III° DIMANCHE - PAQUES

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SERMON POUR LE TROISIÈME DIMANCHE APRÈS PAQUES.
SUR LES DIVERTISSEMENTS DU MONDE.

ANALYSE.

 

Sujet. Je vous le dis en vérité : Vous pleurerez, vous serez dans l’affliction, et le monde se réjouira.

 

Quel partage ! les justes dans l'affliction, et le monde dans la joie. Mais ce qui doit consoler les justes, c'est que leur tristesse se tournera en joie ; et ce qui doit faire trembler les mondains, c'est que leurs fausses joies et leurs vains divertissements n'aboutiront qu'à un malheur éternel.

Division. La plupart des divertissements du monde sont condamnables, parce qu'ils sont presque tous, ou impurs et défendus dans leur nature : première partie; ou excessifs dans leur étendue : deuxième partie; ou scandaleux dans leurs effets : troisième partie.

Première partie. Divertissements impurs, et défendus dans leur nature. Comédies, bals, romans. Il ne faudrait d'abord qu'un raisonnement pour nous engager à nous interdire ces sortes de plaisirs : c'est que ce sont au moins des divertissements suspects, et que l'on ne doit pas pour si peu de chose risquer son salut.

Mais il y a plus : ce sont des divertissements criminels et expressément défendus. 1° Comédies et bals. Nous avons sur cela les plus sévères ordonnances de l'Eglise et les plus rigoureuses décisions des Pères, et de tous les Pères, dans tous les temps, et pour toutes personnes. Ces témoignages ne doivent-ils pas l'emporter sur celui de quelques mondains sans étude et sans autorité? Et ne sait-on pas d'ailleurs combien ces spectacles et ces assemblées profanes font naître d'idées et de sentiments impurs?

2° Romans. Bien de plus propre à dessécher la piété et à corrompre un cœur, que ces livres empestés. L'expérience le montre bien, et la confession de ceux qui les ont lus en est une preuve sensible. A quoi tendent ces histoires romanesques? à inspirer l'amour. Mais, dit-on, il ne s'agit en plusieurs que d'un amour honnête : erreur. Appelez-vous amour honnête, celui qui possède un homme et qui l'enchante, jusqu'à le rendre idolâtre de la créature aux dépens du Créateur? Mais ces livres apprennent le monde. Est-il donc si nécessaire de savoir le monde, qu'on doive pour cela exposer l'innocence de son âme, et la perdre ? Avis aux pères et aux mères qui, sous prétexte de former leurs enfants, leur permettent des lectures et les mènent à des assemblées et à des spectacles où leurs cœurs, déjà trop sensibles, achèvent de se pervertir.

Deuxième partie. Divertissements excessifs dans leur étendue : surtout le jeu. Trois excès : excès dans le temps qu'on emploie au jeu; excès dans la dépense qu'on y fait; excès dans l'attachement et l'ardeur avec laquelle on s'y porte.

1° Excès dans le temps qu'on y emploie. Combien d'hommes et de femmes y passent presque toute la vie? Ce jeu n'est pas absolument criminel en lui-même, s'il est pris modérément et pour une récréation honnête et passagère ; mais ce qui en fait le crime, c'est la continuité.

2° Excès dans la dépense qu'on y fait. Dépense qui empêche de payer des dettes, de satisfaire des domestiques, de pourvoir aux besoins d'une maison, d'élever des enfants, d'assister les pauvres. Mais après tout, dit-on, la dépense de mon jeu est assez modique et très-commune. Elle peut être modique en soi, et considérable par rapport à vous et à votre état. On a bonne grâce à se plaindre du malheur des temps, lorsqu'on ne retranche rien de son jeu, ou qu'on n'en retranche pas assez! A quoi se portent une femme, un jeune homme, pour avoir de quoi y fournir?

3° Excès dans l'ardeur avec laquelle on s'y attache. De là les dépits, les chagrins, les emportements, les blasphèmes. Ce n'est pas qu'on n'affecte communément au dehors un air serein ; mais sous ces dehors tranquilles, quels troubles dans l'âme !

Troisième partie. Divertissements scandaleux dans leurs effets. Jésus-Christ veut que nous arrachions notre œil et que nous coupions notre main, si ce sont pour nous des sujets de scandale. A combien plus forte raison devons-nous nous priver des divertissements qui, tout honnêtes qu'ils sont en eux-mêmes, nous deviennent des occasions de péché. Or, il y en a de celte sorte : par exemple, la promenade. Rien de plus indifférent en soi, ni de plus innocent que la promenade; mais combien néanmoins yen a-t-il de suspectes, combien d'ouvertement mauvaises?

Scandale d'autant plus à craindre qu'on en voit moins le danger. Mais nous savons ce qu'en ont pensé les Pères de l'Eglise, et ce qu'ils ont là-dessus recommandé, surtout aux jeunes personnes. Combien d'hommes et de femmes, s'ils voulaient parler de bonne foi, reconnaîtraient que ce sont certaines promenades qui les ont perdus ?

Mais faut-il se passer de tout divertissement? Deux réponses : 1° Tout divertissement qui a l'un de ces trois caractères que j'ai marqués, vous devez l'avoir en horreur; 2° il y a des divertissements honnêtes, sans excès et sans danger : voilà ceux qui vous sont accordés. Réjouissez-vous, dit l'Apôtre, mais réjouissez-vous dans le Seigneur.

 

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Amen, amen dico vobis, quia plorabitis et flebitis, mundus autem gaudebit.

 

Je vous le dis en vérité, vous pleurerez, vous serez dans l'affliction, et le monde se réjouira. (Saint Jean, chap. XVI, 20.)

 

C'est Jésus-Christ qui parle, et qui dans l'évangile de ce jour prononce en deux paroles deux jugements bien contraires; l'un en faveur des élus, qui nous sont représentés dans ses apôtres, et l'autre pour la condamnation des pécheurs, qui composent ce monde qu'il a si hautement réprouvé, et contre lequel il a si souvent fulminé ses anathèmes. Vous pleurerez, vous vivrez dans la souffrance et dans la peine; voilà le sort des prédestinés : Plorabitis et flebitis vos. Mais le monde sera dans la joie, et rien de tous les plaisirs de la vie ne lui manquera; voilà le partage des pécheurs : Mundus autem gaudebit. Quel partage après tout, Chrétiens! et jamais l'eussiez-vous ainsi pensé? sont-ce là les châtiments dont le Fils de Dieu menace les ennemis de son Evangile? sont-ce là les récompenses qu'il promet à ceux qui s'attacheront fidèlement et constamment aie suivre? et, selon nos vues humaines, ne devait-il pas, ce semble, renverser la proposition, et dire aux justes : Vous vous réjouirez; et aux pécheurs : Vous serez accablés de chagrins, et vous passerez vos jours dans la douleur? Oui, mes chers auditeurs, il le devait selon nos vues humaines, c'est-à-dire selon les vues faibles et bornées de la fausse prudence de la chair : mais les vues de la sagesse divine sont bien supérieures aux nôtres; et pour l'accomplissement des desseins de Dieu à l'avantage de ses élus, il fallait qu'ils renonçassent aux divertissements du monde, parce que si les apparences en sont belles et les dehors engageants, la fin en est malheureuse, et qu'ils mènent à la perdition. Aussi prenez garde à ce que le Sauveur des hommes ajoute pour la consolation de ses disciples : c'est, leur dit-il, qu'après avoir vécu dans les pleurs, votre tristesse se changera en joie ; mais dans une joie solide, durable, éternelle : leur donnant à entendre, par une règle tout opposée , que les joies trompeuses du siècle n'aboutiront qu'à un souverain malheur : Sed tristitia vestra vertetur in gaudium. Grande et terrible vérité que j'entreprends aujourd'hui de développer, et dont la suite de ce discours vous fera connaître l'importance! Implorons le secours du Saint-Esprit, et, pour l'obtenir, adressons-nous à Marie. Ave.

