XIX° DIMANCHE - PENTECOTE

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SERMON POUR LE DIX-NEUVIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE.
SUR L'ÉTERNITÉ MALHEUREUSE.

ANALYSE.

 

Sujet. Alors le roi dit à ses officiers : Jetez-le dans les ténèbres, pieds et mains liés : c'est là qu'il y aura des pleurs et des grincements de dents. Ce qu'il y a de plus intolérable dans les peines de l'enfer, c'est leur éternité.

 

Division. Voyons comment la foi doit nous confirmer dans la créance de l'éternité malheureuse : première partie ; et comment la créance de l'éternité malheureuse, par le plus juste retour, doit nous exciter à la pratique des œuvres de la foi : deuxième partie.

 

Première partie. Comment la foi doit nous confirmer dans la créance de l'éternité malheureuse. 1° Elle corrige sur le sujet de cette éternité nos erreurs ; 2° elle perfectionne nos lumières.

1° Elle corrige nos erreurs. Trois erreurs faussement établies sur la bonté de Dieu, sur la justice de Dieu, et sur la toute-puissance de Pieu. Dieu est trop bon pour affliger éternellement une âme pécheresse : première erreur. C'est parce que Dieu est bon, répond Tertullien, et souverainement bon, qu'il doit haïr souverainement le mal  et le punir de même. Mais sans s'arrêter à cette . tenons-nous-en à la foi. La même Ecriture, qui nous enseigne que Dieu est souverainement bon, nous enseigne qu'il fera souffrir éternellement les âmes réprouvées. Elle ne peut errer ni dans l'un, ni dans l'autre. Donc une peine éternelle dans l'enfer pont s'accorder avec une bonté souveraine dans Dieu. Dieu est trop juste pour venger dans des siècles infinis ce qui est passé dans un instant : seconde erreur. On pourrait vous dire que, s'il n'y a pas entre l'éternité malheureuse et le péché une proportion de durée, il y a une proportion de malice d'une part, et de l'autre de satisfaction et de punition. On pourrait encore vous faire observer que pour un crime d'un moment la justice humaine condamne à une prison, à un bannissement perpétuel, et même à la mort, qui est une espèce de peine éternelle. Mais revenons-en toujours à la foi : elle nous apprend deux choses sur lesquelles elle ne nous peut tromper : savoir, que Dieu est juste, et que ses vengeances n'ont point de terme. Par conséquent ces deux vérités ne se combattent point, et concourent parfaitement ensemble. Dieu n'est pas assez puissant pour faire que la créature subsiste une éternité entière dans les souffrances et dans les tourments : troisième erreur. C'est la plus frivole, et la loi tout d'un coup la détruit par l'idée qu'elle nous donne de la toute-puissance de Dieu.

2° Elle perfectionne nos lumières ; car nous ne manquons pas de raisons pour justifier la conduite de Dieu touchant l'éternité malheureuse. La première est tirée de la volonté du pécheur, qui était, comme l'observent saint Jérôme et saint Augustin, de résister éternellement à Dieu, si Dieu l'eût laissé vivre éternellement sur la terre. La seconde est prise, selon saint Thomas, de la nature du péché, qui, ne pouvant être réparé par une âme réprouvée, doit subsister toujours et toujours avoir sa peine. La est encore prise de la nature du péché, qui offense une grandeur infinie ; d'où saint Augustin et tous les théologiens concluent qu'il mérite donc une peine infinie. Et comme cette peine ne peut être infinie en elle-même et dans son essence, il faut qu'elle le soit dans son éternité. Telles sont sur l'éternité malheureuse les lumières et les productions de l'esprit de l'homme ; mais voici comment la foi les perfectionne et les confirme. C'est un de ces secrets qui ne sont connus qu'aux âmes humbles et aux vrais fidèles. Car si la foi donne à toutes ces connaissances une perfection et une force particulière, ce n'est point en élevant nos esprits, mais en les abaissant et en les soumettant à l'autorité de la parole de Dieu. C'est alors que, faisant le sacrifice de notre raison, nous pouvons mieux raisonner que jamais. Ces grandes idées de la majesté de Dieu et de la malice de l'homme qui l’offense n'étant plus affaiblies, ni par les préjugés de notre esprit, ni par les passions de notre cœur font sans obstacle toute leur impression sur nous, et Dieu les seconde encore par sa grâce et par ses communications intérieures. Les plus simples et les plus dociles ont là-dessus les vues les plus claires et les plus relevées. Telle a été la foi des saints, et de tant de saints distingués par retendue de leur doctrine et la sublimité de leur génie.

Deuxième partie. Comment la créance de l'éternité malheureuse doit nous exciter à la pratique des œuvres de la foi. Pour peu que nous nous aimions nous-mêmes d'un amour raisonnable et chrétien, il n'est rien que nous devions plus craindre que cette éternité malheureuse, ni dont nous devions nous préserver avec plus de soin. Or, nous ne pouvons l'éviter que par la pratique des couvres de la foi, c'est-à-dire par l'innocence et la sainteté de notre vie. Par conséquent croire une éternité de peine, c'est un des plus puissants motifs pour nous remettre dans la règle ou nous y maintenir, et pour nous porter à vivre en chrétiens. Deux s particulières de ce motif : c'est : 1° le plus universel, 2° le plus sensible.

1° Motif le plus universel. Il serait à souhaiter qu'on ne s'adonnât à ses devoirs et aux exercices du christianisme que par le pur motif de l'amour de Dieu. Mais ce motif, après tout, n'est guère le propre que des justes et des parfaits. Au lieu que tous, justes, pécheurs, sont touchés de la crainte salutaire des redoutables jugements de Dieu et de ses châtiments éternels. Exemples de tant de mondains qui par là ont été convertis, et de saints même que cette pensée de l'éternité a soutenus dans la tentation.

2° Motif le plus sensible. Car ce qui se fait sentir à nous sur la terre plus vivement, c'est la peine et même la seule idée que nous nous en formons. Or, si cela est vrai à l'égard d'un mal passager, combien plus l'est-il à l'égard d'un mal éternel? L'éternité, dira-t-on, est incompréhensible; et le moyen de craindre ce qu'on ne comprend pas? mais c'est justement ce qui la rend plus terrible. Un mal si grand qu'il est inconcevable, voilà ce qui doit nous saisir de frayeur, et nous faire tout entreprendre pour garantir. Le désordre est qu'on n'y pense point, et l'impiété même va jusqu'à regarder avec mépris un homme qui s'occupe de cette pensée et qui en paraît touché. Mais, quoi qu'en dise le monde libertin et impie, je la crains cette affreuse éternité, je la crains souverainement; et plaise au ciel que je la craigne efficacement !

 

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Tunc dixit rex ministris : Ligatis manibus et pedibus ejus, mittite eum in tenebras exteriores ; ibi erit fletus et stridor dentium.

 

Alors le roi dit à ses officiers : Jetez-le dans les ténèbres, pieds et mains liés. C'est là qu'il y aura des pleurs et des grincements de dents. (Saint Matth., chap. XXIII, 13.)

 

C'est l'arrêt que prononce un roi de la terre contre un indigne sujet dont il se tient offensé, et c'est ainsi qu'il punit la témérité de cet homme, qui, sans égard à la majesté du prince et au respect qui lui est dû, s'est présenté à son festin , et n'y a pas apporté la robe de noces. Mais, Chrétiens, ce roi de la terre, tout rigoureux qu'il paraît, n'est qu'une image bien imparfaite de ce Roi du ciel, qui doit un jour nous appeler à son tribunal pour être jugés, et pour y entendre le formidable arrêt de notre réprobation, si nous avons eu le malheur d'encourir sa disgrâce et de tomber dans les mains de sa justice. Les plus puissants rois de la terre , dans la plus grande sévérité de leurs châtiments, n'ont, après tout, de pouvoir et n'exercent leur rigueur que sur les corps , sur ces corps déjà périssables par eux-mêmes et mortels : Ligatis manibus et pedibus ; mais d'étendre ses vengeances jusques à l'âme , de faire sentir à l'âme tout le poids de sa colère, de la réprouver et de la perdre, et par le même anathème de l'envelopper avec le corps dans la même damnation , c'est l'essentielle et terrible différence qui distingue ce juge redoutable , dont le bras vengeur s'appesantit si rudement sur ses ennemis, et les poursuit dans les ombres de la mort et les profonds abîmes de l'enfer. Le dirai-je néanmoins, mes chers auditeurs? ce n'est point précisément par là, ce n'est point par la peine actuelle et présente qu'il fait ressentir au pécheur réprouvé , que ce souverain maître me semble plus à craindre : c'est par la durée infinie de cette peine, c'est par son éternité. Si ce n'était pas une peine éternelle, il y aurait une fin à espérer; et cette espérance, dans l'extrémité même de la douleur, serait un soulagement et un soutien. Mais une peine sans fin, saris espoir, sans remède, voilà ce que je viens vous proposer comme le comble de la misère et l'état le plus accablant. Voilà la source de ces larmes intarissables, et la cause de ces grincements de dents dont il est parlé dans notre Evangile : Ibi erit fletus et stridor dentium. Vous voyez, Chrétiens, l'importante matière que j'entreprends aujourd'hui de traiter. Je veux vous entretenir de l'éternité malheureuse ; et parce que c'est une de ces vérités capitales qui se soutiennent par elles-mêmes, je veux, sans art et sans étude, vous en donner les idées les plus communes. Il ne me faut que le secours de votre grâce, ô mon Dieu ! et je vous le demande par l'intercession de Marie, en lui disant : Ave, Maria.

