DIMANCHE - QUINQUAGÉSIME

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SERMON POUR LE DIMANCHE DE LA QUINQUAGÉSIME.
SUR LE SCANDALE DE LA CROIX ET LES HUMILIATIONS DE JÉSUS-CHRIST.

 

ANALYSE.

 

Sujet. Jésus prit avec lui ses douze apôtres, et leur dit : Voici que nous allons à Jérusalem, et tout ce que les prophètes ont écrit du Fils de l’Homme s'accomplira. Car il sera livré aux Gentils, moqué, flagellé, couvert de crachats. Et après qu'on l'aura flagellé, on le mettra à mort. Mais les apôtres n'entendirent rien à tout cela, et c'était une chose cachée pour eux.

 

Les apôtres n'y entendirent rien; et cette croix, ces humiliations d'un Dieu Sauveur, c'est ce qui rebute et ce qui scandalise, jusques au milieu du christianisme, tant de libertins.

Division. Dieu offensé par le scandale de l'homme touchant les humiliations et la croix de Jésus-Christ : première partie. L'homme perdu par ce même scandale des humiliations et de la croix de Jésus-Christ : deuxième partie.

Première partie. Dieu offensé par le scandale de l'homme touchant les humiliations et la croix de Jésus-Christ. Ce scandale blesse directement la grandeur, la bonté, la sagesse de Dieu.

1° Ce scandale blesse la grandeur de Dieu. Car, c'est attaquer Dieu dans la souveraineté de son être, que de prétendre, eu quoi que ce soit, censurer sa conduite et sa providence. Mais, disait l'hérésiarque Marcion : Si je me scandalise des humiliations et des souffrances d'un Homme-Dieu, c'est pour l'intérêt même et l'honneur de Dieu, dont je ne puis supporter que la majesté soit ainsi avilie. Zèle trompeur et faux, lui répondait Tertullien. C'est à vous, sans raisonner, de reconnaître votre Dieu dans tous les états où il a voulu se faire voir. Car, dans tous les états il est également Dieu.

2° Ce scandale blesse la bonté de Dieu. Nous nous rebutons des mystères d'un Dieu humilié et crucifié, c'est-à-dire que nous nous rebutons et nous scandalisons de cela même où Dieu nous a fait paraître plus sensiblement son amour.

3° Ce scandale fait outrage à la sagesse de Dieu. Le mystère de la croix, selon les prétendus esprits forts du siècle, est une folie ; mais c'est le plus excellent ouvrage de la sagesse divine. Car rien n'était plus convenable à l'office de Sauveur, que venait exercer le Fils de Dieu. Il devait satisfaire à Dieu : or la satisfaction d'une offense porte avec soi l'humiliation et la peine. Il devait nous engager nous-mêmes à la pénitence, et pouvait-il mieux nous y engager que par son exemple? Mais cette pénitence ne nous plaît pas, et voilà pourquoi nous nous révoltons contre des mystères qui nous en font voir la nécessité.

Deuxième partie. L'homme perdu par ce scandale des humiliations et de la croix de Jésus-Christ : pourquoi ? parce que ce scandale est essentiellement opposé à la profession de foi que doit faire tout homme chrétien ; parce que ce scandale est un obstacle continuel à tous les devoirs et à toutes les pratiques de la religion d'un chrétien ; et parce que ce scandale est le principe général, mais immanquable, de tous les désordres particuliers de la vie d'un chrétien.

1° Ce scandale est essentiellement opposé à la profession de foi que doit faire tout homme chrétien. Car il doit croire le mystère de la croix, et faire une profession publique de cette foi en Jésus-Christ humilié et crucifié. Et par la croix du Sauveur" il ne faut pas seulement entendre cette croix extérieure où il est mort, mais la croix intérieure dont il fut affligé dans son âme. Si notre profession de foi est pleine et entière, nous devons, comme saint Paul, faire gloire de participer à cette croix intérieure par les souffrances de la vie : mais c'est de quoi nous avons le plus d'horreur.

2° Ce scandale est un obstacle continuel à tons les devoirs et à toutes les pratiques de la religion d'un chrétien. Toutes les pratiques de la vie chrétienne tendent à la haine de soi-même, au crucifiement de la chair, à L'anéantissement de l'orgueil, au retranchement des plaisirs, au renoncement à l'intérêt. Or, voilà ce qui se trouve combattu par le scandale des humiliations et de la croix du Fils de Dieu.

3° Ce scandale est le principe général de tous les désordres particuliers de la vie d'un chrétien. S'il y a des chrétiens intéressés, c'est qu'il y a des chrétiens scandalisés de la pauvreté de Jésus-Christ ; s'il y a des chrétiens ambitieux, c'est qu'il y a des chrétiens scandalisés des abaissements de Jésus-Christ. Ainsi des autres. Heureux donc celui pour qui l'auteur de son salut n'est point un sujet de scandale ! Un scandale en attire un autre : si nous nous scandalisons de notre Dieu, il se scandalisera de nous.

Prière à Dieu.

 

Assumpsit Jesus duodecim, et ait illis : Ecce ascendimus Jerosolymam, et consommabuntur omnia quœ scripta sunt per prophetas de Filio Hominis. Tradetur enim Gentibus, et illudetur, et flagellabitur, et conspuetur ; et postquam flagellaverint, occident eum. Et ipsi nihil horum intellexerunt, et erat verbum istud absconditum ab eis.

 

Jésus prit avec lui ses douze apôtres, et leur dit : Voici que nous allons à Jérusalem, et tout ce que les prophètes ont écrit du Fils de l'Homme s'accomplira. Car il sera livré aux Gentils, moqué, flagellé, couvert de crachats ; et après qu'on l'aura flagellé, on le mettra à mort. Mais les apôtres n'entendirent rien à tout cela, et c'était une chose cachée pour eux. (Saint Luc, chap. XVIII, 31-3-1.)

