clément placer dans l'état parfait et dans le gnostique l'exercice de la mortification. On ne cesse point de se purifier quand on demande, comme il fait, la rémission de ses péchés. Bien plus, il vient de nous dire que cet état de perfection qu'il appelle intelligence, gnosis, est un état de purgation. De tourner aussi la cessation de tout ministère à l'état passif, où l'on s'imagine une cessation de tout acte, c'est faire trop de violence à saint Clément, qui dit le contraire, et qui met son parfait gnostique dans les mêmes fonctions que tous les autres fidèles. Je n'attaque point les distinctions des spirituels modernes; mais il faut faire parler à chacun son langage propre. Celui que j'attribue à saint Clément est simple et naturel, et non-seulement de son temps, mais encore de lui-même dans tous les endroits que j'ai marqués. S'il dit ici que la connaissance, gnosis, a appris à l'homme qui a le cœur pur à voir face à face, il n'y a point à s'en étonner; c'est en effet sur la terre, sous la discipline et dans l'école de la foi, que l'on apprend cette science, qui se consommant dans le ciel, nous met au-dessus de toute purification, de toute peine du péché, de tout ministère de cette vie, et nous établit véritablement et sans figure dans le souverain repos.

Il faut entendre dans le même sens la suite de ce passage, où

 

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saint Clément, après avoir dit que par la perfection le gnostique est en quelque sorte semblable aux anges, il continue en cette sorte : « Après cette vie, qui est la dernière où l'on peut arriver dans la chair, l'homme parfait toujours changé en mieux selon qu'il est convenable, parvient à la maison paternelle (1) » ou plutôt au plus riche endroit de cette maison, à la salle de ce divin palais, « à la véritable demeure du Seigneur, par la sainte semaine, eis patroan aulen, afin d'y être pour ainsi parler une lumière stable et proprement permanente et immuable en toutes manières. » Il attribue bien à la perfection de cette vie une espèce d'immutabilité par la force de L'habitude; mais il distingue celle de la vie future, en l'appelant «une immutabilité en toute manière, pante pantos; » ce qui est si grand, qu'il ne l'applique qu'avec réserve à l'état parfait de la gloire.

On entend bien que cette sainte semaine comprend tout le temps de cette vie, par laquelle nous arrivons au huitième jour, au vrai jour du Seigneur, au vrai dimanche et au vrai jour du repos, que nous commençons de célébrer en cette vie par l'espérance; mais dont la véritable et effective célébration est la vie future.

C'est encore dans le même sens que saint Clément, dans le même livre (2), dit que le dernier profit que peut faire l’âme intellectuelle , c'est lorsqu'étant tout à fait pure, elle est jugée digne, comme dit saint Paul, de voir Dieu face à face pour l'éternité: état où l'on peut parvenir, mais dont on est jugé digne, et auquel on est destiné et préparé dès cette vie.

On objecte un autre passage, où premièrement on traduit désir pour concupiscence, par une erreur manifeste qui a déjà été remarquée : secondement, on tire une mauvaise conséquence. Voici le texte de mot à mot : « Nous trouvons en notre chemin les traverses et les fossés de nos convoitises (et c'est ici qu'on traduit désir, et très-mal), et les gouffres de la colère que celui-là doit passer, et éviter toutes les embûches, qui doit ne voir plus par un miroir la connaissance de Dieu (3). » Il semble dire qu'en

 

1 S. Clem., lib. VII, p. 733. — 2 Ibid., lib. VII, p. 730. — 3 Ibid, lib. VI, p. 470.

 

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surmontant les difficultés qu'on ne trouve qu'en cette vie, on y doit venir à l'état où l'on ne voit plus par un miroir.

Néanmoins rien ne force à dire qu'on y vienne dès cette vie : il suffit qu'on y doive venir un jour, à quoi la concupiscence et la colère seraient un obstacle éternel, si l'on ne prenait soin de les surmonter; de sorte qu'il les faut vaincre, si l'on espère venir à ce jour où l'on ne voit plus par un miroir. Ce sens est suivi; et quand pour épargner des disputes sur des minuties, j'aurais accordé qu'on en peut venir dès cette vie à de si hautes lumières qu'on croie presque ne voir plus par un miroir; ce qui revient à peu près à l'état où saint Clément dit que « le gnostique, ayant reçu la compréhension par la contemplation scientifique, il croit voir Dieu (1). » il ne dit pas qu'il le voit, mais qu'il croit le voir, ainsi qu'il arriverait à ceux qui, trompés par une grande illumination, ne sauraient s'il est jour ou s'il est nuit, et croiraient presque voir le soleil. Quoi qu'il en soit, on voit combien saint Clément se tempère ; et quand même on accorderait qu'il a un peu détourné le sens de cette parole : par un miroir, il n'a pas osé passer outre pour l'état de cette vie, ni pousser l'exagération jusqu'à lui attribuer le face à face.

 

SECTION V.
Conséquences de la doctrine de la vision face à face.

 

On ne s'est attaché à ces passages de la vision de face à face, que pour affermir les propositions qui excluaient tous les désirs, par conséquent toutes les demandes et toute volonté du salut. Nous avons vu la foi blesse de tous les endroits qu'on allègue pour l'exclusion de ces désirs. Et quant à la conséquence qu'on tire des autres, où il est parlé de la vision de face à face : premièrement, c'est bâtir sur un faux principe: secondement, quand il serait vrai que saint Clément aurait parlé comme on le souhaite, que veut-on conclure de ces expressions si manifestement exagératives? Parce qu'il aura parlé avec un excès insoutenable, s'ensuivra-t-il que dans l'état de cette vie on ne sera point banni,

 

1 S. Clem., lib. VII, p. 744.

 

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étranger, voyageur, absent du Seigneur, et le reste? Comment pourra-t-on ne pas sentir son besoin, ne pas désirer de finir son pèlerinage, d'être rappelé de son exil, d'être avec celui qu'on aime, et le reste? En un mot, comment pourra-t-on être rassasié, en manquant d'un aussi grand bien qui est celui de la présence de Dieu et de Jésus-Christ? Saint Clément a dit que nous n'avons les vrais biens, que nous demandons, qu'en puissance : toutes ces exagérations feront-elles qu'on ne souhaite pas de les avoir en acte? Que sert donc de vouloir faire de ce Père un auteur si outré? Est-ce afin de préparer une excuse aux mystiques qui le sont si fort? « Ils n'ont parlé, direz-vous, ni de vision face à face, ni de compréhension, ni d'un état de béatitude, où l'on n'est plus dans le pèlerinage. Tous ces termes propres à effaroucher les théologiens ne se trouvent point dans les spirituels modernes (1). » Pourquoi donc les faire valoir, et quels avantages en peut-on tirer? Il semblerait presque qu'à force de pousser jusqu'à des excès insoutenables les sentiments de ce Père, on veuille réduire les lecteurs à s'estimer trop heureux d'en être quittes pour se ranger parmi les mystiques.

On lui fait dire en un endroit (2), qui est mal coté, « que le sage qui soutire, qui tombe dans plusieurs accidents contraires à sa volonté, et qui pour en être délivré voudrait sortir de la vie, n'est point heureux. Et voilà, dit-on, un état que l'on croit communément d'une sublime perfection, et qui est imparfait selon saint Clément (3), etc. » Mais qui sont ceux qui trouvent cet état d'une si sublime perfection ? Pour voir Jésus-Christ, pour se délivrer du péché, et pour d'autres semblables motifs, je l'entendrais bien; mais vouloir sortir de la vie pour être délivré des choses fâcheuses, ce ne peut être qu'un sentiment fort imparfait. On a bien envie que les anciennes maximes soient oubliées par le commun des théologiens, et qu'il n'y ait que les mystiques qu'il en faille croire.

Je ne veux point entamer la ressemblance des nouveaux mystiques avec les béguards. Il est certain qu'ils ne leur sont pas semblables en tout; mais il faudrait montrer qu'on n'en a pas pris l'esprit en beaucoup de choses. Je n'en dirai pas davantage.

 

1 Rem., p. 248. — 2 Ibid., p. 243. — 3 S. Clem., lib. II, p. 416.

 

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SECTION VI.
Ce qu'on appelle le fond de l’âme.

 

Il n'est pas malaisé d'entendre qu'il y a dans l'homme des pensées plus intérieures les unes que les autres, et que selon les divers degrés de cette inhérence, elles sont métaphoriquement appelées plus profondes, comme vous le dites (1), ou plus superficielles; mais ce n'est pas là ce qu'il fallait expliquer : c'était la distinction que les mystiques font si souvent de la substance et des puissances : c'était cette union avec la substance de l’âme indépendamment de ses puissances et de ses opérations. Voilà ce qu'on n'entend pas.

C'est, ce me semble, une étrange métaphysique de dire que le fond de la substance de l’âme soit seulement penser et vouloir (2). Car ou vouloir et penser, c'est la même chose, et en ce cas la volonté n'est pas distinguée de l'intelligence, ou c'en sont deux, et en ce cas l’âme aura deux substances : ou l’âme pourra changer de pensée et de vouloir, et en ce cas elle changerait de substance ; ou elle ne le pourrait pas, et ce serait la faire immuable et combattre l'expérience : enfui, ou l’âme est son acte et son mode, ce qui est absurde par soi ; ou son pouvoir et son vouloir ne sont pas son acte ni son mode, et en ce cas on ne sait plus quel acte ni quel mode elle peut avoir. Je ne veux pas entrer plus avant dans cette métaphysique. J'assurerai bien seulement qu'elle n'est point de Descartes, et que s'éloigner plus que lui de certains sentiments communs, c'est ouvrir la porte à beaucoup de mauvais raisonnements.

 

SECTION VII.
Sur la réflexion et sur l'amour-propre.

 

« Ce que j'appelle le fond de l’âme, c'est mi état que la nature ou l'habitude lui a donné : c'est une opération uniforme qui n'a pas besoin d'être excitée, et qui se fait toujours sans réflexion (3). » On apporte l'exemple de l'amour-propre, et on le conclut en ces

 

1 Rem., p. 252. — 2 Ibid., p. 256. — 3 Ibid., p. 257.

 

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termes: « Souvenez-vous seulement que rien n'est impossible à Dieu ; qu'il ne peut pas moins par sa grâce que la nature par sa corruption (a) ... »

 

CHAPITRE XIII.
Le gnostique a le don de prophétie.

 

Le don de prophétie est une lumière particulière à quelqu'un pour connaître les choses futures, ou même les choses occultes qui se passent au dedans des cœurs, ou dans des endroits éloignés.

C'est une vérité constante et fondée sur la doctrine de saint Paul, que ce don est une de ces grâces gratuites qui ne sont pas attachées à la perfection, et qui ne demandent pas même la grâce sanctifiante. Il est bien vrai qu'il est vraisemblable que de tels dons sont accordés particulièrement aux amis de Dieu, qui aussi sont mieux disposés à les recevoir et à en user. Mais qu'il y ait un état de perfection auquel ce don soit attaché, les mystiques mêmes ne le disent pas, et je ne m'attendais pas à l'entendre dire à un si habile théologien. Mais il faut qu'un certain mystique ait raison en tout.

Les deux premières pages (1) prouvent seulement que la science des Saints est un don de Dieu, et qu'on en est capable dans les deux sexes, ce qui ne fait rien à la prophétie.

La troisième prouve (2) que plus on fait la volonté de Dieu, plus on est éclairé de ses lumières ; ce qui ne conclut rien pour la connaissance des choses occultes ou de l'avenir.

Ce qui est dans cette page et clans la suivante de cette sublimité momentanée, de cette impuissance et du reste, est une idée qui n'a rien de commun avec saint Clément, et que je laisse telle qu'elle est, avertissant seulement qu'on tend un piège subtil de présomption aux âmes qu'on laisse se flatter elles-mêmes d'en être là.

 

1 Rem., p. 262, 263. — 2 Ibid., p. 264.

 

(a) Le reste de cette section a été employé ailleurs, comme M. de Meaux le marque lui-même. (Edit. de Paris.)

 

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La raison qu'apporte saint Clément pour prouver que rien n'est incompréhensible au gnostique, à cause que rien ne l'est à Jésus-Christ, qui ne nous aura caché aucun secret nécessaire (1), prouve bien la compréhension des vérités du salut ; mais ne conclut rien pour la prophétie, ni même pour la connaissance de beaucoup d'autres choses merveilleuses.

Je m'aperçois en lisant, qu'on s'appuie fort sur le terme de compréhension, mais il faut savoir qu'il n'emporte autre chose dans tout le livre de ce Vive, qu'une plénitude et certitude de connaissance dans les choses nécessaires au bonheur de l'homme et au service de Dieu. Au surplus, on trouve partout l’incompréhensibilité de Dieu, dont plus on s'approche, plus on s'en trouve éloigné, comme dit ce Père. « Dieu, dit on, ne cherche qu'à se communiquer aux âmes purifiées (2) : » quant aux connaissances nécessaires à leur perfection, je l'avoue : quant aux grâces extraordinaires qui sont pour les autres, je ne sais qui l'a jamais dit.

Quand vous attribuez à votre mystique la prophétie sans extase ni vision, vous ne faites que l'élever au-dessus des prophètes et des apôtres, qui ont eu de ces faiblesses, comme on les appelle.

Je ne sais pourquoi on fait supposera saint Clément, «que l’âme gnostique est l'Epouse, ou pur amour, à laquelle L'Epoux ne peut rien cacher, comme saint Jean de la Croix nous l'assure (3). » Tout cela est vrai en son sens ; mais c'est une illusion de vouloir faire imaginer que saint Clément ait parle comme le bienheureux Père Jean de la Croix. Leurs manières sont bien différentes, et en particulier ce Père bien assurément est l'un de ceux qui se sert le moins de l'allégorie de l'Epouse.

J'avoue que la grâce apostolique est fondée sur la perfection de la sainteté. J'en dis autant de la grâce des prophètes dont les écrits sont insères dans le canon. Mais qu'un semblable degré de sainteté attire ou l'apostolat ou l'illumination prophétique, on ne le peut dire sans erreur, la distribution de tels dons dépendant des économies de la Providence et de ses desseins particuliers.

Il est vrai pourtant en un sens que le mot de gnose, qui signifie

 

1 S. Clem., lib. VI, p 649. — 2 Rem., p. 265. — 3 Ibid., p. 266.

 

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connaissance des choses divines, peut signifier génériquement toute connaissance prophétique, évangélique et toute autre, et c'est tout ce que veut dire notre auteur.