 

C'est dans tous les siècles, depuis l'établissement de l'Eglise, qu'on a raisonné sur l'éternité malheureuse ; et qu'outre les impies et les libertins déclarés qui ont refusé de souscrire à cet article fondamental, il s'est trouvé, comme il s'en trouve tous les jours au milieu même du christianisme, des chrétiens faibles et chancelants, qui se sont laissé troubler de certains doutes au sujet de cette éternité, et que leur trouble, par une conséquence naturelle, a refroidis dans tous les exercices delà religion. Car dès que ce point de foi commença à s'ébranler dans une âme, c'est une suite immanquable que, perdant la crainte des jugements de Dieu, elle se relâche à proportion dans la pratique de ses devoirs, et qu'elle vienne enfin à les abandonner. Il est donc, mes chers auditeurs, d'une nécessité absolue de vous affermir contre des incertitudes et des doutes qui peuvent, quoique souvent involontaires, avoir des effets si pernicieux; et il me suffira pour les détruire de leur opposer les principes mêmes de la foi que nous professons Mais afin de donner à mon sujet plus d'étendue, je prétends aussi dans ce discours attaquer un autre désordre, non moins ordinaire ni moins condamnable. C'est de croire une éternité malheureuse, ou de se flatter au moins de la croire d'une foi ferme, d'une foi parfaite quant à la soumission de l'esprit; et cependant de n'en tirer nulle résolution, je dis nulle résolution efficace pour le règlement de sa vie, et pour s'appliquer avec plus de fidélité et plus de zèle aux œuvres chrétiennes; car n'est-ce pas là une des contradictions les plus insoutenables? Ainsi, mes Frères, pour vous proposer en deux mots tout mon dessein, je vais vous faire voir comment la foi doit nous confirmer dans la créance de l'éternité malheureuse :ce sera la première partie ; et comment la créance de l'éternité malheureuse, par le plus juste retour, doit nous exciter à la pratique des œuvres de la foi : ce sera la seconde partie. L'une et l'autre méritent une attention particulière.

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

Oui, Chrétiens , l'éternité des peines que souffrent les réprouvés dans l'enfer, est un mystère  dont  la  créance  semble avoir de

 

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grandes difficultés ; mais j'ajoute que la foi, sur la vérité de cet article, doit corriger nos erreurs et perfectionner nos lumières. Or elle fait l'un et l'autre, et je vous prie de bien comprendre ma pensée. Dieu propose aux hommes une révélation aussi pleine de terreur que digne de respect : savoir, que tout péché, mortel de sa nature, mérite d'être puni par un supplice éternel. Dieu, dis-je, nous propose ce point de créance avec tout le poids de son autorité, et par la bouche des prophètes: car leur feu, dit Isaïe, ne s'éteindra jamais : et par la touche des apôtres, ceux qui résistent à l'Evangile en souffriront, selon le témoignage de saint Paul, éternellement la peine ; et par les oncles de la sagesse incarnée : Allez, maudits, au feu éternel, qui vous est préparé depuis le commencement du monde ; et par le consentement unanime de toute l'Eglise, laquelle a toujours interprété l'Ecriture en ce sens : et par les décisions des conciles, qui nous l'ont expressément déclaré : et par la tradition des deux lois, l'ancienne et la nouvelle, qui, sur ce dogme important, ont toujours tenu le même langage ; enfin, par toutes les maximes de la foi, qui nous annonce une peine éternelle dans sa durée, comme due à un seul péché, et même à un péché d'un moment, quand il va jusqu’à nous séparer de Dieu, et à rompre le sacré nœud qui nous doit unir à lui. Est-il donc une vérité plus solidement établie? Mais sur celle vérité néanmoins, sur cette révélation si authentiquement proposée, l'esprit de l'homme a souvent formé des difficultés, c'est-à-dire des erreurs; et lorsqu'il s'y est soumis, il a voulu chercher des raisons pour se justifier à soi-même cette étonnante proportion d'une Éternité de peine avec un moment de péché. Or, à quoi nous sert la foi, ou à quoi nous doit-elle servir? Je t’ai dit, et je le répète : à corriger ces erreurs, comme étant opposées à la vérité primitive et infaillible, et à fortifier, à perfectionner les lumières qui nous donnent Quelque idée de ce mystère, si éloigné de nos vues humaines et de nos connaissances. Voilà le plan de cette première partie, qui renferme sur les jugements de Dieu les plus grandes instructions. Ecoutez-moi.

Ne parlons point de l'athéisme, qui, niant un Dieu, nie conséquemment l'auteur d'une peine éternelle. Ne nous arrêtons point non plus a l'impiété d'Epicure, qui, faisant mourir l’âme avec le corps, détruit le sujet capable de souffrir une peine éternelle. Voici trois erreurs moins grossières et plus raisonnables en apparence, qui ont attaqué l'éternité des peines, dans la proportion qu'elle a avec le péché. Car les uns ont prétendu que cette éternité de supplice pour un péché, quelque énorme qu'il puisse être, répugnait à la bonté de Dieu; les autres ont cru de plus qu'elle blessait les lois de la justice de Dieu ; et les derniers, enchérissant encore, ont pensé qu'elle était même au-dessus de la toute-puissance de Dieu. Dieu est trop bon pour affliger éternellement une unie pécheresse ; Dieu est trop juste pour venger dans des siècles infinis ce qui s'est passé dans un instant; Dieu n'est pas assez puissant pour faire que la créature subsiste une éternité entière dans les souffrances et dans la douleur. Voilà leurs raisonnements; mais moi, mes Frères, je soutiens que notre foi dans ses principes a de quoi nous affermir contre toutes ces erreurs ; et comment est-ce qu'elle y procède ? Apprenez-le.

Non, répond-elle aux premiers, une peine éternelle pour un péché n'est point incompatible avec la bonté divine ; et ce qui vous trompe, c'est la fausse opinion que vous avez conçue de cette bonté souveraine d'un Dieu. Car vous voulez qu'elle consiste dans une molle indulgence à tolérer le mal et à l'autoriser : mais c'est cela même qui la détruirait, puisqu'elle ne serait plus ce qu'elle est, dès qu'elle cesserait de haïr le péché autant qu'elle le déteste et qu'elle le hait. Pourquoi disons-nous que Dieu est souverainement bon (c'est la belle remarque de Tertullien), sinon parce qu'il a souverainement le mal en horreur? Et qu'est-ce à l'égard de Dieu que d'avoir une souveraine horreur pour le mal, si ce n'est de le poursuivre sans relâche, et d'en être l'implacable vengeur ? Quis enim boni autor, nisi qui inimicus mali; et quis inimicus mali, nisi qui expugnator ; quis autem expugnator, nisi qui et punitor ? Ainsi raisonnait-il contre Marcion. Comprenez donc, ô homme (c'est toujours le même Tertullien qui parle) ! comprenez ce que c'est qu'un Dieu bon. C'est un Dieu opposé essentiellement au péché, un Dieu toujours ennemi du péché, et, par une suite nécessaire, un Dieu persécuteur éternel du péché. Tellement qu'il ne serait plus Dieu, s'il y avait un instant où il n'agît pas contre le péché pour le condamner et pour le punir, parce que ce ne serait plus un Dieu bon, de la manière qu'il l'est et qu'il le doit être. Mais que voudrait le pécheur? En se faisant des idées de bonté selon les intérêts de sa passion, il voudrait un Dieu sous lequel les crimes pussent être

 

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quelque jour en paix : Deum malles sub quo delicta aliquando nauderent ; et il jugerait ce Dieu bon, qui rendrait l'homme méchant par l'assurance d'une rémission future : Et illum bonum judicares, qui hominem malum faceret securitate delicti. De là, poursuit encore Tertullien, vous ne voulez point reconnaître cette bonté, dont l'essence est de ne pouvoir jamais convenir avec le mal, et d'avoir pour lui une haine sans retour. Mais si vous ne la reconnaissez pas, tous les saints et tout ce qu'il y a eu de vrais fidèles, versés dans la science de Dieu, l'ont reconnue, ils l'ont hautement confessée, ils l'ont publiée et glorifiée, parce que, éclairés d'une sagesse supérieure à la vôtre et toute céleste, ils ont vu que Dieu devait être bon de la sorte, et que, selon les règles de sa sainteté, il ne le pouvait être autrement.