 

Je ne prétends rien exagérer, Chrétiens, et ce   n'est  pas  mon   dessein   de  condamner sans exception tous les divertissements de la vie. Je sais quels arrêts le Fils de Dieu a portés contre les heureux du siècle, lorsqu'il a dit en général : Vœ vobis qui ridetis (1) ! Malheur à vous qui cherchez les plaisirs de ce monde! Vœ vobis quia habetis consolationem vestram (2) ! Malheur à vous qui trouvez votre félicité sur la terre, et qui la faites consister dans les vaines joies de la terre! Mais du reste, sans altérer en aucune sorte les paroles de Jésus-Christ et sans vouloir en adoucir la sévérité , je puis et je dois même convenir d'abord qui y a des récréations innocentes , des récréations honnêtes, et par conséquent permises selon les règles de discrétion et de modération que l'Evangile nous prescrit. Je ne viens donc point vous dire que tous les divertissements du monde sont criminels et réprouvés de Dieu; mais aussi j'avance, avec saint Grégoire, pape, qui l'a remarqué avant moi, que ces divertissements du monde permis et innocents sont bien rares ; que ces divertissements honnêtes sont dans le monde en bien petit nombre; en un mot, que la plupart des divertissements du monde sont condamnables : pourquoi ? par trois raisons qui comprennent tout mon sujet, et qui méritent toute votre attention. Je les considère, ces divertissements mondains, dans leur nature, dans leur étendue et dans leurs effets. Or je soutiens, comme vous l'allez voir, qu'ils sont presque tous, ou impurs et défendus dans leur nature, c'est la première partie ; ou excessifs dans leur étendue, c'est la seconde partie ; ou enfin scandaleux dans leurs effets, c'est la troisième et dernière partie. Appliquez-vous, s'il vous plaît, à ces trois pensées, qui demandent un plus ample éclaircissement, et que je vais mettre dans leur jour.

 

PREMIÈRE   PARTIE.

 

Tertullien fait une réflexion bien vraie dans le traité qu'il a composé des spectacles. Il dit que l'ignorance de l'esprit de l'homme n'est jamais plus présomptueuse, ni ne prétend jamais mieux philosopher et raisonner, que quand on lui veut interdire l'usage de quelque divertissement et de quelque plaisir dont elle est en possession, et qu'elle se croit légitimement permis. Car c'est alors qu'elle se met en défense, qu'elle devient subtile et ingénieuse, qu'elle imagine mille prétextes pour appuyer son droit ; et que dans la crainte d'être privée de ce qui la flatte, elle vient enfin à bout de se persuader que ce qu'elle désire est honnête

 

1 Luc, VI, 25. — 2 Ibid., 24.

 

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et innocent, quoiqu'au fond il soit criminel et contre la loi de Dieu. Mirum quippe quam tapiens argumentatrix sibi videtur ignorantia humana, cura aliquid de hujusmodi gaudiis ac fructibus veretur amittere. Et en effet, c'est de ce principe  que naissent tous les jours les relâchements dans la morale chrétienne. Une chose est agréable ou le paraît ; et parce qu'elle est agréable, on l'aime; et parce qu'on l'aime, on se figure qu'elle est bonne ; et, à force de se le figurer, on s'en fait une espèce de conviction, en vertu de laquelle on agit au préjudice de la conscience, et  malgré  les plus pures lumières de la  grâce. Or, appliquons cette maxime générale aux points particuliers, surtout à celui que je traite. Je prétends qu'il y a des divertissements dans le monde qui passent pour légitimes, et que l'opinion commune des gens du siècle autorise, mais que le christianisme condamne, et qui ne peuvent s'accorder ave l'intégrité et la pureté des mœurs. Expliquons-nous encore plus en détail ;   car sans cela, Chrétiens, peut-être auriez-vous de la peine à bien concevoir ma proposition, et peut-être, dans la pratique, tout ce que je dirais ne produirait-il aucun fruit. Raisonnons donc sur certains sujets plus ordinaires, plus connus, et qui sont à peu près les mêmes que ceux dont a. parlé Tertullien. Ecoutez-moi.

Ainsi, par exemple, ces représentations profanes, ces spectacles où assistent tant de mondains oisifs et voluptueux, ces assemblées publiques et de pur plaisir, où sont reçus tous ceux qu'y amène, soit l'envie de paraître, soit l'envie de voir; en deux mots, pour me faire toujours mieux entendre, comédies et bals, sont-ce des divertissements permis ou défendus? Les uns, éclairés de la véritable sagesse, qui est la sagesse de l'Evangile, les réprouvent; les autres, trompés par les fausses lumières d'une prudence charnelle, les justifient ou s'efforcent de les justifier. Chacun prononce selon ses vues, et donne ses décisions. Pour moi, mes chers auditeurs, si je n'étais déjà d'une profession qui, par elle-même, m'interdit de pareils amusements, et que j'eusse comme  vous  à prendre   parti   là-dessus  et à me résoudre, il me semble d'abord  que pour m'y faire renoncer, il ne faudrait rien davantage que cette diversité de sentiments. Car pourquoi, dirais-je, mettre ma conscience au hasard dans une chose aussi vaine que celle-là, et dont je puis si aisément me passer? D'une part, on m'assure que ces sortes de divertissements sont criminels ; d'autre part, on soutient qu'ils sont exempts de péché. Ce qui doit résulter de là, c'est qu'ils sont au moins suspects; et puisque ceux qui soutiennent que l'innocence y est blessée sont, du reste, les plus réglés dans leur conduite, les plus attachés à leurs devoirs, les plus versés dans la science des voies de Dieu, n'est-il pas plus sûr et plus sage que je m'en rapporte à eux, et que je ne risque pas si légèrement mon salut? Voilà comment je conclurais, et ce serait sans doute la conclusion la plus raisonnable et la plus sensée.

Mais ce n'est pas là que je me voudrais arrêter, et il y a encore de plus fortes considérations qui me détermineraient. Que ferais-je ? Suivant le conseil du Saint-Esprit, j'interrogerais ceux que Dieu m'a donnés pour maîtres ; ce sont les Pères de l'Eglise : Interroga patrem tuum, et annuntiabit tibi ; majores tuos, et dicent tibi ; et après les avoir consultés, il serait difficile, s'il me restait quelque délicatesse de conscience, que je ne fusse pas absolument convaincu sur cette matière. Car ils m'apprendraient des vérités capables , non-seulement de me déterminer, mais de m'inspirer pour ces sortes de divertissements une espèce d'horreur. Suivez-moi, je vous prie.

Ils m'apprendraient que les païens mêmes les ont proscrits, comme préjudiciables et contagieux. Il n'y a qu'à lire ce que saint Augustin en a remarqué dans les livres de la Cité de Dieu, et les belles ordonnances qu'il rapporte à la confusion de ceux qui prétendraient maintenir dans le christianisme ce que le paganisme a rejeté. Ils m'apprendraient que d'abandonner ces spectacles et ces assemblées, dans les premiers siècles de l'Eglise, c'était une marque de religion, nais une marque authentique ; et qu'en particulier ils ne blâmaient pas seulement le théâtre, parce que de leur temps il servait à l'idolâtrie et à la superstition, mais parce que c'était une école d'impureté. Or, vous savez s'il ne l'est pas encore plus aujourd'hui, et si la contagion de l'impureté n'y est pas d'autant plus à craindre qu'elle y est plus déguisée et plus raffinée. Il est vrai, le langage en est plus pur, plus étudié , plus châtié ; mais vous savez si ce langage en ternit moins l'esprit, s'il en corrompt moins le cœur, et si peut-être il ne vaudrait pas mieux entendre les adultères d'un Jupiter et des autres divinités, dont les excès, exprimés ouvertement et sans réserve, blessant les oreilles , feraient moins d'impression sur l'âme. Ils m'apprendraient que, dans l'estime commune des fidèles,

 

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on ne croyait pas pouvoir garder le serment et la promesse de son baptême, tandis qu'on demeurait attaché à ces frivoles passe-temps du siècle. Car c'est vous jouer de Dieu même, mon Frère, écrivait saint Cyprien, d'avoir dit anathème au démon , comme vous l'avez fait en recevant sur les sacrés fonts la grâce de Jésus-Christ, et de rechercher maintenant les fausses joies qu'il vous présente dans une assemblée ou dans un spectacle de vanité. Ils m'apprendraient que sur cela l'Eglise usait d'une sévérité extrême dans sa discipline, et que cette sévérité alla même à un tel point, que ce fut quelquefois un obstacle à la conversion des infidèles. Jusque-là, dit Tertullien, que Ton en voyait presque plus s'éloigner de notre sainte foi par la crainte d'être privés de ces divertissements qu'elle condamnait, que par la crainte du martyre et de la mort dont les tyrans les menaçaient.

