XI° DIMANCHE - PENTECOTE

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SERMON POUR LE ONZIÈME DIMANCHE APRÈS LA  PENTECOTE.
SUR LA MÉDISANCE.

ANALYSE.

 

Sujet. On lui amena un homme qui était sourd et muet, et on le pria de mettre les mains sur lui pour le guérir. Jésus-Christ fait parler un muet : mais souvent nous est-il plus difficile et plus expédient de nous taire.

Division. Entre les péchés il n'en est point de plus lâche ni de pins odieux que la médisance : première partie. Entre les péchés, il n'en est point qui engage plus la conscience, ni qui lui impose des obligations plus rigoureuses, que la médisance : partie.

Première partie. Point de péché plus lâche ni plus odieux que la médisance. Deux motifs dont le Saint-Esprit s'est souvent servi lui-même pour nous inspirer en général l'horreur du péché.

 

1° Point de péché plus lâche que la médisance. Celui dont vous parlez est, ou votre ennemi, ou votre ami, ou un homme indifférent à votre égard. Si c'est votre ennemi, dès là c'est haine ou envie qui vous engage à en mal parler, et cela même a toujours a été traité de bassesse. Si c'est votre ami, quelle lâcheté de trahir ainsi la loi de l'amitié! Et si c'est un homme indifférent, pourquoi l’ entreprenez-vous? Il ne vous a point offensé et vous l'offensez. 2° Le médisant attaque l'honneur d'autrui, et de quelles armes se sert-il? d'une sorte d'armes qui de tout temps a passé pour avoir quelque chose de honteux; ce sont les armes de la langue. 3° Quel temps choisit-il pour frapper son coup? celui où l'on est moins en état de se défendre, et où la personne dont il médit est absente. 4° La médisance, afin d'agir plus sûrement, commet encore trois autres lâchetés. Sur certains faits elle ne parle presque jamais qu'en secret,  elle affecte de plaire et de se rendre agréable. Et elle tâche de se couvrir de mille prétextes qui semblent la justifier.

2° Point de péché plus odieux, et à Dieu et aux hommes : à Dieu, qui est amour et charité; aux hommes, que le médisant

 

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attaque avec tant de liberté. Aussi l'Ecriture nous le représente comme un homme terrible et redoutable par les maux infinis qu'il cause partout. .Mais, dites-vous, on se plaît à l'entendre. J'en conviens : mais en même temps qu'il plait et qu'on aime à l'entendre, on le hait et on l'abhorre. Car si l'on prend plaisir à l'écouter lorsqu'il s'agit des autres, on le craint pour soi-même, et l'on juge assez qu'on n'en sera pas mieux traité dans l'occasion.

Après cela n'est-il pas étrange que la médisance soit un péché si commun et si universel? C'a été le vice de tous les temps. C'est encore le vice de tous les états et de toutes les professions.

 

Deuxième partie. Point de péché qui engage plus la conscience, ni qui lui impose des obligations plus rigoureuses. C'est un péché contre la justice. Toute injustice à l'égard du prochain est d'une conséquence dangereuse pour le salut ; mais de toutes les espèces d'injustices, il n'y en a aucune dont l'engagement soit plus étroit et plus terrible devant Dieu que celui de la médisance, et cela pour trois raisons :

1° Parce qu'il a pour terme la plus délicate et la plus importante réparation, qui est celle de l'honneur. Car il faut le réparer! cet honneur que vous avez ravi à votre frère, et nulle puissance ne vous en peut dispenser. Il faut le réparer d'autant plus nécessairement que c'est un bien plus précieux et plus excellent. Il faut le réparer aux dépens mêmes de votre propre honneur. Or, il sait combien il est difficile de se résoudre à subir cette confusion.

2° Parce que c'est l'engagement dont l'obligation souffre moins d'excuse, et est moins exposée aux vains prétextes de l'amour-propre. Quand on nous parle de restituer un bien mal acquis, nous pouvons quelquefois nous en défendre par la raison de l'impossibilité absolue; mais quand il s'agit de l'honneur, qu'avons-nous a alléguer? Détail de divers prétextes dont on veut faussent s'autoriser.

3° Parce que c'est un engagement qui s'étend a des suites infinies, dont il n'y a point de conscience qui ne doive trembler. Outre l'honneur que blesse la médisance, elle cause encore d'autres dommages. Cette jeune personne, par exemple, n'est plus en état de penser à un établissement dans le monde, depuis que vous l'avez décriée. Toute la fortune d'un homme est perdue, pour un mot que vous avez dit de lui. Or, voilà ce que vous êtes obligé de réparer. N'est-il donc pas toujours bien surprenant qu'on se garde si peu d'un péché qui traîne après soi de telles obligations? Et ce qui doit surtout nous surprendre, c'est que des gens qui du reste font profession de la morale la plus sévère suivent les principes les plus larges sur un point aussi essentiel que l'est la restitution de l'honneur. Apprenons à nous taire quand la réputation du prochain y est intéressée; et apprenons à parler quand il est du même intérêt que nous lui rendions ce que nous lui avons enlevé.

 

Et adducunt ei surdum et mulum, et deprecabantur eum ut importat illi manum.

 

On lui amena un homme qui était sourd et muet, et on le pria de mettre les mains sur lui pour le guérir. (Saint Marc, chap. VII, 32.)

 

 

Voici, Chrétiens, une chose bien étrange, que nous représente notre évangile. Dans un moment le Fils de Dieu, par une vertu toute miraculeuse , délie la langue d'un muet et lui donne l'usage de la parole : Solutum est vinculum linguœ ejus, et loquebatur recte (1) ; mais en vain ce même Sauveur des hommes veut-il imposer silence à une nombreuse multitude qui l'environne, et leur fermer la bouche. Malgré le commandement qu'il leur fait, et plusieurs ordres réitérés de sa part, ils élèvent la voix, et ne cessent point de se faire entendre : Quanto autem eis prœcipiebat, tanto magis plus prœdicabant (2). C'est, dit saint Grégoire, qu'il est beaucoup plus difficile de se taire que de parler. L'un procède d'une discrétion sage, d'une retenue modeste et humble, d'une charité compatissante aux faiblesses d'autrui, et d'un empire absolu sur soi-même; au lieu que l'autre, en mille rencontres, n'est l'effet que d'une impétuosité naturelle, et souvent d'une passion maligne et d'une envie secrète de censurer. Si l'on parlait au moins comme cette troupe zélée qui rend gloire à Jésus-Christ, et qui publie le miracle qu'il venait d'opérer à leurs yeux ! mais on parle pour décrier le prochain et le couvrir de confusion ; on parle pour en railler, pour le condamner, pour relever ses

 

1 Marc, VII, 3o. — 2 Ibid., 36.

 

défauts, pour noircir sa réputation, pour le perdre enfin dans l'estime publique.  Il y a longtemps, mes chers auditeurs, que je me suis proposé de vous entretenir de la médisance,et c'est ce que j'entreprends  dans ce discours. Injurieuse et criminelle liberté, qui ne respecte personne, qui s'attaque sans distinction et aux grands et aux petits, qui n'épargne ni le profane ni le sacré, et qu'il est d'une importance extrême, pour le bon ordre du monde et toi salut des âmes, de réprimer. Demandons les lumières du Saint-Esprit, et adressons-nous à sa sainte Epouse qui est Marie : Ave, Maria.