 

Voilà, Chrétiens, ce qui a soulevé tant d'esprits, ce qui a môme révolté toute la terre, et de quoi le monde entier s'est scandalisé : Jésus-Christ couvert d'ignominie et d'opprobres, Jésus-Christ souffrant et mourant sur une croix. Scandale de la croix, où sont compris tous les autres. Car qui dit un Dieu crucifié dit un Dieu anéanti, un Dieu méprisé, un Dieu persécuté. Et parce que tout cela est venu de son choix, dire tout cela, c'est dire un Dieu qui a aimé les mépris, les abaissements, les persécutions, les souffrances. Et comme le choix de Dieu fait le prix et la valeur des choses, dire un

 

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Dieu qui a aimé tout cela, c'est dire un Dieu qui nous a rendu tout cela recommandable, qui l'a estimé, qui l'a conseillé, qui l'a établi pour fondement de la perfection des hommes; et qui par conséquent nous a imposé une obligation indispensable d'estimer tout cela nous-mêmes et de le respecter, puisqu'il est bien juste que la créature conforme ses sentiments a ceux de son souverain auteur et de son Dieu. C'est toutefois, mes chers auditeurs, de ces humiliations et de celte croix que les hommes se sont laissé rebuter : jusque-là que les apôtres mêmes, élevés à l'école du Fils de Dieu, n'entendirent rien à ce qu'il leur disait des outrages qu'il devait bientôt recevoir en Jérusalem, et de la mort qu'il y allait souffrir : Et ipsi nihil horum intellexerunt et erat verbum istud absconditum ab eis. Ne tombons-nous pas tous les jours dans le même scandale? Qu'on nous propose un Dieu tout-puissant et brillant dans l'éclat de sa gloire, notre esprit reçoit aisément les grandes idées qu'on nous en donne. Mais qu'on nous fasse voir ce môme Dieu dans l'obscurité et dans les douleurs d'un supplice également rigoureux et honteux, c'est à quoi notre cœur sent une résistance naturelle ; et de cette résistance dont on ne suit que trop le mouvement, naît, jusques au milieu du christianisme, le libertinage. Il est donc, Chrétiens, du devoir de mon ministère, que je travaille, ou à vous préserver, ou à vous retirer d'un scandale qui se répand sans cesse, et qui infecte les âmes de son venin. Il est important d'exciter votre foi, de la soutenir et de vous mettre dans les mains désarmes pour la défendre. Il s'agit des points fondamentaux de notre religion, puisqu'elle est fondée sur la croix et sur les humiliations de Jésus-Christ. La conséquence infinie de mon sujet demande toute la force de mon zèle et toute la réflexion de vos esprits, après que nous aurons imploré le secours du ciel par l'intercession de Marie, en lui disant : Ave, Maria.

 

Qui l'eût cru, que Jésus-Christ, prédestiné de bien comme le Rédempteur du monde, dût être un scandale pour le monde même? Il n'est néanmoins que trop vrai, Chrétiens, et c'est le désordre que j'ai présentement à combattre. Or, pour vous expliquer d'abord mon dessein, j'avance deux propositions qui vont partager ce discours, et qui vous feront voir tout ensemble le crime et le malheur de ce scandale que nous tirons des humiliations d'un Dieu Sauveur et de sa croix. Car, je prétends qu’à considérer ce scandale dans son objet et par rapport à Dieu, il n'est rien de plus criminel et de plus injurieux ; et j'ajoute qu'à le regarder dans ses suites et par rapport à l'homme, il n'est rien de plus funeste ni de plus pernicieux. Deux vérités, mes chers auditeurs, que j'entreprends de traiter aujourd'hui, et dont il ne me sera pas difficile de vous convaincre ; deux vérités capables de faire sur vos cœurs les plus fortes impressions. Pour peu que vous compreniez ce que c'est que Dieu et ce qui lui est dû, vous comprendrez aisément quelle est l'injustice de l'homme qui, par une témérité insoutenable , veut entrer dans les conseils de la sagesse divine ; et qui, trouvant dans les humiliations et dans la croix de son Sauveur le plus puissant motif pour s'attacher inviolablement à lui, s'en fait au contraire une raison de se séparer de lui, et de l'abandonner. Ce n'est pas assez : mais pour peu que vous soyez encore sensibles à votre plus solide intérêt, qui est celui de votre salut, vous le serez au danger affreux où vous expose le scandale que j'attaque, et vous apprendrez à vous en garantir. Je sais que je parle dans un auditoire chrétien; mais dans l'auditoire le plus chrétien, il y en a dont la foi est faible et chancelante; il y en a qui aiment à raisonner sur ces points de religion, et dont tous les raisonnements n'ont d'autre effet que de les jeter dans le trouble; il y en a même qui, chrétiens en apparence, sont incrédules et libertins dans le cœur. Or, vous voyez combien cette matière leur convient à tous. Ainsi je reprends, et je dis en deux mots : Dieu offensé par le scandale de l'homme touchant les humiliations et la croix de Jésus-Christ, c'est la première partie. L'homme perdu par ce même scandale des humiliations et de la croix de Jésus-Christ, c'est la seconde partie. Appliquez-vous, s'il vous plaît, à l'une et à l'autre. Ce sujet convient d'autant plus au temps où je parle, que c'est un temps de plaisir, où le monde semble insulter à l'Evangile, et où le libertinage traite avec plus de mépris les mystères de Dieu, pour être en droit de rejeter l'étroite et sainte morale dont ces divins mystères sont les solides fondements. Commençons.

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

Je l'ai dit, et c'est ma première proposition, dont vous connaîtrez aisément la vérité : se scandaliser de la religion chrétienne et s'en rebuter parce qu'elle est fondée sur les humiliations de la croix et sur les abaissements de Jésus-Christ, c'est le scandale le plus injurieux

 

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à Dieu ; pourquoi ? parce que ce scandale choque directement la grandeur de Dieu, parce qu'il blesse la bonté de Dieu, parce qu'il fait outrage à la sagesse de Dieu. Voilà les trois preuves auxquelles je m'arrête, et que j'ai présentement à développer.

Parlant en général, Chrétiens, c'est attaquer Dieu dans la souveraineté de son être, que de prétendre, en quoi que ce soit, censurer sa conduite et sa providence. Quand Dieu aurait t'ait des choses dont notre raison semblerait offensée, dès là que la foi se présente avec tous ses motifs, pour nous déclarer que cela est, ce serait à nous de condamner notre raison comme aveugle et téméraire, et non pas à notre raison de trouvera redire aux œuvres de Dieu. Hé! mes Frères, disait saint Augustin, donnons pour le moins à Dieu cet avantage, qu'il puisse faire quelque chose que nous ne puissions pas comprendre : Demus Deum aliquid posse, quod nos fateamur investigare non posse. Ce n'est pas trop demander pour lui, et cependant c'est ce que nous lui refusons tous les jours. Car, nous censurons tout ce que Dieu l'ait, qui n'est pas conforme à notre sens ; et toute la raison que nous avons de le censurer, c'est que nous ne le comprenons pas : Et ipsi nihil horum intellexerunt. Mais si cela est vrai généralement de tous les ouvrages de Dieu, beaucoup plus l'est-il du grand ouvrage de la rédemption divine; de cet ouvrage de Dieu par excellence, selon la parole du Prophète ; de cet ouvrage qui est l'abrégé de toutes ses merveilles, qui est la fin de tous ses conseils, qui est le chef-d'œuvre de sa grâce ; de cet ouvrage où, dans ses abaissements et ses plus profondes humiliations, il a fait éclater toute sa gloire ; de cet ouvrage enfin dont il n'a pas seulement été l'auteur, mais dont il fut lui-même sur la croix le sujet et la principale partie. Car, n'est-il pas indigne que l'homme entreprenne de raisonner à son gré sur un semblable mystère, et qu'en se choquant de ce mystère, il se choque et se scandalise de Dieu même?

