ESSAI
D'OCTAVE DU SAINT-SACREMENT.
AVERTISSEMENT.
DESSEIN
GÉNÉRAL. LA VIE DE JÉSUS-CHRIST DANS L'EUCHARISTIE.
SERMON
SUR LA PRÉSENCE RÉELLE DE JÉSUS-CHRIST DANS LE SAINT-SACREMENT.
SERMON
SUR LE CULTE D'ADORATION RENDU A JÉSUS-CHRIST DANS LE SAINT-SACREMENT.
SERMON
SUR LE SACRIFICE DE LA MESSE.
SERMON
SUR LES ENTRETIENS INTÉRIEURS AVEC JÉSUS-CHRIST DANS LE SAINT-SACREMENT.
SERMON
SUR LA FRÉQUENTE COMMUNION.
SERMON
SUR LES OUTRAGES FAITS A JÉSUS-CHRIST DANS LE SAINT-SACREMENT.
SERMON
SUR LA COMMUNION INDIGNE.
SERMON
SUR LES PROCESSIONS DU SAINT-SACREMENT.
Outre l'Essai d'Avent qu'on donne
au public, il s'est encore trouvé dans les écrits du Père Bourdaloue un Essai
d'Octave du Saint-Sacrement. C'était la coutume autrefois de la prêcher tout
entière, aussi bien que l'Avent sous un même dessein général, qui comprenait
huit sujets particuliers; et les prédicateurs faisaient de ces différents
sujets autant de discours. Le Père Bourdaloue avait voulu se conformer à cet
usage, et pour cela même il avait tracé sur le papier le fond et la suite des
huit sermons qu'il se proposait de faire. Mais là-dessus, comme à l'égard de
l'Avent, il s'en est tenu au projet, sans en venir à l'exécution.
Hoc facite in meam
commemorationem.
Faites ceci en mémoire de
moi. (En saint Luc, chap. XXII, 19.)
Ce n'est point une représentation
seulement, ni une simple commémoration. Tel que Jésus-Christ, ce Fils unique du
Père dans l'éternité et ce Fils de Marie dans le temps ; tel, dis-je, que ce
Dieu-Homme vécut sur la terre parmi les hommes, et qu'il y parut revêtu d'une
chair passible et mortelle ; tel encore, quoique d'une vie beaucoup plus
parfaite, il vit dans l'auguste sacrement dont il fut l'instituteur , et dont j'ai à vous
entretenir pendant le cours de cette Octave. Il
est vrai qu'il ne se montre point à nous comme autrefois : nous ne le voyons pas, nous ne l'entendons
pas, nous ne sommes pas témoins de ses divines opérations. Mais dans ces ombres
qui le couvrent il n'est pas moins vivant, et c'est là même que se renouvellent
les plus grands mystères de cette première vie qu'il passa dans la Judée, et
qu'il finit, après trente-trois ans par le supplice de la croix.
Entre ces mystères delà vie de
Jésus-Christ, notre Sauveur, nous distinguons celui de sa bienheureuse
nativité, lorsqu'une mère vierge, par la toute-puissante vertu du Saint-Esprit,
l'ayant conçu et porté neuf mois dans son sein, le mit au monde dans l’étable
de Bethléem ; celui de l'adoration des mages, lorsque trois rois, conduits par
l'étoile et encore plus par la foi qui les éclairait, vinrent lui rendre
hommage , et le reconnaître, malgré son état pauvre et abject, pour le Dieu et
le souverain Maître de l'univers ; celui
de sa présentation , quand Marie se
purifia dans le temple, et qu'obéissant à la loi, elle offrit ce premier-né et
présenta au Seigneur ce don précieux qu'elle en avait reçu; ceux de sa vie
agissante, quand, parcourant les villes et les bourgades, il conversait avec
les peuples, il opérait des miracles, il multipliait les pains et nourrissait
dans le désert de nombreuses troupes; ceux de sa vie souffrante, où il fut si
violemment persécuté, outragé, crucifié
; enfin le glorieux mystère de sa résurrection, où il triompha de la fureur de
ses ennemis et de la mort même.
Or, je prétends que tout cela
s'accomplit tout de nouveau dans la très-sainte Eucharistie. C'est là, 1° que
Jésus-Christ prend une seconde naissance ; 2° que Jésus-Christ reçoit nos
adorations; 3° que Jésus-Christ est présenté et offert à Dieu ; 4° que
Jésus-Christ converse avec les hommes ; 5° qu'il se multiplie en quelque
manière, et qu'il nourrit de son sacré corps une multitude innombrable d'âmes
fidèles ; 0° qu'il est exposé aux insultes et aux persécutions ;
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7° qu'il est même crucifié par les pécheurs sacrilèges ; 8°
enfin , qu'il devient , comme dans sa résurrection , victorieux et triomphant.
Voilà, Chrétiens auditeurs, ce
que je me propose de développer en autant de discours que j'ai marqué
d'articles différents. Voilà tout le plan que je me suis tracé pour votre
instruction et votre édification : je dis pour votre édification ; car, ayant à
parler dans un auditoire chrétien et catholique , mon dessein n'est pas de
m'arrêter uniquement à de sèches controverses, ni à des spéculations abstraites
et sans fruit. Je veux tellement vous expliquer les points de votre créance
touchant le grand et ineffable sacrement dont nous solennisons la fête, que vous
appreniez en même temps à le révérer, à le fréquenter, à l'honorer par toutes
les pratiques d'une piété solide et religieuse. Ce serait peu d'éclairer
l'esprit, si je ne touchais le cœur ; et il ne suffirait pas d'établir les
dogmes de la foi, si je ne travaillais également à corriger les abus et à
sanctifier les mœurs.
Dieu tout-puissant, Dieu de
majesté, vous dont toute la grandeur est cachée sous de fragiles espèces et de
viles apparences, Seigneur, aidez-moi de votre grâce. C'est pour seconder les
intentions de votre Eglise que je monte dans cette chaire; c'est pour exalter
le plus signalé de vos bienfaits, pour en rappeler le souvenir, pour en
raconter les merveilles, et pour inspirer à mes auditeurs toute la vénération
et tout l'amour qu'il mérite. Vous me soutiendrez, mon Dieu , vous bénirez mon
travail, et, pour l'honneur de votre sacrement, vous donnerez de la force à mes
paroles, et les imprimerez profondément dans les âmes.
Peut-être, ô mon Dieu, votre
providence, qui veille sur le salut de tous, conduira-t-elle ici quelques-uns
de nos frères errants. Dans un temps où le plus religieux monarque s'applique
avec plus de zèle et plus d'efficace que jamais à ramener ces brebis égarées et
à les faire rentrer dans le bercail, peut-être quelques-uns, ou par un esprit
de critique , ou par un vrai désir de s'instruire, se mêleront-ils dans la
troupe, et se rendront-ils attentifs à m'écouter. Daignez, Père des
miséricordes, jeter sur eux un regard favorable ; daignez, pour disposer
l'ouvrage de leur conversion, donner à ma voix une vertu particulière et toute
nouvelle. Qu'elle s'insinue, cette vertu divine, jusque dans le fond de leurs
cœurs; qu'elle les pénètre; qu'elle les remue, qu'elle les fléchisse. Ce sont
nos frères, quoique séparés de nous. Ce sont des enfants rebelles à leur mère,
mais dont elle pleure la perte et dont elle souhaite ardemment le retour.
Heureux si je puis y contribuer, et s'il vous plaît de m'employer, Seigneur, à
une œuvre si sainte, et si digne de mon ministère !
Premier jour. — Jésus-Christ prenant dans l'Eucharistie
une seconde naissance.
Cœnantibus
autem eis, accepit Jesus patiem, et benedixit ac fregit, deditque discipulis
suis, et ait : Accipite et comedite : hoc est corpus meum.
Pendant
qu'ils soupaient, Jésus prit du pain, le bénit, le rompit, et le donna à ses
disciples, disant : Prenez et mangez : ceci est mon corps. (Saint Matthieu,
chap. XXVI, 26.)
Comment est-ce le corps de
Jésus-Christ? et devons-nous être surpris de la dispute qui s'éleva d'abord
entre les Juifs, lorsque lui ayant entendu dire : Le pain que je donnerai,
c'est ma chair pour la vie du monde (1), ils se demandaient les uns aux
autres : Comment cet homme nous peut-il donner sa chair à manger? Ils ne
comprenaient pas le merveilleux changement qui se fait dans l'Eucharistie de la
substance
du pain et du vin en la substance du corps et du sang de ce
Dieu-Homme. Nous ne le comprenons pas nous-mêmes; mais, plus dociles que ces
incrédules, ce que nous ne comprenons pas, nous le croyons; et, sans vouloir
l'approfondir, nous nous soumettons à cet article de notre foi. Changement qui,
selon la pensée des Pères, et en particulier de saint Chrysostome, est une
extension de l'incarnation divine : de sorte que nous pouvons regarder cet
excellent mystère comme une seconde naissance du Fils de Dieu. Outre sa
génération éternelle dans le sein de son Père, il naquit sur la terre, pour la
première fois, du sein de Marie, où il avait été conçu ; et j'ose
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dire que cette seconde naissance qu'il prend sur nos autels
entre les mains des prêtres n'est pas moins réelle, ni moins véritable :
premier point ; n'est pas moins miraculeuse, ni moins admirable : second point;
n'est pas moins avantageuse aux hommes, ni moins salutaire : troisième point.
Reprenons, et mettons ceci dans tout son jour.
Premier point. — Naissance
réelle et véritable : c'est un langage assez ordinaire des Pères, que
Jésus-Christ, dans le sacrement de l'autel, est réellement et véritablement
produit ; car ils appellent production cette conversion du pain et du vin au
corps du Sauveur et en son sang. Aussi est-ce en ce même sens que saint
Augustin, relevant la dignité du sacerdoce de la loi nouvelle, s'écrie : 0
respectable et redoutable dignité des prêtres, puisque c'est par leur ministère
et dans leurs mains que le Fils même de Dieu s'incarne (1) !
Je sais de quelles erreurs
l'hérésie a infecté sur cela les esprits. A l'exemple des Capharnaïtes, les
hérétiques des derniers siècles se sont non-seulement étonnés, mais
scandalisés, d'une vérité néanmoins si solidement établie. En vain, pour les
convaincre, leur a-t-on opposé ces paroles si claires, si formelles, si
précises : Ceci est mon corps, ceci est mon sang; ils n'ont point manqué de
subtilités pour les interpréter et les détourner; car voilà le caractère de
l'incrédulité, de ne pas voir au milieu de la lumière, et de s'aveugler, si je
puis le dire, en plein jour. Pressés par un témoignage si évident, à la propre
signification des termes, ils n'ont pas rougi de substituer le sens le moins
naturel et le plus forcé : altérant la proposition de Jésus-Christ,
l'affaiblissant, tout expresse qu'elle est, et la réduisant à dire : Ceci est
le signe, la figure de mon corps ; et ceci le signe, la figure de mon sang.
Le vaste champ, si j'entreprenais
de combattre ces ennemis de l'Eglise, et si je m'engageais à justifier contre
leurs dogmes erronés la croyance orthodoxe et catholique où nous vivons !
Que n'aurais-je point à produire pour les détromper, si de bonne foi ils le
voulaient être ; et que l'opiniâtreté, que souvent même un intérêt secret ou
une fausse gloire ne les retînt pas obstinément et presque invinciblement dans
leurs préjugés ? Je leur demanderais avec quelle vraisemblance ils peuvent se
persuader que le Sauveur du monde, la veille de sa mort, déclarant à ses
apôtres ses dernières
volontés, comme par testament, et leur marquant le don qu'il
faisait aux hommes de son corps et de son sang précieux, il se soit énoncé dans
une pareille conjoncture, et sur un sujet de cette importance, en des termes
équivoques et métaphoriques; qu'il ne se soit pas fait entendre autrement, et
que, ne s'expliquant pas davantage, il ait donné aux fidèles et à toute
l'Eglise l'occasion la plus prochaine d'une idolâtrie publique et perpétuelle?
Je leur ferais observer les
affreuses conséquences qui doivent s'ensuivre, s'il est permis, surtout en ce
qui concerne les mystères de la religion, de restreindre à un sens impropre et
figuré ce que l'Ecriture, ce que l'Evangile exprime le plus nettement, et sans
la moindre restriction ni la moindre ambiguïté. Pourquoi ne serais-je pas en
droit d'user de la même liberté au regard de l'humanité de Jésus-Christ, au
regard de sa mort, de sa résurrection, prenant tout ce qu'en dit le texte sacré
pour des apparences et rien de plus? Or, où en serions-nous, et que deviendrait
toute la foi chrétienne?
Je leur porterais le défi : Et
apprenez-nous donc vous-mêmes, leur dirais-je, quelles expressions plus
convenables et moins obscures pouvait employer le Fils de Dieu pour signifier
que le pain avait été changé en son corps, et le vin en son sang. Fallait-il
que, sans se contenter de dire : Ceci est mon corps, ceci est mon sang, il
ajoutât : Ceci est réellement mon corps, et ceci est réellement mon sang? Mais
eût-il parlé selon l'usage commun?
Je dis, par exemple : Voilà du
pain ; voilà du vin, ou quelque autre chose que ce soit, et je m'en tiens là.
Quiconque m'écoute ne conçoit-il pas d'abord ma pensée, et que je veux dire que
c'est en effet du pain, ou que c'est en effet du vin ? Est-il besoin que
j'ajoute : Voilà réellement du pain, ou voilà réellement du vin ? Cette
addition ne paraîtrait-elle pas inutile, ne le serait-elle pas? Que dis-je! et
le Sauveur du monde ne s'explique-t-il pas même par une addition importante et
remarquable, quand, après avoir dit : Ceci est mon corps, ceci est mon sang, il
poursuit et ajoute : Le même corps qui sera livré pour vous, le même sang qui
doit être répandu pour vous?
Enfin, je les renverrais à la
tradition de tous les siècles depuis l'établissement de l'Eglise : aux
définitions des conciles, tant généraux que nationaux ; aux sentiments de tous
les Pères, soit grecs, soit latins ; à la foi de tous les peuples, de tous les
empires, de tout le monde
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chrétien, où, d'âge en âge et sans interruption, je vois une
profession authentique et unanime de cette vérité capitale, que Jésus-Christ, dans
son sacrement, est présent en personne, et contenu sous les accidents du pain
et du vin. A qui nous en rapporterons-nous? qui en croirons-nous? J'en atteste
le jugement secret et la conscience de tout homme sage et non prévenu. Est-il
de la raison que les vues singulières et nouvelles de quelques hérésiarques
l'emportent dans notre estime sur de telles autorités, et sur cette nuée de
témoins?
Ne nous arrêtons pas ici plus
longtemps, chrétiens auditeurs : ce qui fait le scandale des hérétiques doit
être la matière de notre foi, et d'une foi ferme et soumise. Avec cette fermeté
et cette soumission de la foi, nous découvrons un Dieu sur nos autels, et nous
lui disons, comme un de ses prophètes : Ah ! Seigneur, vous êtes
vraiment un Dieu caché (1). Vous le fûtes à votre naissance dans l'étable
de Bethléem, et vous l'êtes encore plus à cette autre naissance où votre
humanité même se dérobe à nos yeux. Mais, tout caché que vous êtes, vous n'en
êtes pas moins Dieu, et le même Dieu-Homme qui, dans le ciel, est assis à la
droite du Père. Ainsi je le crois : vous, Seigneur, animez toujours par votre
grâce et fortifiez ma foi.
Second point. — Naissance
admirable et toute miraculeuse. Dans le ciel, le Fils éternel de Dieu est
produit d'un père sans mère ; sur la terre, il fut produit d'une mère sans père
; et dans l'Eucharistie, il est produit sans l'un ni l'autre : quel prodige !
Pour opérer ce divin sacrement, la parole suffit; et quelle parole? Voici la
merveille. L'Ecriture nous apprend que toutes choses ont été faites par la
parole de Dieu ; que c'est par celte parole que les cieux ont commencé à rouler
sur nos têtes, par cette parole que la terre s'est affermie sous nos pieds, par
cette parole que les eaux ont rempli les abîmes, par cette parole enfin que tous
les êtres créés sont sortis du néant, et ont composé ce vaste univers : tant
cette parole de Dieu, selon les termes de l'Apôtre, est vive, efficace,
agissante. Tout cela est grand sans doute, et digne d'admiration; mais dans le
sacré mystère du corps et du sang de notre Sauveur, et dans la manière dont il
s'accomplit, je trouve quelque chose de plus surprenant. Car ce n'est pas même
la parole de Dieu qui agit, c'est la parole d'un homme ministre de
521
Dieu. Tellement que nous pouvons appliquer au prêtre cette
belle et noble expression du Prophète royal, parlant de Dieu , créateur du
monde : Il dit, et tout se fit (1).
En effet, le prêtre parle, il
prononce, il dit : et tout à coup que de miracles 1 II dit, et dans l'instant
toute la substance du pain, toute celle du vin est détruite : de sorte que sous
la même figure, les mêmes dehors, et sans que rien de nouveau paraisse, ce
n'est plus ni du pain ni du vin, mais Jésus-Christ en substance avec tout son
corps, tout son sang, tout son être, et comme Dieu et comme homme. Il dit, et,
par une division au-dessus de tout l'ordre naturel, et jusque-là inconnue à
toute la raison humaine, de faibles accidents, tels que ceux du pain et du vin,
couleur, odeur, saveur et autres, sont séparés de leur sujet, demeurent en cet
état, et ne subsistent que par la vertu divine qui les soutient. Il dit, et ce
même corps, caché sous les espèces sacramentelles,-y est à la manière des
esprits; c'est-à-dire qu'étant tout entier dans toute l'hostie, il est encore
tout entier dans chaque partie de l'hostie ; qu'il y est indivisible et
incorruptible, et que ce n'est ni ce corps que l'on partage en partageant
l'hostie, ni ce corps qui se dissout quand l'hostie vient à se dissoudre. Il
dit, et le même Fils de Dieu, qui, sortant de ce monde après sa résurrection,
monta au plus haut des cieux, sans quitter ce séjour céleste, descend sur
l'autel : si bien qu'il est en même temps et dans le ciel et sur la terre, tout
éclatant de lumière dans le ciel, et comme enseveli dans l'obscurité sur la
terre ; mais aussi glorieux néanmoins sur la terre que dans le ciel.
Miracles incompréhensibles et
ineffables ! miracles que les Pères n'ont considérés qu'avec une sainte
horreur, et que saint Chrysostome appelle mystères terribles et formidables!
miracles que les hérétiques osent contester, parce que, ne les pénétrant pas,
ils ne les jugent pas possibles : comme s'ils ignoraient cet oracle de
l'Evangile, qu'il n'y a rien d'impossible à Dieu ; comme s'ils prétendaient
mesurer la toute-puissance de Dieu selon leurs vues étroites et bornées; comme
si les œuvres de Dieu n'étaient pas aussi merveilleuses qu'elles le sont, parce
qu'elles passent notre intelligence, et qu'elles sont au-dessus de tous nos raisonnements.
Eh quoi ! dit saint Augustin, refuserons-nous à un Dieu si grand cet avantage
de pouvoir faire plus que nous ne pouvons penser ni comprendre?
Humilions-nous et tremblons
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sous le poids de sa grandeur; reconnaissons-la dans le
ministre qu'il en a fait comme le dépositaire, en le revêtant de son pouvoir,
entrons dans le sentiment de ces troupes de peuple dont a parlé l'évangéliste
saint Matthieu, qui furent saisies d'une crainte religieuse, et s'écrièrent
d'une commune voix , en louant Dieu et le bénissant d'avoir donné aux hommes le
pouvoir de remettre les péchés : bénissons-le mille fois nous-mêmes, et
rendons-lui mille actions de grâces du pouvoir qu'il a donné à ces mêmes hommes
de consacrer son corps et son sang. Sentiment d'autant plus juste, que ce
pouvoir ne leur est accordé qu'en notre faveur et pour notre salut.
Troisième point. —
Naissance infiniment avantageuse et salutaire pour nous. Ne craignez point,
dit l'ange aux pasteurs, en leur annonçant la naissance de Jésus-Christ ; je
viens vous apprendre une nouvelle qui doit être pour tout le peuple le sujet
d'une grande joie, savoir, qu'il vous est né un Sauveur (1). Or c'est en
cette même qualité de Sauveur que Jésus-Christ se rend présent sur l'autel, et
qu'il se renferme dans son sacrement. Il y renferme avec lui des trésors
infinis de grâces, puisqu'il est l'auteur de la grâce, et la source inépuisable
de tous les dons célestes. Ce n'est pas pour les tenir resserrés dans son sein,
mais pour les répandre sur nous, et pour nous les communiquer avec abondance.
C'est donc dans ce divin mystère,
et par rapport à nous, que se vérifie ce que disait le Fils de Dieu touchant la
fin de sa mission et de son avènement sur la terre: Je suis venu afin qu'ils
aient la vie, et qu'ils l'aient plus abondamment (2). Sacrement de vie,
sacrement de salut, parce qu'il sert à entretenir la vie spirituelle de nos
âmes, et à nous soutenir dans la voie du salut ; parce qu'il sert à guérir
toutes nos faiblesses, et à nous fortifier contre tous les obstacles du salut ;
parce qu'il nous fournit tous les secours nécessaires au salut; enfin, parce
que c'est un gage de cette vie future où nous aspirons, et de cette gloire
éternelle où consiste le salut. Quel fonds de réflexions, si j'entreprenais de
le creuser ! quelle matière à tous les sentiments de la plus vive
reconnaissance ! Je ne vous prierai point, Seigneur, comme le Prophète, de dire
à mon âme : Je suis votre salut (3) ; vous l'êtes déjà avant que je vous
le demande, et vous avez sur cela prévenu mes vœux. Mais je m'adresserai à
toutes les
créatures, je les inviterai à chanter vos miséricordes
envers moi ; je leur crierai, dans le transport de ma joie : Venez, voyez,
admirez combien le Seigneur a fait pour mon âme de grandes choses (1) !
il l'a créée, il l'a purifiée et lavée de la tache originelle ; il l'a remplie
de son esprit et l'a sanctifiée ; il est sorti du sein de son Père et s'est
revêtu de notre chair pour la rechercher, pour la racheter, pour la réconcilier
; il n'y a pas épargné jusqu'à sa vie : mais tout cela ne lui a point encore
suffi; il veut que ce corps qu'il a pris pour le salut de cette âme lui reste
comme en héritage ; il veut que chaque jour ce corps renaisse en quelque sorte
pour elle ; et qu'elle en puisse toujours recevoir une nouvelle force et de
nouveaux accroissements de grâce.