Voilà, dis-je , ce que m'apprendraient ces saints docteurs, et ce qu'ils vous apprennent. Voilà leur tradition, voilà leurs pensées, voilà leur morale. Prenez garde, je ne dis pas que c'a été la morale d'un de ces grands hommes, mais de tous, tellement que tous, d'un consentement unanime, sont convenus de ce point; qu'ils n'ont eu tous là-dessus qu'une même voix, et souvent que les mêmes expressions. Je ne dis pas que c'a été leur morale dans un temps, et qu'elle a changé dans un autre : de siècle en siècle ils se sont succédés, et dans tous les siècles ils ont renouvelé les mêmes défenses, débité les mêmes maximes, prononcé les mêmes arrêts. Je ne dis pas que c'a été la morale de gens faibles et peu instruits, bornés dans leurs vues, et timides ou précipités dans leurs décisions : outre leur sainteté qui nous les rend vénérables, nous savons que c'étaient les premiers génies du monde ; nous avons en mains leurs écrits, et nous y voyons la sublimité de leur sagesse, la pénétration de leur esprit, la profondeur et l'étendue de leur érudition. Je ne dis pas que c'a été une morale de perfection seulement et de pur conseil : il n'y a qu'à peser leurs termes, et qu'à les prendre dans le sens le plus naturel et le plus commun : sur quel autre sujet se sont-ils expliqués avec plus de rigueur? de quoi nous ont-ils plus fait craindre les funestes conséquences, et à quoi ont-ils plus attribué les suites fatales, et plus donné la force du précepte ? Je ne dis pas que c'a été une morale fondée sur des raisons propres et particulières; je vous l'ai déjà fait remarquer, et je le répète, ils n'employaient point d'autres raisons que nous, ils n'en avaient point d'autres ; ce qu'ils disaient contre le théâtre et contre ces assemblées mondaines d'où nous tâchons à vous retirer , c'est ce que nous vous disons ; et tout ce qu'ils disaient, c'est ce que nous avons le même droit qu'eux de vous dire. Enfin je ne dis pas que c'a été une morale qu'ils n'aient adressée qu'à certains états, qu'à certains caractères et à certains esprits. Ils n'ont distingué ni qualités, ni conditions, ni tempéraments, ni dispositions du cœur. Ils parlaient à des chrétiens comme vous, et ils leur parlaient à tous. En vain tel ou tel leur répondait ce qu'on nous répond encore tous les jours, et ce qu'a si bien remarqué saint Chrysostome: Tout ce que je vois et tout ce que j'entends me divertit, et rien de plus ; du reste, je n'en ressens aucune impression, et je n'en suis nullement touché. Vaine excuse qu'ils traitaient ou de déguisement et de mauvaise foi, ou d'erreur au moins et d'illusion : de déguisement et de mauvaise foi, parce qu'ils n'ignoraient pas que c'est un prétexte dont veulent quelquefois se prévaloir les plus corrompus, cachant les désordres secrets de leur cœur, afin de justifier en apparence leur conduite ; d'erreur au moins et d'illusion, parce qu'ils savaient combien on aime à s'aveugler soi-même, et combien la passion fait de progrès, qu'on n'aperçoit pas d'abord et qu'on ne veut pas apercevoir, mais qui ne deviennent ensuite que trop sensibles. Or je m'en liens là, mes chers auditeurs; et que  peuvent opposer à  des témoignages si exprès, si avérés, si respectables, les partisans du monde ? Qui en croiront-ils, s'ils ne se rendent pas à de semblables autorités? et ne serait-ce pas une témérité insoutenable, et où nul chrétien de bon sens ne tombera jamais, de prétendre que ces hommes de Dieu se soient tous égarés, qu'ils aient tous porté trop loin les choses, et que dans le siècle où nous vivons, nous soyons plus éclairés qu'ils ne l’étaient ? Cependant vous en verrez qui, sans hésiter, appellent de tout cela à leur propre jugement, et qui ne se feront pas le moindre scrupule de ce que tous les Pères de l'Eglise ont cru devoir hautement qualifier de péché. Car, voilà jusqu'où est allée la présomption de notre siècle. Comprenez-la, s'il vous plaît, tout entière. Il s'agit de la conscience et du salut; et tout ce qu'il y a eu jusqu'à présent sur ces sortes de matières de juges compétents,  de juges reconnus et autorisés , ont décidé ; mais ce n'est point ainsi qu'en jugent quelques mondains, et ce n'est qu'à eux-mêmes qu'ils veulent s'en

 

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rapporter. Observez bien ce que je dis, quelques mondains. Car du moins, si c'étaient les pasteurs des .unes, si c'étaient les maîtres de la morale, si c'étaient les ministres des autels, les directeurs, les prédicateurs de la parole de bien, qui maintenant et parmi nous eussent sur la question que je  traite des principes moins sévères que ceux de toute l'antiquité ; et si ces principes étaient  généralement et constamment suivis par la plus saine partie des chrétiens, peut-être serait-il plus supportable alors d'examiner, de délibérer,  de disputer. Mais vous le savez : prédicateurs de la chaire , directeurs dans le tribunal de la pénitence, docteurs dans les écoles, pasteurs des âmes , ministres des autels, tiennent tous encore le même langage, et se trouvent appuyés de tout ce que l'Eglise a de vrais enfants et de vrais fidèles. Que reste-t-il donc? je l'ai dit, quelques mondains, c'est-à-dire un certain nombre de gens libertins, amateurs d'eux-mêmes et idolâtres de leurs plaisirs ; de gens sans études, sans connaissances, sans attention à leur salut; de femmes vaines, dont toute la science se réduit à une parure, dont tout le désir est de paraître et de se faire remarquer, dont tout le soin est de charmer le temps et de se tenir en garde contre l'ennui qui les surprend dès que l'amusement leur manque, et qu'elles sont hors de la bagatelle; mais ce qu'il y a souvent de plus déplorable, dont la passion cherche à se nourrir et à s'allumer,  lorsqu'il faudrait tout mettre en œuvre pour l'amortir et pour l'éteindre. Voilà les oracles qui veulent se faire écouter, et que l'on n'écoute en effet que trop; voila les docteurs et les maîtres dont les lumières effacent toutes les autres, et dont les Résolutions sont absolues  et sans réplique; voilà les guides dont les voies sont les plus droites, et les garants sur qui l’on peut se reposer de sa conscience, de son âme,  de son éternité. Ah!  Chrétiens, soyez-en juges Vous-mêmes et concluez, tandis que je passe a un nouvel article non moins important ni moins commun.

Car ce que je puis encore compter parmi les divertissements criminels, et ce que je mets dans le même rang, ce sont ces histoires fabuleuses et romanesques dont la lecture fait une autre occupation de l'oisiveté du siècle, et y cause les mêmes désordres ; entretien ordinaire des esprits frivoles et des jeunes personnes. On emploie les heures entières à se repaître d'idées chimériques, on se remplit la mémoire de fictions et d'intrigues tout imaginaires ; on s'applique à en retenir les traits les plus brillants ; on les sait tous, et les sachant tous on ne sait rien. Ce serait peu néanmoins de n'apprendre rien et de ne rien savoir, si c'était là le seul mal qu'il y eût à craindre. Mais voici l'essentiel, et le point capital à quoi je m'attache : c'est que rien n'est plus capable de corrompre la pureté d'un cœur que ces livres empestés ; c'est que rien ne répand dans l'âme un poison plus subtil, plus présent, plus prompt; que rien donc n'est plus mortel, et ne doit être, par une conséquence bien juste, plus étroitement défendu. Expérience , confession même de ceux qui en ont fait les tristes épreuves, raison, tout concourt à établir cette vérité. Et je vous demande en effet, mon cher auditeur, vous à qui je parle, et qui avez dans vous-même votre conscience pour témoin de ce que je dis, n'est-il pas vrai qu'autant que vous vous êtes adonné à ces lectures et qu'elles vous ont plu, vous avez insensiblement perdu le goût de la piété ; que votre cœur s'est refroidi pour Dieu, et que toute l'ardeur de votre dévotion s'est ralentie ? Je dis plus : n'est-il pas vrai que par l'usage et l'habitude que vous vous êtes faits  de  ces lectures, l'esprit du monde s'est peu à peu emparé de vous ; que vous avez senti celui du christianisme diminuer à proportion et s'affaiblir, que les heureux principes de votre première éducation se sont altérés ; que vous n'avez plus eu dans la tête que de folles imaginations, que la galanterie, que la vanité ; et que tout le reste, beaucoup plus solide et plus sérieux, vous est devenu insipide, ensuite fatigant, enfin odieux et insupportable? Ce n'est point encore assez; mais ne vous déguisez rien à vous-même, et reconnaissez-le de bonne foi : n'est-il pas vrai qu'à force de lire ces sortes d'ouvrages et d'avoir sans cesse dans les mains ces livres corrupteurs, vous avez donné imperceptiblement entrée dans votre âme au démon de l'incontinence, et que les pensées sensuelles ont commencé à naître, les sentiments tendres à s'exciter, les paroles libres à vous échapper ; que la chair s'est fortifiée, et que vous vous êtes trouvé tout autre que vous n'aviez été jusque-là, ou que vous ne vous étiez connu? Peut-être en êtes-vous surpris;  mais moi je ne m'en étonne pas, et sans une espèce de miracle il fallait que cela fût ainsi. Ayant tous les jours de tels livres sous les yeux, et ces livres étant aussi infectés qu'ils le sont, il n'était pas naturellement possible que vous n'en prissiez le venin, et qu'ils ne vous communiquassent leur