Tel est néanmoins, mes chers auditeurs, le désordre où nous tombons, et qui me paraît à peu près le même que les Pères de l'Eglise reprochaient aux païens. Savez-vous en quoi consistait le désordre des païens de Rome à l'égard de leur religion? Tertullien l'a remarqué dans son Apologétique, et le voici. C'est, dit-il, que les Romains, par un orgueil insupportable, au lieu de se soumettre à leurs dieux, se faisaient les juges et les censeurs de leurs dieux. On délibérait en plein sénat s'il fallait admettre un dieu dans le Capitole, ou non ; et selon les goûts et les avis différents, ce dieu était exclu ou était reçu. S'il agréait aux juges qui en devaient décider, il passait au nombre des dieux; mais si cette approbation juridique venait à lui manquer, on le rejetait avec mépris. De sorte, ajoute Tertullien, que si ces prétendus dieux ne plaisaient pas aux hommes, ce n'étaient plus des dieux : Nisi homini deus placuera deus non erit. N'est-ce pas là le dernier aveuglement de l'esprit humain?

Or, Chrétiens, permettez-moi de le dire ici : cet aveuglement règne encore aujourd'hui dans le monde; et ce qu'il y a de bien déplorable, c'est qu'il ne règne plus parmi les païens, mais au milieu du christianisme. On voit dans le christianisme des hommes à qui leur Dieu, si je puis ainsi parler, ne plaît pas. Ils ne trouvent pas bon qu'il se soit fait ce qu'il est, ni qu'il ait été ce qu'il a voulu être. Il s'est fait homme, cela les révolte. En qualité d'homme, il a voulu s'anéantir et souffrir; mais ils le voudraient dans l'éclat et dans la grandeur; et s'ils pouvaient le réformer, ils en feraient tout un autre Dieu. Car voilà l'idée, ou plutôt la présomption de tout ce qu'on appelle esprits forts du monde, c'est-à-dire des libertins du monde, des sensuels du monde, des ambitieux du monde, et même des femmes du monde. Combien en voyons-nous, jusqu'entre les personnes du sexe, corrompues par la mollesse des sens, et emportées par la vanité de leur esprit, en venir là? En vérité, mes Frères, conclut saint Hilaire s'adressant à ces faux sages, il faut que nous ayons porté notre orgueil au dernier excès; et s'il nous était permis, je pense que nous irions jusque dans le ciel corriger le mouvement des astres, que nous donnerions un autre cours au soleil, et qu'il n'y aurait rien dans la nature que nous n'entreprissions de changer : Si liceret, et corpora et manus in cœlum levaremus. Ainsi s'expliquait ce grand évoque. Mais ce qui n'est pas possible à nos corps, parce que leur poids les tient attachés à la terre, notre esprit le fait. Car, il s'élève non-seulement jusque dans le ciel, mais au-dessus du ciel ; et non content d'attenter sur les œuvres du Seigneur, il attente sur le Seigneur même, en raisonnant sur ses mystères, et en s'offensant de l'état humble et obscur où il s'est réduit pour nous.

Je dois après tout convenir, Chrétiens, que Marcion sur cela, l'un des hérésiarques les plus déclarés contre les abaissements du Fils de

 

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Dieu, répliquait une chose assez apparente et assez spécieuse. Car si je me scandalise des humiliations et des souffrances d'un Homme-Dieu, c'est, disait-il, pour l'intérêt même et pour l'honneur de Dieu , dont je ne puis supporter que la majesté se soit ainsi avilie jusques à la croix; et mon scandale ne peut être criminel, puisqu'il ne part que d'un Don zèle. Zèle trompeur et faux, lui répondait Tertullien. Eh quoi ! Dieu vous a-t-il fait le tuteur de sa divinité? Ne se passera-t-il pas bien de votre zèle, et de l'intérêt que vous prenez à sa gloire? Non, non, poursuivait cet ardent défenseur de la passion et des anéantissements du Verbe de Dieu , ce n'est point à vous, Marcion, d'entrer en de tels raisonnements ; mais c'est à vous de reconnaître votre Dieu dans tons les états où il a voulu se faire voir; dans la crèche comme sur le Thabor, et dans les opprobres de sa mort comme sur le trône de sa gloire. Car il est aussi parfaitement Dieu dans l'un que dans l'autre, par conséquent aussi grand dans l'un que dans l'autre; et c'est une erreur de prétendre, ainsi que vous le dites, qu'en souffrant il eût cessé d'être Dieu, puisque Dieu ne court jamais le moindre risque de déchoir en quelque manière de sa grandeur, et de dégénérer de son état. Nec potes dicere : si passus esset, Deus esse desiisset : Deo enim nullum est periculum status sui. Or je vous dis le même, Chrétiens : ce n'est point à vous de philosopher sur les abaissements et la croix de votre Sauveur ; c'est à vous d'adorer votre Sauveur jusque dans ses abaissements et sur sa croix, pane qu'en effet ses abaissements mêmes sont adorables, et que bien loin que la croix ait avili sa personne divine, elle a tiré de sa personne divine de quoi devenir elle-même digne de tous nos respects. C'est à vous, dis-je, de lui rendre ce culte, et de faire hommage à la révélation que nous en avons reçue. Car, comme disait saint Ambroise écrivant à l'empereur Valentinien, à qui est-ce que je croirai dans les choses qui regardent mon Dieu, sinon à mon Dieu ? Cui enim magis de Deo quam Deo credam? Mon Dieu me dit qu'il est né enfant, je l'adorerai enfant ; mon Dieu m'apprend qu'il a souffert sur la croix, je l'adorerai sur la croix, et quoiqu'il me paraisse moins Dieu sur la noix que dans le ciel, sa croix ne me sera pas moins vénérable que le ciel. Au contraire, je prendrai plus de plaisir à l'adorer crucifié qu'à l'adorer glorifié, parce qu'en l'adorant crucifié, je lui ferai un plus grand sacrifice de ma raison, que lorsque je l'adore à la droite du  Père et dans les splendeurs des saints.

