Etats Oraison T I - L VII
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CONDAMNATION

 

LIVRE VII.

De l'oraison passive, de sa vérité, et de l'abus qu'on en fait.

Nous entrons dans le second point de notre première partie, où nous avons promis de découvrir (1), non tant les erreurs des nouveaux mystiques, que la cause de leurs erreurs dans l'abus des oraisons extraordinaires, dans celui de l'autorité de quelques saints de nos jours, et enfin dans celui des expériences, dont ils prétendent que leurs pratiques sont autorisées, où il y aura encore une autre sorte d'erreur qu'il nous faudra reconnaître.

 

1 Ci-dessus, liv. I, ch. XII.

 

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Ce point sera plus court que le précédent, parce que sans nous mettre en peine d'expliquer à fond les principes de l'oraison extraordinaire , que nous réservons à leur lieu, nous aurons à les marquer seulement pour faire voir l'abus qu'on en fait dans la nouvelle oraison pour appuyer les erreurs que nous venons d'exposer aux yeux du monde.

Il y a donc plusieurs oraisons extraordinaires que Dieu donne à qui il lui plait; et celle dont on abuse en nos jours, est celle qu'on nomme passive, ou de repos et de quiétude, autrement de simple présence, de simple regard ou, comme parle saint François de Sales, de simple remise en Dieu (1).

Pour éviter toute équivoque, il faut expliquer avant toutes choses, que ce qu'on appelle pâtir et souffrir ou endurer en cette matière, n'est pas le pâtir et le souffrir qui est opposé à la joie et accompagné de douleur ; mais le pâtir et le souffrir qui est opposé au mouvement propre, et à l'action qu'on se peut donner à soi-même. C'est en ce sens qu'en parlant de son Hiérothée, quel qu'il soit, l'auteur, connu sous le nom de saint Denis Aréopagite disait que c'était « un homme qui non-seulement opérait, mais encore endurait les choses divines ; » c'est-à-dire qui recevait des impressions de Dieu, où il n'avait point ou très-peu de part.

C'est apparemment de cette expression qu'est venue la passiveté ou l'oraison passive, célèbre dans les mystiques depuis trois à quatre cents ans; mais dont on ne trouve dans saint Denis que ce petit mot, et rien du tout dans les Pères qui l'ont précédé.

Mais sans s'arrêter aux paroles, il est constant par les saintes Ecritures :

1° Que Dieu fait des hommes tout ce qu'il lui plait, les emporte, les entraîne où il veut, fait en eux et par eux tout ce qu'il s'en est proposé dans son conseil éternel, sans qu'ils lui puissent résister, parce qu'il est Dieu, qui a en sa main sa créature, et qui demeure maître de son ouvrage, nonobstant le libre arbitre qu'il lui a donné. Cette proposition est de la foi, et paraît incontestablement dans les extases ou ravissements, et dans toutes les inspirations prophétiques.

 

1 Am. de Dieu. liv. VI, ch. IX, X, XI, liv. VII; ep. XXII, etc.

 

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2° Il est encore de la foi, que dans tous les actes de piété il y a beaucoup de choses que nous recevons en pure souffrance, au sens qui est opposé à l'action ou au mouvement propre.

Telles sont les illustrations de l'entendement, et les pieuses affections de la volonté qui se font en nous sans nous, comme dit toute la théologie après saint Augustin : « Il n'est pas en notre pouvoir, dit ce Père, qu'une chose nous délecte (1). » Saint Ambroise dit aussi « que notre cœur n'est pas en notre puissance : » Non est in nostrà potestate cor nostrum (2) : ce qu'il faut entendre de certaines dispositions bonnes ou mauvaises, dont nous ne sommes pas les maîtres. Il ne faut que ces deux passages pour entendre dans toutes les conduites de la grâce, une certaine passiveté qui en est inséparable. Tout cela appartient à l'attrait de Dieu, qui est ou perceptible ou imperceptible, plus ou moins; mais sans lequel il est défini qu'il ne se fait aucune action de piété.

3° J'ajouterai en troisième lieu, que dans toutes ces actions, non-seulement il y a beaucoup de ces choses qui se font en nous sans nous, mais encore qu'il y en a plus que de celles que nous faisons de nous-mêmes délibérément ; et la raison est qu'il y a toujours dans tout l'ouvrage de notre salut, et dans tout ce qui nous y conduit, plus de Dieu que de nous, plus de grâces du côté de Dieu que d'efforts du nôtre.

Ces trois vérités ne sont révoquées en doute par personne ; mais ce n'est pas là ce que les mystiques ( et quand je parle ainsi sans restriction, le lecteur se doit tenir pour averti que j'entends toujours les vrais et orthodoxes mystiques) ; ce n'est pas là, dis-je, ce que les mystiques appellent oraison passive. Et d'abord ce n'est ni extase ni ravissement, ni révélation ou inspiration et entraînement prophétique. Tous ceux qui sont dans ces oraisons ne prétendent pas être mus de cette sorte ; au contraire l'esprit des mystiques est d'exclure ces motions extraordinaires, comme il paraît par tous les écrits du bienheureux Jean de la Croix, ce saint et docte disciple de sainte Thérèse, qui a comme renouvelé au siècle passé les mystères de l'oraison passive. Elle ne consiste

 

1 S. August, de Spir. et litt., cap. XXXV, n. 63. — 2 S. August., de Dono persev., cap. VIII, n. 19; S. Ambros., de Fug. Sœc., cap. I n. 1.

