XXI° DIMANCHE - PENTECOTE

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SERMON POUR LE VINGT-UNIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE.
SUR LE PARDON DES INJURES.

 

ANALYSE

 

Sujet. Alors son maître le fit appeler, et lui dit : Méchant serviteur, je vous ai remis tout ce que vous me deviez, parce que vous m'en avez prié. Ne fallait-il donc pas avoir pitié de votre compagnon, comme j'ai eu pitié de vous? Sur cela, le maître indigné le livra aux exécuteurs de la justice.

N'attendons pas un traitement moins rigoureux de la part de Dieu, si nous ne pardonnons pas les injures que nous prétendons avoir reçues.

Division. Dieu a droit de nous ordonner en faveur du prochain le pardon des injures que nous en avons reçues : première partie. Si nous refusons au prochain ce pardon, nous donnons à Dieu un droit particulier de ne nous pardonner jamais à nous-mêmes : deuxième partie.

Première partie. Dieu a droit de nous ordonner en faveur du prochain le pardon des injures que nous en avons reçues, et il l'exige en effet de nous comme maître, comme père, comme modèle, comme juge.

1° Comme maître. Il y a un précepte du pardon des injures, précepte fondé sur les plus solides raisons : mais sans autres raisons, l'autorité seule de Dieu nous doit suffire, et voilà d'abord la réponse la plus courte et la plus décisive pour renverser tous nos prétextes. Dieu le veut, c'est assez.

2° Comme père et bienfaiteur. Cet homme ne mérite pas que vous lui pardonniez ; mais Dieu, qui vous le demande, le mérite pour lui, après vous avoir comblé de ses grâces. Ce n'est pas à celui-ci ou à celui-là que vous accorderez ce pardon, mais à Dieu, qui veut bien se mettre en leur place. Quel avantage pour vous de pouvoir donner à votre Dieu ce témoignage de votre reconnaissance et de votre amour!

3° Comme modèle. Que ne pardonne-t-il point dans tout le monde à tant de pécheurs, et que ne vous a-t-il point pardonné à tous en particulier? ne peut-il donc pas bien vous dire : Omne debitum dimisi tibi, nonne oportuit et te misereri. J'ai pardonné, et je vous ai pardonné; pourquoi ne pardonnez-vous pas comme moi?

4° Comme juge. Peut-être doutez-vous que Dieu vous ait pardonné jusques à présent. Eh bien! voici le moyen d'obtenir dans la suite le pardon de toutes vos fautes, et cette rémission dont vous ne pouvez être encore certain. Dieu, en qualité de juge, tous dit : Pardonnez, et je vous pardonnerai moi-même : Dimittite, et dimittemini. Cette parole est précise et formelle.

Deuxième partie. Si nous refusons au prochain le pardon que Dieu nous ordonne et qu'il exige indispensablement de nous, nous donnons à Dieu un droit particulier de ne nous pardonner jamais à nous-mêmes. Car alors nous nous rendons singulièrement coupables, et coupables en quatre manières : envers Dieu, envers Jésus-Christ, Fils de Dieu, envers le prochain substitué en la place de Dieu, et envers nous-mêmes.

1° Coupables envers Dieu. Nous violons un de ses préceptes les plus essentiels. Or, comment pouvons-nous espérer alors qu'il fléchir en notre faveur? Point de miséricorde à celui qui n'a pas fait miséricorde.

2° Coupables envers Jésus-Christ Fils de Dieu. Nous le renonçons en quelque manière dès que nous renonçons au caractère le plus distinctif du christianisme, qui est le pardon des injures et l'amour des ennemis. Or, par là n'obligeons-nous pas ce Dieu sauveur à se tourner contre nous et à nous renoncer; et si Jésus-Christ, notre médiateur, nous renonce, à qui aurons-nous recours ?

3° Coupables envers le prochain substitué en la place de Dieu. Nous lui refusons ce qui lui est dû, en conséquence du transport que Dieu lui a fait de ses justes prétentions contre nous. Car Dieu lui a en effet transmis tous ses droits.

4° Coupables envers nous-mêmes. Nous nous démentons nous-mêmes et la prière que nous faisons tous les jours à Dieu, en lui disant : Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Ainsi nous prononçons contre nous-mêmes, par cette prière, notre propre condamnation. Dieu nous répond alors : C'est par vous-mêmes que je vous juge. Parce que vous n'avez pas pardonné, ne comptez point que je vous pardonne. Méditons bien ce funeste arrêt, et prenons sur cela notre parti.

 

Tunc vocavit illum dominus suas, et ait illi : Serve nequam, omne debitum dimisi tibi, quoniam rogasti me : nonne ergo oportuit et te misereri conservi tui, sicut et ego tui misertus sum ? Et iratus Dominus ejus, tradidit eum tortoribus.

 

Alors son maître le fit appeler, et lui dit : Méchant  serviteur, je vous ai remis  tout  ce  que   vous me deviez, parce que  vous m'en avez prié : ne  fallait-il donc pas avoir  pitié de   votre   compagnon comme j'ai eu pitié de vous ? Sur cela, le maître indigné le livra aux exécuteurs de la justice. (Saint Matth., chap. XVIII, 32-34.)

 

Jamais reproche ne fut plus convaincant, ni jamais aussi châtiment ne fut plus juste. Pour peu que nous ayons de lumière et de droiture naturelle, il n'y a personne qui ne sente toute la force de l'un, et qui n'approuve toute la rigueur de l'autre. Car, que pouvait répondre ce serviteur impitoyable et si dur à se faire payer sans délai une somme de cent deniers, lors même que son maître, touché pour lui de compassion, et ayant égard à sa misère, venait de lui remettre jusques à dix mille talents ? Si donc, irrité d'une telle conduite, le maître ne diffère pas à punir ce misérable ; s'il le traite

 

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comme ce malheureux a traité son débiteur, et s'il le fait enfermer dans une obscure prison , c'est un arrêt dont l'équité se présente d'abord à l'esprit, et dont la raison est évidente. Voilà, mes chers auditeurs, la figure ; et dès que nous en demeurons là, nous n'y voyons rien qui nous surprenne, ni rien qui ne soit conforme aux lois d'une étroite justice. Mais laissons la figure, et faisons-en l'application. Jésus-Christ l’a faite lui-même dans notre évangile, et il y a sans doute de quoi nous étonner. Car c'est ainsi, dit le Fils de Dieu, que votre Père céleste se comportera envers vous : Sic et Pater vester cœlestis faciet vobis (1). Quelle menace, et à qui parle le Sauveur du monde? à vous, Chrétiens, et à moi, si nous ne pratiquons pas à l'égard du prochain la même charité que ce Dieu de miséricorde a tant de fois exercée en notre faveur, et qu'il exerce encore tous les jours ; si, dans les offenses que nous recevons du prochain, nous nous livrons à nos ressentiments et à nos vengeances; si nous ne pardonnons pas, si nous ne remettons pas libéralement toute la dette, ou si nous ne la remettons pas sincèrement et de bonne foi : Sic et Pater vester cœlestis faciet vobis, si non remiseritis unusquisque proximo suo de cordibus vestris. De là, mes Frères, vous jugez de quelle importance il est de vous exhorter fortement au pardon des injures; or c'est ce que j'entreprends aujourd'hui. Matière d'une conséquence infinie ; matière où je n'aurais pas la confiance de m'engager, si je ne comptais, Seigneur, sur l'onction divine et l'efficace toute-puissante de votre parole. Soutenez-moi, mon Dieu, dans un sujet où votre grâce m'est plus nécessaire que jamais. Je la demande par la médiation de Marie. Ave, Maria.