Voilà où l'amour de ce Dieu
Sauveur l'a porté : car ce sacrement de grâce et de salut est en même temps un sacrement
d'amour: mais de quel amour? qui peut l'exprimer? Ayant aimé les siens,
dit saint Jean, et dans eux tous les hommes, il les aima jusques à la fin
(2). Qu'est-ce à dire, jusques à la fin? c'est-à-dire qu'il les aima
jusqu'à sa mort ; c'est-à-dire qu'il les aima jusqu'à ce jour où ces mêmes
hommes à qui il se donnait, conjurés contre lui, le trahissaient , le
vendaient, n'aspiraient qu'à sa ruine, et lui préparaient les plus cruels
tourments ; c'est-à-dire que, par l'effort le plus généreux et le plus constant
de son amour, sans égard à tout le mal qu'ils méditaient contre sa personne et
que la haine leur inspirait, il ne pensa qu'à eux-mêmes et au bien qu'il leur
voulait faire ; c'est-à-dire que, sans avoir encore pleinement satisfait
jusque-là son amour, il y mit le comble par le don qu'il leur fit, et ne leur
laissa plus rien à désirer sur la terre de tout ce qu'ils en pouvaient
attendre. Voilà comment il a aimé le monde, et voilà comme il m'a aimé, moi en
particulier : car il pensait dès lors à moi, et il m'avait en vue comme les
autres. Son amour n'a point eu de bornes : tous y ont été compris, et tous en
peuvent profiter. Or, sur cela que me dit mon cœur, ou que ne me dit-il point,
que ne me reproche-t-il point? Hélas! s'il ne me dit rien, c'est qu'il ne sent
rien ; et de quoi sera-t-il touché, s'il est insensible à un tel amour? Malheur
à moi et à mon indifférence ! Elle ne se fait que trop connaître dans toute ma
conduite à l'égard du sacrement de ce Dieu d'amour ; dans les évagations de mon
esprit, dans mes tiédeurs, mes lâchetés, mes ennuis en la présence de ce
523
sacrement. Cependant l'Apôtre s'explique en des termes bien
terribles pour moi : Quiconque n'aime pas le Seigneur Jésus, qu'il soit anathème
(1). Je dois l'aimer dans tous les états où la foi me le présente. Mais en quel
état doit-il me paraître et me doit-il être plus aimable, que dans un mystère
où il veut s'unir tellement à
moi et m'unir si étroitement à lui, qu'en conséquence de
cette union la plus intime et la plus parfaite, je puisse dire ce que disait le
maître des Gentils, dans l'ardeur de l'amour dont il était embrasé : Je vis;
mais non, ce n'est plus moi qui vis, c'est Jésus-Christ qui vit en moi (1).
SECOND JOUR. — Jésus-Christ recevant dans l'Eucharistie
nos adorations.
Venite,
adoremus, et procidamus, quia ipse est Dominus Deus noster.
Venez,
adorons le Seigneur, et prosternons-nous devant lui, car c'est le Seigneur
notre Dieu. (Au psaume XCIV, 6, 7.)
C'est au nom de toute l'Eglise,
de cette sainte épouse de Jésus-Christ, que nous sommes appelés devant les
autels de son divin Epoux, pour lui offrir notre encens et pour l'adorer. Elle
ne se contente pas que nous lui rendions un honneur commun, soit aux esprits
bienheureux, soit aux saints, qui sont les élus de Dieu : elle veut que ce soit
un culte particulier et d'adoration. Elle ne se contente pas que nous
l'adorions dans le ciel où il est remonté, et qui est le séjour de sa gloire :
elle veut encore qu'il soit adoré sur la terre, dans ses tabernacles où il
réside, et dans son sacrement. En vain l’hérésie lui a-t-elle refusé ce culte
suprême, et par une audace insoutenable a-t-elle entrepris de l'abolir :
l'Eglise, armée de ses foudres, s'est élevée, et en a pris la défense. Animée
d'un zèle de religion, elle n'a rien omis pour la cause de ce chef invisible
dont elle est le corps mystique, et elle s'est employée de tout son pouvoir à
le maintenir dans la juste possession où il a toujours été de voir les fidèles
se prosterner en sa présence, et de recevoir dans son sanctuaire les hommages dus
à la Divinité. Allons donc, chrétiens auditeurs, et nous-mêmes acquittons-nous
d'un devoir si légitime. Afin de nous y exciter davantage, perçons le voile qui
couvre un si grand mystère ; ne nous arrêtons point à des apparences capables
de rabaisser l'idée que nous en devons avoir; mais comprenons bien deux vérités
qui feront le partage de ce discours : car je vais vous montrer comment l'état
de Jésus-Christ, dans le sacrement de l'autel, est celui où il mérite plus nos
adorations : premier point ; et comment ce même état de Jésus-Christ, dans le
sacrement de l'autel, est encore celui qui donne à nos adorations plus de
mérite : second point. Deux instructions qui demandent votre attention.
Premier point. — L'état de
Jésus-Christ dans le sacrement de l'autel est celui où il mérite plus nos
adorations : comment? 1° En vertu de sa présence plus immédiate et plus
prochaine; 2° en reconnaissance de l'humiliation volontaire où il est réduit,
et où il se tient abaissé pour nous. Je m'explique.
4° Présence de Jésus-Christ plus immédiate et plus prochaine
dans le sacrement de l'autel, premier motif qui nous engage spécialement à l'y
adorer. A parler en général, il est partout également adorable, puisqu'il est
partout également Dieu ; mais plus il est proche de nous, et plus nous sommes
proches de lui, c'est alors que nous devons devant lui nous comporter avec plus
de révérence, et redoubler nos adorations. Ainsi, pour user de cette
comparaison, le prince, dans toute l'étendue de ses Etats, est également
respectable à tous ses sujets ; mais s'ils ont à paraître devant ses yeux,
s'ils sont admis auprès de sa personne, quel tremblement tout à coup les
saisit, et quels témoignages ne lui donnent-ils pas d'un nouveau respect et
d'une profonde vénération ! Ainsi, pour me servir d'un exemple plus convenable
encore et plus propre, Moïse était sans cesse occupé de la pensée du Dieu de
ses pères, et en tous lieux il l'adorait : mais quand le Seigneur lui apparut,
quand une voix, sortie du buisson ardent, lui fit entendre ces paroles : Je
suis le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, le Dieu de
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Jacob; en ce moment quelle fut sa surprise ! Dans une
sainte frayeur, tout éperdu et comme hors de lui-même, il se couvrit le visage,
il se jeta contre terre, il y demeura dans le silence, n'osant pas lever la
tête ni porter ses regards vers cette flamme où il connut que le Dieu d'Israël
était présent. Or Jésus-Christ ne nous est pas moins présent, et nous est même
plus présent sur nos autels et dans son sacrement. Moïse eut défense
d'approcher du buisson, au lieu que nous allons jusques au pied de l'autel où
le Seigneur repose. Jésus-Christ est auprès de nous, et nous sommes auprès de
Jésus-Christ ; nous prenons place à sa table, nous recevons à certains jours et
aux fêtes solennelles sa bénédiction : d'où, par la conséquence la plus
naturelle, il s'ensuit que c'est donc là qu'il attend avec plus de sujet nos
hommages et notre culte.
Culte, dit saint Chrysostome, que
lui rendent des légions d'anges assemblés dans son sanctuaire, pour lui former
une cour digne de lui ; culte que l'Eglise a toujours cru devoir lui rendre, et
qu'elle lui a toujours rendu, comme toujours elle le lui rendra, quoi qu'en
puissent dire nos hérétiques. Ils ont bien vu que ce culte d'adoration, s'ils
en convenaient, devait être contre eux une preuve évidente de la présence
réelle du corps de Jésus-Christ dans la sainte Eucharistie. Voilà pourquoi ils
ont tant contesté sur ce culte, et pourquoi ils refusent de le reconnaître.
Egalement incrédules et sur le droit et sur le fait, ils n'ont voulu souscrire
ni à l'un ni à l'autre : c'est-à-dire qu'ils n'ont point voulu croire, ni qu'on
doive adorer le sacrement que nous adorons, ni que dans toute l'antiquité,
depuis l'établissement de l'Eglise, on l'ait adoré. Mais que, sans se prévenir
ni s'obstiner contre des faits sensibles et palpables, ils suivent de siècle en
siècle la plus ancienne et la plus constante tradition ; qu'ils écoutent les
conciles, qu'ils interrogent les Pères, qu'ils consultent les liturgies, ils
pourront aisément se détromper et se convaincre. Et n'est-ce pas en vue de ce
culte divin que l'Eglise a institué de si augustes cérémonies, qu'elle récite
tant de prières, qu'elle ordonne des prêtres, qu'elle leur confère l'onction,
qu'elle consacre les temples, les autels, les vases, les vêtements, tout ce qui
a rapport à la célébration des saints mystères? Quoi donc, dit saint
Chrysostome, tout cela, n'est-ce qu'un jeu, n'est-ce qu'un appareil de théâtre
?
Mais revenons, et concluons qu'à
l'égard du sacrement de Jésus-Christ, un double précepte nous oblige à l'adorer
: l'un, selon le ternie de l'école, précepte négatif, et l'autre, suivant le
même langage, précepte positif : l'un qui consiste à ne rien faire contre
l'honneur et le culte dû à ce sacrement, l'autre, qui exige de nous envers ce
sacrement tous les devoirs d'une adoration, non-seulement extérieure et
apparente, mais véritable et intérieure. Car, sans le cœur, tout le reste n'est
de nul prix au jugement de Dieu. Le Seigneur doit être adoré en esprit à en
vérité (1) ; et ce sont de tels adorateurs qu'il cherche , parce que ce
sont là ceux qui l'honorent. Est-ce ainsi que nous l'adorons? Nous paraissons
devant lui, mais pensons-nous à lui ? Lors même que nous sommes à ses pieds, et
qu'au dehors nous lui donnons quelques marques de respect et de religion, où
est notre esprit? où se porte-t-il et où s'arrête-t-il? Cependant il nous voit,
ce Dieu scrutateur des cœurs ; mais de quel œil voit-il les vaines idées qui
nous amusent, et les frivoles imaginations qui nous dissipent?
2° Humiliation volontaire où
Jésus-Christ se réduit pour nous dans le sacrement de l'autel : second motif
qui doit nous exciter plus fortement et spécialement à l'y adorer. Saint Paul,
parlant des anéantissements du Fils de Dieu dans l'incarnation, dit : Il
s'est anéanti, prenant la forme d'esclave (2). De là qu'est-il arrivé?
c'est, poursuit le saint Apôtre, que Dieu l'a élevé, et lui a donné un nom
au-dessus de tout nom (3). Pourquoi cela? Afin, conclut le même
Docteur des nations, qu'au nom de Jésus, tout ce qu'il y a dans le ciel, sur
la terre et dans les enfers, fléchisse le genou, et que toute langue confesse
que le Seigneur Jésus-Christ est dans la gloire de Dieu le Père (4).
Paroles remarquables, paroles qui conviennent admirablement au point que je
traite. A considérer Jésus-Christ humilié dans le saint mystère, abaissé, comme
anéanti, le libertin se révolte, et, selon la prudence de la chair qui
l'aveugle, ce sacrement , tout grand qu'il est, lui semble méprisable. Mais,
sagesse humaine, que tes lumières sont trompeuses, et que tes raisonnements
sont faux ! Parce qu'il est descendu de sa gloire, ce Verbe de Dieu, et qu'il
s'est d'abord anéanti en se faisant homme, c'est pour cela que Dieu l'a exalté,
pour cela qu'il a voulu que tout pliât sous son nom, et qu'on l'adorât dans
toute l'étendue de l'univers. Et parce qu'il s'anéantit tout de nouveau dans le
sacrement de son corps qu'il nous a laissé, et dont il lui a plu de nous
gratifier, c'est pour cela même que l'âme fidèle,
525
piquée d'une sainte émulation, sent tout son zèle s'allumer,
et qu'elle tâche, autant qu'il lui est possible, de compenser par ses plus
humbles adorations les abaissements de son Sauveur.
D'autant plus vivement touchée et
plus animée de zèle, que ce sont des abaissements volontaires, et où de
lui-même il se réduit pour nous. David disait : Devant le Seigneur qui m'a
choisi, et qui m'a établi chef de son peuple, je m'humilierai, je me ferai
petit, et plus petit que je ne l'ai encore été ; je me mépriserai moi-même, et
ce sera là toute ma gloire (1). Le saint roi parlait de la sorte à la vue
de l'arche ; et telle, à plus forte raison, doit être la disposition d'une âme
témoin des humiliations d'un Dieu pour elle. Vous vous abaissez jusques à moi,
Seigneur, et pour moi ; et moi, que ne puis-je. devant vous et pour vous,
m'abîmer jusques au centre de la terre ! que ne puis-je appeler toutes les
nations en votre présence, et vous offrir avec mes hommages ceux du monde
entier! Car de tout ce qui dépend de moi, que dois-je omettre pour relever et
pour vous rendre une gloire dont vous n'obscurcissez l'éclat qu'afin de vous
accommoder à ma faiblesse, et de me faciliter l'accès auprès de vous?
C'est dans ce même sentiment que
tant d'âmes pieuses et dévotes, par l'inspiration de l'Esprit de Dieu, et du
consentement des pasteurs de l'Eglise, se sont associées pour l'adoration
perpétuelle du très-saint Sacrement. Elles ont mesuré sur les humiliations de
Jésus-Christ leurs adorations. Comme donc et le jour et la nuit il demeure
toujours dans le même anéantissement, elles n'ont pas voulu qu'il y eût un
moment, et de la nuit et du jour, où on ne lui fît hommage, et où on ne lui
rendît une partie de l'honneur qu'elles savent lui appartenir. De tout ceci
jugez, femmes mondaines , avec quelle affreuse indécence vous venez dans nos
temples, non pas honorer un Dieu humilié, mais vous donner en spectacle, mais
attirer sur vous les regards, et vous faire voir parées comme des idoles ;
mais, si je l'ose dire, vous faire encenser vous-mêmes et adorer.
Second point. — L'état de
Jésus-Christ dans le sacrement de l'autel est encore, par un heureux retour, celui
qui donne à nos adorations plus de mérite. Car, en adorant Jésus-Christ dans
l'Eucharistie, 1° nous adorons ce que
nous ne voyons pas ; 2° nous adorons même contre ce que nous
voyons.
1° Nous adorons ce que nous ne
voyons pas. Que les anges et toutes les âmes qui jouissent de la béatitude dans
le ciel adorent le Seigneur Jésus ; que, suivant la vision qu'en eut saint
Jean, et qu'il rapporte au chapitre cinquième de son Apocalypse, ils disent et
redisent incessamment à haute voix : Il est digne, cet Agneau qui a été
immolé, de recevoir la puissance, la divinité, la sagesse, la force, l'honneur,
la gloire et la bénédiction ; voilà de quoi je ne suis point surpris. Ils
le voient dans les splendeurs des saints, et revêtu d'un éclat plus grand
encore qu'il ne parut aux apôtres sur le Thabor. Que même les mages, sans égard
à la pauvreté de l'étable où il était né, et de la crèche qui lui servait de
berceau, se soient prosternés dès qu'ils l'aperçurent; qu'ils aient ouvert
leurs trésors, et que, dans les présents mystérieux qu'ils lui offrirent, ils
l'aient reconnu pour leur roi et adoré comme leur Dieu, cela non plus ne
m'étonne point. Du moins voyaient-ils son humanité sainte, et pouvaient-ils
dans ses yeux, dans tous les traits de son visage, ainsi que l'observe saint
Jérôme, découvrir quelque chose de divin et au-dessus de l'homme. Mais comme le
Sauveur du monde a dit : Bienheureux ceux qui n’ont point vu et qui ont cru
(1) ; je dis de même, et conformément à cet oracle : Bienheureux ceux qui ne
voient point, mais qui néanmoins se soumettent, et qui adorent avec la même
humilité et la même affection de cœur que s'ils voyaient. Pourquoi bienheureux?
parce que dans leurs adorations ils ont le mérite de la foi la plus pure et de
la religion la plus parfaite.
Or voilà ce que nous faisons à
l'égard de l'Eucharistie : nous adorons sans voir et sans demander à voir. Je
ne dis pas que nous adorons sans connaître : c'est un des reproches que le Fils
de Dieu fit à la Samaritaine : Vous adorez ce que vous ne connaissez pas
(3);mais nous, ce que nous adorons, nous le connaissons. Et en effet, ce que
nous adorons, nous savons que c'est Jésus-Christ ; non point Jésus-Christ
passible et mortel comme autrefois, mais Jésus-Christ ressuscité et vivant,
mais Jésus-Christ impassible et immortel : nous le savons, nous le connaissons,
et nous n'allons pas plus loin. Tout le reste n'est que ténèbres pour nous, et
nous n'entreprenons point de les éclaircir. Au milieu de ces ténèbres, tout
épaisses qu'elles sont, nous agissons, nous nous assemblons auprès
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près du Seigneur, nous répandons à ses pieds nos âmes encore
plus que nos corps, nous nous tenons dans un silence respectueux, la tète
penchée, les mains jointes, et en posture de suppliants. Pour cela, quel empire
faut-il prendre sur sa propre raison? et pour la captiver de la sorte et la
fixer, quelles victoires n'y a-t-il pas à remporter sur soi-même ! Est-ce sans
fruit, et de tels sacrifices ne sont-ils dans l'estime de Dieu de nulle valeur?
2° Nous adorons même contre ce
que nous voyons : car que voyons-nous ? toutes les apparences du pain et toutes
les apparences du vin : rien de plus. Sont-ce de fausses apparences ? Il est
vrai que nous pouvons être quelquefois trompés par de vaines illusions, qui
présentent à nos yeux certaines images et certains dehors où il n'y a rien de
réel ; mais ici ce sont de vrais accidents que nous voyons, ce sont réellement
les espèces du pain et les espèces du vin; elles sont telles qu'elles ont
toujours été, et il ne s'y est fait aucun changement. De là que nous dictent
nos sens ? que c'est donc du pain, que c'est du vin, et point autre chose. Or
là-dessus , éclairés d'une lumière divine, nous les démentons tous et nous les contredisons.
Qu'ils parlent, nous ne les écoutons point; qu'ils se récrient, nous les
forçons de se taire. Selon leur rapport, ce qu'ils aperçoivent n'est que du
pain et n'est que du vin; et, selon la vive et infaillible persuasion où nous
sommes, ce n'est ni du pain ni du vin, mais le Dieu que le ciel adore et que
nous devons adorer. Il est dit d'Abraham qu'il espéra contre l'espérance
même (1); c'est-à-dire qu'il espéra lors même que, suivant l'ordre naturel,
il perdait, ce semble , tout sujet d'espérer; et voilà comment nous adorons,
lors même que ce qui frappe nos sens ne nous représente nul objet digne de
notre culte : que dis-je! lors même que ce qui nous frappe la vue ne nous
représente que des objets à qui, par eux-mêmes, aucun culte ne peut être dû.
L'espérance d'Abraham lui fut imputée à justice; et n'est-ce pas ainsi que vous
daignez, Seigneur, recevoir notre encens en odeur de suavité (2) ? Si
vous ne vous découvrez pas sensiblement à nos yeux, c'est de votre part un
trait de miséricorde. Moins nous vous voyons, plus nos adorations vous
deviennent agréables et nous deviennent méritoires. Rien n'en interrompra le
cours ; mais ce sera en cette vie notre plus commun exercice, jusqu'à ce que
nous puissions parvenir à cette autre vie où nous vous verrons face à face, et
nous jouirons de votre gloire pendant tous les siècles des siècles.
TROISIEME JOUR. — Jésus-Christ présenté à Dieu dans
l'Eucharistie.
Oblatus est, quia ipse
voluit.
Il a été offert, parce que
lui-même l'a voulu. (Isaïe, chap. LIII, 7.)
C'est ainsi que parlait le
Prophète, dans une vue anticipée de Jésus-Christ offert à son Père comme la
victime du salut des hommes. Ce Sauveur du monde, selon que le témoigne
l'apôtre saint Paul, se présenta d'abord lui-même en entrant dans le monde.
Quelques jours après sa naissance, il fut encore présenté par Marie sa mère,
qui le porta au temple, le mit dans les mains de Siméon, et fit hommage à Dieu
de cet Enfant-Dieu, lequel devait un jour, par sa mort, réparer la gloire de
Dieu. Il arriva, ce jour; cette mort, la plus ignominieuse et la plus cruelle,
fut concertée par les intrigues et la haine des Juifs; cette hostie pure et
sans tache reçut le dernier coup sur la croix, et fut immolée à l'honneur de la
divine majesté. Tout cela, parce qu'il avait été résolu de la sorte dans le
conseil de la sagesse éternelle, et que le Fils du Très-Haut y avait
volontairement et librement consenti. Mais ce n'était point assez pour ce Dieu
médiateur. Tout ressuscité et tout vivant qu'il est, il ne cesse point d'être
victime, et c'est en cette qualité de victime qu'il veut être offert, ou qu'il
s'offre lui-même par les mains de ses ministres, dans le sacrifice de nos
autels. Sacrifice le plus excellent et au-dessus de tous les sacrifices,
puisqu'il est d'un prix infini; sacrifice unique, et où se rapportaient tous
les sacrifices de l'ancienne loi, comme les figures à la vérité qu'elles
représentent ; sacrifice tout à la fois eucharistique, propitiatoire,
impétratoire. En trois mots, qui comprennent tout le fond de ce discours ,
sacrifice de louange , sacrifice de propitiation, sacrifice d'impétration.
Sacrifice de louange pour honorer Dieu : premier point;
527
sacrifice de propitiation pour effacer les péchés et apaiser
la colère de Dieu : second point ; sacrifice d'impétration pour obtenir les
grâces de Dieu : troisième point. De tout ceci nous apprendrons dans quel
esprit nous y devons assister, quelle attention nous y devons apporter, quels
avantages enfin et quels fruits nous en pouvons et nous en devons retirer.
Premier point. — Sacrifice
de louange pour honorer Dieu. Nous offrons à Dieu le sacrifice de nos autels,
1° pour l'honorer et le glorifier comme souverain Seigneur; 2° pour l'honorer
et le remercier comme bienfaiteur.
1° Pour honorer Dieu comme
souverain Seigneur. C'est en cette vue que Marie, dans le temple de Jérusalem,
selon que je l'ai déjà remarqué, après s'être purifiée, présenta Jésus-Christ.
Elle obéissait à la loi, laquelle ordonnait que tout premier-né serait présenté
à Dieu : pourquoi? afin de relever le suprême domaine de Dieu, afin de
reconnaître solennellement que tout vient de Dieu, par conséquent que tout est
à lui, et que la gloire de tout lui doit être rendue. Or, voilà ce que nous
faisons en sacrifiant le corps et le sang du Sauveur; car c'est un vrai
sacrifice qui s'accomplit dans nos temples : l'autel, le prêtre , la victime,
l'oblation, la consommation, rien n'y manque. Voilà, dis-je, ce que nous
faisons, ou plutôt ce que fait le prêtre plus immédiatement et plus
parfaitement en notre nom. Il offre, et quoi? c'est Jésus-Christ même; il
offre, et à qui ? au Dieu tout puissant et immortel ; il offre, et pourquoi?
pour rendre à la souveraine majesté un honneur souverain : car de tous les
honneurs, le plus grand est celui du sacrifice, et par cette raison même il ne
peut être dû qu'à Dieu.
Il y a plus : mais parce que le
sacrifice ne consiste pas seulement dans l'oblation, et qu'il consiste encore
dans la consommation où la victime est détruite, le même ministre, après avoir
présenté l'hostie et l'avoir consacrée, la consomme : si bien, oserai-je le
dire? que, selon son être sacramentel, Jésus-Christ meurt à ce moment, et est
détruit lui-même. Pourquoi détruit de la sorte? Ah! mes Frères, pour faire,
bien moins par les paroles que par la pratique, cette grande protestation à son
Père : Dieu du ciel et de la terre, Seigneur, vous êtes l'être des êtres , et
devant vous tout autre être disparaît et n'est rien. Protestation toujours
glorieuse à Dieu, de quelque part qu'elle vienne : qu'est-ce donc quand elle
est faite aux dépens d'un Dieu et par un Dieu ? De là quelle leçon pour nous !
quelle règle pour assister dignement au sacrifice de l'autel ! On nous
trace là-dessus assez de méthodes : elles sont bonnes, et je n'ai garde de les
condamner, pourvu qu'elles soient conformes aux intentions de l'Eglise. Mais de
toutes les méthodes, voici sans contredit une des plus solides ; d'assister au
sacrifice en esprit de sacrifice, de nous y entretenir des plus hautes idées de
la grandeur de Dieu et des plus bas sentiments de notre faiblesse ; de nous
unir au prêtre qui sacrifie, d'offrir avec lui la même victime , de nous offrir
nous-mêmes avec Jésus-Christ : tout cela dans un vrai désir de glorifier ce
premier être, dont nous dépendons essentiellement, et qui seul est la fin de
toutes choses : comme il en est le principe.