 

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contagion. Car, pour parler le langage du monde, et pour user du terme propre, qu'est-ce, à le bien définir, que le roman? une histoire, disons mieux, une fable proposée sous la forme d'histoire, où l'amour est traité par art et par règles ; où la passion dominante et le ressort de toutes les autres passions, c'est l'amour; où l'on affecte d'exprimer toutes les faiblesses, tous les transports, toutes les extravagances de l'amour ; où l'on ne voit que maximes d'amour, que protestations d'amour, qu'artifices et ruses d'amour; où il n'y a point d'intérêt qui ne soit immolé à l'amour, fût-ce l'intérêt le plus cher selon les vues humaines, qui est celui de la gloire; où la gloire même, la belle gloire, est de sacrifier tout à l'amour; où un homme infatué ne se gouverne plus que par l'amour, tellement que l'amour est toute son occupation, toute sa vie, tout son objet, sa tin, sa béatitude, son Dieu. Dites-moi si j'ajoute rien ; mais en même temps faites-moi comprendre comment, aussi fragiles que nous le sommes et aussi enclins au mal, on peut se retracer incessamment à soi-même de semblables images, et n'en pas ressentir les atteintes? Les plus grands saints y résisteraient-ils? un ange n'y serait-il pas surpris, et l'innocence même n'y ferait-elle pas naufrage? Ou bien apprenez-moi comment, dans une religion aussi pure que la nôtre, il peut être permis à un chrétien d'exposer la pureté de son cœur à une ruine si évidente et si prochaine?

Mais, dit-on, en tout ce que je lis, il ne s'agit que d'un amour honnête. Abus, mes Frères : appelez-vous amour honnête celui qui possède un homme et qui l'enchante jusqu'à lui ravir le sens et la raison; qui absorbe toutes ses pensées, qui épuise tous ses soins, et qui aux dépens du Créateur le rend idolâtre de la créature? Appelez-vous amour honnête celui qui fait oublier à un homme les plus saints devoirs de la nature, de la patrie, de la justice, de l'honneur, de la charité? Or, n'est-ce pas là souvent que se termine la prétendue honnêteté du roman? Mais ces lectures servent à former une jeune personne, et lui apprennent le monde. Ah ! Chrétiens, vous est-il donc si nécessaire de savoir le monde, que vous deviez pour cela renoncer à votre salut? et fallût-il éternellement ignorer les manières du monde, ne vaut-il pas mieux à ce prix garder votre âme et la sauver? Oui, certes, ces livres vous formeront selon le monde : mais selon quel monde? selon un monde païen, selon un monde impie et perverti, selon un monde condamné par Jésus-Christ, et le plus dangereux ennemi dont vous ayez à vous préserver. Or, voyez si ce sont là les enseignements que vous voulez suivre ; s'il n'y a pas un autre monde où vous pouvez vous borner; s'il n'y a point d'autre politesse dans le christianisme quel celle qui va à vous damner; s'il n'y a point! d'autres maîtres pour vous instruire et pour vous élever.

Belle leçon pour vous, pères et mères! c'est par là que je conclus cette première partie, et plaise au ciel que vous en compreniez toute lai conséquence ! Vous avez des enfants : et après! avoir mis votre première étude à leur inspirer les sentiments de la piété chrétienne, la religion, j'en conviens, ne vous défend pas de leur faire prendre certains airs du monde. Mais de! leur fournir vous-mêmes,  sous ce damnable prétexte, des livres qui leur tournent l'esprit à tout ce que le momie a de plus vicieux; mais d'en remplir votre maison, et de ne vouloir pas que rien là-dessus de nouveau leur échapper et leur soit inconnu ; mais de leur en demander compte, et d'entendre avec une secrète complaisance les récits qu'ils en font; mais de les croire bien habiles et bien avancés, quand ils savent répondre  aux   mots couverts par d'autres bons mots, qu'ils conservent dans leur mémoire des poésies libres, et qu'ils les savent rapporter fidèlement sans se méprendre; mais de les conduire vous-mêmes (car ceci regarde tous les points de morale que je viens de toucher), de les conduire vous-mêmes à des spectacles, d'autant plus capables de les amollir que ce sont de jeunes cœurs beaucoup plus flexibles et plus sensibles; mais de leur faire observer les endroits fins et délicats, surtout les endroits vifs et tendres; mais de les engager vous-mêmes dans des assemblées, où ils ne voient du monde que ce qu'il a de riant, que ce qu'il a d'éclatant, c'est-à-dire que ce qu'il a d'attrayant et de séduisant : voilà de quoi vous aurez bien lieu de vous repentir dès cette vie, et de quoi vous serez bien sévèrement punis en l'autre. Ce ne sont encore pour eux que des divertissements; mais attendez que le feu se soit allumé, et bientôt ces divertissements ne deviendront, et pour eux et pour vous, que trop sérieux.   Sera-t-il  temps alors d'arrêter l'embrasement? sera-t-il en votre pouvoir de couper court à des maux dont vous aurez été les auteurs? vous en gémirez, et vous les déplorerez ; mais en  serez-vous quittes devant Dieu, pour les déplorer et pour en gémir? Qu'alléguerez-vous à son tribunal pour votre

 

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excuse, et suffira-t-il de lui dire que vous vouliez dresser vos enfants et leur donner la science du monde? N'était-ce pas vouloir les perdre, et vous perdre vous-mêmes avec le monde? Il faut donc en revenir à ma proposition, que la plupart des divertissements ordinaires du monde sont condamnables, ou parce que dans leur nature ils sont impurs et criminels, comme vous l'avez vu; ou parce que dans leur étendue et leur mesure ils sont excessifs , comme je vais vous le montrer. C'est le sujet de la seconde partie.

 

DEUXIÈME  PARTIE.

 

Tout excès, Chrétiens, est un vice; et la vertu même, qui est la règle de tout bien, n'est ni bonne, ni honnête, dès qu'elle est extrême. Il faut être sage; mais il faut l'être avec sobriété, dit saint Paul; et qui l'est trop, ne l'est point du tout, parce que la sagesse est essentiellement un état de raison, et par conséquent de modération: Non plus sapere quam oportet sapere, sed sapere ad sobrietatem (1). Or, si cela est vrai de la vertu, beaucoup plus l'est-il des divertissements et des récréations de la vie. Si pour être sage il faut l'être sans excès, à plus forte raison faudra-t-il éviter l'excès, pour se divertir en sage. Cependant, mes chers auditeurs, il y a des divertissements dans le monde où l'excès est si ordinaire, que, quoiqu'ils puissent être d'ailleurs permis, légitimes et innocents, ils sont presque toujours condamnables, parce qu'ils sont presque toujours excessifs. Je n'entreprends pas de les parcourir tous, et je n'ai garde de l'entreprendre, car ce serait un détail infini. Mais souffrez que je me borne à un seul, sur lequel je ne me suis encore jamais bien expliqué, et qui va faire tout le fond de cette seconde partie : c'est le jeu. Principe de mille malheurs, et passion que je ne puis trop fortement combattre, puisqu'elle est la source de tant de désordres.

