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SOMMAIRE DE LA DOCTRINE
DU LIVRE QUI A POUR TITRE :
EXPLICATION DES MAXIMES DES SAINTS, ETC.,
DES CONSÉQUENCES QUI S'EN ENSUIVENT;
DES DEFENSES ET DES EXPLICATIONS QUI Y ONT ÉTÉ DONNÉES.

 

TRADUIT DU LATIN.

 

SOMMAIRE DE LA DOCTRINE  DU LIVRE QUI A POUR TITRE :  EXPLICATION DES MAXIMES DES SAINTS, ETC.,  DES CONSÉQUENCES QUI S'EN ENSUIVENT;  DES DEFENSES ET DES EXPLICATIONS QUI Y ONT ÉTÉ DONNÉES.

I. — Nécessité et partage de cet ouvrage.

II. — Première partie : Sommaire de la doctrine du livre.

III. — Seconde partie de cet écrit : Des conséquences, et premièrement des actes vicieux joints ensemble avec la vertu.

IV. — Du consentement à la haine de Dieu , et des autres effets de la damnation.

V. — Du fanatisme.

VI. — Des autres conséquences.

VII. — Troisième partie de cet ouvrage : Des défenses et des explications de l'auteur : et premièrement de ses défenses.

VIII. — Première partie de la défense : De la charité désintéressée et exempte du motif de la béatitude.

IX. — Seconde partie de la défense : Que l'espérance commandée par la charité, n'est pas moins désintéressée que la charité même.

X. — Quel est véritablement l'amour pur.

XI. — Des explications de l'auteur : quelles elles sont en général, et quel est son style.

XII. — Son embarras et ses contradictions.

XIII. — Pourquoi on ne peut recevoir les explications de l'auteur.

LETTRE DE L'AUTEUR.  A S. E. MONSEIGNEUR LE CARDINAL SPADA:  Jacques Bénigne Bossuet, Evêque de Meaux, offre le salut et le respect.

 

 

I. — Nécessité et partage de cet ouvrage.

 

Après que nous avons été contraints par l’auteur même, en nous appelant jusqu'à deux fois en témoignage et comme en garantie de sa doctrine, de déclarer au saint Siège, le plus simplement et le plus brièvement quil a été possible, notre sentiment sur sou livre ; voici ce qui reste à faire. Premièrement, sa doctrine étant proposée en abrégé, j'en déduirai plus au long les conséquences, que nous n'avons fait que toucher légèrement : ensuite, je rapporterai les défenses et les explications dont ce prélat se sert, sans dessein de l'offenser, dont je suis très-éloigné.

Car, quoique ce prélat que j'honore, semble vouloir mettre sa principale défense à me faire regarder comme sa partie et son accusateur ( ce que je ne puis taire, ni aussi le dire sans une extrême douleur), Dieu m'est témoin que toute ma vie je n'ai rien eu tant à cœur que son amitié, l'entretenir et y correspondre par toute sorte de moyens ; sans que jamais il y ait eu entre nous la moindre division, si ce n'est depuis ce livra malheureux.

Il est inutile de rapporter les bruits que ce livre excita dès qu'il parut : mais l'abrégé de la doctrine qu'il contient, que j'ai réduite à ces principaux chefs, fera voir la cause d'un soulèvement si général.

 

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II. — Première partie : Sommaire de la doctrine du livre.

 

L'auteur s'étant proposé de conduire les âmes qu'il nomme parfaites, à faire volontairement le sacrifice de leur salut éternel, semble être arrivé à cette extrémité par ces degrés.

1. Que le mérite, la perfection, le salut, et le bonheur éternel, est cet intérêt, ce motif mercenaire que le pur amour rejette, et qu'il ne peut se proposer comme un motif pour s'exciter à servir et à aimer Dieu (1).

2. Que le désir du salut est bon, mais qu'il ne faut rien désirer que la volonté de Dieu (2).

3. Qu'il faut admettre l'indifférence pour tout le reste, même pour le salut et pour tout ce qui y a rapport (3) : toutes propositions erronées et hérétiques, comme l'auteur même les a reconnues par sa propre signature (4).

4. Que la sainte indifférence admet des désirs généraux pour toutes les volontés de Dieu que nous ne connaissons pas (5).

5. Par là s'ouvre la voie qui conduit l’âme à faire le sacrifice absolu de son salut éternel, même par un acquiescement simple et avec la permission du directeur : en sorte qu'une âme sainte fasse cet acquiescement simple à sa juste condamnation et réprobation par un désespoir involontaire et invincible (6).

6. Que les âmes parfaites, comme celle de saint François de Sales, ont une persuasion invincible qu'elles sont en cet état, et par conséquent dans le désespoir, en sorte qu'il est inutile de leur proposer aucun moyen d'en sortir, pas même le dogme de la foi sur la volonté de Dieu de sauver tous les hommes (7).

7. Qu'alors l’âme est divisée d'avec elle-même, et que dans cette séparation elle conserve avec l'espérance parfaite un plein et parfait désespoir (8).

8. Que les âmes ainsi désespérées expirent sur la croix avec

 

1 Expl. des Max., etc., p. 10, 57, 135, etc. — 2 P. 55, 220. — 3 P. 49, 50, etc. — 4 XXXIV. Art., VIII et XI.— 5 P. 61. — 6 P. 87, 89, 90, 91. — 7 P. 87, 88, 89, 90. — 8 P. 90, 91, etc.

 

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Jésus-Christ, en disant : « O Dieu, mou Dieu, pourquoi m'avez-vous délaissé (1) ? »

9. Que par là on reconnaît en Jésus-Christ un trouble involontaire , que la partie inférieure ne communiquait pas à la supérieure (2).

10. Qu'il faut tellement abandonner à Dieu tout le soin de son salut, qu'on fait consister toute la perfection dans une pure attente de sa grâce : en rejetant tout ce qu'on fait de soi-même, tout propre effort et toute industrie, que l'on dit être un reste d'un zèle demi-pélagien (3).

11. Que dans la contemplation divine l’âme ne s'arrête volontairement , qu'à l'idée purement intellectuelle et abstraite de l'être qui est sans bornes et sans restrictions : qu'elle ne se porte point d'elle-même à tous les autres objets, aux attributs divins absolus et relatifs, ni aux mystères de Jésus-Christ, sinon quand Dieu les lui présente pour objets, et qu'elle y est attirée par l'impression de sa grâce (4) : d'où il arrive qu'en deux temps différents, les âmes contemplatives sont privées de la vue distincte de Jésus-Christ même présent par la foi (5).

