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TRADITION
DES NOUVEAUX  MYSTIQUES.

 

TRADITION  DES NOUVEAUX  MYSTIQUES.

S. CLÉMENT D'ALEXANDRIE.

CHAPITRE PREMIER.  Idée générale de la gnose.

CHAPITRE II.  De la fausse gnose, par laquelle l'auteur prétend conclure que saint Clément n'use point d'exagération.

SECTION I SUR LE CHAPITRE SECOND.  Suite mémorable de ce chapitre : Question, si l'auteur a bien conclu qu'il n'y a point d'exagérations dans les paroles de saint Clément.

SECTION II SUR LE CHAPITRE SECOND.  Excès qu'on attribue à saint Clément.

CHAPITRE III.  De la vraie gnose.

SECTION I.  Ce que c'est que la gnose et le gnostique de saint Clément d'Alexandrie.

SECTION II.  Que l'idée que l'on vient de proposer du gnostique satisfait à tous les passages de ce Père.

SECTION III.  Ce que l'auteur avait à trouver selon son dessein dans saint Clément d'Alexandrie, de l'homme passif des nouveaux mystiques.

CHAPITRE IV.  La gnose consiste dans une habitude d'amour et de contemplation.

SECTION I.  Examen du premier passage qui est produit dans ce chapitre, où il est parlé de l'admiration.

SECTION II.  Autres passages produits, dont l'effet est tout contraire à celui qu'on a prétendu : restriction importante de saint Clément dans les choses de perfection qu'il attribue à son gnostique.

CHAPITRE V.  La gnose est une habitude de charité pure et désintéressée.

CHAPITRE VI.  La gnose est une contemplation permanente.

SECTION I.  Explications générales, ou clefs des expressions de saint Clément.

SECTION II.  Locutions plus particulières, et preuves que le gnostique l'ait toujours de nouveaux efforts.

SECTION III.

SECTION IV.  Si le gnostique exclut tout raisonnement discursif.

SECTION V.  De la contemplation par négation du simple regard amoureux, des l'exclusion des attributs!

SECTION VI.  Fortes expressions de saint Clément sur l'immutabilité, qu'il attribue à son gnostique.

SECTION VII.  Solutions particulières pour les passages où il est dit que le gnostique en vient à une habitude de contemplation éternelle, immuable et inaltérable.

SECTION VIII.  L'Entendre perpétuel de saint Clément s'explique par les mêmes principes, et par la nature de l'habitude.

SECTION IX.  Des nécessités que saint Clément attribue à son gnostique.

SECTION X.  Suite des passages du chapitre sixième.

  

Dans le Traité intitulé le Gnostique (1), etc., on propose en faveur des nouveaux mystiques, une chaîne de tradition composée de quelques Pères et de quelques auteurs modernes. On veut que leur homme intérieur et passif soit le gnostique, nouveau mystique de « saint Clément d'Alexandrie, qui a tant de conformité avec l'homme spirituel de saint Paul, et avec l'homme à qui, selon saint Jean, l'onction seule enseigne toutes choses : que celui-là soit le même que le contemplatif déiforme de saint Denis : celui-là encore le même que le solitaire de Cassien, dont l'oraison est continuelle et dans l'immobilité de l’âme : » le même encore que ces hommes sublimes de saint Augustin, qui sont instruits de Dieu seul : et enfin que tous ceux-là ne soient qu'un avec « l’âme passive et transformée du bienheureux Jean de la Croix, avec le contemplatif de saint François de Sales toujours dans la sainte indifférence ; » et l'on y joint dans un autre écrit le contemplatif passif du P. Balthasar Alvarez et de quelques autres. Tout cela, dit-on, n'est qu'une même idée sous des noms divers, et c'est ce qu'on inculque en plusieurs endroits.

Mais au contraire, il paraîtra que tous ces auteurs, soit des premiers, soit des derniers siècles, ont des vues très différentes : que l'homme passif du bienheureux Jean de la Croix ne se trouve dans aucun d'eux : encore moins l'homme passif des nouveaux modernes, très-différent de celui du bienheureux Jean de la Croix et du P. Balthasar Alvarez, aussi bien que de l'indifférent

 

Chap. I,13.

 

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de saint François de Sales ; de sorte que le contemplatif qu'on nous donne est un homme tout nouveau, très-éloigné de tous les autres, et fabriqué par les mystiques de nos jours, que je nommerai à la fin.

Pour examiner ces auteurs par ordre, je commence par le plus ancien qui est saint Clément d'Alexandrie, et je suivrai chapitre à chapitre l'auteur qui nous en expose la doctrine.

Et parce que cet auteur insinue partout, et prétend avoir bien prouvé qu'il y a eu sur la nouvelle oraison passive une tradition cachée, dont on fait un mystère au commun des chrétiens, comme on en faisait un des sacrements aux infidèles et aux catéchumènes, il faudra bien examiner à la fin si cette prétention a quelque fondement dans les passages qu'on tourne de ce côté-là.

 

S. CLÉMENT D'ALEXANDRIE.

 

CHAPITRE PREMIER.
Idée générale de la gnose.

 

Ce qu’on insinue dans tout ce chapitre, c'est que par saint Clément d'Alexandrie cette gnose est un mystère qu'il ne peut pas dévoiler. Par là on prépare le lecteur à entendre à demi mot (1), c'est-à-dire, non-seulement à n'exiger pas une preuve claire et complète, mais encore à se contenter des moindres indices. On ne veut pas que ce secret puisse tomber sur les vérités communes du christianisme (2), et par là on commence à insinuer que c'est un état extraordinaire ; d'où l'on conclut enfin que le gnostique de saint Clément est le parfait chrétien ; ce qu'on interprète en disant « que ce parfait chrétien est l'homme passif des mystiques (3). » Il n'y a sur tout cela qu'à demeurer en suspens, en attendant qu'on produise les paroles de saint Clément, sans s'arrêter davantage aux ingénieuses préparations de notre auteur.

 

1 P. 7. — 2 P. 11. — 3 P. 19.

 

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CHAPITRE II.
De la fausse gnose, par laquelle l'auteur prétend conclure que saint Clément n'use point d'exagération.

 

Ce chapitre contient encore une espèce de préparation pour insinuer au lecteur qu'il ne faut pas s'étonner qu'on ait abusé de l'oraison des nouveaux mystiques, ni qu'on les ait calomniés. On a bien abusé du nom de gnostique : on a voulu introduire une fausse gnose pleine d'ordures à la place de la véritable : on a calomnié le diacre Nicolas, disciple des apôtres, comme en étant un des chefs. Saint Epiphane est entré dans le blâme qu'on a donné à ce saint homme, qui était pourtant un véritable gnostique, c'est-à-dire un homme parfait, selon saint Clément, plus croyable comme plus ancien que saint Epiphane. Ainsi les Saints mêmes sont calomniés : des Saints les condamnent : on les confond avec ceux qui abusent de leur doctrine : on leur impute des actions honteuses, dont d'autres Saints les justifient : on les accuse d'être athées, des gens sans religion, qui ne prient pas, non plus que certains faux gnostiques avec lesquels on les range ; mais saint Clément a entrepris leur défense dans le temps qu'ils étaient le plus calomniés. A la bonne heure; c'est qu'on peut calomnier des gens de bien et abuser de la doctrine la plus sainte. Il n'y a plus qu'à venir au fond, et laisser ces préparatoires.

 

SECTION I SUR LE CHAPITRE SECOND.
Suite mémorable de ce chapitre : Question, si l'auteur a bien conclu qu'il n'y a point d'exagérations dans les paroles de saint Clément.

 

Les réflexions de l'auteur sur la fausse gnose préparent une conclusion plus importante ; c'est que ce Père écrivant l'apologie de la gnose dans le temps qu'on la décriait, « il n'en fallait dire que ce qu'on ne pouvait pas s'empêcher d'en dire, et que les hommes du dehors étaient capables d'en porter. Par conséquent, poursuit-on, jamais homme n'a été plus pressé que saint Clément de retrancher toutes les exagérations, de lever toutes les équivoques

 

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dont les faux gnostiques avoient abusé, d'adoucir les expressions nécessaires, de rapprocher le plus qu'il pouvait la gnose de la voie commune ; » ce qu'on termine en cette sorte : « Examinons donc dans cet esprit les paroles de saint Clément. » Le dessein est donc visiblement de faire voir dans cet examen, qu'il faut prendre au pied de la lettre les expressions de saint Clément.

 

SECTION II SUR LE CHAPITRE SECOND.
Excès qu'on attribue à saint Clément.

