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CINQUIÈME
ÉCRIT OU MÉMOIRE DE M. L'ÉVÊQUE DE MEAUX
I. — Paroles de l'auteur, où il pose les trois états des justes, esclaves,
mercenaires et enfants.
II. — Illusion de l'auteur clans la distinction des trois états.
III. — Ce qu'il y a de vrai dans ces trois différents états, et quels en sont
les inconvénients, à les prendre à la rigueur.
IV. — Principes des Pères : deux sortes de récompenses : laquelle fait les
mercenaires.
V. — Quelques expressions de saint Clément d'Alexandrie.
VI. — Passage de ce même Père sur l'espérance.
VII. — Passage de saint Grégoire de Nazianze.
VIII. — Autre passage de saint Clément d'Alexandrie sur la crainte.
IX. — Les trois différents états expliqués selon ces idées : que c'est par un
pur amour de charité que saint Paul a dit ; Je désire d'être avec Jésus-Christ.
X. — Vraie pratique du parfait amour.
XI. — Expressions des scolastiques, qui veulent qu'on aime Dieu sans rapport à
nous.
XII. — Que l'espérance et la charité regardent différemment la jouissance de
Dieu.
XIII. — Objection tirée de la pratique des spirituels, et premièrement de
Rodriguez.
XIV. — Autre objection tirée d'un livre intitulé : Fondements de la vie
spirituelle.
XV. — Conclusion de ce discours; et cinq vérités pour établir les motifs de
l'amour divin.
Des trois états
des justes, et des motifs de la charité, où sont donnés des principes pour
l'intelligence des Pérès, des scolastiques et des spirituels.
En relevant les endroits où un
auteur manque, il ne serait pas de bonne foi d'oublier ceux qui semblent le
soulager. Dans le livre de l’Explication des Maximes des Saints, etc., le
principal fondement est la distinction de trois états, que l'auteur explique en
cette sorte. « C'est, dit-il, ce que tous les anciens ont exprimé, en disant
qu'il y a trois états ( des justes ) : le premier est des justes qui craignent
encore par un reste d'esprit d'esclavage. Le second est de ceux qui espèrent
encore pour leur propre intérêt par un reste d'esprit mercenaire (1) : » cet
intérêt est celui que l'auteur appelle ailleurs « l'intérêt propre
éternel, ou l'intérêt propre pour l'éternité. Le troisième état est de
ceux qui méritent d'être nommés les enfants, parce qu'ils aiment le père sans
aucun motif intéressé ni d'espérance ni de crainte (2) ; » c'est ce qu'il venait
d'expliquer, en disant que, « par cet amour purement désintéressé, on aime sans
aucun autre motif que celui d'aimer uniquement en elle-même et pour elle-même la
souveraine beauté de Dieu. » Ainsi la distinction de ces trois états semble nous
conduire naturellement à un amour qui exclut le motif de la récompense avec
1 Max. des SS., p. 23. — 2 Max., des SS , p.
73, 90.
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celui de la peine : et voilà sans rien déguiser ce qu'on
nous objecte.
Quelque spécieuse que soit cette
distinction des états, de la manière dont l'auteur nous les représente,
l'illusion en est manifeste.
Il erre avant toutes choses, en
ce qu'il omet que l'amour désintéressé est de tous les trois états, puisque la
charité qui est essentiellement désintéressée, non quœrit quœ sua sunt
(1), y est dominante : ainsi en réduisant le désintéressement au seul état des
parfaits, il pose un mauvais fondement et donne une fausse idée.
Il n'erre pas moins dans les
caractères qu'il donne à chaque état particulier. Il met avant toutes choses,
un reste d'esprit d'esclavage; c'est-à-dire un reste de crainte des peines
dans le premier état : et cela pourrait passer, si premièrement l'impression de
la crainte n'y était si forte, qu'on ne la put pas nommer un reste, et
secondement si cette impression ne durait encore au second état ; de sorte qu'on
la donne en vain pour le caractère du premier.
Le défaut du second état
consiste donc en ce qu'on le met dans l’esprit mercenaire, c'est-à-dire
dans le désir des récompenses , dans cet intérêt éternel qu'on vient de voir :
en quoi il y a deux erreurs : l'une, en ce que dès cet état on semble exclure la
crainte ; ce qui est directement contre l'apôtre saint Jean qui n'attache cette
exclusion de la crainte qu'à la charité parfaite, qui, dit-il, bannit
la crainte (2) ; l'autre erreur est de ne mettre dans cet état qu'un reste
de ce désir de la récompense qu'on appelle l'esprit mercenaire : au lieu
que ce désir y est très-fervent, de l'aveu même de l'auteur.