12. Que par là on ôte aux vertus particulières leurs motifs qui n'excitent plus: en sorte qu'on n'est plus touché d'aucun motif que de celui du pur amour (6) : on ne veut plus aucune vertu en tant que vertu ; et on rejette de l'état des parfaits les pratiques de vertu (7).

13. On ajoute ces autres propositions : Qu'un amour impie et sacrilège, comme l'amour de pure concupiscence, peut préparer a la justice et à la conversion (8).

14. Que selon saint Augustin, l'amour d'espérance, qui ne vient pas du principe de la charité, vient de la cupidité (9).

15. Enfin, que l'amour justifiant qui recherche la gloire de Dieu principalement et préférablement à tout, est néanmoins un amour intéressé, s'il est excité par le motif du bonheur éternel, quoique rapporté et subordonné au motif principal et à la fm dernière qui est la gloire de Dieu (10).

 

1 Explic. des Max., etc., P. 90. — 2 P. 122, etc. — 3 P. 97, etc. — 4 P. 186, 187, 189, etc. — 5 P. 194, 195, 190, etc. — 6 P. 272. — 7 P. 224, 225, 253. — 8 P. 17, 20, etc. — 9 P. 7, 8. — 10 P. 14, 15.

 

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Ces propositions et tant d'autres répandues dans tout le livre, font qu'il ne peut recevoir aucune explication ni correction.

La source du mal est (ce que la vérité, la nécessité et le salut de l'Eglise nous force de dire, même contre un tel ami) que l'auteur, homme très-subtil, se flattant de bien entendre les mystiques (1), et croyant avoir parlé mieux qu'eux tous de la vie spirituelle et des voies intérieures, est tombé dans ces erreurs très-grièves et très-manifestes, sans qu'il ait été possible de l'en retirer par aucun moyen ; ce que ses amis et ses confrères n'ont pu voir sans une douleur extrême.

Mais le comble de l'erreur est qu'ayant entrepris de parler de l'oraison de quiétude (2), il a été obligé d'avouer que « très-peu d’âmes y sont appelées et y peuvent atteindre, et même que la plupart des saintes âmes n'y parviennent jamais (3), » comme les maîtres de la vie spirituelle en sont tous d'accord ; en sorte qu'il n'a pu nier une maxime aussi certaine et aussi évidente. Et néanmoins qui ne s'étonnera qu'il n'ait pas vu les conséquences qui s'en ensuivent, en faisant surtout consister cette oraison dans l'amour très-pur, très-saint et très-parfait (4)? ce qui l'a réduit à cette extrémité, de reconnaître que tous les chrétiens, pas même les plus saints, ne sont point appelés à la perfection chrétienne qui consiste dans l'amour : au grand mépris du nom chrétien, de la vocation chrétienne et de l'Evangile.

Voilà l'abrégé de la doctrine de l'auteur : conforme aux propositions de Molinos condamnées par le saint Siège, et surtout à la VII, XII, XXXI, XXXV, et autres maximes censurées pareillement dans ce docteur et dans ses sectateurs qu'il est inutile de rapporter, puisque la chose parle d'elle-même, et qu'elle est clairement démontrée dans notre Instruction sur les Etats d'Oraison.

 

1 Avertis., p. 28. — 2 Explic. des Max., etc. p. 203, 204. — 3 Avert., p. 3, 4, dans le liv., p. 34, 35, 201.— 4 Avertiss., p. 16, 23; dans le liv., p. 31, 35, 64, 261, 272, etc.

 

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III. — Seconde partie de cet écrit : Des conséquences, et premièrement des actes vicieux joints ensemble avec la vertu.

 

Venons maintenant aux conséquences. Car nous n'estimons pas seulement ce livre pernicieux, parce qu'il enseigne une doctrine contraire à la foi catholique : mais bien plus, parce qu'il conduit ceux qui n'y prennent pas garde, à des choses encore pires et que l'auteur a lui-même désavouées.

En voici un exemple évident : que par les actes directs et réfléchis l’âme est divisée d'avec elle-même, en sorte que dans cette séparation elle conserve en elle à la fois l'espérance parfaite dans l'acte direct, et un plein et parfait désespoir dans l'acte réfléchi comme on vient de voir dans cet écrit (1). Que de la même manière le plein et parfait consentement à l'infidélité se pourra trouver dans l’âme avec la foi parfaite ; et que la victoire sur la tentation dans l'acte réfléchi ne chasse point le péché auquel l’âme est sollicitée : ce qui ayant lieu également dans toute autre sorte de crimes, il s'ensuit que les vertus peuvent être ensemble avec tous les vices qui leur sont opposés : ce qui ouvre la porte aux abominations, que notre auteur déteste, je l'avoue, dans Molinos, avec toute l'Eglise ; et que néanmoins il établit par la force de ses principes, et parles conséquences claires et évidentes qui s'en ensuivent.

 

IV. — Du consentement à la haine de Dieu , et des autres effets de la damnation.

 

C'est ce que disait le Prophète : « Les œufs de l'aspic sont éclos, et de ce qui a été couvé il en sortira une vipère (2). » Il est vrai que notre auteur rejette avec horreur les conséquences qui suivent de l'acquiescement simple à sa juste condamnations, qui sont non-seulement la cessation de l'amour de Dieu, mais même sa haine : et néanmoins ces conséquences suivent de ce principe. Car, puisque ceux qui acquiescent à leur juste réprobation, le font par un

 

1 Ci-dessus, n. 2, propos. 7. — 2 Isai., LIX , 5. — 3 Explic. des Max., etc.. p. 91, 92.

 

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zèle insensé pour la justice divine, il faut nécessairement qu'ils la prennent telle qu'elle est en effet en elle-même, et non comme ils se l'imaginent. Or la justice divine considérée en soi a cet effet, d'ùter aux damnés tous les moyens d'aimer Dieu, en les abandonnant tellement à eux-mêmes, qu'ils baissent même la perfection de son être et sa bonté infinie : ce qui est le plus dur châtiment de la justice vengeresse de Dieu sur les impies. Mais quelque horreur qu'aient nos mystiques de ces choses, ils ne peuvent s'empêcher d'y donner lieu, et d'établir par des conséquences les abominations qui leur sont le plus en horreur. Ainsi, en fomentant comme un mauvais germe les principes du molinosisme sans y prendre garde et sans le savoir, ils ne produisent que des choses venimeuses et empoisonnées.