Pour remonter à la source de l'erreur que je combats, Origène fut le premier qui voulut faire Dieu plus miséricordieux qu'il n'est en lui-même, ou plutôt, comme dit saint Augustin, qui voulut paraître lui-même plus miséricordieux que Dieu, lorsqu'il avança qu'après un certain temps les peines des âmes réprouvées finiraient. Hérésie dont il se fit le chef, et pour laquelle l'Eglise le frappa de ses anathèmes. Aussi, Chrétiens, observez, je vous prie, le prodigieux égarement de l'esprit de l'homme, quand il n'est pas conduit par la foi. Cet Origène, qui, par un sentiment présomptueux de la bonté de Dieu, ne voulait pas que la peine des damnés fût éternelle, par une autre erreur toute contraire, mettant des bornes à la miséricorde de Dieu, s'emporta jusqu'à soutenir que la gloire des bienheureux aurait elle-même son terme, et que comme les réprouvés passeraient de l'état des souffrances à celui du repos, ainsi les saints qui règnent avec Dieu changeraient de temps en temps, par une triste et monstrueuse vicissitude, leur état de repos dans un état de souffrances, pour se purifier toujours davantage, et s'acquitter pleinement des anciennes dettes qu'ils auront contractées dans la vie. Voilà, reprend saint Augustin, comment cet homme, si déclaré d'une part en faveur de la divine miséricorde, l'outrageait de l'autre, et perdait l'avantage dont il se prévalait, d'en être le plus zélé partisan : puisque, s'il donnait aux âmes réprouvées une fausse espérance de la béatitude, il ôtait aux âmes prédestinées la solide assurance de l'éternité de leur bonheur. Mais après tout, pouvait dire Origène, pourquoi donc tant exalter la bonté de notre Dieu, créateur de l'univers, si de longs siècles de   satisfaction et de peine ne suffisent pas pour expier à ses yeux un seul crime, et pour éteindre le feu de sa colère? Ah ! s'écrie saint Grégoire, l'homme est toujours subtil à tirer des conséquences de la bonté de Dieu contre Dieu même : Et moi je réponds, pourquoi  donc l'Ecriture nous fait-elle entendre tant de menaces et tant d'arrêts foudroyants, qui condamnent le pécheur à cette affreuse éternité de supplice, s'il y a lieu de penser qu'il ne doive pas toujours souffrir? Chose étrange! ajoute ce grand pape, nous nous mettons en peine de garantir la bonté de Dieu, et nous ne craignons pas de le faire auteur du mensonge pour sauver sa miséricorde, comme s'il était moins véritable dans ses paroles que favorable dans ses jugements : Deum satagunt perhibere misericordem, et non verentur prœdicare fallacem.

En effet, la même Ecriture qui m'apprend que Dieu a des entrailles de miséricorde pour les hommes, me déclare en même temps, et dans les termes les plus formels, qu'il y a des flammes éternelles allumées pour le tourment des pécheurs. Il ne m'est pas plus permis de douter de l'un que de l'autre ; mais je dois par l'un rectifier les faux préjugés dont je pourrais me laisser prévenir à l'égard de l'autre; car au lieu de dire. Dieu est la source de toute bonté, donc il ne punira pas éternellement le péché; je dois dire : Dieu punira éternellement le péché, quoiqu'il soit la source de toute limite et la bonté même, puisque la foi me l'enseigne de la sorte, et que c'est une vérité fondamentale dans la religion. Ainsi la bonté de Dieu n'exclut point l'éternité des peines, ni l'éternité des peines n'est point contraire à la bonté de Dieu. Mais comment et par où se concilient dans le même Dieu cette bonté suprême et cette extrême sévérité, c'est ce qu'il ne m'appartient pas de pénétrer; mais c'est ce que je suis obligé de croire. Il me suffit de savoir l’un et l'autre, et de le savoir, comme je le avec une entière certitude, dès que l'un l'autre m'est révélé par l'Esprit de Dieu : je me tiens là, et je ne vais pas plus avant. Ce n'est pas que, sans diminuer d'un seul moment durée des peines de l'enfer, je ne pusse absolument concevoir tout ce que je sais et tout que je crois de la bonté de Dieu. Ce n'est pas qu'il me fût si difficile de comprendre qu'une bonté assez ennemie du péché pour avoir descendre un Dieu sur la terre, afin de le détruire ; pour l'avoir porté à se revêtir de notre chair, à prendre sur soi toutes nos misères

 

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mourir sur une croix, l'est encore assez pour te déterminer, ce même Dieu si saint et si bon, à ne faire jamais grâce au péché. Mais la voie est plus courte et plus sûre tout ensemble, de respecter ce mystère sans l'examiner, et de me contenter du témoignage de ma foi, que je ne puis démentir. Elle est infaillible dans ses connaissances, et ses connaissances sont au-dessus de toutes mes vues. Quand donc, en me faisant reconnaître dans Dieu une suprême bonté, elle m'annonce toutefois une éternité malheureuse; ou quand, en m'annonçant cette malheureuse éternité, elle ne m'en fait pas moins reconnaître dans Dieu une bonté suprême, en voilà plus qu'il ne faut pour résoudre tous mes doutes; et c'est ainsi, Chrétiens, que la foi corrige la première erreur touchant la peine éternelle du pécheur impénitent et réprouvé. Passons à la seconde.

C'est qu'une peine éternelle ne peut s'accorder avec la justice de Dieu : pourquoi ? parce que le propre de la justice est de conformer le châtiment à l'offense, en sorte que ni l'offense par sa grièveté ne soit point au-dessus de la peine, ni la peine par sa rigueur au-dessus de l'offense. Or, où est cette égalité et cette proportion entre une éternité de peine et un péché de quelques jours, de quelques heures, et même d'un seul moment? Si j'avais, mon cher auditeur, à justifier cet article de notre foi autrement que par la foi même, je pourrais vous répondre que s'il n'y a pas entre cette éternité et ce péché une proportion de durée, il peut y avoir, et qu'il y a en effet une proportion de malice d'une part, et d'autre part de satisfaction et de punition : de malice dans le péché, et de satisfaction dans le châtiment. Je m'explique. Car ce qui nous trompe , c'est de vouloir mesurer la durée de la satisfaction que la justice de Dieu ordonne, par la durée de l'action criminelle dont le pécheur s'est rendu coupable. Faux principe , dit saint Augustin; et pour en voir sensiblement l'illusion, il n'y a qu'à considérer ce qui se passe tous les jours dans la justice même des hommes. Qu'est-ce que l'ignominie d'un supplice infâme, et que la tache qu'il imprime, laquelle ne s'effacera jamais ? Qu'est-ce qu'un état de servitude et qu'un esclavage perpétuel? Qu'est-ce que l'ennui d'un bannissement, d'un exil, d'une captivité aussi longue que la vie ? Tout cela, n'est-ce pas , autant qu'il le peut être , une espèce d'éternité ? Or, nous voyons néanmoins que la justice humaine emploie tout cela contre un attentat presque aussitôt commis et achevé, qu'entrepris et commencé. Et quand, pour venger cet attentat si peu médité quelquefois et si promptement exécuté, elle fait servir tout cela, nous ne trouvons rien dans la peine qui excède le crime. Elle va plus loin ; et qu'est-ce que la mort, demande encore saint Augustin : cette mort, de toutes les choses terribles selon la nature, la plus terrible; cette mort qui de tous les biens temporels enlève à l'homme, en le détruisant, le plus précieux, qui est la vie ; cette mort, dont le coup est irrémédiable, et dont les suites par là même sont comme éternelles ? Toutefois, que ce soit le châtiment de certains crimes, quelque subits d'ailleurs et quelque passagers qu'ils aient été, c'est ce que nous approuvons; c'est en quoi nous admirons et la sagesse et l'équité des lois du monde. Il est vrai, continue le même Père, et cette observation convient parfaitement à mon sujet, il est vrai que le sentiment de cette mort passe ; mais l'effet ne passe point, et c'est surtout ce que se propose la loi. Car prenez garde, s'il vous plaît, que la première et la plus directe intention de la loi n'est pas de tourmenter pour quelque temps le criminel sur qui elle lance son arrêt; mais que, par cet arrêt irrévocable, elle pénètre jusque dans l'avenir, et que sa vue principale est de le retrancher pour jamais du commerce et de la société des vivants, dont elle l'a jugée indigne. Qui vero morte muletatur, numquid moram qua occiditur, quœ brevis est, ejus supplicium leges œstimant ; an non potius quod in sempiternum eum auferant de societate viventium? Ce sont les paroles du saint docteur; d'où il s'ensuit que pour mesurer la proportion de la peine et de l'offense, ce n'est donc pas une règle toujours à prendre que la durée de l'une ou de l'autre, et que, dans un supplice qui ne finit jamais, pour un péché qui finit si vite et dont le plaisir est si court, la justice divine peut être à couvert de tout reproche.