 

Si je parlais à des païens et en philosophe, je pourrais trouver dans les principes mêmes de la prudence du siècle de quoi réprimer les saillies de la vengeance, et de quoi condamner les excès d'une passion aussi aveugle qu'elle est violente et emportée. Mais, du reste, mes chers auditeurs, convenons qu'avec toutes les preuves de la philosophie humaine, je discourrais beaucoup et avancerais peu ; et que les plus spécieux raisonnements n'aboutiraient tout au plus qu'à satisfaire votre curiosité, et non point à convaincre vos esprits ni à toucher vos coeurs. Il faut donc prendre la chose de bien plus haut, et c'est à la religion que je dois avoir recours. Il faut vous parler, non en sage du

 

1 Matth., XVIII, 35.

 

monde, mais en prédicateur de Jésus-Christ. Il faut pour vous soumettre employer l'autorité de Dieu même ; et pour vous engager, vous proposer un intérêt éternel. Appliquez-vous, s'il vous plaît, à mon dessein, que j'explique en deux mots. Je viens vous entretenir d'un des plus grands commandements de la loi; et afin de vous en persuader solidement la pratique, je viens établir deux propositions qui partageront ce discours. Dieu a droit de nous ordonner en faveur du prochain le pardon des injures que nous en avons reçues : c'est la première proposition et la première partie. Si nous refusons au prochain ce pardon, nous donnons à Dieu un droit particulier de ne nous pardonner jamais à nous-mêmes : c'est la seconde proposition et la seconde partie. Prenez garde, mon cher auditeur. Voulez-vous disputer à Dieu son droit? je vais le justifier. Prétendez-vous que Dieu vous pardonnant, après que vous n'aurez pas pardonné , se relâche ainsi de son droit? c'est de quoi je vais vous détromper. Il n'est point ici question de belles paroles, ni des agréments de l'éloquence chrétienne : mais il s'agit de vous faire vivement comprendre deux des plus grandes vérités. Commençons.

 

PREMIÈRE  PARTIE.

 

Je l'avoue, Chrétiens : le pardon des injure est difficile, et il n'y a rien dans le cœur de l'homme qui n'y répugne. C'est ce que le christianisme a de plus sublime, de plus héroïque, de plus parfait. Pardonner sincèrement et de bonne foi, pardonner pleinement et sans réserve, voilà, dis-je, à en juger par les sentiments naturels, la plus rude épreuve de la charité et l'un des plus grands efforts de la religion. Mais après tout, je soutiens que Dieu a droit de l'exiger de nous, et je dis qu'il l'exige en effet: comment cela? comme maître, comme père, comme modèle, comme juge. Comme maître, par la loi qu'il nous impose; comme père, par les biens dont il nous comble; comme modèle, par les exemples qu'il nous donne; et comme juge, par le pardon qu'il nous promet. Tout ceci est d'une extrême importance : n'en perdez rien.

Pardonner les injures et aimer ses ennemis, c'est un précepte, mes chers auditeurs, fondé sur toutes les lois divines, et aussi ancien que la vraie religion. Dans la loi de nature, dans la loi écrite, dans la loi de grâce, cet amour des ennemis a été d'une obligation indispensable ; et quand on disait aux Juifs : Vous aimerez

 

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votre prochain et vous haïrez votre ennemi, ce n'était pas Dieu qui le disait, remarque saint Augustin, mais ceux qui interprétaient mal la loi de Dieu. Ce n'était pas une tradition de Moïse, mais une tradition des pharisiens, qui, corrompant la loi de Moïse, croyaient que le commandement d'aimer le prochain leur laissait la liberté de haïr leurs ennemis. Jésus-Christ n'a donc point établi une loi nouvelle, lorsque, usant de toute sa puissance de législateur, il nous a dit : Aimez vos ennemis, et pardonnez-leur ; mais il a seulement renouvelé cette loi, qui était comme effacée du souvenir des hommes; il a seulement expliqué cette loi, qui était comme obscurcie par l'ignorance et les grossières erreurs des hommes ; il a seulement autorisé cette loi, qui était comme abolie par la corruption où vivaient la plupart des hommes. Car, si vous n'aimez que ceux qui vous aiment, poursuivait le Sauveur du monde, que faites-vous en cela plus que les publicains? et si vous n'avez de la charité que pour vos frères, qu'y a-t-il là qui vous relève au-dessus des païens? Toute votre charité alors ne peut être ligne de Dieu , ni telle que Dieu la demande, puisque ce n'est point une charité surnaturelle mais une charité purement humaine. Et voilà pourquoi, concluait le Fils de Dieu, il vous est ordonné d'aimer jusques à vos ennemis, de remettre à vos ennemis les offenses que vous pensez en avoir reçues, de conserver la paix avec vos ennemis, et même de la rechercher. Ainsi l'a-t-on dû de tout temps, et ainsi le devez-vous maintenant, en vertu de l'ordre que je vous intime ou que je réitère, et que je vous bis entendre dans les termes les plus formels : Ego autem dico vobis : Diligite inimicos vestros (1).

Or, supposé ce précepte, je prétends, Chrétiens, que Dieu a un droit incontestable de nous y assujétir, parce qu'il est le maître, et par conséquent, que nous sommes indispensablement obligés de nous y soumettre et d'y obéir, pour reconnaître là-dessus , aussi bien que sur tout le reste, notre dépendance, et pour rendre à son souverain pouvoir l’hommage que nous lui devons. Précepte appuyé sur les raisons les plus solides et les plus sensibles ; mais quand il s'agit de l'autorité de Dieu, et de l'absolue soumission qu'il attend de nous m qualité de souverain être, ce serait en quelque sorte lui taire outrage que de vouloir traiter avec lui par raison. Il commande , c'est assez. Il dit : Ego autem dico vobis ; il n'en faut

 

1 Matth., V, 44.

 

pas davantage. El qui êtes-vous en effet, ô homme, pour entrer en discussion avec votre Dieu? et vous appartient-il de raisonner sur ces adorables et suprêmes volontés? O homo, tu quis es, qui respondeas Deo (1) ?

Quelle est donc d'abord la réponse la plus courte et la plus décisive pour renverser toutes vos excuses, et pour détruire toutes les prétendues justifications dont votre vengeance tâche à se couvrir? La voici, et comprenez-la. C'est que Dieu veut que vous pardonniez, et que vous pardonniez de cœur ; c'est-à-dire que vous ne vous contentiez pas de garder certains dehors et de ne vous porter à nul éclat, mais que vous bannissiez de votre cœur toute animosité volontaire et tout ressentiment. Dieu le veut, et je vous l'annonce de sa part : Ego autem dico vobis. A cela vous ne pouvez plus rien répliquer qui ne tombe de lui-même. Mais ce sacrifice me coûtera bien cher : dès qu'il est nécessaire, il n'y a point à examiner s'il vous coûtera beaucoup ou s'il vous coûtera peu, puisqu'il n'y a rien, de quelque prix qu'il puisse être, que vous ne deviez sacrifiera Dieu. Mais c'est un effort au-dessus de la nature, : aussi n'est-ce pas selon la nature qu'on l'exige de vous, mais selon la grâce, qui ne vous manquera pas, et qui est assez puissante pour vous soutenir. Mais j'y sens une répugnance que je ne puis vaincre; et le moyen que je me fasse une pareille violence ? Abus , répond saint Jérôme : quand Dieu vous l'ordonne, la chose dès là vous est possible, puisque Dieu n'ordonne rien d'impossible. Et qu'y a-t-il, ajoute le même saint docteur, de plus possible pour vous que ce qui dépend de vous et de votre volonté? Il n'y a point ici, comme à l'égard de bien d'autres préceptes, à alléguer, ou la distance des lieux, ou la fortune, ou l'âge ; ou la santé, ni le reste. Mais que dira le monde ? il dira que vous êtes chrétien , et que vous vous comportez en chrétien; il dira que vous êtes soumis à Dieu, et votre fidélité l'édifiera. Ou, s'il ne pense ni ne parle de la sorte , quoi qu'il pense et quoi qu'il dise, vous mépriserez ses jugements et ses discours, et vous vous souviendrez que c'est à l'ordre de Dieu et non aux idées du monde que vous devez vous conformer. Mais on me traitera d'esprit faible, et il y va de mon honneur : votre plus grand honneur est de renoncer en vue de Dieu à tout honneur mondain, et l'acte le plus héroïque de la vraie force est de triompher ainsi tout à la fois et de vous-même et du siècle profane. Mais cet homme