 

V. — Du fanatisme.

 

De là vient aussi le fanatisme encore plus pernicieux. Car, puisque l'on borne le devoir du directeur à laisser faire Dieu, et qu'on lui défend de « parler jamais du pur amour, que quand Dieu par l'onction intérieure commence à ouvrir le cœur (1) : » il s'ensuit qu'on ne peut appliquer à cet amour, auquel consiste la perfection chrétienne, cette parole de l'Apôtre : « La foi vient par l'ouïe, et l'ouïe par la parole de Jésus-Christ ; » ni celle-ci : « Comment croiront-ils en celui qu'ils n'ont pas ouï ! mais comment écouteront-ils, si on ne les prêche (2)? » D'où il faut conclure que s'estimant très-parfaits dans leur esprit, ils s'imaginent être mus par inspiration, et n'avoir plus besoin de se conduire par la parole de Dieu, ou qu'ils prennent pour directeur celui qu'ils croient agité par un semblable transport : ce qui est le pur fanatisme, justement attribué à Molinos et à ses sectateurs, rejeté au contraire par notre auteur (3), et que néanmoins il a établi par une conséquence nécessaire.

Il faut ici rapporter ce que nous avons dit des objets, autres que l'idée purement intellectuelle et abstraite de l'être infini (4) :

 

1 Explic. des Max., p. 16. — 2 Rom., X, 14, 17. — 3 Explic. des Max., etc., p. 68. — 4 Ci-dessus, n. 2.

 

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lesquels selon l'auteur sont présentés à notre esprit par une impression particulière de la grâce et non volontairement : d'où il arrive que les âmes ne s'occupent plus de ces objets par leur propre choix, mais parce qu'elles y sont mues par impulsion.

Il faut encore rapporter au fanatisme les propositions que nous avons citées (1), où sont exclus tous actes de propre effort et de propre industrie. Aussi ces actes sont-ils tellement embrouillés, et embarrassés de tant de difficultés par l'auteur dans l'article XI de son livre (2), qu'il semble ne les avoir proposés aux prétendus parfaits que pour leur inspirer la pensée d'abandonner le soin de leur salut, et de se laisser emporter par leur instinct. L'exception alléguée du cas du précepte est vaine, puisque ce cas est très-rare dans les préceptes affirmatifs ; et qu'à peine a-t-il lieu dans quelques moments de la vie ; en sorte que dans les autres temps les âmes s'imagineront être entraînées par un ravissement divin, et ne se voudront plus conduire par raison ni par prudence.

Cette doctrine est appliquée par l'auteur aux actes même réfléchis (3), qui sont les plus fréquents et les plus libres de la vie chrétienne. Il veut que l'aine soit indifférente à les produire ; en sorte que hors le cas du précepte, qui est très-rare, comme on a dit, elle ne puisse réfléchir sur elle-même et sur ses propres pensées, que quand elle s'y sent attirée par une impression particulière de la grâce, sans se servir presque jamais de son propre choix, de son propre effort, ni de l'excitation de sa propre volonté; mais en arrêtant tous les actes réfléchis, et les tenant comme en suspens dans l'attente de l'impression divine : ce qui accoutume les âmes faibles, mais séduites par cette vaine apparence de perfection à attribuer tous leurs mouvements et toutes leurs imaginations à l'impulsion divine, et à l'attendre dans toutes leurs actions.

 

VI. — Des autres conséquences.

 

Mais quelle illusion est celle-ci, d'accoutumer les âmes à regarder comme intéressés les saints gémissements de l'Eglise,

 

1 Ci-dessus, n. 2.— 2 Explic. des Max., etc.. p. 95, 97, 99, etc.— 3 P. 117, 118.

 

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pressée dans cet exil du désir de posséder son Epoux au milieu des joies du ciel? d'estimer un saint Paul mercenaire, lorsqu'il est avide du bonheur d'être avec Jésus-Christ (1), comme d'un gain qui anime son espérance ; et les martyrs mercenaires aussi, lorsque se voyant avec le même saint Paul (2) des victimes destinées à la mort et prêtes à être immolées, ils se sentent plus puissamment excités par la récompense prochaine ? Par la même raison il faudra encore écouter comme intéressée cette parole de saint Ignace, lorsque s'animant à irriter contre soi-même les bêtes auxquelles il était condamné, il disait : « Je sais ce qui m'est avantageux ; » par où ce saint homme excitait en son cœur ce noble intérêt de posséder Jésus-Christ. Il y a un semblable inconvénient à réputer mercenaires tous les saints lorsqu'ils s'écrient en mourant : « Seigneur, je remets mon âme entre vos mains ; » et encore : « Seigneur Jésus, recevez mon esprit ; » et encore : « Les justes attendent que vous me donniez ma récompense ; » et tant d'autres paroles, poussées par le mouvement d'un saint et chaste amour. Que si les âmes méprisent ces sentiments, si elles ne trouvent en Dieu et en Jésus-Christ d'autre nourriture de leur piété, que la seule idée purement intellectuelle et très-abstraite de l'être infini ; enfin si Jésus-Christ même leur tourne à dègoùt : que reste-t-il autre chose, contre le dessein de l'auteur, mais par des conséquences certaines, que d'établir le déisme, ce qu'à Dieu ne plaise, en éteignant tous les sentiments de la piété chrétienne, ou en la faisant consister dans de vains discours et dans des pointillés ? Ce n'est donc pas en vain que l'Eglise romaine, mère des Eglises, s'est élevée avec tous les gens de bien contre ces nouvelles imaginations , et qu'elle a cru qu'elles mettaient la foi et toute la religion en péril.

 

VII. — Troisième partie de cet ouvrage : Des défenses et des explications de l'auteur : et premièrement de ses défenses.

 

Il est temps maintenant de répondre aux nouvelles défenses, que l'auteur répand dans le public. Car on n'entend parler que de

 

1 Philipp., I, 21, 22, 23. — 2 II Tim., IV, 6, 7, 8.

 

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ses lettres qui sont entre les mains de tout le monde, et surtout de celle qu'on dit être écrite à un ami, dont voici l'abrégé (1) : « Que toute sa doctrine se réduit à deux points : le premier, que la charité est un amour de Dieu pour lui-même, indépendamment du motif de la béatitude qu'on trouve en lui ; le second, que dans les âmes parfaites, c'est la charité qui prévient et anime toutes les vertus, et qui en commande les actes pour les rapporter à sa fin, en sorte que le juste de cet état exerce alors d'ordinaire l'espérance et toutes les autres vertus avec tout le désintéressement de la charité même. » Sur quoi nous remarquons d'abord, que l'auteur se traite trop favorablement, puisque avec tant de grièves erreurs, il réduit la question à deux chefs, et laisse les autres qui ne sont pas moins importants. Mais nous allons faire voir en peu de mots, que la défense même qu'il tire de là est également vaine et fausse.