 

Je commencerai ici pour plus grande facilité, à vous adresser la parole, quand je le croirai nécessaire ; et je vous prie d'abord que nous repassions sur les éloges étonnants que vous faites donner par saint Clément à son gnostique, qui est, à ce que vous prétendez, l'homme passif des nouveaux mystiques. Je vous avouerai franchement, qu'ayant tâché de les recueillir de tout votre ouvrage, j'ai été étonné et comme interdit, quand j'en ai vu le nombre et les excès. Les seuls titres de vos chapitres ont fait un effet que je vous exprimerai fort simplement : (car mon intention est de vous parler en toute sincérité et simplicité.) Ces Messieurs (a) n'ont pas été moins frappés que moi, de voir ce gnostique, un homme mortel, ignorant et nécessairement pécheur, selon la foi catholique, qui non-seulement n’a aucun actes passagers ou interrompus, aucune variété de disposition, d'objets et de pensées, demeurant dans une situation immuable, mais encore qui a acquis, dans un état d'où l'on ne déchoit plus, une vertu exempte de chute et inamissible. Il ne lui reste pas même à désirer quelque chose de plus permanent. Dans le titre du chapitre septième, son état est un état d'impassibilité : il n'a rien à désirer, et son apathie est le fruit du retranchement total des désirs. Aussi verrons-nous bientôt « qu'il voit Dieu face à face : il n'a besoin ni de tempérance ni de force, parce qu'il n'a plus de

 

(a) Ce furent M. l'évêque de Châlons (de Noailles) et M. Tronson, supérieur de Saint-Sulpice, qui tinrent avec M. de Meaux des conférences à Issy, au sujet de la nouvelle spiritualité. (Edit. de Leroi.)

 

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mal à réprimer. C'est un homme divinisé jusqu'à l'apathie et à l'imperturbabilité, qui n'a plus de souillure : non-seulement il n'est point corrompu, mais encore il n'est point tenté, allant d'une manière immuable où la justice le demande : impassible à l'égard de la volupté, il ne peut non plus être touché par les afflictions : il est forcé à faire le bien : il le fait par nécessité; et sa gnose, sa perfection est inamissible. L'inspiration continuelle du Verbe ne lui laisse aucun mouvement propre, et le tient dans une nécessité sans interruption pour tout le détail de la vie, sans jamais rien laisser à son choix (1). » Dans le chapitre où l'on entreprend de faire voir que le gnostique n'a plus besoin des pratiques ordinaires, on le fait arriver à un état « où il n'y a plus ni vertus à exercer, ni tentations à vaincre. » Entre les pratiques ordinaires dont il est exempt, celle de prier et de demander est une des principales : Le gnostique encore imparfait peut bien prier, mais le parfait, qui est parvenu à l'amour inamissible, ne le peut plus. Il ne désire plus rien, parce que rien ne lui manque, et qu'il n'a plus besoin de rien, même pour l’âme : aussi « contemple-t-il Dieu face à face, avec connaissance et compréhension. » Demander « les biens invisibles ou la persévérance, ce serait pour lui un acte imparfait et intéressé. » Qu'aurait-il à demander ou à désirer? « Il voit Dieu face à face, il est rassasié, et n'est plus dans le pèlerinage. » Il enferme dans son état tous les dons et toutes des grâces : il a le don de prophétie : il est apôtre par état, et la gnose est un état apostolique (2). Rien n'échappe; et il faut trouver dans saint Clément tous les excès des nouveaux mystiques. Nous verrons dans la suite par saint Clément même, ce qu'il faut rabattre de ces expressions, et à quoi ce docte prêtre les réduit lui-même. Mais on ne peut, en attendant, s'empêcher de dire qu'aies prendre comme on nous les donne, s'il n'y a point là d'exagération, s'il faut tout prendre à la lettre, il faut faire en même temps un nouvel Evangile, un nouveau christianisme pour ces parfaits. Par exemple, selon l'Evangile et selon la foi

 

1 P. 53, 57, 103, 104, 106, 116, 117, 124, 127, 130, 137, 138, 141, 143, 150, 151, 159. — 2 Chap. IX, p. 164, 177; chap. X, p. 185, 203, 204, 205, 207, 214, 223, 224; chap. XI, p. 241, 236, 262, 283.

 

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catholique, le juste que nous connaissons, à quelque perfection qu'il soit élevé, ne pousse jamais l'imperturbabilité jusqu'à ne pouvoir déchoir en cette vie, ni si loin que sa vertu soit inamissible. A la lettre la proposition est hérétique. Ainsi ou c'est exagération, ou c'est hérésie. J'en dis autant de cette proposition : « Le gnostique voit Dieu face à face, et il n'est plus pèlerin, » et de trente autres qu'on vient d'entendre. Cela est certain, et ce qui est plus, on en convient. « Il est évident, dit-on, que toutes ces expressions, loin de ne prouver pas ce que nous en voulons conclure, disent encore beaucoup plus que nous ne voulons. » Ce n'est pas un peu plus, c'est beaucoup plus (1). Ainsi naturellement on avoue qu'on prouve trop, et par là qu'on ne prouve rien. Soi-même on ne peut pas supporter les exagérations dont on se charge ; et cependant on avait voulu insinuer d'abord que le discours de saint Clément était de nature à ne pas souffrir d'exagération, et que son dessein le devait porter plutôt à diminuer qu'à augmenter les choses.

 

CHAPITRE III.
De la vraie gnose.

 

C'est ici qu'on entre en matière en proposant son sujet; et j'y entre aussi en disant que, par cette proposition, il paraît qu'on se met en train de ne rien prouver. Tout se réduit à quatre points. « Je dois prouver, dites-vous, 1° que la gnose n'est point le simple état de grâce du fidèle : 2° qu'elle consiste dans la contemplation et dans la charité : 3° que c'est une contemplation habituelle et fixe : 4° que c'est une charité pure et désintéressée (2). » On croira donc avoir tout prouvé, quand on aura prouvé ces quatre points ; et moi je dis au contraire, qu'on n'aura rien fait du tout. C'est ce que j'explique en faisant trois choses : premièrement, en proposant en effet ce que c'est que le gnostique et la gnose de saint Clément d'Alexandrie : secondement, en faisant voir ce qu'il y fallait prouver de plus pour établir les prétentions des nouveaux mystiques : troisièmement, en montrant que le

 

1. P. 144. — 2 P. 35.

 

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dessein de l'ouvrage que j'examine, ne tend nullement à cette fin.

 

SECTION I.
Ce que c'est que la gnose et le gnostique de saint Clément d'Alexandrie.

 

Je suppose comme une chose constante, que le dessein du saint piètre d'Alexandrie est d'attirer les païens à la religion chrétienne, et pour cela de leur décrire, comme il le dit lui-même au livre VII, « ce que c'est que le christianisme, ce que c'est qu'un vrai chrétien, ce que c'est que la piété du chrétien (1), » pour en venir à conclure ce qu'il s'était proposé dès le premier livre, que le chrétien n'est pas sans religion, ou, comme on parlait alors, qu'il n'est pas athée; car c'était l'idée que les païens se formaient du christianisme.

Ce qu'il appelle ici et partout ailleurs le chrétien, c'est ce qu'il appelle non-seulement dans ce même livre septième, mais encore dans tout cet ouvrage des Tapisseries [a], et dès le commencement du premier livre, le gnostique.

Le chrétien qu'il propose et dont il promet de donner en abrégé le modèle, est sans doute le chrétien qui remplit tous les devoirs de ce nom, et qui s'acquitte parfaitement, autant qu'il se peut en cette vie, de toutes les obligations qui y sont renfermées.

Pourquoi il appelle ce chrétien gnostique, et pourquoi il appelle la gnose la perfection du christianisme, il est aisé de l'entendre , si l'on se souvient de ces paroles de Jésus-Christ à son Père : « Ceci est la vie éternelle de vous connaître, et de connaître Jésus-Christ que vous avez envoyé (2). »

Cette connaissance est une connaissance pratique, selon ce que dit saint Jean : « Celui qui dit qu'il le connaît, et ne garde pas ses commandements, est un menteur : celui qui garde ses commandements, l'amour de Dieu est parfait en lui, et c'est par là que nous connaissons que nous sommes en lui (3); » ce qui emporte une habitude formée de vivre selon l'Evangile. C'est là

 

1 Strom., lib. VII, p. 699, 731. — 2 Joan., XVII, 3. — 3 Joan., II, 4 et 5.

 

(a) Tapisseries, en grec Stomata, titre de l'ouvrage de saint Clément d'Alexandrie.