Voilà comment doit parler un chrétien ; et si nous ne parlons pas de la sorte, je dis que c'est un scandale qui offense directement la grandeur de Dieu : mais j'ajoute qu'il blesse, encore bien plus sa miséricorde. Autre outrage que j'y découvre, et dont l'injustice se fait d'abord sentir par elle-même. Car, n'est-il pas étonnant que nous nous scandalisions des propres bienfaits de notre Dieu, et que ce soit son infinie et incompréhensible bonté pour nous qui nous révolte contre lui? Qu'est-ce qui nous rebute dans la religion que nous professons, ou que nous devons professer? cela même où Dieu nous a fait paraître plus sensiblement son amour. En effet, tous ces mystères d'un Dieu fait homme, d'un Dieu humilié, d'un Dieu persécuté, d'un Dieu mourant, se rapportent à cette grande parole de l'Evangile : Sic Deus dilexit mundum ; C'est ainsi que Dieu a aimé le monde. Si l'homme était tant soit peu raisonnable, trouvant ces mystères si avantageux pour lui et si pleins de charité, il embrasserait avec joie tout ce qui lui en persuade la vérité ; et comme la foi lui en fournit des témoignages convaincants , il goûterait cette foi, et n'aurait point de plus douce consolation que de s'établir solidement dans cette foi. Mais que fait-il? tout le contraire. Par une préoccupation extravagante de son libertinage , il s'élève contre cette foi ; et sans examiner sérieusement si ce qu'elle lui propose est vrai ou ne l'est pas, il se scandalise d'abord, et ne veut rien entendre. Au lieu de dire : Voilà de grandes choses dont je suis redevable à mon Dieu, il dit : il n'est pas croyable que Dieu se soit tant intéressé pour moi ; et au lieu de vivre ensuite dans la juste correspondance d'un amour réciproque, et dans une fidélité respectueuse envers Jésus-Christ son Rédempteur, il vit dans une insensibilité de cœur et dans une monstrueuse ingratitude à l'égard de tout ce qui concerne sa rédemption : pourquoi cela? parce que le moyen dont Jésus-Christ s'est servi pour le sauver ne lui revient pas, et qu'il n'entre pas dans son sens.

Désordre que déplorait saint Grégoire, pape, dans ces belles paroles de l'homélie sixième sur les Evangiles : Inde homo adversus Salvatorem scandalum sumpsit, unde ei magis debitor esse debuit. Ah ! mes Frères, quel renversement ! L'homme a pris sujet de scandale contre son Dieu, de la même chose qui devait l'attacher inviolablement à son Dieu. Car il est

 

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évident que s'il y eut jamais rien qui fût capable de m'attacher fortement à Dieu, de m'inspirer du zèle pour Dieu, de me faire tout entreprendre et tout souffrir pour Dieu, c'était cette pensée : Dieu est mort pour moi, il s'est anéanti pour moi. Voyez les fruits merveilleux de grâce que cette pensée a produits dans les saints, les miracles de vertu, les conversions héroïques, les renoncements au monde, les ferveurs de pénitence, les dispositions généreuses au martyre. Qui faisait tout cela? la vue d'un Dieu-Homme, et d'un Dieu sacrifié pour le salut de L'homme. Voilà ce qui gagnait leurs cœurs, ce qui les ravissait, ce qui les transportait : et il se trouve, Chrétiens, que c'est ce qui cause notre scandale, et que notre scandale nous entretient dans une vie lâche, impure, déréglée, c'est-à-dire dans une vie où nous ne faisons rien pour Dieu, et où nous nous tenons constamment éloignés de Dieu. Or, en faudrait-il davantage pour détruire en nous ce scandale, et pour nous justifier à nous-mêmes la foi qui lui est opposée, que de penser : C'est cette foi qui me sanctifie, et c'est ce scandale qui me pervertit; c'est la foi de la mort d'un Dieu qui m'engage à la pratique de toutes les vertus, et c'est le scandale de la mort d'un Dieu qui me plonge dans la corruption du péché? Cela seul ne devrait-il pas réprimer tous les scandales de notre esprit en matière de religion ?

Hé! mon Frère, encore une fois, s'écriait Tertullien, je vous conjure de ne vous pas scandaliser de ce qui a été la cause essentielle de votre bonheur. Voici, Chrétiens, des sentiments et des expressions propres de ce grand génie : Scandalisez-vous, si vous le voulez, de tout le reste, mais épargnez au moins la personne de votre Sauveur; épargnez sa croix, puisqu'elle vous a donné la vie; épargnez-la, puisqu'elle est l'espérance de tout le monde : Parce, obsecro, parce huic spei totius orbis. Si c'étaient les anges qui s'en offensassent et qui s'en scandalisassent, cela serait en quelque sorte plus supportable : Jésus-Christ n'a pas souffert pour eux. Mais que ce soit vous pour qui ce Sauveur est venu et pour qui il a voulu mourir, c'est un scandale qui doit soulever contre vous toutes les créatures. Et ne me dites point, poursuivait Tertullien, que l'humilité de la croix était indigne de Dieu, car elle a été utile à votre salut; or dès qu'elle a été utile à votre salut, elle a commencé à être digne de Dieu, puisqu'il n'y a rien qui soit plus digne de Dieu que le salut de l'homme : Nihil tam dignum Deo

quam hominis salus. Ne me dites point que la mort est un opprobre dont un Dieu ne devait pas être susceptible ; car ce que vous appelez l'opprobre de mon Dieu, c'est ce qui a été la guérison de mes maux et le sacrement de ma réconciliation : Totum Dei. mei dedecus, sacramentum fuit meœ salutis. Or, il faudrait que je fusse bien méconnaissant et bien insensible, si je venais à concevoir du mépris pour cet opprobre si salutaire, et par conséquent si respectable et si aimable pour moi. Cependant il y a des hommes ainsi faits. Toute la bonté de Dieu ne suffit pas pour les toucher, si sa sagesse, selon leurs idées, ne s'y trouve jointe. Ils ne se contentent pas que Dieu les ait aimés, ils veulent qu'il les ait aimés sagement, je dis sagement selon leurs vues ; et s'il les a aimés d'une autre manière, ils sont déterminés à se scandaliser de son amour même. Or, suivant leurs vues et leurs idées, tout ce mystère  d'humiliation   et   d'anéantissement   sur quoi le christianisme est établi, leur paraît une folie. Et moi je prétends enfin que c'est le mystère de la sagesse même de Dieu, et que, par un dernier caractère, le scandale qu'ils en tirent est d'autant plus outrageux à Dieu qu'il va contre tous les ordres et les plus admirables conseils de cette divine sagesse.