 

VIII. — Première partie de la défense : De la charité désintéressée et exempte du motif de la béatitude.

 

Car pour commencer par la définition de la charité, dont toute l'Ecole convient, j'avoue qu'elle regarde Dieu en soi-même, comme l'objet de notre amour absolu et sans aucun rapport à nous, et par conséquent indépendamment du motif même de la béatitude : ce qui fait que la même Ecole propose l'espérance comme mercenaire de sa nature, et ayant en vue la récompense comme son motif : au lieu qu'elle définit la charité comme désintéressée, parce que toute enflammée de la beauté des perfections divines, elle ne se laisse toucher d'aucun désir de la récompense : cette doctrine est enseignée presque par toute l'Ecole, et surtout par Scot et par ses disciples, de sorte qu'elle ne peut être condamnée en aucune manière. L'auteur donc mettant en ce point toute sa confiance , se plaint d'être inquiété et accusé sur un sentiment qui lui est commun avec les scolastiques : mais il se joue visiblement des théologiens.

Et premièrement il est certain que la définition de la charité,

 

1 Lettre du 3 août 1697.

 

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dans laquelle il met sa défense, ne regarde aucunement la question que nous avons à traiter ensemble. Car qu'est-ce que les théologiens veulent ici définir, si ce n'est la charité commune à tous les saints et à tous les justes? Or ce n'est pas là de quoi il s'agit présentement : il s'agit de savoir ce que c'est que cet amour pur, dans lequel notre auteur fait consister l'état des parfaits : on demande si cet amour pur, tel que l'auteur le propose, est plus parfait que la charité commune par laquelle nous sommes justifiés : on demande quel est cet amour pur : et il n'est nullement question de la charité commune à tous. C'est donc imposer aux théologiens, que de recourir à la notion commune de la charité; c'est se chercher des partisans contre la vérité de la chose ; et cette défense est une illusion manifeste.

J'ajoute que c'est détruire ce qu'on avance pour sa justification. Car l'auteur se plaint que nous ne reconnaissons point cette charité désintéressée qui justifie les fidèles : et c'est lui-même au contraire, qui dans tout son livre, nous donne comme intéressée la chanté justifiante (1); en mettant son amour pur ou désintéressé dans un degré plus haut, qu'il n'attribue qu'aux parfaits : ce qui le fait tomber lui-même, et non pas nous, dans l'erreur qu'on vient de voir, et se combattre de ses propres armes : tant sa défense est vaine et illusoire.

Enfin il n'entend pas même la définition qu'il prend pour le fondement de sa défense. Car, quand les théologiens disent que la charité ne regarde que Dieu en soi-même, sans aucun rapport à nous, c'est en le considérant comme son objet, qu'ils appellent spécifique : en sorte qu'ils sont tous d'accord, sans qu'aucun ose le nier, qu'en même temps les bienfaits de Dieu qui se rapportent à nous, nous sont une source inépuisable d'amour, et nous excitent par des motifs très-pressants, quoique moins principaux, à aimer de plus en plus cette excellence infinie : en sorte que, pour parler dans la rigueur et dans la précision scolastique, il suffirait à la charité d'avoir pour objet Dieu très-bon en soi, qui est son objet spécifique, sans lequel la charité ne peut être : mais dans la pratique la charité embrasse tout, elle nous présente Dieu tout

 

1 Explic. des Max., etc., p. 14, 15.

 

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entier, si l'on peut parler ainsi, comme très-bon en soi, et comme très-bienfaisant envers nous par cette plénitude de bonté: enflammés par tous ces motifs nous nous écoulons en lui, nous nous y attachons, et nous y demeurons collés sans que nous puissions être arrachés de cette source de bonté aussi féconde que parfaite. Ainsi ce que dit l'Ecole dans la définition de la charité, qu'elle se porte à Dieu sans aucun rapport à nous, doit s'entendre par abstraction et non par exclusion, parce qu'on peut bien ne pas penser à cette bonté répandue de toutes parts, mais non en exclure la considération si capable d'enflammer notre amour, et en qui se réunissent tous nos biens comme dans leur source.

Gardons-nous donc de croire que les écoles chrétiennes puissent retrancher d'entre les motifs de la charité, celui qui semble mis exprès à la tête du précepte même de l'amour de Dieu, quoiqu'il se rapporte si fort à nous : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu (1); » et celui-ci, qui ouvre le cœur à l'amour : « Afin qu'il te tourne à Dieu ; » et cet autre, qui est une suite de l'amour de Dieu envers nous : « Et néanmoins le Seigneur s'est collé à tes pères... Aime donc le Seigneur ton Dieu (2) ». A Dieu ne plaise que Jésus-Christ notre Sauveur soit un obstacle à la nature de la charité chrétienne, ce qui serait une impiété : ou que pour l'exciter en nous cette parole soit inutile : « Dieu a tant aimé le monde (3) ; » et celle-ci : « Aimons donc Dieu, puisqu'il nous a aimés le premier (4); » et encore : « Celui à qui on remet moins, aime moins (5), » on voit au contraire dans ces dernières paroles, un puissant motif de l'amour par lequel la pécheresse a été justifiée, et qui néanmoins est clairement et distinctement uni aux bienfaits divins. A Dieu ne plaise que l'Epouse tant enflammée du désir de posséder Jésus-Christ, et déjà reçue dans ses chastes embrassements, en soit réduite à l'exercice d'un amour intéressé, et mise au rang des âmes mercenaires. Quiconque fait consister la vraie piété dans des nouveautés si étranges, se déclare nou-seulement ignorant dans la sainte Ecriture, mais encore ingrat, sans cœur, sans humanité, et incapable des sentiments de l'amour même.