Voilà, encore une fois, Chrétiens, la réponse que j'aurais à vous faire, et qui serait pour vous, sinon une preuve convaincante, du moins une des plus fortes et des plus sensibles conjectures ; mais ce n'est point là ce que je me suis prescrit, et sans quitter mon dessein, j'en reviens à la foi. Que me dit-elle ? deux choses : que Dieu est juste, et que ses vengeances sont éternelles. Elle ne me peut tromper sur aucune de ces deux vérités, puisque ce sont autant d'oracles émanés de la première vérité; par conséquent ce sont pour moi deux vérités incontestables; par conséquent ces deux vérités ne

 

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se combattent point l'une l'autre, et concourent parfaitement ensemble ; par conséquent la peine des damnés subsistant dans toute son éternité, la justice de Dieu subsiste dans toute son intégrité : que dis-je ? c'est dans cette éternité même qu'éclate la justice divine, puisque la peine des damnés n'est éternelle que parce que Dieu est juste, et qu'autant qu'il est juste. Par conséquent, lorsqu'on me représente cette peine éternelle, je ne dois pas conclure que Dieu est injuste ; car rien d'injuste, dit saint Augustin, quand c'est le Juste par excellence qui Ta résolu : Nihil injustum esse potest, quod placet Justo. Mais la conclusion que je dois tirer est celle de saint Ambroise : qu'il faut donc que le péché soit le plus grand de tous les maux, puisqu'un Dieu si juste le punit par la plus grande de toutes les peines ; qu'il faut donc que le péché renferme un fond de malice inépuisable, puisqu'au jugement même de la souveraine justice il demande pour réparation une éternité tout entière ; qu'il faut donc que le monde soit bien aveugle, lorsqu'il regarde avec tant d'indifférence le péché et qu'il en témoigne si peu de crainte, puisqu'un seul péché le conduit dans le plus profond abîme de la misère, pour n'en sortir jamais : tout cela fondé sur les principes indubitables et inébranlables de la religion.

Que lui reste-t-il à cette foi si droite et si éclairée ? de corriger la troisième erreur, qui refuse à Dieu le pouvoir d'exercer sur le même sujet une vengeance éternelle, et de lui faire toujours également sentir les cruelles atteintes et les vives impressions du feu qui le brûle. Erreur entre toutes les autres la plus frivole et la plus vaine pour quiconque a quelque notion d'un Dieu tout-puissant. Comme si Dieu ne pouvait pas donner au feu, qu'il a choisi pour être l'instrument de sa colère, des qualités propres, et au-dessus de l'ordre naturel ; comme si Dieu, qui de rien a tout créé, et qui d'un seul acte de sa volonté soutient tout, ainsi que la foi nous le fait connaître, manquait de force et de vertu pour soutenir toute l'activité de ce feu, sans aliment et sans matière ; comme s'il était difficile à Dieu, après avoir formé et le corps et l'âme, de rendre l'un incorruptible aussi bien que l'autre, sans le rendre, non plus que l'autre, impassible, et de les conserver dans les flammes, pour en éprouver les plus violentes ardeurs, sans en recevoir la plus légère altération ; comme si c'était là de plus grands miracles pour Dieu que tant de prodiges éclatants que la foi nous met devant les yeux, et où elle nous donne à entendre qu'il n'a même fallu que le doigt du Seigneur : Digitus Dei est hic (1). Qu'est-ce donc quand il déploie tout son bras, et qu'il l'appesantit sur de rebelles créatures frappées de sa haine ? qui le peut savoir, et quelle horreur de l'apprendre par soi-même: Brachium Domini cui revelatum est (2)? Ah ! mes chers auditeurs, ne cherchons point, par d'inutiles questions ni des recherches dangereuses, à diminuer les salutaires frayeurs qu'excite en nous l'esprit chrétien. Croyons, et, dans un saint tremblement, rendons à la bonté de notre Dieu, à la justice de notre Dieu, à la puissance de notre Dieu, tous les hommages qui leur sont dus. N'écoutons point notre cœur, qui se trompe et qui voudrait nous tromper: parce que la vue d'un tourment éternel le trouble,et que ce trouble intérieur l'importune et le gêne dans ses passions déréglées, il tâche par toute sorte de moyens à rompre ce frein, et devient ingénieux à inventer mille subtilités contre les vérités les plus essentielles. Ne discourons point tant, mais agissons. Ce ne sera ni notre philosophie ni tous nos discours qui nous garantiront de ce jugement de Dieu si formidable: mais ce qui nous en préservera, c'est la docilité de notre foi avec la sainteté de nos œuvres; et voilà sans contredit de tous les partis le plus sage, puisque c'est évidemment le plus sûr.

Je ne prétends pas néanmoins que la raison ne puisse être ici consultée, selon qu'elle est soumise à la foi et qu'elle compatit avec la foi. Je ne craindrai point même de la faire ici parler, et de recueillir tout ce qu'elle a découvert, pour justifier la conduite de Dieu, et cet arrêt irrévocable qui, réprouvant le pécheur, le condamne à une peine éternelle; car c'est la, Chrétiens, le terrible mystère qui de tout temps a exercé les premiers hommes de l'Eglise, et les plus versés dans les choses divines : et quoique les jugements du Seigneur n'aient pas besoin de la justification des hommes, puisqu'ils se justifient assez par eux-mêmes, comme dit le Prophète : Judicia Domini vera, justificatam semetipsa (3); toutefois ces saints docteurs ont pensé que sur l'éternité malheureuse des réprouvés il était bon de voir toutes les convenances qui s'y rencontrent, et pour cela même d'user de toutes les lumières et de toutes les raisons que l'esprit humain, tout borné qu'il est, nous fournit. Peut-être les avez-vous déjà plus d'une fois entendues, ces raisons que j'ai à produire; mais peut-être aussi vais-je vous les proposer tout autrement qu'on ne vous les

 

1 Exod., VIII, 19. — 2 Isa., LIII, 1. — 3 Ps., XVIII, 10.

 

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a fait concevoir; car mon dessein, en les produisant, n'est pas tant de vous en faire sentir toute la force, que de vous faire ensuite comprendre comment la foi les perfectionne. C'est à quoi je me suis engagé, et ce qui demande une nouvelle attention.

Or, la première raison est de saint Jérôme et de saint Augustin. Oui, mes Frères, dit saint Jérôme, l'homme pécheur doit éternellement satisfaire à Dieu, parce que sa volonté était de résister éternellement à Dieu. Cette pensée est solide et vraie ; mais pour y bien entrer, écoutons saint Augustin, lequel a pris soin de l’éclaircir et de la mettre dans tout son jour; car, selon la belle remarque de ce saint docteur, dans une volonté perverse et criminelle, ce n'est point précisément l'effet qu'il faut regarder, mais encore plus la volonté, l'affection du cœur; et quoique l'effet manque, parce qu'il ne dépend pas de l'homme, il est juste que la volonté soit punie, et qu'elle le soit d'une peine proportionnée à sa mauvaise disposition : Merito malus punitur affectus, etiam cum non succedit effectus. Or, j'en appelle au témoignage de la conscience : et n'est-il pas certain que ces amateurs d'eux-mêmes et du monde, que ces esclaves du plaisir et de leurs sensuelles cupidités, que tant de pécheurs vendus au péché, se trouvent devant Dieu, scrutateur des âmes et de leurs plus secrètes intentions, tellement disposés, qu'ils voudraient ne quitter jamais cette vie présente dont ils goûtent les faux biens, qu'ils voudraient éternellement y jouir des mêmes objets de leurs passions, et que volontiers ils renonceraient à toute autre félicité? Si donc l'acte du péché ne dure pas, l'amour du péché et l'attachement au péché est, en quelque manière, éternel; de sorte que dans la disposition du pécheur est enfermée une volonté secrète, ou, pour parler avec l'école, une volonté interprétative d'être à jamais pécheur, puisqu'il voudrait toujours posséder De qui entretient son péché. Aussi (c'est la réflexion de saint Grégoire, pape), à bien considérer les impies et tout ce que nous comprenons sous le nom de pécheurs, ils ne cessent de pécher que parce qu'ils cessent de vivre; et ils souhaiteraient de ne cesser jamais de vivre, pour ne cesser jamais de pécher; et s'ils désirent de vivre, ce n'est point proprement pour la vie, mais pour le péché; car sans le péché cette vie, qui leur est si chère et si précieuse, leur deviendrait insipide et ennuyeuse. Il y a donc toute la proportion nécessaire entre l'éternité de leur peine et la malignité de leur cœur; et l'on ne doit point tant s'étonner que le châtiment n'ait point de fin, après que la volonté de pécher n'a point eu de terme.

Ce n'est pas assez, mais à cette raison saint Thomas en ajoute une seconde : c'est, dit ce docteur angélique, qu'en quelque disposition de volonté que puisse être l'homme quand il pèche, il m'est évident que le péché qu'il commet est irréparable de sa nature; qu'étant irréparable, il est en ce sens éternel, et que par là même il mérite un supplice éternel. Appliquez-vous à ceci, Chrétiens. Tout péché mortel, une fois commis, ne peut être aboli qu'en l'une de ces deux manières : ou de la part du pécheur, par une satisfaction digne d'être acceptée, ou de la part de Dieu, par une cession gratuite et absolue de ses intérêts. Que le pécheur, je dis le pécheur réprouvé, satisfasse dignement à Dieu, c'est de quoi il est incapable dès qu'il est privé de la grâce; que Dieu cède ses droits, c'est à quoi rien ne l'oblige, et ce qu'on ne peut exiger de lui : donc, à s'en tenir aux termes de la justice, ce péché dans toute l'éternité ne se réparera jamais, et paraîtra toujours aux yeux de Dieu comme péché. Or, tandis que le péché demeure sans être effacé par nulle réparation, il doit avoir sa peine, conclut l'Ange de l'école; et la durée de la peine doit répondre à la durée du péché.