 

Si nous connaissions parfaitement nos maux. et si nous avions soin d'en étudier la nature et les qualités, souvent il ne faudrait rien davantage pour nous en guérir, et cette réflexion seule en pourrait être le remède infaillible et souverain. Ce qui fait que nous les entretenons c'est que nous n'en voyons pas la malignité, et que, par une négligence très-dangereuse, nous n'examinons presque jamais, ni de quelle source ils procèdent, ni quels effets ils causent dans nous. Or je parle aujourd'hui, Chrétiens, d'un mal d'autant plus déplorable qu'il est volontaire, et d'autant plus pernicieux qu'il est habituel; savoir du péché de médisance, 0u plutôt de la passion qui est en nous le principe de ce péché. Mon étonnement est que cette passion étant d'une part la plus lâche et lapins odieuse, et de l'autre ayant pour la conscience les plus étroits et les plus terribles engagements,

 

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ce soit toutefois celle que nous craignons le moins, et qui nous devient ainsi plus ordinaire. Car enfin, pour peu que nous soyons sensibles à l'honneur, sans grâce même et sans christianisme, nous fuyons naturellement ce qui porte avec soi un caractère de lâcheté,et ce qui peut nous attirer la haine des hommes; et pour peu d'ailleurs que nous ayons de religion et que nous soyons touchés de zèle sur l'affaire du salut, nous devons conséquemment éviter ce qui nous le rend plus difficile et ce qui l'expose à un péril plus certain. Mais, par une conduite tout opposée, la médisance est de tous les péchés celui dont nous nous préservons avec moins de précaution, et voilà encore une fois ce qui me surprend. En deux mots, qui comprennent tout mon dessein, point de péché plus universel que la médisance, et c'est ce qui n'étonne par deux raisons : en premier lieu, parce qu'entre les péchés il n'en est point de plus lâche ni de plus odieux : vous le verrez dans la première partie ; en second lieu parce qu’entre les péchés, il n'en est point qui engage plus la conscience, ni qui lui impose des obligations plus rigoureuses : je vous le montrerai dans la seconde partie. Appliquez-vous à l’une et à l'autre, et commençons.

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

Quand je dis que la médisance est un des vices les plus lâches et les plus odieux, ne pensez pas, Chrétiens, que ce soit une morale attachée des règles et des maximes de la foi. C’est la morale du Saint-Esprit même, qui, dans le livre de l'Ecclésiastique et dans les Prohibes, s'est particulièrement servi de ces deux motifs pour nous inspirer l'horreur de ce péché. Comme nous sommes sensibles à l'honneur, il nous a pris par cet intérêt, en nous faisant voir que la médisance, qui est le péché dont nous nous préservons le moins et que nous voudrions le plus autoriser, de quelque manière que nous considérions, porte un caractère de lâcheté dont on ne peut effacer l'opprobre ; et c'est ce que saint Chrysostome prouve admirablement feus lune de ses homélies, par cette excellente démonstration qu'il en donne, et qui va sans doute vous convaincre.

Car, pour commencer par la personne qui sert d'objet à la médisance, voici le raisonnement de ce Père : Ou celui de qui vous parlez est votre ennemi, ou c'est votre ami, ou c'est un homme indifférent à votre égard. S'il est votre ennemi, dès là c'est ou haine ou envie qui vous engage à en mal parler; et cela même parmi les hommes a toujours été traité de bassesse, et l'est encore. Quoi que vous puissiez alléguer, on est en droit de ne vous pas croire, et de dire que vous êtes piqué; que c'est la passion qui vous fait tenir ce langage ; que si cet homme était dans vos intérêts, vous ne le décrieriez pas de la sorte, et que vous approuveriez dans lui ce que vous censurez maintenant avec tant de malignité. En effet, c'est ce qui se dit; et les sages qui vous écoutent, témoins de votre emportement, bien loin d'en avoir moins d'estime pour votre ennemi, n'en conçoivent que du mépris pour vous et de la compassion pour votre faiblesse. Au contraire, si c'est votre ami, (car à qui la médisance ne s'attaque-t-elle pas?) quelle lâcheté de trahir ainsi la loi de l'amitié, de vous élever contre celui même dont vous devez être le défenseur, de l'exposer à la risée dans une conversation, tandis que vous l'entretenez ailleurs de belles paroles ; de le flatter d'une part, et de l'outrager de l'autre ! Or il y en a, vous le savez, en qui l'intempérance de la langue va jusqu'à ce point d'infidélité, et qui n'épargneraient pas leur propre sang, leur propre père, quand il est question de railler et de médire. Mais je veux, conclut saint Chrysostome, que cet homme vous soit indifférent : n'est-ce pas une autre espèce de lâcheté de lui porter des coups si sensibles? Puisque vous le regardez comme indifférent, pourquoi l'entreprenez-vous? N'en ayant reçu nul mauvais office, pourquoi êtes-vous le premier à lui en rendre? Qu'a-t-il fait pour s'attirer le venin de votre médisance? Vous n'avez rien , dites-vous, contre lui, et cependant vous l'offensez et vous le blessez : je vous demande s'il est rien de plus lâche qu'un tel procédé.

Mais reconnaissons-le encore plus clairement par la seconde circonstance. Quiconque médit attaque l'honneur d'autrui : c'est en quoi consiste l'essence de ce péché. Mais de quelles armes se sert-il pour l'attaquer? d'une sorte d'armes qui de tout temps ont passé pour avoir quelque chose de honteux, je veux dire des armes de la langue, selon l'expression même du Saint-Esprit. Car, dans les termes de l'Ecriture, c'est la langue qui fournit au médisant les flèches aiguës ou les paroles envenimées qu'il lance contre ceux qu'il a dessein de perdre : Filii hominum dentes eorum arma et sagittœ (1). C'est la langue qui lui tient lieu d'épée à deux tranchants, dont il frappe sans égard et sans  pitié : Lingua eorum gladius

 

1 Psal., LVI, 5.

 

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acutus (1). Et qui est-ce qui fut l'inventeur de cette espèce d'armes et qui les fabriqua? Le démon, répond saint Augustin, lorsque, voulant combattre le premier homme dans le paradis terrestre, il s'arma d'une langue de serpent; ce qui ne lui réussit que trop bien : d'où vient que le Fils de Dieu, dans l'Evangile, parlant de cet ennemi du genre humain, dit que dès le commencement du monde il fut homicide : Ille homicida erat ab initio (2) : or il est évident que le démon ne commit pas cet homicide avec le fer, mais avec la langue : Non ferro armatus, sed lingua, ab hominem venit.

Voilà la source et l'origine de la médisance. Aussi Jérémie ne croyait-il pas pouvoir mieux exprimer la malice de ses ennemis et l'indignité de leur conduite, qu'en rapportant les discours qu'ils tenaient de lui et contre lui. Venite, et percutiamus eum lingua (3). Allons, disaient ces hommes de sang, s'excitant les uns les autres contre Jérémie, ou plutôt contre Jésus-Christ, dont ce prophète était la figure ; allons et déclarons-lui une guerre ouverte ; jetons-nous sur lui comme sur une proie qui nous est préparée; déchirons-le et le mettons en pièces. Tout cela comment? par les traits et les coups de la langue, qui sera l'instrument général de tout ce que nous avons formé de desseins et d'entreprises contre sa personne : Venite, percutiamus eum lingua. Car voilà, Chrétiens, de quelle manière en usent encore tous les jours ce qu'on appelle gens de parti, gens de faction et de cabale. Ils parlent, ils déclament, ils invectivent, ils calomnient; et je vous laisse à juger si c'est là le caractère des âmes généreuses et des cœurs droits.

Mais de plus, quel temps choisit presque toujours le médisant pour frapper son coup ? celui où l'on est moins en état de s'en défendre.