De là s'ensuit l'illusion du
troisième état, où l'on ôte tout à fait la crainte de la peine et le désir de la
récompense. Car puisque dans les deux états précédents on n'a pu trouver qu'un
reste du
1 I Cor., XIII. — 2 I Joan.,
IV, 18.
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motif de la peine non plus que de celui de la récompense,
il s'ensuit qu'il n'y en a pas même un reste, c'est-à-dire qu'il n'y en a
plus du tout dans le dernier état, qui est celui des parfaits et des enfants.
Ainsi cette distinction des
trois états, qui semblait si favorable à l'auteur, aussitôt qu'elle est
pénétrée, découvre la fausseté et l'illusion de son système, qui consiste
principalement en ce qu'il fait décroître avec la crainte de la peine le désir
de la récompense à mesure qu'on avance dans la perfection : ce qui est absurde
et contradictoire, puisque la perfection qui rabat la crainte, en même temps et
par la même raison doit faire monter l'espérance : de sorte qu'il n'est pas
possible que l'un et l'autre décroissent ensemble.
Il faut donc examiner cette
distinction des saints Pères, et convenir avant toutes choses, qu'encore que
l'auteur en tire de mauvaises conséquences, le fait qu'il allègue ne laisse pas
d'être véritable. Saint Clément d'Alexandrie, qui a le premier exposé ces trois
états, est suivi en termes formels de saint Grégoire de Nazianze, de saint
Basile, de Cassien parmi les Latins, et de beaucoup d'autres.
Pour établir l'état le plus bas
et le plus servile, où la crainte agissait encore, ils se servaient des passages
de l'Ecriture où l'esprit de crainte est appelé un esprit de servitude. Ils
fondaient l'état des mercenaires sur ces paroles de l'enfant prodigue : «
Combien de mercenaires ont du pain en abondance dans la maison de mon père ! »
et encore, « Faites-moi comme l'un de vos mercenaires (1) : » et pour l'état des
enfants, qui est un état d'amour parfait, ils le trouvaient dans toute
l'Ecriture.
Il n'y a personne qui ne sente les inconvénients où l'on
tomberait en poussant à bout cette doctrine : car à la rigueur elle introduirait
des justes où la crainte serait dominante : d'autres qui
1 Luc, XV, 17, 19.
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seraient justifiés par la seule espérance, sans amour :
d'autres enfin où l'amour n'aurait plus besoin de regarder à la récompense :
toutes choses incompatibles avec la saine théologie : il faut donc chercher des
principes pour débrouiller tout cela.
Le premier principe qu'il faut
établir, c'est qu'on appelle récompense, ou les biens qu'on reçoit de Dieu, ou
lui-même. Cette dernière sorte de récompense est celle qu'a proposée saint
Clément d'Alexandrie, en disant qu'il faut désirer Dieu, et le désirer
pour s'unir à lui (1).
Un second principe, c'est que la
vue de cette dernière récompense n'est jamais regardée par ces saints docteurs
comme faisant des mercenaires. Ceux qu'ils appelaient mercenaires étaient ceux
qui plus touchés des biens qu'on reçoit de Dieu que de lui-même, ne goûtaient
pas assez cette vraie et substantielle récompense qui aussi était la plus
inconnue au sens humain. L'esprit de saint Clément d'Alexandrie paraît
clairement dans ces paroles où il fait consister le désintéressement des gens de
bien , en ce qu'ils « aiment à faire le bien à cause que cela est bon en soi, et
non pour la gloire ou la bonne réputation ou pour quelque autre récompense
qu'ils puissent recevoir ou des hommes ou de Dieu (2). » On voit qu'il regarde
Dieu comme celui qui donne la récompense, plutôt que comme celui qui est
lui-même la récompense qu'il faut rechercher.
La manière dont il s'explique
est remarquable. Il est vrai qu'il répète toujours que le véritable vertueux
désire le bien, non pour l'utile et le délectable, mais pour le bien même, et
que c'est aussi pour ce bien-là qu'il assure qu'on veut être chaste (3) ;
mais pour s'expliquer, il ajoute aussitôt après, que ce beau, ce bon,
1 Strom., lib. II, édit. Par., p. 403; lib.
IV, p. 532.— 2 Strom., lib. IV, p. 529. — 3 Lib.
III, p. 451.