Vous le savez : on joue, mais sans retenue, et l'excès est tel, que ceux mêmes qui en sont coupables sont obligés de le condamner. Que j'en prenne à témoin un joueur de profession , et que devant Dieu je le prie de me répondre si son jeu ne va pas trop loin (je dis trop loin selon la raison, le christianisme et la conscience), il en conviendra. En effet, dans la plupart des jeux, surtout des jeux que l'usage du monde autorise le plus, il y a trois sortes d'excès opposés à la raison et à la religion. Excès dans le temps qu'on y emploie, excès

 

1 Rom., XII, 3.

 

dans la dépense qu'on y fait, excès dans l'attachement et l'ardeur avec laquelle on s'y porte : tout cela contraire aux règles de la vraie piété, et aux maximes éternelles de la loi de Dieu. Ne condamnons point les choses dans la spéculation ; disons ce qui se pratique et ce qui se passe devant nos yeux. Un homme du monde qui fait du jeu sa plus commune et presque son unique occupation, qui n'a point d'affaire plus importante que le jeu, ou plutôt qui n'a point d'affaire si importante qu'il n'abandonne pour le jeu ; qui regarde le jeu, non point comme un divertissement passager propre à remettre l'esprit des fatigues d'un long travail et à le distraire, mais comme un exercice réglé, comme un emploi, comme un état fixe et une condition ; qui donne au jeu les journées entières, les semaines, les mois, toute la vie (car il y en a de ce caractère, et vous en connaissez) : une femme qui se sent chargée d'elle-même jusqu'à ne pouvoir en quelque sorte se supporter, ni supporter personne, dès qu'une partie de jeu vient à lui manquer; qui n'a d'autre entretien que son jeu; qui du matin au soir n'a dans l'idée que son jeu ; qui n'ayant pas, à l'entendre parler, assez de force pour soutenir quelques moments de réflexion sur les vérités du salut, trouve néanmoins assez de santé pour passer les nuits, dès qu'il est question de son jeu : dites-le-moi, mes chers auditeurs, cet homme, cette femme gardent-ils dans le jeu la modération convenable? cela est-il chrétien? cela est-il d'une âme qui cherche Dieu, qui travaille pour le ciel, qui amasse des trésors pour l'éternité? cela est-il d'un ouvrier évangélique, tels que doivent être tous les fidèles, et d'un homme appelé de Dieu pour cultiver sa vigne, et pour lui rendre compte de tous les moments jusqu'au dernier : Donec reddas novissimum quadrantem (1) ? Ce jeu perpétuel, ce jeu sans interruption et sans relâche, ce jeu de tous les jours, et presque de toutes les heures dans le jour, s'accorde-t-il avec ces grandes idées que nous avons du christianisme, et que Jésus Christ lui-même a pris soin de nous tracer? Car ce n'est point moi qui les ai imaginées ; c'est le Sauveur du monde qui dans toute la suite de son Evangile ne nous a parlé d'une vie chrétienne que sous la figure d'un combat, d'un négoce, d'un travail, pour nous faire entendre que ce doit être une vie laborieuse et agissante. Or, y a-t-il rien de plus incompatible qu'une vie de travail et une vie de jeu ?

 

1 Matth., V, 26.

 

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Mais tout jeu est-il donc un crime pour nous? Non, Chrétiens, et je m'en suis déclaré d'abord. Je blâme l'excès du jeu, et en vain me répondrez-vous que le jeu en soi n'est point blâmable , puisque ce n'est pas là ce que j'avance. Quand vous prétendez que le jeu (j'entends certain jeu) est indifférent, et quand je soutiens que l'excès du jeu est criminel, votre proposition et la mienne sont toutes deux vraies, et se concilient parfaitement ensemble; mais moi par la mienne je vous avertis d'un abus que la vôtre ne corrigera pas. Réglez votre jeu, ne donnez au jeu qu'un reste de loisir que Dieu n'a pas refusé à la nature, et que la nécessité requiert : mettez avant le jeu le service du Seigneur, et les pratiques de la religion ; avant le jeu, la prière, le sacrifice des autels, la lecture d'un bon livre, l'office divin; avant le jeu, le soin de votre famille, de vos enfants, de vos domestiques, de vos affaires; avant le jeu, les obligations de votre charge, les devoirs de votre profession, les œuvres de miséricorde et de charité ; avant le jeu, votre avancement dans les voies de Dieu, votre perfection et tout ce qui y doit contribuer : quand vous aurez satisfait à tout cela, vous pourrez alors chercher quelque relâche dans un jeu honnête et borné. Vous pourrez vous y récréer avec la paix du cœur, et même, si je l'ose dire , avec une espèce de bénédiction de la part du ciel. Je dis avec la paix du cœur, parce que vous jouerez sans passion; parce que vous jouerez dans l'ordre, et que vous réduirez votre jeu à être pour vous ce qu'il doit être, je veux dire une courte distraction, et non une continuelle occupation; parce que vous prendrez votre jeu assez pour vous délasser, et trop peu pour vous fatiguer ; enfin, parce que vous n'aurez point dans votre jeu le ver intérieur de la conscience qui vous reproche la perte du temps qui s'y consume, et l'inutilité de votre vie. Je dis même avec une espèce de bénédiction de la part du ciel, parce que vous ne vous y proposerez qu'une fin chrétienne; que vous ne vous accorderez ce repos que pour mieux agir, et qu'en ce sens vous sanctifierez, si je puis parler de la sorte, jusqu'à votre jeu. Mais tandis que le jeu l'emportera sur toutes vos fonctions, qu'il vous fera oublier tout ce que vous devez à Dieu, tout ce que vous devez au prochain, et tout ce que vous vous devez à vous-mêmes ; que vous n'y distinguerez,, ni les jours les plus solennels, ni les jours ordinaires, et que sans réserve toutes vos heures y seront employées, je dirai que c'est au moins une dissipation criminelle du temps que Dieu vous a donné, et une profanation dont vous aurez à lui répondre.

Cependant d'un excès on tombe dans un autre. Excès dans le temps que l'on perd au jeu, et excès dans la dépense qu'on y fait. Jouer rarement, mais hasarder beaucoup chaque fois, ou hasarder peu , mais jouer continuellement, ce sont deux excès défendus l'un et l'autre par la loi de Dieu : mais au-dessus de l'un et de l'autre, un troisième excès c'est de jouer souvent, et toujours de risquer beaucoup en jouant. Or, ne vous y trompez pas : quand je dis un jeu où vous hasardez beaucoup, un gros jeu, je ne veux pas seulement parler des riches et des grands du siècle ; je parle de tous en général et de chacun en particulier, conformément aux facultés et à l'état. Tel jeu n'est rien pour celui-là, mais il est tout pour celui-ci. L'un peut aisément porter telle dépense, mais elle passe les forces de l'autre; et ce qui serait un léger dommage pour le premier doit avoir pour le second de fâcheuses suites. Ainsi, on a des dettes à payer, on a une nombreuse famille à entretenir et des enfants à pourvoir, on a des domestiques à récompenser, on a des aumônes à faire et des pauvres à soulager. A peine les revenus y peuvent-ils suffire; et si l'on était fidèle à remplir ces devoirs, on ne trouverait plus rien , ou presque rien , pour le jeu. Toutefois on veut jouer, et c'est un principe qu'on a tellement posé dans le système de sa vie, que nulle considération n'en fera jamais revenir. On le veut à quelque prix que ce soit; et pour cela que fait-on? Voilà le désordre et l'iniquité la plus criante. Parce qu'on ne peut pas acquitter ses dettes si l'on joue, ou qu'on ne peut jouer si l'on acquitte ses dettes, on laisse languir des créanciers, on se rend insensible aux cris de l'artisan et du marchand, on use d'industrie et de détours pour se soustraire à leurs justes poursuites et pour leur lier les mains; on les remet de mois en mois, d'années en années, et ce sont des délais sans fin; on n'a rien, dit-on, à leur donner, et néanmoins on trouve de quoi jouer. Parce qu'on ne peut accorder ensemble le jeu et l'entretien d'une maison, on abandonne la maison, et l'on ménage tout pour le jeu; on voit tranquillement et de sang-froid des enfants manquer des choses les plus nécessaires; on plaint jusqu'aux moindres frais, dès qu'il s'agit de subvenir à leurs besoins ; on les éloigne de ses yeux, et on les confie à des étrangers, à qui l'on en donne la charge, sans y ajouter les moyens de la soutenir;

 

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on ne les a pas actuellement ces moyens, à ce qu'on prétend, mais pourtant on a de quoi jouer. Parce qu'il faudrait diminuer de son jeu, si l'on voulait compter exactement avec des domestiques et les satisfaire, on reçoit leurs services, on les exige à la rigueur, et du reste on ne veut point entendre parler de récompense; c'est une matière sur laquelle il ne leur est pas permis de s'expliquer, et un discours dont on se tient offensé : des paroles, on leur en donnera libéralement; des promesses, on leur en fera tant qu'ils en demanderont; ils ne perdront rien dans l'avenir, mais à condition qu'ils perdront tout dans le présent, et que cet avenir, à force de le prolonger, ne viendra jamais : les affaires ne permettent pas encore de penser à eux, et cependant elles permettent de jouer. Parce que dans les nécessités publiques* l'aumône coûterait, et que le jeu en pourrait souffrir, on ne connaît point ce commandement; on est témoin des misères du prochain, sans en être ému ; ou si le cœur ne peut trahir ses sentiments naturels, l'esprit n'est que trop ingénieux à imaginer des prétextes pour en arrêter les effets : on est pauvre soi-même, ou volontiers on se dit pauvre, lorsqu'il y a des pauvres à soulager ; mais on cesse de l'être dès que le moment et l'occasion se présentent de jouer. Tout cela veut dire qu'on sacrifie à son jeu les droits les plus inviolables et les intérêts les plus sacrés; que l'on fait du jeu sa première loi; que pour ne pas se détacher du jeu, on se détache de toute autre chose, et que dans la concurrence de toute autre chose avec le jeu, inique essentielle qu'elle soit par elle-même, on retient le jeu, et l'on renonce à tout le reste. Or, comment appelez-vous cela? et si ce n'est pas un excès, faites-m'en concevoir un autre plus condamnable.