« Celui qui obéit au Seigneur et suit la prophétie donnée de lui, » selon saint Clément (1), est celui qui croit aux Ecritures prophétiques, mais qui pour cela n'est pas prophète.

Il y a, je l'oserai dire, une extrême prévention de rapporter à la prophétie ce que dit saint Clément de la compréhension des choses futures au-devant desquelles on va par amour. On a vu que cela ne signifie rien autre chose que la foi qu'on a aux promesses ; et quand on ne s'attacherait qu'aux paroles qui sont citées, ce sens sauterait aux yeux. Que le gnostique croie voir le Seigneur à la manière qui a été expliquée, il n'y a rien qui tende de près ou de loin à la prophétie.

Le passage rapporté du sixième livre, page 666, prouve seulement que la connaissance prise largement, et en général, comprend toute connaissance des choses divines et même la prophétique ; mais que, la connaissance, prise seulement pour la perfection chrétienne, enferme en elle-même tous ces dons, ni saint Clément ni personne ne le dit.

Ce serait outrer la matière au delà de toutes bornes, que de dire (2) que l'homme parfait soit prophète, à cause qu'on aura dit qu'il a la connaissance de toutes choses. On sait à quoi se réduisent ces expressions selon les règles du discours et du bon sens.

Mais voyons ce passage étonnant. Il ne contient autre chose, sinon, comme on vient de le dire, que le futur qui nous est promis est parfaitement présent à l'homme parfait par la vive foi qu'il a, et par le parfait amour des vérités révélées de Dieu, dont il est entièrement possédé. Voilà comment il est prophète : et quoiqu'en genre de grâces celle-ci soit des plus grandes, elle n'est pas de celles qui étonnent tant.

On peut bien conclure de là (3) que le gnostique est sur de n'être point trompé : oui, pour les choses promises et expressément révélées de Dieu ; mais pour les autres, ce n'est pas de même ; et ce que je trouve étonnant, c'est qu'on tire ces conséquences.

 

1 S. Clem., lib. VII, p. 661.— 2 Rem., p. 271. — 3 Ibid., p. 272.

 

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Pour l'intelligence des Ecritures , on sait comment et jusqu'à quel point les parfaits, qui écoutent la parole de Dieu au dedans du cœur, en savent plus que les docteurs (1). Mais l'exemple de saint Paul, qui joignait à la perfection un don de science si extraordinaire, est mal allégué.

On ne doit point dédaigner les allégories ; mais sans être de ces savants dédaigneux (2), on peut demander autre chose que des allégories aux nouveaux mystiques, qui s'en repaissent beaucoup, et qui croient pouvoir établir leurs dogmes par ce moyen.

Nous avons vu ce que c'est que l'impassibilité que saint Clément trouve dans ce passage : Soyez parfaits comme votre Père céleste. On y trouve en effet toute perfection, mais selon la mesure de cette vie.

L'homme parfait sait mieux qu'un autre les raisons de n'en pas croire les hérétiques, et de ne pas abandonner la vraie Eglise. Cela se peut sans être prophète, et je voudrais qu'un esprit si juste laissât là toutes ces superfluités.

Qui doute que les solitaires et les autres hommes détachés du monde n'attirassent des dons particuliers? mais c'était toujours des dons particuliers, et détachés de la perfection du christianisme. Cela est certain, et l'on se tourmente en vain à établir le contraire.

Je laisse là l'homme spirituel de saint Paul, qui juge tout, et que personne ne juge (3) : et encore ceux dont saint Jean a dit que l'onction leur enseigne toutes choses. Tout cela n'appartient pas à la prophétie, ni même à l'état passif, puisque de très-grands saints qui n'y sont pas, ne sont point pour cela au rang des hommes animaux, et ne demeurent pas sans onction. Ils sont aussi très-certainement theodidaktoi, et en un certain sens adidaktoi nul autre que Dieu n'étant pas capable de les enseigner de cette manière qui gagne les cœurs et qui fait les saints.

Je passerais volontiers tout le reste de ce chapitre, où il semble qu'on a oublié qu'il s'agit du don de prophétie ; mais je suis frappé de ce passage d'une grande profondeur (4), où saint Clément

 

1 Rem., p. 273. — 2 Ibid., p. 275, 276. — 3 Ibid., p. 279. — 4 S. Clem, lib.VII, p. 731.

 

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dit « que les extrémités ne s'enseignent point : Le commencement et la fin : la foi et la charité » parfaite et persévérante. Ce sont deux choses que Dieu seul enseigne d'une façon spéciale, et que personne ne peut enseigner comme lui. Cela est profond, à la vérité, mais ne fait rien à l'état passif, non plus qu'à la prophétie.

Je ne crois pas être obligé de répéter que l'inspiration en général ne conclut rien [mur la prophétie, et que ce don demande une inspiration qui apprenne les choses occultes, même futures. On ne rapporte aucun trait qui attribue aux parfaits la connaissance de tels secrets. Il y en a deux ou trois où il est parlé du futur, mais d'une manière très-éloignée de la prophétie. Tous les autres sont étrangers au sujet ; et voilà tout ce qu'on trouve dans un long chapitre.

 

CHAPITRE XIV.
La gnose est un état apostolique.

Il faudra donc à la fin que saint Clément ait dit, sans en rien rabattre, ce qu'un mystique, que nous connaissons, a imaginé tout seul.

Il faut mettre une grande différence entre la vie apostolique et l'état apostolique. Les anciens ont dit très-souvent que les solitaires, qui vivaient dans la pauvreté et dans le travail des mains, ou qui vivaient en commun dans le même esprit et selon la forme de l'Eglise primitive, menaient une vie apostolique. Mais l'état apostolique est toute autre chose. Les apôtres par leur état sont les maîtres des Eglises, ce qui demande trois choses : la première, la plénitude d'une sainteté déclarée, pour être les maîtres du monde, aussi bien par les exemples que par la doctrine, et y laisser un modèle de perfection : la seconde, la plénitude et la certitude des lumières : et la troisième, l'autorité. Voyons sur ce fondement ce qu'on attribue aux parfaits ( car il faut toujours songer que c'est pour eux qu'on travaille ) de la grandeur de cet état.

 

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Nous avons déjà répondu au passage où l'on nous allègue (1) les apôtres, et après eux les passifs, comme des hommes absolument impassibles.

La science apostolique est attribuée aux parfaits à cause de leur profondeur dans l'intelligence des Ecritures; mais elle est donnée à chacun selon son degré, et non dans la plénitude, comme aux apôtres.

C'est un dessein bien étrange que de pousser à bout et de prendre dans la dernière rigueur toutes ces grandes expressions : On sait tout, et ainsi du reste. C'est le moyen d'attribuer aux auteurs toutes sortes d'excès.

Les trois effets de la puissance que saint Clément appelle gnostique sont distribués proportionnellement à chacun, et non pas donnés cumulativement à tous. Mais le gnostique, dit-on, orne ceux qui l'écoutent: donc il a des auditeurs : donc il est docteur, et tous ceux de son degré le sont par état. Prendre de tels avantages, ce serait introduire dans le discours une trop servile régularité.

Mais « voici des expressions si étonnantes, qu'on ne pourrait les croire, si on ne les lisait. Le gnostique supplée l'absence des apôtres, vivant avec droiture, aidant ses proches (2), » etc. Il est vrai, les hommes parfaits et spirituels font cela selon leurs talents, selon leur application, selon les occasions, et par là en quelque manière font revivre la charité et la lumière des apôtres, et aussitôt on conclut : « On n'en peut plus douter : voilà le gnostique, qui sans aucun caractère marqué, change et perfectionne les âmes avec une autorité apostolique (3). » En vérité, nous avons honte de ces excès.

C'est avec aussi peu de raison qu'on attribue (4) aux gnostiques une puissance miraculeuse pour la sanctification des âmes, à cause que saint Clément dit « qu'ils transportent les montagnes de leur prochain, et aplanissent les irrégularités de leurs âmes : » ce qui n'est qu'une allusion à cette belle sentence d'Isaïe : Erunt prava in directa. Cela est miraculeux, si l'on veut, comme le

 

1 Rem., p. 281, 285, etc. — 2 S. Clem., lib. VII, p. 745. — 3 Rem., p. 294, 295. — 4 P. 295

 

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sont tous les effets de la grâce ; mais ce n'est pas là ce qu'on appelle une puissance miraculeuse.

Saint Clément nous assure encore « que le gnostique a des tentations, non pour sa purification, mais pour futilité du prochain » Traduisons de mot à mot, et mettons tout : Les tentations, « les épreuves et les exercices de la vertu sont approchées du gnostique (comme elles le furent de Job), mais ce n'est pas pour l'expiation, c'est plutôt pour l'utilité du prochain (c'est-à-dire, pour son exemple), si en expérimentant les travaux et les douleurs il les méprise. » Saint Clément parle donc manifestement des tentations non intérieures, mais extérieures.

Voilà un sens naturel dans ses paroles, qui n'en a pas moins de grandeur ; mais ces grandeurs naturelles ne contentent point. Quels mystères ne voit-on pas dans ces paroles : « Voilà un homme tenté comme Jésus-Christ pour autrui. » Peu s'en faut qu'on ne dise de lui comme du Sauveur, qu'il est « tenté en toutes choses à L'exception du péché. » Car en effet il ne lui faut plus d'expiation; et l'on ne veut pas songer que ces façons de parler: Non pour l’expiation, mais pour l'exemple, se doivent résoudre en un plutôt pour l’exemple que pour l’expiation, ainsi qu'il est arrivé au saint homme Job. Mais cela ne serait pas étonnant : il faut que ce Père parle des tentations intérieures ; il ne s'agit point d'exemple, mais de quelque autre secret qui peut avoir sa vérité, mais qui n'est point de ce lieu. On prend tout à la rigueur. C'est une clef pour entendre que « la tentation n'est pas le fond, qu'elle est étrangère et envoyée au parfait pour les enfants que Dieu lui donne, etc. ; il paie les dettes d'autrui, c'est un genre de tentations passives. » Voilà en vérité bien de belles choses à quoi saint Clément ne pense pas.

Là-dessus et dans tout le reste du chapitre, on se jette à corps perdu sur les mystérieuses contrariétés de la gnose, parfaite et défectueuse, multipliée et une, etc., selon ses degrés différents. Je veux bien ne me pas fâcher de cette digression, pourvu qu'on m'avoue que tout cela ne fait rien à l'état apostolique dont il

 

1 Rem., p. 296.

 

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s'agissait, et qu'on a beaucoup grossi un chapitre sur lequel on n'avait rien à dire.

 

CHAPITRE XV.
Quelle est la sûreté de la voie gnostique.

 

J'accorde sans difficulté qu'il ne faut point appeler dangereux ce qui est dans la voie de Dieu et de son ordre. Laissant à part l'interprétation forcée que donne saint Clément à ces paroles de saint Paul : La science, gnosis, enfle j'avoue qu'il ne faut point éviter la perfection de la connaissance pratique par appréhension de l’enflure. J'avoue aussi à ce Père que nul don de Dieu n'est faible (2), et que c'est une grande erreur que de les rejeter dans la crainte qu'ils ne nous nuisent.

Que la perfection de la connaissance pratique et de l'amour mette l’homme au-dessus du martyre même (3), je l'entends, puisque c'est cette connaissance pratique qui fait le martyr. Tout cela n'avait pas besoin d'être prouvé, non plus que la parfaite uniformité de l'état parfait, et sa parfaite conformité avec le Verbe, selon la restriction nécessaire dans cette vie.

Le discours sur la pureté originelle, sans examiner s'il est de ce titre, était nécessaire à la matière (4).

J'accorde que ces paroles de saint Clément : « le gnostique doit être sans péché, et le gnostique est sans souillure, » réduites à leur juste sens, peuvent avoir leur rapport avec les expressions du bienheureux Jean de la Croix, que « l’âme retourne à sa pureté originelle. »

Cette expression familière aux mystiques a deux sens dans leurs discours. Ils disent que l’âme retourne à la pureté de son origine, c'est-à-dire à Dieu d'où elle vient ; et ce sens, qui est parmi eux le plus ordinaire, n'a aucun péril. Quelques uns , et entre autres le Père Jean de la Croix, disent que l’âme retourne à la pureté de l'état d'Adam, ou à celle d'un enfant baptisé ; et cela est vrai avec les correctifs qu'ils y apportent, mais votre explication est imparfaite.

 

1 S. Clem., lib. VII, p. 703. — 2 Lib. VI, p. 698. — 3 Rem., p. 313, 314. — 4 Ibid., p. 310, 317.

 

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Vous prouvez bien (1) que la concupiscence n'est pas proprement une souillure ni une tache de l’âme ; mais vous oubliez, comme nous avons déjà remarqué, non-seulement que la concupiscence demeure dans les baptisés, mais encore qu'elle combat dans le progrès de l'âge, ce qui est cause qu'il n'est pas possible aux plus saints de demeurer sans péché dans cette vie.

Je n'attaque point ce que vous dites sur le purgatoire (2), tant de cette vie que de l'autre. Mais le passage où saint Clément dit, que « le gnostique a passé au delà de toute purification, et qu'il ne lui en reste aucune à faire,» a besoin de distinction. Si l'on entend que le gnostique vient à un état où il n'a plus besoin de se purifier, à cause qu'il ne pèche plus, en cela vous avouerez que c'est trop dire : si l'on entend que péchant toujours, et ne cessant aussi de se purifier, encore qu'il ne puisse pas vivre sans péché, il peut mourir sans péché, c'est la vérité, à cause, dit saint Augustin, que comme il a eu des péchés, aussi les remèdes pour les expier ne lui manquent pas.

J'écoute tout ce discours avec tout ce qui regarde dans le purgatoire, ou de cette vie ou de l'autre, l'acquiescement passif pour laisser faire la justice divine, à condition que dans cette vie le passif ne sera pas pur.

Quant à ce que vous inférez en passant, ce que vous dites plus amplement ailleurs, que l'homme parfait n'a plus de combat à soutenir, ni taches à effacer, c'est une erreur. Je suis bien aise pourtant d'avoir trouvé en un endroit qui ne revient point sous ma main, qu'on n'est point sans péché en cette vie. Mais il faut donc parler conséquemment, et par la même raison dire qu'on n'est pas sans combat, puisque c'est du combat seul que viennent ces péchés légers qu'on n'évite pas.

« Il est indigne, dites-vous (3), du christianisme de craindre la perfection connue un chemin bordé de précipices. » Je l'avoue, mais il est indigne d'une autre façon, et très-dangereux de pousser si loin la perfection, qu'on en ôte le contre-poids de notre faiblesse, nécessaire pour rabattre notre orgueil, comme saint Paul le confesse.