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cet honnête qu'il oppose à Futile et au délectable,
c'est le royaume des cieux, c'est la béatitude éternelle.
Et on ne peut assez remarquer
que ce plaisir et cet intérêt dont il parle distinctement, est celui du
dehors (1) ; ce qui n'exclut en tout cas que les récompenses extérieures et
comme étrangères à la vertu.
Il faut donc soigneusement
observer, que les vertus sont perfectionnées dans leur intérieur par cette
récompense qui est Dieu même, parce que lorsqu'on le possède on est à la source
du bien, de sorte que les vertus sont consommées.
La vertu en général est
consommée, quand elle est portée à la perfection, qui empêche de succomber
jamais au vice. La charité est consommée, lorsqu'elle est immuablement unie à
Dieu sans pouvoir en être séparée. Il en est de même des vertus particulières ,
qui toutes sont consommées par l'immuable union qu'on a avec Dieu ; cette union,
qui fait la perfection de la vertu, en est en même temps la récompense. La vraie
récompense de la bonne volonté, est de la rendre éternelle : toute autre
récompense, comme la gloire, la réputation et les voluptés, qui ne sont pas dans
la vertu même, lui sont étrangères et extérieures ; mais cette récompense de la
bonne volonté ou de la vertu, qui la rend éternelle et immuable, ne lui est pas
étrangère, puisque ce n'est qu'elle-même dans sa perfection. Ainsi quand saint
Clément d'Alexandrie exclut d'entre les motifs de la vertu la récompense avec
cette note, que la récompense qu'il exclut est seulement celle du dehors, il a
pris garde à n'exclure pas la récompense de la vertu qui en est la perfection,
et c'est celle-là où consiste la béatitude essentielle
Il y avait alors, comme
aujourd'hui, des chrétiens plus grossiers , que saint Clément pour cette raison
a traités d'enfants (2) ; qui outre les grands biens que Dieu promettait
de donner hors en quelque façon de lui-même, se faisaient mille petites
espérances.
1 Ibid., p. 531, 532.— 2 Strom.,
lib. VII, p. 788.
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Ceux qui trop touchés de ces biens ou véritables ou
imaginaires distingués de Dieu, les ressentaient plus que Dieu possédé en
lui-même , pouvaient être considérés comme ayant l'esprit mercenaire. Mais ce
Père n'avait pas la même pensée de ceux qui cherchaient à posséder Dieu,
puisqu'il fait dire aux vierges prudentes, dont les lampes toujours allumées
faisaient voir la perfection de leur charité : Seigneur, nous vous désirons
pour jouir de vous (1).
Saint Grégoire de Nazianze parle
dans le même sentiment, lorsqu'il dit que « le vrai amour est d'aimer à être uni
au souverain bien pour l'amour de lui-même, et non pas pour les honneurs de
l'autre vie (2). » Il ne se trouvera jamais dans les saints Pères qu'ils
appellent l'amour de cette récompense incréée, comme l'appelle saint
Bonaventure, du nom d'amour mercenaire et intéressé ; au contraire, c'est un tel
amour que saint Augustin appelle cent fois chaste ou pur, désintéressé, gratuit
; et quand on traitera la matière à fond, il ne sera pas malaisé de montrer que
les autres Pères sont de même esprit.
Pour ce qui regarde la crainte,
saint Clément d'Alexandrie dit que celui qui a la vraie crainte de Dieu « ne
craint pas Dieu, mais qu'il craint de perdre Dieu (3). » Il ne se trouvera
jamais que ni lui ni aucun autre Père ait appelé cette crainte, intéressée,
quoique celui qui craint de perdre Dieu, aime nécessairement à le posséder. Et
voilà en abrégé les principes de dénouement pour les passages des Pères.
1 Strom., lib. VII, p. 742. — 2 Orat. III, p. 72. —
3 Strom., lib. II, p. 276.
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Il est maintenant aisé
d'entendre les trois états de justice ou de charité, marqués par les saints.
L'amour désintéressé s'y trouve partout, puisqu'ils sont dans la charité, qui
est la véritable justice; et que la charité dont saint Paul a dit qu'elle ne
cherche point ses propres intérêts lt est essentiellement désintéressée, ayant
pour son objet spécifique Dieu comme bon en lui-même. Ainsi le désintéressement
est commun, et ce n'est point par cet endroit-là que ces trois états diffèrent.