Car à quoi se réduit le scandale des prétendus esprits forts du monde sur le sujet de Jésus-Christ et de la rédemption de l'homme? Ils ne peuvent se persuader qu'un Dieu se soit abaissé et humilié de la sorte : mais je soutiens, moi, qu'il n'y avait rien de plus convenable à son office de Sauveur; pourquoi? parce qu'il n'était sur la terre qu'afin de satisfaire à Dieu pour les hommes. Or, la satisfaction d'une offense porte avec soi l'humiliation et l'abaissement de celui qui satisfait. Cela n'est-il pas dans l'ordre naturel? Ils ne goûtent pas que le Fils de Dieu ait publié dans sa religion des maximes si rigoureuses, la haine de soi-même, l'abnégation de soi-même, la sévérité envers soi-même : mais devait-il en publier d'autres, dit saint Jérôme, établissant une religion d'hommes qui devaient se reconnaître pécheurs et criminels? Car, qu'y a-t-il de plus sortable au péché que la pénitence, et qu'y a-t-il de plus conforme à la pénitence que la rigueur pour soi-même et l'austérité? La raison seule n'autorise-t-elle pas cette conduite? Ils s'étonnent que Jésus-Christ ait canonisé la pauvreté comme une béatitude, qu'il ait proposé la croix aux hommes comme un attrait pour le suivre , qu'il ait relevé l'amour du

 

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mépris au-dessus de tous les honneurs du siècle : et moi j'admire la profondeur de son conseil en tout cela. Car que pouvait-il faire de mieux, puisqu'il était question de sauver le momie en le réformant, que de combattre pour le réformer, la cupidité du monde, la sensualité du monde, l'orgueil du monde?

Mais qu'était-il besoin que ce médecin des âmes prît lui-même les remèdes nécessaires pour guérir nos maladies? qu'était-il besoin qu'il souffrît, et qu'il s'anéantît? Il le fallait, Chrétiens, afin que son exemple nous portât à user nous-mêmes de ces remèdes. Sans cela, sans cet exemple qui les adoucit, aurions-nous pu en soutenir l'amertume? S'il avait pris pour lui les douceurs et qu'il ne nous eût laissé que la croix, qu'aurions-nous pensé de ce partage? bans le dessein où il était de donner du crédit a la pauvreté et à l'humilité, dont le monde avait tant d'horreur, de quelle invention plus efficace pouvait-il se servir, que de les consacrer dans sa personne, afin, comme dit excellemment saint Augustin, que l'humilité de l'homme, qui est faible par elle-même, trouvât dans l'humilité de Dieu de quoi s'appuyer, et de quoi se défendre contre les attaques de l'orgueil ? Ut saluberrima humilitas humana, contra insultantem sibi superbiam, divinœ humilitatis patrocinio fulciretur. Mais après tout cela, me direz-vous, il y en a bien peu encore qui coûtent ces maximes. Il ne s'agit pas s'il y en a peu ou beaucoup : il s'agit du dessein qu'a eu Jésus-Christ en les proposant au monde. S'il y en a peu qui les goûtent, on peut dire aussi qu'il y a peu d'élus et de prédestinés, et qu'il n'est point nécessaire qu'il y en ait plus des uns que des autres, puisque, pour faire subsister les décrets de Dieu, il suffit qu'il y lit autant de sectateurs de ces maximes, qu'il doit y avoir d'hommes choisis et destinés pour le ciel.

Quoi qu'il en soit, reprend saint Augustin, telle est la conduite qu'a tenue le Fils de Dieu. Il a fait de sa croix un moyen pour corriger nos mœurs dépravées et corrompues. Et parce que ce moyen était inouï et que le monde s'en scandalisait, il l'a soutenu à force de miracles. Par l'autorité de ses miracles, il s'est acquis la loi des peuples. Par cette foi des peuples, il a formé une Eglise nombreuse. Par la propagation de cette Eglise, il a eu le témoignage de la tradition et de l'antiquité. Et par là enfin il a fortifié sa religion, mais en sorte que ni le paganisme ni les hérésies ne l'ébranlassent jamais.  Miraculis conciliavit  auctoritatem, auctoritate meruit fidem, fide enutrivit multitudinem, multitudine obtinuit vetustatem, vetustate  roboravit religionem. C'est  dans  le livre de l'Utilité de la Foi que parle ainsi ce saint Docteur. Mais savez-vous, mes chers auditeurs, pourquoi nous nous scandalisons de la croix de notre Dieu ? c'est justement parce qu'elle est un remède contre nos désordres. Voilà ce qui nous blesse : car nous ne voulions point de ce remède ; nous nous trouvions bien de nos maladies, et bien loin d'en souhaiter la guérison, nous ne cherchions qu'à les entretenir et qu'à les accroître. Le Fils de Dieu est venu nous dire qu'il en fallait sortir, et c'est ce qui nous a déplu. S'il nous avait dit tout autre chose, nous l'aurions écouté. S'il nous avait proposé les fables du paganisme, nous les aurions reçues. Mais parce qu'il nous a révélé des mystères qui tendent tous à la réformation de notre vie et à la destruction de nos passions, voilà pourquoi nous nous  sommes révoltés : semblables à ces frénétiques qui se tournent avec fureur contre ceux mêmes que la charité emploie auprès d'eux pour les soulager. C'est ainsi, continue saint Augustin, que notre Dieu, tout adorable qu'il est, est devenu un sujet de contradiction pour les superbes, parce qu'en s'humiliant il a prétendu rabattre leur orgueil. Comme si c'était peu à l'homme d'être malade, s'il n'y ajoutait encore de se glorifier dans son propre mal, et de trouver mauvais qu'on entreprenne de l'en délivrer. Que je parle à un grand du monde d'un Dieu enfant, d'un Dieu couché dans une crèche, cela le trouble : non pas à cause de la difficulté qui paraît dans ce mystère, car souvent il ne pense pas à cette difficulté, et peut-être ne l'a-t-il jamais examinée ; mais parce que ce mystère condamne tous les projets de son ambition, et tous les desseins injustes et criminels qu'il a conçus d'agrandir sa fortune à quelque prix que ce soit. Que je mette devant les yeux à une femme du monde un Dieu souffrant et couvert de plaies, son cœur se soulèvera : non pas pour l'impossibilité qu'elle y voit, car elle n'y en voit point ; mais parce qu'un Dieu dans cet état est un reproche sensible de ses délicatesses, de son amour-propre, du soin qu'elle prend de son corps, et pour preuve de ce que je dis, que je propose à l'un et à l'autre le mystère d'un Dieu en trois personnes, qui est encore bien plus incompréhensible que celui d'un Dieu humilié; ni l'un ni l'autre ne s'en offensera : pourquoi ? parce que le mystère d'un Dieu en trois personnes ne porte point

 

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de conséquence immédiatement contraire à l'ambition de l'un ni au luxe et aux mondanités de l'autre.