Mais mon jeu, après tout, n'est qu'assez modique et que très-commun. Je le veux ; mais ce jeu très-commun fait gémir des créanciers qui ne touchent rien, et qui du moins pourraient s'aider pour les nécessités de la vie de ce qu'un divertissement très-superllu leur enlève. Ce jeu très-commun vous empêche de fournir à des enfants ce que demande non-seulement une éducation honnête et sortable à leur naissance, mais quelquefois la nourriture et le vêtement. Ce jeu très-commun prive des domestiques du fruit de leurs peines, et ruine toutes leurs espérances. Ce jeu très-commun vous endurcit aux gémissements et aux plaintes de tant de malheureux qui réclament votre assistance, et qui ne tirent de vous nul secours. Jeu plein d'injustice, jeu également odieux, et à Dieu et aux hommes : à Dieu, qui voit l'ordre de sa providence renversé et ses lois violées ; aux hommes qui se trouvent par là frustrés de ce qui leur est dû et de ce qui leur appartient par de si justes titres. Ah ! mon cher auditeur, acquittez-vous ; voilà votre principale obligation. N'engagez pas pour un vain plaisir le sang de vos frères, et la substance des pauvres. Jusque-là il n'y a point de jeu pour vous, ou il n'y en doit point avoir; et pour peu que vous y puissiez mettre, c'est toujours trop, puisque c'est le bien d'autrui que vous exposez, et dont vous faites la plus inutile et la plus injuste dépense. Si vous voulez jouer, que ce soit du vôtre, et souvenez-vous que le vôtre même n'est plus à vous pour le risquer, tandis qu'il est sujet à des charges et que vous en êtes redevable. Importante maxime que je voudrais pouvoir bien imprimer dans l'esprit de tant de grands et de tant d'autres! Que tout à coup on verrait tomber de tables de jeu, si le jeu par la loi des hommes était interdit à ces débiteurs qui, bien loin de le quitter pour se dégager de leurs dettes, entassent dettes sur dettes pour l'entretenir, et se rendent enfin insolvables! Mais si la loi des hommes n'a rien ordonné là-dessus, faut-il une autre loi que la loi de l'Evangile, que la loi de la conscience, que la loi de la nature ?

Qu'on dise après cela que les temps sont difficiles, qu'on a bien de la peine à se maintenir dans son état, qu'on est obligé de se resserrer, et qu'on ne peut pas aisément se dessaisir du peu qu'on a. Je ne  contesterai point avec vous,  Chrétiens, sur le malheur des temps : sans en être aussi instruit que vous, je le connais assez pour convenir qu'on doit maintenant plus que jamais user de prudence et de réserve dans l'administration des biens; mais n'est-ce pas justement ce qui achève de vous condamner, et quel témoignage plus convaincant puis-je produire contre vous que le vôtre? Car voici ce qui me paraît bien déplorable dans la conduite du siècle. On n'entend parler que de calamités et de misères; il semble que le ciel irrité ait fait descendre tous ses fléaux sur la terre pour la désoler ; chacun tient le même langage, et ce ne sont partout que plaintes et que  lamentations. Mais voyez  l'insoutenable contradiction! Au milieu de ces lamentations et de ces plaintes, tant de jeux ont-ils cessé? Tant de mondains et tant de mondaines se sont-ils retranchés sur le jeu, en ont-ils plus mesuré leur jeu, se sont-ils réduits à un moindre jeu?

 

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En vérité, mes chers auditeurs, n'est-ce pas insultera l'infortune publique, n'est-ce pas faire outrage à la religion que vous professez, n'est-ce pas allumer tout de nouveau la colère du ciel? Vous me répondrez que vous vous retranchez en effet ; mais par où commencez-vous ce retranchement? Est-ce parle jeu?non, sans doute. Mais par où, encore une fois? par le pain que devraient recevoir de vous ceux que la famine dévore. Par où? par les besoins domestiques d'une maison, où tout manque, afin que votre jeu ne manque pas. Par où? par tout ce qui n'a point de rapport au jeu : ou plutôt, fût-ce le nécessaire même, par tout ce qui peut servir au jeu , en le dérobant aux usages les plus essentiels. Je sais qu'à considérer ce que je dis dans une pure spéculation et selon les premières vues, on se persuadera que j'exagère, et que je pousse cette morale au-delà du terme. Mais examinez-la dans la pratique, consultez vos propres connaissances ; faites attention à ce qui se passe autour de vous, et vous avouerez qu'au lieu de rien outrer, il y a bien encore d'autres extrémités que je ne marque pas, et où l'amour du jeu emporte. Car que serait-ce si je parlais d'une femme qui, dans un jeu, dont les plus fortes remontrances ne l'ont pu déprendre, dissipe d'une part tout ce qu'un mari amasse de l'autre ; qui se tient en embuscade pour 'le tromper, et détourne pour son jeu tout ce qui peut Venir sous sa main? si je parlais d'un mari qui, tour à tour passant du jeu à la débauche, et de la débauche au jeu, expose jusqu'à ses fonds, et fait dépendre d'un seul coup la fortune de toute une famille? si je parlais d'un jeune homme qui, sans ménagement et sans réflexion , emprunte de tous les cotés et à toutes conditions ; et, ne pouvant encore se dépouiller d'un héritage qu'il n'a pas, se dépouille au moins par avance de ses droits, et ne compte pour rien toute une succession qu'il perd , pourvu qu'il joue? Ces exemples peut-être ne sont-ils pas aussi communs qu'ils ont été autrefois ; mais ne le sont-ils pas encore assez pour vous instruire, et pour vous faire connaître les excès du jeu? Peut-être même quelques-uns, par une sagesse forcée, et cédant à la nécessité, ont-ils enfin dans ces années dures et stériles apporté quelque tempérament à leur jeu; mais ce tempérament suffit-il? Ote-t-il au jeu tout ce qu'il doit lui ôter dans les conjonctures présentes , et dans la situation où vous vous trouvez? Vous met-il en état d'accomplir, selon qu'il dépend   de  vous , tous vos devoirs ? et s'il ne va pas jusque-là, voire jeu n'est-il pas toujours un excès? Excès, non-seulement dans le temps qu'on y emploie et dans la dépense qu'on y fait, mais dans l'attachement et l'ardeur avec laquelle on s’y porte.

Quel spectacle de voir un cercle de gens occupés d'un jeu qui les possède, et qui seul est le sujet de toutes les réflexions de leur esprit et de tous les désirs de leur cœur! Quels regards fixes et immobiles, quelle attention ! Il ne faut pas un moment les troubler, pas une fois les interrompre, surtout si l'envie du  vrai s'y mêle. Or, elle y entre presque toujours. De quels mouvements divers rame est-elle agitée, selon les divers caprices du hasard! De là les dépits secrets et les mélancolies; de là les aigreurs et les chagrins; de là les désolations et les désespoirs, les colères et les transports, les blasphèmes et les imprécations. Je n'ignore pas ce que la politesse du siècle vous a là-dessus appris ; que, sous un froid affecté et sous un air de dégagement et de liberté prétendue, elle vous enseigne à cacher tous ces sentiments et à les déguiser; qu'en cela consiste un des premiers mérites du jeu, et que c'est ce qui en fait la plus belle réputation. Mais si le visage est serein, l'orage en est-il moins violent dans le cœur? et n'est-ce pas alors une double peine, que de la ressentir tout entière en dedans, et d'être obligé, par je ne sais quel honneur, de la dissimuler au dehors? Voilai donc ce que le monde appelle divertissement mais ce que j'appelle, moi, passion, et une des plus tyranniques et des plus criminelles passions. Et de bonne foi, mes chers auditeurs, pouvez-vous vous persuader que Dieu l'ait ainsi entendu, quand il vous a permis certaines distractions et certains délassements? Lui qui est la raison même, peut-il approuver un jeu qui blesse toute la raison ? et lui qui est la règle par essence, peut-il vous permettre un jeu où tout est déréglé? Il vaut mieux jouer, dites-vous, que de parler du prochain, que de former des intrigues, que d'abandonner son esprit à des idées dangereuses. Beau prétexte ! à quoi je réponds qu'il ne faut ni parler mal du prochain, ni former des intrigues, ni donner entrée dans votre esprit à des idées sensuelles, ni jouer sans mesure et à l'excès, comme vous faites. Quand votre vie serait exempte de tous les autres désordres, ce serait toujours assez de celui-ci pour vous condamner. Achevons, et disons enfin que la plupart des divertissements du monde sont condamnables  parce

 

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qu'ils sont scandaleux dans leurs effets : c'est la troisième partie.