En voici donc la vraie différence. Au premier, qui est le plus bas, on a besoin
d'être soutenu par l'état servile, lorsqu'on est encore troublé et inquiété par
les terreurs qu'inspire la peine éternelle. Au degré qui suit, on est élevé à
quelque chose de plus noble, lorsqu'on y est soutenu par les récompenses que
nous avons nommées étrangères, après saint Clément d'Alexandrie. Le troisième et
le dernier état est tout ensemble le plus solide et le plus parfait, puisque
Dieu s'y soutient tout seul en lui-même et par lui-même : ce qui constitue
l'état de la parfaite charité.
En même temps il faut observer
que la récompense qui est Dieu même, non-seulement n'est point étrangère à la
charité, mais encore lui appartient à la manière que nous avons expliquée ; ce
qui fait que selon les idées des saints dont nous avons produit les autorités,
elle ne nous rend point mercenaires.
Si le langage a varié dans la
suite, et que quelques-uns aient appelé du nom d'intérêt la béatitude consommée
par la jouissance de Dieu, la doctrine n'a pas varié pour cela, comme nous avons
souvent promis de le démontrer ; et quoi qu'il en soit, tous les docteurs
anciens et modernes rapportent à la charité, et même à la charité parfaite, le
désir de jouir de Dieu.
Saint Thomas y est exprès,
lorsqu'expliquant la distinction des commençants d'avec ceux qui profitent et
d'avec les parfaits, par l'application à la charité, il dit que « le troisième
soin des vertueux
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(tertium studium) est d'avoir pour intention
principale d'être uni à Dieu et d'en jouir ; ce qui appartient aux parfaits qui
désirent d'être séparés de leurs corps, et d'être avec Jésus-Christ (1). » Saint
Bonaventure enseigne précisément la même doctrine (2); et sans ici rechercher
d'autres témoignages, la pratique de saint Paul, qui est parfait entre les
parfaits, le démontre assez.
Il faut donc entendre ici ce que
nous répéterons souvent, et ce qui ne peut être assez répété ; qu'encore que
Dieu, bon en soi, soit l'objet spécificatif de la charité, cette notion n'exclut
pas, mais renferme plutôt en pratique celle de Dieu bienfaisant et aimant les
hommes, parce qu'être ainsi bienfaisant est en Dieu une bonté, une perfection,
une excellence digne d'être aimée. L'amour que Dieu a pour nous, est en lui,
pour ainsi parler, une spéciale amabilité, comme saint Thomas, comme
saint Bonaventure , comme Scot, etc., comme Suarez, comme tous les scolastiques
anciens et modernes l'enseignent unanimement (3) : ce qui aussi par soi-même est
de la dernière évidence.
Nous avons marqué ailleurs (4)
une grande partie des passages, tant des Pères que des scolastiques, et nous
pourrons les recueillir plus commodément en un autre lieu, s'il est nécessaire.
Sylvius qui est un des auteurs qu'on nous objecte le plus, décide (5) qu'encore
que l'amour de Dieu (il parle de l'amour de charité) conçu par le motif de la
perfection, qui est le principal, soit en lui-même plus excellent et plus digne
que celui qui serait conçu par le motif de la récompense; il ne s'ensuit pas
qu'il y ait plus de perfection de n'avoir que l'un des motifs, c'est-à-dire le
principal , que de les avoir tous deux ensemble, en sorte que le dernier enferme
et suppose l'autre.
Les mystiques sont de même avis
: témoin Rushroc (6), témoin
1 II-II, q. 21, art. 9. c — 2 In 3.
dist. 27, art. 2, q. 2, conclus. — 3 S. Thom. II—II,
q. 21, 4. c. ; S. Bon, in 3, dist. 26, art. 1, q. 1, art.5 : d. 27, a. 2. q. 2.;
Scot. in 3, dist 27, q. un , n. 8 ; Suar., de Char., disp. 1,
sect. 2, n. 3.— 4 Inst. sur les Etats d’Or., liv. X, n. 10, Addit ,etc —
5 In II-II, q. 27, art. 3.— 6 Rusbr., lib. De VII grad. amoris, edit.
Colon., 1552, p. 301.
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Harphius (1), qui donnent pour motif au plus pur et plus
vif amour, d'aimer l'amour qui nous aime éternellement : amorem œternaliter
nos amantem: d'aimer comme ils parlent, l'amour abyssal : abyssalem
amorem; c'est-à-dire, selon leur langage, l'amour intime, infini, profond,
qui en Dieu n'est autre chose que Dieu même.