 

1 Rom., X, 20.

 

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se prévaudra de mon indulgence, et n'en deviendra que plus hardi à m'attaquer : peut-être sera-t-il touché de votre religion ; ou s'il ne l'est pas, et qu'il en devienne plus mauvais pour vous, vous en deviendrez meilleur devant Dieu, à qui seul il vous importe de plaire. Ah ! Chrétiens, que notre amour-propre est fécond en subtilités pour se justifier, et pour se soustraire impunément à la loi de Dieu ! Si j'entreprenais de découvrir tous ses artifices, c'est une matière que je ne pourrais épuiser : mais fût-il mille fois plus artificieux et plus subtil, il faudra toujours qu'il plie sous l'empire dominant du Maître qui nous interdit toute haine, et qui s'en est déclaré si expressément par ces paroles : Ego autem dico vobis : Diligite inimicos vestros.

Mais ce n'est point, après tout, par une obéissance pure et par une soumission forcée qu'il prétend nous engager à l'observation de sa loi. Il veut que la reconnaissance y ait part; et le pardon qu'il sollicite pour le prochain, c'est encore plus comme bienfaiteur et comme père qu'il s'y intéresse, que comme législateur et comme maître. S'il nous commandait d'aimer nos ennemis et de leur pardonner pour eux-mêmes, son précepte pourrait nous paraître dur et rigoureux. Car, il est vrai qu'à considérer précisément la personne d'un ennemi qui s'élève contre nous, nous n'y trouvons rien que de choquant, rien qui ne nous pique et qui ne soit capable d'exciter le fiel le plus amer. Mais que fait Dieu? il se présente à vous, mon cher auditeur; et détournant vos yeux d'un objet qui les blesse, il vous ordonne de l'envisager lui-même. Il ne vous dit pas : C'est pour celui-ci, c'est pour celle-là que je vous enjoins de leur pardonner ; mais il vous dit : C'est pour moi. Il ne vous dit pas : Pardonnez-leur, parce qu'ils le méritent; mais il vous dit : Pardonnez-leur, parce que je l'ai bien mérité moi-même. Il ne vous dit pas : Ayez égard à ce que vous leur devez; mais il vous dit : Ayez égard à ce qui m'est dû et à ce que je leur ai cédé. Ce fut ainsi que les enfants de Jacob touchèrent le cœur de Joseph leur frère, qu'ils avaient si indignement vendu, et qu'ils obtinrent de lui le pardon de l'attentat même le moins pardonnable où leur envie les avait portés contre sa propre personne. Votre père, lui dirent-ils, et le nôtre nous a chargés de vous faire une demande en son nom : c'est que vous ne pensiez plus au crime de vos frères et que vous oubliiez l'énorme injustice qu'ils ont commise envers vous : Pater tuus prœcepit nobisut hœc tibi verbis illius diceremus : Obsecro ut obliviscaris sceleris fatrum tuorum, et peccati, atque malitiœ quam exercuerunt in te (1). Au souvenir de Jacob, de ce père que Joseph aimait et dont il avait été si tendrement aimé, ses entrailles s'émurent, les larmes lui coulèrent des yeux ; et bien loin d'éclater en menaces, et de reprocher à ces frères parricides leur barbare inhumanité, il les rassura : Nolite timere; il prit lui-même leur défense, et les excusa en quelque manière : Vos cogistatis de me malum, sed Deus vertit illud in bonum (2) ? il se fit leur soutien et leur protecteur : Ego pascam vos et parvulos vestros (3).

Or, Chrétiens, ce n'est point au nom d'un père temporel, ni au nom d'un homme comme vous, c'est au nom du Père céleste, au nom d'un Dieu créateur, d'un Dieu rédempteur, que je m'adresse à vous. Combien de fois peut-être, vous retraçant l'idée de ses bienfaits, vous êtes-vous écriés comme David, dans un renouvellement de piété et de zèle : Quid retribuam Domino pro omnibus quœ retribuit mihi (4) ? Que vous donnerai-je , ô mon Dieu, pour tout ce que vous m'avez donné; et que ferai-je pour vous, Seigneur, après tout ce que vous avez fait pour moi? Combien de fois avez-vous désiré l'occasion où vous pussiez , par une marque solide, lui témoigner votre amour? N'en cherchez point d'autre que celle-ci; et dès que vous pardonnerez pour Dieu, compta avec assurance que vous aimez Dieu. Je ne sais si vous concevez bien toute ma pensée : elle est vraie, elle est indubitable; et pour une âme encore susceptible de quelque sentiment de religion, je ne vois rien de plus engageai ni de plus consolant. Expliquons-nous. La plus grande consolation que je puisse avoir sur la terre est de pouvoir croire, avec toute la certitude possible en cette vie, que j'aime Dieu, et que je l'aime, non d'un amour suspect et apparent, mais d'un amour réel et véritable : car autant que je suis certain de mon amour pour lui, autant suis-je certain de son amour pour moi et de sa grâce. Or, de tous les témoignages que je puis là-dessus souhaiter, il n'en est point de plus équivoque et de plus sur que de donner à un ennemi : pourquoi? parce qu'il n'y a que l'amour de Dieu, et le plus pur amour, qui puisse me déterminer à ce pardon. Ce n'est point la nature qui m'y porte,puisqu'il la combat directement ; ce n'est point le monde, puisque le monde a des maximes toutes contraires.

 

1 Genes., L, 17. — 2 Ibid., 20. — 3 Ibid., 21. — 4 Ps., CXV, 12.

 

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D'où il s'ensuit que Dieu seul en est le motif, que le seul amour de Dieu en est le principe; et qu'en disant à Dieu : Je vous aime, Seigneur, et pour preuve que je vous aime, je remets de bonne foi telle injure qui m'a été faite ; je suis , en parlant de la sorte, à couvert de toute illusion.

Et quelle onction, mes chers auditeurs, n'accompagne point ce témoignage secret qu'on se rend à soi-même ? J'ai sujet de penser que j'aime mon Dieu, et que je l'aime vraiment. Je fais quelque chose pour mon Dieu, que je ne puis faire que pour lui, et par conséquent que je fais purement pour lui. Quel goût ne trouve-t-on point en cette réflexion? Mais le mal est que, sans regarder jamais Dieu dans l'homme, nous ne regardons que l'homme même ; et de là ces longues et vaines déclamations sur l'indignité du traitement qu'on a reçu, sur l'audace de l'un, sur la perfidie de l'autre, sur mille sujets qu'on défigure souvent,  qu'on exagère, qu'on représente avec les traits les plus noirs. Eh ! Chrétiens, qu'il en soit comme tous le dites, et comme il vous plaît de l'imaginer, j'y consens ; mais ne comprendrez-vous jamais que ce n'est point Là de quoi il s'agit? que quand nous vous exhortons à pardonner, tous ne prétendons pas justifier à vos yeux le prochain, puisque, s'il était innocent, il n'y aurait point de pardon à lui accorder ? Que Huions-nous donc? c'est que vous vous éleviez au-dessus de l'homme ; c'est que vous donniez à Dieu ce que vous refuseriez à l'homme ; c'est que vous pensiez que Dieu se tiendra honoré, glorifié, et, si j'ose dire, obligé de ce que vous ferez en faveur de l'homme. Du moment que tous vous serez bien  imprimé dans l'esprit cette vérité fondamentale et essentielle, y aura-t-il effort qui vous étonne, ou qui doive vous étonner et vous arrêter ?