Ne cherchons donc point la véritable source de nos scandales ailleurs que dans nous-mêmes, que dans nos vices, dans nos inclinations criminelles, dans nos dérèglements. Et c'est par là que nous devrions encore juger de la qualité de ce scandale, puisqu'il ne procède que de notre iniquité, et qu'il ne se forme dans nous qu'à proportion que nos mœurs se pervertissent. Ah ! Seigneur, je ne m'étonne plus que le monde ait tant combattu votre loi, et tant contredit votre adorable personne. Le monde étant au point de libertinage où il est, il fallait par une suite infaillible qu'il vous traitât de la sorte; et je serais surpris s'il ne se scandalisait pas de vos maximes en suivant des principes tout opposés. Ce scandale, Seigneur, n'est qu'une marque de sa corruption et de votre sainteté. Si vous étiez moins saint, ou s'il était moins vicieux, il ne se scandaliserait pas de vous : mais supposé votre sainteté et ses désordres, son scandale est nécessaire. Ainsi vous voyez, mes chers auditeurs, combien le scandale des humiliations et de la croix de Jésus-Christ est injurieux à Dieu, et je vais vous montrer qu'il n'est pas moins pernicieux à l'homme, surtout à l'homme chrétien : c'est la seconde partie.

 

DEUXIÈME   PARTIE.

 

A prendre les choses dans l'ordre de la providence et selon la conduite ordinaire de Dieu, soit pour la disposition , soit pour l'accomplissement et l'exécution du salut de l'homme, on peut dire, et il est vrai, que ce qui a fait presque tous les réprouvés, c'a été le scandale des humiliations et de la croix du Fils de Dieu. Voilà, si nous en croyons saint Chrysostome, l'origine de l'apostasie même des anges. Il dit qu'au moment que Dieu créa ces esprits célestes, il leur proposa le grand mystère de la rédemption et du salut, qui se devait un jour accomplir dans la personne de son Fils, et qu'il les obligea d'adorer ce Rédempteur : Et adorent eum omnes angeli Dei ; que les uns s'y soumirent respectueusement, et que ce furent les anges prédestinés : mais que les autres par orgueil s'en scandalisèrent, et qu'en punition de leur désobéissance Dieu les précipita dans l'abîme éternel. Voilà, selon la pensée de tous les Pères, la source funeste de la réprobation des Juifs. Les Juifs attendaient un Messie riche, puissant,  magnifique,  envoyé de Dieu pour rétablir par ses conquêtes le royaume d'Israël, et dont ils se promettaient toute sorte de prospérités. Mais quand ils virent Jésus-Christ, dans une disette extrême de toutes choses, faible, petit, inconnu, condamné à la mort, et à la mort de la croix, ils le méprisèrent , et ce scandale les fit tomber dans l’infidélité ; leur infidélité les jeta dans l'endurcissement; leur endurcissement irrita Dieu, j qui les abandonna; et les effets de cet abandon de Dieu furent la destruction de leur ville, la profanation de leur temple, la ruine de toute leur nation. Voilà, disait saint Jérôme, et l'expérience nous l'apprend, ce qui rend les païens indociles et rebelles à la lumière de l'Evangile, quand nous leur annonçons notre sainte loi. S'ils pouvaient vaincre ce scandale d'un Dieu crucifié, ils seraient fidèles comme nous. Mais parce que leur raison en est préoccupée, ils demeurent malheureusement dans les ténèbres de l'idolâtrie et dans l'esclavage de l'enfer.

Mais laissons là les Juifs et les païens : parlons de nous-mêmes. Voilà,  mes Frères, la tentation la plus subtile dont un chrétien du! siècle ait à se défendre, et dont il se défend communément le moins. Voilà ce qui l'expose à un danger plus évident de se perdre : pourquoi? j'en donne trois grandes raisons, que je vous prie de méditer et de graver bien avant dans vos cœurs. Parce que ce scandale des humiliations et de la croix d'un Dieu est essentiellement opposé à la profession de foi que doit faire tout homme chrétien ; c'est la première. Parce que ce scandale est un obstacle continuel à tous les devoirs et à toutes les pratiques de la religion d'un chrétien; c'est lai seconde. Parce que ce scandale est le principe] général, mais immanquable, de tous les désordres particuliers de  la vie d'un chrétien; c'est la troisième. Que n'ai-je, ô mon Dieu,le zèle de votre Apôtre, pour traiter aussi dignement et aussi fortement que lui ces importantes vérités !

Je dis que cette tentation ou ce scandale est essentiellement opposé à la profession de foi que doit faire tout homme chrétien; et en voici la preuve, qui est sans réplique. C'est que la foi d'un chrétien et la profession qu'il en fait, doit aller jusqu'à se glorifier des humiliations et des souffrances de Jésus-Christ. Ce n'est point assez pour moi que je les croie; il faut que je dise comme saint Paul, et que je dise sincèrement : Absit mihi gloriari, nisi in cruce Domini nostri Jesu Christi (1). Sans cela

 

1 Galat., VI, 14.

 