C'est ainsi, dans la pratique,
sans tant raffiner sur la distinction des objets et des motifs de l'amour ;
c'est ainsi, dis-je, qu'ont aimé ceux qui se sont signalés dans l'exercice du
divin et pur amour : on peut mettre parmi ceux-là dans les premiers rangs sainte
Catherine de Gènes, qui ne parle que de l'amour pur et net, et cependant je
trouve à l'ouverture du livre : « Elle vit ce que c'était que l'amour pur et
net, qui se verse et se répand dans l’âme, et vit qu'il était si pur, droit et
net, qu'elle comprenait bien dès ce monde ici, que ce n'était autre chose que
Dieu même, lequel était amour béatifique, et non autre; c'est-à-dire la seule
cause de notre béatitude : et ce sien pur amour est tel, qu'il ne peut faire
autre chose, sinon qu'aimer (2), » etc. : ce qu'elle répète sans cesse, et ne
donne d'autre objet à son amour pour le rendre pur, que l'amour si pur de Dieu,
qui nous aime, qui nous béatifie , nous sauve sans intérêt : mais tout
désintéressé qu'est son amour, à l'exemple de celui de Dieu, elle sait bien dire
« que le divin amour ne craint rien que de perdre la chose aimée (3). » Qu'on ne
nous parle donc point de cet amour qui se croit plus pur en ne craignant plus de
perdre cette chose aimée, et tenant tout, jusqu'à son salut, pour indifférent.
Il faut donc entendre sagement
et sainement les expressions des scolastiques, lorsqu'ils disent que Dieu, bon
en soi, sans rapport à nous, est l'objet spécificatif de la charité : car à
pousser à bout cette expression, il s'ensuivrait qu'on ne pourrait aimer
1 Harph., lib. III Theot. myst.
cap. 28, édit. Rom. 1586, p. 786. — 2 Vie de sainte Cath. de Gènes,
ch. XXI. — 3 Ibid., ch. XXV.
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par la charité Dieu comme bienfaisant, comme créateur,
comme rédempteur ; pensée absurde et insoutenable, contre laquelle réclamé toute
l'Ecriture; et non-seulement tous les passages, mais encore tout l'esprit et
toute la pratique des Saints. Il faudrait encore s'empêcher de regarder en
aimant, la propre amabilité de Dieu, qui serait l'absurdité des absurdités : il
faudrait exclure jusqu'à la bonté de Dieu : je dis cette bonté excellente et
transcendentale par laquelle on l'appelle bon, ainsi qu'on l'appelle vrai,
puisque cette notion si simple et si pure, en présupposant que Dieu est parfait,
l'exprime selon saint Thomas (1) comme désirable, de même que l'idée de vrai
l'exprime comme intelligible. A la fin donc on aimerait tellement Dieu comme bon
en soi, que même le mot de bon ne conviendrait plus à l'objet de la
charité. Entendons plutôt que l'Ecole, quand elle donne pour objet à la charité,
Dieu comme bon en lui-même sans rapport à nous , outre les autres
explications que nous avons déjà données à ce terme, veut dire encore qu'il ne
faut pas regarder Dieu comme chose qui soit relative à nous, puisqu'au contraire
c'est plutôt nous qui par notre fond devons lui être rapportés, et l'aimer plus
que nous-mêmes ; et concluons après toutes nos spéculations, qu'en pratique il
entre deux sortes de motifs dans l'amour quelque pur qu'il soit : l'un est
l'excellence de la nature divine en elle-même ; et l'autre, en la supposant, d'y
ajouter que cette parfaite et excellente nature nous aime éternellement, ce qui
fait qu'elle nous crée, qu'elle nous rachète, et qu'elle nous rend heureux :
d'où il s'ensuit que l'objet total de l'amour, même le plus pur, est Dieu comme
excellent en lui-même, et par là infiniment communicatif: en sorte que séparer
ces deux idées autrement que par abstraction, comme nous l'avons dit souvent,
c'est une doctrine contraire à la piété, à toute la théologie et à toute
l'Ecriture sainte.
1 P. I, q. 5, art. 1, 2, 3.
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Pour ceux qui après cela seront
en peine comment on distinguera l'espérance de la charité, si la charité comme
l'espérance peut produire le désir de posséder Dieu : ils devraient penser que
la charité , qui est la vertu universelle, comprend en soi les objets de toutes
les autres vertus qui lui sont subordonnées, pour s'en servir à s'exciter et à
se perfectionner elle-même ; à quoi nous ajouterons ce beau principe, que
l'espérance et la charité regardent la jouissance de Dieu chacune d'une manière
différente : l'espérance comme un bien absent et difficile à acquérir ; et la
charité comme un bien déjà si uni et si présent, que nous n'aurons pas un autre
amour quand nous serons bienheureux, selon ce que dit saint Paul : La charité
ne périt jamais ; soit que les prophéties s'anéantissait, soit que la science
soit abolie avec tout ce qui est imparfait (1), et que tout cela soit
absorbé dans la claire vue.