 

TROISIÈME  PARTIE.

 

C'est une chose bien surprenante, remarque saint Chrysostome, que la manière dont s'est expliqué Jésus-Christ sur tout ce qui nous scandalise et qui nous devient une occasion de péché. Si votre œil est pour vous un sujet de scandale, dit ce Sauveur des hommes, arrachez-le, et ne délibérez point : Si oculus tuus scandalizat te, erue eum (1). Si c'est votre main, coupez-la, et privez-vous de tout le service qu'elle pourrait vous rendre : Si manus tua scandalizat te, abscide eam (2). Ou si c'est enfin votre pied ne l'épargnez pas, parce qu'il vaut bien mieux perdre votre pied, votre main, votre œil, tout votre corps, que de vous mettre en danger de perdre votre âme : Bonum tibi est. Pourquoi, pensez-vous, Chrétiens, que le Fils de Dieu se servit de cet exemple du pied, de l'œil, de la main? C'était, répond saint Chrysostome, pour nous faire entendre que les choses même les plus nécessaires, celles qui nous touchent de plus près, et dont il semble que nous puissions moins nous passer dans l'usage de la vie, nous doivent être interdites dès là qu'elles nous font tomber en quelque sorte que ce puisse être, et qu'elles nous conduisent au péché. Soit qu'elles soient la cause directe et immédiate du péché, soit qu'elles en soient seulement l'occasion , il n'importe. Cause du péché, occasion du péché, distinctions subtiles, mais inutiles. Si je pèche par occasion, je pèche, et je me damne aussi bien que si j'avais autrement péché. Dieu m'oblige donc aussi étroitement à fuir l'occasion du péché que la cause du péché, quelque avantage d'ailleurs et Quelque raison même de nécessité que cette occasion puisse avoir pour moi. Rien, dans l'ordre naturel, ne m'est plus précieux que mon œil, rien ne m'est plus utile que ma main pour les actions de la vie : c'est mon pied qui me soutient et qui me conduit; mais afin de me garantir d'une chute mortelle, dont je serais menacé en les conservant, il n'y a ni œil, ni pied, ni main que je doive ménager. Il faut sacrifier tout pour sauver l'essentiel et le capital, qui est la vie de l'âme : Si manus tua vel pes tuus scandalizat te, abscide eum, et projice abs te. Voilà, mes chers auditeurs, le sens des paroles du Fils de Dieu. Or, à combien plus forte raison cette grande maxime doit-elle vous servir de règle à l'égard de vos divertissements? Il y

 

1 Matth., V, 29. — 2 Ibid., XVIII, 30.

 

en a qui dans leur substance n'ont rien de criminel, et dont l'usage, si vous le voulez, ne va point à des excès remarquables : mais Dieu néanmoins prétend avoir droit de vous les défendre, et en effet il vous les défend, pourquoi? parce qu'il se peut faire que ce soient pour vous des occasions dangereuses, et que, dans les circonstances qui s'y rencontrent, vous trouviez un scandale que vous êtes indispensablement obligés d'éviter. Partout ailleurs ils seraient permis ; en tout autre temps ils seraient même louables, et on vous les conseillerait ; mais en tel lieu , à telles heures et en telle compagnie, vous devez vous en abstenir, parce que vous y courez risque de votre innocence et de votre salut. Et comme en matière de salut tout est personnel, et que la bonté ou la malice de nos actions n'est prise que par le rapport qu'elles ont à nous, quand il s'agit de m'accorder un divertissement ou de m'en priver, l'idée générale qu'on en a ne suffit pas pour former ma résolution ; mais si j'y reconnais quelque endroit par où il me puisse être nuisible, je dois dès lors le rejeter et m'en éloigner : Abscide eum, et projice abs te. C'est ainsi que la foi me l'enseigne, et c'est ainsi que la seule raison me le dicte.

Un exemple, Chrétiens, vous fera mieux comprendre ma pensée. De tous les plaisirs y en a-t-il un plus indifférent en soi et plus innocent que la promenade ? et n'est-ce pas de tous les divertissements du monde celui où la censure peut moins trouver à reprendre, et sur quoi les lois de la conscience ont moins, ce semble, à réformer ? Or, je prétends néanmoins, et vous en êtes aussi instruits que moi, qu'il y a des promenades suspectes, qu'il y en a d'ouvertement mauvaises, qu'il y en a de scandaleuses, et que ce scandale ne regarde pas seulement les âmes libertines et déclarées pour le vice, mais celles mêmes qui du reste en ont, ou paraissent en avoir plus d'éloignement et plus d'horreur. Siècle profane, que n'as-tu pas su corrompre, et où n'as-tu pas répandu ta malignité? Vous m'entendez, mes chers auditeurs, et vous devez m'entendre. Vous savez ce que sont devenues certaines promenades, et ce qu'elles deviennent tous les jours. Vous savez ce qui les fait préférer à d'autres, et ce qu'on y va chercher. Concours tumultueux et confuse multitude, qui sert de scène à la vanité et à la mondanité. S'il y a une beauté humaine à produire et à faire connaître, s'il y a un ornement et une parure à faire briller, n'est-ce pas là qu'on  l'étalé avec plus d'éclat et plus de

 

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pompe ? Au milieu de tant d'objets différents qui, tour à tour et comme par des évolutions réglées passent sans cesse et repassent, de quoi les yeux sont ils frappés, et à quoi se rendent-ils attentifs? Quelles pensées se forment dans les esprits, quels sentiments touchent les cœurs, et sur quels sujets roulent les conversations ?

Scandale d'autant plus dangereux qu'on en voit moins le danger, et qu'on le craint moins. Car, combien de mes auditeurs et de ceux mêmes qui professent plus hautement le christianisme et qui veulent vivre avec plus d'ordre, m'accusent peut-être de porter ici trop loin la sévérité de la morale évangélique ? Ils conviendront avec moi de tout ce que j'ai dit du théâtre, du jeu, des spectacles, des assemblées, des lectures, et de tout ce que j'en puis dire. Mais que j'attaque jusqu'à la promenade ; que je prétende qu'il y ait sur cela des mesures à garder et des précautions à prendre ; que je sois dans l'opinion qu'une mère chrétienne ne doit pas sans ménagement et sans réflexion y exposer une jeune personne ; qu'elle doit avoir égard aux temps, aux lieux, à bien des circonstances dont elle n'a guère été en peine jusqu'à présent, c'est ce qu'on traitera d'exagération, et sur quoi l'on ne voudra pas m'en croire. Mais moi je sais ce qu'en ont pensé les Pères de l'Eglise, et c'est à eux que je m'en rapporterai. Car ce n'est pas d'aujourd'hui que ce scandale a paru dans le monde, et que les prédicateurs et les conducteurs des âmes se sont employés à le retrancher du royaume de Dieu. Je sais ce qu'en a dit saint Ambroise dans cet excellent ouvrage de l'instruction des vierges. Je sais ce que saint Jérôme en a écrit, non pas une fois, mais en divers traités sur cette matière. Ces grands hommes avaient l'Esprit de Dieu pour former les vierges de Jésus-Christ à la sainteté de leur état ; mais ils leur donnaient des enseignements et leur traçaient des préceptes qui redresseraient bien vos idées touchant ces promenades, qui vous semblent des plaisirs si convenables et si légitimes. Ils posaient pour principe qu'une jeune personne ne devait jamais se produire au jour qu'avec des réserves extrêmes , et toute la retenue d'une modestie particulière ; que la retraite devait être son élément, et le soin du domestique son exercice ordinaire et son étude ; que si quelquefois elle sortait de là, c'était ou la piété ou la nécessité qui seule l'en devaient tirer ; que s'il y avait quelque divertissement à prendre, il fallait éviter non-seulement le soupçon, mais l'ombre même du plus léger soupçon ; que sous les yeux d'une mère discrète et vigilante, elle devait régler tous se? pas, et que de disparaître un moment, c'était une atteinte à l'intégrité de sa réputation; qu'elle devait donc toujours avoir un parant de sa conduite et un témoin de ses entretiens et de ses démarches ; enfin qu'une telle sujétion, bien loin de lui devenir odieuse, devait lui plaire ; qu'elle devait l'aimer pour elle-même et pour sa consolation propre ; et que dès qu'elle cherchait à s'en délivrer, ce ne pouvait être qu'un mauvais augure de sa vertu : c'est ainsi que ces saints docteurs en parlaient. Qu'auraient-ils dit de ces promenades dont tout l'agrément consiste dans l'appareil et dans le faste; de ces promenades pour lesquelles on se dispose comme pour le bal, et où l'on apporte le même esprit et le même luxe ; de ces promenades changées en comédies publiques, où chacun, acteur et spectateur tout à la fois vient jouer son rôle et faire son personnage? Qu'auraient-ils dit de ces promenades dérobées , où le,hasard en apparence-, mais un hasard en effet bien ménagé et bien prémédité, fait de prétendues rencontres et de vrais rendez-vous? Qu'auraient-ils dit de ces promenades.... Je ne m'explique point, mes chers auditeurs, et je dois ce respect au saint lieu où nous sommes assemblés. Tel est le désordre, que la pudeur même m'oblige de le taire, et qu'on ne peut mieux vous le reprocher que par le silence.