Il y a plus, et c'est la troisième raison que les théologiens, après saint Augustin, tirent encore de la nature du péché : car qu'est-ce que le péché? c'est un éloignement volontaire de Dieu, c'est un mépris formel de Dieu, c'est un amour de la créature préférablement à Dieu, c'est une injure, et l'injure la plus atroce, faite à la majesté de Dieu. Cela posé comme une vérité universellement reconnue, mesurons, dit saint Augustin, la grièveté de cette injure par la grandeur du maître qu'elle outrage, et nous trouverons qu'elle est infinie dans son objet, puisqu'elle blesse une grandeur infinie. Or, un péché dont la malice est infinie demande une peine infinie; et comment le sera-t-elle? Sera-ce en elle-même et dans son essence? c'est ce qui ne se peut, et ce que nul être créé n'est en état de porter. Reste donc que ce soit une peine infinie autant qu'elle le peut être, je veux dire dans son éternité, et qu'elle s'étende jusque dans l'immensité des siècles à venir. Voilà Tunique voie que Dieu ait de se satisfaire soi-même. Sans cette éternité, il y aurait toujours une distance infinie entre l'offense et la peine; mais par cette éternité, quoique Dieu ne soit jamais pleinement

 

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satisfait, parce que la peine, étant éternelle, n'est jamais entièrement remplie, il y a néanmoins entre le châtiment et le crime toute l'égalité possible.

Telles ont été, dis-je, mes chers auditeurs, sur le grand sujet de l'éternité malheureuse, les productions de l'esprit de l'homme. Voilà où sont parvenus ces esprits sublimes que Dieu avait remplis de sa sagesse et du don d'intelligence. Voilà les découvertes qu'ils ont faites et les lumières qu'ils ont suivies. Respectons leurs sentiments : ils sont solidement établis. Prenons bien leurs vues, et elles nous paraîtront justes et toutes saintes. Mais avouons-le après tout : il faut que la foi vienne au secours pour les perfectionner et les confirmer. Vous voulez savoir par où elle les confirme et les perfectionne : ah ! Chrétiens, c'est un de ces secrets qui ne sont connus qu'aux âmes humbles et aux vrais fidèles. Car si la foi donne à toutes ces connaissances une perfection et une force particulière, ce n'est point en élevant nos esprits, mais plutôt en les abaissant ; ce n'est point en leur laissant une liberté présomptueuse d'examiner et de raisonner, mais en les soumettant à l'autorité et à la mystérieuse obscurité de la parole de Dieu; ce n'est point en tirant le voile qu'elle nous met sur les yeux, et en nous présentant la vérité dans un plein jour, mais en nous réduisant, contre toutes les difficultés et tous les embarras, à cette réponse de saint Paul, qui, dans un mot, résout tous les doutes et fixe toutes nos incertitudes : O altitudo (1) ! O jugements de mon Dieu, ô trésors inépuisables et cachés, non-seulement de sa sagesse et de sa miséricorde, mais de sa justice ! Je puis bien en entrevoir quelques apparences ; mais m'appartient-il d'en pénétrer le fond? Quam incomprehensibilia sunt judicia ejus, et investigabiles viœ ejus (2) ! Et qui de nous en effet peut lire dans le sein de Dieu tout ce qu'il veut, et pourquoi il le veut? Qui de nous a-t-il appelé à ses conseils? Quis novit sensum Domini, aut quis consiliarius ejus fuit (3) ? Quand donc j'aurai fait mille efforts pour sonder cet abîme, si je ne veux pas m'égarer et me perdre, je dois toujours en revenir au principe fondamental, et m'écrier en m'humiliant: O altitudo!

Chose admirable, Chrétiens : dès que la foi nous a mis en cette préparation de cœur et dans cette soumission intérieure , c'est alors que, disposés à faire le sacrifice de tous nos raisonnements et à y renoncer, nous pouvons

 

1 Rom., XI, 33. — 2 Ibid. — 3 Ibid., 34.

 

mieux raisonner que jamais ; et en voici l'évidente démonstration : parce que n'ayant plus ni préjugés, ni vues propres à quoi nous demeurions opiniâtrement attachés, nous voyons d'un œil plus épuré, et nous jugeons d'un sens beaucoup plus rassis. Ces hautes idées que la foi nous donne de la majesté de Dieu, de la bonté de Dieu, de sa justice et de sa sainteté^ par conséquent de l'audace de l'homme qui s'élève par le péché contre cette majesté infinie, de l'ingratitude de l'homme qui se tourne par le péché contre cette bonté souveraine, de la malignité et de la corruption du cœur de l'homme qui offense par le péché cette justice inflexible, et cette sainteté éternellement et nécessairement ennemie de tout désordre; ces grands objets, n'étant plus affaiblis, ou parles fausses préventions d'un esprit indocile, ou par les aveugles cupidités d'un cœur passionné, se présentent dans toute leur force, et font sans obstacle toute leur impression. On les comprend avec moins de peine; et même à certains moments, il semble qu'on en ait une connaissance distincte, et je ne sais quel sentiment actuel qui remplit rame et qui la saisit. Il semble qu'on ait devant les yeux l'éternité tout entière, et qu'on en parcoure l’immense étendue. On la voit, autant qu'il est possible à la faiblesse de nos esprits, dans toute son horreur ; et au lieu de s'arrêter à de vaines discussions, on ne pense qu'à s'humilier sous la main toute-puissante de Dieu, et à prévenir ses redoutables arrêts. On dit comme le saint homme Job : Vere scio quod ita sit (1) ; oui, il en est ainsi : car c'est ainsi que la parole même de mon Dieu me l'assure ; et le plus sage parti pour moi n'est pas d'entrer en de sèches disputes et d'opiniâtres contestations sur la vérité de cette divine parole, mais de prendre de solides mesures pour éviter l'affreux malheur qu'elle m'annonce. Tout ce que j'ai donc à faire est de me prosterner aux pieds de mon juge, est de me tenir devant lui dans un saint tremblement , est de le fléchir par l'humilité et par la ferveur de ma prière. Serais-je le plus juste des hommes, voilà la disposition où je dois être, et où je dois demeurer jusqu'au dernier soupir de ma vie : Etiam si habuero quippiam justum , non respondebo, sed judicem meum deprecabor (2). C’est là, encore une fois, ce qu'on dit, et c'est là qu'on porte toutes ses réflexions. Effet salutaire de la foi, d'une foi prudente, mais du reste docile; et, dans sa pieuse docilité, mille fois plus

 

1 Job., IX, 2. — 2 Ibid., 15.

 

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éclairée que toute la science et toute la sagesse du monde ; d'une foi soumise, que Dieu soutient par certaines touches secrètes, qu'il élève par certaines lumières de sa grâce, et à qui il découvre ses plus impénétrables mystères. Telle a été la foi des saints. Etait-ce dans eux petitesse d'esprit? était-ce superstition? mais De savons-nous pas d'ailleurs quels étaient ces rares génies, et ce que toute l'antiquité a pensé de ces grands hommes, qu'elle a révérés comme ses maîtres, et que nous nous proposons encore comme nos guides et nos modèles ? Ce qu'ils ont cru, ne pouvons-nous pas bien le croire ? et serons-nous bien justifiés an tribunal de Dieu quand nous lui dirons : Seigneur, je n'ai tenu nul compte de cette éternité, je l'ai négligée parce que je ne la croyais plus. Non, vous ne la croyiez pas, mais pourquoi? parce que vous ne vouliez pas la croire, parce que vous affectiez de ne la pas croire, afin de n'en être point troublé dans vos désordres ; car voilà le principe ordinaire de l'incrédulité. Cependant, mon cher auditeur, que vous l'ayez crue ou que vous ne l'ayez pas crue, elle n'en est pas moins réelle, les preuves qui pouvaient vous en convaincre n'en sont pas moins solides; et ce sera votre condamnation. N'en demeurons pas là. Nous avons vu comment la foi nous doit confirmer dans la créance de l'éternité malheureuse ; et nous allons voir comment la créance de l'éternité malheureuse doit nous engager à la pratique des œuvres de la foi, et à toute la sainteté de vie qu'elle exige de nous. C'est la seconde partie.

 

DEUXIÈME  PARTIE.