Car ne croyez pas qu'il attaque son ennemi de front : il est trop circonspect dans son iniquité pour n'y pas apporter plus de précaution. Tandis qu'il vous verra, il ne lui échappera pas une parole. Qu'il aperçoive seulement un ami disposé à soutenir vos intérêts, il n'en faut pas davantage pour lui fermer la bouche. Mais éloignez-vous, et qu'il se croie en sûreté, c'est alors qu'il donnera un cours libre à sa médisance, qu'il en fera couler le fiel le plus amer, qu'il se déchaînera, qu'il éclatera. Or, quelle lâcheté d'insulter un homme parce qu'il n'est pas en pouvoir de répondre ! C'est néanmoins

 

1 Psal., LVI, 5. — 2 Joan., VIII, 44. — 3 Jer., XVIII, 18.

 

moins ce que font tous les médisants. Et voilà sur quoi particulièrement est établie l'obligation de ne les pas écouter. On vous a dit cent fois que cette obligation est essentielle an précepte de la charité, et qu'il est de la foi que quiconque prête l'oreille à la médisance dés là en devient complice; que, dans la pensée de saint Bernard, il n'y a souvent pas moins de désordre à entendre la médisance qu'à la faire, et que, selon saint Grégoire pape, il y aura peut-être un jour plus de chrétiens condamnés de Dieu pour avoir ouï parler que pour avoir parlé contre le prochain. On vous a dit tout cela ; mais vous demandez sur quoi l'obligation de tout cela peut être fondée, et moi je dis qu'elle est particulièrement fondée sur la lâcheté du médisant. Car, comme c'est toujours des absents qu'il médit, il a été de la Providence que les absents fussent prémunis contre un mal si dangereux. Or, c'est à quoi Dieu sagement pourvu par cette loi de la charité qui nous oblige de ne point adhérer à la médisance ; c'est-à-dire, ou de la condamner par notre silence, ou de la réfuter par nos paroles, ou de la réprimer par notre autorité : de sorte que si l'on s'échappe en ma présence à blesser l'honneur du prochain, je dois me regarda comme un homme député de Dieu pour le défendre, et comme le tuteur de la réputation de mon frère. Telle est l'importante commission dont Dieu nous a chargés, et qu'il nous a signifiée dans l'Ecclésiastique : Mandavit illis unicuique de proximo suo (1). Le médisant est lâche : il faut que vous ayez une fermeté chrétienne, et que la charité trouve en vous autant de protecteurs. Sans cela vous êtes responsables de tout le tort que votre prochain en souffrira.

Rien de plus formidable à la médisance, dit saint Ambroise, qu'un homme zélé pour la charité. Mais savez-vous, Chrétiens, comment la médisance a coutume de s'en défendre? Par trois autres lâchetés encore plus insignes qu'elle commet. Premièrement, sur certains faits plus diffamants, elle ne parle presque jamais qu'en secret. Secondement, elle affecte de plaire et de se rendre agréable. Et, en troisième lieu, elle tâche à se couvrir de mille prétextes qui semblent la justifier. Je m'explique. Si la médisance était réduite à ne se produire qu'en public et devant des témoins, à peine y aurait-il des médisants dans le monde; pourquoi? parce qu'il y aurait fort peu de gens qui pussent ou qui voulussent essuyer la tache que la

 

1 Eccles., XVII, 12.

 

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médisance imprime à celui qui la fait. Mais aujourd'hui l'on en est quille pour un peu de prudence et pour une discrétion apparente; avec cela on médit librement et impunément ; d'où il arrive que les plus lâches y deviennent les plus hardis. Peut-on mieux les dépeindre que le Saint-Esprit dans la Sagesse, quand il les compare à des serpents qui piquent sans faire de bruit : Si mordeat serpens in silentio nihil eo minus habet qui occulte detrahit (1).  Ils  demandent  le secret à  tout le monde, et ils ne voient pas, dit saint Chrysotome, que cela même les rend méprisables. Car demander à celui que j'ai fait le confident de ma médisance qu'il garde le secret, c'est proprement lui confesser mon injustice. C'est lui dire : Soyez plus sage et plus charitable que moi : je suis un médisant, ne le soyez pas ; en vous parlant de telle personne , je blesse la charité, ne suivez pas mon exemple. Aussi David, qui fut un prince si éclairé, n'avait point tant d'horreur, à ce qu'il paraît, de la médisance, que du secret de la médisance. J'avais pitié, disait-il, de ceux que la chaleur et l'emportement faisaient éclater en des médisances , quoique outrageantes et atroces ; mais si j'en voyais quelqu'un qui inspirât secrètement le poison de sa malignité, je me sentais animé de zèle et d'indignation, et il un semblait qu'il était de mon devoir de le persécuter et de le confondre : Detrahentem secreto proximo suo, hunc persequebar (2). Ce n’est pas tout. D'où vient qu'aujourd'hui la médisance s'est rendue si agréable dans les entretiens et dans les conversations du monde? pourquoi emploie-t-elle tant d'artifices et cherche-t-elle tant de tours? Ces manières de s'insinuer, cet air enjoué qu'elle prend, ces bons mots qu'elle étudie, ces termes dont elle s'enveloppe, ces équivoques dont elle s'applaudit, ces louanges suivies de certaines restrictions et de certaines réserves, ces réflexions pleines dune compassion cruelle, ces œillades qui parlent sans parler, et qui disent bien plus que les paroles mêmes : pourquoi tout cela? le Prophète nous l'apprend : Os tuum abundavit malitia, et lingua tua concinnabat dolos (3); Mitre bouche était remplie de malice , mais votre langue savait parfaitement l'art de déguiser cette malice et de l'embellir ; car, quand vous  aviez des médisances à faire, c'était avec tant d'agrément, que l'on se sentait même charmé de les entendre : Et lingua tua concinnabat dolos. Quoique ce fussent

 

1 Eccles.,  X, 11. — 2 Ps., C, 5. — 3 Ps., XLIX, 19.

 

communément des mensonges, ces mensonges, à force d'être parés et ornés, ne laissaient pas de plaire, et, par une funeste conséquence, de produire leurs pernicieux effets : Et lingua tua concinnabat dolos. Or en quelle vue le médisant agit-il ainsi? Ah ! mes Frères, répond saint Chrysostome , parce qu'autrement la médisance n'aurait pas le front de se montrer ni de paraître. Etant d'elle-même aussi lâche qu'elle est, on n'aurait pour elle que du mépris si elle se faisait voir dans son naturel ; et voilà pourquoi elle se farde aux yeux des hommes, mais d'une manière qui la rend encore plus méprisable et plus criminelle aux yeux de Dieu.

Allons encore plus loin : ce qui met le comble à la lâcheté de ce vice, c'est que, non content de vouloir plaire et de s'ériger en censeur agréable, il veut même passer pour honnête, pour charitable, pour bien intentionné; car voilà l'un des abus les plus ordinaires. Permettez-moi de vous le faire observer, et d'entrer avec vous dans le détail de vos mœurs, puisqu'il est vrai de ce péché ce que saint Augustin disait des hérésies, qu'on ne les combat jamais mieux qu'en les faisant connaître. Voilà, dis-je, l'un des abus de notre siècle. On a trouvé le moyen de consacrer la médisance, de la changer en vertu, et même dans une des plus saintes vertus, qui est le zèle de la gloire de Dieu : c'est-à-dire qu'on a trouvé le moyen de déchirer et de noircir le prochain, non plus par haine ni par emportement de colère, mais par maxime de piété et pour l'intérêt de Dieu. Il faut humilier ces gens-là, dit-on, et il est du bien de l'Eglise de flétrir leur réputation et de diminuer leur crédit. Cela s'établit comme de principe : là-dessus on se fait une conscience, et il n'y a rien que l'on ne se croie permis par un si beau motif. On invente, on exagère, on empoisonne les choses, on ne les rapporte qu'à demi ; on fait valoir ses préjugés comme des vérités incontestables, on débite cent faussetés, on confond le général avec le particulier; ce qu'un a mal dit, on le fait dire à tous; et ce que plusieurs ont bien dit, on ne le fait dire à personne : et tout cela, encore une fois, pour la gloire de Dieu. Car cette direction d'intention rectifie tout cela. Elle ne suffirait pas pour rectifier une équivoque, mais elle est plus que suffisante pour rectifier la calomnie, quand on est persuadé qu'il y va du service de Dieu.