 

1 Rem., p. 317, etc. — 2 Ibid., p. 318, 319. — 3 Ibid., p. 324 , 325.

 

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Je ne veux pas, non plus que vous, qu'on entretienne les âmes pieuses dans une crainte perpétuelle de l'illusion. Il faut dilater le cœur par la confiance ; mais il ne faut pas la pousser jusqu'à l'apathie et à l'inamissibilité de la justice, comme font les calvinistes.

Quand vous dites (1), « qu'il faut que tout prédestiné parvienne à cette grâce sublime (de la gnose) par le purgatoire d'amour en cette vie ou par un autre purgatoire après la mort ; » si par la gnose vous entendez à l'ordinaire l'état passif, vous oubliez que de très-grands saints n'y passent pas, et vous supposez qu'ils ne peuvent jamais arriver à l'amour parfait, ce qui est faux et avancé sans raison. En tout cas, vous n'alléguez rien de saint Clément.

Je suis bien aise que vous alléguiez le passage où ce Père dit que la gnose purifie promptement (2). Souvenez-vous-en, et ne dites plus qu'elle élève l’âme au-dessus de toute purification, puisqu'elle-même en est une.

Tous les hommes sont faits pour la gnose, et saint Clément le montre bien. En prenant la gnose pour la connaissance pratique qui nous rend parfaits, il n'y a rien de si clair: en la prenant, comme vous faites, pour l'état passif extraordinaire, ce n'est pas la même chose, et saint Clément n'y pense jamais.

Il en est de même de cette proposition : Ce n'est que faute de suivre la gnose, que tant d'hérétiques ont abandonné l'Eglise. » En prenant naturellement la gnose pour la connaissance pratique de Dieu et de l'Evangile, vous parlez naturellement, et cela est vrai : en forçant le sens et substituant à la gnose, comme vous voulez, l'état passif, cela est absurde. Il est, dis-je, absurde, et très-absurde, qu'Arius, Pelage, Luther et Calvin n'aient quitté l'Eglise que faute d'avoir pratiqué l'état passif.

Tout cela montre que, prendre la gnose pour cette passiveté et pour ces états d'impuissance, c'est un sentiment forcé qui ne tient pas à l'esprit ; et que l'autre, qui est simple et naturel, coule naturellement du mouvement de la plume.

Vous vous faites tort, quand voulant porter les docteurs « à lire

 

1 Rem., p. 328. — 2 S. Clem., lib. VII, p. 733.

 

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simplement les Ecritures avec le même esprit qui les a faites, » vous semblez négliger tout le reste, comme si la lecture des Pères et les instruments de la tradition étaient inutiles à la controverse.

 

CHAPITRE XVI.
La gnose est fondée sur une tradition secrète.

 

SECTION I.
Traditions et secrets particuliers, combien inouïs dans l'Eglise. Doctrine de saint Augustin.

 

Voici l'endroit le plus dangereux de tout l'ouvrage. Vous prétendez établir (1) qu'il y a dans l'Eglise une « tradition apostolique et secrète, confiée à un petit nombre de parfaits, et qu'il ne leur est pas permis de révéler.

Ce secret est poussé si loin, « qu'on craint même de laisser entrevoir (entrevoir c'est bien peu de chose) les saintes traditions aux fidèles pathiques qui ne sont pas encore initiés aux mystères de la gnose (2). »

C'est ce qui se trouve répété en cent endroits, non-seulement dans les Remarques, mais encore dans tous les écrits qu'on a donnés pour défendre les nouveaux mystiques, et par là on est encore obligé de dire partout, que les parfaits et les gnostiques avoient leurs mystères, « qui ne dévoient non plus être expliqués aux simples fidèles que les mystères des simples fidèles aux païens. »

Ce sont des propositions jusqu'à présent inouïes. Les savants se sont étudiés à faire voir que les mystères connus des baptisés étaient cachés à ceux qui ne l'étaient pas. Mais qu'il y eût un secret pour ceux qui l'étaient, et une tradition apostolique particulière à un certain ordre, vous êtes le premier qui l'avez dit, et j'espère non-seulement que vous serez le seul, mais encore que vous cesserez vous-même de le dire.

Ces traditions secrètes ont été dans l'Eglise une source d'hérésies. C'était le dernier refuge des manichéens et des autres sectes

 

1 Rem., p. 377. — 2 Ibid., p. 379.

 

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de cette nature, de dire qu'il y avait des secrets de religion qui n'avoient pas été révélés à tous les fidèles. Saint Irénée et saint Epiphane ont condamné ces traditions. Saint Augustin a combattu cette erreur des secrets de religion cachés aux fidèles, dans trois Traités sur saint Jean (1), où il donne le sens véritable de cette parole de Notre-Seigneur, dont les hérétiques abusaient : « J'ai beaucoup de choses à vous dire que vous ne pouvez pas encore porter. » Là il parle de secrets, mais pour les catéchumènes ; et il n'aurait pas oublié celui qui serait pour les fidèles mêmes, s'il y en avait eu (2). Mais loin d'en admettre aucun de cette sorte, il montre qu'il n'y a que les hérétiques qui vantent de pareilles choses « qu'il est défendu de dire et de croire publiquement dans l'Eglise (3). » Et après s'être objecté le passage de saint Paul, qui fait la distinction du lait et de la solide nourriture, il entreprend de démontrer que cela n'induit point une diversité dans le dogme que l'on cache aux fidèles infirmes et que l'on découvre aux autres (4), » mais que ce sont les mêmes dogmes, qui sont lait aux uns et nourriture aux autres, selon les divers degrés des fidèles et la capacité de les entendre ; et enfin que la doctrine toute entière de Jésus-Christ est le fondement commun à tous, dont aucun des chrétiens n'est exclu, quoique tous ne soient pas également capables de l'entendre : d'où il s'ensuit que ces traditions cachées et particulières n'ont point de lieu dans l'Eglise, et enfin ne sont autre chose qu'un piège des manichéens. Vous soutenez le principe, quoique vous n'en tiriez pas d'aussi mauvaises conséquences. Quoi qu'il en soit, s'il est vrai qu'il y ait des traditions pour certains fidèles sur certains points, le champ est ouvert, et chacun n'a qu'à proposer ses articles.

Prévenu de cette doctrine, que l'esprit même de la tradition m'avait inspirée, j'avoue que trouvant pour la première fois de ma vie dans un de vos écrits ces traditions particulières et ce secret de religion pour les chrétiens, je ne pus lire cet endroit sans une secrète horreur, et je sentis que le chapitre où vous l'expliquiez avec beaucoup de subtilité et d'insinuation, pouvait être une

 

1 Aug., Tract, in Joan. XCVI, XCVII, CVIII. — 2 Tract, XCVI.— 3 Tract, XCVII. —  4 Tract. XCVIII.

 

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préparation à de nouvelles doctrines, et pour dire tout, mériterait mieux par là d'être une préface de quelque hérétique (permettez ce mot au-dessus duquel votre soumission vous élève trop) que d'un docteur aussi catholique et aussi solide que vous. Quand après je suis venu à l'examen de vos preuves, combien, hélas ! n'ai-je point déploré les hardiesses et les préventions de l'esprit humain, et combien me suis-je senti humilié de voir dans les écrits d'un si habile homme de telles propositions si affirmativement hasardées ?

 

SECTION II.
Principes de la tradition.

 

Mais avant que d'entrer dans l'examen de vos preuves, il faut poser les principes des traditions chrétiennes. Je n'ai pas besoin de dire que dans l'Ecriture comme dans les Pères, ce mot signifie souvent toute doctrine révélée de Dieu aux fidèles, ou de vive voix, ou par écrit ; et lorsqu'il la faut restreindre aux traditions non écrites, saint Augustin les définit perpétuellement « une chose qui se trouvant répandue dans toute l'Eglise, sans qu'on en voie l'origine, ne peut venir que des apôtres (1). » Ainsi la marque delà tradition apostolique, c'est qu'elle soit répandue publiquement dans toute l'Eglise. C'est à ce titre qu'il donne cent et cent fois la coutume de recevoir les hérétiques avec leur baptême, comme venue d'une tradition apostolique. Il donne le même titre à toutes les autres choses qui se trouvent venues de nos Pères, et observées généralement dans toute l'Eglise : Quod à Patribus traditum universa observat Ecclesia. Ce que je cite du sermon XXXII ou XXXIII des paroles de l'Apôtre (2) ; mais que je pourrais citer de trente autres lieux en termes équivalents.

C'est de cette sainte doctrine de saint Augustin, ou plutôt de toute l'Eglise catholique, que Vincent de Lérins a pris son quod ubique, quod semper, qui est le caractère incommunicable et inséparable qui constitue dans cet auteur les traditions apostoliques.

 

1 Epist. LIV, n. 1 et alibi passim. — 2 Nunc Serm. CLXXII, n. 2.

 

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L'Eglise n'en connaît point que d'universelles. On n'a qu'à voir dans l'antiquité tous ceux qui ont fait le dénombrement des traditions non écrites, pour en établir la nécessité. Elles sont toutes publiques et universelles. Tertullien, saint Basile, saint Jérôme et les autres en sont de bons garants, et leurs expositions sont trop connues pour avoir besoin d'être rapportées.

Dans le dessein qu'ils se proposaient d'établir la nécessité, l'autorité et la force de telles traditions, ils n'auraient pas oublié ces prétendues traditions secrètes ; si ce n'est qu'on veuille dire qu'ils n'étaient pas initiés à ces grands mystères des parfaits, ou que c'était encore un secret dans l'Eglise, qu'il y eût de tels secrets et de telles traditions ; ce qui non-seulement est deviner de la manière du monde la plus hardie et la plus suspecte , mais encore donner lieu à introduire dans l'Eglise tout ce qu'on voudra, à titre de secret mystique.

On dira que ce qui empêche qu'on n'abuse de ces traditions, c'est qu'il faudra les trouver dans les Pères ; mais on ne voit pas combien est large la porte qu'on ouvre par là à toutes doctrines suspectes. Car pour peu qu'on laisse établir ce principe, que ces traditions étaient si soigneusement cachées aux fidèles, il s'ensuivra que les Pères n'auront osé s'en expliquer, comme on parle, qu'à demi mot ; en sorte que leurs expressions sur ces grands mystères devant être enveloppées, il sera aisé sous ce prétexte de faire dire aux saints docteurs tout ce qu'on voudra.

L'exemple en est clair dans les Remarques. Toutes les fois que l'on trouve dans saint Clément des choses obscures, étonnantes, prodigieuses, on en infère aussitôt que si ces passages à la lettre sont insoutenables et outrés, le moins qu'on puisse faire, c'est d'y entendre les grands mystères des impuissances passives, qui en effet est la preuve qui règne le plus dans cet ouvrage.

Mais à cela nous opposons que les vrais mystères laissés en dépôt par les apôtres à l'Eglise chrétienne, sont laissés à toute l'Eglise. Il ne faut pas abuser des passages où saint Clément dit que la gnose, la perfection n'est pas connue de tous. Car il est bien clair que, pour vérifier ces propositions si souvent répétées, il suffit qu'elle ne le soit pas des païens ou des infidèles, ou, si l'on

 

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veut, des fidèles mêmes par leur faute, parce qu'ils négligent de s'en instruire, comme on verra dans la suite.

Selon cette idée on ne doit donc plus s'étonner que la tradition de la gnose (1), qui est la même que la tradition de la religion chrétienne des apôtres, ait passé à peu de personnes sans écrit. C'est une allusion manifeste à ce passage de saint Paul, lorsqu'il exhorte Timothée « à laisser à des personnes fidèles, qui soient capables d'en instruire d'autres, ce qu'il avait ouï de lui en présence de plusieurs témoins (2). » Car ces plusieurs étaient en effet très-peu de gens ; et lorsque l'Eglise s'est dilatée , les chrétiens étaient encore très-peu de gens en comparaison du nombre infini d'infidèles. Et si l'on vient à considérer que ceux à qui on laissait en main le dépôt delà religion chrétienne étaient principalement, selon saint Paul, ceux qui la dévoient enseigner aux autres, c'est-à-dire les évêques ou les prêtres, qui en recevaient d'eux l'instruction, on voit encore mieux la raison de dire que ce secret a passé à peu de personnes. Car encore que les évêques ne l'eussent pas reçu pour se le réserver, c'était à eux que les apôtres le faisaient immédiatement passer. Pour ce qui est du mot sans écrit, si saint Clément voulait dire qu'en effet les traditions gnostiques, dont il parle si souvent, fussent destituées du témoignage des Ecritures, il n'y aurait pas renvoyé en cent endroits pour les établir et les connaître. Mais c'est que c'était l'esprit de la religion chrétienne d'être écrite principalement dans les cœurs. Les Ecritures ne faisaient que partie de la doctrine de l'Eglise; ce qui en faisait le corps universel, c'étaient les traditions répandues dans toutes les Eglises, où même le sens véritable de l'Ecriture était compris; en sorte qu'on pouvait convaincre les hérésies sans l'Ecriture, comme tous les Pères, et saint Clément plus qu'aucun autre, a su le démontrer. Et si l'on s'opiniâtre, quoique sans raison, à vouloir que ce peu de gens, dont parle cet auteur, soit même peu dans l'Eglise, ce que pourtant il ne dit pas, qu'on entende, si l'on veut, qu'il y a peu de fidèles capables de donner aux autres, ou même d'entendre pleinement pour eux toute l'étendue de la perfection chrétienne. Mais que pour cela ce soit un secret

 

1 S. Clem., lib. VI , p. 645. — 2 II Timoth., II, 2.

 

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dans l'Eglise même, ou que les chrétiens baptisés soient profanes et comme non initiés à l'égard de ces mystères inconnus, c'est un excès qu'on ne peut entendre ; car on n'a jamais ouï dire aux Pères, sur ces prétendus secrets, que les parfaits les savent, comme cent fois on entend dans leurs Homélies, en parlant des vrais mystères, principalement de la sainte Eucharistie, que les fidèles l'entendent. On ne connaît dans l'Eglise que deux ordres, celui des pasteurs et celui des peuples. Veut-on supposer parmi les pasteurs encore deux ordres, l'un des imparfaits qui ne savaient point les mystères, et l'autre des parfaits qui les savaient ? Absurdité palpable; car on ne voit point qu'on leur ait donné des instructions différentes dans leur ordination. Que si l'on suppose qu'on ait donné sur le grand mystère des impuissances mystiques de communes instructions, où les voit-on ? où en trouve-t-on le moindre vestige, ou le moindre trait dans toute l'antiquité, parmi tant d'instructions qu'on voit pour les clercs ? Mais où est-ce qu'on leur recommande de tenir la chose secrète, et de ne la découvrir qu'à de nouveaux initiés inconnus qu'il faudra faire dans l'Eglise? C'est ici où j'avoue qu'il faut répéter : Mira sunt quœ dicitis, nova sunt quae dicitis, falsa sunt quae dicitis.