 

De toutes les conséquences, il n'en est point de plus juste que celle qui va servir de fond à cette seconde partie, où j'ai à vous montrer comment la créance d'une éternité malheureuse doit exciter toute notre ferveur dans la pratique des œuvres chrétiennes, et nous engager à une réformation entière de nos moeurs. Car ce feu éternel, ce feu de l'enfer, ou si vous voulez, ce feu de l'autre vie, doit éteindre en celle-ci un feu qui nous dévore et qui nous perd, c'est le feu de nos passions déréglées; et en allumer un autre, qui est celui d'une charité agissante, et d'un saint zèle pour le règlement et le bon ordre de toute notre conduite. Conséquence fondée sur deux principes. L'un est l’amour de nous-même ; je dis cet amour raisonnable , cet amour chrétien que Dieu même nous commande, et qui nous oblige à nous préserver, autant qu'il nous est possible, et par les moyens que nous en avons, du plus grand de tous les malheurs. L'autre est, selon les maximes de notre foi, l'indispensable nécessité d'une vie sainte, c'est-à-dire d'une vie ou innocente ou pénitente, pour se garantir de ce souverain mal, et pour ne pas tomber dans l'état de cette affreuse damnation.

Et en effet, pour peu que nous nous aimions nous-mêmes, comme il nous est ordonné de nous aimer, que devons-nous craindre davantage, et que devons-nous éviter avec plus de soin que la perte entière de nous-mêmes, et une perte irréparable ? Voyons ce que nous faisons tous les jours pour la vie naturelle de nos corps. Parce que nous y sommes attachés à cette vie mortelle et fragile, est-il rien qui nous coûte pour la conserver? Y a-t-il danger qui ne nous alarme, y a-t-il remède auquel nous n'ayons recours , est-il précaution que nous ne prenions, est-il dépense que nous ménagions, est-il état où nous ne nous réduisions, est-il plaisir à quoi nous ne renoncions? Quelle attention, quelle vigilance, quelle détermination à tout entreprendre et à tout souffrir ! pourquoi ? pour ne pas perdre une vie d'ailleurs passagère, et pour retarder une mort du reste inévitable, et dont la peine ne se fait sentir que quelques moments. D'où il est aisé de juger quelle impression doit faire, avec plus de sujet, sur nos cœurs, la crainte d'une mort éternelle, et d'une réprobation où l'homme, rejeté de Dieu sans ressource, et abandonné à tous les fléaux de la plus rigoureuse justice, ne subsistera durant des siècles infinis et ne vivra que pour son tourment. Si l'aveuglement de notre esprit n'est pas encore allé jusqu'à nous oublier absolument nous-mêmes, à quoi devons-nous nous employer avec plus d'ardeur qu'à mettre notre âme à couvert d'une si fatale destinée, et à la sauver de cette ruine totale? Or il n'y a, vous le savez, point d'autre voie pour cela que la fuite du péché, que le renoncement au monde, que le service de Dieu, que l'observation de la loi de Dieu , que tous ces exercices du christianisme qui nous sanctifient devant Dieu, et qui nous entretiennent dans la grâce de Dieu. Voilà donc ma proposition vérifiée, que de croire une éternité de peine, c'est le motif le plus puissant pour nous remettre dans la règle ou nous y maintenir, et pour nous porter à vivre en chrétiens. Donnez-moi le pécheur le plus obstiné : je le défie, si la foi n'est pas tout à fait morte dans son cœur, de rien répliquer à ce raisonnement.

 

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Mais pour mieux développer ce point qu'il nous est si utile de méditer, et dont l'extrême importance demande toutes nos réflexions, je prétends que dans la foi de l'éternité malheureuse nous avons, pour corriger tous les désordres de notre vie et pour ne rien omettre de tout ce qui peut, selon l'Evangile, nous affermir et nous avancer dans les voies de Dieu, le motif tout ensemble et le plus universel et le plus sensible. Appliquez-vous à ces deux pensées. Je ne dis pas le motif le plus parfait, mais je dis seulement d'abord le motif le plus universel. Car entre les motifs dont une âme chrétienne peut être mue, et qui peuvent la conduire et la faire agir, je conviens que celui-ci, quoique saint et surnaturel, suivant l'expresse définition du concile de Trente, est après tout le moins relevé. Mais sans être dans le même degré d'excellence que les autres, je soutiens aussi qu'il a sur les autres cet avantage, d'être le plus propre de tous Les états et d'étendre plus loin sa vertu. Je m'explique.

Il est vrai, se retirer du vice, et après de longs égarements revenir à Dieu par un pur amour de Dieu ; s'adonner à la pratique de ses devoirs et les observer en vue de la récompense qui y est promise, et qui n'est autre que Dieu même, ce sont des motifs supérieurs, et beaucoup plus dignes de l'esprit chrétien. Il est à souhaiter que toutes les âmes se portent là, et l'on doit, autant qu'on le peut, les y élever. Mais il n'est pas moins vrai que tous ne sont pas également disposés à prendre ces sentiments, ni à se laisser toucher de ces vues toutes pures et toutes divines. Il y a des justes, des fervents, des parfaits, qui, comme des enfants dans la maison du Père céleste, cherchent à lui plaire, à le posséder, pour le posséder et pour l'aimer, et qui, par là même, sans cesse excités et animés, s'attachent inviolablement à ses divins préceptes, et se font une loi étroite de ses moindres volontés. Ils le servent par une affection toute filiale. Mais aussi il y a des lâches, des mondains, des pécheurs, de ces hommes terrestres et tout matériels, dont a parlé saint Paul, qui ne sont guère susceptibles d'autre impression que de la crainte des jugements et des vengeances de Dieu. Parlez-leur des grandeurs de Dieu, des perfections de Dieu, des bienfaits de Dieu, des récompenses mêmes de Dieu, à peine vous écouteront-ils ; et s'ils vous donnent quelque attention, tout ce que vous leur ferez entendre leur frappera l'oreille sans descendre jusque dans leur cœur. Pourquoi ? parce que leur  cœur, obscurci des épaisses ténèbres que les passions y ont répandues, et rempli des idées les plus grossières, est devenu tout animal, selon l'expression de l'Apôtre. Or l'homme animal, ajoute ce même docteur  des Gentils, ne comprend point les mystères de Dieu, ou ne les comprend qu'autant qu'ils ont de rapport à ses sens : Animalis homo non percipit ea quœ sunt Spiritus Dei (1). Voulez-vous donc les remuer, les exciter, les réveiller de ce sommeil léthargique où ils demeurent profondément assoupis? Faites retentir autour d'eux les tonnerres de la colère divine, et ce foudroyant arrêt qui les doit condamner à des flammes éternelles : Discedite a me, maledicti, in ignem œternum (2). Faites-leur considérer attentivement et représentez-leur, avec toute la force de la grâce, les suites et l'horreur de cette parole : Aeternum. Demandez-leur, avec le Prophète, comment ils pourront , dans l'éternité tout entière ,  souffrir toujours, brûler toujours, être toujours tourmentés, sans jamais non-seulement parvenir à la fin de leur supplice, mais y recevoir quelque soulagement et y avoir quelque relâche : Quis poterit habitare cum igne devorante, cum ardoribus sempiternis (3) ? Peignez-leur la douleur, le regret, la désolation, que dis-je? la fureur, le désespoir de tant de malheureux sur qui Dieu a lancé ce redoutable anathème dont vous les menacez, et dont ils ressentiront éternellement toute la rigueur. Engagez-les à faire quelque retour sur eux-mêmes, et remontrez-leur que ces réprouvés, dont la condition leur paraît si déplorable, et pour qui il n'y a plus désormais d'espérance, n'ont point été dans la  vie plus criminels  qu'eux, et que plusieurs même ne l'ont pas été autant qu'eux; qu'ils suivent la même route, qu'ils marchent dans le même chemin, et par conséquent qu'ils vont à la même perdition, et qu'ils doivent s'attendre à tomber dans le même abîme, d'où rien ne les pourra retirer. Donnez-leur à juger ce que feraient ces damnés pour se racheter, s'il leur restait encore là-dessus quelque ressource; ce qu'ils entreprendraient pour cela ; ce qu'ils endureraient pour cela, ce qu'ils sacrifieraient pour cela; à quelles habitudes ils renonceraient, à quelles pénitences ils se condamneraient, à quelles extrémités ils en viendraient; et annoncez-leur que tout l'avantage qu'ils ont présentement est de pouvoir ce que ces réprouvés ne peuvent plus, mais que bientôt,  s'ils n'y prennent bien garde, ce qu'ils peuvent

 

1 1 Cor., II, 4. — 2 Matth.,  XXV, 44. — 3 Isa., XXXIII, 14.

 

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maintenant, ils ne le pourront plus eux-mêmes. Enfin conjurez-les d'avoir pitié de leur âme : Miserere animœ tuœ (1). Quand vous leur tiendrez ce langage, vous vous en ferez plus aisément écouter. Comme un malade, plongé dans une mortelle léthargie, commence à donner quelque marque de sentiment et à ouvrir les yeux lorsqu'on lui applique le fer et le feu, ce pécheur, à moins qu'il ne soit tombé dans le dernier endurcissement, aura peine à tenir contre ces réflexions effrayantes : elles le frapperont, elles le consterneront; la conscience les lui retracera mille fois dans l'esprit, et surtout en certaines rencontres plus favorables ; la grâce, peu à peu, et peut-être tout à coup, fera germer ces semences de conversion ; cet homme enfin reviendra à lui, se reconnaîtra, et la parole du Saint-Esprit s'accomplira dans sa personne : que la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse : Initium sapientiœ timor Domini (2).