Ah! Chrétiens, si Dieu, au moment que je parle, révélait ici toutes nos pensées, comme il les révélera dans son jugement universel, et

 

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qu'il découvrît toutes les intentions que nous avons eues en rabaissant celui-ci et celui-là, quelle honte n'aurions-nous pas de nous-mêmes? Ou si nous-mêmes, dans l'esprit d'une sincère pénitence, nous voulions reconnaître la perversité de notre cœur, quelle confession n'en ferions-nous pas à Dieu? Non, Seigneur, lui dirions-nous, ce n'est rien moins que le motif de votre gloire qui me conduisait, et je suis un prévaricateur d'avoir voulu faire servir cette gloire divine à l'iniquité et au désordre de ma passion. Si je ne m'étais proposé que votre gloire, je n'aurais pas eu dans mon zèle tant d'aigreur, je n'aurais pas eu un plaisir si sensible à révéler les imperfections de mon prochain; je ne me serais pas fait de son humiliation un avantage, au préjudice de la charité; car la charité est inséparable de votre gloire. Si c'était l'intérêt de votre gloire qui m'eût touché, je n'aurais pas tant exagéré les choses, je n'y aurais rien ajouté de moi-même, je n'aurais pas publié mes conjectures et mes soupçons pour des faits certains et indubitables; car le zèle de votre gloire suppose la vérité. Trouvant de quoi reprendre dans la conduite des autres, ou je vous en aurais laissé le jugement, ou, selon l'ordre de l'Evangile, je m'en serais éclairci entre eux et moi. Je n'en aurais point fait de confidences indiscrètes; je ne l'aurais point déclaré à des personnes incapables d'y remédier, et capables de s'en scandaliser; je n'en aurais point rafraîchi inutilement la mémoire en mille occasions, et je ne serais pas tombé par ma médisance dans un mal plus grand et plus inexcusable que celui que je condamnais. Il faut donc l'avouer, ô mon Dieu, et l'avouer à ma confusion : ce qui m'a mis dans la bouche tant d'amertume, ce sont de lâches passions dont mon cœur s'est laissé préoccuper; c'est une antipathie naturelle que je ne me suis pas efforcé de vaincre; c'est une envie secrète que j'ai eue de voir les autres mieux réussir que moi; c'est un intérêt particulier que j'ai recherché dans l'abaissement de celui-ci, c'est une vengeance que je me suis procurée aux dépens de celle-là; c'est une aveugle prévention contre le mérite, en quelque sujet qu'il se rencontre. Telle a été, Seigneur, la source de mes médisances, et j'en veux bien faire l'aveu devant vous, parce que j'y veux apporter le remède. Si nous étions de bonne foi avec Dieu, voilà comment nous parlerions : et de tout ceci je conclus toujours qu'entre les vices la médisance est évidemment un des plus lâches.

J'ai dit encore que c'était un des plus odieux, et à qui? à Dieu et aux hommes. A Dieu, qui est essentiellement amour et charité, et qui par là même doit avoir une opposition spéciale à la médisance, puisque la médisance est l'ennemi le plus mortel de la charité : Detractores, Deo odibiles (1); aux hommes, dont le médisant, selon l'oracle du Saint-Esprit, est l'abomination : Abominatio hominum detractor (2). Et je ne m'en étonne pas. Car qu'y a-t-il de plus odieux qu'un homme à la censure de qui chacun se trouve exposé ; dont il n'y a personne, de quelque condition qu'il soit, qui se puisse dire exempt; et de qui les puissances mêmes ne peuvent éviter les traits? Quoi de plus odieux qu'un tribunal érigé d'une autorité particulière, où l'on décide souverainement du mérite des hommes; où l'un est déclaré tel que l'on veut qu'il soit ; où l'autre quelquefois est noté pour jamais, et flétri d'une manière à ne s'en pouvoir laver; où tous reçoivent leur arrêt, qui leur est prononcé sans distinction et sans compassion?

C'est pour cela que l'Ecriture, dans le portrait du médisant, nous le représente comme un homme terrible et redoutable : Terribili in civitate homo linguosus (3). En effet, il est redoutable dans une ville, redoutable dans une communauté, redoutable dans les maisons particulières, redoutable chez les grands, redoutable parmi les petits. Dans une ville, parce qu'il y suscite des factions et des partis; dans une communauté , parce qu'il en trouble la paix et l'union ; dans une maison particulière, parce qu'il y entretient des inimitiés et des froideurs; chez les grands, parce qu'il abuse de la créance qu'ils ont en lui, pour détruire auprès d'eux qui il lui plaît; parmi les petits, parce qu'il les anime les uns contre les autres: Terribilis homo linguosus. Combien de familles divisées par une seule médisance! combien d'amitiés rompues par une raillerie! combien de cœurs aigris et envenimés parties rapports indiscrets! Qu'est-ce qui forme tous les jours tant de querelles ouvertes et déclarées ? n'est-ce pas un terme offensant dont on veut avoir raison? Qu'est-ce qui engage à ces combats singuliers, si sagement défendus par les lois divines et humaines? est-ce autre chose souvent qu'une parole piquante, qu'on ne croit pas, selon le faux honneur du monde, pouvoir laisser impunie? Ne serions-nous pas surpris si dans la suite de l'histoire on nous faisait voir des guerres sanglantes qui n'ont point eu

 

1 Rom., I,30. — 2 Prov., XXIV, 9. — 3 Eccles., IX, 25.

 

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d’autre principe que celui-là? On armait de toutes parts, on versait le sang des hommes, on désolait les provinces; et de quoi s'agissait-il? d'un mot peut-être, qui comme une étincelle excitait le plus violent et le plus affreux embrasement. Que ne fait point la médisance , lorsque pour se répandre, et même, autant qu'il lui est possible, pour se perpétuer et s'éterniser, elle se produit dans des libelles, dans des ouvrages satiriques, dans des poésies scandaleuses! Les siècles entiers suffiraient-ils pour fermer ces plaies? Après mille réconciliations, mille satisfactions, mille désaveux, la cicatrice n'en reste-t-elle pas toujours? Or Dieu, qui est le protecteur de la charité, peut-il voir tout cela suis avoir en horreur le médisant? Vous-mêmes à qui je parle, Chrétiens, rendez ici témoignage (car vous le pouvez) de tous les désordres où vous avez eu part et que la médisance a causés, soit celle que vous avez faite, lût celle qu'on a faite de vous ; je veux dire, de tous les chagrins que vous avez donnés aux autres par vos médisances, et de tous les chagrins que la médisance des autres vous a donné à vous-mêmes. Avez-vous pu supporter ce qu'on a dit de vous? quels ressentiments n'en avez-vous pas fait paraître, et dans quels transports de colère cela ne vous a-t-il pas quelquefois jetés? Or ce que vous avez dit des autres a dû produire dans les autres les mêmes effets. Voyez combien de disgrâces on vous aurait épargnées, si l'on n'avait jamais mal parlé de vous, et combien de déplaisirs vous vous seriez épargnés vous-mêmes, si vous n'aviez jamais parle mal d'autrui. Car enfin tous les mauvais pas de votre vie, toutes les rencontres fâcheuses, tous les embarras d'affaires que vous avez eues, sont peut-être arrivés d'avoir mal gouverné votre langue. Voilà ce qui vous a attiré des ennemis, voilà ce qui vous a fait perdre vos amis, voilà ce qui les a éloignés de votre personne, voilà ce qui vous a fait passer dans le Bonde pour un esprit dangereux. Tant il est vrai que la médisance est un vice odieux de sa nature!