Allons plus avant ; et si, pour nous exciter encore et nous régler, il nous faut un grand exemple: Dieu  lui-même, comme modèle, nous en servira, et nous convaincra par la vue de ses miséricordes envers nous et par la douceur de sa conduite ; car, nous avons beau nous plaindre et relever nos droits, il n'y a jamais eu, ni jamais il n'y aura de réplique à l'argument que Dieu nous fait aujourd'hui sous la figure de ce maître de l'Evangile : Omne debitum dimisi tibi ; nonne ergo oportuit et te misereri conservi tui (1) ? J'aime mes ennemis, et je leur  pardonne : je vous ai vous-même aimé ; et combien de fois vous ai-je pardonné?

 

1 Matth., XVIII, 32.

 

ne devez-vous donc pas m'imiter en cela, et pardonner comme moi? Raison qui nous ferme la bouche, et qui nous accable du poids de son autorité, et pour l'examiner à fond, prenez-la, mon cher auditeur, dans tous les tours qu'il vous plaira. Considérez-y les offenses de part et d'autre, et comparez la personne qui les reçoit, celle qui les fait, le pouvoir et la manière de se venger, l'intérêt qui se trouve à pardonner, la fin que l'on peut, dans l'un ou dans l'autre, se proposer : pesez, dis-je, exactement tout cela, et en tout cela vous verrez comment l'exemple d'un Dieu vous condamne; et que c'est assez de ce seul exemple, si vous ne le suivez pas, pour vous rendre criminel. De là vos vengeances vous paraîtront pleines d'injustice, de faiblesse, de lâcheté, d'aveuglement, d'ingratitude envers Dieu, et d'oubli de vous-même. Toutes ces considérations sont dignes de vous, et demandent une attention particulière.

Car, pour en venir au détail, nous sommes piqués d'une injure, et quelquefois nous nous en prenons à Dieu même : mais combien lui-même en souffre-t-il tous les jours et en a-t-il souffert? Nous ne pouvons supporter qu'un homme se soit attaqué à nous et qu'il nous ait outragés ; mais Dieu nous fait voir des millions d'hommes, ou plutôt tous les hommes ensemble, qui se soulèvent contre lui et qui le déshonorent. Nous avons peine à digérer que tel et tel depuis si longtemps  nous  rendent de mauvais offices ; mais Dieu nous répond, que depuis qu'il a créé le monde, le monde n'a pas un moment cessé de l'insulter. Il nous est fâcheux d'avoir un ennemi dans cette famille, dans cette compagnie ; mais Dieu en a par toute la terre. A quoi sommes-nous si sensibles, et sur quoi faisons-nous paraître tant de délicatesse ? sur une parole souvent mal entendue, sur une raillerie mal prise, sur une contestation dans l'entretien, sur une vivacité qui sera échappée, sur un mépris très-léger, sur un air froid et indifférent, sur une vaine prétention qu'on nous dispute, sur un point d'honneur. Car voilà, vous le savez, voilà ce qui fait naître parmi les hommes les plus  grandes inimitiés , et même parmi ces  hommes si jaloux de passer dans le monde pour sages et pour esprits forts. Mais , dit saint Chrysostome, à regarder les inimitiés des hommes dans leur principe, qu'elles sont frivoles ! et qu'y a-t-il de comparable à tout ce qui s'est fait et à tout ce qui se fait contre notre Dieu, aux impiétés, aux sacrilèges, aux imprécations et aux blasphèmes ; aux profanations de ses autels,

 

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de son nom, de ses plus sacrés mystères; aux révoltes perpétuelles et les plus formelles contre sa loi? Mais encore qu'est-ce que ce souverain Maître, créateur de l'univers; et qu'est-ce que de faibles créatures, qu'il a formées de sa main et tirées du néant ? Si donc, vils esclaves, nous nous récrions si hautement en toutes rencontres et sur les moindres blessures, n'a-t-il pas droit de nous confondre par son exemple, et de nous dire : Omne debitum dimisi tibi; nonne ergo oportuit et te misereri? Moi, la grandeur même, moi digne de tous les hommages, mais exposé à toute l'insolence des pécheurs, et à tous les excès de leurs passions les plus brutales, j'oublie en quelque sorte pour eux, et la supériorité de mon être, et l'innombrable multitude, la grièveté, l'énormité de leurs offenses. Moi-même je leur tends les bras pour les rappeler, moi-même je leur ouvre le sein de ma miséricorde pour les y recueillir, moi-même je les préviens de ma grâce, et leur communique mes plus riches dons. C'est ainsi que j'en use, tout Dieu que je suis. Mais vous, ennemis irréconciliables, Vous n'écoutez que la vengeance qui vous anime et la colère qui vous transporte ! Mais vous, hommes, vous voulez traiter dans toute la rigueur des hommes comme vous : Nonne oportuit et te misereri conservi tui ? Mais vous, sans vous souvenir de votre commune origine qui vous égale tous devant mes yeux, vous prétendez vous prévaloir de je ne sais quelle distinction humaine, pour exagérer tout ce qui se commet à votre égard, et pour le mettre au rang des fautes irrémissibles ! Mais vous, mesurant tous vos pas et craignant de rien relâcher de vos droits, plus imaginaires que réels, vous passez les années et quelquefois toute la vie dans des divisions scandaleuses, plutôt que de faire une démarche ; et pour une occasion, pour un moment où votre frère a manqué, vous demandez des réparations qui ne finissent point î Mais vous, comptant pour beaucoup de ne pas porter les choses à l'extrémité, vous demeurez dans une indifférence qui ne témoigne que trop l'éloignement et l'aliénation de votre cœur! Sont-ce la les règles de la charité que je vous ai recommandée, et dont j'ai voulu être le modèle?

Malheur à nous, mes Frères, si nous ne nous conformons pas à ce divin exemplaire! Le péché originel de l'homme a été de vouloir être semblable à Dieu ; mais ici Dieu non-seulement nous permet, mais nous conseille, mais nous exhorte, mais nous ordonne d'être parfaits comme lui. Comment accorder ensemble l'un et l'autre?  Rien de plus aisé, répond saint Augustin expliquant cette apparente contradiction. Le premier péché de l'homme a été de vouloir être semblable à Dieu en ce qui regarde la prééminence de cet Etre suprême, c'est-à-dire qu'il a souhaité d'être grand comme Dieu, éclairé comme Dieu, indépendant comme Dieu. Or, c'était là un orgueil insupportable et une criminelle présomption.  Mais la perfection est de ressembler à Dieu par l'imitation de sa sainteté et de ses vertus ; je veux dire  d'être charitable comme Dieu, miséricordieux comme Dieu, patient comme Dieu : Estote perfecti sicut Pater vester cœlestis perfectus est (1).

Je dis plus, et je soutiens, mon cher auditeur, que cet exemple doit avoir sur vous d'autant plus d'efficace qu'il vous est personnel. Concevez bien ceci. Je ne vous ai parlé qu'en général de tout ce que Dieu reçoit d'outrages de la part des hommes, et de tout ce qu'il leur remet si libéralement et si aisément; mais que serait-ce si de toutes les personnes qui composent cet auditoire, prenant chacun en particulier, je lui mettais devant les yeux tout ce qu'il a fallu que Dieu dans le cours de sa vie lui pardonnât,  et tout ce qu'il se flatte en effet que Dieu lui a pardonné? Que serait-ce si je présentais à ce mondain toutes les abominations d'une habitude vicieuse, où il s'est  livré a ses désirs les plus déréglés; où, sans retenue   et  sans   frein, il  s'est  abandonné aux plus honteux débordements ; où, mille fois révolté contre sa propre conscience, il a I étouffé la voix de Dieu qui se faisait entendre à lui, il a rejeté la grâce de Dieu qui l'éclairait et qui le pressait, il a fouie aux pieds la loi de Dieu qui l'importunait et qui le gênait, il a raillé des plus saints mystères de Dieu dont la créance le condamnait et dont l'idée le fatiguait et le troublait, il a sacrifié Dieu et tous les intérêts de Dieu à l'objet périssable qui l'enchantait et le possédait ? Que serait-ce si, parcourant tous les autres états, j'appliquais cette morale à l'impie, à l'ambitieux, à l'avare (car il n'y a que trop lieu de croire que dans cette assemblée il se   trouve de toutes ces sortes de pécheurs), que serait-ce, dis-je, mon cher Frère, si je vous retraçais le souvenir de toutes vos iniquités, et que je raisonnasse ainsi avec vous: Voilà ce que Dieu a toléré, voila sur quoi il a usé, à votre égard, de toute son indulgence, voilà ce qu'il a cent fois oublié pour vous rapprocher de lui et pour se rapprocher de vous?