C'est ainsi que tant de mondains et de libertins ont été retirés de leurs voies corrompues, et qu'ils sont rentrés dans la voie du salut. Il n’y a qu'à consulter l'histoire de tous les siècles, et l'on verra combien cette pensée de l'éternité malheureuse a eu d'efficace dans tous les temps, et quels fruits de pénitence et de sanctification elle a produits; que c'est elle qui a conduit sur le sommet des montagnes et dans les plus ténébreuses cavernes tant de voluptueux, amateurs du monde et encore plus amateurs d'eux-mêmes et de leur chair ; que c'est elle qui leur a fait rompre les nœuds les plus étroits et les plus forts engagements ; qui, de la plus molle sensualité, les a fait passer à tous les exercices de la plus dure mortification ; qui les a réduits aux jeûnes, aux veilles, aux larmes continuelles et aux plus sanglantes lacérations : que c'est elle qui a rempli les cloîtres et les monastères de religieux, d'hommes, de filles, de femmes pénitentes; qui les a tous assujettis au joug de la plus austère et de la plus pétante régularité ; qui les a portés à s'immoler comme des victimes, sans épargner ni biens, ni fortune, ni plaisirs, ni liberté, ni santé, ni vie.

Et il ne faut pas penser que cette vue d'un malheur éternel ne convienne qu'aux âmes engagées dans le crime, ou à ces âmes faibles et encore toutes couvertes, si j'ose ainsi m'exprimer. de la poussière du monde et des impuretés de leurs inclinations vicieuses. Je l'ai dit et je le répète, c'est une vue convenable à tous

 

1 Eccli., XXX, 24. — 2 Ps., CX, 10.

 

les degrés de perfection ; et quand je pourrais, avec quelque apparence, me flatter d'être aux premiers rangs des élus de Dieu, alors même ne cesserais-je point, pour me soutenir, pour me fortifier, pour m'élever, de me remettre dans l'esprit et de méditer les vengeances infinies de Dieu; car je regarderais comme une présomption de croire, ainsi que se le persuadent quelques âmes chrétiennes, que ce serait, en quelque manière, dégénérer de l'état parfait en m'arrêtant à de pareilles considérations. Ah ! mes chers auditeurs, nous ne sommes pas plus parfaits que l'était David, qui, selon qu'il le témoigne lui-même, s'entretenait de l'éternité dans ses plus profondes réflexions, et en mesurait, autant qu'il lui était permis, l'immense étendue : Cogitavi dies antiquos et annos œternos in mente habui (1). Nous ne sommes pas plus saints que l'était saint Jérôme, qui, dans le souvenir de l'éternité, se frappait sans cesse la poitrine pour attirer sur lui les miséricordes du Seigneur, et pour détourner les coups redoutables de sa colère. Nous ne sommes pas dans un degré plus élevé que tant de solitaires et d'anachorètes qui, des plus sublimes contemplations où Dieu semblait les transporter jusqu'au troisième ciel, descendaient si souvent en esprit dans le fond des enfers, et se perdaient dans ce vaste abîme de l'éternité. Bienheureux Arsène, voilà ce qui vous occupait et la nuit et le jour, ce qui vous faisait verser tant de pleurs, ce qui vous faisait adresser au ciel tant de vœux, ce qui vous faisait pratiquer tant de jeûnes et tant d'austérités : bienheureux nous-mêmes si nous y pensions comme vous; on en verrait bientôt les mêmes fruits.

Car si ce motif est le plus universel, je puis ajouter que c'est encore le plus sensible. Ce qui se fait sentir à nous sur la terre plus vivement et ce qui nous touche davantage, c'est la peine, et l'idée que nous nous en formons. Le plaisir perd de sa pointe à proportion de sa durée, jusque-là même que, tout plaisir qu'il est, il nous devient insipide, il nous devient incommode et fatigant par une trop longue continuité ; mais la peine, au contraire, fût-ce la plus légère en elle-même, bien loin de diminuer par le temps, croît toujours, et se rend enfin insupportable. De là viennent ces frayeurs que nous cause la seule vue d'un mal dont nous pouvons être atteints comme les autres, et dont nous avons à nous préserver; il suffit que L'esprit en soit frappé, pour en imprimer

 

1 Psalm., LXXVI, 6.

 

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presque par avance dans les sens toute la douleur. Or, si cela est vrai à l'égard d'un mal passager, combien plus l'est-il à l'égard d'un mal éternel? Si donc je veux arrêter les mortelles atteintes d'une passion impure qui naît dans mon cœur et qui commence à le corrompre ; si je veux réprimer le penchant malheureux qui m'entraîne vers le monde et vers certains objets du monde, que je ne puis éviter avec trop de soin et dont je ne connais que trop la contagion ; s'il s'agit de renoncer à un attachement criminel, à une habitude qui me tyrannise, et que je veuille résister aux violentes attaques où je me trouve sans cesse exposé; s'il faut me relever d'une langueur paresseuse et lâche qui me fait négliger mes devoirs, et qui pourrait peu à peu m'emporter et me conduire aux plus grands désordres; s'il est question de régler ma vie et de la rendre plus exacte, plus fervente, plus laborieuse et plus mortifiée, malgré les révoltes de la nature qui s'y oppose et tous les combats qu'elle me livre : que fais-je? je recueille toute mon attention pour contempler l'éternité, cette éternité de peine et de malheur. Dans l'horreur d'une si triste destinée, j'applique toutes les puissances de mon esprit à cette éternité, je l'envisage par tous les endroits, et j'en prends, pour ainsi dire, toutes les dimensions. Pour me tracer encore une plus vive image de cette éternité, et me la représenter d'une manière plus conforme aux sens et à l'intelligence humaine, je me sers des mêmes comparaisons que les Pères, et je fais, si j'ose ainsi m'exprimer, les mêmes supputations : je me figure toutes les étoiles qui brillent dans le firmament; à cette multitude innombrable j'ajoute toutes les gouttes d'eau rassemblées dans le sein de la mer; et si ce n'est pas assez, je compte, ou je tâche à compter tous les grains de sable qu'elle étale sur ses rivages. De là je m'interroge moi-même, je raisonne avec moi-même, et je me demande : Quand, sur ces brasiers ardents que le souffle du Seigneur et sa colère ont allumés pour ses vengeances éternelles, j'aurais souffert autant de siècles et mille fois au delà, l'éternité serait-elle finie pour moi? non ; et pourquoi ? parce que c'est l'éternité, et que l'éternité n'a point de fin. On peut absolument savoir le nombre des étoiles du ciel, des gouttes d'eau dont la mer est composée, des grains de sable qu'elle jette sur ses bords : mais de mesurer dans l'éternité le nombre des jours, des années, des siècles, c'est à quoi l'on ne peut atteindre, parce que ce sont des jours, des années, des siècles sans nombre ; disons mieux, parce que dans l'éternité il n'y a proprement ni jours, ni années, ni siècles, et que c'est seulement une durée infinie.

Voilà, encore une fois, à quoi je m'attache, et sur quoi je fixe mes regards : car je m'imagine que je vois cette éternité, que je marche dans cette éternité, et que je n'en découvre jamais le bout. Je m'imagine que j'en suis enveloppé et investi de toutes parts; que si je m'élève, si je descends, de quelque côté que je me tourne, je trouve toujours cette éternité; qu'après mille efforts pour m'y avancer, je n'y ai pas fait le moindre progrès, et que c'est toujours l'éternité. Je m'imagine qu'après les plus longues révolutions des temps je vois toujours au milieu de cette éternité une âme réprouvée, dans le même état, dans la même désolation, dans les mêmes transports ; et me substituant moi-même en esprit à la place de cette âme, je m'imagine que dans ce supplice éternel je me sens toujours dévoré de ce feu que rien n'éteint, que je répands toujours ces pleurs qui rien ne tarit, que je suis toujours rongé de ce ver qui ne meurt point, que j'exprime toujours mon désespoir par ces grincements de dents et ces cris lamentables qui ne peuvent fléchir le cœur de Dieu. Cette idée de moi-même, cette peinture me saisit et m'épouvante ; mon corps même en frémit, et j'éprouve tout ce qu'éprouvait le Prophète royal lorsqu'il disait a Dieu : Seigneur, pénétrez ma chair de votre crainte, et de la crainte de vos jugements: Confige timore tuo carnes meas ; a judiciis enim tuis timui (1). Heureuse disposition contre tous les assauts des plus dangereuses tentations et tous les charmes des plaisirs les plus engageants. Dans le saisissement où je suis, quoi que le christianisme puisse exiger de moi, il n'y a rien à quoi je ne sois déterminé, et que je n'entreprenne de pratiquer ; car j'en conçois la nécessité, et je la conçois par la vue de l'éternité. De sorte que la foi par cette vue de l'éternité et par la grâce qui l'accompagne, exerce sur moi comme un empire absolu. Elle me réduit aux devoirs les plus rigoureux delà justice chrétienne ; elle m'encourage à vaincre toutes les difficultés qui s'y rencontrent, et à me taire pour cela de salutaires violences; elle tient en bride toutes mes passions, elle m'instruit, elle me gouverne, elle m'assujettit pleinement a Dieu.