Mais on se plaît à l'entendre, et, quoi qu'il en soit, il n'y a rien dans la conversation de plus agréable et de plus divertissant. Ah ! Chrétiens, c'est ici le prodige que je vous prie de remarquer : car saint Chrysostome ajoute fort M'en que tout est monstrueux dans ce vice, et qu'il n'y a rien de naturel. On l'aime et on l'abhorre tout à la fois. Il plaît en même temps qu'il se fait haïr; et vous, mon cher auditeur, qui vous en réjouissez, vous êtes le premier à le détester : pourquoi ? parce que si vous êtes sage, vous devez juger que le médisant ne vous ménagera pas dans l'occasion , qu'il ne vous fera pas plus de grâce qu'aux autres, et qu'après vous avoir diverti à leurs dépens, il saura vous faire servir vous-même à leur divertissement. Car pourquoi vous excepterait-il? avez-vous quelque qualité qui vous rende invulnérable aux traits de la médisance? êtes-vous un homme parfait ? s'il n'a pas respecté un tel, aura-t-il plus d'égard pour vous? avez-vous fait un pacte avec lui; et quand vous l'auriez fait, espéreriez-vous qu'il l'observât? le moyen qu'il vous garantisse une langue dont il n'est pas le maître? et comment pourrait-il vous en assurer, puisqu'il ne peut pas s'en assurer lui-même? Cependant, mes Frères, reprend saint Chrysostome, voilà notre indignité et l'indignité de ce vice. Nous aimons la médisance tandis qu'elle s'attaque aux autres; mais du moment qu'elle vient à nous, nous en avons horreur. Que notre prochain en soit déchiré, nous le souffrons et nous l'agréons; que nous en ressentions la moindre atteinte, nous nous emportons.

Voilà donc les deux qualités de cette habitude criminelle : elle est lâche, et elle est odieuse. Après cela n'est-il pas étrange que ce soit néanmoins aujourd'hui le vice le plus commun et le plus universel? Mais je me trompe : ce n'est pas seulement d'aujourd'hui que ce vice règne dans le monde, puisqu'il y règne dès le temps même de David, et que quand ce prophète voulait exprimer la corruption générale de toute la terre, c'était singulièrement ce désordre qu'il marquait: Omnes declinaverunt, simul inutiles facti sunt ; non est qui faciat bonum, non est usque ad unum (1) ; Tous les hommes, disait-il, se sont égarés des voies de Dieu, et en même temps ils sont devenus des sujets inutiles. Car à quoi peut être utile une créature qui n'est plus à Dieu et qui ne cherche plus Dieu ? il n'y en a pas un qui fasse le bien, pas un sans exception : Non est usque ad unum. Mais dites-nous, grand roi, demande saint Augustin, quelle est donc cette contagion qui a infecté tout le monde, et en quoi est-ce que tous les hommes se sont éloignés si généralement des voies de Dieu ? Est-ce dans les excès de la débauche ? est-ce dans les dérèglements de l'ambition? est-ce dans les convoitises de l'avarice? non. En quoi donc? dans les libertés de la médisance : Sepulcrum patem est quttur eorum, linguis suis dolose

 

1 Ps., XIII, 3.

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agebant ; venenum aspidum sub labiis eorum (1). Oui, voilà en quoi l'on peut dire que tous les hommes se sont pervertis ; c'est que leurs bouches sont comme des sépulcres ouverts, dont il ne sort rien que de corrompu ; c'est qu'ils ne se servent de leurs langues que pour tromper, que pour railler, que pour offenser, que pour calomnier; c'est qu'ils ont sur leurs lèvres un venin pire que celui de l'aspic, dont l'innocence et la vertu même ne peuvent se préserver. Encore une fois, disait ce prophète, voilà ce qui les a tous perdus, voilà la lèpre dont ils sont tous couverts ; et je vois si peu de personnes dans le monde qui en soient exemptes, que j'aime mieux dire absolument : Non est qui faciat bonum, non est usque ad unum.

En effet, Chrétiens, quoique les autres vices se répandent présentement plus que jamais, encore y a-t-il certains états et certaines conditions qui s'en défendent, soit par grâce de vocation, soit par effort de vertu, soit par éloignement des occasions, soit par une espèce de nécessité. L'avarice ne trouve guère d'entrée dans le cœur d'un religieux ; à peine l'ambition s'attache-t-elle à certaines professions basses et obscures ; il y a des vierges dans le christianisme qui triomphent presque sans peine du démon de la chair. Mais pour la médisance, elle exerce également son empire sur tous les hommes. C'est le vice des grands comme des petits, des souverains comme des peuples, des savants comme des ignorants : le vice de la cour et de la ville, de l'homme de robe et de l'homme d'épée, des jeunes et des plus avancés en âge. Le dirai-je, et ne s'en formalisera-t-on point? non, mes Frères; car je le dirai avec tout le respect et toute la circonspection convenable. C'est le vice des prêtres aussi bien que des laïques, des religieux aussi bien que des séculiers, des spirituels et des dévots aussi bien et peut-être même plus que des libertins et des impies. Prenez garde : je ne dis pas que c'est le vice de la dévotion ; à Dieu ne plaise ! La dévotion est toute pure, toute sainte, exempte de tout vice, et lui en attribuer un seul, ce serait faire outrage à Dieu même, et décréditer son culte. Mais ceux qui professent la dévotion ont leur péché propre comme les autres, et vous savez si le plus ordinaire n'est pas la médisance ; péché qui s'attache aux âmes d'ailleurs les plus pieuses ; péché qui souvent fait mourir en elles tous les fruits de grâce et de justice ; péché qui corrompt leurs esprits, pendant que leurs corps demeurent chastes; péché qui leur fait faire

 

1 Ps., V, 11

 

un triste naufrage, après qu'elles ont évité tous les écueils des plus criminel les et des plus dangereuses passions ; enfin, péché qui perd bien des dévots, et qui déshonore la dévotion.

Ah ! mes Frères, concluait saint Bernard, instruisant ses religieux sur la matière que je traite (écoutons-le, mes chers auditeur, vous qui faites une profession particulière de piété, vous qui êtes engagés dans l'état ecclésiastique, vous qui êtes revêtus de l'habit de religieux; moi-même qui suis chargé tout à la fois de toutes ces obligations ; c'est à vous et à moi que j'adresse les paroles de ce grand Saint), ah ! mes Frères, s'écriait-il, si cela est, c'est-à-dire si nous devions être sujets comme les hommes du siècle à ce péché de médisance, pourquoi tant d'exercices pénibles et mortifiants que nous pratiquons tous les jours, et à quoi nous servent-ils ? Si ita est, Fratres, ut quid sine causa mortificamur tota die? Pourquoi ces retraites, ces veilles, ces jeûnes, ces continuelles prières, si nous ne laissons pas avec cela de nous damner en ne retenant pas notre langue? Fallait-il nous donner tant de peine, pour nous perdre avec les autres? Ne pouvions-nous pas trouver une voie plus commode et plus supportable pour descendre dans l'enfer? Siccine ergo non inveniebatur nobis via tolerabilior ad infernum ? Que ne marchions-nous dans le chemin large des plaisirs du monde, afin d'avoir au moins cette espèce de consolation, de passer de la joie à la souffrance, et non pas de la souffrance à une autre souffrance? Cur non saltem illam quœ ducit ad mortem latam viam elegimus, quatenus de gaudio ad luctum, non de luctu ad luctum transiremus ? Qu'importe que ce soit par les vices de la chair ou par ceux de l'esprit que nous tombions dans l'abîme? que ce soit par l'impureté ou par la médisance, puisque la médisance est seule capable de nous y précipiter? Ainsi parlait saint Bernard, et de là je prends occasion do vous expliquer le second sujet de mon étonnement, savoir, que la médisance étant de tous les péchés celui qui nous impose devant Dieu des engagements plus rigoureux et plus étroits, on s'y porte néanmoins avec tant de facilité et si peu de précaution. Donnez, s'il vous plaît cette seconde partie une attention toute nouvelle.