2° Pour honorer et remercier Dieu
comme bienfaiteur. L'infinie bonté de Dieu se répandant sur nous par tant de
bienfaits, il était juste qu'il y eût dans la religion un sacrifice d'actions
de grâces. Or tel est le sacrifice de nos autels. Le prêtre nous le fait bien
entendre, lorsqu'au milieu des saints mystères, avant que de consacrer le corps
et le sang de Jésus-Christ, il nous avertit expressément de rendre grâces au
Seigneur notre Dieu. Car il est, ô mon Dieu, continue-t-il, de la droite
justice et de l'équité la mieux fondée, que partout et en tout temps on vous
remercie, on vous loue, on vous bénisse en mémoire de vos dons. Sacrifice qui,
dans sa valeur, égale au moins et même surpasse communément tout ce que nous
avons reçu ou pu recevoir de la libéralité divine. Celui qui n'a pas épargné
son Fils, mais qui l'a livré pour nous, ne nous a-t-il pas tout donné avec lui
(1) ? C'était le raisonnement de l'Apôtre , et, suivant cette règle, je dis :
Nous sommes redevables à Dieu de tout, puisque nous tenons tout de lui, il est
vrai ; mais de lui présenter son Fils , n'est-ce pas lui rendre tout? et que
peut-il au-delà demander de notre reconnaissance?
Pensée capable d'occuper
utilement et saintement une âme dans toute la suite du sacrifice où elle est
présente. Elle repasse dans son souvenir les bienfaits de Dieu : elle ne les
peut compter, parce qu'ils sont sans nombre ; mais elle en est comme toute
remplie au dedans d'elle-même, et comme tout investie au dehors. Insolvable de
son fonds, elle sent sa pauvreté et sa misère ; elle la reconnaît et s'en
humilie. Que ferai-je donc, dit-elle avec le roi-Prophète : Que donnerai-je
au Seigneur pour
528
tout ce qu'il m'a donné (1) ? Mais là-dessus elle ne
demeure pas longtemps incertaine ; elle a devant elle une ressource prompte et
la plus abondante : c'est la précieuse victime immolée sur l'autel. Elle prend
le calice du salut, selon l'expression du même prophète, et, pleine de
confiance en le présentant, elle se croit auprès de Dieu quitte de tout du côté
de la reconnaissance. De quels sentiments, au reste, accompagne-t-elle cette
offrande, de quelle gratitude et de quel zèle pour la gloire d'un Dieu si
libéral envers elle et si bon ?
Second point. — Sacrifice
de propitiation pour effacer les péchés et apaiser la colère de Dieu. Il
l'apaise, soit à l'égard des vivants, soit même à l'égard des morts.
1° Sacrifice de propitiation pour
les vivants. Nous ne doutons point que le sacrifice de la croix n'ait été un
sacrifice de propitiation, où le Sauveur des hommes a versé son sang, et est
mort pour effacer les péchés du monde, et pour apaiser son Père, justement
irrité contre nous. Or, le sacrifice de l'autel est le même que celui de la
croix : c'est la même hostie, le même corps et le même sang de l'Homme-Dieu ,
et, par une suite nécessaire, c'est la même efficace et la même vertu ; avec
cette différence néanmoins, que le sacrifice de la croix fut un sacrifice
sanglant, au lieu que celui-ci est non sanglant. Ainsi le décide en termes
formels le saint concile de Trente, nous donnant à connaître et nous enseignant
que Jésus-Christ n'a pas voulu que son sacrifice se terminât à la croix, mais
qu'étant prêtre dans toute l'éternité, et prêtre selon l'ordre de Melchisédech,
il s'est proposé deux choses : l'une, que le même sacrifice se perpétuerait
dans l'Eglise jusqu'à la consommation des siècles, et l'autre, qu'il
s'accomplirait sous les espèces du pain et du vin, comme c'était du pain et du
vin que Melchisédech avait offert au Seigneur.
Doctrine appuyée sur cette parole
du Fils de Dieu que rapporte saint Paul dans sa première Epître aux Corinthiens
: Toutes les fois que vous mangerez de ce pain et que vous boirez de ce calice,
vous annoncerez la mort du Seigneur (2). Qu'est-ce à dire, vous annoncerez? Ce
n'est pas seulement à dire : Vous rappellerez la mémoire de cette mort ; mais :
Vous la renouvellerez , et le mérite vous en sera appliqué. C'est donc dans le
sacrifice de l'autel, comme sur la croix, que Jésus-Christ est une victime de
propitiation pour nos péchés ; et cela
posé, il serait bien étrange qu'on éloignât les pécheurs
d'un sacrifice institué pour eux et pour leur réconciliation. Soyons-y tous
assidus; mais vous surtout, venez-y, pécheurs, et ne craignez point. De
participer à ce sacrifice par la communion dans un état de péché, c'est ce que
l'Eglise vous défend sous les plus grièves peines; mais d'y prendre part en y
assistant, en le présentant, c'est dans votre péché même l'avantage inestimable
qui vous reste, et qu'il vous importe infiniment de ne pas perdre. Venez,
dis-je, à cette piscine où le ministre du Seigneur, pour votre guérison, donne
le mouvement, non point à une eau salutaire, mais à un sang tout divin. Venez-y
dans la même disposition que le publicain allant au temple et y priant. C'était
un pécheur ; mais, dans la vue de toutes ses iniquités, il s'humiliait, il se
confondait, il se tenait les yeux baissés, il se frappait la poitrine ; il
disait à Dieu : Seigneur, soyez-moi propice, à moi qui suis un pécheur. Voilà
votre modèle. Il s'en retourna justifié; et qui sait si vous-mêmes vous ne
serez pas comme lui touchés d'une grâce toute nouvelle, et si, par la force de
votre contrition, d'ennemis que vous étiez, vous ne vous retirerez pas amis de
Dieu ?
2° Sacrifice de propitiation même
pour les morts. La preuve sur ce point la plus convaincante , c'est la pratique
de l'Eglise. Dans tous les temps elle a toujours offert le sacrifice pour les
morts, et de siècle en siècle nous produisons là-dessus les témoignages les
plus sensibles et les plus irréprochables. A remonter même jusques au temps de
l'ancienne loi, nous avons l'exemple du fameux Judas Machabée, et des
sacrifices qu'il ordonna pour ceux du peuple qui, dans un sanglant combat,
avaient été tués. L'Eglise n'est pas moins attentive encore que la Synagogue
aux besoins de ses enfants jusques après leur mort; et le sacrifice qu'elle
offre pour eux est bien d'un autre prix que toutes les victimes qu'on immolait
dans le temple de Jérusalem. Elle le sait, et elle sait de puisqu'elle a des
voies sûres pour leur faire part du riche trésor dont elle est dépositaire.
C'est donc pour cela qu'autant de fois que ses ministres célèbrent les saints
mystères, elle veut qu'ils fassent une mention particulière des morts, disant à
Dieu : Souvenez-vous, Seigneur, de ceux et de celles qui nous ont précédés
au tombeau, et qui reposent dans le sommeil de la paix (1). Voilà à quoi je
reconnais une mère charitable. Et que n'entrez-vous dans ces
529
sentiments de compassion et de charité, vous que l'hérésie
endurcit sur l'état de tant d'âmes que vous pourriez aider, et à qui vous
refusez votre secours! Que la miséricorde né vous rend-elle plus dociles, et ne
vous fait-elle prêter plus aisément l'oreille à une vérité que tant de voix
vous annoncent, et où vos frères se trouvent si intéressés ! Ne serait-ce pas
assez du seul doute pour vous déterminer en leur faveur? et par quelle aveugle
prévention aimez-vous mieux leur manquer, que de déposer vos erreurs?
Mais que dis-je? et d'ailleurs,
tout fidèles que vous êtes dans la créance, n'est-ce pas à vous-mêmes , mes
chers auditeurs, que je puis adresser le même reproche ? Catholiques dans la
foi et par la foi, l'êtes-vous également dans les œuvres et par les œuvres? et,
sans m'écar-ter de mon sujet, vous savez quel est l'efficace du sacrifice de
nos autels pour le soulagement des morts et pour leur délivrance ; vous en êtes
instruits : mais en avcz-vous plus de zèle à les secourir? Quel usage
faites-vous d'un moyen qui vous est si facile et si présent? L'injustice de
votre part va encore plus loin : et combien de fois arrive-t-il que ce
qu'eux-mêmes, dans leurs dernières volontés, ils ont prescrit sur cela par une
sage prévoyance et pour le repos de leurs âmes, demeure sans exécution?
Pourquoi? par un oubli criminel, par une négligence affectée, par une
monstrueuse insensibilité. Hélas ! des pères, des mères, des parents
ordonnent; des enfants, dus héritiers s'engagent et leur promettent ; mais dès
que la mort les a enlevés et qu'on ne les voit plus, ordres, engagements,
promesses, tout s'évanouit.
Troisième point. —
Sacrifice d'impétration pour obtenir les grâces de Dieu. Deux sortes de grâces
que nous obtenons par ce sacrifice : 1° grâces spirituelles; 2° grâces même
temporelles.
1° Grâces spirituelles. Tout ce
que l'Eglise demande à Dieu, c'est par les mérites de Jésus-Christ qu'elle le
demande et qu'elle l'obtient. C'est pourquoi elle finit ainsi toutes ses
prières : Par Notre-Seigneur Jésus-Christ votre Fils, qui vit et règne avec
vous dans les siècles des siècles. Or, où peut-elle mieux, où peut-elle
plus efficacement employer les mérites et la médiation de Jésus-Christ, que
dans le sacrifice de l'autel, où Jésus-Christ en personne est la victime, et où
elle offre le corps et le vrai sang de ce puissant Médiateur? Dans les jours
de sa vie mortelle, dit saint Paul, il fut exaucé pour la révérence qui
lui était due (1). Est-il moins digne dans son sacrement de ce même égard
pour sa divinité? et quand, en qualité de sacrificateur et de sacrifice tout
ensemble, il s'intéresse pour nous et qu'il prie, est-il rien que nous n'ayons
droit de nous promettre, et rien qui nous puisse être refusé, surtout si les
grâces que nous demandons par son entremise sont plus selon les vues et
l'Esprit de Dieu? Car il y en a de différentes espèces ; et celles qui
regardent l'âme, son avancement, son salut, appelées pour cela grâces
spirituelles, sont incomparablement au-dessus des autres.
Aussi est-ce particulièrement
pour ces sortes de grâces que l'Eglise présente le sacrifice. Elle ne l'offre
jamais, qu'elle ne demande pour le troupeau fidèle, et spécialement pour tous
ceux qui assistent à cet acte de religion, qu'ils soient admis au nombre des
élus et préservés de la damnation éternelle ; qu'ils entrent un jour dans la
société des saints, et que Dieu, dès ce monde, les comble de toutes les
bénédictions célestes ; que, par une conduite toujours innocente et pure, ils
évitent tout ce qui pourrait les séparer de lui, et qu'une fidélité inviolable,
jusques au dernier soupir de la vie, les attache sans relâche à ses
commandements. Mais parce que ces demandes sont générales, et que, suivant les
diverses occurrences, nous avons plus de besoin, tantôt d'une grâce et tantôt
de l'autre, l'Eglise encore, dans le cours du sacrifice, a autant de prières
propres pour demander, tantôt une foi vive, tantôt un ardent amour de Dieu,
tantôt la charité envers le prochain, ou l'humilité dans les sentiments, la
patience dans les peines, ou la force contre les tentations; quelquefois
l'extirpation des vices et des habitudes criminelles, d'autres fois
l'extinction des schismes et des hérésies : chaque chose en détail, selon
qu'elle est plus nécessaire dans les conjonctures présentes. Quelle matière à
nos réflexions, dans ces moments précieux où un Dieu s'immole pour nous !
quelle occasion favorable pour lui exposer chacun les misères et les besoins de
notre âme! Nous les éprouvons tous les jours, nous nous en plaignons amèrement
: nous nous plaignons, dis-je, du penchant de notre cœur qui nous entraîne, de
la tyrannie de nos passions qui nous dominent, des illusions du monde qui nous
enchantent, de nos sécheresses, de notre indifférence pour Dieu et pour tout ce
qui regarde son service, de l'instabilité de nos résolutions, du peu de progrès
que nous faisons. C'est un bien de
530
ressentir nos maux ; et ce serait le dernier malheur de ne
les pas connaître et de n'en être pas touchés. Mais si nous les ressentons et
si nous les déplorons sincèrement, que ne courons-nous donc au remède ? que ne
profitons-nous d'un temps où nous pouvons avec plus de fruit réclamer
l'assistance divine, et que n'assistons-nous à l'autel, tandis qu'on y
exerce l'ouvrage de notre rédemption (1) ? N'est-ce pas là que se
dispensent plus libéralement les grâces du salut, et n'est-ce pas à ceux qui
les demandent alors avec plus de recueillement, plus d'attention, plus de
ferveur et de zèle, qu'elles sont accordées avec moins de réserve?
2° Grâces mêmes temporelles.
Elles peuvent être l'objet de nos prières, et Dieu ne nous défend point de les
demander. Dans la loi de Moïse, il y avait des hosties pacifiques, soit pour
reconnaître les bienfaits de Dieu déjà reçus, soit pour en obtenir de nouveaux
; et ces bienfaits n'étaient communément dans cette loi de servitude que des
avantages humains. David obtint par des sacrifices que son empire fut délivré
de la peste qui le désolait ; Onias obtint de même la santé d'Héliodore, et
ainsi de bien d'autres dont il est parlé dans les saints Livres. Or, suivant la
pensée de saint Cbrysostome et de saint Augustin, le sacrifice de la loi
nouvelle contient éminemment et réunit en soi toutes les propriétés des anciens
sacrifices : par conséquent il n'y a point à douter que Dieu ne l'agrée, lors
même qu'il lui est offert pour des biens temporels, dès qu'ils ne sont point
contraires aux desseins de sa providence. Saint Cbrysostome explique du
sacrifice de l'autel ces paroles de l'Apôtre à son disciple Timothée : Ayez
soin, je vous en conjure, qu’on fasse des Supplications, des vœux, des demandes
pour les rois et pour toutes les personnes d'un haut rang, afin que nous vivions, eux et nous, dans
la tranquillité et la paix (1). Quand nous sacrifions a Dieu, et que, sans
effusion de sang, nous lui présentons la victime, dit saint
Cyrille de Jérusalem, nous prions pour la prospérité des
empereurs, pour le succès de leurs armes, pour la guérison des malades, pour la
consolation des affligés, pour quelque sujet que ce soit de même nature, où
nous voulons attirer sur nous le secours et la protection du ciel.
Ce n'est donc point traiter
indignement les sacrés mystères, ni les profaner, que d'employer les mérites de
Jésus-Christ même à obtenir de telles grâces. Et n'est-ce pas ce que fait
l'Eglise, et ce qu'elle a fait dans tous les temps? Elle offre le sacrifice pour
les fruits de la terre et la fertilité des campagnes, pour l'heureuse issue
d'une entreprise et le gain d'un procès, pour le soutien d'une famille, pour la
conservation ou le rétablissement de sa santé, et le reste ; en quoi nous ne
pouvons assez admirer la condescendance toute paternelle et l'immense charité
de notre Dieu. Il se prèle, s'il m'est permis d'user de ce terme, et il veille
à tous nos intérêts. Mais est-ce à lui que nous avons recours? Dans toutes les
affaires qui nous surviennent, les patrons dont nous recherchons d'abord
l'appui, sont-ce les ministres du Seigneur, sont-ce les prêtres? et parmi les
moyens que nous prenons pour réussir, le sacrifice de nos autels est-il, comme
il le devrait être, notre première ressource? C'est toutefois la plus
convenable et la plus certaine; mais avec cette condition essentielle, qu'elle
ne soit mise en œuvre que pour de justes causes et des intérêts légitimes. Car
de présenter le sacrifice, ce sacrifice de louanges, ce sacrifice de
propitiation, ce sacrifice d'impétration ; de l'offrir, dis-je, pour avoir de
quoi contenter nos liassions, de quoi nourrir nos cupidités, de quoi flatter
notre orgueil, de quoi fomenter tous nos désordres, ne serait-ce pas l'usage le
plus abominable? Ne serait-ce pas, de tous les abus, le plus énorme? Cependant,
tout énorme qu'il est et qu'il nous doit paraître, est-il sans exemple ?
QUATRIEME JOUR. — Jésus-Christ conversant avec les hommes
dans l'Eucharistie.
In
terris visus est, et cum hominibus conversatus est.
Il
s'est fait voir sur la terre, et il y a
conversé avec les hommes. (Baruch, chap. III, 38.)
Ce fut pendant sa vie mortelle
que le Fils de Dieu parut sur la terre, et qu'il se fit entendre sensiblement
aux hommes en leur annonçant son Evangile. Ce temps est passé : ce Dieu-Homme,
depuis son ascension au ciel, a disparu : mais vous le savez, Chrétiens, il ne
s'est point pour cela séparé de nous, il ne nous a point quittés; sa parole y
était engagée, et il ferait promis solennellement à ses disciples assemblés sur
la montagne des Olives, pour y être témoin de son triomphe. Car voilà,
leur dit il dans ce dernier adieu qu'il leur fit, voilà que je suis avec
vous jusques à la fin des siècles (1). Il y est en effet, et, ce qui doit
plus nous toucher, il y est comme un ami qui se communique à nous, qui converse
avec nous, et qui nous permet de traiter nous-mêmes et de converser avec lui.
Pieux et saints entretiens, sacrés colloques entre Jésus-Christ et l'âme
fidèle. Que n'en connaissons-nous toute la douceur et les avantages
inestimables! Il ne tient qu'à nous, puisqu'il ne dépend que de nous d'en faire
l'épreuve, et qu'on ne peut mieux les connaître que par l'expérience. C'est ce
qui faisait dire au Prophète : Goûtez, et voyez combien le Seigneur est doux
(1). Prenez garde; il ne disait pas : Voyez d'abord, et puis vous coûterez;
mais il disait: Goûtez, et par là vous verrez, vous apprendrez, vous
connaîtrez. Je viens donc vous inviter, mes chers auditeurs, non point encore à
la table de Jésus-Christ, mais à son autel et devant son tabernacle. C'est là
qu'il vous attend pour vous faire part de ses plus intimes communications, et
c'est en son nom que je vous y appelle. Je viens vous expliquer quel heureux
commerce vous pouvez avoir avec Jésus-Christ, soit en l'écoutant, soit en lui
répondant; et, pour vous proposer tout mon dessein en deux paroles, je veux vous
apprendre comment Jésus-Christ nous parle dans son sacrement : premier point;
et comment nous-mêmes, dans ce sacrement, nous devons parler à Jésus-Christ :
second point. Matière dont peut-être vous n'avez point été
jusques à présent assez instruits, et qui mérite par son
importance toute votre réflexion.
Premier point. — Comment
nous parle Jésus-Christ dans son sacrement. Il nous parle intérieurement, il
nous parle affectueusement, il nous parle utilement, il nous parle à tous et en
tout temps. J'aurais dans ces quatre articles de quoi fournir à un discours
entier. J'abrège, et je me contente d'en tracer ici une idée; générale.
1° Il nous parle intérieurement;
Il y a une voix de Dieu secrète et tout intérieure. Elle n'éclate point, elle
ne fait sur les sens nulle impression; mais imperceptiblementet sans bruit,
elle va jusques à l'oreille du cœur, et se fait entendre à l'âme. Ainsi Dieu se
faisait-il entendre à Jérusalem : Je la conduirai dans la solitude, et là je
lui parlerai au cœur (1). Ainsi se faisait-il entendre au Prophète royal,
comme ce saint roi nous le marque lui-même : J’écouterai ce que le Seigneur
me dit au dedans de moi-même (2). Ainsi le bon Pasteur se fait-il entendre
à ses brebis : Je les connais, elles me connaissent, et elles entendent ma
voix (3). Or, voilà comment Jésus-Christ nous parle dans son sacrement.
Certaines lumières dont il éclaire l'esprit, certains sentiments qu'il excite
dans le cœur : tel est son langage. Langage muet, mais qui, dans un moment, en
dit plus mille fois et en apprend plus que toute l'éloquence humaine n'en peut
exprimer, langage intelligible à l'âme fidèle, recueillie, comme Madeleine, aux
pieds de Jésus-Christ, et, selon la comparaison de l'Ecriture, recevant en
silence la divine parole comme une rosée qui découle sur elle et la pénètre.
Vous ne l'entendez pas, mondains, ce langage, vous ne le comprenez pas:
pourquoi? parce que vous ne vous mettez jamais en disposition de l'entendre ni
de le comprendre ; parce que vous êtes tout répandus au dehors et tout
extérieurs; parce que, dans la maison même de Dieu , et jusque dans le
sanctuaire, vous ne savez point rentrer en vous-mêmes, que vous ne le voulez
point; que, par mille pensées vaines et sans arrêt, par mille souvenirs, mille
soins qui vous occupent,
532
vous tenez toutes les avenues de votre cœur fermées à cette
manne céleste. Mais ouvrez-le, autant qu'il est en votre pouvoir; mais
appliquez-vous, et prenez toutes les mesures convenables pour vous rappeler à
vous-mêmes devant l'autel du Seigneur, et pour éloigner les obstacles qui vous
rendent sourds à sa voix : ce ne sera point en vain : ce qui n'était pour vous
qu'obscurité et que ténèbres se changera dans un plein jour; ce que vous
traitiez de repos oisif et d'heures inutilement consumées vous deviendra un
temps précieux; vous ferez vos plus chères délices de ce qui vous semblait
insipide et sans goût, et votre peine alors ne sera plus de demeurer en la
présence du sacrement de Jésus-Christ, mais de vous en retirer.
2° Il nous parle affectueusement.
Dans ce sacrement d'amour, peut-il parler autrement que par amour et qu'avec
amour ? Il disait à ses apôtres dans la dernière cène, et dans ce long et
admirable discours qu'il leur tint: Je ne vous donnerai plus le nom de
serviteurs , parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son maître ;
mais vous êtes mes amis, et comme entre les amis il n'y a rien de caché, c'est
pour cela que je vous ai découvert tout ce que foi appris de mon Père (1).
Voilà ce qu'il dit encore aux âmes dévotes qui le viennent visiter , et voilà
comment il se comporte à leur égard. En leur parlant, il accompagne, et, pour
m'exprimer de la sorte, il assaisonne ses paroles de toute l'onction de sa
grâce. Qui peut dire quels sont les merveilleux effets de cette onction divine?
Est-il une âme si froide que tout à coup elle n'enflamme , une âme si dure
qu'elle ne fléchisse et n'attendrisse, une âme si lente et si endormie qu'elle
ne remue, et dont elle ne réveille toute l'activité? David, à la seule vue de
l'arche d'alliance, sentait son cœur tressaillir d'une sainte joie, et ne la
pouvait même tellement contenir dans le secret de son âme, qu'elle ne se communiquât
jusques à sa chair et à tous ses sens. Du moment que Marie, enceinte de Jésus
et le portant dans ses chastes flancs, salua Elisabeth, Jean-Baptiste, renfermé
lui-même dans le sein de sa mère, ressentit la présence de ce Messie , et fut
rempli d'une subite allégresse. Impressions vives et pénétrantes qui
ravissaient les saints, qui les transportaient hors d'eux-mêmes , qui les
plongeaient dans les plus profondes et les plus douces contemplations, qui
quelquefois leur faisaient verser des torrents de larmes, qui, sans fatigue,
sans
ennui, les attachaient devant l'adorable sacrement pendant
les heures et presque les journées entières. Que votre parole est touchante,
Seigneur ! qu'elle est insinuante ! C'est ce que chante l'Eglise dans l'office
de cette fête. Mais, hélas I que sert-il que Jésus-Christ nous parle,. ou qu'il
soit ainsi disposé à nous parler, si nous n'allons à lui, si nous ne nous
rendons assidus auprès de lui, si même nous le fuyons, bien loin de le
rechercher, et si, par le plus injuste et le plus faux de tous les préjugés,
nous regardons comme une gêne de converser quelques moments avec lui?