 

SECTION III.
Trois auteurs qu'on allègue seuls pour établir ces traditions prétendues secrètes : le premier auteur, Cassien.

 

Pour établir un tel prodige, il faudrait trouver dans l'Eglise une nuée de témoins et de dépositions précises, mais tout se réduit à trois auteurs : à saint Clément, à Cassien, à saint Denis. Je commence par les deux derniers, dont le témoignage sera reçu en deux mots ; et saint Clément, dont on produit plus de passages sera réservé à la fin.

Pour Cassien, on le fait valoir d'une manière admirable. Voici le passage de l'abbé dans la dixième conférence, qui est la seconde de ce solitaire sur l'oraison : «Je vous proposerai donc cette formule que vous cherchez de la discipline et de l'oraison, que chaque moine, qui tend à l'oraison continuelle, doit sans cesse

 

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méditer : laquelle formule, ajoute-t- il comme elle nous a été laissée par les restes (par les survivants) de nos anciens pères, aussi ne renseignons-nous qu'à très-peu de gens qui la désirent véritablement, rarissimis ac sitientibus (1). » Et à la fin : « Nous admirâmes cette doctrine qu'il avait enseignée (laissée) tradiderat, comme par forme d'instruction aux commençants. » Voilà une tradition particulière et secrète qu'on n'apprend pas à tous, qu'on leur apprend avec précaution et avec réserve. Mais premièrement, est-ce une tradition apostolique? Nul trait qui l'insinue : secondement, s'agit-il d'un dogme, d'une doctrine? Non. L'abbé Isaac a exposé beaucoup de choses infiniment plus dogmatiques sur l'oraison, en expliquant des principes et des pratiques pour la bien faire, sur laquelle, comme sur celle des autres vertus, il paraît mieux instruit que d'autres; mais il n'en fait point un mystère, et ne parle point de ces traditions secrètes. Dans l'endroit où il en parle, il ne s'agit que d'une simple méthode, qui consiste, pour faciliter le recueillement, à ramener toutes ses pensées au seul verset : Deus, in adjutorium, où l'on trouve tous les actes de la religion. Qu'y a-t-il de si merveilleux que l'on conserve parmi les solitaires cette méthode d'oraison donnée par les anciens, sans qu'on en sache l'auteur, comme on conserve parmi les jésuites les Exercices de saint Ignace et de même parmi les autres religieux les règles de leurs fondateurs : que l'on donne cette méthode aux commençants ou aux avancés avec choix, qu'on leur fasse désirer de l'apprendre, afin que le désir même la leur rende et plus agréable et plus utile ? voilà tout ce que je trouve dans Cassien. C'est de là même, si l'on veut, qu'il est venu que ce verset, et dans l'office monacal, et dans l'office ecclésiastique, est celui de tous que l'on répète le plus. Mais enfin ce n'est pas là ce qui s'appelle tradition venue des apôtres, ni en général tradition en un autre sens que celui où ce mot signifie coutume ecclésiastique ou monastique; si l'on veut, coutume d'un certain genre de moines, pour parler selon nos manières, d'un certain monastère, d'un certain ordre ; et doctrine au même sens que doctrine signifie instruction. Voilà sans difficulté l'esprit de Cassien très-éloigné de

 

1 Coll. X , de Orat., p. 848.

 

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celui qu'on nous veut donner. Ainsi de trois seuls témoins, en voilà un bien certainement qu'il faut retrancher. Passons au second, c'est saint Denis.

 

SECTION IV.
Second auteur saint Denis.

 

Il faut présupposer, premièrement, que cet auteur qui est tout mystérieux, affecte partout de faire valoir des traditions cachées, qu'il appelle hiérarchiques, sacerdotales, incommunicables au vulgaire, et le reste.

Il faut présupposer, secondement, que sous le nom de tradition, il entend souvent l'Ecriture, comme par exemple, quand il dit qu'il est constant par nos traditions sacrées, que Jésus a été consolé et fortifié par un ange (1) ce qui est écrit dans saint Luc. On pourrait en rapporter un grand nombre d'autres exemples.

En troisième lieu, ce serait une trop grossière erreur que de penser que lorsqu'il parle de traditions cachées, il leur donne ce nom par rapport aux fidèles. C'est tout le contraire, comme la suite le fera paraître; et je me contenterai de le prouver ici par un exemple, où en expliquant le mystère de la triple immersion, il le marque « comme conforme à la mystérieuse et secrète tradition de l'Ecriture (2), » quoiqu'il n'y eût rien de plus connu aux fidèles.

On ne peut disconvenir de ces vérités. Mais on prétend outre cela qu'il y a des traditions cachées aux fidèles mêmes, et l'on prétend le prouver par ce passage de l’Epître à Tite (3) : « Il y a deux traditions de théologiens; une cachée et secrète, l'autre évidente et plus connue : l'une symbolique et qui appartient aux mystères, telestike, l'autre philosophique et démonstrative; et le caché est lié avec le clair. » Voilà donc une tradition secrète et cachée opposée à celle qui est évidente. Je l'avoue ; mais ce langage est fort trompeur, quand on y est peu accoutumé. On ne songe pas que ces théologiens dont parle l'auteur sont les

 

1 De cœlest. Hierarch., c. V, § 4, tom. I, p. 56. — 2 De Eccl. Hierarch., c. II, § 3, p. 200. — 3 Epist. IX, ad Tit., p. § 1, 11, 144

 

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prophètes et les apôtres, Ezéchiel, Isaïe, saint Pierre, saint Paul, saint Jean, et les autres écrivains sacrés. Ainsi la tradition des théologiens n'est rien moins que ce qu'on pense d'abord. Elle comprend les livres sacrés. Celle qu'on appelle cachée n'a pas ce nom parce qu'on en fait un mystère aux fidèles mêmes, mais parce qu'elle est enveloppée dans des symboles sacrés; c'est pourquoi elle est appelée symbolique. C'est celle où Dieu est représente par des signes, par des figures sensibles, comme lorsqu'on dit qu'il se fâche, qu'il se repent, qu'il habite dans les nuages, qu'il est semblable à un lion, à un feu, et aux autres choses animées et inanimées. Le dessein donc de saint Denis en cet endroit n'est pas de parler précisément des traditions non écrites, encore moins de celles qu'on cache aux personnes ; mais de dire en général que parmi les expressions qu'on trouve de Dieu, dans les saints Livres, il y en a où l'on en parle en termes clairs, et d'autres où l'on en parle en termes enveloppés et figurés, ce qui est éloigné à l'infini de notre sujet.

Ce qui rend cette remarque incontestable, c'est le mot de théologie symbolique, qui se trouve en cent endroits de cet auteur, et n'y a jamais d'autre sens que celui qu'on vient de rapporter. Le dessein même de cette lettre nous détermine à ce sens, puisqu'il s'agit d'expliquer quelle est la maison, quel est le festin, quelle est la coupe de la sagesse dont il est parlé dans les Proverbes. C'est cette théologie qu'on appelle, symbolique ; ce qui paraît par la fin, où il est dit que l'interprétation précédente est conforme « aux théologies symboliques et aux traditions et vérités des saintes Ecritures. » Il ne s'agit donc d'autre chose que de l'explication qu'on fait aux fidèles des symboles sous lesquels les grandeurs de Dieu sont enveloppées, et non d'aucun mystère qu'on ait dessein de leur cacher.

 

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SECTION V.
Des secrets que l'on cachait aux profanes, aux non initiés et aux hommes vulgaires.

 

Il est vrai qu'on trouve souvent dans cet habile inconnu (1), une sagesse cachée, apporetu sophias; des secrets cachés aux profanes,

bebelois anierois aux non initiés, amuetois atelestois; mais c'est une chose inouïe dans tout le langage ecclésiastique que les fidèles baptisés, surtout ceux qui participent aux sacrements, soient appelés de ces noms.

Pour ce qui est du terme bebeloi, profanes, qu'on pourrait traduire souillés et impurs, selon le style de l'Ecriture, il signifie dans cet auteur ceux que les prêtres chassent des mystères (2), c'est-à-dire ceux qui ne sont pas au rang des fidèles. Il se sert aussi deux fois de ce mot dans l’Epître à Tite, pour faire voir que l'on a enveloppé de symboles les perfections de Dieu pour les cacher aux profanes, bebelois, qu'il appelle aussi atelestoi, non initiés, ce qui très visiblement ne peut regarder les fidèles, à qui l'on n'a pas dessein de cacher la perfection de la nature divine, comme on fait aux infidèles, qui faute d'avoir la foi, souvent n'en peuvent supporter la grandeur.

Il répète encore une fois que ces figures sacrées sont des enveloppes pour le vulgaire et les profanes, bebelois, ce qu'il dit à propos du banquet sacré de la Sagesse, dont il continue l'explication; et l'on n'imaginera jamais que ce soit un mystère pour les fidèles, puisque au contraire c'est pour eux précisément qu'on fait de semblables discours.

C'est ce que témoigne le même auteur, lorsque entreprenant d'expliquer ces figures symboliques de la Divinité dans le livre des Noms divins, il déclare qu'il le fait « pour les défendre des railleries de ceux qui ne sont point initiés aux mystères, amueton, et pour les retirer eux-mêmes de la guerre qu'ils font à Dieu (3) : » où, sous le nom de ceux qui ne sont pas initiés, il entend manifestement les infidèles.

 

1 Epist. IX, § 1, p. 142. — 2 De div. Nomin., c. IV, § 22, p. 578. — 3 Ibid., c. XI, § 8.

 

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Ainsi cette explication de la théologie symbolique, loin d'être un secret pour les fidèles, doit être communiquée aux infidèles mêmes pour leur conviction.

Ce qu'il appelle amuetoi, gens non initiés aux mystères, il les nomme ailleurs atelestoi , anieroi , et explique quels ils sont dans le livre de la Hiérarchie ecclésiastique, en expliquant cette parole : Sancta sanctis  (1), où il remarque qu'on exclut du temple sacré « ceux qui n'ont point été initiés aux mystères, oi ton teleton amuetoi kai atelestoi, et avec ceux qui ont abandonné la vie sainte, » c'est-à-dire les pécheurs et les pénitents, et outre cela ceux qui sont possédés du malin esprit, qu'il appelle un peu au-dessus troupe profane, pletou anieron, qu'on exclut de tout le service divin. On voit donc que parmi ceux qui en sont exclus, les énergumènes sont appelés troupe profane , anieroi, mais ne sont point appelés non initiés, amuetoi, atelestoi, non plus que les pénitents; et qu'on ne donne ce nom qu'à ceux qui n'ont jamais eu de rang parmi les fidèles.

Quand donc il dit dans le livre de la céleste Hiérarchie : « Et vous, mon fils, écoutez les choses sacrées, comme il est convenable de les écouter, suivant les saints décrets de notre tradition hiérarchique, les tenant cachées comme uniformes à la multitude profane, » on n'entendra jamais par ces dernières paroles les fidèles qui participaient aux sacrements, et qui avoient conservé la grâce ; d'autant plus que dans les lignes suivantes il met ces profanes avec « les pourceaux à qui il est défendu de prodiguer les perles » de la doctrine évangélique, parmi lesquels il serait de la dernière absurdité de ranger les âmes pieuses, sous prétexte qu'elles ne seraient pas encore arrivées au dernier degré de la perfection.

Ainsi jusqu'ici l'on n'a point prouvé qu'il y ait dans les fidèles parfaits des mystères incommunicables aux fidèles même pieux, et aussi à l'égard desquels ils soient tenus comme des profanes.

On ne le prouve pas non plus par un semblable avertissement qu'il donne à la tête de la Théologie mystique, lorsqu'il dit : « Prenez garde qu'aucun de ceux qui ne sont pas initiés aux mystères n'écoute ces choses (2). » Car nous avons vu que par ce mot :

 

1 Eccl. Hierarch., c. III, § 7. — 2 De Myst. theol., c. I, §2, tom. I, p. 2.

 

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Non initiés, selon la règle commune de tout le langage ecclésiastique, il n'entend précisément que les infidèles; ce qu'il interprète lui-même plus particulièrement, lorsqu'ayant nommé les non initiés, il explique ainsi : « C'est-à-dire, ceux qui s'attachent aux choses qui sont (dans la nature), et ne s'élèvent pas à celles qui sont au-dessus de tout être, et qui croient pouvoir entendre par leur connaissance propre celui qui a établi sa demeure dans les ténèbres : » ce qui regarde la philosophie, mais non pas les chrétiens, non plus que ce qu'il ajoute contre les impies, qui rabaissent la Divinité jusqu'aux images les plus basses.

Il est donc entièrement démontré que, par les gens non initiés, on n'entend jamais les chrétiens baptisés, mais ceux qui n'ont pas reçu les sacrements, qui sont les mêmes qu'on exprime aussi par le nom de multitude ou de vulgaire, ton pollon ; ce qui signifie cette multitude qui n'est distinguée par le caractère d'aucun sacrement; profane par conséquent et souillée, non initiée, non consacrée et qu'on exclut des mystères à ce titre.

 

SECTION VI.
Qu'il n'y a rien à cacher aux fidèles dans tout saint Denis.

 

Et en effet, si nous parcourons les ouvrages de saint Denis, nous n'y apercevrons rien qu'il fallût cacher aux fidèles.