 

1 Matth., V, 48.

 

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Par où jamais pourrez-vous vous défendre de suivre un exemple si puissant et si présent ? Or ce que je vous dirais, Dieu vous le dit actuellement dans le fond de l'âme : Serve nequam, omne debitum dimisi tibi. Méchant serviteur, c'est spécialement à vous que j'ai tout remis : Tibi. Je pouvais vous perdre, et je me suis employé à vous sauver; je pouvais vous bannir éternellement de ma présence, et je vous ai recherché ; vous étiez pour moi dans une indocilité, dans une insensibilité, dans une dureté de cœur capable de tarir toutes les sources de ma miséricorde, et rien ne les a pu épuiser. De quel front et par quelle monstrueuse opposition un débiteur à qui l'on a fait grâce sur des dettes accumulées, et dont il serait accablé, peut-il poursuivre avec une sévérité inexorable l'acquit d'une dette aussi légère que celle qui vous intéresse? Omne debitum dimisi tibi : nonne ergo oportuit et te misereri conservi tui ?

Mais peut-être, Chrétiens, doutez-vous de ce pardon de la part de Dieu, et par rapport à vous. Car, qui sait s'il est digne d'amour ou de haine, et qui peut être certain de la rémission de ses péchés ? Eh bien ! si vous craignez de ne l'avoir pas encore obtenue, je viens vous enseigner le moyen infaillible de l'obtenir, eu vous taisant considérer Dieu comme juge; et s'il y a une vérité qui doive faire impression sur vos cœurs, n'est-ce pas celle-ci, par où je conclus cette première partie? Il est vrai, telle est en cette vie notre triste sort, et l'affreuse incertitude où nous nous trouvons : nous savons que nous avons péché, et nous ne savons si Dieu nous a pardonné. Les plus grands tarots ne le savaient pas eux-mêmes ; et des pénitents par état, après avoir passé de longues années dans les plus rigoureux exercices d'une mortification accablante, saisis néanmoins de frayeur, se demandaient les uns aux autres, comme nous l'apprend saint Jean Climaque : Ah ! mon Frère, pensez-vous et puis-je penser que mes péchés devant Dieu soient effacés ? Si des saints étaient pénétrés de ce sentiment, quel doit être celui de tant de pécheurs? Or fans le sujet que je traite, j'ai de quoi les tirer de cette incertitude qui les trouble ; j'ai de quoi leur donner l'assurance la plus solide et la plus ferme, puisqu'elle est fondée sur la parole même de Dieu, sur l'oracle de la vérité éternelle. Car c'est Dieu qui nous l'a dit; et s'il nous ordonne de pardonner, c'est en ajoutant à son précepte cette promesse irrévocable et si engageante : Je vous pardonnerai moi-même : Dimittite et dimittemini (1). En deux mots, quel fonds d'espérance et quel motif pour animer notre charité! Il n'y a là ni ambiguïté ni équivoque, il n'y a point de restriction ni d'exception : tout y est intelligible, tout y est précis et formel. Remarquez-le bien : Dieu par la bouche de son Fils, ne nous dit pas : Pardonnez, et je vous pardonnerai certains péchés; mais de quelque nature qu'ils puissent être, vos péchés vous seront remis : Et dimittemini. Il ne nous dit pas : Pardonnez, et je vous pardonnerai plusieurs péchés ; mais leur nombre, selon l'expression du Prophète, fût-il plus grand que celui des cheveux de votre tête, tous vos péchés en général vous seront remis : Et dimittemini. Il ne nous dit pas : Pardonnez, et, après un temps marqué pour satisfaire à ma justice, je vous pardonnerai; mais du moment que vous aurez pardonné, vos péchés dès là vous seront remis : Et dimittemini. Tellement, Chrétiens, que dès que je pardonne, et que je pardonne en vue de Dieu et par amour pour Dieu, je puis autant compter sur le pardon de mes péchés que sur l'infaillibilité de Dieu et sur son inviolable fidélité. Rempli de cette confiance, je vais à l'autel du Seigneur, et, sans oublier le respect dû à cette infinie majesté, j'ose lui parler de la sorte : Je suis pécheur, et je le reconnais en votre présence, ô mon Dieu! mais tout pécheur que je suis, vous me recevrez en grâce, parce que, selon vos ordres, j'ai moi-même fait grâce. Dans le sacrifice que je viens vous présenter, je n'ai point d'autre victime à vous offrir que mon cœur et que son ressentiment : je vous l'immole, Seigneur, et c'est une hostie digne de vous, puisqu'elle est purifiée du feu de la charité; et si vous rejetiez cette hostie, j'en appellerais à votre parole ; et si vous m'imputiez encore quelque chose après l'avoir racheté par cette hostie, je dirais, Seigneur, et vous me permettriez de le dire, ou que vous m'avez trompé, ou que vous avez changé : or, ni l'un ni l'autre ne vous peut convenir.

N'en doutez point, mon cher auditeur, quand vous aurez fait un pareil effort, et que vous adresserez à Dieu une telle prière, il vous écoutera; il vous répondra dans le secret du cœur ce qu'il fit entendre à Madeleine en la renvoyant : Allez en paix, vos péchés vous sont pardonnes : Remittuntur tibi peccata ; vade in pace (2). Le ministre de la pénitence, témoin d'une disposition si sainte, et comptant sur toutes les autres qui s'y trouvent renfermées,

 

1 Luc, VI, 37. — 2 Ibid., VII, 47.

 

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prononcera sans hésiter la sentence de votre absolution, et répandra sur vous toutes les bénédictions du ciel. Vous vous retirerez content de Dieu et content de vous-même. Or, à toutes ces conditions et par tous ces titres, dites-moi si Dieu n'a pas droit d'exiger de vous le pardon qu'il vous ordonne, et dont il vous a fait une loi? Mais vous, dès que vous ne le voulez pas accorder, ce pardon si légitimement dû et si expressément enjoint, ne donnez-vous pas à Dieu un droit particulier de ne vous pardonner jamais à vous-même? C'est ce que vous allez voir dans la seconde partie.

 

DEUXIÈME  PARTIE.