Mais l'éternité est incompréhensible; et le moyen de craindre ce que l'on ne comprend

 

1 Ps., CXVIII, 120.

 

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pas? Et moi, mon cher auditeur, je vous réponds : Le moyen de ne le pas craindre ? Elle pi incompréhensible, cette éternité malheureuse : il est vrai ; mais c'est par là qu'elle est plus terrible. Si je la comprenais, je la craindrais moins, parce qu'elle serait bornée, puisque je ne puis rien comprendre que de borné ; si je la comprenais, elle aurait un terme dans sa durée aussi bien que dans mon esprit, et dès là j'en devrais être moins effrayé, parce que je pourrais espérer de parvenir à ce terme, et que dans l'état de damnation il me resterait encore une ressource. Mais un mal si grand qu'il en est inconcevable, c'est ce qui jette dans toutes les facultés de mon âme une terreur dont je ne puis revenir. En effet, dès que c'est un mal que je ne conçois pas, il est donc au-dessus de tous les maux que je conçois : et quand je les verrais tous réunis dans un même sujet pour le tourmenter, les comprenant tous, je conclurais qu'ils sont donc tous, quoique rassemblés, infiniment au-dessous de ce mal que je ne puis comprendre. D'où je tirerais encore cette conclusion, qui en est la suite nécessaire, que quand il faudrait souffrir tous les autres maux, je devrais, sans hésiter et même avec joie, y consentir, pour me délivrer d'un mal que tous les maux ensemble ne peuvent égaler. Or, a combien plus forte raison dois-je donc me soumettre à une légère pénitence, dois-je donc me résoudre à quelques efforts et à quelques sacrifices qu'on me demande, dois-je donc me captiver à quelques exercices très-soutenables et très-praticables, pour rendre ma conduite plus régulière selon Dieu, et pour vivre en chrétien !

Voilà comment doit raisonner tout homme sage, et qui conserve encore dans son cœur quelque semence de religion. Voilà comment il raisonnera et ce qu'il conclura immanquablement, lorsqu'il fera sur l'avenir une sérieuse réflexion , et qu'il suivra de bonne foi les premiers sentiments qu'inspire la vue d'une éternité de malheur. Mais on ne conclut rien et l'on ne se porte à rien, parce qu'on n'y pense point, ou qu'on n'en a de temps en temps qu'une réminiscence vague et superficielle. On pense assez, et l'on ne pense même que trop, à tout ce qui pourra arriver dans le cours des années que l'on se promet de passer sur la terre. On n'est que trop attentif aux revers, aux contre-temps, aux disgrâces, aux pertes qui peuvent déranger les affaires et renverser la fortune. On n'examine que trop ce que l'on deviendra dans la suite de l'âge, et l'on ne prend sur cela que trop de précautions et trop de mesures. A force même de s'en occuper et de s'en remplir l'esprit, on se forme mille chimères dont on se laisse vainement agiter ; et l'on se charge de mille soins réels et pénibles, pour prévenir des maux imaginaires qu'une timide prévoyance fait envisager. Cependant on vit dans le plus profond oubli de son sort éternel: on y demeure tranquille et sans inquiétude ; la vie coule, l'éternité s'approche ; et, comme ces victimes qui allaient les yeux bandés à l'autel où elles devaient être immolées, on va se jeter en aveugle dans le précipice. Eh ! mes Frères, sommes-nous chrétiens ? sommes-nous hommes? Sommes-nous chrétiens, et où est notre foi? Sommes-nous hommes, et où est notre raison ? Quand donc penserez-vous à cette éternité, si vous n'y pensez pas maintenant? sera-ce dans l'éternité même?Oui, vous y penserez alors, vous y penserez durant toute l'éternité : mais sera-t-il temps d'y penser? mais comment y penserez-vous ? mais quel tourment sera pour vous cette pensée, et de quels regrets serez-vous déchirés, quels reproches vous ferez-vous à vous-mêmes, de n'y avoir pas plus tôt pensé? C'est pour cela que nous vous en rappelons si souvent le souvenir : et que ne puis-je, pour la réformation du monde et pour son salut, faire à chaque heure du jour retentir dans toutes les contrées de l'univers cette seule et courte parole : Eternité ! Ce serait assez pour y opérer les plus grands miracles de conversion.

Non-seulement on ne pense point à l'éternité malheureuse, mais je sais où en est venu, par un excès d'aveuglement, et où en vient encore tous les jours le libertinage du siècle jusqu'à se jouer d'une si utile pensée, jusqu'à regarder avec mépris un homme qui en paraît touché et qui en veut profiter, jusqu'à dire de lui, par la plus scandaleuse dérision : il craint l'enfer, car tel est le langage d'une infinité de mondains. Ah! mes chers auditeurs, vous raillerez tant qu'il vous plaira : je ne l'en craindrai pas moins, cet enfer. Je le crains, et que ne suis-je assez heureux pour vous faire part de ma crainte ! Je le crains souverainement, je le craindrai constamment, et plaise au ciel que je le craigne efficacement. Je le crains souverainement, parce que ma crainte doit être proportionnée à son sujet; et puisque cet enfer que je crains est le souverain malheur, je ne le craindrais pas autant que je dois, si ce n'était pas une crainte souveraine. Je le craindrai constamment; et, pour ne perdre jamais cette crainte, je la renouvellerai

 

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sans cesse par la méditation et par une vue fréquente des jugements de Dieu. Tant que je vivrai en ce monde, quelques vertus que j'aie pratiquées, je ne saurai jamais avec assurance si devant Dieu je suis digne d'amour ou de haine, si je mérite ses récompenses éternelles ou ses vengeances. Quand même j'aurais lieu d'être en repos, et sur le passé, et sur le présent, au milieu de tant de pièges qui m'environnent, et après des chutes si étonnantes dont on a été plus d'une fois témoin , je ne pourrai jamais me répondre de l'avenir; et dans cette double incertitude, ma plus sûre sauvegarde sera la vigilance et la crainte. Enfin l'une des plus grandes grâces que je puisse obtenir du ciel, c'est que ma crainte soit efficace ; car il y a une crainte de l'enfer stérile et infructueuse, comme il y a un désir inutile du salut. On craint et on désire ou on croit désirer et craindre : mais on veut en même temps que ce désir ni cette crainte ne coûtent rien. Crainte réprouvée ! En craignant je dois agir, je dois me corriger, je dois m'avancer, je dois me perfectionner, je ne dois rien omettre de tout ce qui peut me garantir du malheur où je crains de tomber.

Tels sont mes sentiments, et puissent-ils ne s'effacer jamais de mon esprit ! Si l'impie les traite de faiblesse et de timidité superstitieuse, je préférerai ma faiblesse à toute sa prétendue force. Il rira de ma simplicité, et moi j'aurai pitié de sa folie, lorsqu'il ne craint point ce qu'ont craint tant d'hommes mille fois plus sages et mieux instruits que lui ; de son insensibilité, lorsqu'il prend si peu de part a une affaire qui le touche de si près, et qu'il s'intéresse si peu au plus grand de tous ses intérêts; de sa témérité et de son audace, lorsqu'il s'expose si légèrement et de sang-froid à une éternelle réprobation, et qu'il n'a point de peine à en courir tout le risque. S'il s'endurcit aux avis charitables que je voudrais sur cela lui donner, et si, malgré les plus fortes remontrances, il demeure dans  son obstination,  à l'exemple de ces anges qui se retirèrent de Babylone, je l'abandonnerai à son sens réprouvé, et je penserai à moi-même. Je lèverai les mains vers Dieu, et je lui ferai la même prière que le Prophète : Ne perdas cum impiis Deus animam meam (1) ! Ne perdez pas, Seigneur, ne perdez pas mon âme avec les impies. Sauvez-la par votre miséricorde. Aidez-moi à la sauver moi-même par mes œuvres. C'est une âme immortelle, c'est mon unique : ah ! mon Dieu, dès qu'elle serait une fois perdue, elle le serait pour jamais. Préservons-nous, mes chers auditeurs, d'une telle perte. Chacun y est pour soi; et de toutes les affaires il n'en est point qui nous soit plus propre ni plus particulière que celle-là. Le succès en dépend de Dieu et de nous. Dieu de sa part ne nous manquera pas; ne manquons pas à sa grâce, et disposons-nous par la parfaite  observation de ses commandements à recevoir sa gloire dans l'éternité bienheureuse, que je vous souhaite, etc.

 

1 Ps.,  XXV, 9.

 

 

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