C'est ce qui fait dire quelque
part à saint Clément d'Alexandrie, qu'il n'y a plus pour la charité ni
d'espérance, ni de désir, ni d'absence, parce qu'elle nous unit au bien qui nous
est promis par une jouissance anticipée; en sorte qu'en un certain sens, il nous
est présent, et qu'à l'instant de la mort notre amour, sans y rien ajouter,
devient jouissant et béatifiant.
De là vient que la charité, qui
de sa nature a la force de nous unir immuablement et inséparablement à Dieu, par
là est incompatible avec l'état de péché; ce qui ne convenant pas à l'espérance,
il n'en faut pas davantage pour mettre une éternelle différence entre les
opérations de ces deux vertus.
C'est aussi cette différence qui
est marquée en termes précis par saint Thomas (2) ; et il en conclut que la
charité ne regarde pas le bien éternel comme difficile, ainsi qu'il est regardé
par l'espérance, parce que ce qui est présent et uni n'est pas considéré comme
difficile.
1 I Cor., XIII, 8, 10. — 2 II-II,
q. 23, art. 6. ad 3.
447
Je ne sais pourquoi l'on nous
objecte certaines façons de parler des spirituels tirées principalement de
Rodriguez (1).
« L'accomplissement de la
volonté de Dieu donne, dit-il, plus de joie à l'homme parfait que son bonheur
propre. » Ce passage conclut pour nous, puisque loin d'exclure la joie du
bonheur, il ne fait que la subordonner à la volonté de Dieu, de quoi nous sommes
d'accord, et ne condamnons seulement que l'exclusion établie au cinquième état
du livre de l’Explication, comme il a souvent été dit.
J'en dis autant de l'autre
passage, où il est dit que les bienheureux se réjouissent davantage de
l'accomplissement de la volonté de Dieu que de leur élévation à la gloire; ce
qui est, pour ainsi parler, ordinatif des deux motifs, et non pas exclusif de
l'un des deux, qui est la seule chose que nous condamnons.
Mais voici qui semble tendre à
l'exclusion : « Moïse et saint Paul s'oublient eux-mêmes, et ne se soucient
point de leur propre béatitude (2). » Ce qui regarde Moïse et saint Paul sera
examiné à part avec les suppositions impossibles. En attendant, si Rodriguez dit
qu'ils ne se souvient point de leur béatitude, son discours serait outré,
n'était qu'il entend et qu'il explique lui-nième que pour éviter le relâchement
et la nonchalance dans la recherche des choses spirituelles comme des
temporelles, sous le nom de souci, il ne faut exclure que le trouble,
l'inquiétude et le trop grand empressement, en laissant non-seulement le désir,
mais encore l’effort.
Ces passages de Rodriguez sont
proposés par M. l'archevêque de Cambray dans ses explications manuscrites, comme
parties de la tradition qu'il nous a promise ; et il insiste beaucoup sur ce
qu'il est dit qu'on ne se soucie point de sa béatitude , en supprimant la
réponse de Rodriguez même, qu'on vient de rapporter.
1 I p., 8e tr. ch. XXXI, tom. I,
p. 639, de la trad. de M. l'abbé Régnier.— 2 Ibid.
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C'est a cette condition que ce
pieux auteur enseigne qu'il faut abandonner à Dieu le soin de son âme comme
celui de son corps ; où il faut toujours se souvenir que cet abandon tiré de
saint Pierre, a pour fondement ces paroles du même apôtre, que Dieu a soin de
nous : ipsi est cura de vobis (1) ; de sorte que rejeter en lui tous nos
soins, et même celui du salut comme il nous l'ordonne, ce n'est pas
l'abandonner, à Dieu ne plaise, mais le mettre en des mains plus sûres.
Il faut entendre selon ces
règles ce que dit le même Rodriguez, qu'il est de la perfection consommée de
ne chercher aucunement son intérêt : ce qui ne peut être supporté qu'avec
les explications et les tempéraments qu'on vient d'entendre de la bouche de ce
pieux auteur.