 

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aussi ce qu'on appelle dans les Ecritures, la science du salut. Pour exprimer cette science, saint Paul se sert souvent du mot de gnose, c'est-à-dire, tout simplement, connaissance ; et c'est cette connaissance ou cette science du Seigneur, science non spéculative mais pratique, dont Isaïe avait prédit que toute la terre serait remplie au temps du Messie (1). Le gnostique n'est donc autre chose qu'un chrétien digne de ce nom, qui a tourné la vertu chrétienne en habitude : c'est en d'autres termes, cet homme spirituel et intelligent qui est lumière en Notre-Seigneur, ce chrétien parfait qui est infailliblement contemplatif, au sens que saint Paul a dit de tout véritable chrétien, « qu'il ne contemple pas ce qui se voit, mais ce qui ne se voit point (2). » Je ne vois point qu'il y faille entendre d'autre finesse, ni sous le nom de gnose, un autre mystère que le grand mystère du christianisme bien connu par la foi, bien entendu par les parfaits, à cause du don d'intelligence, sincèrement pratiqué et tourné en habitude. Saint Clément ne le laisse pas à deviner ; et il répète cent et deux cents fois, que sous le nom de connaissance, il entend l'habitude de la vertu chrétienne acquise par un exercice continuel ; et sous le nom de gnostique, le chrétien qui a formé cette habitude.

Quand on assure que « le chrétien parfait est l'homme passif des mystiques modernes (3), » on tombe dans le défaut d'attribuer à un état extraordinaire et particulier d'oraison, ce qui convient en général au christianisme mené à la perfection par les voies communes. Les mystiques sont d'accord que sans ces états extraordinaires et passifs, on parvient à un degré éminent de sainteté et de grâce, jusqu'à être canonisé : tous les chrétiens qui sont en cet état de sainteté et de grâce sont sans doute des chrétiens parfaits, des contemplatifs par la foi, qui ont tourné le christianisme en habitude parfaite, qui vivent de foi, d'espérance et de charité, des gens dont la demeure est dans le ciel.

Ce serait assurément une erreur et une présomption condamnable et condamnée que de dire, que sans l'oraison extraordinaire et passive on ne peut pas être un saint. Or ce saint sera le

 

1 Isa., II. — 2 II Cor., IV, 18. —3 P. 19.

 

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gnostique de notre docte prêtre, c'est-à-dire que ce sera sans difficulté un homme spirituel et parfait. Il ne m'en faut pas davantage pour expliquer tout le système de ce Père. Sans doute il n'a pas dessein de proposer aux païens l'oraison passive, ni un état extraordinaire ; ce n'eût point été par là qu'il eût fallu commencer. C'est au christianisme qu'il les appeloit, et pour cela il leur en montrait l'excellence et la perfection, telle qu'on la pouvait acquérir, en suivant les maximes communes prescrites par la religion. Il en voulait faire de bons chrétiens, de vrais chrétiens, des chrétiens spirituels, en un mot des saints; et je n'en veux pas davantage pour expliquer tous les endroits qu'on nous oppose.

 

SECTION II.
Que l'idée que l'on vient de proposer du gnostique satisfait à tous les passages de ce Père.

 

Voilà mon idée sur le gnostique de saint Clément d'Alexandrie. Si vous voulez, ne la prenez pas encore pour véritable. Conférez tous vos passages avec cette idée, et voyez si elle en remplit toute la force. Mais comme cela consiste en discussion, permettez-moi seulement d'appliquer à cette idée les quatre propositions auxquelles vous réduisez tout votre dessein.

« 1° Je dois prouver, dites-vous, que la gnose, la connaissance, la science du salut, n'est point le simple état du fidèle (1). » J'en conviens, car c'est l'état du fidèle qui a tourné la piété en habitude : 2° continuez-vous, « qu'elle consiste dans la contemplation et dans la charité; » j'en conviens encore ; car tout fidèle parfait est contemplateur par la foi de ce qui est éternel et invisible , comme nous l'avons appris de saint Paul ; et pour ce qui est de la charité , tout le monde sait qu'elle est la perfection du christianisme. Vous ajoutez, en troisième lieu, « que c'est une contemplation et une charité fixe et habituelle : » qui en doute , puisque l'état que je vous propose, comme celui du gnostique de notre saint prêtre, présuppose dans le chrétien l'habitude déjà formée de la foi, de l'espérance et de la charité ? Mais enfin vous

 

1 P. 30.

 

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croyez montrer ce qu’il y a de plus exquis dans l'oraison extraordinaire, en mettant dans votre quatrième et dernière proposition, que la charité du gnostique est pure et désintéressée, c'est-à-dire qu'elle n'a pour motif ni la crainte ni l'espérance ; et peut-être ne songez-vous pas à l'opinion de l'Ecole, qui bien loin d'attribuer ce parfait désintéressement de la charité à un état parfait, en fait l'essence de la charité dans les premiers degrés.

Ainsi selon vous-même vous ne pouvez rien dans tout votre discours, puisque tout ce que vous vous proposez d'y prouver, après tout ne fera qu'un saint, qui sans aucune oraison extraordinaire , par la pratique constante des vertus, sera établi dans l'habitude d'aimer Dieu uniquement pour lui-même.

Vous direz : Si ce n'était que cela, serait-ce un si grand mystère ? si grand que les païens n'étaient pas capables de le porter à découvert. Car il enferme l'adoration du Père, du Fils et du Saint-Esprit, l'incarnation de Jésus-Christ, l'obligation de se conformer à la vie de ce Dieu Homme : il enferme notre union parfaite avec lui par la foi, autant qu'il est permis en cette vie ; qui est précisément à quoi saint Clément voulait porter les païens, et les rendre capables peu à peu d'entendre la vie céleste qu'il fallait mener en Jésus-Christ. Mais nous aurons à parler ailleurs du secret de notre savant prêtre. Il me suffit présentement d'avoir démontré que quand vous auriez prouvé vos quatre propositions, vous n'auriez rien fait du tout.

 

SECTION III.
Ce que l'auteur avait à trouver selon son dessein dans saint Clément d'Alexandrie, de l'homme passif des nouveaux mystiques.

 

On demandera : Que fallait-il donc prouver pour aller au but ? Il est aisé de le dire : il fallait prouver et trouver dans saint Clément ce qui est particulier aux nouveaux mystiques.

Et d'abord, si l'on voulait établir par la doctrine de ce Père celle du bienheureux Jean de la Croix, il fallait montrer dans saint Clément cette impuissance, cette impossibilité absolue de discourir, qui est le signal nécessaire pour passer à l'état contemplatif.

 

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C'est de quoi l'on ne trouve pas un seul vestige dans ce Père ; et quand nous serons venus au chapitre où il est parlé de l'état passif, on verra combien faiblement, ou pour mieux dire, combien nullement on en fait la preuve.

Mais je prétends, et j'ai déjà dit, que l'homme passif de ce bienheureux n'est pas celui des nouveaux mystiques. Ils y ont ajouté que l'homme passif n'a qu'un seul acte continué de contemplation , qui ne se peut ni ne se doit renouveler, ni réitérer, si ce n'est quand on est sorti de la voie, surtout par quelque réflexion. Les suites de ce principe sont que cet acte étant toujours uniforme, il n'admet ni demandes, ni actions de grâces, ni aucun autre acte quel qu'il soit, parce que ce serait, dans cet acte unique, une diversité et une sorte d'interruption qu'il ne souffre pas. Cet acte par la même raison ne s'occupe ni des attributs, ni des Personnes divines, ni en particulier de Jésus-Christ ; car tout cela ne s'accorde pas avec l'uniformité de cet acte, et il en serait diversifié. Au reste avec cet acte il n'est pas permis d'user du libre arbitre pour en produire quelque action, rien autre chose n'étant permis que d'attendre uniquement ce que Dieu voudra exciter en nous; ce qui est tenter Dieu manifestement, et introduire parmi les chrétiens une sorte d'inaction que les Saints n'ont jamais connue.

Au lieu donc de se proposer seulement les quatre propositions qui composent, comme on a vu, l'état de tous les Saints, il fallait entreprendre de prouver ces propositions inouïes des nouveaux mystiques ; mais on n'en dit pas un mot dans la proposition du sujet, c'est-à-dire qu'on a caché au lecteur ce qu'il y avait à prouver; et l'on croit avoir assez fait d'alléguer ensuite des excès, dont on tire les conséquences qu'on veut, et que nous allons voir en détail.

 

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CHAPITRE IV.
La gnose consiste dans une habitude d'amour et de contemplation.

SECTION I.
Examen du premier passage qui est produit dans ce chapitre, où il est parlé de l'admiration.