Pour proposer ici en peu de mots un abrégé de sa doctrine, je remarquerai avant toutes choses qu'elle paraît prise de quelques endroits de saint Clément d'Alexandrie. C'est de lui qu'il a pris la manière négative de contempler Dieu, en disant ce qu'il n'est pas, plutôt que ce qu'il est; en bannissant les images, les sens, les raisonnements, l'intelligence même, et en s'élevant au-dessus de toute pensée et de toute démonstration humaine. Il y a aussi quelques endroits dans saint Clément qui regardent la distinction et la subordination des Céleste Hiérarchies. Saint Denis n'à fait que l'étendre et le relever par des expressions extraordinaires. Il n'y a rien à cacher aux fidèles dans tout cela, ni dans tout ce qu'il dit des anges, ni dans tout ce qu'il dit des noms divins, qui n'est au fond que l'explication de la théologie qu'on

 

 

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appelle symbolique, ou une perpétuelle démonstration que Dieu est infiniment au-dessus de tout ce qu'on peut dire et penser de lui, qui est à la vérité une doctrine haute, mais en même temps très-commune parmi les chrétiens. Tous les Pères Tout expliquée au peuple. Saint Augustin, entre les autres, a prêché que, pour connaître Dieu, il fallait en rejeter comme imparfait tout ce qui se présentait à notre pensée, quidquid occurrerit negat; ce qu'il tourne en plusieurs façons, d'une manière moins enflée, mais à la fois plus nette et plus précise que saint Denis. Je ne parle point du traité de la Hiérarchie ecclésiastique, qui est tout plein de traditions cachées, comme tous les autres ; et néanmoins qui est tout fait pour les fidèles, pour montrer que ce n'est pas à eux qu'il se veut cacher.

Quant à la déiformité, c'est-à-dire à l'imitation, autant qu'il se peut, de Dieu et de Jésus-Christ, qui est le plus haut état où il élève les fidèles, il fait voir partout dans le livre de la Hiérarchie ecclésiastique, que la vertu en est répandue dans le baptême, dans l'Onction, dans l'Ordination et surtout dans l'Eucharistie, pour montrer qu'il n'y a rien là à cacher aux chrétiens, puisque ce n'est rien autre chose que le dernier et parfait effet des sacrements qu'ils fréquentent tous les jours, pourvu qu'ils en fassent un digne usage.

Il est vrai que dans le chapitre où il parle des morts, il distingue les fidèles comme en deux ordres, dont les uns sont les plus parfaits ou les déiformes, les autres mènent une sainte vie, non encore dans ce degré de perfection. Mais ce n'est rien moins que pour introduire une espèce de séparation pour la communication de certains mystères. Enfin qu'on regarde ce que les nouveaux mystiques établissent de particulier, on n'en trouve pas un mot dans saint Denis. On y trouve la contemplation à toutes les pages, mais nulle part cet acte uniforme et irrévocable aussi bien qu'irréitérable, où ils la mettent. On y trouve les illustrations, sur-illustrations, unions et sur-unions, simplifications, réductions en unité, et le reste, mais jamais les impuissances de faire des actes. Au contraire tout y est plein de demandes, d'actions de grâces, de désirs du bien. En un seul endroit il parle de passiveté, en

 

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insinuant les extases et les ravissements de son Hiérophée, qui non-seulement avait appris par la doctrine, mais encore avait souffert, c'est-à-dire expérimenté les choses divines. C'est à ce seul mot que toutes les passivetés des mystiques doivent leur naissance. Mais on n'y trouvera jamais les conditions qu'y ont apposées les mystiques approuvés, et moins encore celles des derniers qui sont suspects (a)....

Ce qui est, comme nous avons vu, l'abrégé de la théologie de saint Clément, comme celle de saint Denis. Mais on ne voit rien en tout cela qui doive être caché aux fidèles, puisque c'est même manifestement où tous doivent tendre. Mais après avoir ôté à la tradition particulière deux témoins de trois qu'on alléguait, écoutons le troisième, qui nous tiendra un peu plus de temps à cause, non seulement de la longueur, mais encore de l'embarras et de l'obscurité affectée de son ouvrage.

 

SERCTION VII.
Passage de saint Clément d'Alexandrie.

 

Il ne faut pas répéter que le ternie de tradition chez saint Clément, comme chez les autres, est un terme général qui comprend ce qui est écrit et ce qui ne l'est pas; ni que les traditions chrétiennes sont appelées traditions cachées, à cause qu'elles le sont aux infidèles et à ceux qui ne sont pas initiés aux mystères. Il y en a un passage exprès dans saint Clément sur la fin du septième livre (1), par où je commencerai, parce que c'est l'un de ceux dont on abuse le plus. « Après avoir traité ces choses et avoir expliqué le lieu qui regarde les mœurs par-ci par-là, sporaden, et en abrégé : ayant aussi répandu de côté et d'autre les dogmes vivifiants qui sont les véritables motifs de la connaissance parfaite, tes gnoseos, en sorte que la découverte des saintes traditions ne soit pas facile à quelqu'un qui ne sera pas initié aux mystères, achevons ce que nous avons promis. » Par conséquent c'est précisément aux non

 

(a) Il manque ici une page et demie employée ailleurs par l'auteur, et il ne reste que la lin de cette section telle qu'elle suit. (Edit. de Leroi.)

 

1 S. Clem., lib. VII, p. 766.

 

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initiés, c'est-à-dire aux infidèles, qu'on veut se cacher, et point du tout aux fidèles, qu'on n'a jamais appelés sjuntrot, non initiés aux mystères, comme on a vu.

Pour éluder un passage si précis, on entend ici par les mystères ceux de la gnose, et j'en conviens, si par la gnose on entend, selon saint Clément, le vrai et pur christianisme, car c'est à ceux qui n'en ont pas le caractère qu'on évite de se découvrir. Mais si l'on entend par la gnose l'état particulier des impuissances prétendues mystiques, c'est la dernière des absurdités de prétendre que le livre des Stromates ne soit fait que pour eux, ou qu'eux seuls le puissent entendre.

Premièrement, par cette nouvelle interprétation on donne au mot amueton un sens qu'il n'eut jamais en aucun auteur. Secondement, on exclut de la connaissance de ce livre et des choses divines, tous ceux qui ne sont pas dans l'état extraordinaire de passiveté; c'est-à-dire non-seulement tous les imparfaits, même profitants, mais encore de très-grands saints et de très-parfaits chrétiens.

On dira que précisément on n'a exclu que les pathiques, c'est-à-dire les gens encore sujets à leurs passions. Mais il faut songer que saint Clément ne distingue, parmi les fidèles, que les pathiques et les gnostiques, ceux qui sont encore tourmentés par leurs passions et ceux qui les ont vaincues ; en sorte que qui n'est pas de l'un de ces états, est de l'autre ; qui n'est pas de ceux qu'il nomme pathikous ou empatheis, qui sont aussi, selon lui, ceux du commun, est gnostique spirituel et intellectuel.

Quant aux saintes traditions, qu'on veut être celles de l'état passif, il faut voir avant toutes choses si cette explication peut cadrer avec le lieu dont il s'agit. Dans tout cet endroit, à commencer par la page 753, il s'agit de répondre à l'objection que les infidèles tiraient des hérétiques contre le christianisme, en disant « qu'il ne nous en faut pas croire à cause des hérésies et de la diversité de nos sentiments. » Pour répondre, après avoir montré que les hérétiques sont réfutés par l'Ecriture, il en vient enfin à la tradition, montrant que les hérétiques emportés par le désir de la gloire, « corrompent ce qui a été laissé à l'Eglise par les apôtres.

 

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Et, dit-il, ils seraient heureux s'ils pouvaient entendre ce qui a été premièrement donné par la tradition,  ta psoparadedomena (1) ; » qui est en un mot l'argument de Tertullien, de saint Augustin, de Vincent de Lérins et des autres. Il pousse ce raisonnement par les principes (2), lorsqu'il montre que les vraies Eglises sont les premières de toutes, qu'elles ont par la tradition le sens des Ecritures ; pendant que les hérétiques « qui n'ont qu'une fausse clef, » ne viennent point, comme nous, « par la tradition du Seigneur, mais en brisant la porte et perçant le mur. » Et enfin il prouve par l'histoire « que l'Eglise catholique est l'ancienne et la première, et que les conventicules des hérétiques sont postérieurs. » Le nom même des hérétiques qui vient ou de leur auteur, ou du lieu de la naissance des hérésies, ou de quelque chose semblable, lui sert à cela. Voilà donc ce qu'il appelle tradition dans tout cet endroit. On se rendrait ridicule d'entendre ici autre chose que la tradition commune et fondamentale de toute l'Eglise. C'est ce genre de tradition qu'il veut cacher aux infidèles pour en réserver le secret à l'Eglise seule, qui aussi seule en sait bien user ; et telle est la raison générale du secret des chrétiens.

Quant au lieu moral qu'il a traité, c'est celui de la vaine gloire et delà licence des hérétiques, qui évitent, en se séparant, les répréhensions et les admonitions de l'Eglise, pour s'abandonner à leurs plaisirs ; ce qui en effet est le point qu'il a traité en abrégé dans les pages précédentes, comme on le peut voir.

Nous avons donc établi la véritable notion de la tradition par rendrait dont on se servait pour établir dans l'Eglise la fausse et la suspecte, c'est-à-dire la tradition d'un nouveau mystère caché aux fidèles mêmes.

 

SECTION VIII.  
Autres passages du même Père : vraie notion de la tradition.

 

Mais ce n'est pas seulement dans cet endroit-là : c'est dans tout l'ouvrage qu'il établit contre les gentils une tradition qu'il nomme tradition gnostique et intellectuelles, pour l'opposer aux traditions

 

1 S. Clem., lib. VII, p. 702. — 2 Ibid., p. 764. — 3 Ibid., lib. I, p. 277, etc.

 

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confuses et fabuleuses des fausses religions. Mais pour éclaircir la matière à fond, il faut observer que l'esprit de saint Clément, comme de toute l'Eglise, a toujours été dès l'origine, en respectant dans le souverain degré l'autorité de l'Ecriture, de poser pourtant l'autorité de la tradition non écrite comme le fondement principal du christianisme, parce que cette tradition est la plénitude de la connaissance chrétienne, qui comprend dans son étendue, avec l'Ecriture même et avec sa droite interprétation, tous les dogmes écrits et non écrits. C'est cette tradition toujours vive dans l'Eglise qui en fait la règle immuable; c'est la loi du Nouveau Testament écrite dans les cœurs : c'est par elle que toute hérésie se trouve confondue avant qu'on ait ouvert l'Ecriture pour la convaincre : c'est par là que les bonnes mœurs, comme la bonne doctrine, sont soutenues; ce qui fait dire à saint Clément que la vie du chrétien spirituel, tou gnostikou, n'est autre chose que des actions et des paroles, des œuvres et une doctrine qui suivent la tradition du Seigneur.

Tout cela donc pris ensemble compose la tradition de la science du salut, qu'on appelle ; et cette clef nous va faire entendre ce que saint Clément a dit de la tradition. Il raconte le soin qu'il a eu d'écouter les disciples des apôtres dans toutes les parties de l'Orient. «Ils gardaient, dit-il, la tradition de la bienheureuse doctrine de Pierre, de Jacques, de Jean, de Paul et des autres saints apôtres. Dieu avait conservé longtemps ces grands hommes, pour nous laisser ce dépôt qu'ils avaient reçu (1). Il se souvenait de leurs paroles, et le livre des Stromates était une espèce de mémorial des belles choses qu'il ramassait d'eux, pour lui servir de consolation dans sa vieillesse. « Ils ne seront pas fâchés, continuait-il, que je conserve, non par une claire exposition, mais par des espèces de notes et de chiffres abrégés, leur bienheureuse tradition, en sorte qu'elle ne se perde pas. » Quelle était cette tradition? Celle d'un état extraordinaire, dont on ne voit rien dans tout son ouvrage, ni dans les premiers siècles? Il avait bien d'autres vues. C'étaient les paroles que les disciples des apôtres avoient recueillies de leur bouche, ou les apôtres eux-mêmes de

 

1 S. Clem., lib. I, p. 274.

 

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la bouche du Seigneur, comme celle-ci de saint Paul : Il est plus heureux de donner que de recevoir (1) ; des paroles semblables à celles que saint Irénée avait ouïes de la bouche de saint Polycarpe, qu'on écoutait avec ravissement de la bouche de ce saint vieillard. On remarquait ce qu'ils avoient dit contre les hérétiques, sur les Ecritures divines, les sens cachés qu'ils y trouvaient pour l'édification de la foi et des mœurs, les conseils et les exemples qu'ils donnaient pour la piété, leurs belles sentences pour donner l'idée d'une vie parfaite et édifiante, telle que celle-ci de saint Mathias, qui voulait, dit saint Clément, que le chrétien s'imputât les fautes de son voisin , parce qu'il l'aurait converti, s'il eût vécu comme il devait. De telles choses, qu'on trouve répandues dans saint Clément, faisaient la matière des recueils dont il a composé ses Tapisseries. Si nous en croyons les Remarques (2), tout cela ne méritait pas l'attention de saint Clément. C'était les impuissances de l'état passif qu'il allait chercher en Grèce et en Syrie, et partout ailleurs. « Comme, dit-on, il avait à dire les choses les plus étonnantes et les plus incroyables, il a aussi voulu les dire avec la plus grande autorité ; et le commerce avec les grands hommes était capable de la lui donner. » Et tout cela n'est rapporté avec tant d'emphase que pour nous mener au prodige de l'état passif; comme si le reste du christianisme n'avait point de profondeur, et n'avait pas besoin d'autorité pour être établi.

On fait dire à saint Clément qu'il ne découvrait dans son maître ces traditions de la bienheureuse doctrine, qu'en l’écoutant sans qu'il s'en aperçût. Je trouve seulement dans le texte qu’il tâchait de découvrir ce qui était caché. Le reste est de l'invention d'un bel esprit, pour donner à ce passage l'air le plus mystérieux. Tout ce qu'on peut conclure de l'original, c'est que ces grands hommes n'étaient point parleurs. Il fallait une sainte adresse pour leur tirer leurs pieux secrets. Mais après tout, quels étaient-ils? « C'était le suc recueilli par une abeille soigneuse sur les fleurs du champ prophétique et apostolique (3);» ce qui jamais ne voulut dire autre chose, que ce qui regardait la foi publique de toute l'Eglise.

 

1 Act., XX, 35. — 2 Rem., p. 352. — 3 Ibid.

 

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« Au reste, dit saint Clément, tout ce que j'écris n'est rien en comparaison de ce que j'ai eu le bonheur d'entendre ; car il y avait dans ces hommes bienheureux une force divine, et tout était plein dans leurs discours de la grâce du Saint-Esprit. » C'était donc ce qui rendait ces discours si précieux. Ils admiraient l'Ecriture, mais la grâce de la vive voix qui était l'Ecriture animée, y ajoutait un prix infini.