 

DEUXIÈME   PARTIE.

 

Ce n'est pas sans raison que le Saint-Esprit, parlant du péché d'injustice , lui a donné pour compagne inséparable l'amertume et la

 

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douleur, et qu'il a voulu que le remords, le trouble, le ver de conscience fussent les productions malheureuses de ce qu'il appelle iniquité : Ecce parturiit injustitiam, concepit dolorem et peperit iniquitatem (1). En effet, dit saint Augustin, tout péché est à l'égard de Dieu un funeste engagement de la conscience du pécheur; mais l'injustice ajoute à celui-ci d'être encore un engagement à l'égard de l'homme ; et quoique l'engagement à l'égard de l'homme paraisse léger en comparaison de celui qui regarde Dieu, il est néanmoins vrai qu'il a quelque chose pour la conscience de plus inquiétant, de plus douloureux, et d'une suite plus fâcheuse. Pourquoi cela ? parce qu'à remonter au principe, le droit de Dieu peut être violé sans celui de l'homme, mais que le droit de l'homme ne le peut jamais être sans celui de Dieu. Quand je pêche contre Dieu, si je puis parier de la sorte, je n'ai affaire qu'à Dieu même ; mais quand je fais tort à l'homme, je suis responsable et à Dieu et à l’homme; et ces deux intérêts sont si étroitement unis, que jamais Dieu ne relâchera du sien, si celui de l’homme n'est entièrement réparé. Or il est Lien plus aisé de satisfaire à Dieu seul, que de satisfaire tout à la fois a l'homme et à Dieu. Car, pour Dieu seul, la contrition du cœur suffit: mais pour l'homme et pour Dieu tout ensemble, ou plutôt pour Dieu prenant la cause de l'homme, outre ce sacrifice du cœur, ce qu'il faut au delà est ce que le pécheur a coutume de craindre davantage, et ce qui forme en lui l'obstacle le plus difficile à vaincre pour sa conversion. Appliquez-vous, Chrétiens, à cette vérité, et comprenez le plus essentiel de vos devoirs.

Toute injustice envers le prochain est d'une conséquence dangereuse pour le salut; mais de toutes les espèces d'injustices, il n'y en a anémie dont l'engagement soit plus terrible devant Dieu que celui de la médisance. Premièrement, parce qu'il a pour terme la plus délicate et la plus importante réparation, qui est celle de l'honneur. Secondement, parce que c'est celui dont l'obligation souffre moins d'excuses, et est moins exposée aux vains prétextes de l'amour-propre. Enfin, parce qu'il s'étend communément à des suites infinies, dont il n'y a point de conscience, quelque libertine qu'elle puisse être, qui ne doive trembler. Trois caractères qui méritent toutes vos réflexions, et que vous n'avez peut-être jamais bien considérés.

Il faut réparer l'honneur, c'est le premier.

 

1 Psal., VII, 15.

 

Ah ! Chrétiens , l'étrange nécessité ! Vous avez ravi celui de votre frère, et il s'agit de le rétablir. Si vous reteniez son bien, vous vous condamneriez à le rendre; et vous avouez que sans cela il n'y aurait nulle espérance de salut pour vous : or ce bien dont vous lui seriez redevable est de beaucoup au-dessous de son honneur. Il serait donc surprenant qu'ayant de l'équité pour l'un , vous en manquassiez pour l'autre; et qu'étant religieux pour le vol, vous ne le fussiez pas pour la médisance. De savoir comment elle se répare, c'est ce que je n'entreprends pas de vous expliquer en détail ; et je pourrais vous prescrire sur cela des règles contre lesquelles votre faiblesse se révolterait. Consultez ceux que Dieu a établis dans son Eglise pour être les pasteurs de vos âmes ; mais sou venez-vous que tout pasteurs qu'ils sont de vos âmes, Dieu ne leur donne nul pouvoir pour vous dispenser de cette réparation. Ils ont les clefs du ciel entre les mains, et l'Eglise, en certains temps plus solennels , leur communique sans réserve toute sa juridiction. Mais ni la juridiction de l'Eglise ni les clefs du ciel ne vont point jusque-là; et cet homme, quoique ministre et lieutenant de Jésus-Christ, n'est pas plus capable de vous réconcilier avec Dieu sans la condition dont je parle, que de vous rendre maître de l'honneur d'autrui, et de vous attribuer le domaine de ce qui ne vous appartient pas. Je vous le dis, Chrétiens, parce que, dans le tribunal même de la pénitence, il peut arriver quelquefois, ou que vous dissimuliez avec lui, ou qu'il dissimule avec vous; que vous lui déguisiez les choses, ou qu'il vous déguise vos obligations : abus qui, bien loin de vous justifier, ne servirait qu'à augmenter la rigueur de votre jugement.

Il me suffit donc en général de vous déclarer qu'un honneur que la médisance a flétri ne peut être lavé de cette tache qu'aux dépens d'un autre honneur, comme un intérêt ne peut être compensé que par un autre intérêt. Vous avez blessé la réputation de cet homme, il est juste qu'il vous en coûte à proportion, de la vôtre, dans la satisfaction que vous lui ferez. Cette satisfaction vous humiliera, mais en cela même consiste le paiement de la dette que vous avez contractée. Car payer en matière d'honneur, c'est s'humilier ; et il est autant impossible de réparer la médisance sans subir l'humiliation, que le larcin sans se dessaisir et se dépouiller de la possession. Vous essuierez par là un peu de honte : combien vos discours libres et piquants ont-ils causé de confusion

 

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à la personne que vous avez décriée ! On rabattra de l'estime qu'on faisait de votre probité : cette estime de probité ne vous est plus due, mais vous la devez à ceux que vous avez offensés; et l'ordre de Dieu est que vous leur en fussiez comme un sacrifice, en vous exposant, s'il est nécessaire, au mépris des hommes. Vous avancez une calomnie : il faudra expressément vous rétracter. Vous excédez dans un récit : il faudra reconnaître sans équivoque que vous avez exagéré. Vous empoisonnez par un air malin ce qui ne vous plaît pas : il faudra là-dessus, et sur tout le reste, rendre justice et faire connaître la vérité. En mille conjonctures cela est affligeant, j'en conviens ; mais au moins, dit Guillaume de Paris, le pécheur y trouve-t-il un avantage plein de consolation pour lui, savoir que ce qui lui paraît affligeant, s'il a le courage de s'y résoudre, est aussi la marque la plus évidente qu'il puisse avoir dans cette vie, et de l'efficace de sa contrition, et de la validité de sa pénitence. Vous ne l'avez pas voulu, ô mon Dieu, que ce secret nous fût infailliblement connu ; et, pour nous tenir dans une dépendance plus étroite, l'ordre de votre providence a été que, dans cet exil où nous vivons, nous ne puissions être certains si nous sommes dignes d'amour ou de haine. Mais quand je vois un chrétien touché de repentir, et non content de détester son crime, en faire une sérieuse réparation, en détruire les impressions les plus légères, et pour cela ne se point flatter soi-même; dire : Non-seulement j'ai péché contre la charité, mais contre la justice, mais même contre la droiture naturelle et la sincérité, en interprétant selon ma passion, en imaginant, en publiant le faux pour le vrai ; quand j'entends sortir de sa bouche un tel aveu, ah ! Seigneur, quelque impénétrable que soit le mystère de votre grâce, je ne puis m'empêcher alors de croire que c'est un pécheur contrit, sanctifié, parfaitement réconcilié avec vous. Quoi qu'il en soit, mes chers auditeurs, sans cela point de pénitence solide, et par conséquent point de miséricorde ni de pardon de la part de Dieu.