 

Le premier passage qu'on produit dans ce chapitre en faveur des nouveaux mystiques (1), est celui où saint Clément rapporte ces paroles de saint Matthias : « Admirez les choses présentes; établissant, poursuit saint Clément, l'admiration comme le premier degré de la connaissance qui doit suivre (2). » Il cite encore un autre passage tiré de l'Evangile selon les Hébreux, où il est écrit : « Celui qui admirera régnera : » et tout cela pour montrer la conformité de la doctrine des philosophes avec la doctrine chrétienne, à cause que les philosophes ont posé « l'admiration comme le commencement de la philosophie. »

Là-dessus il produit Platon dans le Théactète (a) : il pouvait citer Aristote pour la même chose. En cela, il n'y a rien là de fort merveilleux, et l'on apprend aux enfants que l'admiration des effets a donné lieu à la recherche des causes, qui n'est autre chose que la philosophie. Qui doute qu'il n'en soit autant arrivé dans hi prédication de l'Evangile ? On admirait les choses présentes, c'est-à-dire ou les miracles de Jésus-Christ et des apôtres, ou le manifeste accomplissement des prophéties, ou si l'on veut, la constance des martyrs et la vertu admirable des chrétiens : on était porté à en rechercher la cause, et en la cherchant on trouvait le christianisme et Jésus-Christ même. C'est ainsi qu'on devenait chrétien (3), comme c'est ainsi qu'on devenait philosophe. Saint Clément, qui pour attirer les philosophes à la religion, cherche toutes les convenances entre la philosophie et le christianisme, a remarqué celle-ci, et l'on tâche de nous faire accroire qu'il a eu en vue la même chose que les nouveaux mystiques,

 

1 Chap. IV de l'auteur, p.50. — 2 S. Clem., Strom., lib. II, p. 380. — 3 Tertul., Apolog.

(a) Ou plutôt Théétète.

 

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« qui mettent la contemplation dans une admiration amoureuse sans raisonnement, pour la distinguer de la méditation discursive par actes réfléchis. » Mais c'est ici tout le contraire. L'admiration ne commençait la philosophie que parce qu'elle faisait réfléchir sur les effets, et ensuite rechercher les causes. L'admiration des merveilles qui se faisaient aux yeux du monde dans l'établissement de l'Evangile en faisait autant. Qu'y a-t-il de plus naturel? En tout cas, l'admiration est un signe trop équivoque de la contemplation passive, pour être ici alléguée en preuve. Tout le monde était ravi en admiration des paroles de grâce qui sortaient de la bouche de Jésus-Christ, et par là on était porté à y croire. A la vue du ciel et de la terre, et des autres ouvrages de Dieu, David s'écriait : « Seigneur, que votre nom est admirable par toute la terre (1) ! » et après s'être porté par ce motif à le célébrer, il en revient encore à l'admiration. Serait-ce là l'oraison de passiveté, ou une affection générale qui convient à tout chrétien qui s'élève à Dieu par les créatures ? Tout est passiveté à qui la cherche partout, et il ne faut qu'avoir nommé l'admiration comme le principe de la philosophie chrétienne, comme elle l'est de la naturelle, pour faire conclure : Voilà le gnostique, c'est-à-dire l'homme passif, dont le partage est de contempler et non de méditer.

 

SECTION II.
Autres passages produits, dont l'effet est tout contraire à celui qu'on a prétendu : restriction importante de saint Clément dans les choses de perfection qu'il attribue à son gnostique.

 

Le second passage est remarquable, où saint Clément ayant parlé de cette force permanente de contempler et de posséder la vivacité de la science, ajoute que le gnostique, l'homme éclairé, intellectuel et spirituel fait tous ses efforts pour l’acquérir (1). Nous verrons ailleurs que ces efforts durent toute la vie, et que la distinction qu'on peut faire de ce côté-là du gnostique commençant et du gnostique parfait est sans fondement. Contentons-nous ici de remarquer que celui qui fait ses efforts est déjà gnostique, c'est-à-dire déjà parfait. En un autre endroit, saint Clément dit

 

1 Psal. VIII, I, 10. — 2 Strom., lib. VII, p. 725.

 

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dans le même sens, « que la ressemblance avec Dieu consiste, autant qu'il est possible, à conserver dans son esprit une seule disposition à l'égard des mêmes choses (1). » Encore dans un autre endroit, il met cette ressemblance « à être juste comme Dieu, et uni autant qu'il se peut à son Esprit-Saint. » Il y a sans exagérer cinquante endroits, où parlant de ces permanences de contemplation et ressemblances avec Dieu, il ajoute comme un correctif nécessaire cette restriction, autant qu'il se peut; nous apprenant par là à la sous-entendre partout : ce qui dans la suite nous fera connaître que le gnostique, l'homme parfait n'est jamais sans quelque effort, parce qu'il ne parvient jamais à la perfection où il tend; et cela est si naturel, que je m'étonnerais beaucoup qu'on pût penser autrement. Quand donc on trouve si souvent dans saint Clément le repos, la tranquillité, l'immobilité, la ressemblance avec Dieu, et le reste, il faut suppléer autant qu'il se peut. Et loin de conclure des fortes expressions de ce Père, qu'on est absolument dans la permanence, dans la perpétuité de la contemplation, et le reste, il faudrait conclure au 'contraire qu'on y est autant qu'il se peut, autant que la condition d'une vie mortelle le peut souffrir. Or elle ne souffre pas qu'on soit toujours dans l'acte permanent de la contemplation, comme on verra en son lieu. Ce que l’âme peut et ce qu'elle fait, c'est de conserver toujours, comme le dit saint Clément, à l'égard des mêmes objets, autant qu'il lui est possible, les mêmes dispositions, les mêmes pensées ; non pas qu'on puisse toujours y penser actuellement, mais parce que toutes les fois qu'on y pense on en juge toujours de même ; et c'est en ce sens qu'on conclut, non pas la succession, mais la diversité des pensées, comme il sera démontré ailleurs, puisque aussi bien l'auteur des Remarques nous renvoie lui-même à ce qu'il en dira en parlant de l'immutabilité de la gnose.

Nous traiterons aussi plus commodément ailleurs cette question : si le gnostique de notre saint prêtre a cessé d'être discursif, comme on le prétend, ou même de le pouvoir être ; comme il faudrait le prouver, pour faire du gnostique un homme passif au sens des mystiques.

 

1 Strom., lib. IV, p. 530.

 

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Au reste tout ce qu'on rapporte, dans ce chapitre quatrième des Remarques (1), de l'habitude de la contemplation, confirme entièrement mon système. Tout ce que dit saint Clément de la stabilité du chrétien dans la contemplation, sans supposer ni passiveté ni rien d'extraordinaire, ne présuppose autre chose que la force de l'habitude, comme ce Père ne cesse de le répéter. Cette force dure à sa manière dans la nuit comme dans le jour. Il ne faut pas s'étonner, ni rapporter à des états extraordinaires que les songes soient plus réglés. Nous verrons que ce bon effet, comme celui de régler les images de notre imagination vagabonde et de notre esprit trop actif, doit suivre naturellement de l'habitude, qui tient l'esprit et le corps dans la sujétion. On parle beaucoup ici de Cassien (2). On examinera, en expliquant cet auteur, quel rapport il peut avoir avec saint Clément; mais je crois alors démontrer qu'il n'en a aucun avec les nouveaux mystiques. Quant à la contemplation par négation, qu'on amène ici, ce me semble sans nécessité (3), nous en parlerons amplement en parlant de saint Denis ; et tout cela ne sert de rien aux nouveaux mystiques, puisque cette manière de contempler Dieu, en disant plutôt ce qu'il n'est pas qu'en affirmant ce qu'il est, ne présuppose ni passiveté ni aucune de ces impuissances sur lesquelles les nouveaux mystiques fondent leurs états.

 

CHAPITRE V.
La gnose est une habitude de charité pure et désintéressée.

 

J'examinerai ce chapitre avec celui où il est parlé du désir, qui est le dixième. Je répéterai seulement que l'opinion de l'Ecole, qui met, non pas la perfection, mais l'essence même de la charité dans cette pureté et désintéressement de l'amour, qui est celle que vous suivez avec les nouveaux mystiques, ne permet pas de conclure que ce désintéressement soit un état particulier. Que si vous dites que cet état particulier consiste dans la perfection de ce désintéressement, et que cette perfection ne se trouve

 

1 P. 52, etc. — 2 P. 54, 55. — 3 P. 57.

 

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que dans l'état passif, je vous demanderai si vous prétendez que tous les Saints, et en particulier tous les saints martyrs, aient été dans cet état, ou l'aient même connu. Nous avons les instructions qu'on a données aux martyrs, où certainement il n'y a ni trait ni virgule qui tende là. Bien au contraire nous verrons bientôt qu'on leur inspire tous les sentiments que vous y croyez opposés. Cependant c'étaient ceux qu'il fallait instruire dans cet état et les y former, puisqu'ils étaient appelés à pratiquer la plus grande charité, qui est, comme dit Notre-Seigneur, celle de donner son âme pour son ami.