3° Il nous parle utilement, c'est
pour notre bien. Et que nous dit-il en effet? de quoi nous entretient-il ? des
voies où nous devons marcher, et qu'il nous enseigne ; des écueils que nous
devons éviter, et qu'il nous découvre; des vaines opinions , des erreurs dont
nous nous laissons préoccuper, et dont il nous détrompe; des degrés de
sainteté, de perfection où nous pouvons avec son secours nous élever, et où
nous sommes appelés. Il nous représente nos fautes, il nous reproche nos
relâchements et nos tiédeurs, il ranime notre ferveur et notre zèle. En quelque
situation que nous nous trouvions, il s'y conforme, et il y proportionne ses
grâces et ses inspirations. Manquons-nous de courage, il nous fortifie ; nous
délions-nous de nous-mêmes, il nous rassure ; dans nos délibérations, il nous
dirige ; dans nos incertitudes et nos irrésolutions, il nous détermine; si nous
sommes assaillis de la tentation, il nous soutient ; si nous sommes affligés,
il prend part à nos peines et les adoucit : tout cela par les vues qu'il nous
donne, et les différentes considérations qu'il nous suggère. De sorte que
l'âme, sans bien savoir comment, se trouve tout autre qu'elle n'était. Elle
apprend ce qu'elle doit faire, elle connaît de quoi elle doit se préserver,
elle revient de ses illusions, elle gémit de ses chutes passées, elle aspire à
de nouveaux progrès; son feu se rallume, ses forces renaissent, ses craintes,
ses doutes se dissipent. Plus de difficultés qui l'étonnent, plus de troubles
qui l'agitent, plus de chagrins qui l'abattent. Le calme règne dans cette âme ;
tout y est en paix.
Que dirai-je même de ces faveurs
plus particulières qu'elle reçoit quelquefois? Que dirai-je de ces élévations
vers Dieu, de ces connaissances qu'elle acquiert de l'être de Dieu, des
grandeurs de Dieu, des mystères, des conseils de Dieu ? car étant comme abîmée
en Jésus-Christ, ne l'est-elle pas dans le sein de la Divinité même, et que n'y
voit-elle pas ? Ce sont
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là, j'en conviens , des dons extraordinaires: mais ces dons
singuliers et si relevés, où les obtient-on et où doit-on plutôt les obtenir,
que, devant le sacrement d'un Dieu qui en est le dispensateur?
4° Il nous parle à tous et en
tout temps. Que disait Moïse aux Israélites, leur annonçant la lui du Seigneur,
et voulant leur faire connaître la prééminence du peuple de Dieu au-dessus de
tous les autres peuples ? Non, s'écriait-il, il n’y a point de nation
qui ait des dieux aussi proches d'elle que notre Dieu l’est de nous, ni d'un
accès aussi facile pour elle que notre Dieu l'est pour nous (1). Le saint
législateur ne faisait parmi le peuple
nulle distinction ni
des grands, ni des petits, ni des riches, ni des pauvres; mais il leur
donnait à entendre que le Dieu d'Israël n'avait acception de personne ; et
cette admirable condescendance , cette égalité, où paraît-elle davantage que
dans le sacrement de l'autel? C'est là que Jésus-Christ nous parle, et qu'il
nous parle à tous sans exception : nul n'est exclu de ces salutaires
entretiens. Grands du monde, ce serait, selon les vains sentiments de l'orgueil
dont vous êtes enflés, dégénérer de votre grandeur et l'avilir, que de
traiter avec les petits et avec les pauvres. Parce que la Providence les a
réduits dans des états au-dessous de vous, et qu'il lui a plu de vous élever
sur leurs tètes, à peine daignez-vous les favoriser d'un regard, bien
loin de les admettre auprès de vos personnes, et de vous familiariser
avec eux. Prenez garde toutefois, et ne vous y trompez pas : l'entrée de vos palais leur est
interdite, mais la maison de Dieu leur est ouverte; ce n'est point à la porte de
cette sainte demeure qu'ils doivent se tenir; ce n'est pointaux derniers rangs
que leurs places sont marquées : il leur est libre de s'avancer jusque dans le
sanctuaire, et d'aller jusques aux pieds de Jésus-Christ: car il est toujours
le Sauveur de tous les hommes, et ce qu'il disait autrefois, il le dit encore :
Laissez ces petits venir à moi (2) Ce sont des pauvres ; mais,
ajoute-t-il, c'est aux pauvres que mon Père m'a envoyé prêcher l’Evangile
(1). Il les reçoit donc, il leur dispense la parole du salut et de la vie
éternelle : c'est même avec ces âmes simples et humbles qu'il aime spécialement
à s'entretenir. Tellement qu'il semble
que moins il les a avantagées selon l'ordre de la nature, plus il se montre
libéral envers eux selon l'ordre de la grâce ; et que moins il leur a départi
de biens temporels, plus il les enrichit de biens spirituels.
Vous me demandez, s'il y a pour
cela des heures privilégiées, et des temps plus favorables les uns que les
autres. Ah ! Chrétiens, voici dans une dernière circonstance un nouveau trait
de la bonté de notre Dieu et de son amour pour nous : comme Jésus-Christ nous
parle à tous, il nous parle en tout temps. Les princes de la terre ont leurs
heures et leurs moments, qu'il faut étudier avec soin, et souvent attendre avec
une patience infatigable. Quelques paroles de leur bouche, voilà tout ce qui
vous est accordé : il faut se retirer dans l'instant, pour ne se rendre point
importun. Encore ne s'expliquent ils pas communément par eux-mêmes, ils
emploient très bouches étrangères qui vous parlent en leur nom et vous
déclarent leurs volontés. Il n'y a qu'un maître aussi bon que vous, Seigneur,
avec qui l'on n'ait point tant de mesure à garder, ni tant d'obstacles à
vaincre. Car avant que de s'introduire auprès d'un grand du siècle, ou auprès
de ceux qui le représentent par l'autorité dont il les a revêtus, combien y
a-t-il de barrières à franchir? Vous seul, aimable Sauveur, êtes toujours prêt
à me parler, non-seulement par vos ministres, mais immédiatement et par
vous-même. La nuit, le jour, le matin, le soir, en quelque conjoncture que je
me présente à vous, jamais vous ne refusez de vous communiquer à moi ; ma
présence ne vous lasse point, ne vous importune point, ne vous rebute point. Si
la piété me porte à prolonger le temps que je passe devant vous, quelque
étendue que je lui donne, non-seulement vous n'en êtes point offensé, mais vous
vous en faites un plaisir, et vous m'en faites un mérite. Heureux si c'était là
l'unique, ou du moins le plus ordinaire exercice de ma vie!
Second point. — Comment
nous devons parler à Jésus-Christ dans son sacrement. Parlons-lui, 1° avec
respect; 2° avec amour; 3° avec confiance ; 4° avec persévérance. Quatre
dispositions essentielles pour bien rendre à Jésus-Christ nos devoirs, et pour
profiter de l'avantage que nous avons de le posséder dans le sacrement de
l'autel, et de pouvoir l'y entretenir.
1° Avec respect. Le respect à
l'égard des grands du monde va jusqu'à nous éloigner d'eux ; ou si l'on peut les
approcher, du moins est-il du respect alors de se taire, et de ne leur point
adresser la parole qu'ils ne l'aient permis. Ce n'est point là le respect que
Jésus-Christ exige de nous, puisqu'au contraire toutes les voies nous sont
aplanies pour aller à lui, et qu'il
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nous est libre de lui parler, selon que nos propres intérêts
et les sentiments de religion nous y engagent. Mais ce qu'il attend et ce qui
lui est bien dû, c'est outre la composition extérieure du corps, le recueillement
intérieur et l'attention de l'esprit : l'un sert à l'édification, l’autre excite et nourrit la dévotion. Car,
sans insister précisément sur l'outrage fait à Jésus-Christ, de quelle
édification peut-il être, que dis-je! quel scandale n'est-ce pas de voir des
chrétiens des fidèles, dans des contenances et des postures indécentes au pied
de l'autel où ils reconnaissent présent le Dieu qu'ils adorent? Est-ce ainsi
qu'on lui parle? est-ce ainsi même qu on ose parler à un homme, à un prince de
la terre? Ce n'est pas assez; et d'ailleurs comment accorder avec cela, comment
avoir et conserver ce recueillement,
cette attention de l’ esprit, cette dévotion si nécessaire dans
un commerce aussi étroit que l'est celui de Jésus-Christ et de
l'âme chrétienne? On parle a ce Dieu Sauveur sans lui parler, c'est-à-dire qu
on lui parle sans penser à ce qu'on lui dit, et sans le savoir. On prononce des
prières, on récite des offices : ces
prières en soi, ces offices sont bons et saints : mais dès que la réflexion y manque,
qu'est-ce autre chose que des paroles qui frappent l'air, comme les sons d'une
cymbale retentissante ? Si l'on se tient dans le silence et dans une espèce de
méditation, c'est un silence paresseux
et une méditation vague, où l'esprit ne s'attache à rien, où il s'égare sans
cesse, où il reçoit tous les objets qui se présentent, et perd de vue l'unique objet dont il doit
être occupé. Oh ! que ne sommes-nous pénétrés, autant que fêtait Abraham, de la grandeur et de la majesté du Dieu à qui
nous parlons ! Je sais disait ce père des croyants, je sais à qui je parle ; je
sais que c'est à mon Seigneur et à mon Dieu : et, en
présence d'un tel maître, que suis-je moi, vil insecte, moi, cendre et
poussière? Cette idée, fortement et profondément gravée dans nos esprits, nous arrêterait, nous fixerait, nous
absorberait en Jésus-Christ.
2° Avec amour. Il est bien juste
de rendre à Jésus-Christ amour pour amour; et si nous ne sommes absolument
insensibles, pouvons-nous lui parler sans amour dans un sacrement où il nous
parle si affectueusement lui-même? Peut-être cet amour n'est-il pas encore dans
nos cœurs assez ardent ; mais faisons quelque effort pour l'y allumer.
Demandons à Jésus-Christ même qu'il répande sur nous et dans nous quelques
étincelles de ce feu divin qu il est venu apporter sur la terre, et dont il
veut qu'elle soit tout embrasée.
Repassons dans notre souvenir tant
de motifs capables de toucher les âmes les plus
indifférentes, et d'en amollir toute la dureté. Pensons à la providence toute
miséricordieuse et à la charité d'un Dieu qui habite parmi nous, qui s'associe
en quelque manière avec nous, qui se donne à nous, qui n'a en vue que nous dans
le sacrement qu'il a institué , et qui n'y est que pour nous. Est-il un cœur
qui ne soit ému de ces réflexions? et dès que le cœur s'émeut et qu'il commence
à aimer, combien devient-il éloquent à s'expliquer! On se plaint quelquefois de
la sécheresse où l'on se trouve dans les visites du Saint-Sacrement. Que
fais-je là? dit-on; à peine y ai-je été quelque temps, que je taris tout d'un
coup, et que je n'ai plus rien à dire. La réponse est prompte et courte :
Aimez, ce seul mot comprend tout et satisfait à tout. Une âme éprise d'amour
pour le divin époux ne manque point de sentiments qui l'appliquent, qui la
remplissent, qui l'affectionnent. Il n'y a pour elle ni ennui ni dégoût à
craindre. Plus elle parle à son Seigneur et à son bien-aimé, plus elle veut lui
parler; et les heures, dans ce saint exercice, passent comme des moments. Tout
le mal est donc que nous n'aimons pas. De là l'extrême froideur où nous sommes,
mais d'où, avec la grâce de Jésus-Christ, avec plus de résolution et un peu
plus de violence, il ne tient qu'à nous de sortir. Du reste, ô mon Dieu, quel
renversement, quelle honte qu'il nous
faille des violences et des efforts pour vous aimer et pour vous
témoigner notre amour !
3° Avec confiance. En qui nous
confierons-nous, si ce n'est en Celui qui, dans son sacrement, veut être le
pasteur de nos âmes, notre aliment, notre soutien, notre guide, notre refuge,
notre intercesseur auprès de son Père, notre sanctificateur, notre salut? car
c'est sous toutes ces qualités que nous devons considérer Jésus-Christ dans les
secrets entretiens que nous avons avec lui. Parlons-lui comme à notre pasteur :
Je suis de votre troupeau, Seigneur, et c'est à ce troupeau chéri que vous avez
dit : Ne craignez point, parce qu'il a plu à votre Père céleste de vous
destiner son royaume et de vous le donner (1). En vertu, Seigneur, de vos
mérites, je l'attends, ce royaume où je vous verrai sans voile, et où vous
ferez rejaillir sur moi le rayon de votre gloire. Parlons-lui comme à notre
guide et à notre conducteur : Enseignez-moi vos voies,
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dirigez-moi, Seigneur, dans la route que je dois suivre
(1), et qui me doit conduire à vous. Parlons-lui comme à notre soutien et à
notre protecteur : Vous m'avez appelé, Seigneur, à votre Eglise ; vous m'y
avez placé comme dans un pâturage fertile et abondant. Vous avez préparé pour
moi une table où je prends des forces contre tous les ennemis qui m’attaquent,
visibles et invisibles (2).
Parlons-lui comme à notre
médiateur : Ah ! Seigneur, j'ai péché, je pèche sans cesse ; je suis une
brebis égarée ; daignez me rechercher (3), et me remettre en grâce.
Parlons-lui comme à notre sanctificateur : C'est votre sacrement, Seigneur,
c'est ce calice, ce vin salutaire qui fait les vierges, qui fuit les saints
(4) ; quand serai-je de ce nombre? quand serai-je de ce peuple choisi en qui
vous mettez vos complaisances ? De vouloir parcourir ici
tout ce qu'inspire une confiance
chrétienne, ce serait une matière inépuisable. Chacun sait son état, ses misères,
ses besoins, ce qu'il voudrait corriger,
ce qu'il voudrait obtenir ; et voilà ce que nous devons exposer à
Jésus-Christ, lui développant tous les plis et tous les replis de notre cœur,
lui confiant tous nos desseins, tous nos projets, tous nos désirs, toutes nos
répugnances, toutes nos inquiétudes,
toutes nos peines. Non pas que par lui-même il ne connaisse tout cela; mais il
aime que nous lui en parlions comme s'il l'ignorait, parce qu'il veut que nous
lui marquions notre confiance. Ce n'est point par une abondance de paroles que
l'on s'énonce; souvent la bouche ne dit rien, mais l'âme sent : et qu'est-ce
que ce sentiment? qu'il est touchant, qu'il est consolant, qu'il est efficace
et puissant ! A l'exemple de ce disciple favori qui reposa sur le cœur de
Jésus-Christ, on s'endort tranquillement entre ses bras et dans son sein. Quel
mystérieux sommeil ! quel repos!
4° Avec persévérance. On
n'acquiert pas tout d'un coup une sainte familiarité avec Jésus-Christ. Il y
eut pour le peuple d'Israël des déserts à passer avant que d'arriver ta cette
terre promise, où coulaient le lait et le miel : et pour une âme qui veut se
former aux entretiens intérieurs avec le Fils de Dieu et aux fréquentes visites
de son divin sacrement, il y a d'abord, ainsi que je l'ai déjà remarqué, des
aridités et des dégoûts à soutenir. On n'est point encore fait à un exercice si
sérieux; et parce qu'il en coûte pour cela , on se rebute et on quitte tout.
Mais si l'on persévérait, si l'on avait la
même constance que cet ami dont il est dit dans l'Evangile
que, malgré les refus de son ami, il se tenait toujours à la porte, il appelait
toujours et continuait de frapper, alors, par une heureuse habitude, le goût
succéderait à l'ennui. Car l'usage accoutume à tout,, et mille expériences nous
font voir que les pratiques dont on s'accommodait le moins, et à quoi l'on ne
croyait pas pouvoir jamais s'assujettir, sont justement celles où Ton se porte
dans la suite avec plus d'attrait. Mais, dès les premières difficultés qui se
rencontrent, l'esprit se révolte; on demeure sans poursuivre ce qu'on avait
commencé, et l'on ne va pas plus loin. lié! combien de conversations soutient
on dans le monde, qui déplaisent, qui fatiguent? On le fait par honneur, on le
fait par une politesse et une bienséance mondaine : autrement, ce serait
détruire la société civile, ce serait ne pas savoir vivre. Quoi donc ! n'y aura-t-il
qu'en matière de piété, et qu'à l'égard de Jésus-Christ qu'on n'apprendra point
à se captiver au moins pendant quelque temps, et qu'on manquera de persévérance?
C'est à peu près le même reproche
que fit le Sauveur du monde à ses apôtres : Vous n'avez pu veiller seulement
une heure avec moi (1). De là (permettez cette expression), de là, dis-je,
cette affreuse solitude où nous le laissons. J'entre dans le lieu saint : et
qu'est-ce à mes yeux que cette maison de Dieu? je le répète, c'est un désert,
et le désert le plus abandonné. Je porte de tous côtés la vue, et nul ne se
présente à moi. Personne en la compagnie de Jésus-Christ, personne qui rende
ses devoirs à Jésus-Christ, personne qui s'entretienne avec Jésus-Christ. Dans
la surprise où cela me jette, je me demande à moi-même : Où est-ce que je suis?
est-ce ici le temple du Seigneur? est-ce là l'autel où il réside? est-ce là son
sanctuaire, son tabernacle? Si c'était le palais d'un roi, j'y verrais une cour
nombreuse ; si c'était un lieu de spectacle, j'y verrais une foule d'auditeurs
et de spectateurs; si c'était une académie de jeu, j'y verrais une multitude
assemblée, et tout occupée d'un vain passe-temps: mais c'est la demeure du Dieu
de l'univers, et je l'y trouve seul ! Quelle indignité ! quel opprobre !
Quoi qu'il en soit, chrétiens
auditeurs, ne perdons pas un avantage aussi estimable qu'il l'est de pouvoir
converser avec Jésus-Christ. C'est un honneur que nous ne pourrions acheter
trop cher. Quand donc il nous est accordé si libéralement, combien sommes-nous
536
coupables de le négliger! Allons écouter ce Dieu Sauveur et
lui répondre; il nous sera permis en même temps de lui faire nos demandes, et
il ne refusera point de nous honorer lui-même de ses réponses. Alors nous
pourrons dire comme l'Apôtre : Notre conversation est dans le ciel (1),
puisqu'elle est avec le Dieu du ciel.
CINQUIEME JOUR. — Jésus-Christ se multipliant en quelque
manière dans l'Eucharistie, et nourrissant les âmes fidèles.
Ego
sum panis vivus, qui de cœla descendi : si quis manducaverit ex hoc pane, vivet
in œternum, et partis quem ego dabo, caro mea est pro mundi vita.
Je
suis le pain vivant, qui suis descendu du ciel : si quelqu'un mange de ce pain,
il vivra éternellement ; et le pain que je donnerai, c'est ma chair pour la vie
du monde. (Jean, chap. VI, 51, 52.)
De tous les miracles du Fils de
Dieu, un des plus éclatants, ce fut sans doute cette prodigieuse multiplication
qu'il fit des pains en faveur d'une multitude de peuple qui l'avait suivi dans
le désert. De cinq pains, il nourrit jusques à cinq mille personnes ; et des
restes même il eut encore de quoi remplir douze corbeilles. Image bien
naturelle, disent les interprètes et les docteurs, de cet auguste sacrement que
le Seigneur nous fait distribuer à sa sainte table, et qu'il nous donne comme
un pain de vie pour la nourriture de nos âmes. C'est là qu'il se multiplie en
quelque sorte, et que ses ministres, sans diviser ni partager son sacré corps,
le dispensent, par son ordre, à chacun des fidèles qui le demandent, et qui
viennent se présenter pour le recevoir. Divin et salutaire aliment, où nous
participons par la communion, mais dont nous ne profitons point assez, parce
que nous n'en savons pas user selon qu'il le faut et que nous le pouvons. Il
est donc, mes chers auditeurs, d'une conséquence infinie de vous apprendre
l'usage que vous en devez faire, et de vous découvrir deux écueils que vous
avez également à éviter : car je prétends ici traiter avec vous de bonne foi ;
je prétends, sur l'importante matière dont j'ai ta vous parler, ne me laisser
prévenir d'aucun des préjugés ordinaires. La vertu consiste dans un juste
milieu, et elle ne se porte à nulle extrémité. Or, examinant avec la balance du
sanctuaire, et dans un esprit d'équité, notre conduite la plus commune touchant
la fréquentation du sacrement de l'autel, je trouve deux excès à corriger :
l'un, de communier trop aisément et trop souvent; l'autre, de communier trop
difficilement et trop rarement. Usage de la communion trop fréquent quelquefois
dans les uns : premier point ; usage de la communion, trop rare dans les autres
: second point. Sujet où je pourrais craindre de refroidir les âmes pieuses, et
de ralentir leur ardeur pour la communion, si je ne prenais sur cela les
précautions nécessaires. A Dieu ne plaise que j'autorise l'erreur de ces faux zélés,
dont l'extrême sévérité ne tend qu'à éloigner des sacrements et en particulier
de l'Eucharistie ! Ce n'est point là ce que je me propose, comme la suite vous
en convaincra. Ecoutez-moi, s'il vous plaît, et commençons.
Premier point. — Usage de
la communion trop libre quelquefois dans les uns et trop fréquent. A le
considérer en lui-même, il ne peut être trop fréquent, puisque selon l'expresse
doctrine du concile de Trente, il serait à souhaiter que tous les fidèles,
assistant au divin sacrifice, fussent en état d'y participer chaque jour par la
communion. Mais les dispositions que la communion demande, et que nous n'y
apportons pas ; mais les fruits que la communion doit opérer dans nous, et
qu'elle n'y produit pas , voilà par où l'on peut juger si quelques-uns n'en
approchent point trop aisément et trop souvent. Je vais développer ma pensée,
et il est important que vous vous appliquiez à la bien comprendre, afin qu'elle
ne devienne pour personne un prétexte dangereux et une occasion de scandale.
2° Dispositions que demande la
communion, surtout la communion fréquente, et qu'on n'y apporte pas. Je l'ai
dit, et il est vrai : le caractère de l'erreur est de porter toutes choses à
des excès, ou de relâchement, ou de sévérité. C'est ce que nous pouvons observer
au regard de la fréquente communion , où, par une rigueur sans mesure, on a cru
ne devoir admettre que des âmes élevées aux degrés les plus éminents de la
perfection chrétienne. De là le découragement du grand nombre des fidèles qui,
dans le désespoir d'atteindre, au moins si tôt, à ce
537
point de sainteté, se sont retirés du sacrement de
Jésus-Christ, et ont dit, comme les Israélites au sujet de la terre promise : Le
moyen de parvenir là (1) ? Des âmes très-régulières du reste , des âmes
adonnées à la pratique de toutes les bonnes œuvres, ont passé des années
entières-sans paraître une fois à la sainte table. Elles se sont excommuniées
elles-mêmes, intimidées par les discours qu'elles entendaient et par les vaincs
alarmes qu'on leur donnait. On lésa entretenues dans ces terreurs chimériques,
et cet éloignement de la communion , qu'elles devaient craindre comme un mal
très-pernicieux et comme un des plus grands désordres, on le leur a représenté
comme une vertu : car voilà de quoi nous avons eu et nous avons tous les jours
tant d'exemples ; voilà ce que j'ai cent fois déploré en le voyant, et sur quoi
je ne cesserai point de m'expliquer, tant qu'il plaira au Seigneur de me
confier le ministère de la divine parole.