 

Ce que nous craignons communément le plus, et ce qui nous serait dans la vie plus fâcheux et moins soutenable, c'est, Chrétiens, qu'on nous traitât comme nous traitons les autres, qu'on nous jugeât comme nous jugeons les autres, qu'on nous poursuivît et nous condamnât comme nous poursuivons et condamnons les autres. Notre injustice va jusqu'à ce point, de ne vouloir rien supporter de ceux avec qui nous sommes liés par le nœud de la société humaine, et de prétendre qu'ils nous passent tout, qu'ils nous cèdent tout, qu'en notre faveur ils se démettent de tout. Si, par un retour bien naturel, ils se comportent envers nous selon que nous nous comportons envers eux ; s'ils s'élèvent contre nous, de même que nous nous élevons contre eux ; et s'ils nous font ressentir toute la rigueur qu'ils ressentent de notre part, nous en paraissons outrés et désolés. Mais à combien plus forte raison devons-nous donc craindre encore davantage que Dieu ne se serve pour nous de la même mesure dont nous nous servons pour le prochain, c'est-à-dire qu'il ne devienne aussi implacable pour nous que nous le sommes pour nos frères, et que le pardon que nous ne voulons pas leur accorder, il ne nous l'accorde jamais à nous-mêmes? Or c'est justement à quoi nous nous exposons par notre inflexible dureté et par nos inimitiés. En ne voulant pas nous conformer à sa conduite, nous l'obligeons de se conformer à la nôtre; et nous obstinant à ne rien pardonner, nous lui donnons un droit particulier de ne nous pardonner jamais. Comment cela? le voici. Parce qu'alors nous nous rendons singulièrement coupables, et coupables en quatre manières. Observez-les : coupables envers Dieu, coupables envers Jésus-Christ, Fils de Dieu, coupables envers le prochain substitué en la place de Dieu, et coupables envers nous-mêmes. Coupables envers Dieu, dont nous violons un des préceptes les plus essentiels ; coupables envers Jésus-Christ, Fils de Dieu, que nous renonçons en quelque sorte dès que nous renonçons au caractère le plus distinctif et le plus marqué du christianisme; coupables envers le prochain substitué en la place de Dieu, et à qui nous refusons ce qui lui est dû, en conséquence du transport que Dieu lui a fait de ses justes prétentions; enfin, coupables envers nous-mêmes, soit eu nous démentant nous-mêmes de la prière que nous faisons tous les jours à Dieu, soit en prononçant contre nous-mêmes, par cette prière, notre propre condamnation. Quelle ample matière, et quel nouveau fonds de morale? Ecoutez-moi, tandis que je le vais développer.

Car il ne faut point se persuader, Chrétiens, qu'il vous soit indifférent de pardonner ou de ne pardonner pas, et que devant Dieu vous en soyez quittes pour lui représenter la justice de vos ressentiments et de vos vengeances, par la grièveté des injures qui vous offensent. Tout offensés que vous pouvez être, Dieu vous défend de suivre les mouvements de votre cœur aigri et envenimé, et quelque violente que soit la passion qui vous anime, il veut que vous l’étouffiez : pourquoi? parce qu'il s'est réservé à lui seul le droit de vous venger et de vous faire justice, quand il lui plaira et selon qu'il lui plaira : Mihi vindicta et ego retribuam (1). Il ne prétend pas que sans sujet et sans égard on s'attaque à vous, ni que le tort que vous recevez demeure impuni : mais parce que, s'il vous permettait d'être vous-mêmes les juges et les exécuteurs de la juste satisfaction que vous pouvez attendre, tout le lien de la société serait bientôt rompu, et toute la charité éteinte dans le monde. Pour la maintenir, cette société qu'il a établie, et pour conserver entre les hommes cette charité si nécessaire, il vous ordonne de lui abandonner votre cause, de vous en reposer sur lui, et de réprimer jusqu'au moindre sentiment qui vous porterait aux dissensions et à une fatale désunion. Précepte si exprès et d'une obligation si étroite, qu'il entend même que sur le point de lui présenter tout autre sacrifice, vous quitterez l'autel, vous y laisserai la victime, et vous irez avant toute chose vous réconcilier avec votre ennemi. Sans cela, quelque présent que vous apportiez à son sanctuaire et que vous ayez à lui mettre dans les mains, il le rejette et le réprouve. Que faites-vous donc, mon cher auditeur, quand, par une

 

1 Rom., XII, 19.

 

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division scandaleuse ou par une secrète aliénation, vous séparez ce que Dieu avait uni, et vous troublez la paix dont il était le garant et le sacré nœud? Outre l'ennemi visible que vous avez sur la terre et que vous aigrissez encore davantage, vous en suscitez contre vous un autre dans le ciel, mais plus puissant mille fois et plus redoutable, tout invisible qu'il est : c'est Dieu même. Or, se rendre ainsi coupable et condamnable aux yeux de Dieu, n'est-ce pas l'autoriser spécialement à vous punir, et à vous punir sans rémission ?

Non, Chrétiens, tant que vous serez inflexibles pour vos frères, n'espérez pas que Dieu jamais se laisse fléchir en votre faveur. Vous vous prosternerez à ses pieds, vous gémirez devant lui, vous vous frapperez la poitrine et vous éclaterez en soupirs pour le toucher : mais la même dureté que vous avez à l'égard d'un homme comme vous, il l'aura envers vous ; et malgré vos gémissements et vos soupirs, n'attendez de lui d'autre réponse que ce foudroyant anathème : Point de miséricorde à celui qui n'a pas fait miséricorde : Judicium sine misericordia illi qui non fecit misericordiam (1). Il est vrai que dans son Eglise il y a un tribunal de miséricorde pour les pécheurs et pour le pardon de leurs péchés, et qu'il a revêtu ses ministres de son pouvoir pour vous absoudre : mais ce pouvoir, par rapport à vous, est suspendu dès que vous voulez fomenter dans votre âme le mauvais levain qui l'envenime, et le ministre alors doit vous dire en vous renvoyant : Judicium sine misericordia illi qui non fecit misericordiam. Il est vrai qu'à la mort Dieu commande aux prêtres de redoubler leurs soins pour votre secours, et de vous communiquer abondamment et libéralement toutes les grâces qu'ils ont à dispenser. Mais s'ils ne peuvent vous engager à une réunion sincère et de cœur, et s'ils n'en ont de solides témoignages, il leur défend à ce moment même, à ce formidable moment, de vous faire part des remèdes spirituels dont une telle disposition vous rend indignes ; et plutôt que de vous les appliquer en cet état, il veut qu'ils vous laissent mourir sans sacrements et en réprouvés, afin que sa parole s'accomplisse : Judicium sine misericordia illi qui non fecit misericordiam. Ah ! combien de pécheurs sont ainsi passés au jugement de Dieu ; et si plusieurs ont consenti dans cette extrémité à de prétendues réconciliations, combien, sous de trompeuses apparences, sont morts aussi ennemis

 

1 Jac, 11, 13.

 

qu'ils l'étaient depuis de longues années ! Car il est certain que de toutes les passions il n'en est point qui s'imprime plus profondément que la haine, ni qu'il soit plus difficile de déraciner. On a vu des chrétiens, après avoir enduré pour l'Evangile de cruels supplices et triomphé de tous les efforts des tyrans, s'oublier eux-mêmes à la vue d'un ennemi ; et, sur le point de consommer leur victoire, céder à un ressentiment, et perdre avec la foi la couronne du martyre.

Je ne m'en étonne point, puisque rien n'est plus directement opposé à l'Esprit de Jésus-Christ que l'esprit de vengeance et les aversions qui l'entretiennent dans un cœur. Autre sujet de la colère et de l'indignation de Dieu. Car entre les caractères de la loi évangélique, un des plus propres, et je puis dire le premier, c'est cette charité qui, sans distinction d'amis et d'ennemis, nous lie tous ensemble, et ne fait de tous les cœurs qu'un même cœur, et de toutes les âmes qu'une même âme. Cette charité qui va jusqu'à bénir ceux qui nous chargent de malédictions, jusqu'à prier pour ceux qui nous persécutent et qui forment contre nous les plus injustes entreprises, jusqu'à les embrasser, jusqu'à les secourir dans leurs besoins, jusqu'à les aider de tout notre pouvoir. Cette charité que pratiqua sur la croix le Fils de Dieu, notre Sauveur et notre divin exemplaire, lorsque, s'adressant à son Père, il prit la défense des Juifs qui poursuivaient sa mort, des juges qui l'avaient condamné, et de ses bourreaux mêmes qui l'outrageaient encore après l'avoir crucifié: Pater, dimitte illis, non enim sciunt quid faciunt (1). Voilà, dis-je, la perfection de la loi de grâce; voilà le précepte que Jésus-Christ semble avoir eu le plus à cœur, le précepte qu'il a spécialement adopté comme son précepte , auquel il s'est particulièrement attaché, sur lequel il a plus fortement insisté ; voilà à quoi il veut qu'on nous connaisse en qualité de Chrétiens: In hoc coqnoscent omnes quia discipuli mei estis (2). Quand donc, contre toutes les règles de cette charité si hautement et si expressément recommandée, nous nous éloignons les uns des autres et que nous vivons dans une guerre, ou déclarée, ou d'autant plus dangereuse et plus mortelle qu'elle est plus couverte ; quand, à la première atteinte qui nous blesse, nous nous récrions, nous nous emportons, nous ne pensons qu'à rendre reproche pour reproche, médisance pour médisance, mal pour mal, quel qu'il puisse être :