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il n'y a point de salut pour moi. Car Dieu, dit saint Augustin, a attaché mon salut à la croix do son Fils : non pas à la croix méprisée, rejetée, envisagée avec horreur; mais à la croix respectée avec toute la soumission de la foi, et embrassée avec toute  l'ardeur d'une sainte piété et d'une fervente charité. En effet, ajoute M saint docteur, il est bien juste, puisque c'est Il croix qui me doit sauver, qu'il m'en coûte au moins d'espérer en elle et de m'en glorifier. Or, le moyen que je me glorifie de la croix, si j'en suis intérieurement scandalisé? Et quand je dis la croix du Sauveur, je n'entends pas Reniement cette croix extérieure et matérielle qui fut l'instrument de son supplice, et dont nous voyons la représentation sur nos autels, parce qu'il se peut faire que, par une habitude de religion et une certaine  coutume, nous honorions celle-là, sans en recevoir nulle atteinte de scandale ; mais j'entends cette croix intérieure dont le Fils de Dieu fut affligé dans le secret de son âme, et à laquelle nous participons tous les jours par les injures, par les adversités, par les disgrâces de la vie, par la perle de nos biens, par le mépris de nos personnes, par les persécutions qu'on nous sus-ci le. Car dans le langage de l'Evangile et celui de saint Paul, c'est précisément tout cela que signifie la croix; et si notre profession de foi est pleine et entière, il faut, par une indispensable nécessité, qu'elle s'étende jusqu'à l'estime et à l'amour, je ne dis pas l'amour sensible et affectueux,  mais l'amour solide et raisonnable de tout cela. Or, encore une fois, Chrétiens, comment accorder l'amour et l'estime de tout cela avec le scandale que je combats?

De là vient, mes chers auditeurs, que quand je vois les chrétiens se prosterner devant la figure de la croix, sans juger témérairement, je mis persuadé que la plupart ne font cette action que par une cérémonie pure; et Dieu veuille que ce soit sans hypocrisie ! Car au même temps qu'ils adorent la croix en figure, ils ont pour la croix en elle-même un éloignement et un mépris caché, qui détruit ce culte d'adoration et qui l'anéantit. En effet, l'adoration de la croix n'est un acte de religion et une profession de notre foi, qu'autant qu'elle est accompagnée d'une vénération intérieure; et ce que saint Augustin disait si magnifiquement à l’avantage de la croix, qu'elle a eu la force de s'élever du lieu infâme des supplices jusque soi le front des empereurs : A locis suppliciorum ad frontes imperatorum ; n'est qu'une expression pompeuse et rien de plus, si du front des empereurs où la croix est imprimée, elle ne passe jusque dans le cœur des fidèles. Or, il est impossible que l'impression s'en fasse dans notre cœur, tandis que l'horreur des souffrances et des humiliations y régnera; puisqu'il n'y a rien de plus incompatible avec le respect et l'amour de la croix, que cette opposition aux véritables croix que Dieu nous envoie. D'où je conclus que c'est un scandale qui va jusqu'à la destruction de notre foi.

De là même (et c'est la seconde vérité, qui n'est qu'une suite de la première, et qui lui donnera un nouveau jour), de là scandale, qui, exposé de la manière que vous venez de le concevoir, est un continuel obstacle à tous les devoirs et à toutes les obligations d'un chrétien : ceci me paraît encore incontestable. Car toutes les pratiques de la vie chrétienne, selon le plan que nous en a tracé l'Evangile, tendent à la haine de soi-même , au crucifiement de la chair, à l'anéantissement de l'orgueil, au retranchement des plaisirs, au renoncement à l'intérêt; et sans cela nous ne pouvons satisfaire, même en rigueur, au précepte de la religion. Or, voilà ce qui se trouve combattu par le scandale de la croix du Fils de Dieu. Ainsi, faut-il étouffer le ressentiment d'une injure reçue, et en sacrifier la vengeance à Dieu ? ce scandale de la croix s'empare de notre esprit, et nous persuade que ce devoir de charité est dans la pratique du monde une folie qui ne se peut soutenir ; qu'il est juste de défendre ses droits, qu'il faut maintenir son rang, que l'honneur est un bien inaliénable dont chacun se doit répondre à soi-même, et qu'on n'y peut renoncer sans se perdre. Si j'honorais sincèrement la patience de mon Sauveur dans les persécutions et sur la croix, je raisonnerais tout autrement : je recevrais les injures sans émotion, je les oublierais sans peine, je les pardonnerais avec plaisir, je rendrais le bien pour le mal, je me tiendrais heureux de céder aux autres; pourquoi ? parce que je serais prévenu de cette pensée, que tout cela m'est honorable depuis l'exemple de mon Dieu. Mais quand le scandale de l'exemple de mon Dieu vient à agir sur moi, dès là je suis sensible à l'offense, je suis inflexible au pardon, je prends un cœur dur et impitoyable pour mes ennemis, je ne puis les aimer, je ne puis les voir, parce que je n'ai plus rien qui me porte à me réunir avec eux, ni qui me facilite ce retour.

De même est-il question de surmonter un respect humain, lequel nous empêche de rendre

 

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à Dieu le culte qui lui est dû ; ce scandale de la croix et des humiliations de la croix ne manque pas de nous suggérer mille prétextes qui nous arrêtent, et de nous dicter intérieurement qu'il faut vivre dans le monde comme vit le monde, qu'il faut accommoder sa religion à sa condition , qu'il faut éviter toute distinction et toute singularité; que Dieu sait les intentions du cœur, mais qu'il ne demande pas qu'on fasse parler de soi, ni qu'on devienne un sujet de risée. Si je ne me scandalisais pas de Jésus-Christ, je ne me scandaliserais pas de ses opprobres et de ses abaissements ; et ne me scandalisant pas de ses abaissements, je ne me scandaliserais pas des miens : je les souffrirais tranquillement, et même avec joie. Et qui me pourrait troubler, lorsque je me dirais à moi-même : On me raillera, on se formalisera de me voir pratiquer cet exercice de piété, de me voir assister régulièrement au sacrifice de nos autels, de me voir approcher de la sainte table; mais si l'on me raille, j'en bénirai Dieu, et je me ferai un mérite et une gloire d'essuyer pour lui quelques railleries, après qu'il a été couvert pour moi de confusion? Voilà ce que je dirais, et c'est ainsi que je me conduirais dans toutes les rencontres et à l'égard de toutes les obligations du christianisme. Mais au contraire, parce que je me lais de Jésus-Christ et de sa croix un scandale, dès là je ne veux rien souffrir, dès là je me rends aux moindres attaques qu'il y a à soutenir, dès là je rougis de mon devoir, et je laisse toute ma fidélité se démentir. Il n'y a point d'excès où je ne sois dans la malheureuse disposition de m'abandonner, ni de désordre où je ne puisse tomber.