Ce n'est donc point là le plan,
ce n'est point l'idée que je me forme des dispositions que requiert la
communion fréquente. Je veux bien avoir là-dessus quelque égard à la fragilité
humaine, et lui remettre quelque chose; mais d'ailleurs je ne dois point
oublier la dignité du sacrement ni la révérence qui lui est due, et je ne puis
approuver de fréquentes communions faites sans la préparation qui convient,
c'est-à-dire faites précipitamment et à la hâte, faites sans recueillement et sans
attention sur soi-même; faites dans une dissipation habituelle et volontaire,
dans un mouvement d'affaires, d'intrigues, où Ton aime à s'ingérer, et dont on
devrait se retirer ; faites dans un état de tiédeur, où l'on se néglige, où
l'on se pardonne bien des fautes à quoi on ne prend pas garde et qu'on traite
de bagatelles, où l'on s'élargit la conscience , sous ombre de se garantir des
scrupules ; faites par coutume , quelquefois même par une espèce d'ostentation,
quelquefois par une secrète émulation, par comparaison avec celle-ci ou avec
celle-là, quelquefois par une crainte servile et une fausse considération,
quelquefois par entêtement et obstination. Quelle matière, si je reprenais
article par article, et si j'étalais ce fond de morale dans toute son étendue!
Ce n'est pas tout; et que n'aurais-je point encore à dire de ces communions
faites par un vil intérêt! Ministres mercenaires, c'est à vous là-dessus que je
pourrais m'adresser. Je ne condamne point un juste honoraire que l'Eglise vous
accorde, et je sais, selon la
maxime de saint Paul et la pratique de tous les temps, que
celui qui sert à l'autel doit vivre de l'autel : mais de n'y aller que pour
cela, mais de ne consacrer le corps de Jésus-Christ que pour cela, mais de n'y participer
tous les jours et de ne communier qu'en vue de cela, si bien que, cet avantage
temporel ne s'y trouvant plus, on serait prêt d'abandonner et l'autel et le
ministère, je demande si l'on est ainsi disposé à la fréquentation du
sacrement.
Quoi qu'il en soit, la fréquente
communion est bonne, pourvu qu'elle soit réglée. Or, la première et l'une des
règles la plus essentielle, c'est celle de saint Paul : Que l’homme
s'éprouve (1). Faisons, avant toutes choses, un retour sur nous-mêmes ;
sondons notre cœur; voyons, sans nous flatter, quel en est l'état, quelles en
sont les vues, les intentions, les affections ; considérons, selon le langage
de l'Ecriture, toutes nos voies ; quelle est notre manière de penser , de
converser , d'agir , comment nous nous comportons envers Dieu, envers le
prochain, à l'égard de nous-mêmes; en un mot, comment nous remplissons tous nos
devoirs : et sur cela jugeons de nos dispositions à la communion. Que dis-je !
n'en soyons pas juges nous-mêmes, parce que nous serions toujours exposés, ou à
nous condamner trop scrupuleusement par une crainte excessive, ou à décider
trop légèrement en notre faveur par une aveugle présomption ; mais ayons
recours à un directeur éclairé ; ne lui cachons rien de nos faiblesses ; ni
rien même de ce qu'il peut y avoir de bien en nous ; prenons ses conseils,
soumettons-nous à ses décisions, et suivons-les avec confiance.
2° Fruits que la communion
fréquente doit opérer dans nous, et qu'elle n'y opère pas. Vous les
connaîtrez par leurs œuvres (2), disait le Fils de Dieu parlant des faux
prophètes ; et, selon la même règle, je dis que nous-mêmes nous connaîtrons si
nous devons communier plus ou moins souvent, par le profit que nous tirons de
la communion. Qu'un homme usant chaque jour de viandes solides demeure toujours
également faible, que concluons-nous? Ce n'est point aux aliments que nous
attribuons le mal, mais nous jugeons que le corps n'est pas bien affecté, et
qu'il y a quelque principe vicieux qui arrête la vertu de la nourriture qu'il
prend. De là, quoique bonne en elle-même, on la lui retranche, on ne la lui
donne qu'avec précaution, qu'avec réserve. Appliquons cette figure : l'aliment
de votre âme le plus salutaire,
538
c'est le sacrement de Jésus-Christ. Une communion peut
suffire pour vous sanctifier ; et quels effets produisent en vous tant de
communions! quel changement, quel amendement, quel avancement? Il est donc à
craindre que ce ne soit pour vous une nourriture trop forte, et que l'abondance
ne vous devienne plus dommageable que profitable.
Ce n'est point là une de ces
morales vagues dont on ne voit que très-peu d'exemples : plût au ciel qu'ils ne
fussent pas si communs! On communie souvent ; mais que remporte-t-on de
l'autel? mêmes imperfections, mêmes défauts, mêmes habitudes, même système de
vie. On communie souvent, mais en est-on plus rempli de Dieu, plus détaché des
intérêts ou des vains amusements du monde, plus zélé pour sa perfection, et
moins négligent dans tous ses exercices ? On communie souvent, mais en est-on
plus circonspect dans ses démarches, plus discret dans ses paroles, plus
charitable dans ses sentiments, moins délicat sur les plus légères offenses, et
plus facile à les pardonner ? On communie souvent ; mais quelles violences
apprend-on à se faire? en quoi se renonce-t-on ? sur quoi se mortifie-t-on? que
corrige-t-on dans ses caprices, dans ses hauteurs, dans ses contradictions
perpétuelles, dans ses vivacités et ses impatiences? Je passe cent autres
points que je pourrais marquer, et où l'on ne voit pas que la fréquente
communion opère beaucoup, ni qu'elle fructifie autant qu'elle devrait.
Les premiers chrétiens
communiaient souvent ; ils communiaient même tous les jours ; mais, par la
grâce du sacrement, qui les dégageait de tous les intérêts temporels, ils se
dépouillaient de leurs biens, vendaient leurs héritages, en partageaient le
prix avec leurs frères, ne voulaient rien posséder en propre, et pratiquaient
toute la pauvreté évangélique. Ils communiaient souvent; mais, attirés à Dieu
par l'efficace du sacrement qui les embrasait d'une ardeur toujours nouvelle,
ils s'assemblaient dans le temple, ils redoublaient leurs prières , ils
persévéraient dans l'oraison , ils s'exerçaient dans toutes les pratiques du
plus pur et du plus parfait christianisme. Ils communiaient souvent; mais,
soutenus de ce pain céleste qui les fortifiait, ils étaient à l'épreuve des
plus violentes persécutions ; de la table du Sauveur, ils allaient se présenter
aux tyrans, affronter les tourments, répandre leur sang et sacrifier leur vie.
Cependant, où m'emporte mon zèle, et ne vais-je pas trop loin?
Arrêtons-nous là, et pour ne
point décourager les âmes par de si grands exemples, convenons, 1° que la
communion, après tout, quelque fréquente qu'elle soit, ne nous rend point
impeccables, et que ce n'est pas toujours une raison de s'en abstenir : que de
légères fautes qui échappent aux plus vigilants ! 2° que c'est même une
conduite de Dieu assez ordinaire, de permettre que des âmes, d'ailleurs très
élevées et très-agréables à ses yeux, soient encore sujettes à quelques
fragilités qui les humilient, et les préservent ainsi d'un orgueil secret; 3°
que les progrès d'une âme sont quelquefois insensibles, de même qu'une jeune
plante croît sans qu'on le remarque d'un jour à un autre, et que ces progrès,
qui tout d'un coup ne se font point apercevoir, n'en sont pas moins véritables
ni moins réels ; 4° enfin, que sur les fruits qui suivent la communion, comme sur
les dispositions qui la précèdent, ce n'est point tant nous-mêmes que nous
devons croire, que le ministre qui nous connaît et qui nous gouverne. Principes
solides et certains, principes avec lesquels nous pourrons nous conduire
prudemment dans une des pratiques oii il nous faut plus de circonspection et de
réflexion.
Second point. — Usage de
la communion trop rare dans les autres. Ou ce sont des pécheurs, j'entends des
pécheurs pénitents ; ou ce sont des justes. Or, ce que j'ai dit autrefois de la
fréquente confession, je le dis ici de la fréquente communion : elle est utile
aux uns et aux autres, et par conséquent ni les uns ni les autres ne doivent se
tenir trop longtemps éloignés du sacrement.
1° Fréquente communion utile aux
pécheurs. Je parle de ces pécheurs qui se sont reconnus et sont retournes à
Dieu. Ce sont des morts ressuscites : car ils étaient morts selon Dieu, et la
pénitence leur a rendu la vie; mais, quoique vivants, ils se ressentent encore
des blessures mortelles qu'ils avaient reçues; elles ne sont pas tellement
guéries qu'il ne leur en reste une faiblesse extrême. Cependant, tout faibles
qu'ils sont, ils ont, pour ne pas retomber, bien des ennemis à combattre et
bien des efforts à faire ; ils ont, de leur part, des passions qui les dominent,
des habitudes qui les tyrannisent, de malheureuses concupiscences qui les
attirent; ils ont, de la part du monde, des railleries à essuyer, des respects
humains à surmonter, des exemples à quoi résister. Combien ont-ils de
tentations à repousser de la part de cet esprit de ténèbres qui les sollicite,
qui les
539
presse, qui tourne sans cesse autour d'eux, comme un lion
rugissant, pour les dévorer! Ah! Seigneur, au milieu de tout cela, que
feront-ils? où iront-ils? que deviendront toutes leurs résolutions? et sans un
secours puissant et présent, que peut-on se promettre de leur persévérance ? Or
ce secours, c'est vous-même, Seigneur, c'est votre sacrement. Ainsi l'Eglise
nous le déclare-t-elle formellement dans le concile de Trente : car ce
sacrement de salut, dit le saint concile, est comme un antidote le plus
excellent, par où nous sommes tout à la fois et purifiés des fautes
journalières, et préservés des fautes grièves. C'est donc pour le pénitent un
préservatif contre les rechutes. La grâce attachée au sacrement est pour lui
une grâce de combat; et l'effet propre de cette grâce, disent saint Cyrille et
saint Thomas, est de dessécher en nous la racine du péché ; elle réprime les
aiguillons de la chair, elle amortit le feu de la cupidité, elle éteint les
traits enflammés de l'ange de Satan; elle le met en fuite, et, suivant la
pensée de saint Chrysostome, elle nous rend terribles à toutes les puissances
de l'enfer.
De là il est aisé de voir si
c'est une bonne conduite a l'égard du pécheur nouvellement converti, de lui
interdire l'usage de la communion jusqu'à ce qu'il ait rempli toute la mesure
des œuvres satisfactoires qui lui sont imposées comme le juste châtiment de ses
désordres. Est-il raisonnable, dit-on, et paraît-il convenir qu'un homme, une
femme, à peine sortis du péché, osent entier dans la salle du festin, et qu'ils
viennent prendre place à une table toute sainte? Où est la bienséance
chrétienne? où est l'honneur dû au sacrement le plus vénérable ? Enfin,
conclut-on, cette séparation même du corps du Seigneur est une pénitence: Mais
je réponds, moi : Quelle pénitence, qui prive ce pécheur du moyen le plus
nécessaire pour se maintenir dans l'état de sa pénitence. Eh quoi! l'on veut
qu'il demeure ferme et inébranlable dans son retour, qu'il détruise ses
habitudes vicieuses, qu'il résiste à toutes les attaques, qu'il pare à tous les
coups, qu'il remporte mille victoires, tout cela par la grâce divine ; et on
l'éloigne de la source des grâces ! et, au milieu des plus rudes combats, on le
désarme ! et lorsqu'il est plus à craindre que ses forces ne viennent à
défaillir, on lui soustrait le pain qui doit les réparer et le conforter! 11
est vrai, et je veux bien toujours m'en souvenir, c'est un pécheur : mais on n'entendit
autrefois que les pharisiens murmurer et se plaindre que
Jésus-Christ reçût les pécheurs et qu'il mangeât avec eux. C'est un pécheur,
mais ami de Dieu comme pénitent, mais rétabli dans la maison paternelle et
remis au nombre des enfants, comme le prodigue pour qui l'on tua le veau gras,
après l'avoir revêtu d'une robe neuve. Dieu de miséricorde, c'est selon vos
sentiments que je parle, et vous ne m'en désavouerez point. Gardons-nous
toutefois de confondre les états ; distinguons le pécheur marchant encore dans
la voie de la pénitence, et le juste depuis longtemps confirmé dans les voies
de Dieu : ce que nous donnons à l'un, ne l'accordons pas indifféremment à
l'autre; mais faisons-en le discernement, pour distribuer à chacun sa portion.
Le fidèle économe de l'Evangile, que le maître a établi sur ses domestiques
ne laisse manquer personne, mais il leur donne à tous la mesure de blé qu'il
faut, et dans le temps qu'il faut (1).
2° Fréquente communion utile aux
justes, soit pour se soutenir et ne pas reculer, soit pour faire toujours de
nouveaux progrès et pour s'avancer : pour se soutenir et ne pas reculer en
tombant dans un état de tiédeur ; pour faire de nouveaux progrès et pour
s'avancer en s'élevant toujours, jusqu'à ce qu'ils parviennent au point de
perfection où Dieu les appelle. Reprenons. Utile pour se soutenir et ne pas
reculer. Malheureuse condition de l'homme, que le poids de la nature corrompue
assujettit à tant de vicissitudes! L'âme aujourd'hui la plus fervente sentira
demain son feu se ralentir. Après avoir aujourd'hui formé les plus beaux
desseins et s'être déterminée atout, elle sera demain chancelante, indécise,
irrésolue : les moindres obstacles l'étonneront, et peu à peu elle commencera à
déchoir, si elle n'a quelques ressources pour se réveiller de son
assoupissement, et pour rallumer sa première ardeur. C'est pour cela que saint
Paul exhortait tant les fidèles au renouvellement de l'esprit, qui est un
renouvellement de zèle dans le service de Dieu et pour le service de Dieu. Ce
grand apôtre savait que sans cela il n'y a point de piété si bien affermie en
apparence et si constante, qui ne s'altère, qui ne se démente, et ne dégénère
enfin dans un relâchement où l'on se laisse entraîner plus vite qu'on ne s'en
relève.
Or, ce qui doit plus contribuer à
ce renouvellement intérieur, c'est sans contredit la communion fréquente. Pour
peu qu'on ait quelque fond et de crainte
et d'amour de
540
Dieu, il est difficile, quand on approche régulièrement de
la table de Jésus-Christ, il n'est pas même moralement possible qu'au pied de
l'autel, où tout inspire le recueillement et la dévotion, on ne soit éclairé de
certaines lumières, touché de certains sentiments qui remuent une âme, qui la
rappellent à elle-même, qui lui font voir les pertes qu'elle peut avoir faites,
ou qu'elle est en danger de faire; qui lui découvrent les pièges où elle
pourrait s'engager, et dont elle doit se préserver ; qui lui reprochent divers
manquements, quoique légers , et diverses infidélités capables de la conduire
par degré à un attiédissement entier, et de la dérouter ; qui lui suggèrent les
mesures qu'il faut prendre pour prévenir une telle décadence, et pour ne se
point écarter de son chemin; qui la piquent, qui l'encouragent, qui redoublent
son activité et sa vigilance. Peut-être une communion n'opère-t-elle pas tout
cela ; mais celle qui la suit achève l'ouvrage que l'autre a commencé. Elles
s'aident mutuellement, et contribuent de la sorte à entretenir la santé de
l'âme, de même que de bons aliments, pris à des temps réglés, entretiennent la
santé du corps. Parce que ces troupes qui marchaient à la suite de Jésus-Christ
n'avaient pas eu soin de pourvoir à leur nourriture, et que tout ce peuple
avait passé trois jours sans manger, le Sauveur du monde craignit, ou parut
craindre, que, dans l'affaiblissement où ils se trouvaient, ils ne vinssent
tout à fait à tomber, et qu'ils ne restassent en chemin. Dès que les Juifs se dégoûtèrent
de la manne que Dieu leur envoyait du ciel, l'Ecriture nous dit qu'ils furent
sur le point de périr tous, et qu'ils allèrent jusques aux portes de la mort.
Et quand on néglige la communion, qu'elle est trop rare et qu'on est trop
longtemps privé de la vertu du sacrement, bientôt le goût des choses de Dieu
s'émousse ; on se ralentit, on se dérange à l'égard de tous les autres
exercices, et insensiblement l'esprit de piété s'éteint. Aussi est-ce par là
qu'on a vu bien des personnes se relâcher. La fréquentation des sacrements les
gênait ; c'était un frein qui les captivait et les retenait. Elles ont peu à
peu secoué le joug, et, s'émancipant là-dessus, elles se sont émancipées sur
tout le reste.
Mais je dis plus, et j'ajoute :
fréquente communion utile aux justes, non-seulement pour se soutenir et ne pas
reculer, mais pour faire plus de progrès et pour s'avancer. Car, selon la
maxime de tous les Pères et de tous les maîtres de la vie spirituelle, dans les
voies de Dieu le juste ne doit jamais s'arrêter, ni dire : c'est assez. La
sainteté est un fonds où l'on trouve toujours à puiser, c'est une vaste
carrière où il y a toujours à courir pour emporter le prix; et voilà pourquoi
le docteur des Gentils, après les avoir convertis à la foi, leur recommandait
si expressément, tantôt de rechercher les dons les plus sublimes (1), tantôt
de prendre une voie plus excellente encore (2) que celle où ils avaient
marché, tantôt de croître incessamment et de toutes manières en
Jésus-Christ, jusquà ce qu'ils fussent parvenus à l'état d'hommes faits (3).
Or, comment l'âme juste peut-elle mieux croître en Jésus-Christ que par une
union aussi étroite avec Jésus-Christ que l'est la participation de son corps
et de son sang? Union en vertu de laquelle, selon l'oracle de Jésus-Christ
même, nous demeurons en lui et il demeure en nous ; et puisqu'il demeure, qu'il
vit dans nous, conclut saint Jérôme, il s'ensuit que la sagesse, que la force,
que la charité, que la piété, que toutes les vertus vivent dans nous avec lui
et par lui ; qu'elles y agissent, et que, par les actes réitérés qu'elles
produisent, elles nous perfectionnent de plus en plus et nous sanctifient. Je
ne puis donc mieux finir ce discours qu'en adressant à tout ce qu'il y a ici
d'âmes justes et fidèles les paroles de l'ange au prophète Elie : Ne vous
trompez pas, ne pensez pas que vous soyez déjà au terme; il vous reste bien
du chemin à faire (4). Mais , afin de ne vous point lasser dans la route et
de la poursuivre heureusement, prenez et mangez (5). Le pain que je vous
présente est le pain des forts. Elie obéit à l'ange, il mangea; et, remis de
toutes ses fatigues, il ne cessa point de marcher qu'il ne fût arrivé à la
montagne d'Horeb. Puissions-nous, munis du divin aliment qui nous est offert,
avancer nous-mêmes dans les sentiers de la justice chrétienne, et atteindre
jusques au sommet de la montagne du Seigneur! Ainsi soit-il.
541
SIXIEME JOUR. — Jésus-Christ outragé dans l'Eucharistie.
Saturabitur
opprobriis.
Il
sera rassasié d'opprobres. (Jerem. Thren., chap. III, 30.)
Etait-ce donc là le partage du
Messie, de cet envoyé du ciel, le désiré des nations, et le Sauveur promis au
monde? Est-ce à cela qu'était destiné le Fils unique de Dieu, égal à son Père
et Dieu lui-même? N'était-ce pas assez qu'en se revêtant de notre humanité, il
se fût revêtu de toutes nos misères ; et fallait-il encore qu'il fût exposé à
tant d'opprobres de la part de ces mêmes hommes pour qui il avait quitté le
séjour de sa gloire, et était descendu sur la terre? Nous n'en pouvons douter,
chrétiens auditeurs, puisque le Prophète l'avait ainsi prédit, et que
Jésus-Christ même l'annonça à ses apôtres en des termes si précis, lorsque, sur
le point d'entrer dans Jérusalem, il leur dit : Voici que nous allons à
Jérusalem ; et là tout ce qui est écrit du Fils de l'homme s'accomplira. Il
sera livré aux gentils, moqué, flagellé, couvert de toutes sortes d'ignominies
(1). J'ose dire néanmoins que la prédiction ne fut pas alors tellement
accomplie qu'elle ne se soit vérifiée tout de nouveau dans la suite des temps.
Il est resté avec nous et au milieu de nous, ce divin médiateur. En nous
privant de sa présence visible, il ne s'est point séparé de nous, et nous avons
toujours le bonheur de le posséder dans son adorable sacrement. Mais qui jamais
pourrait se le persuader, si nous n'en étions convaincus par la triste et
malheureuse évidence des faits ? C'est là, c'est à l'égard de cet auguste
mystère, qu'ont été renouvelés tous les opprobres de la passion de
Jésus-Christ; et n'est-ce pas là même qu'ils se renouvellent tous les jours?
Que d'excès! que d'attentats, que d'irrévérences ! que d'outrages! A qui
viens-je adresser cette plainte, et à qui dois-je reprocher de telles
abominations? Est-ce à ces déserteurs de la foi, que l'hérésie a suscités
contre le sacrement de nos autels ? est-ce à ces fidèles prétendus, qui, dans
la pratique et par plus la monstrueuse contradiction, démentant leur foi,
déshonorent le sacrement qu'ils font profession d'adorer ? C'est aux uns et aux
autres : ennemis de l'Eglise, enfants de l'Eglise, hérétiques, catholiques,
tous ont outragé le Seigneur dans ses tabernacles. Outrages
éclatants et pleins de violence de la part des uns, ennemis déclarés de
l'Eglise : premier point. Outrages, quoique moins violents, plus sensibles
encore et plus piquants de la part des autres, indignes enfants de l'Eglise :
second point.
Voilà, mes Frères, ce que j'ai à
vous mettre devant les yeux. Ce sont des horreurs que je devrais, ce semble,
s'il était possible, tenir cachées sous le voile, et dérober à votre
connaissance ; mais d'ailleurs il ne sera pas inutile de vous en retracer le
souvenir : pourquoi ? non point précisément pour exciter dans vos cœurs une
juste indignation, non point pour déplorer seulement avec vous des profanations
qui méritent toutes nos larmes , mais afin que vous compreniez toute la charité
d'un Dieu, laquelle ne put être éteinte par la vue anticipée qu'il eut de tant
de désordres, en se donnant à nous dans l'institution du sacrement de son corps
; mais afin que vous admiriez son invincible patience à souffrir tout cela et à
le dissimuler, sans en tirer une vengeance aussi prompte qu'il le pouvait et
que la justice le demandait ; mais afin que vous preniez la généreuse
résolution du Prophète royal, lorsque, voyant le Dieu d'Israël offensé par un
peuple rebelle, il s'écriait, dans un saint transport de zèle : Ah ! Seigneur,
puis-je être témoin des injures que vous recevez, et ne les pas ressentir
jusques au fond de l'âme? Dans l'ardeur du ressentiment qui me dévore, elles
me deviennent comme personnelles, et elles retombent sur moi (1). Si je
n'ai pu les arrêter, du moins je veux, autant qu'il est en mon pouvoir, les
réparer ; et c'est le dessein que je forme. Je me promets de votre piété,
Chrétiens, que ce sera là, pour vous-mêmes, le fruit de ce discours.
Premier point. — Outrages
éclatants et pleins de violences de la part des hérétiques, ennemis déclarés de
l'Eglise. Nous prêchons Jésus-Christ (2), écrivait saint Paul aux
chrétiens de Corinthe : cet oint du Seigneur, ce Christ, est la force même
de Dieu et la sagesse de Dieu
542
pour les vrais fidèles qui ont cru et qui croient en lui :
mais pour les Juifs ç'a été un sujet de scandale, et il a paru aux
gentils une folie. Paroles que j'applique en particulier au grand
mystère du corps et du sang de Jésus-Christ présents sous les espèces du pain
et du vin.
Nous prêchons cet ineffable
mystère, nous en démontrons l'incontestable vérité, et les âmes dociles à la
foi nous écoutent, se soumettent, reconnaissent dans ce sacrement leur Sauveur
et leur Dieu : mais qu'en ont pensé des hommes incrédules et présomptueux, que
le démon de l'hérésie a infectés de son souffle empoisonné? qu'en ont-ils dit?