 

1 Luc, XXIII, 3-1. — 2 Joan., XIII, 35.

 

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quand, retenus par un respect tout humain et par une modération feinte, nous conservons cependant au fond de notre âme un venin qui l'empoisonne, et qui ne manque pas de se répandre dans l'occasion, quoique subtilement et sans bruit ; quand nous nous consumons de réflexions, de désirs, d'envies, que nous inspire une secrète malignité et qui ne tendent qu'à la satisfaire; quand nous nous laissons préoccuper des idées communes, que nous nous faisons une gloire d'avoir vengé une injure , que nous regarderions comme un opprobre de n'en avoir pas effacé la tache, que nous aurions honte de n'en avoir pas eu raison par quelque voie que ce soit : n'est-ce pas alors renoncer Jésus-Christ, sinon de bouche, au moins d'effet, puisque c'est renoncer une des maximes fondamentales de la sainte religion qu'il nous a prêchée? N'est-ce pas rougir de Jésus-Christ, puisque c'est rougir de sa morale et de l'observation de sa loi? Or, ne nous y trompons pas, et comprenons bien deux choses : premièrement, qu'il n'y a point d'autre médiateur par qui nous puissions obtenir la rémission de nos péchés que Jésus-Christ ; secondement, que quiconque aura renoncé Jésus-Christ, Jésus-Christ le renoncera; et que quiconque aura rougi de Jésus-Christ devant les hommes, Jésus-Christ, devant son Père, rougira de lui. Par conséquent, que si nous ne pardonnons comme Jésus-Christ et selon la loi de Jésus-Christ, nous ne pouvons compter sur sa médiation, ni espérer par ses mérites l'abolition de nos offenses : mais si ce n'est pas par lui que nous l'avons, par qui l'aurons-nous?

Chose étrange, mes chers auditeurs ! Nous sommes chrétiens , ou nous prétendons l'être. En vertu de la profession que nous en faisons, nous n'avons pas une fois recours à Dieu pour implorer sa grâce, que ce ne soit au nom de Jésus-Christ, comme frères de Jésus-Christ, comme membres de Jésus-Christ. Et cependant nous prenons des sentiments tout opposés à ceux de Jésus-Christ, nous tenons une conduite toute contraire à la sienne, nous le désavouons et nous le déshonorons , en désavouant son Evangile et déshonorant le christianisme, où par une vocation particulière il nous a spécialement appelés. Autrefois le signe des chrétiens et la gloire du christianisme, c'était l'esprit de paix qui régnait entre eux: c'était, comme je l'ai dit, ce concours unanime de tant de volontés dans une même volonté, et de tant d'intérêts dans un même intérêt : tellement que de toute une multitude il ne se faisait pour ainsi dire qu'un même homme. Les païens le remarquaient, et c'est ce qui les étonnait, ce qui les édifiait, ce qui les charmait. Qu'y avait-il en effet de plus admirable et de plus grand? Ils voyaient parmi des gens de tous les pays et de tous les caractères une concorde que rien ne troublait. Ils voyaient des martyrs endurer sans se plaindre, et même avec joie, les fausses accusations, les calomnies atroces, les ignominies publiques, tout ce qu'il y a de plus outrageant et de plus diffamant. Ils voyaient ces généreux soldats de Jésus-Christ et ces fidèles imitateurs de sa charité pardonner à leurs tyrans toute la fureur qui les animait contre eux, et embrasser ceux qui ha tourmentaient, qui les déchiraient, qui les brûlaient. C'était là le triomphe de la religion : mais en voici le scandale. C'est que parmi les successeurs  de   ces  chrétiens si patients et si charitables,  il ne  se trouve presque plus de patience dans les injures, ni de charité. On voit des disciples de Jésus-Christ en de perpétuelles contestations et en des discordes éternelles.  On emploie toutes les considérations divines et humaines pour les adoucir et pour les accommoder : mais souvent on y perd ses soins, et l'on n'y peut réussir. Ce qu'il y a de plus déplorable , c'est que, par la plus funeste de toutes les illusions, ce sont quelquefois les plus chrétiens en apparence et les plus déclarés pour la piété, qui gardent dans le cœur plus d'amertume et plus de fiel. Ils viennent à l'autel de Jésus-Christ, ils participent au sacrement  de Jésus-Christ, ils  prêchent la plus sévère morale de Jésus-Christ : et cependant ils roulent dans leur esprit mille projets de la vengeance la  plus vive et la plus pure. Et cependant ils forment mille intrigues et mille cabales, non point seulement contre quelques particuliers, mais contre des sociétés, contre des corps entiers, pour les noter, pour les décrier, pour les ruiner. Et cependant ils n'épargnent ni le sacré ni le profane, ni l'artifice ni le mensonge, pourvu qu'ils puissent parvenir à la fin qu'ils se proposent, d'humilier, de confondre, de perdre quiconque ose les contredire, et ne donne pas aveuglément dans leurs idées, ou plutôt dans leurs erreurs. Encore prétendent-ils agir en cela pour Jésus-Christ, et défendre la cause de Jésus-Christ : comme si cet Homme-Dieu, ce Dieu de charité, qui pour la défense de sa propre personne ne proféra pas une parole, autorisait dans eux, sous le vain prétexte de sa gloire, les plus aigres sentiments, les plus iniques préjugés, les plus

 

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noires médisances et les plus injustes pratiques.

Mais revenons. De ne vouloir pas pardonner, c'est se rendre coupable envers Dieu, coupable envers Jésus-Christ Fils de Dieu, et je dis encore coupable envers le prochain substitué en la place de Dieu : troisième raison qui engage Dieu à nous juger nous-mêmes selon toute la sévérité de sa justice et sans indulgence. Car, quel que puisse être cet homme contre qui vous vous tournez et pour qui vous vous montrez si intraitable, il est revêtu de tous les droits de Dieu, et c'est de lui que Dieu vous a dit ce que l'apôtre saint Paul disait à son disciple Philémon au sujet d'Onésime : Recevez-le comme moi-même, et usez-en avec lui comme vous en devez user avec moi-même : Suscipe illum sicut me (1). Il vous a déplu dans une occasion, il s'est échappé à votre égard, et c'est une dette dont vous pourriez lui demander compte. Mais cette dette, je la prends sur moi; et pour une juste compensation, je lui transporte celles que je pourrais à meilleur titre exiger de vous. Car souvenez-vous que vous vous devez vous-même à moi, et que j'ai sur vous un droit absolu et sans réserve : Si autem aliquid nocuit tibi, aut debet, hoc mihi imputa : ego reddam, ut non dicam tibi quod et te ipsum mihi debes (2). C'est ainsi, dis-je, que Dieu s'en est expliqué, et c'est ainsi que votre frère, tout redevable qu'il vous est, a droit d'attendre de votre part un traitement favorable et une remise entière. Mais vous, violant tous ses droits, vous n'êtes occupé que des vôtres; vous les relevez, vous les exagérez, vous les redemandez avec une hauteur et une exactitude que vous appelez droiture, justice, équité, mais que j'appelle, moi, inhumanité, que j'appelle cruauté, que quelquefois même je puis appeler férocité. Car qui ne sait pas quels sont les emportements d'une passion de vengeance? on se croit tout permis, et l'on ne garde nulles mesures. Dans la fausse idée que l'on se forme d'une offense que l'imagination grossit, et que notre délicatesse fait croître à Infini, quoi qu'on dise, quoi qu'on entretenue, quoi qu'on exécute, ce n'est jamais trop. Pour un trait, on en renvoie mille autres; pour un mot, on en vient à mille discours remplis d'invectives les plus injurieuses et qui n'ont point de fin; pour une fois et pour un moment, on passe les années et souvent toute la vie à butter sans cesse un homme, à le chagriner, à le traverser, et, s'il est possible,