Saint Clément s'est embarrassé aussi bien que Cassien, en cela son imitateur, lorsqu'il a séparé les biens que l'œil n'a pas vus, ni l'oreille entendus, et qui sont réservés à la parfaite charité, d'avec le centuple promis à ceux qui ont cru simplement, et qui ont agi purement par espérance ; comme si Jésus-Christ avait séparé la vie éternelle, qui comprend ces biens, d'avec le centuple, ou que sans la charité, qui n'est jamais sans ce désintéressement, on put avoir quelque part aux promesses spirituelles de son Evangile. Ce lieu, dites-vous, doit être adouci (1). Je laisse cela à part, et je recevrai votre adoucissement quand vous en serez content vous-même. Je laisse encore à part dans le même endroit de ce Père (2) le discours où il semble présupposer que les vrais martyrs, qui scellent leur foi par leur sang dans le sein de la charité, qui est celui de l'Eglise, peuvent être sans charité. Ce n'est pas ce que croit l'Eglise, qui les mettant tous à la tête de tous les Saints dont elle honore la mémoire, leur attribue la charité dans le degré éminent, dans la plus parfaite imitation de celle de Jésus-Christ. Je laisse, dis-je, tout cela, et quoi qu'il en soit, on m'accordera du moins que les martyrs étaient appelés à l'acte et à l'habitude de la charité la plus parfaite. Mais si elle dépend de l'état passif, il fallait donc leur apprendre cet état. Cet état était-il un mystère, même pour les martyrs? Non, sans doute; et si quelques chrétiens méritaient qu'on leur révélât ce secret, c'étaient les martyrs. Tout est plein dans l'antiquité des instructions qu'on leur donnait, et des actes qu'ils faisaient eux-mêmes parmi

 

1 P. 78. — 2 Strom., lib. IV, p. 519.

 

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les coups et sous la hache des persécuteurs, sans qu'en tout cela on voie le moindre trait de passiveté.

 

CHAPITRE VI.
La gnose est une contemplation permanente.

 

Ce chapitre a une liaison nécessaire avec celui qui suit, où il est traite de l’état d’impassibilité de la gnose ; et l'on ne verra que silice chapitre la parfaite résolution des difficultés. Néanmoins pour suivie les lien turques, autant qu'il sera possible, pied à pied, nous ferons Les réflexions suivantes sur ce chapitre sixième.

 

SECTION I.
Explications générales, ou clefs des expressions de saint Clément.

 

Pour réduire les expressions de saint Clément à leur juste mesure par lui-même, il faut premièrement y sous-entendre les restrictions qu'il y apporte ordinairement, comme celle-ci : « Autant qu'il se peut, » ainsi qu'il a été dit. Par exemple, on nous allègue souvent que ce Père fait comprendre Dieu à son gnostique. La solution générale à tous ces passages, c'est qu'il a dit en un autre endroit ce qu'il faut suppléer partout : « On comprend Dieu autant qu'il se peut (1). »

Il y a d'autres restrictions de même nature que celle-ci. On tire un grand avantage de ce que ce Père donne si souvent son gnostique comme un homme si parfait : sous-entendez, comme il l'explique en d'autres endroits, « parfait autant qu'il est permis à un homme (2) ; » ou encore plus clairement : « Le gnostique, quoique d'un mérite plus grand, selon qu'il se peut parmi les hommes, ne sera pourtant point appelé parfait étant en la chair ; car ce terme est réservé à la fin de la vie (3) ; » ce qui lui avait l'ait dire dans le même endroit : « Pour de parfait en toutes choses, je ne sais s'il y en a d'autre que Jésus Christ (4) ; » c'est-à-dire, sans difficulté, je n'en connais point.

 

1 Strom., lib. I, p. 3.55. — 2 Ibid., lib. I, p. 666. — 3 Ibid., lib. IV, p. 526. — 4 Ibid., lib. IV, p. 525.

 

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On s'appuie principalement sur ce terme d'apathie et d’habitude, d’apathie ou d'impassibilité, si souvent attribué par saint Clément à son gnostique ; mais si l'on avait remarqué cette restriction : Habitude d'apathie, pour ainsi dire (1), ce seul correctif aurait empoché bien des conséquences outrées et insupportables.

En général les grands mots exagératifs portent en eux-mêmes leurs restrictions dans leur propre excès, et l'on voit bien naturellement qu'ils demandent un correctif; mais quand ce correctif est apporté par l'auteur même, le dénouement est certain, et il n'est pas permis de s'y tromper.

C'est encore un autre correctif de la même expression d'apathie, que de dire que le gnostique tâche d'approcher de celle de Notre-Seigneur; .c'est-à-dire que son apathie n'est pas une perfection où il soit parvenu, mais un effort pour y parvenir, qui est le langage commun de tous les Saints, comme on verra.

La seconde solution générale de ces sortes de passages, c'est de les entendre par comparaison. Par exemple, la vertu par habitude, qui est celle que saint Clément attribue partout à son homme spirituel, est fixe et permanente, immobile, par comparaison à une simple disposition encore changeante et douteuse des commençants. C'est par cette sorte de comparaison que les philosophes eux-mêmes attribuent à l'habitude un état fixe, et par là une certaine immobilité, à la différence de ces premières dispositions changeantes et incertaines.

C'est ce qu'explique saint Clément par ces paroles : « Tant que la partie principale de l’âme demeure dans un changement et dans l'instabilité, la force de l'habitude ne s'y peut pas conserver (2). » Il a donc fallu établir quelque chose de permanent et immuable de soi pour expliquer la nature de l'habitude; ce qui ne suppose ni passiveté, ni aucune voie extraordinaire, mais la seule définition de l'habitude formée.

J'ajoute en troisième lieu, qu'il faut regarder ce discours où l'on donne l'idée et la forme d'un homme parfait, dans le même sens qu'en donnant l'idée d'un roi ou d'un capitaine, on énonce ce qui doit être et où l'on doit tendre, plutôt que ce qui est en effet. Un

 

1 Strom., lib. IV, p. 528. — 2 Lib. VI, p. 653.

 

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roi fait toujours justice : un capitaine n'est jamais surpris, il prévoit tout, il est prêt à tout, et ainsi du reste. Ainsi un homme spirituel est imperturbable, c'est-à-dire il le doit être, et telle est la fin qu'on se propose. C'est ce qu'explique en termes formels saint Clément lui-même (a).............

 

SECTION II.
Locutions plus particulières, et preuves que le gnostique l'ait toujours de nouveaux efforts.

 

Saint Clément dit que le gnostique, qui est déjà arrivé à être le maître de lui-même et à contempler toujours, s'applique, autant qu'il peut, à posséder la puissance de la contemplation. Comment il peut s'appliquer à posséder ce qu'il a, il est aisé de l'entendre; c'est à cause de qu'il n'est jamais si absolument possesseur de cet état, qu'il n'ait toujours besoin de s'appliquer à le posséder de plus en plus. Car les plus parfaits veulent toujours devenir plus parfaits, et ne cessent de se proposer au-dessus de tout ce qu'ils ont une, perfection souveraine, dans laquelle néanmoins ils tendront encore plus haut. Saint Paul nous en est un bon témoin, et il montre à ceux qu'il nomme parfaits, qu'ils doivent toujours s'étendre à une perfection plus éminente, sans jamais se relâcher de leurs poursuites , ni cesser de désirer leur avancement, comme la suite le montrera plus clair que le jour. Conformément à cette doctrine, celui qu'oïl nous donne comme un gnostique des plus parfaits. « qui est contraint à être bon, et qui de bon et fidèle serviteur est parvenu à être ami par la charité, à cause de la perfection de l'habitude qu'il a acquise purement

 

(a) Il se trouve ici une lacune d'une page à peu près. Ou en trouvera encore quelques autres dans la suite, qu'on aura soin de marquer. Lorsque M. de Meaux travaillait à son Instruction sur les états d'oraison, il crut devoir v faire entrer plusieurs endroits de cet ouvrage, qui convenaient à la matière qu'il traitait alors. C'est ce qu'on voit principalement dans le sixième livre de cette instruction, où il emploie l'autorité de saint Clément. L'illustre auteur, qui ne destinait point cet ouvrage à l'impression, parce qu'il se flattait que M. Fénelon, contre lequel il ne voulait point faire d'éclat, se rendrait à ses raisons, ne faisait aucune difficulté d'employer, quand l'occasion s'en présentait, des matériaux tout trouvés et tout disposés; et voilà la vraie raison des lacunes qu'on trouve dans la Tradition des nouveaux mystiques. (Edit. de Leroi.)