Ajoutez que l'obligation de réparer l'honneur est de toutes la plus absolue, et, comme j'ai dit, la moins exposée aux prétextes de l'amour-propre, qui pourraient l'affaiblir. Car en vain l'amour-propre nous suggère-t-il des raisons et des excuses pour nous décharger d'un devoir aussi pressant que celui-là ; ces excuses et ces raisons sont autant d'impostures de l'esprit du monde, qui se détruisent d'elles-mêmes, pour peu que nous voulions les examiner. En effet, quand on nous parle de restituer un bien mal acquis, nous nous en défendons par le prétexte de l'impossibilité. Souvent cette impossibilité est chimérique, quelquefois elle est réelle: Dieu, qui ne se peut tromper, en sera le juge. Mais quand il s'agit de l'honneur de nos frères, qu'avons-nous à alléguer ? Nous nous flattons (car il en faut venir à l'induction, et ne pas craindre que cette morale dégénère de la dignité de la chaire, puisqu'en réfutant nos erreurs elle nous développera la loi de Dieu), nous nous flattons de n'être point obligés à réparer une médisance, parce que nous n'en sommes pas, disons-nous, les premiers auteurs, et que nous n'avons parlé que sur le rapport d'autrui ; mais dans un sujet où la charité était blessée, le rapport d'autrui était-il pour nous une caution sûre ? fallait-il déférer à ce rapport? voudrions-nous que, sur la foi des autres, on crût de nous indifféremment tout ce qui se dit? un péché peut-il jamais servir d'excuse à un autre péché ; et le jugement téméraire, qui de lui-même est un désordre, dispenserait-il de la réparation d'un second désordre, qui est la médisance?

Nous prétendons que le bruit commun avait rendu la chose publique. Mais n'est-ce pas, disait Tertullien, ce bruit commun qui publie tous les jours les plus noirs mensonges, et qui les répand dans le monde avec le même succès que les plus constantes vérités ? n'est-ce pas le caractère de ce bruit commun, de ne subsister que pendant qu'il impose, et de s'évanouir du moment qu'il n'impose plus? Nonne hœc est famœ conditio, ut non nisi eum mentitur perseveret ? Cependant, poursuivait-il, c'est ce bruit commun que l'on nous objecte continuellement, et dont on s'autorise pour ne nous rendre aucune justice : Hœc tamen profertur in nos sola testis. Or il serait bien étrange qu'une chose si frivole pût anéantir une obligation si sainte.

Je vais plus avant. Nous nous figurons en être quittes devant Dieu, parce que nous n'avons rien dit que de vrai ; mais, pour être vrai, nous est-il permis de le révéler ? N'est-ce pas assez qu'il fût secret, pour devoir être respecté de nous ? avons-nous droit sur toutes les vérités? consentirions-nous que tout ce qui est vrai de nos personnes fût découvert et manifesté? ne compterions-nous pas cette entreprise pour une injure atroce, dont il n'y a point de satisfaction que nous ne dussions attendre? et pourquoi, raisonnant ainsi pour nous-mêmes,

 

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ne suivons-nous pas les mêmes principes en faveur des antres? Nous nous persuadons que la médisance qui nous est échappée n'a que légèrement intéressé le prochain ; mais en sommes-nous juges compétents ? avons-nous bien pesé jusqu'où peut aller cet intérêt du prochain? le devons-nous mesurer selon les vins d'une raison telle qu'est la nôtre, toujours préoccupée, et toujours disposée à prendre le parti qui la favorise ? si c'était notre intérêt propre, en formerions-nous le même jugement? Ce n'a été, dit-on, qu'une raillerie ; mais en faut-il souvent davantage pour causer un tort infini, et ne sont-ce pas les railleries qui font les plaies les plus vives, les plus cruelles et les plus sanglantes ? Nous l'avons dit innocemment ; mais quand on en conviendrait, en serions-nous plus à couvert? un honneur détruit, quoique innocemment, en est-il moins détruit? et la loi naturelle ne veut-elle pas que nous guérissions les maux dont nous sommes même la cause innocente, comme elle nous oblige à restituer les biens que nous aurions innocemment usurpés ?

Achevons, Chrétiens, de renverser les vains fondements sur quoi notre iniquité s'appuie. Ce que j'ai dit au désavantage, de celui-ci n'est qu'une confidence d'ami que j'ai cru pouvoir faire à celui-là. Voilà, mes Frères, répond saint Ambroise, recueil de la charité : c'est une confidence que j'ai faite, et je ne m'en suis ouvert qu'a mon ami : comme s'il vous était libre de me ruiner de crédit et d'honneur auprès de votre ami ; comme si, pour être votre ami, ce m'était un   moindre   outrage d'être diffamé dans son esprit ; comme si  cet homme que vous traitez d'ami n'avait pas lui-même d'autres amis à qui confier le même secret ; comme si le secret d'une médisance, bien loin d'en diminuer la malignité, ne l'augmentait pas dans un sens, puisque c'est ce secret même qui m'ôte le moyen de  me justifier  devant  cet ami. Tout cela est de saint Ambroise ; et ce qu'il enseignait, Chrétiens, il le pratiquait : car ayant un frère d'une prudence consommée, et qui lui était, comme Ton sait, uniquement cher, il ne laissait pas d'avoir fait ce pacte avec lui, qu'ils ne se communiqueraient jamais l'un à l'autre aucun secret préjudiciable à l'honneur du prochain; condition que ce frère si sage et si droit accepta sans  peine; et saint Ambroise, pour notre instruction, a bien voulu en faire un point de son éloge funèbre : Erant omnia communia, individuus spiritus, individuus affectus; unum hoc non erat commune, secretum ; Entre lui et moi tout était commun, inclinations, pensées, intérêts; notre seule réserve était sur ce qui touchait la réputation d'autrui ; ce que nous observions, dit-il, non pas par un principe de défiance, mais pour le respect de la charité : Non quo confitendi periculum vereremur, sed ut divinœ charitatis tueremur fidem. La règle donc inviolable pour lui était, sur cet article, de ne pas découvrir à son frère ce qu'il aurait celé à un étranger : Et hoc erat fidei iudicium, quod non esset extraneo proditum, id non fuisse cum fratre collatum. En effet, ce sont ces criminelles confidences qui rendent le péché que je combats non-seulement pernicieux , mais contagieux : car on a dans le monde un ami que l'on fait le dépositaire et le complice de sa médisance; celui-ci en a un autre, duquel il a éprouvé la fidélité ; cet autre en a un troisième, dont il ne se tient pas moins sûr : ainsi, sous ombre de confidence, un homme est décrié dans toute une ville ; et vous, qui êtes la première source de ce désordre, n'en devenez-vous pas solidairement responsable à Dieu?