« Les choses secrètes, poursuit saint Clément, se confient à la parole (à la vive voix), et non pas à l'écriture. » L'écriture est morte, la vive voix touche plus. L'écriture, dit notre auteur, ne répond rien, la vive voix se soutient et se défend d'elle-même (1). L'écriture se communique à toutes sortes de gens, dignes et indignes ; la vive voix choisit ceux à qui elle se donne, et craint moins d'être profanée. Ceux qui savent qu'il était défendu d'écrire le Symbole des apôtres, entendent jusqu'où s'étendait cette précaution : « Il est difficile, disait saint Clément, que l'écriture n'échappe ; on se perd en la prenant mal, et vous donnez une épée à un furieux (2). »

Selon ces principes, direz-vous, il ne fallait point d'Ecriture sainte. Ce n'est pas ce que nous dit saint Clément. L'Ecriture conserve le secret divin. «Les figures dont elle se sert sont des enveloppes et non des ornements (3). » Elle ne dit que ce que Dieu veut; le Saint-Esprit pouvait la faire parler si nettement, qu'il n'y aurait eu aucune difficulté ; mais il a voulu conserver son autorité à la tradition et à la vive voix ; toutes choses qui ne valent rien que pour la tradition authentique de toute l'Eglise.

On objecte, en cet endroit même «que Dieu, selon saint Clément, a révélé au grand nombre ce qui était pour le grand nombre, et non pas ce qu'il savait qui ne convenait qu'au petit, et ce qu'il était capable de recevoir pour être formé (4). » Il ne parle pas ainsi. Ce serait établir deux révélations pour deux genres de personnes; il n'y en a qu'une seule. « Il n'a pas, dit-il, révélé à la multitude ce qui ne lui convenait pas, » c'est-à-dire la vérité de Dieu, qu'elle n'aurait pu porter ; « mais il l'a révélé à peu de gens, à qui il

 

1 S. Clem., lib. 1, p. 276. — 2 Ibid. — 3 Ibid., lib. VI, p. 678. —4 Lib. I, p. 276.

 

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savait qu'il conviendrait, qui le recevraient et qui se laisseraient former. C'est pour cela, que dès l'origine, il ne s'est fait connaître qu'aux patriarches. La tradition a dispensé avec prudence les secrets divins. Comme devant le combat il y a l'escarmouche, ainsi il y a de moindres mystères qui précèdent les plus grands. Il faut savoir opposer aux hérétiques « la règle de la vénérable et glorieuse tradition qui a été dès l'origine du monde (1). C'était, dit-on, la tradition de l'état passif, qui était dans les patriarches. Non. C'était la tradition de la loi naturelle « qui venait de la contemplation de la nature, » et élevait les esprits à Dieu.

On objecte plusieurs endroits où il est parlé du silence, comme du conservateur de la vérité et du culte divin (2). Je conviens du silence à l'égard des étrangers de la vérité : mais il faudrait montrer que les chrétiens fussent regardés comme tels. A l'égard du culte, il est vrai qu'une de ses parties principales est de se taire devant Dieu, dans l'impossibilité de concevoir ses grandeurs. Mais à propos do ce dernier passage, il est précédé de ces mots : « Mon dessein, dans tout ce livre, est de faire voir que le gnostique est le seul saint, le seul qui adore Dieu, selon qu'il convient à sa majesté. » Entendez ici par le gnostique, le chrétien qui se rend parfait selon les règles communes du christianisme, le sens est très-bon : entendez un état extraordinaire, vous excluez de la sainteté ceux que vous-même vous appelez saints, et vous leur ôtez le culte. La suite fait bien paraître que saint Clément veut faire honneur à toute l'Eglise, et non pas se restreindre à un seul état. « Celui, dit-il (3), qui est disposé de cette sorte honore les magistrats, ses parents, les vieillards : il respecte la philosophie et la prophétie : il honore le premier principe et son fils, etc. » Osera-t-on attribuer ces vertus à l'état passif, comme si hors de cet état elles ne se pratiquaient qu'imparfaitement ?

 

1 S. Clem., lib. VI, p. 277. — 2 Ibid., lib. I, p. 294 ; lib. VII, p. 701. — 3 Ibid.

 

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SECTION IX.
Autres passages.

 

On abuse de plusieurs passages, où l'on reconnaît comme deux ordres dans l'Eglise : l'un des communs et l'autre des parfaits. Ce ne fut jamais là une question : ces deux ordres ont toujours été et seront toujours. Ceux que saint Paul appelle les parfaits, sont les mêmes que saint Clément a appelés les gnostiques, et que nous appelions naturellement les dévots, avant que ce mot eût été tourné en ridicule. Quoi qu'il en soit, il y eut et il y aura toujours parmi les fidèles, ceux qui font une profession particulière de la piété, et ceux qui mènent une vie commune. Il faut encore observer qu'on leur donne des instructions différentes ; car il est naturel et de la prudence de le faire. Ainsi il y a toujours dans l'Eglise un esprit de direction et de conduite qui accommode les instructions chrétiennes à la capacité des sujets ; et pour les instructions publiques, elles se tournent ordinairement vers les imparfaits, qui font le grand nombre. Mais saint Paul ordonne d'instruire publiquement et par les maisons. On voit dans saint Jacques, dans les Constitutions de saint Clément, dans d'autres livres, des conseils particuliers qu'on donnait à chacun selon son état. Quand vous voudrez conclure de là que c'était là des mystères incommunicables et des traditions cachées d'un état à l'autre, il n'y aura point de sens à votre discours.

Appliquons ceci. On nous objecte ce passage : « Ces choses sont entendues par ceux qui ont été choisis par le Seigneur pour la connaissance parfaite (1) : » donc il y a là un choix particulier, et dès là une espèce de distinction : du côté de Dieu, comme ce Père l'exprime, je l'avoue : donc il y a par rapport à la discipline de l'Eglise des secrets des uns aux autres incommunicables, ce n'est pas ce que dit saint Clément.

Je passe plus loin. La Remarque objecte cet autre passage : « On donne à la fin la connaissance parfaite e gnosis paradidotai, à ceux qui y sont plus propres et qui en sont jugés dignes, parce

 

1 Rem., p. 371. — 2 S. Clem., lib. VII, p. 700.

 

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que c'est la chose qui demande le plus de préparation et d'exercice (1). » Je pourrais dire qu'il faut sous-entendre que ceux-là sont choisis de Dieu, ainsi qu'il est énoncé dans le passage précédent, et qu'il n'y a rien là pour la discipline de L'Eglise. Mais quel inconvénient à reconnaître que l'Eglise même et ses ministres dans l'instruction particulière, donneront plutôt des enseignements sur la perfection chrétienne à ceux qu'on y verra mieux disposés? Donc ces instructions sont incommunicables, et l'ordre inférieur est profane et non initié à cet égard : c'est trop outrer la matière.

C'est pourtant là ce qu'il faut prouver. On veut prouver un état dont on ne trouve pas un mot dans les Pères : il n'y a d'autre excuse à ce défaut que de dire qu'on n'osait pas en parler au commun des hommes, non plus que de l'Eucharistie aux catéchumènes ; et si l'on ne pousse jusque-là on ne fait rien.

 

SECTION X.
Suite des passages.

 

« Les hérétiques renversent la véritable doctrine de Jésus-Christ, parce qu'ils n'expliquent pas les Ecritures selon qu'il est convenable à sa dignité. Car le vrai moyen de rendre à Dieu le dépôt de la vérité qu'il nous a confié, c'est d'expliquer convenablement la doctrine de Notre-Seigneur par la pieuse tradition des apôtres (2) ; » et non comme les hérétiques, en commettant les apôtres avec les prophètes.

Je rapporte ce passage pour montrer que la tradition des apôtres dans le style de saint Clément, n'est pas une tradition cachée , qui vienne d'eux à certains fidèles plutôt qu'à d'autres : mais la doctrine publique, qui après avoir été ouïe à l'oreille , selon la parole de Jésus-Christ, est ensuite prêchée sur les toits. »

Il rapporte dans le même endroit les paraboles de Notre-Seigneur, pour montrer qu'il cachait sa doctrine, mais aux infidèles, et non pas à ses disciples; et il finit en disant que « la gnose et la vraie science du salut » est de conserver l'exposition de l'Ecriture

 

1 S. Clem., lib. VII, Ibid., p. 732. — 2 Ibid, lib. VI, p. 676.

 

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selon la règle ecclésiastique, qui n'est autre chose que le concert et le consentement de la loi et des prophètes avec le Nouveau Testament laissé par Notre-Seigneur. » Il n'y a rien là de caché qu'aux ennemis de Jésus-Christ, et il n'y a point dans son Eglise de secrets pour les fidèles.

 

SECTION XI.
Autres passages.

 

On objecte ce passage : « La connaissance qui est la perfection de la foi, s'étend au delà de la catéchèse (c'est-à-dire de la première instruction), selon qu'il est convenable à la majesté de la doctrine du Seigneur et à la règle ecclésiastique (1). »

Si j'explique la catéchèse la première instruction, c'est après saint Clément qui la définit en cette sorte dans son Pédagogue : « La catéchèse, dit-il, c'est l'institution qui mène à la foi (2), » et par la foi au baptême. Voilà donc deux instructions : la première, qui est le catéchisme, qui mène à la foi par les premiers éléments : la seconde, la connaissance, gnosis, qui mène à la perfection. Cela est juste qu'on instruise les commençants autrement que les parfaits ; mais il n'y a rien là d'incommunicable aux fidèles. Au contraire, on doit commencer à montrer la perfection à ceux qu'on a établis sur le fondement qu'on a posé du christianisme.

Aussi ne trouvons-nous dans saint Paul que deux sortes de nourritures, le lait et l'aliment solide. Ce passage a diverses interprétations : selon saint Clément dans son Pédagogue, le lait regarde la connaissance « de la vérité (en cette vie) et la nourriture solide peut signifier l'évidente révélation du siècle futur face à face (3). » Voilà toujours, en passant, dans ce Père l'interprétation naturelle de ce passage de saint Paul, et la vision de face à face réservée à la vie future. Ne poussons pas jusque-là. « Le lait, dit le même Père, est la première instruction, la catéchèse, comme la première nourriture de l’âme ; et la nourriture solide, c'est la contemplation qui regarde en haut, qui sont les chairs et le sang du Verbe, c'est-à-dire la compréhension de la puissance

 

1 S. Clem , lib. VI, p. 696. — 2 Paedag., lib. I, p. 95. — 3 Pœdag., lib. I, p. 99.

 

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et de l'essence divine (1). » Nous venons de voir ce que c'est que la catéchèse Saint Clément ne connaît, après saint Paul, que deux sortes d'instructions, le lait et l'aliment solide, que cet auteur interprète la catéchèse et la contemplation. Incontinent après la catéchèse qui vous introduit au baptême, on commence à vous donner des leçons pour vous élever à un état plus parfait. Ainsi il n'y a rien d'incommunicable à ceux qui sont chrétiens, et ces traditions secrètes ne se trouvent pas.

Il est vrai que saint Clément trouve dans cette distinction, de lait et d'aliment solide, un argument pour prouver « qu'il ne faut pas tout communiquer au vulgaire (2). » Mais il faut se souvenir que selon la doctrine de l'Eglise, à laquelle il accommode les paroles de saint Paul, le solide de l'instruction ne devait pas être communiqué à ceux qui étaient encore « dans la catéchèse, c'est-à-dire aux catéchumènes, » qui en tiraient leur nom. S'il y avait après cela des distinctions, elles dépendaient de la prudence qui distribuait la parole à chacun selon ses besoins, mais non d'une règle faite de cacher la perfection aux fidèles, comme étant profanes à cet égard, et indignes d'en entendre parler.

Et tant s'en faut que la distinction du lait et de l'aliment solide induisit une différence dans les choses qu'on devait apprendre aux uns et aux autres, qu'au contraire saint Augustin, dans un Traité sur saint Jean déjà cité (3), démontre que c'est le même Jésus-Christ et les mêmes vérités, qui selon les différons degrés de connaissance, sont tantôt lait et tantôt aliment solide ; lait pour les uns, aliment solide pour les autres : d'où il conclut contre les hérétiques, qu'il n'est pas permis de croire ni d'enseigner qu'il y ait des vérités qu'on doive enseigner aux fidèles, comme plus solides que celles qu'on leur a apprises en les faisant chrétiens. Et il montre aussi que le terme de fondement est plus propre pour exprimer ce qu'on donne aux commençants, que celui de lait ou d'aliment solide, parce qu'en prenant le solide, on perd le lait, au lieu qu'en élevant l'édifice , on conserve le fondement. Ainsi toutes connaissances qui appartiennent à la foi sont communes entre les fidèles, et il n'y a de différence que du plus au moins.

 

1 Strom., lib. V, p. 578. — 2 Ibid., p. 579. — 3 Tract. XCVIII, ubi sup.

 

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C'est aussi l'esprit de saint Clément dans le lieu que nous traitons. Ce qu'il veut qu'on cache, « c'est, dit-il, la contemplation, qui sont les chairs et le sang du Verbe, c'est-à-dire la compréhension de l'essence et de la puissance divine (1). » Or on peut bien, à ne regarder que le degré du plus au moins, en donner plus aux uns qu'aux autres. Mais qu'il y ait quelque chose à dire sur les grandeurs de Dieu, dont on juge indigne le peuple fidèle, c'est un discours inouï et insoutenable.

Saint Augustin nous est ici un grand exemple. Il n'y a aucune vérité de la religion, aucune sublimité de contemplation qu'on trouve dans ses écrits les plus profonds, qu'on ne trouve aussi dans les sermons qu'il a faits au peuple. Tout ce qu'il y fait, c'est d’amener les choses de plus loin, et de les proposer d'une autre manière ; ce qui supposait dans l'Eglise différents degrés de connaissance, mais jamais rien dont le peuple fût jugé indigne, et où on le regardât comme profane.