Mais vous, Chrétiens, que devez-vous penser de tout cela, et qu'en doivent craindre tant de filles et de femmes du monde? Sont-elles plus saintes que n'était une Eustochium, que n'était une Blasille, que n'étaient bien d'autres illustres vierges, à qui saint Jérôme faisait de si salutaires leçons? La corruption de notre siècle est-elle moins contagieuse, et y a-t-il moins d'écueils dont on ait à se préserver? Ah! mes chers auditeurs, un peu de réflexion aux maux infinis que peut causer et que cause tous les jours la vie dissipée, surtout des personnes du sexe, et cette malheureuse liberté dont elles se sont mises en possession ! Si je vous faisais parler là-dessus, et si vous vouliez me répondre de bonne foi, que ne pourriez-vous pas m'en apprendre? car que n'en avez-vous pas su? C'est là, diriez-vous, que tel commerce a commencé ; c'est là qu'on se voyait, et que les intrigues se nouaient. Vous les connaissez, et vous en pourriez faire un compte exact. Mais peut-être n'y mettriez-vous pas celles qui

 

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doivent plus vous intéresser, et dont vous ne vous êtes pas aperçus, parce que vous êtes mieux instruits de ce qui se passe chez les autres <pie chez vous. Quoi qu'il en soit, avec toutes les connaissances que vous avez et qui doivent sans doute vous suffire, pouvez-vous négliger un point aussi important que celui-là ? pouvez-vous souffrir une licence dont vous l'ignorez pas le péril, et qu'il est si nécessaire de réprimer? La pouvez-vous tolérer en celles qui vous appartiennent de plus près, en celles dont vous répondrez spécialement à Dieu, puisqu'il les a soumises à vos ordres et confiées à votre vigilance? Mais s'il ne vous est pas même permis de la tolérer, qu'est-ce donc d'entreprendre de la justifier, qu'est-ce de l'approuver, de l'entretenir et de l'autoriser? Et vous, âmes chrétiennes, si des parents trop faciles demeurent à votre égard dans une tolérance si lâche et si criminelle, en pouvez-vous user? n'y devez-vous pas renoncer comme à un scandale, et ne concevez-vous pas en quel abîme il est capable de vous précipiter ?

Mais faut-il se priver de tout divertissement? A cela je réponds deux choses. Car, en premier lieu, si tout divertissement du monde a l'un de ces trois caractères que j'ai marqués, ou d’être criminel en lui-même, ou d'être excessif dans son étendue, ou d'être scandaleux dans ses effets, il n'y a point dans le monde de divertissement que vous ne deviez avoir en horreur, bien loin de le rechercher et de vous le procurer : pourquoi ? parce que l'un de ces trois caractères suffit pour vous damner, et qu'il n'y a point de divertissement qui puisse compenser la perte de votre âme, et que vous ne deviez sacrifier pour votre salut. Je le veux, la vie pour vous en sera moins agréable, elle sera même insipide et triste ; et s'il faut porter la chose jusqu'où elle peut aller, ce sera selon la nature une vie affreuse. Mais n'oubliez jamais les paroles de mon texte, et ce que le Fils de Dieu vous a dit dans la personne de ses apôtres : Mundus gaudebit, vos vero contristabimini : Le monde se réjouira, le monde aura pour lui les plaisirs des sens, et en goûtera les douceurs, tandis que vous n'aurez pour partage que les afflictions et les larmes. Cependant votre sort sera préférable à toutes les joies du monde, et par où ? parce que toutes ces joies du monde finiront bientôt, et qu'elles seront suivies d'un malheur éternel ; au lieu que vos peines passagères se changeront dans une félicité parfaite, qui n'aura jamais de fin : Sed tristitia vestra vertetur in gaudium. Or, avec une telle espérance, jugez si vous devez regretter les plaisirs du siècle, et si le sacrifice que vous en ferez doit beaucoup vous coûter. Mais en second lieu, il y a, et j'en suis convenu d'abord, j'en conviens encore, il y a des récréations et des divertissements dans la vie de plus d'une espèce, il y en a d'honnêtes, sans excès et sans danger ; et voilà ceux qui vous sont accordés. Les premiers chrétiens avaient eux-mêmes leurs jours et leurs heures de réjouissance , mais d'une réjouissance chrétienne, c'est-à-dire d'une réjouissance sage et mesurée, innocente, et conforme à leur profession. Arrêtez-vous là et l'Evangile n'y trouvera rien à redire.

Que dis-je, mes chers auditeurs? allons plus avant ; et selon l'avis du Prophète, si nous avons à nous réjouir, que ce ne soit en nulle autre, ni en rien autre chose, que dans le Seigneur. L'apôtre saint Paul souhaitait que les fidèles fussent comblés de toute sorte de joie ; et le même souhait qu'il faisait pour ses disciples, je le fais ici pour vous-mêmes. Je vous dis comme ce Docteur des nations : Réjouissez-vous, mes Frères, et réjouissez-vous sans cesse. Mais quelle doit être votre joie, cette joie intérieure et spirituelle, dont Dieu remplit une âme qui le cherche en vérité, et qui ne cherche que lui, qui n'aspire que vers lui, qui ne veut se reposer qu'en lui ? cette joie divine qui est au-dessus de tous les sens, et que l'homme terrestre et charnel ne peut comprendre. Mettez-vous dans la disposition de la goûter, et elle se fera sentir à vous. Ce n'est point dans le bruit et les assemblées du monde qu'on la trouve, ce n'est point dans les jeux et les spectacles du monde ; c'est dans le silence de la solitude et dans le repos d'une vie sainte et retirée. Plus vous renoncerez aux divertissements humains, et plus cette joie céleste se répandra avec abondance dans vos cœurs : elle les pénétrera, elle les inondera, elle les transportera. Telle est la promesse que je vous fais, et dont j'ai pour garants tout ce qu'il y a eu jusqu'à présent de saints sur la terre, et tout ce qu'il y en a. Nous ont-ils trompés en ce qu'ils nous en ont appris, ou se trompaient-ils eux-mêmes? David se trompait-il, lorsqu'il s'écriait qu'un jour dans la maison de Dieu et avec Dieu valait mieux pour lui que dix mille avec les pécheurs et au milieu de tous les plaisirs? Saint Paul et tant d'autres se trompaient-ils lorsque, sur les fréquentes épreuves qu'ils en avaient faites, ils nous ont assuré que rien n'égale cette onction secrète et ces consolations que Dieu

 

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communique à ceux qui le craignent et qui le servent? Fions-nous à leur parole, ou plutôt confions-nous en la parole de notre Dieu, qui s'est engagé à faire, si nous le voulons, tout, notre bonheur, et dans le temps, et dans l’éternité, où nous conduise, etc.

 

 

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