Car voici, mes chers auditeurs, le dernier caractère de ce péché .c'est qu'outre l'honneur qu'il attaque et qu'il blesse directement, il a mille autres suites déplorables , qui sont, dans la doctrine des théologiens, autant de charges pesantes pour la conscience. L'ignorez-vous, et mille épreuves ne doivent-elles pas vous avoir appris quels dommages dans la société humaine la médisance peut causer, et de quels maux elle est suivie? Il était d'une importance extrême pour l'établissement de cette jeune personne que sa vertu fût hors de tout soupçon ; mais vous ne vous êtes pas contenté d'en donner certains soupçons , vous avez fait connaître toute sa faiblesse, et la chute malheureuse où l'a conduite une fatale occasion. Elle l'avait pleurée devant Dieu, elle s'en était préservée avec sagesse en bien d'autres rencontres, elle marchait dans un bon chemin, et gardait toutes les bienséances de son sexe ; mais parce que vous avez parlé, la voilà honteusement délaissée, et pour jamais hors d'état de prétendre à rien dans le monde. Il n'était pas d'une moindre conséquence pour cet homme de se maintenir dans un crédit qui faisait valoir son négoce, et qui contribuait à l'avancement de ses affaires ; mais parce que vous n'avez pas caché selon les règles de la charité chrétienne quelques fautes qui lui sont échappées, et qu'il avait peut-être pris soin de réparer, vous déconcertez toutes ses mesures, et vous l'exposez

 

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à une ruine entière. Ce mari et cette femme vivaient bien ensemble , et par l'union des cœurs entretenaient dans leur famille la paix et l'ordre; mais un discours que vous avez tenu mal à propos a fait naître dans l'esprit de l'un de fâcheuses idées contre l'autre ; et de là le refroidissement, le trouble, une guerre intestine qui les a divisés, et qui va bientôt les porter à un divorce scandaleux. Je serais infini si j'entreprenais de produire ici tous les exemples que l'usage de la vie nous fournit. Que fera ce domestique dont vous avez rendu la fidélité douteuse, et où trouvera-t-il à se placer? de quels poids, pour réprimer la licence et pour administrer la justice, sera l'autorité de ce juge, après les bruits qui ont couru de lui, et que vous avez partout semés? quelle créance aura-t-on en cet ecclésiastique ; et avec quel fruit exercera-t-il son ministère, depuis les sinistres impressions qu'on en a prises sur une parole qu'on a entendue de vous, et qui ne servait qu'à en inspirer du mépris? Un homme est perdu sans ressource, pour un mot dit par un grand, dit à un grand, dit devant un grand : car il est vrai, grands du monde, que si la médisance est à craindre partout, elle n'a jamais de plus funestes effets que lorsqu'elle vient de vous, que lorsqu'elle se fait devant vous, que lorsqu'elle s'adresse à vous. Par rapport aux grands, soit qu'ils parlent, soit qu'ils écoutent, il n'y a point de médisance simple : elles sont toutes compliquées; c'est-à-dire qu'on ne médit guère en présence des grands, et qu'ils ne médisent point eux-mêmes sans ruiner, sans désoler, sans diviser, sans troubler et renverser. Parmi le peuple et dans les conditions médiocres, il y a bien des médisances qui tombent, et qui, toutes grjèves qu'elles paraissent sont presque sans conséquence ; mais, de la part des grands et à l'égard des grands, rien qui ne porte coup, rien qui ne fasse de profondes blessures et qui ne soit capable de donner la mort. Or, voilà ce qu'il faut réparer. Les grands ne sont pas plus dispensés de cette obligation que les autres : tout élevés qu'ils sont au-dessus de leurs sujets, ils leur doivent la justice; et s'ils n'en rendent pas compte aux hommes, ils en rendront compte à Dieu.

N'ai-je donc pas toujours raison de m'étonner que la médisance étant si préjudiciable aux hommes, on soit néanmoins si peu vigilant et si peu circonspect pour s'en abstenir? Mais savez-vous, Chrétiens, ce qui m'étonne encore plus? c'est que dans un siècle tel que le nôtre, je veux dire dans un siècle où nous n'entendons parler que de réforme et de morale étroite, on voie des gens pleins de zèle, à ce qu'il semble, pour la discipline de l'Eglise et pour la sévérité de l'Evangile, suivre toutefois les principes les plus larges sur un des devoirs les plus rigoureux de la justice chrétienne, qui est la restitution de l'honneur et sa réparation. Un homme aura passé toute sa vie à décrier, non-seulement quelques particuliers, mais des sociétés entières; il aura employé ses soins à réveiller mille faits injurieux et calomnieux ; et comme si ce n'était pas assez de les avoir débités de vive voix, et d'en avoir informé toute la terre, ou par lui-même, ou par d'autres animés de son esprit, il se sera servi de la plume pour les tracer sur le papier, et pour en perpétuer la mémoire dans les âges futurs : cependant cet homme meurt, et sur tout cela l'on ne voit de sa part nulle satisfaction ; on ne pense pas même à entrer pour lui là-dessus en quelque scrupule, et sans hésiter on dit : C'était un homme de bien, c'était un grand, serviteur de Dieu ; il est mort dans des sentiments de piété qui perpétraient les cœurs et qui ont édifié tout le monde. Je le veux, mes Frères, et je ne rabattrai rien de l'opinion de sa bonne vie ; mais après tout trois choses me font de la peine : l'une qu'il est incontestablement chargé d'une multitude infinie de médisances, et de médisances atroces ; l'autre, que toute médisance qui n'est pas réparée autant qu'elle pouvait et qu'elle devait l'être, devient dès lors au jugement de Dieu, et selon la doctrine la plus relâchée, un titre certain de condamnation; et la troisième enfin, qu'il ne paraît rien qui donne à connaître que ce mourant ait marqué quelque repentir de ses médisances passées, et qu'il ait pris quelques mesures pour les effacer. Voilà ce que je vous laisse concilier avec la sainteté de la vie et la sainteté de la mort. C'est un mystère pour moi incompréhensible, et un secret que j'ignore.

Ah ! Chrétiens, faisons mieux, et, sans juger personne, jugeons-nous nous-mêmes. Apprenons à nous taire quand la réputation du prochain y peut être intéressée; et apprenons à parler quand il est du même intérêt que nous lui rendions ce que notre médisance lui a ravi. Tout ce que j'ai dit est si conforme à la raison et à l'équité naturelle, que des païens mêmes s'en édifieraient et en profiteraient : nous, éclairés des lumières de la foi; nous, inspirés de l'esprit de charité qui s'est répandu dans l'Eglise, et qui doit régner dans nos cœurs;

 

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nous, les disciples de Jésus-Christ, qui s'est déclaré le Maître et le Dieu de la charité, qui nous a laissé pour héritage la charité, qui en a fait son précepte et comme le précis de toute sa loi, serons-nous moins charitables que des Idolâtres, et moins équitables envers nos frères?  Vous vous scandalisez tant quelquefois, mon cher auditeur, de voir le monde si corrompu ; et, malgré tout votre zèle, le monde ne se scandalise pas moins de vous voir si médisant. Vous vous scandalisez tant et si hautement qu'il n'y a plus parmi les hommes ni innocence ni piété, et l’on se plaint avec plus de sujet encore que dans vos paroles et vos entretiens vous n'épargniez ni la piété ni l'innocence.

Retranchez ce vice, et faites-en devant Dieu la résolution. Voilà de tous les propos que vous pouvez former et que vous devez exécuter, un des plus nécessaires. Car entre les dangers du salut, dit saint Grégoire, il n'y en a point de plus universel et de plus fréquent que la médisance : Hoc maxime vitio periclitatur genus humanum. Heureux qui s'en préserve et qui le prévient, en gouvernant sa langue et ne lui permettant jamais de s'échapper ! heureux qui porte toujours la charité sur ses lèvres ! il conservera la grâce de son cœur, et il possédera la gloire dans l'éternité bienheureuse, que je vous souhaite, etc.

 

 

 

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