 

1 Deuter., VI, 5, 18. — 2 Ibid., X, 15 ; XI, 1. — 3 I Joan., III, 16. — 4 I Joan., IV, 19. — 5 Luc, VII, 47.

 

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Saint Augustin bien éloigné de ces pensées rapporte cent et cent fois le désir même de voir Dieu, à l'amour chaste et gratuit : et si l'on souffre que ces beaux endroits soient détournés par de vains raffinements, cette pure et ancienne théologie s'évanouira avec les maximes et les principes de ce Père : cette belle distinction des choses dont on peut user et de celles dont on doit jouir, disparaîtra, quoique enseignée par ce saint docteur, et posée depuis par le Maître des Sentences, par ses interprètes et par tous les scolastiques, pour fondement de la théologie : et la définition même de la charité, que saint Augustin nous a donnée (1), et que saint Thomas a répétée après lui (2), qui porte qu'elle n'est autre chose qu'un mouvement de l’âme pour jouir de Dieu pour l'amour de lui-même, ne demeurera pas sans atteinte.

Mais on ne peut croire que la théologie scolastique soit différente de celle des saints Pères d'où elle tire son origine. Saint Thomas est tout à fait de notre sentiment: saint Bonaventure de même : tous deux sont purs augustiniens : Scot, qui semble s'éloigner d'eux (3), convient néanmoins avec eux dans le principe : car à l'objet principal de la charité, qui est l'excellence de Dieu, il joint de seconds motifs qui nous attirent à l'amour de Dieu, parce qu'il nous aime, qu'il nous rend amour pour amour, et nous donne des preuves de son amour dans la création, dans la rédemption, et dans la béatitude éternelle qu'il nous destine : ce qui est en Dieu, dit-il, une amitié particulière, dans laquelle tous ces motifs sont renfermés avec sa bonté et ses perfections infinies, pour ne faire de tout, poursuit-il, qu'une seule raison de l'aimer. Suarez qui le suit (4), et tous en un mot, avouent sans contredit qu'aimer Dieu comme bienfaisant est un acte de charité, parce que les bienfaits divins, et cette bonté toujours prête à se répandre, enfin l'amour divin même qui est la source d'où coulent les faveurs et les bienfaits, est en Dieu une excellence particulière qui excite et qui anime l'amour : de sorte que rejeter ces beaux motifs sous ombre de perfection, c'est avouer

 

1 S. August., de Doct.christ., lib. III, cap. X, n. 16. — 2 S. Thom., II, 2, q. 23, art. 2. Sed contra. — 3 Distinct. 27, q. unic. n. 8. — 4 Suar., de Charit., disp. 1, sect. 2, n. 3.

 

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qu'on n'a pas les premières teintures de la théologie. C'est néanmoins ce qu'a fait Molinos ; et parmi nous cette femme qui s'est donnée pour chef et maîtresse des quiétistes : mais c'est ce que fait encore à notre grande douleur, un si grand archevêque; qui n’en est pas plus excusable (il le faut bien dire) pour avoir couvert le quiétisme de spécieuses couleurs, puisque cette belle enveloppe ne le rend que plus dangereux.

 

IX. — Seconde partie de la défense : Que l'espérance commandée par la charité, n'est pas moins désintéressée que la charité même.

 

Par ces principes, la seconde partie de la défense tombe par terre : qui est « que dans la vie des âmes les plus parfaites, c'est la charité qui prévient toutes les autres vertus, qui les anime et qui en commande les actes pour les rapporter à sa fin : en sorte que le juste de cet état exerce alors d'ordinaire l'espérance et toutes les vertus avec tout le désintéressement de la charité même, qui en commande l'exercice : » ce qui n'a aucun sens, puisque si l'espérance aussi bien que la charité, pouvait être sans le désir de la béatitude, qui est ce que l'Ecole nomme intéressé, l'espérance n'espérerait rien, pas même la béatitude que Dieu promet.

Ajoutons cette question : Pourquoi la charité qui est désintéressée commande-t-elle avec tant de soin l'espérance de la récompense? C'est sans doute pour obéir à Dieu qui l'ordonne ainsi. Mais pourquoi Dieu veut-il que l'espérance elle-même soit excitée et commandée par la charité, sinon pour l'échauffer davantage et servir à son affermissement? Autrement saint Paul aura dit sans raison « que la charité est la fin du précepte (1). » Voici donc la fin où la charité dirige l'espérance : c'est que par elle la charité jette de plus profondes racines, étant excitée par le motif pressant de la récompense : tant la récompense est proposée en tout état, pour exciter, nourrir et augmenter la charité : tant la charité a besoin d'être enflammée par la récompense, qui n'est autre que Dieu même.

 

1 I Tim., I, 5.

 

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C'est aussi à cette fin qu’il faut rapporter la définition du concile de Trente (1), qu'on ne peut trop répéter, « que la vie éternelle doit être proposée comme récompense à tous les justes, » même aux plus parfaits. Ceci est précis : la récompense est proposée comme récompense, par ce motif, par cette vue. Aussi cet autre décret du même concile n'est-il pas moins évident, où il dit que « pour exciter notre paresse, » les justes et même les plus parfaits , un David, un Moïse et les autres, « s'animent dans leur course par la vue de la récompense éternelle (2) : » en sorte qu'il demeure pour constant par cette décision, que loin que la charité diminue, soit plus imparfaite et moins pure par la vue de la récompense éternelle, elle en devient au contraire plus parfaite, plus vive et plus agissante.

Cependant cette charité qui excite et qui commande l'espérance et toutes les vertus, quoique d'un côté l'on y mette la perfection, de l'autre se trouve placée dans les états imparfaits. Car voici ce qu'on en dit en parlant du quatrième état, qui est celui de l'amour justifiant, mais encore imparfait : « Alors l’âme aime principalement la gloire de Dieu, et elle n'y cherche sou bonheur propre que comme un moyen qu'elle rapporte et qu'elle subordonne à la fin dernière, qui est la gloire de son Créateur (3). » Or il est évident par ces paroles, que l'objet de la charité, qui est la gloire de Dieu, étant la fin dernière, prévient nécessairement dans l'intention la recherche de la récompense, qui n'est que le moyen ; et ce principe une fois posé, il ne reste rien au delà pour établir le pur amour qu'on nous vante tant. Par conséquent nos mystiques confondent les états, et ils embrouillent tout : tant il est vrai qu'ils n'ont de recours qu'à des pointillés et à de vaines subtilités, qui n'ont ni suite, ni liaison, ni fondement.