On insiste beaucoup sur cette
pieuse dispute rapportée par le même Rodriguez (2), entre le père Lainez et
saint Ignace son père : le premier voulant accepter d'abord la vue de Dieu si
elle lui était présentée, et l'autre consentant à la différer avec le péril de
son salut si ce délai lui donnait l'occasion de « rendre à Dieu quelque service
signalé ; à quoi le Saint ajoutait, qu'il ne considérait purement que Dieu sans
aucun retour sur soi-même. »
Saint Ignace rendait néanmoins
cette raison de son choix, « que dans le parti qu'il prenait de demeurer sur la
terre, son salut eût été également indubitable, et sa récompense plus grande,
étant impossible de se pouvoir figurer d'un aussi bon Maître que Dieu, qu'il
nous laissât choir dans le précipice, parce que nous aurions différé pour
l'amour de lui de jouir de lui-même. »
On voit donc que ce retour sur
soi-même, qui est exclus par saint Ignace, n'est déjà pas le désir de son
éternelle béatitude : ce retour n'est point désintéressé nu sens que le propose
l'auteur, puisque le Saint ne consent à ce délai qu'en présupposant son salut
également assuré, et l’impossibilité en cette occasion d'être abandonné de Dieu
jusqu'à le perdre.
1 I Petr., V, 7. — 2 Dans la même explication. Ms.
Rodrig., ibid., ch. XXXI.
449
On m'objecte en dernier lieu un
passage tiré d'un livre qui porte pour titre : Fondements de la vie spirituelle
: que j'ai approuvé il y a trente ans, où l'on prétend que sont enseignées avec
la plus grande force les maximes que je condamne aujourd'hui.
Avant que de relire ce livre,
dont les traces presque effacées depuis tant d'années ne tenaient plus guère à
mon cœur, non plus qu'à ma mémoire, il me semble que j'ai résolu sous les yeux
de Dieu, si j'étais tombé dans quelque erreur sur une matière alors peu
examinée, de confesser franchement ou ma surprise ou mon ignorance; et si
j'avais quelque chose à craindre dans cette résolution, ce serait peut-être de
l'exécuter avec trop de complaisance.
Après cette confession que je
fais à mon lecteur, je lui exposerai maintenant en toute simplicité, que
l'endroit que l'on m'objecte est tiré, comme je l'apprends, du chapitre V du
livre m de cet ouvrage : dont le titre est : Sur ces paroles du livre de
l'Imitation de Jésus-Christ, Où est-ce qu'on trouvera quelqu'un qui veuille
servir Dieu gratuitement ?
La méthode de ce livre est de
procéder, comme dans un catéchisme, par demandes et par réponses, et la demande
est : « En quoi consiste le service gratuit qu'on rend à Dieu?» Il répond qu'il
consiste à vouloir « agir par le motif de lui plaire, et par son amour duquel
ils sont pleins, n'étant véritablement pousses que par l'extrême estime qu'ils
ont de sa majesté et par l'attrait qui les touche vers sa bonté et son mérite.
Cela les excite de telle sorte, qu'ils n'ont besoin d'aucun autre aiguillon pour
bien faire, que de savoir que Dieu est bon et libéral et généreux, opérant et
faisant du bien par pure charité et générosité : » où l'on voit en paroles
claires, que l'amour que l'on porte à Dieu connu; bienfaisant, libéral et
généreux, fait partie de ce service gratuit que l'auteur voulait expliquer :
ce qui loin d'exclure les bienfaits de Dieu, de l'amour gratuit et pur, n'en
pose que ce fondement.
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C'est donc sur ce fondement
inébranlable qu'il établit trois degrés d'amour et de service gratuit, dont le
dernier et le plus parfait est « de ceux qui ont même abandonné entre les mains
de Dieu leur salut et leur éternité, sans vouloir conserver en eux aucune
inquiétude ni vue aucune, sinon pour voir ce que Dieu veut d'eux : » ce qu'il
explique assez au long et conclut enfin, qu'on ne peut parvenir à ce degré, «
sans un long effort de renoncer à soi-même en l'oraison, disant à Dieu mille
fois qu'on ne veut que lui. » On le veut donc, et dans le plus haut point du
désintéressement, on ne se désintéresse pas de la volonté de le
posséder. Qui jamais en a désiré davantage? et d'ailleurs cet amour de Dieu
comme bon, libéral et généreux étant posé pour fondement commun les trois
degrés, il est clair qu'il se doit trouver dans les trois, et qu'ainsi les
bienfaits de Dieu, à recevoir et reçus, sont un motif naturel du plus pur amour
; surtout si l’on met sa possession comme le plus grand de tous ses bienfaits ,
et le fondement de tous les autres.