 

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par la discipline et par un grand exercice (le voilà, ce me semble, assez parfait) (1); » et néanmoins celui-là même « fait de grands efforts pour arriver à la souveraine perfection de la connaissance, orné dans ses mœurs, établi dans l'habitude, ayant toutes les richesses du véritable gnostique. » On désire donc encore quand on a la connaissance parfaite, et non-seulement on désire, mais encore on fait des efforts pour passer plus outre.

C'est donc en vain qu'on cherche dans saint Clément le passif des nouveaux mystiques, qui est si plein, que loin d'avoir à faire aucun effort, il ne pousse pas même un seul désir, et ne fait à Dieu aucune demande. Mais tout cela, c'est une idée que nous verrons combattue par cent passages de saint Clément qu'on lui veut donner pour patron.

 

SECTION III.

SECTION IV.
Si le gnostique exclut tout raisonnement discursif.

 

L'auteur des Remarques prétend que « toutes ces expressions (a) marquent clairement une contemplation habituelle sans actes réfléchis et distincts. » Et un peu après : « Elle ne consiste point, dit-il, en actes réfléchis et passagers, ce qui enfermerait des retours et des interruptions. » Le contraire paraîtra bientôt : mais pour aller au principe, il faut voir, avant toutes choses, si saint Clément a exclu le raisonnement discursif.

Et d'abord nous venons de voir que la science de son gnostique ou contemplatif est « une ferme compréhension de la vérité, qui par des raisons certaines et invariables nous mène à la connaissance de la cause (2). » Or cet état, où l'on procède par les vraies raisons à la connaissance de la cause, est un état discursif. Notre saint prêtre n'a donc pas exclu cet état de celui de son gnostique.

« Le gnostique, dit-il ailleurs (3), use très-bien de la science; » et un peu après : En contemplant en elle-même la substance qui

 

1 Strom., lib. VII, p. 735, 736. — 2 Ibid. p. 695. — 3 Ibid. lib. VI, p. 654, 655.

(a) Sans doute celles qui étaient dans la troisième édition.

 

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fait l'objet de la géométrie et se la rendant familière, il atteint par l'intelligence la nature du continu, et la substance immuable qui est différente de tous les corps. » Voilà un homme qui procède par la connaissance de la nature du corps, à celle de la nature incorporelle et immuable, c'est-à-dire à celle de Dieu. Il continue : « L'astronomie l'élevant au ciel et aux révolutions des étoiles, il considère sans cesse les choses divines et ce beau concert de toutes les parties de l'univers, qui a conduit Abraham à la connaissance du Créateur. » Il poursuit : « La dialectique sert au gnostique à faire la division des genres dans leurs espèces, et la différence des êtres, jusqu'à ce qu'il soit arrivé aux premiers et aux plus simples. » Il conclut qu'il faut obéir au Prophète qui parle ainsi : « Cherchez Dieu et affermissez-vous dans la vérité ; cherchez sa face en toute manière (1),» car Dieu ayant parlé en tant de sortes, on ne le connaît pas par une seule voie. Le gnostique ne regarde donc pas les sciences comme des vertus, et ce n'est pas pour cela qu'il en apprend plusieurs ; mais s'en servant comme de secours pour faire la distinction des choses communes et des propres, il les emploie à la connaissance de la vérité. » Je ne veux pas conclure de là, ni que tout le monde soit obligé à tous ces discours, ni qu'il s'en faille toujours servir ; mais seulement que les connaissances et les actes discursifs, loin de répugner au genre de l'état du gnostique, au contraire sont pour lui un des moyens de chercher la face du Seigneur.

C'est encore dans le menu; esprit que saint Clément dit ailleurs (2) « que la science gnostique est la contemplation de la nature ; » sans doute parce qu'elle élève le spirituel à la connaissance et à l'amour de Dieu.

Tout cela est d'un esprit bien différent de celui des nouveaux mystiques, qui dans leur état passif, qui est le seul qu'ils reconnaissent pour contemplatif, non-seulement ne reçoivent plus ces progrès de la créature au Créateur, qu'ils relèguent à l'état plus bas de la méditation, mais ne veulent même pas permettre qu'on se serve de Jésus-Christ et des mystères de son humanité pour aller à Dieu. Au contraire, à toutes les pages de saint Clément

 

1 Psal. CIV, 4. — 2 Strom., lib. IV, p. 475.

 

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d'Alexandrie on verra dans le gnostique une considération perpétuelle des paroles et des actions de l'Homme-Dieu pour s'exciter à lui ressembler. C'est un raisonnement que ce Père ne fait jamais quitter à son gnostique; et je le prouverais par cent passages, si je ne croyais inutile de rechercher avec soin ce qu'on trouvera sous sa main à l'ouverture du livre. En général on ne trouvera aucun endroit de ce Père où il sépare le meletan, c'est-à-dire la méditation, ni le logikon et les autres mots qui signifient le raisonnement, d'avec l'état contemplatif ou gnostique ; au contraire on les voit partout marcher ensemble : et si l'on répond qu'il parle plus en général et ne vient pas à «es précisions, c'est par là même que je conclurai qu'elles lui sont inconnues, ou du moins qu'elles ne sont point, comme on prétend, l'objet de son livre.

Mais passant plus outre, je dis qu'à bien plus forte raison, il n'a pas intention d'exclure de l'état gnostique ou pariait les efforts, au sens qu'on dira, ni les actes distincts et réfléchis que; nous allons voir qu'il fait faire en grand nombre à son gnostique. En attendant, nous voyons que ces actes ne répugnent pas à la nature de la connaissance que ce Père se propose de nous expliquer.

 

SECTION V.
De la contemplation par négation du simple regard amoureux, des l'exclusion des attributs!

 

Il faut bien trouver dans saint Clément le regard amoureux ; mais afin que ce soit celui des mystiques , il doit exclure toute idée distincte. C'est une notice générale et confuse de Dieu sans attributs, ni absolus, ni relatifs. En cette sorte ils entraînent nécessairement une succession de pensées contre les principes des nouveaux mystiques ; mais c'est ce que saint Clément ne connut pas. « Dieu, dit-il, est infini et sans figure, et ne peut être nommé Quoique nous le nommions quelquefois improprement et en le nommant Dieu, ce qu'on ne peut faire proprement, et que nous le nommions Un, ou Bon, ou Intelligence, ou Celui qui

 

1 Strom., lib. V, p. 587.

 

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est, ou Père, ou Dieu, ou Créateur, ou Seigneur, nous ne prétendons point par là dire son nom ; mais nous nous servons de tous ces beaux noms à cause de notre disette... Car aucun d'eux pris à part n'exprime Dieu, mais tous ensemble en indiquent la souveraine puissance. » Voilà comment on est contraint, pour connaître Dieu, de conduire son esprit sur plusieurs idées, étant impossible d'en trouver aucune dont on soit content ; de sorte que tout se termine à se perdre dans quelque chose de plus inconnu.

Parmi toutes ces idées, les mystiques, à qui il n'en faut qu'une seule et encore la plus générale, s'attachent à celle-ci : Celui qui est : et c'est en effet la plus grande, comme la plus simple de toutes. Mais saint Clément d'Alexandrie la range avec les autres, dont le concours est nécessaire pour exprimer Dieu à notre manière imparfaite. On voit aussi qu'il ne s'astreint pas, et qu'il n'astreint pas son gnostique à la manière négative de connaître Dieu. Ainsi en toutes façons il admet dans l'état contemplatif la succession des pensées ; et l'une et l'autre méthode, je veux dire l'affirmative et la négative, sont toutes deux excellentes dans les voies de Dieu, puisqu'elles aboutissent également à le reconnaître incompréhensible.

Je ne vois pas au surplus quel avantage on peut tirer de ce que saint Clément préfère la manière négative. Elle n'est pas plus passive que l'autre, ni par conséquent plus favorable aux nouveaux mystiques. On vient par raisonnement à connaître qu'on ne peut rien dire de Dieu qui soit digne de sa perfection , comme on vient par raisonnement à dire qu'il est parfait. La foi enseigne aussi également l'un et l'autre, et l'on n'a besoin ni pour l'un, ni pour l'autre, de la passiveté des mystiques.