 

X. — Quel est véritablement l'amour pur.

 

Combien plus serait-il conforme à la saine doctrine, d'établir l'amour pur et chaste, en enseignant aux parfaits, non à rejeter

 

1 Sess. VI, cap. 16. — 2 Ibid., cap. 11. — 3  Expl. des Max., etc., p. 9.

 

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la vue du salut et de la récompense éternelle, contre la définition du saint concile de Trente : mais à se purifier, autant qu'il est possible, des désirs terrestres, et des convoitises qui sans cesse combattent en nous l'ardeur de l'amour de Dieu ; et à marcher d'un pas égal dans les voies du salut, au milieu des prospérités et des adversités du monde, ou même dans les sécheresses et dans les consolations de la vie spirituelle, et dans les vicissitudes d'une âme tantôt fervente et tantôt abattue et découragée ; en quoi principalement les spirituels, et saint François de Sales à leur tète, dans tous ses ouvrages, font consister la nature de l'amour très-parfait.

Maintenant, pour ce qui regarde la sollicitude que nous devons rejeter en Dieu, et l'acte d'abandon qui y est joint, par lequel nous lui remettons et nous-mêmes et nos intérêts, nous apprenons de saint Pierre (1) à fonder cet acte d'amour le plus pur et le plus parfait, non point sur l'indifférence du salut, mais à nous convaincre que Dieu a soin de nous : par où il nous conduit, non à attendre le secours divin dans l'oisiveté, « mais à nous rendre sobres et vigilants : et à faire tous nos efforts pour affermir notre vocation et notre élection par les bonnes œuvres (2), afin que Dieu nous trouve purs et irrépréhensibles dans la paix (3). » Nous n'en dirons pas davantage sur ce sujet, parce que nous avons tâché, autant que Dieu nous l'a donné, d'éclaircir ce point plus au long dans notre Instruction sur les Etats d'Oraison (4).

Nous avons aussi traité dans le même lieu (5), la vraie et solide purification de l'amour, appuyée sur cette parole : « Tout don parfait vient de Dieu (6) ; » où nous nous sommes principalement appliqués à faire voir contre les mystiques de nos jours, que cette pureté et perfection de l'amour n'est point attachée à l'oraison passive ou de quiétude, ni à aucun état particulier, mais qu'elle est de tous les états de l'oraison et de la vie chrétienne (7).

 

1 I Petr. V, 7, 8. — 2 Ibid., et II Petr., I, 10. — 3 Ibid., III, 14. — 4 Liv. X, Ch. 18. — 5 Inst., liv. X, ch. 18 et 30. — 6 Jac., I, 17. — 7 Inst., liv. X. n. 18.

 

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XI. — Des explications de l'auteur : quelles elles sont en général, et quel est son style.

 

Il est maintenant aisé de montrer que l'auteur fait tous ses efforts, pour préparer des excuses et des adoucissements à sa doctrine par des explications tirées de loin. Dès son avertissement il avait promis une netteté et une précision si exacte dans toute la rigueur théologique, qu'elle ne laisserait aucune équivoque (1). Tout devait être clair dans son livre, sans qu'il y eût la moindre difficulté : mais maintenant il s'arrête à chaque pas : d'un jour à l'autre, il invente quelque nouveauté à laquelle il n'avait jamais pensé : il marche comme dans un chemin raboteux ; et à peine trouve-t-il où se reposer. De là lui est venu le dessein de présenter son livre en latin à l'examen : ce qui ne peut avoir d'autre fin que l'espérance d'en adoucir le sens naturel, ce livre n'osant paraître surtout devant ses juges dans son habit ordinaire et tel qu'il a été composé.

Après les variations de l'auteur dans ses explications, qu'il nous a communiquées à diverses fois, ou toutes différentes les unes des autres, ou tellement embarrassées, que nous ne pouvons encore savoir à laquelle il s'arrêtera ; ce serait faire une chose à contre-temps, d'entreprendre de les réfuter en particulier. Son style trop raffiné donne lieu en plusieurs endroits à des évasions, plutôt qu'à des interprétations saines et droites. Il se plaint aussi qu'on ne tient aucun compte des excuses, des éclaircissements et des tempéraments qu'il propose : mais nous eussions souhaité que prenant des principes plus clairs et plus certains, il n'eût pas besoin d'excuses si recherchées.

 

XII. — Son embarras et ses contradictions.

 

En voici un exemple. Ce que les mystiques nomment propriété, est certainement une chose très-embrouillée : c'est pourquoi aussi la désappropriation est nécessairement très-obscure ; tant ces

 

1 Avert., p. 23, 26.

 

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termes se prennent en des sens différents et incertains, même dans les meilleurs mystiques. Notre auteur entreprend d'en éclaircir l'obscurité (1), et pose d'abord deux sortes de propriétés, dont l'une qui vient de l'orgueil, est manifestement un péché : « La seconde propriété, dit-il (2), est un amour de notre propre excellence en tant qu'elle est la notre, mais avec subordination à notre fin essentielle, qui est la gloire de Dieu..., » et néanmoins a pour en avoir le mérite et la récompense...; et ce n'est point un péché..., ni même une imperfection, » si ce n'est dans les parfaits. Et cependant il ajoute que les âmes parfaites doivent rejeter ce désir quoique innocent « du mérite, de la perfection, et de la récompense même éternelle, quoique rapporté à Dieu comme à sa fin principale (3). » C'est une étrange décision, mais on pousse encore plus avant : car selon l'auteur, cette propriété est rejetée par le même acte, « par lequel l’âme désintéressée s'abandonne totalement et sans réserve à Dieu pour tout ce qui regarde son intérêt propre (4)... et cet acte n'est que l'abnégation ou renoncement de soi-même, que Jésus-Christ nous demande dans l'Evangile (5) : » où premièrement l'on ne peut assez s'étonner de la nouveauté inouïe et singulière de cette interprétation : que sous le nom d'intérêt, il nous soit ordonné de renoncer à toute recherche, même subordonnée à la gloire de Dieu (ce qu'il faut bien ici répéter), a du mérite, de la perfection et de la récompense éternelle. » Ce n'est pas ce que les saints nous ont enseigné, ni Notre-Seigneur lui-même, quand il ajoute : « Celui qui voudra sauver son âme, la perdra : et celui qui perdra son âme pour l'amour de moi, la sauvera (6). » Il veut donc qu'on songe à sauver son âme : et s'il faut renoncer à cette espérance, il se trouvera que la première partie d'un si grand précepte nous fera rejeter la seconde. Mais il n'est pas moins étrange d'entendre dire que cette « propriété innocente , qui de soi n'est pas même une imperfection, » soit néanmoins opposée à un commandement si formel de Jésus-Christ. Est-ce que le Sauveur n'a pas assez clairement ordonné cette abnégation comme une condition nécessaire à tous ceux qui

 

1 Art. XVI, p. 133 et suiv. — 2 P. 133, 134, 135, 136. — 3 Art. XVI, p. 135.— 4 Art. VIII, p. 72. — 5 Matth., XVI, 24. — 6 Ibid., 25.