Ainsi le petit nombre à qui les saintes traditions dévoient passer sans écrit, n'est pas le petit nombre de ceux qui étaient dans l'état passif. A Dieu ne plaise. Nous avons vu en quel sens les traditions chrétiennes , quoique universelles dans l'Eglise à l'égard du monde, sont de peu de gens. Elles sont encore de moins de gens, si l'on regarde ceux qui sont préposés pour les enseigner et auxquels le peuple en doit croire ; et elles sont enfin de moins de gens et d'un nombre en lui-même très-petit, si l'on s'arrête à ceux qui en profitent, qui après tout sont les seuls dans qui les traditions chrétiennes subsistent dans leur perfection. Car, comme dit saint Clément, « que sert la sagesse qui ne rend pas sage (2)? » Ainsi il sera toujours véritable que, selon cette secrète révélation qui mène à la pratique, Jésus-Christ est révélé à très-peu de gens, et l'effet de la tradition a passé à peu. Mais que pour cela il faille penser « que ce peu à qui ont passé les saintes traditions, » soient des gens d'un certain état particulier, ce serait vouloir tout confondre. Car il s'agit ici « de la tradition qui vient de la connaissance ou de la gnose gnostike paradosis. » Or cette connaissance n'est « autre chose que la science des choses qui seront

 

1 Strom., lib. V, p. 579. — 2 Ibid., lib. I , p. 275.

 

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et qui ont été, » en tant qu'elles ont été révélées par les prophètes et par Jésus-Christ. Car en vain écouterait-on la philosophie, quelque ostentation qu'elle fasse de science, « si en se rangeant sous la discipline (de Jésus-Christ) on n'écoutait la voix prophétique, où l'on apprend comment sont, comment ont été, comment seront les choses présentes, passées et futures, » c'est-à-dire ce qui regarde l'avènement de Jésus-Christ et l'établissement de son Eglise. Voilà ce qui est présent : les prédictions et les figures, voilà le passé : les promesses et les récompenses, voilà le futur. Voilà manifestement, selon la suite du discours et de tout le livre, comment il faut entendre saint Clément. Et cela, qu'est-ce autre chose, sous le nom de tradition, que tout le corps de la doctrine chrétienne? Et c'est aussi sans difficulté ce qui doit passer à peu de gens dans tous les sens que nous avons vus.

Il me reste encore un passage qui m'était presque échappé, qui est celui où saint Clément dit que « la tradition gnostique ou intellectuelle était un don spirituel qui ne se communiquait qu'en présence, et qu'on ne pouvait pas donner par une épître (1). » Toutes les fois qu'on trouve les mots de gnostique et de spirituel, il faut toujours que ce soit l'état passif. Mais je demande pour quelle raison on ne pouvait point alors en parler dans une épître? D'où en venait la défense ou l'impossibilité? Prenons un sens plus naturel. Ce qu'on ne pouvait point enseigner par lettres, ce pourquoi une épître, quelque longue qu'elle fût, était trop courte, selon les termes de saint Clément en ce lieu, « c'était la plénitude de Jésus-Christ que saint Paul désirait de leur expliquer de vive voix, les appelant à Jésus-Christ par la prédication du mystère qui avait été tenu caché dans tous les siècles précédents, mais qui maintenant était découvert par les Ecritures prophétiques, pour en établir la connaissance dans tous les gentils, selon le commandement du Dieu éternel (2) : » toutes paroles choisies pour expliquer non pas un état particulier, sans lequel on peut être saint et très-grand saint, mais la commune profession du christianisme. C'était donc un si grand mystère, que saint Paul ne le voulait pas renfermer dans les bornes étroites d'une

 

1 S. Clem., lib. V, p. 578.— 2 Rom., XVI, 25, 26

 

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lettre, sentant qu'il avait besoin, pour en décharger son cœur, de toute l'étendue de ces discours de vive voix qu'il faisait durer bien avant dans la nuit avec le ravissement de tous ses auditeurs.

Et quand on ne voudrait pas s'attacher au mot d'épître, mais étendre généralement l'expression de saint Clément à toute écriture, nous avons fait voir comment il y a dans la manière d'expliquer tous les mystères du christianisme, tant pour la contemplation que pour la pratique, je ne sais quoi qu'on ne peut expliquer que de vive voix, le consignant «dans les cœurs nouveaux, comme dans un livre préparé par le Saint-Esprit, » ainsi que saint Clément le dit ailleurs. Laissons donc ces traditions particulières à ceux qui veulent tromper, et n'en reconnaissons point que celles qui sont publiques dans toute l'Eglise, et dont le bruit éclate dans tout l'univers.

 

SECTION XII.
Réflexions sur les trois auteurs dont on vient d'examiner les passages.

 

Si une chose aussi extraordinaire que la tradition cachée dans l'Eglise était véritable, on en trouverait des marques dans tous les écrivains ecclésiastiques. On n'en voit pas le moindre vestige. Trois auteurs qu'on allègue seuls ne disent rien de semblable, et ne connaissent pas d'autres traditions que celles qu'on trouve partout, et qu'on appelle les Traditions apostoliques. Mais pour en montrer l'impossibilité absolue, recueillons-nous un moment sur ces trois auteurs.

Pour saint Clément d'Alexandrie, le plan qu'on lui donne est premièrement, comme nous l'avons observé d'abord, que voulant montrer les beautés de la religion chrétienne, et y attirer les infidèles, il ne parle que d'un état inconnu, sans lequel on peut être parfait chrétien. Je ne sais pas comment on dévore cette absurdité. En voici une autre : c'est qu'on met entre les mains de tous les chrétiens un livre qu'ils sont incapables d'entendre, et qu'il n'est pas permis de leur expliquer. Le fait est constant. Saint Clément déclare partout qu'il affecte de se rendre inintelligible à ceux qui ne sont pas du secret. Personne n'en est que les

 

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passifs, qui sont obligés do réputer tout le reste des chrétiens profanes à leur égard et indignes de leur mystère. Mais par où donc y venait-on? De quel directeur attendait-on l'avis pour y entrer? Qui donnait le pouvoir de s'ouvrir à eux, et qui levait les défenses de parler à ces profanes ? A cette heure, il n'y a rien de surprenant : on peut parler à qui l'on veut de tout ce qu'on veut. Il est vrai qu'il faut recourir à un directeur expérimenté et habile ; mais chacun croira que c'est le sien. Mais du temps de saint Clément, quand on commençait à devenir un peu passif, à qui s'adressait-on? A l'évêque, à quelque prêtre désigné par lui, à tel prêtre qu'on voulait. Attendait-on que Dieu fit quelque chose d'extraordinaire, et n'y avait-il point de voies communes pour trouver ce directeur qu'on cherchait ?

Ceux qui voulaient se faire chrétiens, savaient bien qu'il y avait une religion chrétienne qui avait ses évêques, ses prêtres, à qui le premier venu les conduisait ; mais qui savait qu'il y eût un état passif? On n'en voit rien dans les livres, on n'en voit rien dans les sermons ; on ne savait pas qu'il y eût une tradition cachée : car on a beau dire, personne n'en parle, et l'on ne trouve dans saint Clément que les traditions apostoliques, qui sont le fondement de l'Eglise.

Venons à Cassien. Celui-là est inexcusable d'avoir révélé le secret de la passiveté et celui de la tradition secrète, encore plus important. Son livre du moins devait être caché au commun des chrétiens et même des moines, autant que les catéchèses sur l'Eucharistie l'étaient aux catéchumènes et aux infidèles. Son livre cependant est entre les mains de tout le monde, et il n'a point de scrupule d'avoir trahi un secret de religion.

Ceux qui ont cherché des raisons pourquoi l'ouvrage du prétendu Aréopagite est demeuré inconnu durant tant de siècles, disent qu'on n'osait le découvrir à cause des mystères qu'il contenait, qu'on devait cacher aux infidèles, mais on ne s'est jamais avisé de dire qu'on devait encore les cacher à la plupart des chrétiens. En effet, les Noms divins, la céleste Hiérarchie, et du moins la Théologie mystique, où l'on prétend que tout le secret de l'état passif est divulgué, ne devait pas être commun parmi les fidèles.

 

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La prétendue tradition cachée subsistait encore de son temps, puisqu'on veut même qu'il l'ait reconnue. Son livre néanmoins fut connu. Si les catholiques ne voulaient pas d'abord le reconnaître, ce n'est point qu'on en fit un mystère. C'est qu'on ne pouvait croire qu'un auteur si ancien parût tout à coup, sans qu'on en eût jamais ouï parler. Les sévériens qui le produisaient pouvaient dire : Nous n'osions en parler, et il n’était connu que d'un petit nombre de mystiques.

Après tout on avait raison, selon l'esprit des mystiques mêmes. Il n'y a là aucune partie de leurs dogmes : la ligature des puissances y est inconnue : ce qu'on entendait par le mot de contemplation est toute autre chose que l'oraison de simple présence, dont on n'entend pas seulement parler. Il est vrai qu'on exclut les sens et l'intelligence ; mais c'est par choix et non pas par impuissance de s'en servir. Tout le reste, qu'on trouve dans ce livre, se trouve partout et en particulier dans saint Augustin, plus simplement, plus nettement et plus exactement. Il n'en fait point de mystère, et loin d'approuver les traditions secrètes, il les rejette.

Personne en effet ne les approuve. On n'entend jamais ce mot de caché que par rapport à ceux qui n'étaient pas encore dans l'Eglise. Pour les traditions apostoliques connues de tous les fidèles, tous les Pères, tous les conciles les célèbrent. Je m'en tiens là; et sans hésiter, je mettrai les traditions cachées avec l'Eglise invisible.

 

CHAPITRE XVII.
Du secret qu'on doit garder sur la gnose.

 

Ce qu'il y a de plus considérable dans ce chapitre a été vu dans le précédent, et il n'y a plus que cette question à examiner.

 

SECTION I.
Qu'est-ce donc que saint Clément a voulu cacher?

 

Après beaucoup de raisonnements et de passages sur le secret de la gnose, on en vient de part et d'autre à cette demande :

 

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Que voulait dire saint Clément, lorsqu'après avoir avancé les choses les plus étonnantes, il s'arrête tout court en ajoutant : « Je tais les autres choses en glorifiant le Seigneur (1) ? » Ailleurs : Tout ce qu'il dit « est un essai, il ne faut pas découvrir le reste (2). » Partout ce sont des chiffres, des notes secrètes, des abrégés, des semences de discours plutôt que des discours mêmes : « que ceci soit dit aux Gentils, spermatikos, en germe, en semence. » Pour se mieux cacher, il affecte de parler sans suite, souvent il embarrasse et il entortille exprès son discours ; car au reste quand il veut parler nettement, il le sait bien faire.

Sur cela, l'auteur des Remarques demande ce qu'il veut cacher. Il ne s'agit pas de la foi commune des chrétiens. Saint Clément a dit cent fois qu'il pense à quelque chose de plus haut; ajoutons : Ce ne sont pas même les dogmes du christianisme. Il déclare en un endroit qu'il ne veut point parler des dogmes; et il faut entendre partout qu'un des mystères qu'il cache, est celui de la doctrine des mœurs et de la perfection du christianisme ; ce ne peut donc être que l'état passif.

Si ce dénouement était net, l'auteur des Remarques serait hors d'affaire ; mais il n'est pas moins embarrassé de l'objection, que le pourraient être les autres lecteurs. « Le sage lecteur me demande, dit-il, qu'est-ce que saint Clément a pu donc vouloir cacher sur la gnose, puisqu'il dit si clairement, et avec tant de répétition, des choses qui semblent si outrées (3)? En effet qu'y a-t-il à ménager après l'impatibilité, l'imperturbabilité, l'inamissibilité et tout le reste qu'on a vu? A cela il fait deux réponses, dont il faut examiner la solidité, avant que d'apporter le vrai dénouement.

« La première, c'est qu'il n'a point parlé des purifications par lesquelles le simple fidèle devient gnostique (4). » A vous entendre, on dirait qu'il a parlé de tout l'état passif et de toutes ses impuissances ; mais il n'y en paraît pas une syllabe. Tout regarde la perfection du chrétien par des voies précautionnées, actives par conséquent, par demandes, par actions de grâces, par toutes les

 

1 Rem., p. 310, 377; S. Clem., lib. VII , p. 706. — 2 Ibid., p. 752. — 3 Ibid., p. 387, — 4 Ibid., p. 386.

 

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voies ordinaires, et sans qu'il soit mention de ligature des puissances. Au reste s'il était le seul à ne point parler des purifications, on pourrait croire que c'est un mystère; mais personne n'en a parlé non plus que lui. Toute l'antiquité ignore également ce purgatoire particulier, que les mystiques posent comme nécessaire en cette vie, pour éviter celui de l'autre. Saint Augustin et les autres Pères ne nous ont proposé que la pénitence, les aumônes et les autres exercices actifs, avec lesquels ils ont cru qu'on pouvait sortir de ce monde sans péché. Ainsi toutes ces épreuves passives peuvent bien être très-véritables , et avoir leur effet. L'erreur est de les rendre nécessaires à éviter le purgatoire de l'autre vie ; et il ne fallait pas craindre que saint Clément fût tenté de dire sur ce sujet-là ce qui en effet n'était pas.

Vous dites cependant à ce propos une parole admirable, qui est que « les philosophes ne voulaient que des vertus triomphantes (1) ; » et cela servira beaucoup au dénouement que nous cherchons.

« Ma seconde réponse, dites-vous, est que les choses qui paraissent les plus excessives dans saint Clément, ne laissent pas de faire un tout aussi obscur et aussi embrouillé qu'il l'a prétendu (2). » Vous alléguez votre expérience, et la peine que vous avez eue « à rassembler dans sept livres fort longs les morceaux épars d'un système qui sont confondus avec une infinité d'autres matières. » La grande peine n'est pas de ramasser ces morceaux épars ; c'est un travail mécanique, pour ainsi parler, et qui n'a besoin que de patience. Ainsi votre grande peine, que j'oserai bien vous expliquer à vous même, c'est d'avoir voulu faire un corps, non pas de saint Clément avec lui, mais avec les nouveaux mystiques, bons ou mauvais, auxquels il ne songea jamais.

Pour fortifier votre expérience, vous alléguez encore à chacun

« la sienne propre et celle de tant de savants I.....nées . qui ont lu

jusqu'ici saint Clément sans soupçonner même qu'il ait jamais parlé de la voie passive des mystiques. » Voilà en effet la vraie cause de votre tourment, d'avoir voulu trouver dans un auteur ce qui n'y était pas, et selon vous-même, ce que nul autre n'y

Rem., p. 388. — 2 Ibid., p. 389.