C'est à quoi insistait
perpétuellement ce pieux auteur : et dans le chapitre suivant il veut toujours
que celui qui aime « cherche Dieu en soi, le cherche dans son intérieur, y
établisse son repos ; » ce qui se trouve répandu dans tout le livre.
Quand donc il dit si souvent
dans l'endroit qu'on nous objecte, qu'il faut être « sans inquiétude et sans vue
pour son intérêt, pour sa récompense, pour ses mérites mêmes, sans du tout
penser à soi : » ou c'est en présupposant selon le précepte de saint Pierre, que
Dieu y pense et prend soin de nous : quoniam ipsi cura est de vobis : ou
c'est que ce qu'il appelle intérêt, ne comprend pas ce grand intérêt de
posséder Dieu qui mérite un nom plus relevé : ou c'est que le soin que nous en
prenons doit être sans inquiétude, ou en tout cas que nos mérites étant un don
de Dieu, il faut être plus attentif à sa libéralité qu'à notre coopération, à la
source plus qu'aux ruisseaux, au principe plus qu'aux effets ; et quoi qu'il en
soit, lui donner tout, attendre tout de sa grâce, lui attribuer tout, et
reconnaître de lui par un abandon parfait tout le bien qu'on a, comme nous
l'avons exposé dans notre Instruction
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sur les états d'Oraison (1), après saint Cyprien et
saint Augustin.
Voilà les vaines recherches
qu'on a faites dans ce pieux livre pour nous y rendre approbateurs de la
nouvelle spiritualité, sans y avoir pu trouver un mot qui marque ni
l'indifférence du salut, ni l'exclusion du motif de la perfection, du bonheur,
de la récompense. On n'y trouve non plus dans les épreuves, dont cet auteur a
parlé si divinement (2) après les avoir expérimentées, ni l'acquiescement à sa
damnation, ni le sacrifice absolu de son éternité, ni l'invincible persuasion de
sa perte, ni l'union dans son désespoir avec le délaissement de Jésus-Christ, ni
ses troubles involontaires, ni les autres choses qui font dans le livre dont
nous improuvons la doctrine, le juste sujet de nos plaintes.
Pour conclure ce discours, nous
pouvons réduire à cinq vérités les règles ou les maximes qui établiront les
motifs du divin amour.
La première : le parfait amour a
pour motif la plus grande perfection et la plus haute excellence.
La seconde vérité : c'est une
excellence en Dieu d'être bon, libéral, bienfaisant, communicatif, aimant ceux
qui l'aiment, les prévenant de son amour et les comblant de tous les biens quand
ils y répondent, jusqu'à se donner lui-même à eux.
La troisième : il n'appartient
qu'à Dieu seul d'aimer sans besoin : notre besoin essentiel nous attache et nous
assujettit à lui comme à celui qui nous rend heureux en se donnant lui-même, et
hors duquel nous ne pouvons trouver que trouble et malheur.
La quatrième : rien ne nous peut
arracher du cœur le désir d'être heureux ; et si nous pouvions gagner sur nous
de ne nous en pas soucier, nous cesserions d'être assujettis à Dieu, qui ne
pourrait nous rendre heureux ni malheureux, nous récompenser ni nous punir, si
ce n'est peut-être en nous anéantissant ; ce qui
1 Instr. sur les Etats d’Or., liv. X, n. 18.— 2
Cat. spir. p. II, ch. VI, etc.; IV. p. ch. VI, etc.
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encore serait incertain, si on supposait que cela même nous
put être indifférent.
La cinquième et dernière vérité
: la béatitude essentielle n'est autre chose que la perfection ou la
consommation de la charité : la vision de Dieu en rend l'amour le plus pur et le
plus parfait qu'il puisse être, en le rendant immuable ; l'amour même fait une
partie de la possession. Ainsi dire que le désir de posséder Dieu empêche la
pureté et la perfection de l'amour, c'est dire qu'elle est empêchée par le désir
d'arriver où l'amour est immuable et parfait.
Ces cinq vérités sont évidentes
par la raison, indubitables par la foi, incontestables dans l'Ecole : on ne peut
montrer un auteur qui les ait jamais révoquées en doute, et tout ce qui s'y
oppose est digne de condamnation. C'est la preuve, c'est l'abrégé, c'est le
résultat de ce discours.
FIN DES DIVERS ÉCRITS SUR LE LIVRE DES
MAXIMES DES SAINTS.
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