 

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le voudraient suivre, à peine de perdre leur âme ? ou qu'une chose défendue avec une menace si terrible put être innocente (1) ? L'auteur se combat donc lui-même avec une telle évidence, qu'elle ne peut être éludée par aucun détour. Mais voici peut-être une excuse qu'il s'est préparée dans ce terme équivoque dont il se sert en disant, que Jésus-Christ demande cette abnégation, et non pas qu'il la commande : comme si sa seule volonté, signifiée avec des menaces si terribles, pouvait être autre chose qu'un précepte formel.

Certainement dans sa lettre à N. S. P. le pape Innocent XII (2), il se flatte « d'avoir condamné l'acte permanent et qui n'a jamais besoin d'être réitéré, comme une source empoisonnée d'une oisiveté et d'une léthargie intérieure : » ce qui serait vrai, s'il n'avait pas mis à sa place son uniformité si douce, si égale et si continue , dont il nous faut souvent parler. Et d'abord voici ce qu'il en écrit dans son livre (3) : « La contemplation consiste dans des actes si simples, si directs, si paisibles, si uniformes : c'est un tissu d'actes de foi et d'amour, si doux et si fort au-dessus des sens, qu'ils n'ont rien de marqué par où l’âme puisse les distinguer : en sorte qu'ils ne paraissent plus faire qu'un seul acte, ou même qu'ils ne paraissent plus faire aucun acte, mais un repos de pure union... De là vient que les uns, comme saint François d'Assise, ont dit qu'ils ne pou voient plus faire d'actes ; et que d'autres, comme Grégoire Lopez, ont dit qu'ils faisaient un acte continuel pendant toute leur vie. » C'est par ces belles paroles que l'auteur insinue l'acte continu des quiétistes, qu'il se vante d'avoir réfuté : mais ses palliations sont trop visibles. Car qu'y a-t-il de plus semblable à l'acte continu, que ce repos de pure union, qu'il nous donne ici; et que l’acte continuel de toute la vie, qu'il attribue à ce grand contemplatif Grégoire Lopez? Aussi y apporte-t-il de nouveaux adoucissements dans sa lettre au souverain Pontife, où il dit (4) : « Je n'ai admis aucune autre quiétude NI DANS L’ORAISON , NI DANS LES AUTRES EXERCICES DE LA VIE INTÉRIEURE,

 

1 Explic. des Max., etc., p. 72. — 2 Lettre de M. de Cambray au pape Innocent XII, imprimée dans son Instruction pastorale, art. 1, p. 55 de l'Addition.— 2 Explic. des Max., etc., p. 166, etc, p. 201, 202, etc. — * Lettre à Innocent XII, art. 5, p. 55, 58 de l’Instr. pastorale, dans l'Addition.

 

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que cette paix du Saint-Esprit avec laquelle les âmes les plus pures font quelquefois leurs actes d'une manière si uniforme, que ces actes paraissent aux personnes sans science, non des actes distincts, mais une simple et permanente unité avec Dieu. » On voit comme avec de petits mots il fait de grands changements dans la même chose. Dans son livre il attribuait aux âmes parfaites sans restriction des actes qui n'avoient point de distinction marquée, tant ils étaient simples : dans sa lettre cela n'arrive que quelquefois, et seulement aux ignorants : entre lesquels ils range Grégoire Lopez, qu'il cite toujours comme un des plus sublimes contemplatifs : et c'est ainsi qu'il varie. Mais sans nous arrêter à ces échappatoires, voyons en effet quelle est sa doctrine. Il admet constamment « des actes si simples, si paisibles, et tellement sans effort et sans secousse, comme il parle (1), qu'ils n'ont rien de marqué par où lame puisse les distinguer : » et cela, qu'est-ce autre chose que de faire semblant par de belles paroles de rejeter l'acte continu, qui est le fondement de la doctrine des faux mystiques, en le retenant au fond, enveloppé seulement de termes affectés? Mais il tombe encore ici dans une erreur manifeste, en introduisant une sorte de contemplation et d'action même qui ne reçoive aucune variété par les motifs divers des vertus ; au lieu que si elle était soutenue d'objets et d'actes successifs, l’âme se sentant ébranlée par la volubilité des mouvements de son cœur, dont parle Cassien, tantôt se plaindrait avec David : « O mon âme ! pourquoi es-tu triste ? » tantôt se réjouirait avec lui : « Mon cœur et ma chair ont tressailli de joie pour le Dieu vivant : » étant successivement émue par les saillies d'une joie céleste ou par une pieuse tristesse, par l'espérance ou par le désir, et s'excitant elle-même par des efforts remarquables.

Je pourrais ici faire plusieurs autres semblables remarques, qui découvriraient les détours cachés de notre auteur, et même je l'oserai dire, comme des pièges dans son discours. Il ne faut donc pas s'étonner, s'il se contredit souvent, surtout en expliquant les motifs de l'amour divin (2) : de vaines subtilités, des

 

1 Explic. des Max. etc., p. 166, 201, 202, 203, 257. — 2 Ibid., p. 44, 52, 54, etc.

 

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raffinements excessifs ne tiennent pas à l'esprit : ils échappent aisément : et ceux qui les ont inventés, les oubliant aussitôt, sont entraînés, non tant par la faute de leur génie que par la nature même de l’erreur, dans des variations et contradictions continuelles : estimant avoir suffisamment pourvu à leur réputation, s'ils peuvent au moins par des excuses et des interprétations frivoles conserver de mauvais livres entiers et sans flétrissure.

 

XIII. — Pourquoi on ne peut recevoir les explications de l'auteur.

 

Mais pour montrer que les explications que nous avons vues ne sont aucunement recevables, je n'en veux d'autre raison sinon que peu saines en elles-mêmes, elles ont encore le malheur de ne se pas accorder avec la doctrine du livre.

En effet si sous couleur d'explication on compose un nouveau livre différent du premier, le premier n'en est pas pour cela plus sain et plus entier : et si des choses évidentes sont détournées en un sens opposé ; si l'on dit blanc pour noir, ce ne sera pas une explication, mais une illusion: aussi ne lisons-nous aucun exemple d'une pareille connivence, qui ait été approuvée ni par le saint Siège, ni par les conciles, ni par des évêques, ni par aucune assemblée ecclésiastique : et ce serait une chose d'une dangereuse conséquence, de laisser en honneur un livre plein d'erreurs manifestes sous prétexte de l'expliquer, surtout un petit livre qui a passe par les mains de tout le peuple.