Quant à l'exclusion des images, qu'on trouve en beaucoup d'endroits de saint Clément, il entend ordinairement les images corporelles de Dieu, qui sont comme autant d'idoles que se forgent dans leur esprit les hommes charnels. Il entend aussi quelquefois toutes les images sensibles, qui se mettent entre Dieu et nous. Mais les nouveaux mystiques poussent la chose bien plus loin, puisque par les images qu'ils excluent, souvent ils

 

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entendent les idées distinctes, et souvent même celle de Jésus-Christ homme : deux choses, comme on a vu, directement opposées à ce

 

SECTION VI.
Fortes expressions de saint Clément sur l'immutabilité, qu'il attribue à son gnostique.

 

Il en faut maintenant venir aux expressions dont on se prévaut le plus, qui sont celles où saint Clément dit, principalement au septième livre (1), que le gnostique ne peut déchoir, et que sa vertu est inamissible. Or l’on pourrait demander d'abord : Que prétendez-vous? quoi? que ces propositions sont véritables, ou qu'encore qu'elles soient fausses jusqu'à l'hérésie formelle, et expressément condamnées, il est permis de les avancer, et encore sans correctif, et même ne pas observer le correctif de saint Clément, car le voici aux mêmes endroits que vous citez (2). « L'habitude devient naturelle à celui qui s'en fait par l'exercice gnostique (parfait), une vertu qu'on ne peut plus perdre (inamissible) ; car comme la pesanteur est assignée et attribuée à la pierre, ainsi la science inamissible l'est à celui dont nous parlons, non involontairement (comme la pierre), mais de son bon gré par la puissance raisonnable (gnostique, intellectuelle et parfaite) et prévoyante. » Vous tirez avantage de la comparaison de la pierre, mais votre auteur ne s'en sert que pour montrer au contraire, de la différence entre une pierre qui agit sans volonté, et le gnostique qui agit volontairement et librement, par raisonnement, par intelligence, par prévoyance ; et c'est pourquoi il continue : « Il parvient donc (le gnostique ou l'homme parfait) à ne pouvoir perdre la vertu, parce qu'il ne peut perdre la précaution ; il vient par la précaution à ne pécher plus, et par le bon raisonnement, tes eulogistias à rendre la vertu inamissible. Il paraît que la gnose (la connaissance pratique et parfaite de la vertu chrétienne) donne le bon raisonnement, puisqu'elle apprend à discerner ce qui peut donner du secours pour la permanence de la vertu. La gnose (la connaissance) de Dieu est donc une très-grande chose, puisque

 

1 Strom., lib. VII, p. 725, etc. — 2 Ibid., p. 720.

 

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par elle on conserve ce qui rend la vertu inamissible ; » c'est-à-dire, comme on a vu, la prévoyance, la précaution, le bon raisonnement , que le gnostique comme gnostique conserve toujours, et ne peut pas ne pas conserver, tant qu'il est gnostique , encore qu'il le conserve volontairement et librement, ce qui est toujours , comme vous savez, la même chose dans saint Clément en cent endroits.

Vous avez vu ce passage, vous l'avez cité, et vous en faites votre fort. Dites-vous donc à vous-même pourquoi vous n'y avez pas vu ces prévoyances, ces précautions, ce bon raisonnement du gnostique, et tout ce qu'il conserve pour rendre la vertu inamissible, non plus que la connaissance et le discernement de tous les secours qu'on peut avoir pour cela.

Un de ces secours est la demande que saint Clément avait exprimée en disant dans le même livre, quatre ou cinq pages au-dessus du passage qu'on vient de voir (1) : « que le gnostique doit prier plus que tous les autres, parce qu'il sait les véritables biens et ce qu'il faut demander en particulier, et quand et comment; » ce qu'il réfute sans cesse, comme nous verrons au chapitre de la prière. Mais ce que je veux remarquer ici, « c'est que le gnostique, et le gnostique par possession, te ktesei, » par là donc gnostique parfait, « prie et demande les véritables biens, c'est-à-dire les biens de l’âme, coopérant aussi (et s'aidant lui-même) pour parvenir à l'habitude de la bonté, en sorte qu'il n'ait pas les biens comme on a des sciences surajoutées, mais qu'il soit bon lui-même. »

Il n'y a point là de contradiction. Car encore que le gnostique ou le chrétien parfait soit déjà bon, et qu'il ait déjà l'habitude de la vertu, ou il ne croit point l'avoir, ou il ne songe pas qu'il l'ait, oubliant ce qu'il a passé et s'étendant toujours en avant à l'exemple de saint Paul, comme saint Clément nous l'a dit dans son Pédagogue (2) ; ou enfin il ne l'a jamais assez, et il en demande sans cesse la continuité et l'augmentation, comme nous le verrons au chapitre de la prière.

Voilà donc de quelle manière le gnostique ne peut déchoir, et

 

1 Strom., lib. VII, p. 721. — 2 Paedag., lib. I, p. 107.

 

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que sa vertu est inamissible, parce qu'il l'ait tout ce qu'il faut pour la rendre telle : car il prie et demande à Dieu d'être bon ; et non content de prier et de laisser ensuite tout faire à Dieu, il s'aide lui-même , comme dit saint Clément (1); et les secours qu'il se donne sont ceux que ce même Père a expliqués un peu après (2) ; c'est-à-dire la prévoyance, la précaution et le bon raisonnement, pour conserver en lui-même tout ce qui rend la vertu inamissible.

Ainsi les propositions de saint Clément ne sont pas ai étonnements que vous voulez les faire paraître ; puisqu'au fond, comme vous voyez, elles sont conditionnelles, et entièrement semblables à celles-ci du Psalmiste (3) : « Il règle tous ses discours avec jugement; éternellement il ne sera point ébranlé : son cœur est toujours prêt à se confier au Seigneur : son cœur est affermi et ne sera point ému. Celui qui se fie en Dieu est comme la montagne de Sion : celui qui habite en Jérusalem ne sera point ébranlé. » Il ne reste plus qu'à dire que ces dispositions sont uniquement de l'état passif, et non de l'état du chrétien, qui parvient, comme il est certain, par les grâces et par les voies communes à l'habitude de la vertu, jusqu'à devenir un saint digne du culte public. Mais saint Clément s'opposerait à cette pensée, puisqu'il veut que ceux dont il parle, c'est-à-dire les hommes parfaits, non contents de demander à Dieu les vrais biens, ce qui n'est pas passif, fassent ce qui l'est encore moins, si l'on veut, c'est-à-dire qu'ils aident eux-mêmes à les obtenir et à les conserver par la prévoyance ou la précaution que donne le bon raisonnement ; en sorte qu'ils ne puissent les perdre, au sens qu'on dit que celui qui observe tous ses pas ne tombe pas, et même ne peut pas tomber.

Au reste on peut voir encore, dans ces passages, si le contemplatif de saint Clément est un homme qui, attaché à un seul 'acte toujours continué sans interruption et sans réflexion, a cessé de raisonner, de prévoir, de prendre ses précautions ; et si, comme les autres hommes, il ne reçoit pas la succession des pensées, plus ou moins, selon le degré de perfection où il est, mais toujours

 

1 Strom., lib. VII, p. 721.— 2 Ibid., p. 726. — 3 Psal. CXI, 5, 8 ; CXXIV, 1.

 

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immanquablement tant qu'il est en vie. On peut encore décider par là si saint Clément, comme on Le prétend, a reconnu l'abandon des nouveaux mystiques; c'est-à-dire un abandon où sans rien produire de son côté et sans oser se remuer, on attend que Dieu fera tout. Mais ce sera là la matière d'un autre chapitre, où l'on verra que s'il y a un Père opposé à cet abandon, c'est celui-ci, comme on le peut déjà voir ; mais on le verra toujours de plus en plus.

 

SECTION VII.
Solutions particulières pour les passages où il est dit que le gnostique en vient à une habitude de contemplation éternelle, immuable et inaltérable.

 

Les passages qu'on vient de voir suffiraient pour l'aire bien entendre ces derniers. Mais nous avons outre cela trois solutions fondées sur des principes particuliers, dont le premier est tiré de la nature des objets de la contemplation, qui étant invariables causent une science qui leur est semblable, c'est-à-dire, qui ne varie point, qui est ferme et inébranlable, et qui communique ces qualités au sujet où elle se retire, ce que je tranche en un mot, parce qu'il a déjà été expliqué (a).

Le second principe est tiré de la nature de l'habitude formée par opposition aux premières dispositions changeantes et incertaines, ce qui ti aussi été déjà expliqué (1).