 

1 Philem., 17. — 2 Ibid., 18.

 

à le désoler et à l'accabler : pourquoi ? parce que, aveuglés d'un amour-propre qui ne se prescrit point de bornes, nous nous infatuons de nos prétendus droits, et nous perdons tout souvenir du droit réel et solide que Dieu a transmis au prochain.

Après cela, mes chers auditeurs, allez à l'autel faire la prière que le Sauveur vous a lui-même tracée. Allez aux pieds de Dieu prononcer contre vous-mêmes l'arrêt le plus foudroyant. Allez à la face de ce Dieu de majesté vous démentir vous-mêmes, vous condamner vous-mêmes, et vous rendre enfin coupables envers vous-mêmes. C'est la dernière preuve par où je finis, et dont vous devez être touchés. Nous disons tous les jours à Dieu : Seigneur, pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés : Dimitte nobis,  sicut et  nos   dimittimus  (1).   Nous le disons; mais si nous comprenons Je sens de cette prière, et que nous ayons l'âme ulcérée d'un ressentiment qui la pique, et qu'elle n'ait pas encore guéri, cette prière de sanctification devient pour nous une prière d'abomination ; et je soutiens que nous ne la devons proférer qu'en tremblant; que nous la devons regarder comme une sentence de mort, et comme l'anathème le plus terrible qui puisse tomber sur nos têtes. Et en effet, n'est-ce pas ou nous démentir nous-mêmes, ou nous condamner nous-mêmes? Nous démentir nous-mêmes, si nous pensons d'une façon et que nous parlions de l'autre; si, ne voulant pas sincèrement et de bonne foi que Dieu mette cette égalité parfaite entre son jugement et le nôtre, nous osons néanmoins lui tenir un langage tout opposé. Nous condamner nous-mêmes, si, consentant à ce que Dieu ne nous pardonne qu'autant que nous pardonnerons, nous ne pardonnons pas ; et si, pour rentrer en grâce auprès de lui, nous ne remplissons pas une condition sans laquelle nous semblons conséquemment lui demander qu'il nous réprouve.

Car qu'est-ce à dire : Pardonnez-nous, mon Dieu, de même que nous pardonnons, lorsque réellement et dans la pratique nous ne pouvons nous résoudre à pardonner? Dimitte nobis, sicut et nos dimittimus. Faites-y, mon cher Frère, toute l'attention nécessaire, et je m'assure que vous en serez saisi de frayeur. C'est dire à Dieu : Seigneur, comme je porte dans mon sein une aversion que rien n'en peut arracher, ayez pour moi la même haine; et comme je ne veux jamais voir cet ennemi, ni

 

1 Matth., VI, 12.

 

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qu'il me voie, ne souffrez pas que moi-même je vous voie jamais dans votre royaume. Travaillez à ma perte comme je travaille à la sienne, et couvrez-moi dans l'enfer d'une confusion éternelle, comme je voudrais sur la terre le combler d'opprobre : Sicut et nos. C'est dire à Dieu : Ne me pardonnez pas mieux, Seigneur, que je pardonne ; et comme cette réconciliation où l'on m'engage n'est qu'apparente, ne vous réconciliez point autrement avec moi ; je suis toujours son ennemi : soyez toujours le mien. Malgré la parole que j'ai donnée, je n'attends pour me venger que l'occasion qui me manque : servez-vous, pour vous venger de moi, de toutes celles qui se présenteront, et qui ne vous manqueront pas : Sicut et nos. C'est dire à Dieu : De même, Seigneur, qu'il me suffit, ou que je veux qu'il me suffise, en pardonnant, de ne point agir contre la personne, et que, du reste, je ne prétends la gratifier en rien, l'aider en rien, abandonnez tous mes intérêts, et ne prenez part à aucune chose qui me concerne. Privez-moi de tous vos dons, et refusez-moi toute faveur, tout secours, tout bien. Sicut et nos. Est-ce ainsi, mon cher auditeur, que vous l'entendez? Du moins c'est ainsi que vous le dites, et c'est ainsi que Dieu dans son jugement l'accomplira. Quelle horreur ! ah ! pensez-y, Chrétiens : quelle conviction et quelle horreur, quand Dieu, en vous rejetant de sa présence, vous dira : De ore tuo te judico (1) ; Il ne faut point d'autre juge que vous-même. L'arrêt de ma justice, qui vous éloigne de moi, vous paraît rigoureux; il vous consterne, il vous désespère; mais c'est vous-même qui l'avez dicté, et vous l'avez eu cent fois vous-même dans la bouche. De quoi pouvez-vous vous plaindre? je suis la règle que vous m'avez marquée, je vous pardonne comme vous avez pardonné ; ou plutôt parce que vous n'avez jamais pardonné, ne comptez jamais que je vous pardonne. Retirez-vous : De ore tuo te judico.

C'est à vous, mes Frères, à le bien méditer,

 

1 Luc, XIX, 22.

 

ce funeste arrêt, et c'est à vous à prendre sur cela votre parti. Car il n'y a point de tempérament, point de milieu : ou pardon de votre part, ou de la part de Dieu affreuse réprobation. Choisissez de l'un ou de l'autre. Mais quoi? voudrais-je donc à ce prix me donner une satisfaction si vaine? M'est-il donc si important de réparer une injure, que je veuille qu'il m'en coûte mon éternité, mon salut, mon âme ? En poursuivant un ennemi et en le haïssant, ne serait-ce pas être mille fois encore plus ennemi de moi-même, et en repoussant un mal, ne serait-ce pas m'attirer le plus grand de tous les maux, le souverain mal? Comment en jugerai-je à la mort, et comment en jugent tant d'autres? Oserais-je mourir alors dans l'état d'inimitié où je vis, et ne serait-ce pas un scandale pour le monde même, qui, malgré ses faux principes sur les injures, par la contradiction la plus sensible, et par le témoignage qu'il se trouve forcé de rendre à la vérité, condamnerait lui-même un mourant assez endurci pour emporter avec lui son ressentiment dans le tombeau ? Or, pourquoi ne pas faire maintenant et utilement ce qu'il faudra faire nécessairement un jour, et peut-être sans fruit? Car qu'est-ce que ces réconciliations de la mort, et que peut-on se promettre de ce qui n'est souvent qu'une cérémonie et qu'un usage? S'il y a quelques difficultés à surmonter, et quelques victoires à remporter sur moi, j'en serai bien dédommagé par l'onction divine qu'on y goûte. Jamais Joseph ne ressentit plus de consolation que lorsqu'il embrassa ses frères qui l'avaient vendu. Il en pleura, non pas de douleur, mais de la joie la plus douce et la plus solide. Quoi qu'il en soit, Chrétiens, nous sommes pécheurs (car voilà toujours où il en faut revenir), et pécheurs en toutes manières. Comme pécheurs, nous avons un besoin infini que Dieu nous pardonne. Pardonnons, et espérons tout de sa miséricorde dans le temps et dans l'éternité bienheureuse, où nous conduise, etc.

 

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