 

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avait encore aperçu. Car en vérité c'était un vain travail et un inutile tourment d'un bel esprit, de chercher dans ce Père cet acte perpétuel irréitérable, et cette distinction de demandes actives et passives, et ces impuissances de faire les actes commandés, et ces réductions de ces actes à des actes éminents et implicites, qui est un moyen d'éluder tout ; et cette simple présence ou ce dénouement de toute image ou idée intellectuelle distincte, qui exclut toute attention aux attributs absolus et relatifs et à Jésus-Christ crucifié; et toutes les autres erreurs des nouveaux mystiques, que vous avez voulu, bon gré, malgré, trouver dans saint Clément d'Alexandrie, à la réserve de ce qui regarde Jésus-Christ, dont vous ne parlez pas dans vos Remarques sur cet auteur, quoique vous approuviez, hélas ! trop expressément en d'autres endroits, la doctrine des nouveaux mystiques. On cherche inutilement tout cela dans la doctrine de saint Clément qui n'y songea jamais, et dont on trouve le contraire exprimé dans ses écrits. On a entendu cet auteur sans tout cela, en y trouvant seulement l'idée d'un parfait chrétien ; c'est-à-dire de celui qui par l'exercice de la piété, l'a tournée en habitude formée. Les anciens bien certainement ont entendu saint Clément, dont ils ont pris beaucoup de choses, et entre autres son apathie, qu'on trouve dans tous les spirituels grecs ; mais avec les correctifs nécessaires que vous n'avez pas assez cherchés dans cet auteur. Car vous les y auriez trouvés ; et au contraire, quand ils se sont présentés, vous les avez éloignés. Saint Jérôme assurément a cru entendre ce docte auteur à qui il donne les justes louanges que vous rapportez. On doit même croire qu'il l'a entendu, puisqu'un si grand saint sans doute, n'était pas de ces profanes à qui les mystères étaient cachés, mais de ceux qui étant instruits les entendaient, encore qu'ils ne fussent exprimés qu'à demi mot. Or, s'il avait entendu dans cet auteur l'état passif des nouveaux mystiques, on en verrait quelque chose dans ses écrits. Néanmoins non-seulement on n'y en voit rien, mais on y voit tout le contraire de cet acte perpétuel irréitérable : tout le contraire de la ligature perpétuelle des puissances pour exclure les demandes et les pieuses réflexions sur les dons : tout le contraire de cette apathie outrée qui exclut tous les bons

 

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désirs que le libre arbitre peut produire et exciter, étant lui-même excité par la grâce.

Prenons donc une voie plus simple et plus naturelle pour expliquer le dénouement du secret de saint Clément, sans le tirer par force à la doctrine des nouveaux mystiques, tellement inouïe parmi les fidèles, qu'on est contraint d'avoir recours à la dangereuse chimère de la tradition invisible pour l'introduire dans l'Eglise.

Ce dénouement consistera premièrement, dans cette belle parole que j'ai recueillie de votre bouche : que les païens ne voulaient que des vertus triomphantes. C'était pour les attirer que saint Clément expliquait à pleine bouche leur apathie, leur ataraxie, leur inamissible constance. Mais encore qu'il n'oubliât pas les correctifs, il ne les étalait pas avec tant de force, se contentant de les semer de çà et de là, et encore assez souvent par de petits mots que nous avons remarqués ; mais il n'a jamais expliqué à fond cette sentence de saint Paul, qui fait la merveille de la perfection de cette vie : Ma force se perfectionne dans l'infirmité; en sorte que plus on a de cette sorte de faiblesse, plus on est libre, plus on est parfait, plus on est assuré, plus on est humble. Loin d'exposer cette belle idée, saint Clément semble plutôt avoir voulu la cacher aux platoniciens, aux stoïciens, aux autres philosophes, dont l'orgueil n'aurait pas pu la porter, non plus que l'accommoder à l'idole de la vertu qu'ils s'étaient formée. C'a été dans cet esprit qu'il a caché à ces superbes les infirmités du Dieu-Homme agonisant dans les approches de la mort, et les faiblesses des apôtres, leurs petites aigreurs, leurs gémissements secrets, et l'humble reconnaissance de leur infirmité, nécessaire pour rabattre en eux les sentiments d'orgueil. Saint Clément n'ignorait rien de tout cela, et ignorait encore moins que tout cela était un moyen d'élever la perfection chrétienne jusqu'au comble ; mais il n'a voulu montrer aux philosophes que le côté qui leur pourrait plaire, en attendant que le baptême et la simplicité et docilité de l'enfance chrétienne les rendit capables du reste. C'était aussi à ce temps qu'il leur réservait la pleine compréhension de la corruption originelle qu'on ne connaît jamais

 

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assez, que lorsque par le désir du baptême on sent le besoin de renaître. Dans cette renaissance du chrétien, la continuation des mauvaises inclinations restées pour le combat et pour l'exercice, était encore un des mystères réservés par notre prudent auteur. En ce sens j'avoue avec vous, qu'il leur a caché les épreuves qui consistent en partie dans ce qu'on vient de réciter ; et je profite avec joie de vos lumières.

La seconde partie du secret de saint Clément consiste dans les dogmes sublimes et impénétrables de notre religion, que saint Clément insinue plutôt par-ci par-là, qu'il ne les montre tout de suite et à découvert. C'est donc là une partie et sans doute la principale de son secret. Car encore qu'en quelques endroits il semble le renfermer tout entier dans la doctrine des mœurs, il ne parle pas toujours de même; et en tout cas il faut se souvenir que dans ces endroits où il semble tout réduire aux mœurs, il met parmi les mœurs le culte de Dieu et de son Fils ; et c'est là qu'il ne dit pas tout et ne parle que confusément de la Trinité et du culte du Saint-Esprit, enveloppant même souvent la génération du Verbe dans des termes ambigus; car s'il avait tout expliqué, les philosophes n'auraient pu porter une si pure lumière.

Je mets parmi les mystères celui de la grâce et de la prédestination, que saint Clément enveloppe sous des expressions assez imparfaites, encore que par-ci par-là, il jette des semences claires de la vérité, qui en se couvrant aux profanes selon son dessein, se faisaient sentir à tous ceux qui étaient instruits.

C'est encore un grand mystère que celui des sacrements de l'Eglise, en particulier du baptême, dont il n'y a presque rien dans saint Clément, et de la sainte Eucharistie dont il parle encore moins, n'en jetant que deux ou trois mots capables de réveiller l'attention des fidèles, et de renouveler dans leurs cœurs la merveille de leur incorporation à Jésus-Christ, sans néanmoins que les païens y pussent rien comprendre.

Il ne faut pas non plus chercher dans saint Clément d'Alexandrie, dans toute son étendue, cette admirable familiarité et ces doux colloques de l’âme avec Dieu, comme d'égal à égal; et ce

 

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Père se contente d'en poser les fondements certains, mais encore assez éloignés. C'est pourquoi on n'y trouve point ces douces idées des noces spirituelles, ni rien du Cantique des cantiques, non plus que de l’Apocalypse, où ces secrètes caresses et correspondances sont expliquées.

Quand je dis : Rien sur l'Apocalypse, je veux dire si peu de chose, qu'il semble n'en avoir parlé que pour montrer qu'il n'était pas de ceux qui rejetaient ce divin livre. Mais au reste il n'a osé étaler aux païens la gloire de la céleste Jérusalem, le règne des Saints avec Jésus-Christ, leur séance dans son trône, ni le reste en quoi consiste la gloire des Saints, qu'il ne montre qu'obscurément et en général aux païens, et encore, autant qu'il le peut, selon les idées des philosophes, parce qu'ils n'auraient pas pu soutenir le riche détail des récompenses éternelles, ni comprendre que l'homme eût pu être élevé si haut.

Pour toutes ces raisons et pour beaucoup d'autres, qu'on aurait pu recueillir avec plus de soin, il ne faut pas être surpris que ce docte Père, dans les endroits où il semble avoir pris son cours pour énoncer les choses les plus merveilleuses, si vous voulez les plus étonnantes, quoique jamais que je sache il ne les donne sous ce nom, se réprime lui-même, et dise tout à coup : « Je tais le reste en glorifiant le Seigneur (1). »

Il proposait en ce lieu les châtiments qui sont de deux sortes : châtiments correctifs et émendatifs, s'il est permis d'inventer ce mot, par conséquent temporels ; ou purement vindicatifs, où la justice divine ise satisfait elle-même par des supplices éternels. On sait sur cela les sentiments de Platon et des philosophes, qui n'admettaient des peines que du premier genre. Il entre dans leur sentiment en proposant des châtiments nécessaires, disait-il, à la bonté du grand Juge (2), pour empêcher le cours des crimes, ou corriger à la fin ceux qui les commettent. Jusque-là les philosophes étaient contents. Mais pour ce qui est de ces pures peines que la justice rendait éternelles pour se contenter elle-même, ils ne les pouvaient supporter, aimant mieux admettre des révolutions infinies dans les âmes qu'une si affreuse éternité.

 

1 S. Clem., lib. VII, p. 700. — 2 Ibid., p. 705.

 

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Pour n'entrer donc pas dans ces peines qui eussent trop effrayé les païens, comme elles ont fait Origène même, disciple, mais non en cela, de saint Clément, il évite cette question, et se contente de dire en général qu'il y aura un jugement parfait en toutes ses parties : ce qui signifie bien en général un jugement sans miséricorde, sans ménagement, sans réserve, et dont l'effet est éternel ; mais comme ce n'est pas tout dire, et au contraire que c'est éviter le particulier pour la raison qu'on vient de voir, il a raison d'ajouter : Je tais le reste, passant aussitôt à la gloire des bienheureux, dont il ne craint point de montrer l'éternité. On voit donc, sans songer à l'état passif, qu'il a raison de se taire, comme il dit, en glorifiant le Seigneur, et pour ne point exposer aux blasphèmes des infidèles la sévère et implacable justice de Dieu, dont aussi je ne vois pas qu'il ait rien dit dans tout son ouvrage.

On pourrait peut-être montrer des raisons particulières de se taire, dans la plupart des endroits où il en revient au silence ; mais ce serait un soin superflu, et il suffit que nous voyions en général des raisons solides de supprimer beaucoup de choses excellentes, et même de déclarer l'affectation de les supprimer, qui entre tous les bons effets qu'elle produisait, avait encore celui-ci que saint Clément répète souvent, d'aiguiser les esprits et de les excitera la connaissance de la vérité.

Voilà sans doute un dessein digne d'un grand homme, et une parfaite apologie de la religion chrétienne, puisque tout y tend à cette conséquence, « Donc notre doctrine est la seule enseignée de Dieu, theodidactos, puisque c'est d'elle que dérivent toutes les sources de la sagesse qui tendent à la vérité comme à leur but; » et c'est la conclusion qu'il ne cesse de répéter en diverses sortes dans tout son ouvrage, et qui en effet, comme il le déclare partout, en fait la dernière.

Son dessein est donc, non pas d'appliquer à la manière des nouveaux mystiques, le theodidakton un état particulier, ce qui serait petit et absurde ; mais en général à toute la religion chrétienne, qu'il montre principalement dans ceux qui ont formé l'habitude de la piété, comme dans ceux où paraît toute la force des traditions chrétiennes.

 

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SECTION II.
Diverses expressions de l'auteur dans ce dix-septième chapitre.

 

« Ce qu'on écrit sur la gnose est, pour un grand nombre d'hommes, ce que le son de la lyre serait pour des ânes » C'est un passage de saint Clément, où ce qu'il faut remarquer, c'est qu'on ne trouvera point qu'on donne ces noms odieux aux fidèles de Jésus-Christ, surtout à ceux qui sont vraiment saints, quand ils seraient encore faibles.

Le passage où le même Père dit que le Sage ne parle point des secrets divins à ceux qui en sont indignes-, ne regarde non plus que les païens, les chrétiens n'étant jugés indignes d'aucune partie de la doctrine de Jésus-Christ.

Ce qu'on ajoute, que ce serait violer le secret de Dieu et trahir le mystère, que de révéler la perfection du christianisme à un fidèle commun, ne peut être souffert ; et en parlant selon les principes des Remarques, c'est mettre au rang des traîtres Cassien et saint Denis.

« Le profond secret avec lequel il croit (saint Clément) devoir cacher religieusement la gnose, suffirait seul pour démontrer qu'elle renferme tout au moins ce que les mystiques ont dit de plus fort sur la vie intérieure (3). » On ne voit pas cette conséquence, ni rien dans saint Clément qui demande qu'on ait recours aux discours des nouveaux mystiques. Le reste de cet endroit a été examiné ailleurs.

« Ce qui néanmoins est étonnant, disent les Remarques (4), c'est que ce Père si sage et si éclairé ait dit tant de choses sur un secret qu'il ne voulait pas découvrir : que n'eût-il pas dit s'il eût parlé à découvert? » Cela montre que les prodiges d'apathie, d'imperturbabilité, d'inamissibilité, de suffisance à soi-même et d'exemption de péril, jusqu'à n'avoir besoin ni de vertus, ni de demandes, ni des autres actes commandés au chrétien et les autres si excessifs, avec la vision de face à face, la prophétie et l'apostolat

 

1 Rem., p. 370 ; S. Clem., lib. I, p. 270. — 2 Rem., p. 362; S. Clem., lib. VI, p. 671. — 3 Rem., p. 384. — 4 Ibid., p. 391.

 

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par état, qu'on établit ici si sérieusement, ne sont que la moindre partie des excès qu'on a dans l'esprit.

« Nul chrétien pathique, quand même il serait docteur, ne peut le comprendre et encore moins le juger (1). » Ce discours et tous les autres semblables, qui réservent le jugement des nouveaux mystiques aux seuls expérimentés, les mettent au-dessus des censures de l'Eglise, et les remplissent d'un esprit d'orgueil, d'illusion et de schisme.

Je me souviens d'un endroit dont on se prévaut, où saint Clément dit « que le gnostique se contente d'un seul auditeur (2). » Le sens du Père est très-sain, puisqu'il fait voir qu'un homme zélé pour la vérité, sans affecter d'être le docteur de la multitude, se croit trop heureux de trouver un seul auditeur, à qui il puisse insinuer secrètement la vérité. Mais de la manière dont il est tourné dans les Remarques, qui l'appliquent à un état particulier, qui peut même ne se trouver pas toujours dans l'Eglise, il fait craindre un esprit d'affectation et de singularité.

Enfin lorsqu'on offre au nom de Ions les mystiques, de réduire les expressions étonnantes de saint Clément au sens le plus modéré, le plus adouci et le plus correct qu'on voudra, en toute rigueur théologique : si c'est un discours sérieux, on se regarde comme à la tête des nouveaux mystiques ; et quand ce seraient des discours vagues qu'on dit par présomption, l'on ne s'exempte pas de témérité, puisque les expressions dont on parle, réduites à la rigueur théologique, excluent manifestement la ligature absolue des puissances pour les demandes actives et les autres actes dont on a parlé; de sorte que ou l'on promet trop, ou l'on renonce au système, ce que je souhaite et espère de voir bientôt.

 

1 Rem., p. 395. — 2 S. Clem., lib. I, p. 294.

 

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