Le sacrement le plus redoutable, et devant qui les puissances mêmes du ciel
tremblent et s'humilient, a été pour eux un objet de dérision, c'a été une
folie. Comment surtout en ont parlé les Wiclef, les Calvin, les Oecolampade,
tant d'autres suppôts de l'enfer et ministres du mensonge? Ils ont, pour
m'exprimer avec le Prophète, ils ont aiguisé leurs langues comme celle du
serpent, et de leurs bouches empestées ils ont lancé le plus subtil venin de
l'aspic. Oserais je rapporter ici leurs blasphèmes? leurs livres en sont
remplis. Car, pour contenter l'aigreur dont ils étaient animés, il ne leur
suffisait pas de parler ; il fallait que la plume, teinte dans le fiel le plus
amer, prêtât à la langue son ministère ; il fallait que la main traçât sur le
papier tout ce que le cœur avait conçu de plus outrageant et de plus insultant.
De là tant d'ouvrages qu'ils ont
répandus par toute la terre, et qu'ils ont laissés à la postérité, pour être
des monuments durables et publics contre les hommages que nous rendons à
Jésus-Christ dans son sanctuaire. C'est là, c'est dans ces ouvrages, écrits
avec toute la malignité et toute l'impiété que leur inspirait l'esprit
d'erreur, c'est là, dis-je, qu'ils se sont spécialement élevés contre le plus
salutaire et le plus grand sacrifice, qui est celui de la messe. Ont-ils rien
omis pour le décrier, pour l'avilir, pour l'anéantir et l'abolir? Et quels
termes y ont-ils employés? sous quelles idées l’ont-ils représenté? Ne
descendons point à un détail d'expressions qui ne peuvent convenir à la dignité
de la chaire, et qui ne serviraient qu'à blesser les oreilles pieuses et à
révolter les esprits.
Cependant l'Eglise a-t-elle
abandonné son divin Epoux, traité de la sorte et livré à de telles insultes?
Dépositaire du plus riche trésor, l'a-t-elle laissé enlever sans se mettre en
devoir de le défendre? Elle s'est opposée comme un mur d'airain à des rebelles
et à des audacieux que nulle considération, nul égard ne retenait. Elle les a
frappés de ses anathèmes; mais, déterminés à tout événement, ils ont également
méprisé et les anathèmes et l'Eglise ; elle les a retranchés de sa communion,
elle lésa séparés, et ils se sont séparés eux-mêmes. Si bien que, par un
renversement le plus injurieux au Fils de Dieu et le plus contraire à ses
desseins, le sacrement qu'il avait institué pour être le sacré lien d'une paix,
d'une charité, d'une union mutuelle et perpétuelle entre ses disciples, est
devenu l'occasion des plus scandaleuses divisions et des guerres les plus
sanglantes.
Où me conduit mon sujet? à
quelles fureurs? Que d'effrayantes peintures j'aurais à vous faire, si le temps
me le permettait ! Vous verriez familles contre familles, villes contre villes,
provinces contre provinces, le feu de la sédition allumé de toutes parts, et
les royaumes, les empires sur le penchant de leur ruine; vous verriez les
temples pillés, souillés, changés en des places d'armes, ou habités par de vils
animaux et leur tenant lieu de retraite; vous verriez des troupes de
satellites attaquer le Seigneur dans sa sainte maison, et porter sur lui leurs
mains parricides. Quand les soldats envoyés des Juifs vinrent l'investir dans
le jardin et le prendre : Vous venez à moi, leur dit-il, comme à un
malfaiteur, armés de bâtons et d’épées (1). Ah ! Seigneur, qui l'eût
alors imaginé, que dans le cours des siècles il y aurait encore des hommes à
qui vous pourriez faire le même reproche? Qui l'eût pensé, (pie, dans l'avenir,
il y aurait d'autres temps, de malheureux temps, où vos tabernacles seraient
brisés et enfoncés, où vos autels seraient renversés, où votre corps adorable
serait tiré des vases sacrés qui le renferment, et jeté sur le fumier, foulé
aux pieds, livré aux flammes? des temps où le sang de vos prêtres, en haine du
sacrement dont ils étaient les ministres, coulerait devant vos yeux; où ils
seraient poursuivis, tourmentés, immolés comme des victimes? Or on les a vus,
ces temps ; toute l'Eglise en a gémi, tout le peuple fidèle en a été dans le
trouble et la confusion. Les partis se sont formés, les schismes ont rompu
l'unité; la robe du Sauveur, qu'épargnèrent les soldats mêmes en le crucifiant,
cette robe a été déchirée; le troupeau s'est dispersé : et quelle espérance y
a-t-il de le rassembler sous le même pasteur et à la même table? Que dis-je? le
bras du Seigneur n'est point raccourci : cette réunion,
543
qui ne peut être l'œuvre que du Très-Haut, nous la voyons
heureusement commencée. Les serviteurs du Père de famille ramènent des troupes
entières et en remplissent la salle du festin; le nombre des conviés se
multiplie à la table de Jésus-Christ; il croît de jour en jour, et le présent
efface en quelque manière le souvenir du passé, ou du moins nous en console.
Qu'était-il donc nécessaire, me
direz-vous, de le rappeler, ce souvenir si odieux? et pourquoi le retracer par
des images plus capables de scandaliser que d'édifier? Pourquoi? Il le fallait
pour affermir la foi peut-être encore chancelante de tant de prosélytes
nouvellement réconciliés à l'Eglise. Car la grande réflexion qu'ils ont a faire
sur tout cela, c'est de se demander à eux-mêmes s'il est à croire que leurs
pères, en se portant à des excès dont on ne peut entendre le récit sans frémir,
fussent conduits par l'Esprit de vérité. L'Evangile de Jésus-Christ est un
Evangile de paix. Il nous forme à l'obéissance, et non point aux révoltes; il
nous apprend à souffrir la mort, et non point à la donner. Les apôtres ne l'ont
point prêché à la tète des armées; ils ne l'ont point annoncé le fer et le feu
à la main ; ils ne l'ont point établi en violant toutes les lois de l'équité,
de la charité, de la société, et même de l'humanité. Le glaive dont ils ont usé
était un glaive tout spirituel : c'était le glaive de la divine parole , et non
point ce glaive matériel et exterminateur qui tue et qui ravage.
Tout ceci, mes très-chers Frères,
nouvel héritage acquis a Jésus-Christ et à son Eglise ; tout ceci, je le dis,
non pour vous confondre, mais pour vous instruire. En reconnaissant l'esprit de
passion et de rébellion dont vos pères se laissèrent transporter, et ne
reconnaissant point dans ces caractères l'Esprit de Dieu, vous conclurez sans
peine qu'ils ne marchaient pas dans les voies du Seigneur; que l'esprit de
ténèbres les aveuglait et les égarait, qu'il leur avait fasciné les yeux, et
qu'une ignorance criminelle, puisqu'elle était volontaire, les empêchait de
connaître le Dieu qu'ils outrageaient et la dignité du sacrement qu'ils
rejetaient. Vous rendrez au ciel mille actions de grâces, et mille fois vous le
bénirez de vous avoir découvert un mystère qui leur fut caché, et qui l'est
encore à tant d'autres, dont les plus puissants motifs n'ont pu vaincre jusques
à présent l'obstination ; vous ne penserez désormais qu'à dédommager l'Eglise
de Jésus-Christ de toutes les douleurs que vous lui avez fait ressentir, et
Jésus-Christ lui-même de tous les honneurs que vous lui avez trop longtemps
refusés. Enfin, comme le Fils de Dieu disait que des étrangers viendraient de
l'orient à l'occident, et que, par préférence aux enfants du royaume, ils
seraient assis dans le banquet céleste avec Abraham, Isaac et Jacob, vous vous
efforcerez, entre les vrais adorateurs de la très-sainte Eucharistie, et à la
table où elle se distribue, d'être au nombre des plus zélés et des plus
fervents.
Second point. — Outrages,
quoique moins violents, plus sensibles toutefois, et en quelque manière plus
piquants, de la part des catholiques, indignes enfants de l'Eglise. C'est une
plainte bien commune, et que vous avez cent fois entendue, que celle de David,
lorsque, ses propres amis l'ayant délaissé, et s'étant même tournés contre lui,
il s'adressait à l'un d'eux et lui faisait ce reproche : Si c était un
ennemi qui m'eût attaqué et qui m'eût chargé de malédictions, la chose me
paraîtrait moins surprenante t et f en serais moins touché : mais vous , uni
avec moi d'esprit et de cœur ; vous, le confident de mon âme, et pour qui
je n'avais rien de secret; vous, avec qui je vivais, je m'entretenais,
je mangeais (1), que vous m'ayez oublié et méconnu, que vous m'ayez insulté
et déshonoré, voilà ce qui ne m'est pas supportable, voilà pour moi le trait le
plus vif, et ce qui doit me blesser plus sensiblement. Reproche que les
interprètes appliquent à Jésus-Christ, par rapport à ce perfide disciple qui le
trahit et le vendit aux Juifs, après avoir fait avec lui la cène.
Or ce reproche, mes chers
auditeurs, ne vous regarde-t-il pas vous-mêmes, et ne peut-il pas bien vous
convenir? Je parle à vous que l'Eglise a formés, qu'elle a élevés, qu'elle a
nourris du lait de la plus saine doctrine; à vous qui la reconnaissez pour
mère, et qui, sauvés du naufrage où tant d'autres ont péri, avez heureusement
conservé le don de la foi ; à vous , catholiques de nom, catholiques de
profession, qui, par l'engagement le plus étroit et le plus inviolable
attachement, deviez être pour Jésus-Christ ce qu'étaient les apôtres pour ce
divin Maître, quand il leur dit en les félicitant : Vous êtes demeurés
auprès de moi, et vous m'avez été fidèles dans les épreuves que fat eu à
soutenir (2); encore une fois, c'est à vous que je parle. Vous ne pouvez
ignorer quelle est la sainteté et la dignité de ces temples que la piété de nos
pères a construits et consacrés à
544
Dieu. Lieux saints, parce que Dieu, qui d'ailleurs remplit
tout l'univers, en a fait spécialement sa maison, et que c'est là qu'il doit
recevoir notre encens et notre culte ; mais lieux doublement et plus
particulièrement saints , parce que c'est le sanctuaire destiné à l'adorable
Eucharistie, et qu'elle y est tout ensemble, et comme sacrement, et comme
sacrifice : comme sacrement, où l'Homme-Dieu est présent en personne, et nous
donne sa chair à manger ; comme sacrifice, où ce même Dieu-Homme est immolé
pour nous, ainsi qu'il le fut sur la croix, et devient notre hostie et notre
rédemption.
Quand donc nous entrons dans le
temple, où allons-nous ? et tant que nous y restons, où sommes-nous? Nous
allons nous présenter à Jésus-Christ, nous sommes devant Jésus-Christ, près de
Jésus-Christ, sous les yeux de Jésus-Christ. De son autel il nous voit, il
connaît toutes nos pensées, il démêle tous nos sentiments, il entend toutes nos
paroles, il est témoin de toutes nos démarches, et il exige de tout cela le
juste tribut ; c'est-à-dire qu'il exige que toutes nos pensées se portent vers
lui, que tous nos sentiments n'aient pour objet que lui, que toutes nos paroles
ne soient, ou que des demandes, ou que des actions de grâces, ou que des
louanges qui s'adressent à lui ; que toutes nos démarches, tous nos exercices
ne tendent qu'à l'honorer et à nous humilier devant lui. Partout ailleurs il
consent que, sans rien penser, ni rien désirer, ni rien dire, ni rien faire qui
soit contre la raison et la religion, du reste nous nous occupions des choses
humaines, selon qu'il convient à notre état ; mais dans le lieu saint, et au
pied de l'autel où il a établi son trône, il est du respect et de l'honneur
qu'il attend de nous que nous bannissions de notre esprit toutes les affaires,
tous les soins, toutes les vues du siècle, et que rien de profane n'interrompe
l'attention que nous devons à son auguste sacrement. Ainsi Jacob, après avoir
vu seulement en songe le Seigneur, et cette échelle mystérieuse où les anges
montaient et descendaient : Que ce lieu est terrible! s'écria-t-il tout éperdu
et saisi de crainte ; c'est la porte du ciel, c'est la demeure de Dieu (1).
Ce n'est ni en songe, ni en figure, que nous voyons le sacrement de
Jésus-Christ : rien de plus réel que sa présence, et de là jugeons à quoi elle
nous engage, et ce qu'elle doit nous inspirer.
Voilà, mes Frères, ce que nous
savons assez
dans une stérile et sèche spéculation ; mais comment y
répond la pratique? Le dirai-je, et faut-il que je révèle ce qui fait
l'opprobre bien plus des fidèles ou prétendus fidèles, que du sacré mystère
qu'ils outragent? Mais en vain voudrais-je déguiser ce qui n'est que trop
connu, ce qui se produit au plus grand jour, ce qui scandalise le peuple de
Dieu , ce qui avilit nos assemblées et nos cérémonies les plus religieuses, ce
qui change le temple du Dieu vivant et la maison du Seigneur en des places
publiques et des rendez-vous où l'on vient se distraire, se dissiper, couler le
temps, et le perdre en d'inutiles amusements.
Là, quels sujets appliquent
l'esprit, et de quelles idées, de quelles imaginations se repaît-il ! Pensées
frivoles , pensées vagues et sans arrêts, égarements continuels, mille
réflexions confuses, mille raisonnements, ou plutôt mille rêveries. Là, quels
sentiments forme le cœur? souvent les plus vains, les plus mondains, et même
les plus corrompus et les plus sensuels: tantôt envie de paraître et de se
montrer, envie de se distinguer et d'attirer sur soi les regards; envie de
plaire , et pour cela les ajustements, les parures immodestes, les airs
étudiés, les retours perpétuels sur sa personne ; tantôt complaisances
secrètes, désirs criminels, inclinations naissantes, selon que les yeux se
promènent avec moins de retenue, ou qu'ils se fixent sur ce qui les frappe plus
fortement, et qui peut allumer le feu de la passion. Là, quelle est la matière
des entretiens ? on laisse les ministres de l'Eglise s'acquitter de leurs
fonctions; on les laisse parler à Dieu, chanter les louanges de Dieu, célébrer
les offices divins, consacrer le corps de Jésus-Christ, l'offrir en sacrifice,
soit pour eux-mêmes, soit pour tous les assistants; mais ces mêmes assistants,
que font-ils? Ils lient ensemble d'oisives conversations , tiennent même les
discours les plus dissolus, s'attroupent quelquefois comme dans un cercle , et
mêlent leurs voix à celles des prêtres, non pour prier, mais pour se réjouir et
pour plaisanter. Là, de quelle manière agit-on, et comment se comporte-t-on?
Quelles contenances négligées et peu séantes ! quels mouvements de la tête
pour observer tout ce qui se passe autour de soi, et jamais ce qui se passe à
l'autel et devant soi ! Daigne-t-on Fléchir quelques moments le genou, on se
lève bientôt, on s'assied, on se tourne de tous les côtés, selon que le caprice
l'inspire ou que la commodité le demande.
Je dis ce qui paraît : mais que
serait-ce si je venais à percer le mur? Que serait-ce si, donnant
545
à cette morale toute son étendue, je venais à découvrir ces
œuvres d'iniquité, ces œuvres de ténèbres, qui se dérobent à la vue des hommes,
niais qui ne peuvent échapper à la vue de Dieu ? Car vous voyez tout, Seigneur
; vos yeux, suivant la comparaison de votre Apôtre, sont plus pénétrants que le
glaive le mieux affilé. Et qu'aperçoivent-ils, ô Dieu de pureté , et la pureté
même? Je n'oserais y penser : comment oserais-je m'en expliquer? Tirons le
rideau sur toutes ces abominations, et déplorons l'affreuse décadence, non pas
de l'Eglise de Jésus-Christ, puisqu'elle est toujours la même , toujours pure
et sans tache, mais des enfants de l'Eglise, les frères et les cohéritiers de
Jésus-Christ. Voilà donc ce cher troupeau, voilà ces disciples qu'il s'était
réservés, et dont il voulait faire sa joie, sa gloire, sa couronne : Gaudium
meum et corona mea (1). Il se proposait d'en être spécialement honoré :
sont-ce là les marques d'honneur qu'il devait attendre? Il est vrai , l'on ne
va pas toujours jusqu'à lui refuser certains témoignages d'un respect apparent,
et à ne pas avoir certains égards. Il y a quelques dehors à quoi ne permettent
guère de manquer, ou un reste de foi, ou plus souvent une considération tout
humaine. On se tient devant l'autel et en présence du sacrement, la tête nue,
on s'incline à certains temps, on se prosterne même : mais qu'est-ce que ces
démonstrations extérieures? N'est-ce pas un jeu? ne sont-ce pas des insultes,
plutôt que des actes de religion?
Quoi qu'il en soit, je finis par
où j'ai commencé, en marquant le fruit que nous devons retirer de ce discours.
1° Apprenons quels efforts il en dut coûter à l'amour de Jésus-Christ pour
nous, quand il voulut demeurer avec les hommes, et qu'il nous laissa le sacré
dépôt de son corps. Il voyait à quels outrages il s'exposait dans la suite des
siècles, et tout l'avenir lui
était présent; mais l'amour d'un Dieu surmonte tous les
obstacles, et l'audace, la malignité , l'impiété , l'énorme ingratitude des
hommes, ne pouvait aller à tels excès, que ce divin amour ne se portât encore
plus loin , et qu'il en reçût quelque atteinte. 2° Ce qui n'est pas moins digne
de notre étonnement, et ce qui ne peut être l'effet que d'une infinie
miséricorde, c'est qu'un Dieu tant de fois et si outrageusement insulté n'ait
pas éclaté sur l'heure, qu'il ait suspendu ses foudres, qu'il ait fait en
quelque sorte violence à sa justice , laquelle ne cessait point de lui crier :
Levez-vous, Seigneur, et prenez en main votre cause1. Les Samaritains n'avaient
pas voulu donner chez eux entrée à Jésus-Christ, et, pour ce seul refus, ses
disciples lui demandèrent de faire tomber le feu du ciel et de réduire en
cendre toute une ville. Qu'eussent-ils dit s'ils l'eussent vu au milieu de
toutes les ignominies où je vous l'ai dépeint? Cet aimable Sauveur n'écouta
point le juste ressentiment des disciples ; il n'écouta et n'écoute tous les
jours que cette douceur inaltérable, que cet esprit de la loi de grâce qu'il
est venu annoncer au monde. 3° Concevons un nouveau zèle pour l'honneur de la
maison de Dieu et du sacrement de Jésus-Christ. Au souvenir de tant
d'irrévérences passées, faisons-lui toute la réparation qui dépend de nous.
S'il ne nous est pas possible de lui rendre toute la gloire qu'il mérite et qui
lui a été ravie, du moins glorifions-le autant que nous- le pouvons. Ah !
Seigneur, que tous les peuples vous révèrent ! et que ne tient-il à moi de
conduire à vos pieds tout ce qu'il y a d'hommes sur la terre, pour vous faire
hommage et vous honorer? Ce ne sont là que des souhaits peu efficaces, mais
sincères, mais du cœur; et au défaut de l'exécution, qui n'est pas toujours en
notre pouvoir, vous vous contentez, Seigneur, du désir, et vous l'acceptez.
SEPTIEME JOUR. — Jésus-Christ crucifié dans
l'Eucharistie.
Rursum crucifigentes sibimet ipsis Filium Dei.
Ils crucifient tout de nouveau le Fils de Dieu dans leurs personnes. (Aux Hébreux, chap. VI, 6.)
En quels termes plus énergiques
le grand Apôtre pouvait-il s'exprimer pour nous donner à connaître le crime de
ces apostats qui renonçaient la foi qu'ils avaient embrassée, et retournaient
au judaïsme après s'être soumis à l'Evangile de Jésus-Christ? c'était une
infidélité pour l'expiation de laquelle, dans la pensée du maître des Gentils,
il eût été nécessaire que le Fils de Dieu subît de nouveau le supplice de
546
la croix, si, par les mérites infinis de son sang, ce
Rédempteur des hommes n'eût pas également satisfait, et pour tous les péchés
déjà commis, et pour tous ceux qui devaient se commettre. Mais de quelque
manière que les interprètes entendent les paroles de saint Paul, elles ne vous
conviennent que trop, sacrilèges profanateurs qui, sans respect du sacrement où
vous venez participer, apportez à la plus sainte table une conscience
criminelle, et vous rendez, par une communion indigne, coupables du corps et du
sang d'un Dieu. N'est-ce pas là en
effet crucifier le Fils
de Dieu, non plus comme les Juifs, sur un bois inanimé et sans
sentiment, mais dans nos personnes, mais dans nos âmes? Et voilà, mes Frères,
l'affreux attentat dont je voudrais aujourd'hui vous donner toute l'horreur
qu'il mérite. Matière d'autant plus importante, qu'il est plus à craindre qu'à
ces temps de l'année où la solennité des fêtes, la coutume des fidèles et une
bienséance chrétienne nous appellent à l'autel du Seigneur, et nous engagent à
y recevoir le pain de vie, bien des mondains s'y présentent sans la robe de
noces, je veux dire sans l'innocence absolument requise, et avec le péché dans
le cœur. Or, pour entrer d'abord dans mon dessein, observez avec moi, s'il vous
plaît, que quelque douloureux que fût le supplice de la croix où le Sauveur du
monde fut condamné, il y eut après tout une circonstance essentielle qui dut
lui en adoucir la rigueur ; et la voici : c'est que ce supplice lui fut
volontaire. Prenez garde : volontaire,
pourquoi? parce qu'il y trouvait tout à la fois deux grands biens qui devaient
être l'accomplissement de sa mission, comme ils en étaient la fin, savoir: la
gloire de son Père et le salut de l'homme ; la gloire de son Père, qui avait
été blessée et qu'il voulait réparer; le salut de l'homme, qui s'était perdu et
qu'il voulait relever de sa chute et sauver. Mais , dans une opposition dont on
ne peut assez gémir, nous allons voir quelle violence fait à Jésus-Christ le pécheur par une communion
sacrilège, puisque c'est tout ensemble, et l'offense de
Dieu la plus griève, premier point; et
la ruine du pécheur la plus funeste, second point. Plaise au ciel que ce discours
vous inspire une crainte salutaire, et que, dans cette juste crainte, vous
n'approchiez jamais du sacrement le plus vénérable sans
un sérieux retour sur vous-mêmes, et sans toute la préparation
qui convient!
Premier point. — Offense
de Dieu la plus griève : d'où nous devons d'abord juger quelle violence le
pécheur fait à Jésus-Christ par une communion sacrilège. Il faut convenir que
les Juifs se portèrent à d'étranges extrémités contre le Fils de Dieu,
lorsqu'après l'avoir comblé d'ignominie, déchiré de coups, ils le crucifièrent
enfin, et le firent expirer dans les douleurs et la honte d'une mort aussi
infâme qu'elle fut cruelle ; mais ce Dieu Sauveur s'était soumis à tout cela,
avait consenti à tout cela, avait accepté tout cela. La gloire de son Père,
qu'il s'agissait de rétablir, y était intéressée. Il le savait, et il était
touché de ce grand intérêt par préférence à tout autre. Cette seule vue devait
donc lui rendre toutes les souffrances de sa passion, non-seulement plus
supportables, mais désirables.
Il est vrai que dans le jardin,
livrant son humanité sainte à la tristesse, à la frayeur, au dégoût et à
l'ennui, il témoigna une extrême répugnance pour la croix qui lui était
préparée, et qu'il demanda de ne point boire un calice si amer : mais c'était
l'homme qui parlait; c'était, dans le langage commun, ce que nous appelons
l'appétit sensitif et la partie inférieure de l'âme, tandis que la raison
supérieure et la volonté agréait tout et se résignait à tout. L'événement le
montra bien. Dès que ses ennemis vinrent l'arrêter et se saisir de sa personne,
avec quelle ardeur alla-t-il au-devant d'eux? avec quelle fermeté et quel
courage se présenta-t-il à eux! Rien ne l'étonna, parce qu'il voulait effacer
ainsi l'injure faite à Dieu par le péché, et satisfaire à la justice du ciel.