Car ce scandale, mes chers auditeurs, dont je vous représente ici les suites funestes, est en effet le principe universel de tous les désordres particuliers qui règnent dans le christianisme : troisième et dernière vérité. S'il y a des chrétiens intéressés, c'est parce qu'il y a des chrétiens scandalisés de la pauvreté de Jésus-Christ. S'il y a des chrétiens ambitieux, c'est parce qu'il y a des chrétiens scandalisés de L'humilité de Jésus-Christ. S'il y a des chrétiens sensuels et voluptueux, c'est parce qu'il y a des chrétiens scandalisés de la vie austère et de la mortification de Jésus-Christ. Ainsi des autres. Otons ce scandale et bannissons-le du christianisme, nous en bannirons tous les vices, et nous y donnerons entrée à toutes les vertus. Je sais qu'un chrétien peut quelquefois, et en certaines occasions, se livrer à une passion d'intérêt, d'ambition, de plaisir, et néanmoins honorer dans la personne du Sauveur les vertus opposées : ce n'est alors qu'un mouvement imprévu et qu'une saillie passagère Mais qu'un chrétien persévère dans le désordre de celte passion, et qu'il s'en fasse une habitude, sans être scandalisé des maximes et des exemples de Jésus-Christ; c'est-à-dire, qu'il soit sensuel par état, sans être scandalisé de la croix de Jésus-Christ; qu'il soit superbe et mondain par profession , sans être scandalisé des abaissements de Jésus-Christ, c'est ce qui n'arrive point. Il faut pour cela qu'il y ait un principe habituel dans ce chrétien, qui pervertisse sa foi et qui corrompe ses mœurs ; et ce principe ne peut être que le scandale dont j'ai parlé.

Concluons donc avec le Fils de Dieu : Bienheureux celui pour qui l'auteur de son salut ne sera point un sujet de scandale ! et, par une règle toute contraire, malheur à quiconque se scandalisera de la vie et des actions de son Sauveur! Car ce scandale que nous nous formons contre notre Dieu ne lui peut nuire, et n'est pernicieux qu'à nous-mêmes. Il est trop indépendant, ce Dieu de gloire, et trop élevé pour recevoir de nos scandales quelque dommage. Scandalisons-nous tant que nous le voudrons de sa doctrine et de sa religion ; sa doctrine malgré nous subsistera, et sa religion triomphera. Elle a triomphé du scandale des Juifs et de celui des nations idolâtres. Elle a triomphé du scandale des sages selon la chair, et de celui des simples; du scandale des savants et de celui des ignorants, du scandale des rois et de celui des peuples, du scandale de toute la terre : lui sera-t-il plus difficile de triompher du nôtre? Si donc ce scandale est funeste, il ne le peut être que pour nous, et il ne l'est pour nous, que parce qu'il nous attire celui de Dieu. Car voici, mon cher auditeur, comment la chose se passe. Un scandale en fait naître un autre. Nous nous scandalisons de notre Dieu, notre Dieu se scandalise de nous; avec cette différence essentielle, que notre scandale est injuste, et que celui de notre Dieu est plein d'équité. Car nous ne trouvons rien en lui qui puisse justement nous rebuter; et quand nous venons à nous scandaliser de lui, quels sujets ne trouve-t-il point en nous, qui doivent allumer toute sa colère et l'irriter? Or, ce scandale de Dieu envers nous est le plus grand de tous les malheurs, parce que c'est le caractère de réprobation le plus positif et le plus marqué.

Sur cela, mon Dieu, je m'adresse avons, et permettez-moi de vous faire ici une prière au

 

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nom de toutes les personnes qui m'écoutent. C’est une grâce bien commune que je vous demande; mais si vous nous l'accordez, j'espère tout pour cet auditoire chrétien. Ne nous abandonnez jamais, Seigneur, jusques à ce point, que nous nous scandalisions de ce que vous avez fait pour nous, et des divins enseignements que vous nous avez donnés. Nous savons que le libertinage du siècle nous porte là, et que si vous ne nous en préserviez, il nous conduirait insensiblement dans cette espèce d'infidélité. Mais, mon Dieu, c'est pour cela même que nous implorons le secours de votre grâce. Imprimez dans nos esprits une liante estime de vos humiliations et de vos souffrances, telle que l'avait saint Paul lorsqu'il m parlait dans des termes si magnifiques, et qu'il en faisait toute sa gloire. C'était vous, Seigneur, qui agissiez immédiatement dans le cœur de cet apôtre, pour y produire ces grands sentiments. Il  était, si j'ose m'exprimer de la sorte, le persécuteur de votre humilité et de votre croix, mais dans un moment il en devint l'adorateur et le prédicateur. Faites-nous part et accordez-nous quelque portion de cet esprit apostolique, afin que nous honorions jusqu'à mis ignominies. Ah ! que sera-ce, Seigneur, do votre magnificence et de votre splendeur dans le céleste séjour, puisque vos opprobres mêmes sur la terre ont été si glorieux ? et que sera-ce de nous, divin Sauveur, quand vous ferez un jour éclater sur nous votre gloire, puisque dès maintenant nous devons nous glorifier de vos abaissements? Si opprobrium tuum gloria est, Domine Jesu, quid erit gloria tua ? Belles paroles de saint Ambroise, mes chers auditeurs 1 ce sont les sentiments où je vous laisse. Il ne faut qu'être chrétien pour les avoir, et il faut les avoir pour être chrétien. Plus vous entrerez dans ces sentiments, plus vous participerez à la grâce et à l'esprit du christianisme; et à mesure que ces sentiments s'affaibliront en vous, la grâce du christianisme s'y affaiblira. Laissons, mes Frères, laissons les mondains courir après le monde et toutes les vanités du monde; mais attachons-nous à la personne de notre aimable Rédempteur. Marquons-lui plus que jamais, en ces jours que le monde profane, notre fidélité. Il n'y a de salut que par lui, toute notre espérance est fondée sur lui ; et Dieu nous regarde comme des anathèmes, si nous nous séparons de lui. Attachons-nous à sa morale, attachons-nous à ses exemples, attachons-nous à sa religion. Ayons en horreur tout ce qui nous en peut détourner. Ne soyons pas de ces esprits inquiets qui se donnent à tout, et que rien n'arrête. Servons Dieu avec constance et avec fermeté ; et pour l'acquérir, cette sainte fermeté, établissons-nous sur la pierre, qui est Jésus-Christ. Ne nous faisons point de cette pierre une pierre de scandale, mais faisons-en le principe et le fondement de notre perfection. C'est ainsi que nous parviendrons au comble de la béatitude, où nous conduise, etc.

 

 

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