Enfin le dernier principe est tiré de la nature de la charité, sans laquelle il n'y a point de contemplation parfaite. Or c'est la charité dont saint. Paul a dit qu'elle ne se perd jamais (2), parce qu'au lieu que la foi et l'espérance s'évanouissent dans la claire vue, la charité ne fait que s'y affermir. Voilà donc, sans avoir recours aux passivetés des mystiques, trois raisons d'attribuer quelque chose d'inaltérable, d'invariable et d'inébranlable au contemplatif parlait. La première, pour établir la différence des opinions, d'avec la science gnostique ou intellectuelle, dont les objets sont éternels : la seconde, pour établir la différence des

 

1 Ci-dessus, section I. — 1 I Cor., XIII, 8.

 

(a) Bossuet renvoie à la troisième section de ce chapitre. C'est cette qui manque, comme nous l'avons déjà observé. (Edit. de Leroi.)

 

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dispositions changeantes d'avec l'habitude formée : la troisième, pour établir la différence de la charité d'avec la foi et l'espérance ; et c'en est assez pour expliquer le passage de saint Clément où il est dit que la gnose ou la connaissance de la sagesse, « parvient par l'exercice à une habitude de contemplation éternelle et inaltérable (1), » et les autres de même nature.

 

SECTION VIII.
L'Entendre perpétuel de saint Clément s'explique par les mêmes principes, et par la nature de l'habitude.

 

On fait bien valoir et on répète souvent ce passage de saint Clément : « L'entendre, par le continuel exercice, devient un toujours entendre, et toujours entendre est l'essence ou la substance, ousia, du gnostique ou du spirituel par une certaine température qui n'a point d'interruption, et la perpétuelle contemplation est une vive substance, dzosa upistasis (2). » C'est principalement dans ces paroles qu'on croit trouver l'état passif; mais de bonne foi et sans raffiner, elles ne supposent autre chose, sinon que la force de l'habitude est une seconde nature (a)...

 

SECTION IX.
Des nécessités que saint Clément attribue à son gnostique.

 

On cite, p. 118 des Remarques, ce passage, « qu'il (le gnostique) est contraint à être bon; » et p. 121 et autres, « qu'il boit, qu'il mange, qu'il se marie, non par choix, mais par nécessité. » On ne comprend pas en vérité qu'un si habile théologien puisse alléguer de tels passages. Le premier, qui porte que « le gnostique est contraint à être bon (3), » se peut entendre facilement par celui-ci du même livre : « Le commandement nous contraint à cause de l'excellente bonté (4), » ou de Dieu ou de sa loi et de ses préceptes ; encore plus clairement ce passage : « Le gnostique est contraint à être bon, » se doit entendre par celui-ci qui lui est

 

1 Strom., lib. VI, p. 645. — 2 Ibid. lib. IV , p. 529. — 3 Ibid. lib. VII, p. 735. — 4 Ibid., p. 732.

(a) Le reste de cette section a été ôté par l'auteur pour être employé ailleurs. Edit. de Leroi.)

 

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semblable : « Nous sommes contraints à être chrétiens (1) ; » c'est-à-dire que nous y sommes déterminés par des raisons convaincantes, et que nous y sommes portés par un attrait invincible. Si cela signifie que c'est être passif à la manière des nouveaux mystiques , tout chrétien le sera, et saint Clément ne parlera plus d'un état extraordinaire. Au reste c'est partout le même mot qu'il faut traduire de même, biadzetai, biadzometha, biadzomenes entoles, avec la terminaison passive. Est-ce là ce passage qu'on répète tant pour établir l'état passif? Voyons l'autre.

« La gnose ne devient jamais ignorance, et l'excellent ne se change point en mal : c'est pourquoi il obéit, il mange, il se marie non par choix, mais par nécessité (2). » Les premières locutions sont de la nature de celles-ci du même Père : « L'homme de bien ne fait point de mal : la charité ne permet point de pécher (3), » qui reviennent à celles-ci : « Ce qui est né de Dieu ne pèche pas (4) : la charité ne pense point le mal (5), » et le reste, qui marque plutôt la nature des vertus, et à quoi elles portent l’âme, que la perfection entière et absolue du sujet. Mais qu'on le prenne comme on voudra, nous avons assez démontré le sens de semblables propositions. Pour celle-ci, où l'on veut trouver de si grands mystères : « Il boit, il mange, il se marie, non par choix, mais par nécessité, » visiblement elle ne regarde que les nécessités corporelles. Pour en être convaincu, il ne faut que considérer ce que saint Clément met ensemble. S'il avait voulu expliquer que le sage fait tout par nécessité, il ne fallait pas restreindre son discours aux nécessités corporelles. Il a raison de dire que le sage n'y satisfait point par choix; car il voudrait ne les point avoir ; mais il y cède par nécessité. On trouvera partout dans saint Clément, comme dans les autres auteurs, qu'il appelle nécessités, celles qui viennent du côté du corps, parmi lesquelles il compte le mariage ; comme quand il dit au cinquième livre (6), « qu'en ce qui regarde le mariage, la nourriture et les autres choses semblables, il ne faut rien faire par cupidité, mais seulement] ce que la nécessité demande. » Il ne faut pas nous donner

 

1 Strom. lib. VI, p. 689. — 2 Ibid. lib. VII, p. 741. — 3 Ibid., p. 693; lib. IV, p. 519. — 4 I Joan., III, 4. — 5 I Cor., XIII, 5. — 6 Strom., lib. V, p. 450.

 

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la peine d'expliquer en quelle sorte le mariage est compris parmi les nécessités ou besoins. On sait ce qu'en dit saint Paul (1). Cet apôtre appelle cela nécessité aussi bien que saint Clément, et comme lui il l'oppose au choix et à la puissance qu'on a sur sa volonté. Il ne faut point faire fort sur le mot de choix; ce sont façons de parler de tout le langage humain. En ce sens saint Clément oppose toujours ce qu'on fait par crainte ou même par espérance, à ce qu'on fait librement, par volonté ou par choix. A plus forte raison a-t-il pu dire que son sage ne boit ni ne mange point par choix, parce que ce sont des servitudes du corps dont il voudrait être délivré. Voilà sans doute tout le mystère de ces nécessités et de ces choix, d'où l'on tire tant d'avantages. Et ce qu'ajoute saint Clément : « Que le sage mange et se marie, si le Verbe le dit et comme il convient (2), » est clairement de même dessein que le reste ; car le Verbe ayant prescrit par sa parole quand il faut faire ces choses, il n'y a qu'à faire ce qu'il dit. Que si l'on veut ajouter l'inspiration à la parole, ce ne sera toujours, sans voie extraordinaire, que l'état du chrétien parfait, qui sait mieux que tous les autres qu'il ne pense rien de lui-même comme de lui-même.

 

SECTION X.
Suite des passages du chapitre sixième.

 

Je laisse ce qu'on dit de la pureté des songes, à quoi nous avons déjà satisfait. Saint Clément ajoute que « le gnostique est toujours pur pour la prière; car il prie avec les anges, leur étant déjà égal. Il n'est jamais hors d'une sainte garde; enfin il est parvenu à la mesure de l'homme parfait (3). » Je ne vois point là d'état extraordinaire, mais seulement que saint Clément a suivi l'interprétation de ceux qui rapportent à la perfection de cette vie, cette mesure de l'âge parfait dont parle saint Paul (4); ce qui n'induit qu'une perfection telle que l'ont tous les Saints, qui sans doute ne sont pas passifs.

J'en dis autant de « cette garde des anges dont le gnostique ne sort jamais. » Tous les Saints sont sous cette garde, et ce n'est pas

 

1 Cor., VII, 9. — 2 P. 741. — 3 Strom., lib. VII, p. 739. — 4 Ephes., IV, 13.

 

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l'oraison passive qui les y met. Il ne sert de rien d'insister sur la perpétuité et la consistance, ou permanence de la contemplation. Nous avons vu qu'elle ne dépend pas de la passiveté des mystiques. Il est vrai que saint Clément représente « au milieu de la vraie Eglise une portion plus pure que le reste, qu'il nomme l'Eglise spirituelle (1) ; » mais il resterait à prouver qu'elle n'est composée que des âmes passives. « Elle est poussée, dit-on, par l'esprit de Dieu. » Sans doute, car tous ceux qui ont reçu l'esprit d'adoption, en sont poussés et animés. « Elle demeure dans le repos de Dieu; » donc elle est dans l'état passif. On nie cette conséquence, et tout ce qui ne va pas là est inutile au sujet.

 

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