Mais il en va tout autrement dans une communion sacrilège. C'est là, pour user
toujours de la figure et de l'expression de l'Apôtre, c'est là que Jésus-Christ
est crucifié, puisque le pécheur est une croix pour lui, et la plus rude croix.
Mais bien loin de rien apercevoir dans cette croix qui puisse tourner à
l'honneur de la majesté divine, il n'y voit qu'un crime, et le crime le plus
énorme. Car qu'est-ce de communier indignement? quel abus du Saint même des
saints! quelle audace ! quelle perfidie ! quelle hypocrisie ! Je reprends,
et suivez-moi.
1° Quel abus ! Il n'est rien que
Dieu nous ait ordonné plus expressément que le respect des choses saintes.
C'est pour cela que, dans l'ancienne loi, le peuple était exclu du sanctuaire,
et qu'il n'était permis qu'au souverain pontife d'y entrer. C'est pour cela que
le même peuple d'Israël eut défense d'approcher seulement de la montagne où le
Seigneur devait
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descendre et converser avec Moïse. C'est pour nia que, du
moment qu'Osa eut porté la main sur l'arche , et que, par un zèle indiscret, il
se fut avancé pour la soutenir, il tomba mort à la vue d'une nombreuse
multitude, et, par un châtiment si sévère et si prompt, répandit la terreur
dans tous les esprits. Et n'est-ce pas pour cela même encore que l'usage des
pains de proposition était interdit à quiconque n'avait pas eu soin de se
purifier, et ne s'était pas abstenu des plaisirs les plus légitimes? Or je
demande, qu'était-ce que ce sanctuaire? qu'était-ce que cette montagne?
qu'était-ce que cette arche d'alliance? qu'était-ce que ces pains de
proposition? et jamais en tout cela y eut-il ou put-il y avoir rien de plus
saint, ni même d'aussi saint, que le sacrement de Jésus-Christ, que le corps de
Jésus-Christ, que le sang de Jésus-Christ? Voilà néanmoins ce que profane le
pécheur sacrilège par une communion indigne. Dans une même âme il allie
ensemble le péché et la sainteté même. Union la plus monstrueuse et la plus
abominable.
2° Quelle audace ! Saint
Jean Chrysostome, prêchant au peuple d'Antioche sur le même sujet que moi, leur
disait : Prenez garde, mes Frères, et donnez-y toute votre attention ;
comprenez de quel pain vous allez vous nourrir, et soyez-en saisis de frayeur.
Il le disait à tous sans exception , aux plus justes comme aux autres; et les
plus justes en effet tremblaient, s'examinaient, osaient à peine se présenter à
l'autel : mais le pécheur sait s'affermir contre toute crainte, et d'un pas
ferme, d'un visage assuré, il s'ingère dans la troupe des fidèles. En vain lui
fait-on entendre ces paroles de saint Paul aux Corinthiens : Vous ne pouvez
boire tout ensemble le calice du Seigneur et le calice des dénions; vous ne
pouvez avoir part tout ensemble à la table du Seigneur et à la table des
démons. Voulez-vous irriter le Seigneur, et comme le piquer de jalousie ?
êtes-vous plus forts que lui1? En vain soulevée malgré lui et contre lui, sa
conscience lui crie-t-elle avec l'ange de l'Apocalypse : Heureux ceux qui ont
lavé leur robe dans le sang de l'Agneau ! mais loin d'ici, loin de ce saint
lieu, enchanteurs, impudiques, homicides, idolâtres, fourbes et imposteurs,
vous tous qui aimez le péché et qui le commettez (2). Nulle considération ne
l'arrête, tant il est résolu de ne rien écouter, et de franchir toute barrière.
A la face du Dieu vivant, sans égard à la présence de Jésus-Christ, et sans
hésiter, il
se montre, il marche ; il va recevoir, ou plutôt enlever le
divin aliment qui n'est réservé qu'aux âmes innocentes et pures.
3° Quelle perfidie ! Judas trahit
son maître par un baiser; et le baiser que donna au Fils de Dieu cet infâme
disciple eut-il rien de plus perfide qu'une communion où le pécheur, selon
toutes les apparences, vient à Jésus-Christ en ami, pour se dévouer et
s'attacher à lui du nœud le plus étroit et le plus intime, mais dans le fond en
ennemi, pour le vendre et pour le livrer? A qui le livrer? aux plus criminelles
habitudes, aux plus sales passions, aux plus brutales convoitises, à tous les
vices d'un cœur corrompu, où il descend et où il est dans une, espèce
d'esclavage. Qu'est-ce que cet état pour un Dieu, et qu'est-ce que de l'y
réduire?
4° Quelle hypocrisie ! Ah!
Chrétiens, ne sont-ce pas souvent ces profanateurs qui affectent les plus beaux
dehors? comme ce n'est point un principe de religion qui les fait participer au
sacrement, mais un respect humain, mais une certaine coutume à quoi ils veulent
satisfaire, mais un certain exemple qu'ils veulent donner, tout leur soin est,
non pas de préparer leur âme, mais de se masquer et de se déguiser. Ils se
prosternent, ils s'humilient, ils prient. Quand le Sauveur du monde, dans la
dernière cène qu'il fit avec ses apôtres, leur apprit qu'un d'entre eux avait
conjuré sa perte, Judas fut un des premiers à lui témoigner là-dessus sa
surprise, et ne parut pas moins empressé que les autres à lui marquer son
attachement et son zèle. Est-ce moi, s'écria-t-il, est-ce moi,
Seigneur (1)? C'était en effet ce malheureux ; mais il craignait d'être
connu, et pour cela il palliait ses sentiments et se contrefaisait. Plût au
ciel qu'entre les ministres de Jésus-Christ , il fût le seul à qui l'on pût
reprocher une si damnable dissimulation! Mais, hélas! puis-je sans horreur le
prononcer? le ministère même le plus sacré n'a pas toujours été exempt des plus
sacrilèges profanations : il ne l'est pas encore. Le Fils de Dieu nous avertit
de nous garder des faux prophètes , qui viennent à nous sous des toisons de brebis,
et qui sont au dedans d'eux-mêmes des loups ravissants. Daigne le Seigneur
préserver son Eglise de ces indignes sacrificateurs qui, couverts des saints
vêtements, montent à l'autel, y opèrent le divin mystère, le consomment dans
leur sein, le dispensent de leurs mains , et cependant recèlent au fond de leur
âme des mystères d'iniquité qu'ils tiennent
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ensevelis, autant qu'il leur est possible, en de profondes
ténèbres, mais que Dieu voit, et que Jésus-Christ, juste vengeur de son
sacrement, saura produire à la plus éclatante lumière dans le grand jour de la
révélation.
Or, pour reprendre ma première
proposition, de tout ceci il est aisé de conclure que ce ne peut être sans une
sorte de violence que Jésus-Christ voit à sa table un pécheur sacrilège, et
qu'il souffre que le pain des anges lui soit administré. Aussi, selon la
remarque des évangélistes, lorsqu'il aperçut Judas au milieu des apôtres,
mangeant avec eux l'agneau pascal et recevant comme eux le pain consacré, il en
fut ému. Tout maître qu'il était de lui-même, il suivit le mouvement de son
cœur ; il se plaignit, il s'expliqua. Nous ne pouvons nous en étonner, pour peu
que nous concevions ce que c'est, dans son estime et par rapport à lui, qu'une
communion où toutes ses vues sont renversées, et qui, bien loin de contribuer à
la gloire de son Père, ainsi qu'il se le proposait, ne sert qu'à l'offenser
plus grièvement, ce Père céleste, et qu'à le déshonorer. Je ne crains donc
point de passer les bornes de la vérité la plus exacte, et j'ajoute, sans
hésiter, que si ce Sauveur était encore dans une chair passible et mortelle, et
qu'il dût comme autrefois endurer une seconde passion et une seconde mort, rien
de toutes les cruautés qu'exercèrent sur lui ses bourreaux, ni de tous les
tourments qu'il souffrit par la haine et la barbarie des Juifs, ne lui serait
plus odieux, et en ce sens plus douloureux, que le crime d'un chrétien qui, par
un sacrilège, profane le sacrement de son corps et de son sang. Voilà,
Seigneur, ce que la malice des hommes vous réservait. Vous ne fûtes crucifié
qu'une fois au Calvaire : combien de fois l'avez-vous été et l'êtes-vous dans
vos temples et jusque dans votre sanctuaire !
Second point. —
Condamnation et ruine du pécheur la plus funeste : autre conjecture qui nous
donne à connaître quelle violence le pécheur fait à Jésus-Christ par une
communion sacrilège. Le Fils de Dieu ayant pensé à nous de toute éternité et
nous ayant aimés, il est venu parmi nous dans la plénitude des temps, et s'est
chargé de toutes nos misères, non-seulement comme réparateur de la gloire de
Dieu, mais comme rédempteur des hommes et leur médiateur auprès de Dieu. Il est
donc certain que rien, après la gloire divine, ne l'a touché plus fortement que
ce grand ouvrage du salut et de la rédemption du monde. C'est ce qui l'a attiré
sur la terre ; c'est pour cela qu'il était envoyé, et c'est à quoi il a
travaillé sans interruption jusques au dernier moment de sa vie. Or, ce salut
qu'il avait en vue, et qui lui fut si cher, c'était le prix de sa croix et de
toutes les ignominies, de toutes les douleurs de sa passion : c'était là la fin
où il aspirait; et souhaitant la fin avec tant d'ardeur, ce désir si vif et si
empressé devait lui faire prendre avec moins de peine le moyen nécessaire pour
y parvenir. Mais quel est le fruit malheureux d'une communion sacrilège? à quoi
se termine-t-elle? Je l'ai dit : à la plus terrible condamnation du pécheur et
à sa ruine.
Car, prenez garde, il devient
coupable devant Dieu du corps et du sang de Jésus-Christ : c'est l'expression
de l'Apôtre. De là, selon les termes formels du même apôtre, en mangeant le
corps et buvant le sang de Jésus-Christ, il mange et boit son propre jugement.
Pour comble de malheur, il tombe dans un affreux abandonnement de la part de
Dieu : d'où suit enfin une mortelle indifférence pour les choses de Dieu et
pour le salut, qui le conduit à la perte entière de son âme. Que dis-je, à la
perte de son âme ? de cette âme si précieuse à Jésus-Christ, de cette âme la
conquête de Jésus-Christ et comme son héritage, de cette âme que Jésus-Christ
voulait nourrir, conserver, avancer, élever à la gloire et à la béatitude
éternelle, par l'efficace et la vertu de ce sacrement. Eh quoi ! ce même
sacrement qui devait lui donner la vie, c'est ce qui lui donne la mort? ce même
corps, ce même sang de son Sauveur qui devait la sanctifier, c'est, par l'y bus
qu'il en fait, ce qui l'infecte, ce qui la noircit, ce qui la rend abominable devant
Dieu, ce qui lui imprime un caractère de réprobation, et qui la damne! Dieu de
miséricorde, Dieu rédempteur, quels sont sur cela vos sentiments? Jamais
vîtes-vous avec plus d'horreur la croix où vous fûtes attaché, et tout le fiel
dont on vous abreuva eut-il rien pour vous de si amer? Mettons ceci dans un
nouveau jour, et expliquons-nous.
1° Il devient coupable devant
Dieu, et par conséquent responsable à Dieu du corps et du sang de Jésus-Christ.
Il en devient coupable, dit le Docteur des nations, puisqu'il profane l'un et
l'autre, puisqu'il traite indignement l'un et l'autre, puisqu'il ne fait pas de
l'un et de l'autre le discernement qu'ils méritent par tant de titres. Et dès
qu'il s'en rend coupable, il en est responsable à Dieu, puisque l'offense
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remonte jusques à Dieu même, puisque c'est le corps et le
sang du Fils de Dieu, puisque Dieu, jaloux de l'honneur de son Christ, et
souverainement équitable, ne peut laisser impunis une profanation et un abus si
énormes. Ce sang donc, ce sang qui coula sur la croix pour la justification du
pécheur, retombe sur lui pour sa damnation. Ce sang, dont la voix, plus
éloquente que celle du sang d'Abel, s'élevait pour lui vers le ciel et criait
miséricorde, crie vengeance contre lui. Quel changement ! quel renversement!
Qu'il se l'impute à soi-même. C'est toujours le même sang qui devait être sa
rançon ; mais à son égard (je puis le dire et les Pères l'ont dit avant moi),
il en fait le plus contagieux et le plus subtil poison. C'est toujours le même
Sauveur qui voulait le défendre et lui servir d'avocat; mais il en fait son
témoin le plus irréprochable et son plus dangereux accusateur.
2° En mangeant le corps et buvant
lé sang de Jésus-Christ, il mange et il boit son propre jugement. Et en effet,
ce témoin, cet accusateur que le pécheur reçoit au dedans de lui-même et qu'il
suscite contre lui-même, c'est en même temps son juge, mais un juge ennemi,
mais un juge irrité, parce que c'est un juge outragé. Il n'est point besoin d'un
autre tribunal que la table du Seigneur; il ne faut point aller plus loin.
C'est là que le crime se commet : il est sans excuse, il est constant et avéré.
C'est donc là que le Seigneur, présent en personne, prononce sur l'heure contre
le criminel le même anathème qu'il prononça dans une pareille conjoncture
contre ce disciple qui le trahissait: Malheur à cet homme (1) ! Malheur,
parce que plus le sacrement qu'il viole est saint, plus il se rend coupable; et
que plus il est coupable, plus le châtiment qu'on lui prépare sera rigoureux. Il
vaudrait mieux pour cet homme de n’ être jamais né. Jugement ratifié dans
le ciel à l'instant même qu'il est porté sur la terre.
3° Il tombe dans un affreux
abandonnement de la part de Dieu. De n'avoir pas profité d'une grâce et de
l'avoir reçue en vain, c'est assez pour arrêter le cours de certaines grâces
que Dieu nous destinait, et pour l'engager à les retirer : que sera-ce de
recevoir l'auteur de la grâce, le principe et la source de toutes les grâces,
je ne dis pas inutilement et sans fruit, mais criminellement, mais
sacrilégement? Car il ne s'agit pas seulement ici d'une simple omission, d'une
simple résistance à la grâce, en ne faisant pas ce que la grâce inspire ; mais
d'un sacrilège actuel et formel, mais de l'attentat le plus
noir, en profanant le divin mystère. Je dis de Patientât le plus noir, parce
que c'est souvent un attentat médité, prévu, concerté, fait avec connaissance et
d'un sens rassis, malgré mille remords, malgré mille reproches intérieurs de l’âme
qui répugne, qui hésite, qui voit à quel excès elle se laisse emporter et à
quoi elle s'expose. Après cela, nous paraîtra-t-il étrange qu'elle soit
délaissée de Dieu et livrée à elle-même? Ainsi le fut Judas, quand le Sauveur
du monde, au moment qu'il eut communié, lui dit : Ce que vous avez résolu
défaire, faites-le au plus tôt (1). Comme s'il lui eût dit : Je vous ai
averti, je vous ai sollicité et pressé ; rien n'a pu vaincre votre obstination
: allez donc, et agissez; périssez, puisque vous voulez périr.
4° De là indifférence mortelle
pour les choses de Dieu et pour le salut. Abandonné de Dieu et privé des grâces
qui lui étaient réservées, comment serait-il touché de quelque chose par
rapporta Dieu et au salut de son âme? Pour acquérir l'habitude d'une vertu, il
ne faut quelquefois qu'une seule victoire qu'on a remporté sur soi-même qu'une
seule violence qu'on s'est faite, qu'un acte héroïque qu'on a pratiqué dans
l'occasion. Or il en va de même, ou à peu près de même, à l'égard du crime. Il
y en a d'une, telle nature, qu'il suffit de les commettre une fois pour rompre
tous les liens qui nous retenaient, et pour s'ouvrir une carrière libre dans
les voies de l'iniquité : on secoue le joug, on ne ménage plus rien. C'était en
etfet un joug pour plusieurs que l'obligation d'approcher du sacrement de
Jésus-Christ à certains temps de l'année où l'on ne pouvait guère s'en
dispenser ; c'était un frein qui gênait et qui incommodait. La vue d'une
communion prochaine troublait, inquiétait, engageait à prendre quelques mesures
pour calmer une conscience encore timide, ou plutôt pour l'assoupir et
l'endormir. Mais quand, fatigué de ces inquiétudes et de ces troubles, on a
pris le plus court moyen de s'en affranchir en communiant avec son péché, c'est
alors que la passion émancipée, pour ainsi parler, et tirée de servitude, se
livre à tout sans règle et sans nulle considération. Une communion faite
indignement affermit contre la crainte d'une seconde, et en diminue l'horreur.
De cette sorte on vit tranquille dans ses désordres ; on se sert même de la
communion comme d'un voile pour les couvrir et les tenir cachés. Ils se
multiplient sans obstacles et presque à l'infini. Quel fonds de corruption, où,
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de jour en jour, on se plonge plus avant et on s'abîme !
Quelle impénitence commencée dans la vie, pour être, hélas ! par le plus
redoutable châtiment, consommée à la mort !
Voilà donc , chrétiens auditeurs,
pour vous remettre sous les yeux tout le plan de ce discours, et pour vous en
retracer l'idée, voilà l'extrême violence que le pécheur sacrilège fait à
Jésus-Christ, voilà l'essentielle différence que j'ai marquée entre cette croix
matérielle où il mourut par la conjuration des Juifs, et cette croix
spirituelle où il est attaché par une communion indigne. Il accepta l'une d'une
volonté pleine et parfaite, parce qu'il y envisageait l'honneur de Dieu et
l'avantage de l'homme; mais il déteste l'autre, il l'abhorre, parce qu'il y
voit tout à la fois, et Dieu déshonoré, et l'homme perdu. Dans le fort de sa
douleur, aux approches de sa passion, il disait à son Père, en se résignant : Que
votre volonté soit faite, et non la mienne (1) qui doit se conformer à la
vôtre; mais c'est ce qu'il ne peut dire ici, puisqu'une communion sacrilège
ne peut être de la volonté du père, ni de la volonté du Fils. Il ne lui reste
que de renouveler la plainte de son prophète : C'est en vain que j'ai
travaillé ; en vain, âme criminelle, que j'ai consumé pour vous toute ma
force (2). Je vous avais sauvée par la croix ; mais le fruit de cette
croix, où j'avais opéré l'œuvre de votre salut, vous le détruisez par une autre
croix que vous m'avez dressée dans votre cœur. Plainte accompagnée d'une menace
formidable : car, ajoute le prophète, ou Jésus-Christ même dans la personne du
prophète, le Seigneur, ce Père tout-puissant, me fera justice.
S'il tient maintenant ses coups suspendus, il aura son temps pour frapper et
son bras doit s'appesantir sur vous d'autant plus rudement que c'est le sang de
son Fils qu'il vengera.
Pensons-y, mes Frères, et
tremblons. Les jugements de Dieu sont à craindre pour tous les pécheurs, mais
surtout pour les pécheurs sacrilèges. Nous savons à quel désespoir Judas
fut abandonné de Dieu, et à quelle malheureuse fin il
s'abandonna lui-même, après avoir profané le sacré mystère nouvellement
institué. Il est moins ordinaire, j'en conviens, de le profaner d'une vue aussi
délibérée; mais de s'y exposer, mais de se mettre là-dessus dans un danger
évident et prochain, par l'extrême négligence avec laquelle on se présente à la
sainte table, c'est ce qui n'arrive que trop fréquemment , et de quoi nous ne
pouvons nous préserver avec trop de soin. Quelque bien disposés que fussent les
apôtres, et quoique le Fils de Dieu leur eût lavé les pieds, en signe de cette
pureté intérieure de l'âme qu'ils devaient avoir et qu'ils avaient en effet,
toutefois, lorsque, sur le point de les communier, il leur déclara, ainsi que
je l'ai dit, qu'il y avait un traître parmi eux et un profanateur, ils furent
saisis d'une crainte religieuse. Aucun ne présuma de lui-même ni de son état;
mais ils s'écrièrent tous en général et chacun pour soi : Serait-ce moi,
Seigneur? Prenons ce sentiment, sans rien perdre néanmoins d'une confiance
raisonnable et chrétienne. Nettoyons, lavons, purifions notre cœur ; effaçons,
autant qu'il dépend de nous, avec le secours du ciel, jusques aux moindres
taches; et du reste, malgré toutes nos précautions, défions-nous encore de
nous-mêmes, et ne comptons point sur nous-mêmes. Je vais à vous, Seigneur, je
vais à votre autel, où vous m'invitez et où vous voulez vous donner à moi :
mais comment y vais-je, et en quelle disposition? Vous le voyez mieux que moi,
puisque vous me connaissez mieux que je ne me connais moi-même. Ah ! mon Dieu,
n'y a-t-il point dans mon âme quelque venin secret qui la corrompe? suis-je
dans votre grâce? Je n'en ai point de certitude; mais du moins ce que je sais,
c'est que je souhaite d'y être, c'est que je crois de bonne foi n'avoir rien
épargné ni rien omis pour y être. Voilà, Seigneur, tout ce que je puis de ma
part ; et vous, par votre miséricorde, vous suppléerez, comme je l'espère, à
tout ce qui me manque.
HUITIEME JOUR. — Jésus-Christ victorieux et triomphant
dans l'Eucharistie.
David
et omnis domus Israël ducebant arcam testamenti Domini in jubilo et in clamore
buccinœ.
David
et toute la maison d'Israël conduisaient l'arche du Seigneur au milieu des cris
de joie et au son des trompettes. (Au 2° livre des Rois, chap. VI,
15.)
Jamais le saint roi d'Israël et
l'innombrable multitude du peuple qui l'accompagnait ne furent remplis d'une
joie plus pure, ni ne témoignèrent plus de zèle pour la gloire du Seigneur, que
lorsqu'avec l'appareil le plus pompeux, et parmi les acclamations publiques,
ils conduisirent l'arche du testament et la placèrent dans la capitale de
l'empire. Ce fut pour cette arche, après avoir renversé l'idole de Dagon, après
avoir mis en déroute l'armée des Philistins, après avoir attiré sur le pieux
Obédédom et sur toute sa famille les bénédictions du ciel, ce fut, dis-je, pour
cette arche victorieuse comme un triomphe. Tout Israël y applaudit, tout l'air
retentit de chants d'allégresse, et David ne ménagea rien pour contribuer à la
célébrité de cette fête. Belle figure, mes chers auditeurs, qui, dans une
comparaison très-naturelle, nous représente ce qui se passe en ces saints jours
à l'égard du sacrement de Jésus-Christ. Qu'est-ce que ce sacrement adorable?
Dans la pensée des Pères et des interprètes, c'est l'arche de la nouvelle
alliance. Et comment l'Eglise veut-elle surtout que ce sacrement soit honoré
dans cette octave qu'elle a établie et qu'elle lui consacre ? On le porte
publiquement et processionnellement : tout le peuple fidèle s'assemble autour
du char où il est élevé ; le concours est universel, et voilà ce que j'appelle
son triomphe. Religieuses processions et augustes cérémonies dont je me suis
proposé de vous entretenir; car, après vous avoir fait voir Jésus-Christ
outragé dans son sacrement, insulté, persécuté, crucifié, il faut maintenant,
pour effacer de si tristes idées, vous le faire considérer victorieux et
triomphant. Ainsi les évangélistes, après nous avoir fait le détail des
mystères de sa vie souffrante et de toutes les ignominies de sa mort, nous
racontent les merveilles de sa résurrection, et peignent à nos yeux la gloire
de son ascension au ciel. Quoi qu'il en soit, voici en trois mots le partage de
ce discours. Triomphe de Jésus-Christ dans l'Eucharistie, triompha le plus
glorieux par son éclat et sa solennité : premier point; triomphe le plus juste
et le plus légitimement dû, suivant les intentions de l'Eglise et selon les
motifs qui l'ont engagée à l'instituer : second point ; triomphe le plus
capable d'exciter le zèle des fidèles et de réveiller les sentiments de leur
piété : troisième point. J'ai cru le sujet assez important pour mériter une
instruction particulière, d'autant plus que c'est une matière qu'on ne vous a
jamais peut-être suffisamment développée dans la chaire, et dont il est bon que
vous ayez une pleine connaissance.