Ce serait approuver l'erreur, imposer à la foi publique, et faire enfin qu'il n'y ait plus rien de certain dans la théologie, mais qu'il soit permis à un chacun de tout hasarder impunément, parce qu'on en sera quitte en éludant tout par de petites distinctions : on osera tout, quand on verra chercher des excuses à des choses qui dévoient être condamnées ouvertement. Aussi par de tels détours rien n'est-il en sûreté, ni la foi et la théologie, ni le peuple fidèle, ni les auteurs mêmes. La foi ni la théologie n'y sont point, puisque la doctrine devient incertaine et douteuse,

 

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et qu'on en peut changer, s'il est permis de le dire, comme on change de chaussure : le peuple n'y est pas davantage, qui flottant entre le livre et l'explication , avalera le venin et laissera le contre-poison : enfin les auteurs qu'on veut excuser n'y gagneront rien, mais paraissant pleins d'eux-mêmes, ils se rendront plutôt suspects qu'excusables.

Dès les premières pages et dès l’Avertissement le livre même a pris le nom de dictionnaire, qui devait lever toute équivoque. Mais si maintenant on y fait partout des suppléments dans le texte même par de nouvelles additions, ou si on le tire à des sens très-éloignés et inintelligibles, cette exactitude promise dans toute la rigueur théologique, ne sera autre chose qu'un piège dressé aux ignorants, une illusion aux savants, et un scandale public. L'esprit même du livre, en affectant des routes inconnues, en quittant le droit chemin battu par nos pères, en réduisant la piété à de vaines subtilités et à des imaginations nouvelles, s'éloigne partout de l'ancienne simplicité pratiquée par les chrétiens. L'auteur même reconnaît dans la préface (2) « que ceux qui se sont trompés, doivent confesser humblement leurs erreurs, et les condamner en rendant gloire à Dieu. » Ainsi laisser maintenant passer ce livre, à la faveur d'une explication sans y toucher, c'est déclarer publiquement que la doctrine en est saine et irrépréhensible, et que c'est injustement que toute la terre s'est soulevée contre l'auteur.

Qu'il parte donc une juste censure du suprême tribunal de la vérité : que ceux qui sèment l'erreur, et qui n'ont point le courage de la rétracter, soient condamnés par le jugement de l'Eglise, afin que la foi demeure en son entier, que le public soit édifié, et les auteurs retenus dans la modestie par la crainte. « Car nous ne pouvons rien contre la vérité, mais pour la vérité (3), » à laquelle tout doit servir et tout doit céder, comme la vérité même l'ordonne.

Pour conclusion de tout ce qui vient d'être dit : les maximes de ce livre, dans les endroits clairs et intelligibles, sont pour la plupart fausses, dangereuses et mauvaises par leur fin : dans les

 

1 Avert., p. 23, 26. —  2 Ibid., p. 14, 15. — 3 II Cor. XIII, 8.

 

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endroits obscurs et embarrassés, elles sont suspectes et induisantes à erreur.

Voilà le témoignage que j'ai cru devoir rendre à la vérité, moi qui suis le dernier des évêques, en confairmation de notre Déclaration. Je supplie l'auteur de regarder cet écrit tel quel, avec un esprit d'équité, en considérant ce que je dois dire plutôt que ce qui lui serait agréable. Je me réjouis de ce qu'il s'est soumis lui et son livre au saint Siège apostolique : et enfin j'espère que N. S. P. le Pape Innocent XII, après avoir fait tant de choses importantes avec un esprit aussi grand que paternel, pour éterniser la mémoire d'un pontificat si glorieux, tranchera les nœuds, réprimera une sagesse qui en s'élevant s'en va en fumée, et que pour achever le triomphe de la vérité sur le quiétisme déjà abattu par l'autorité de ses prédécesseurs, il effacera les couleurs et le fard sous lequel on le déguise.

 

Ce sont les vœux que je fais, étant le plus soumis et le plus dévoué à Sa Sainteté. Dans notre château de Germigny, l'an 1097, le vingtième du mois d'août.

 

Signé, + J. Bénigne, Ev. de Meaux.

 

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LETTRE DE L'AUTEUR.
A S. E. MONSEIGNEUR LE CARDINAL SPADA:
Jacques Bénigne Bossuet, Evêque de Meaux, offre le salut et le respect.

 

Après que nous avons donné notre Déclaration sur le livre de monseigneur l'archevêque de Cambray, qui nous y a contraint lui - même en nous appelant en témoignage, et que dès le septième de ce mois nous l'avons mise entre les mains de monseigneur le Nonce, le suppliant de la faire porter aux pieds de N. S. P. le Pape; en même temps nous sommes convenus qu'étant retournés dans nos diocèses, si nous croyions nécessaire de la confirmer par quelques écrits, nous les enverrions à Rome chacun de notre part ; non pour enseigner l'Eglise romaine notre maîtresse, dont nous sommes bien éloignés ; mais afin que Sa Sainteté fût informée de tout ce qui s'est ici passé dans cette affaire, où il s'agit du fondement de la foi, et que par sa sagesse elle en

 

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ordonnât ce qu'elle jugerait le plus à propos en Notre-Seigneur. Ainsi, Monseigneur, comme par une providence particulière je suis entré dès le commencement en connaissance de toutes choses, j'ai cru devoir envoyer à Votre Eminence le mémoire ci-joint, que je la supplie de présenter à Sa Sainteté ; ordonnant à l'abbé Bossuet de se présenter à l'audience de Votre Eminence pour y traiter, selon qu'il vous plaira de le permettre, tout ce qui aura rapport à cette fin. Je n'ai d'autre dessein que de faire connaître à Votre Eminence que touché de ses rares vertus, et après avoir reçu tant de marques de sa bienveillance, je prends cette voie pour m'approcher des pieds de Sa Sainteté et pour donner à un si grand Pape toutes les assurances de mon attachement, de ma soumission et de ma fidélité : et en même temps témoigner de plus en plus à Votre Eminence le respect que j'ai pour elle. Dans notre château de Germigny, ce vingtième d'août 1697.

 

FIN DU SOMMAIRE DE LA DOCTRINE DE M. DE CAMBRAY.

 

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