Premier point. — Triomphe
le plus glorieux par son éclat et sa solennité. C'est une réflexion bien vraie
des maîtres de la vie chrétienne et spirituelle, quand ils regardent et qu'ils
nous font regarder l'entrée de Jésus-Christ, par la communion, dans une âme,
surtout dans une âme pénitente, comme un triomphe. Cette âme, disent-ils,
dégagée des liens du péché dont elle était esclave et qui la tyrannisait,
devient pour son libérateur comme une terre conquise. Il en prend possession;
il y établit son empire et l'y affermit. Point d'inclination vicieuse qu'il ne
réprime, point de passion qu'il ne tienne sous le joug. Ses volontés règlent
tout, tout obéit à sa loi, tout suit les mouvements de sa grâce ; et plus il
lui en a coûté d'efforts pour s'assurer une telle conquête, plus il a de quoi
s'en glorifier : de sorte que les efforts mêmes qu'il a faits, que les combats
qu'il a livrés, ne servent qu'à relever le prix de sa victoire. Puissiez-vous,
adorable Maître, régner ainsi dans nous et sur nous! puissions-nous vivre
toujours sous une si heureuse domination!
Cependant, Chrétiens, ce triomphe
est tout intérieur, et n'a rien qui frappe les yeux. Dieu seul et l'âme en sont
témoins. Or, il fallait à Jésus-Christ un triomphe plus éclatant, il fallait
qu'une fois au moins chaque année il y eût un temps où il se produisît au grand
jour, il se donnât en spectacle à tout le monde chrétien. Oui, Seigneur,
levez-vous, vous dis-je, et l’arche que vous avez sanctifiée (1), qui est
votre sacré corps. Sortez des ténèbres où vous vous tenez renfermé dans vos
tabernacles, et montrez-
552
vous. Autrefois vous traîniez après vous les quatre, les
cinq mille hommes qui vous suivaient et vous bénissaient. Ce que vous avez fait
dans les jours de votre vie mortelle et passible vous convient encore mieux
dans cette vie bienheureuse et immortelle dont vous jouissez. Et vous,
filles de Sion, venez au-devant de l'Epoux céleste (1) ; nation chérie
entre toutes les nations, catholiques zélés, réunissez-vous, et de compagnie
venez prendre part à cette pompeuse et dévote solennité. Venez voir, non
plus le roi Salomon ceint du diadème (2), mais le Roi des rois, mais le
Dieu de l'univers couronné de splendeur et de gloire.
Ce que je dis, c'est ce que
l'Eglise ordonne, et ce qui s'exécute selon qu'elle l'a prescrit. De toutes
parts on se rend au lieu désigné pour la marche; on se dispose, on se range;
une nombreuse assemblée, ou, pour mieux dire, une nombreuse cour, se forme de
tous les états et de toutes les conditions, depuis le plus petit et le plus
pauvre, jusques au prince, jusques au monarque. A l'aspect de la Divinité
présente, toute dignité disparaît, et chacun à l'envi ne pense à se distinguer
que par ses hommages et ses respects.
J'ai vu le Seigneur,
disait le Prophète ; il était assis sur un trône élevé. Des séraphins
étaient autour du trône, et se couvraient de leurs ailes; ils répétaient sans
cesse et se criaient l'un à l'autre : Saint, saint, saint, le Seigneur, le Dieu
des armées; toute la terre est remplie de sa majesté (3). Ainsi les
prêtres, comme ces anges qui dans le ciel assistent autour du trône et devant
la majesté du Très-Haut, approchent du sanctuaire, prêts à exercer leurs
fonctions. Les rues sont jonchées de fleurs, les maisons parées et ornées, les
autels dressés sur la route d'espace en espace, pour recevoir le Seigneur, et
pour lui servir en quelque manière de repos. Enfin, le signal est donné; et
c'est alors que de son temple part ce Dieu triomphant, et qu'il commence à se
produire.
Il est au milieu de ses ministres
comme grand prêtre et pontife souverain; il est sous le dais comme roi du ciel
et de la terre. On lui offre de l'encens, et il le reçoit comme Fils de Dieu et
Dieu lui-même. Le bruit même des armes se fait entendre, et l'honore comme
vainqueur du monde. Que de voix s'élèvent pour célébrer son nom et pour
l'exalter ! Que de cantiques de louanges! que d harmonieux concerts ! que de
bénédictions ! que d'adorations! Tout s'humilie, tout se prosterne. Il me
semble
que je pourrais bien lui appliquer les belles et
mystérieuses paroles du Prophète : Il a établi sa demeure dans le soleil, et
il paraît avec la même grâce qu'un époux qui sort de sa chambre nuptial. Il a
pris son essor comme un géant pour fournir sa course, et sur son passage il
répand le feu de tous côtés et les rayons de sa lumière (1).
Ah ! Chrétiens, que dis-je !
et quel autre état tout opposé, quelle autre vue vient me frapper l'esprit!
quel parallèle ! Que cette marche est différente de celle qu'il fit dans la
ville de Jérusalem la veille de sa passion ! Là, il fut livré entre les mains
des impies, et traîné avec violence de tribunal en tribunal, comme un criminel
: ici il est dans les mains des ministres du Dieu vivant, qui le conduisent
avec révérence d'autel en autel, et l'y placent comme le Saint par excellence
et le principe de toute sainteté. Là, poursuivi d'une populace animée,
abandonné aux plus indignes traitements d'une insolente et brutale soldatesque,
il fut exposé aux injures les plus atroces , aux imprécations, aux blasphèmes,
à tout ce qui inspire la haine et une aveugle fureur : ici, révéré jusques à
l'adoration , recherché avec empressement, invoqué avec une confiance
chrétienne, il n'entend, et pour lui-même et pour ceux qui le réclament, que
des souhaits, que des vœux, que d'humbles actions de grâces et de ferventes
supplications. Là, envoyé à Hérode, il comparut devant toute sa cour, el il y
fut méprisé, moqué, traité de fou; de là renvoyé honteusement, il comparut pour
une seconde fois devant Pilate et son conseil, et il y fut accusé, jugé,
condamné; ici, dans les plus superbes cours comme dans les campagnes et les
bourgades, dans les ordres les plus élevés par la supériorité du rang et par
l'autorité, comme dans les dernières conditions, partout on s'acquitte envers
lui du même devoir de religion, et l’on publie également ses grandeurs.
Il est vrai qu'il y eut un jour
où les Juifs eux-mêmes lui déférèrent les honueurs du triomphe. Us le
reconnurent pour fils de David, ils le proclamèrent roi d'Israël, ils coururent
en foule l'accueillir avec des branches d'olivier et des palmes à la main, ils
se dépouillèrent de leurs vêtements et les étendirent sous ses pieds. Quelle
inspiration les saisit tout à coup, quel subit mouvement les emporta? c'est ce
que je n'examine point. Mais, du reste, ce ne fut là qu'un triomphe
particulier,
553
et renfermé dans la seule capitale de la Judée ; ce ne fut
qu'un triomphe passager, à quoi bientôt succéda toute la confusion et toute
l'infamie de la croix. C'est dans votre sacrement, Seigneur, que votre triomphe
est universel et perpétuel. De l'orient a l'occident, chez toutes les nations
éclairées de la foi, où cette sainte solennité n'est-elle pas en usage? où
chaque année ne se renouvelle-t-elle pas, et depuis son institution où ne
subsiste-t-elle pas ? Soutenons-la, chrétiens auditeurs, autant que nous y
pouvons concourir, et reprochons-nous notre indifférence ou notre extrême
délicatesse quand nous négligeons d'y assister. On est si curieux de vains
spectacles, on donne si volontiers sa présence à des cérémonies mondaines, on
ambitionne d'y avoir place et d'y être remarqué ; ayons du moins à l'égard de
celle-ci la même assiduité et la même ardeur. Entre tous les motifs qui nous y
engagent, la raison de l'édification et de l'exemple peut nous suffire.
Second point. — Triomphe
le plus juste et le plus légitimement dû, selon les vues et les intentions de
l'Eglise en l'instituant. Que se propose l'Eglise dans cette cérémonie? que
prétend-elle? 1° Reconnaître l'excellent don que Jésus-Christ nous a fait de
son corps et, de son précieux sang; 2° répandre les bénédictions célestes et
les grâces que Jésus-Christ porte avec soi, et sanctifier spécialement tous les
lieux où il passe et qu'il honore de sa présence ; 3° confondre l'incrédulité
des hérétiques, ennemis du sacrement de Jésus-Christ; et même, ce qui n'est pas
sans exemple, faire naître dans leurs esprits des réflexions qui les touchent,
qui leur dessillent les yeux , et leur découvrent enfin la vérité; 4° réveiller
et affermir la foi des fidèles, souvent endormie, et par là même ou
chancelante, ou moins vive et moins agissante. Je me borne là, et je demande
s'il est rien de plus raisonnable que ces intentions de l'Eglise, et rien de
plus conforme à l'Esprit de Dieu. Exposons-les par ordre, et appliquez-vous.
1° Reconnaître l'excellent don
que Jésus-Christ nous a fait de son corps et de son précieux sang. Que ce soit
le don le plus excellent, on n'en peut avoir le moindre doute, puisque c'est le
corps et le sang d'un Dieu ; don d'autant plus estimable qu'il est pleinement
gratuit, et que rien, de notre part, ne nous l'a pu mériter. Or, une partie de
la reconnaissance est de publier le bien qu'on a reçu, d'en marquer une haute
idée, et de l'employer à la gloire du bienfaiteur. Voilà pourquoi l'Eglise,
redevable à Jésus-Christ d'un sacrement où sont contenues toutes les richesses
de la miséricorde, et où réside corporellement la plénitude de la divinité
même, ne veut pas que ce soit un trésor caché. Sensible à l'amour et à
l'infinie libéralité du divin époux qui l'en a gratifiée, elle veut lui en
faire honneur ; et pour cela, bien loin de l'enfouir, elle le montre dans les
places publiques et le présente à la vue de tout le peuple, comme si elle nous
adressait ces paroles du Prophète royal : Venez, et voyez combien le
Seigneur a fait pour moi de grandes choses (1). Ce n'est pas seulement pour
moi, ajoute-t-elle, qu'il les a faites , mais pour chacun de vous en
particulier. D'où elle conclut avec le même prophète : Allons donc,
réjouissons-nous dans le Seigneur, et faisons retentir de toutes parts des
chants d’allégresse. Humilions-nous devant notre Dieu, adorons-le : car c'est
le grand Dieu, et nous sommes son peuple et les brebis de son troupeau (2).
2° Répandre les bénédictions
célestes et les grâces que Jésus-Christ porte avec soi. Dans les entrées des
princes, ils dispensent plus abondamment leurs dons ; il est de la majesté et
de la grandeur royale que les peuples se ressentent de leur présence, et que la
mémoire de ces jours solennels se perpétue, non-seulement par la pompe et la
magnificence qu'ils y étalent, mais par les largesses qu'ils accordent. Je sais
que pour opérer ses merveilles et pour exercer sa toute-puissante vertu, la
présence de Jésus-Christ n'est point absolument nécessaire. Ce qu'il faisait
autrefois, il le peut encore. Absent comme présent, il voyait le fond des
cœurs, il gagnait des âmes, il chassait des démons, il rendait la santé aux
malades, il ressuscitait les morts ; et quand il dit à ce centenier qui lui
demandait la guérison de son serviteur : J'irai chez vous, et je le guérirai
(3), cet homme, plein de foi, lui fit une réponse aussi vraie qu'elle était
humble : Seigneur, je ne suis pas digne que vous entriez dans ma maison,
et il n'en est pas besoin. Prononcez une parole, c'est assez, mon serviteur
sera guéri. Tout cela, Chrétiens, est incontestable : mais d'ailleurs je
puis ajouter que cette présence de Jésus-Christ, surtout dans une cérémonie qui
se rapporte toute à lui, l'engage spécialement à se communiquer, à ouvrir tous
les trésors, et à les faire couler avec moins de réserve. Il descendait de la
montagne où il s'était retiré pour prier; il s'arrêta dans la
554
plaine, et là, de toute la Judée, une grande multitude le vint
trouver, peuples, scribes, pharisiens, docteurs; chacun s'empressait autour de
lui : pourquoi, remarque l'évangéliste? Parce qu'il sortait de lui une vertu
miraculeuse et bienfaisante (1). Cette vertu est toujours la même; la source en
est intarissable, et c'est dans les saintes visites du Seigneur qu'il s'en fait
une effusion toute nouvelle. Il n'attend pas pour cela que nous allions à lui;
mais il vient lui-même à nous, mais il paraît au milieu de nous, et, nous
tendant les bras, il ne cesse point de nous dire : Puisez avec joie dans les
sources de votre Sauveur (2).
3° Confondre l'incrédulité des
hérétiques. Ils ont tant déclamé contre le sacrement de l'autel ; ils se sont
tant efforcés d'en affaiblir la créance, et ont tant blasphémé cet adorable
mystère, que l'Eglise, après avoir employé pour les convaincre les plus solides
raisonnements, a cru devoir encore opposer à leurs clameurs le magnifique
appareil de cette fête. C'est un témoignage qui se présente aux yeux, et qui
des yeux se communique à l'esprit, et peut faire impression sur leurs cœurs.
Car le dessein de l'Eglise n'est pas de les confondre précisément pour les
confondre, mais de les engager à rentrer en eux mêmes, à revenir des préjugés
dont ils se sont laissé préoccuper. Il me semble qu'elle leur dit à peu près,
comme une mère toujours affectionnée et tendre, ce que saint Paul écrivait aux
Corinthiens : Je ne cherche point à vous insulter, mais je vous avertis
comme mes enfants bien-aimés (3); car vous l'êtes en vertu de votre
baptême. Si ce concours, cette foule d'adorateurs, cette pompe vous cause de la
confusion, je me réjouis, non de votre confusion, mais du bon effet qu'elle
peut avoir en contribuant à votre retour et à votre pénitence (4)? Tels
sont, dis-je, les souhaits de l'Eglise; et plus d'une fois ses espérances
là-dessus ont été remplies. A ce triomphe de Jésus-Christ dont ils ont été
témoins, à ce spectacle si religieux, des esprits rebelles et indociles ont été
touchés ; le charme qui les aveuglait et qui les retenait est tombé. Foudroyés,
non point au dehors ni avec éclat comme saint Paul, mais intérieurement et dans
le fond de l'âme, ils ont répondu comme lui à la voix qui les appelait :
Seigneur, que voulez-vous que je fasse (5)? Je suis à vous. La victoire a
été aussi complète qu'elle était subite ; ils se sont déclarés, ils se sont
joints à la multitude, et, sans
différer, se sont mis eux-mêmes à la suite de ce Dieu
vainqueur. Ce sont là de ces coups de grâce et de ces miracles dont nous ne
pouvons présumer, mais qui sont toujours dans la main de Dieu. Son bras n'est
point raccourci. N'entreprenons point de pénétrer ce secret de prédestination :
contentons-nous d'adorer et d'espérer.
4° Réveiller et affermir la foi
des fidèles. Ils sont fidèles, ils croient; mais du reste, comme la charité se
refroidit avec le temps, de même la foi s'affaiblit et devient languissante :
elle n'est pas tout à fait éteinte, elle subsiste dans le fond; mais elle n'a pas
ce degré de fermeté, de vivacité, qui fait agir et qui porte à la pratique.
Ainsi, pour me renfermer dans mon sujet, parce que plusieurs n'ont, à l'égard
du sacrement de Jésus-Christ, qu'une foi faible et vague, de là viennent tant
d'irrévérences qui se commettent devant les autels, et celte tiédeur avec
laquelle on assiste au sacrifice, ou l'on approche de la sainte table. Mais
est-il rien de plus propre à l'exciter, à la fortifier, cette foi lente et
comme assoupie, que la célébrité de ces saints jours? Qu'est-ce que cette
auguste cérémonie où se rassemble tout le corps des fidèles? c'est une nouvelle
profession de foi que fait l'Eglise; profession authentique et publique,
profession commune et par là même plus efficace. Cet exemple mutuel qu'on se donne
les uns aux autres, ce consentement universel, cette unanimité forme une
conviction qui, dans un moment, lève toutes les difficultés et résout tous les
doutes. On voit et on croit, non pas contre la parole du Fils de Dieu, qui nous
dit : Bienheureux ceux qui n’ont point vu et qui ont cru (1); mais en ce
sens que ce qu'on voit dispose à croire d'une foi plus vive et plus ferme que
jamais ce qu'on ne voit pas. Concluons et disons que ce n'est donc pas sans de
puissants motifs que l'Eglise a ordonné ce triomphe dont elle honore
Jésus-Christ; qu'en cela ses vues ont été les plus raisonnables, et que plus
ses intentions sont droites, sages et saintes, plus nous devons nous y
conformer et les seconder.
Troisième point.—Triomphe
le plus capable d'allumer le zèle des fidèles, et de renouveler les sentiments
de leur piété. Trois sentiments que cette solennité doit inspirer aux âmes
fidèles envers le sacrement de Jésus-Christ : vénération, dévotion,
consolation.
1° Vénération. Partout où est
présente la
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sacrée personne de Jésus-Christ, il mérite également nos
respects; puisqu'il est partout également Dieu. A prendre donc la chose
absolument et en elle-même, il n'est pas moins digne de notre culte dans un
lieu ni dans un temps, que dans un autre ; mais il faut d'ailleurs convenir
qu'il y a toutefois certaines conjonctures où l'on est plus vivement touché, et
qui tiennent dans une plus grande attention et un plus respectueux silence. Quand
on est spectateur d'un appareil pompeux et magnifique ; quand on voit tout un
peuple humilié et prosterné, ou qu'on est témoin des mouvements, des saints
empressements d'une multitude qui ne pense qu'à témoigner son zèle et à rendre
ses hommages ; quand on n'entend autour de soi que des acclamations, que des
éloges, que des chants de piété, tout sert à recueillir l'âme, et porte à faire
un retour sur soi-même, à s'humilier et à se prosterner soi-même.
En effet, c'est alors que se
retracent dans l'esprit, plus fortement que jamais, ces hautes idées qu'on a
conçues du sacrement que l'Eglise honore ; de la présence réelle d'un
Homme-Dieu dans ce sacrement, de toute la majesté de Dieu renfermée dans ce
sacrement, de toute la puissance de Dieu mise en œuvre dans ce sacrement, de
tous les trésors de la grâce de Dieu réunis dans ce sacrement, de ce sacrement
incompréhensible , ineffable , l'abrégé des merveilles du Seigneur. Occupé de
tout cela, rempli d'admiration à la vue de tout cela, on voudrait en quelque manière
s'abîmer et s'anéantir. Que toute la terre vous adore, Seigneur, s'écrie-t-on ;
et que tout le ciel ne vient-il ici se joindre à la terre pour exalter votre
saint nom et votre adorable mystère! Car qu'est-ce que les adorations d'un
homme comme moi? Du moins, mon Dieu, vous voyez mon désir, et vous l'agréerez ;
vous suppléerez à ma faiblesse , et vous aurez égard, non point tant à ce que
je fais, qu'à ce que je voudrais faire. Ainsi pense-t-on, quand c'est un esprit
de religion qui conduit à cette cérémonie. Mais si c'est un esprit de
curiosité, un esprit d'amusement , le même esprit qui mène au théâtre et à des
spectacles tout profanes, il n'est pas surprenant alors qu'on fasse d'une si
auguste solennité un passe-temps inutile , où l'on ne cherche qu'à repaître ses
yeux , qu'à voir et à être vu. De là même ce tumulte et cette confusion, ces
allées et ces venues, ces immodesties dont cette fête est troublée : nulle
réflexion, nulle retenue. On promène de tous côtés ses regards, sans les
tourner peut-être une fois vers Jésus Christ. Tandis que ses ministres prient à
haute voix, afin que tous les assistants s'unissent à eux, du moins d'esprit et
de cœur; on s'entretient de bagatelles ; on converse , on agit, on se comporte
en tout avec autant de liberté et aussi peu de circonspection que si c'était
une partie de plaisir et un divertissement tout mondain.
2° Dévotion. De ce sentiment de
respect et de vénération qu'inspire la cérémonie de ce jour, naissent des
sentiments de dévotion. Sentiments prompts et subits, vifs et ardents. Le cœur
tout à coup s'émeut, s'enflamme, devient tout de feu. Soit amour plus tendre,
soit reconnaissance plus affectueuse, soit confiance plus intime, tout le
remue, et quelquefois le transporte comme hors de lui-même. C'est la grâce
intérieure qui produit ces sentiments ; mais il n'est pas moins vrai que
certain extérieur de religion , qu'on aperçoit de toutes parts autour de soi,
ne contribue pas peu à les former. Car je parle d'une dévotion sensible ; je
veux dire d'une dévotion qui se répand jusque sur les sens, après que les sens
ont eux-mêmes servi à l'exciter. Je ne sais quelle onction coule dans l'âme, et
de l'âme rejaillit en quelque sorte jusque sur le corps, selon cette parole du
Prophète : Mon cœur et ma chair ont tressailli, et se sont réjouis dans le
Dieu vivant (1).
3° Consolation. De quel transport
de joie Madeleine fut-elle saisie, quand elle vit son aimable maître
ressuscité? Elle courut à lui, elle se jeta à ses pieds, et sans tarder un
moment elle alla, selon l'ordre qu'elle en reçut, porter aux apôtres une si
heureuse nouvelle. Tel est le sentiment de consolation dont est pénétrée une
âme qui aime Jésus-Christ, et qui le voit dans l'éclat de la gloire et dans la
splendeur. Elle le suit, non point comme une esclave attachée à son char, mais
comme une épouse qui, par une fidélité inviolable, prend part à tous les états
de son époux, je veux dire à ses humiliations et à son élévation ; à ses
humiliations qu'elle a pleurées , et à son élévation dont elle ne peut assez le
féliciter, ni se féliciter assez elle-même. Elle les a pleurées amèrement, ces
humiliations de son Sauveur, toutes les fois qu'elle en a rappelé le souvenir;
elle a gémi de tant d'outrages qui lui ont été faits; mais maintenant que
l'Eglise les répare, la consolation qu'elle goûte est d'autant plus douce, que
ses larmes ont été plus abondantes et ses gémissements plus amers. Chaque pas
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qu'elle fait, à la suite de son bien-aimé, est une
réparation de tout ce qui a, pu lui échapper à elle-même de moins circonspect
envers le sacrement du Seigneur, et de moins digne de la présence d'un Dieu.
Elle se reproche une distraction la plus légère, un regard, une parole ; il n'y
a rien sur cela de petit pour elle.
Quoi qu'il en soit, mes chers
auditeurs, nous voici à la fin d'une octave où je vous ai représenté la vie de
Jésus-Christ dans la très-sainte Eucharistie. Profitons de ce sacrement pour
vivre nous-mêmes d'une vie chrétienne et toute pure ; car voilà le fruit que
nous en devons retirer ; il nous soutiendra jusques a la mort. A cette dernière
heure, ce sera notre grande ressource : non point précisément pour prolonger
sur la terre et dans cette vallée de larmes des jours sujets à tant de
vicissitudes et tant de misères, mais pour nous garantir des surprises de
l'ennemi, qui redouble alors contre nous ses attaques ; mais pour nous adoucir
les rigueurs d'une séparation toujours contraire aux sens et à la nature;
enfin, pour nous servir de viatique et nous faire passer à une vie éternelle et
bienheureuse. Ainsi soit-il.
FIN DU
TOME DEUXIEME.