 

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non plus dans ces motions qui accompagnent tous les actes de piété, puisqu'en ce sens tous les justes seraient passifs, et il n'y aurait plus de voie commune.

De là s'ensuit clairement que l'oraison passive ne consiste pas dans la motion ou grâce efficace, par laquelle Dieu persuade aux hommes tout ce qu'il lui plait, parce que cette motion se trouve dans tous ceux qui pratiquent la vertu, et se trouve persévéramment dans tous ceux qui persévèrent.

Quoique l'oraison passive ne consiste pas dans ces choses, elles servent à donner l'idée comment en beaucoup de rencontres l'homme peut être passif sous la main de Dieu. C'est ce qui arrive à tous ceux en qui il se fait soudainement et par une main souveraine de grands changements : tout d'un coup, et lorsqu'on y pense le moins, on se trouve comme un autre Elie, ou comme un autre David en figure de Jésus-Christ, le cœur embrasé du zèle de la maison du Seigneur, et prêt à s'opposer comme une muraille à ses ennemis ; tantôt rempli de tendresse on ne peut retenir ses larmes, ou dans la vue de ses péchés, ou dans quelque autre impression d'amour également forte, dont souvent on ne connaît pas le motif ; tantôt par une touche secrète de l'esprit qui nous fait dire au dedans : Mon âme, pourquoi es-tu triste (1) d'une si profonde tristesse, et d'où me vient ce mystérieux délaissement ? Tout à coup on est transporté à un transport, à une joie, si l'on peut user de ce mot, à une exultation qui est au-dessus de tous les sens. Saint Jean Climaque, tous les spirituels anciens et modernes demeurent d'accord qu'on peut recevoir tous ces mouvements et ces divines impressions sans y rien contribuer de notre part.

Cependant ce qu'on appelle l'oraison passive n'est pas toujours la suppression de toute action, même libre, mais seulement de tout acte qu'on appelle discursif, et où le raisonnement procède d'une chose à l'autre : ce qui bien certainement n'empêche pas l'usage de la liberté, comme il paraît dans les anges, qui sont libres sans être discursifs.

Cette oraison qu'on nomme passive ou infuse, est appelée par

 

1 Psal. XLII, 5.

 

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les spirituels et entre autres par sainte Thérèse, oraison surnaturelle : non que l'oraison de la voie commune soit purement naturelle ; car il est certain, et nous avons dit souvent, qu'il est de la foi que toute bonne oraison vient du Saint-Esprit et d'un instinct surnaturel ; mais pour exprimer que celle-ci étant surnaturelle par son objet, comme toutes les bonnes oraisons, elle l'est encore dans sa manière par la suppression de tout acte discursif, de tout propre effort, de toute propre industrie. Voilà ce qu'on appelle passif, lorsque par la suppression de tous ces actes, qui sont de notre ordinaire manière d'agir, on est mu de Dieu avec une heureuse facilité ; ce que sainte Thérèse et tous les spirituels comparent à une pluie où l'eau tombe toute seule sur un jardin, au lieu de celle qu'on tirait à force de bras pour l'arroser.

Lorsque le prophète Jérémie, après avoir ouï les trompeuses promesses dont le faux prophète Hananias amusait le peuple, sans l'appeler faux prophète, lui dit avec une douceur admirable : « Amen, Hananias, qu'il soit fait comme vous le dites ; veuille le Seigneur accomplir vos paroles plutôt que les miennes ; pensez seulement que les prophètes qui ont vécu avant vous et moi ont été reconnus tels, quand leurs prédictions ont été suivies de l'événement (1). » Cela dit, quoique Hananias continuât ses discours menteurs, sans s'emporter contre lui, ni lui reprocher sa corruption , Jérémie s'en retournait tranquillement et en toute simplicité. Cette douceur, quant à la manière, était toute simple et naturelle à l'esprit bénin et modéré de ce prophète, très-admirable néanmoins et un grand effet de la grâce. Mais quand au milieu de son chemin tout à coup « la parole de Dieu fut adressée à Jérémie, lui disant : Va et dis à Hananie : Voici ce que dit le Seigneur : Ecoute, Hananie : le Seigneur ne t'a pas envoyé, et tu as fait que mon peuple s'est confié dans le mensonge : pour cela, dit le Seigneur, je t’ôterai de dessus la terre ; tu mourras dans l'an, parce que tu as parlé contre le Seigneur (2) : » et quand, en exécution de cette sentence, Hananie mourut en effet au septième mois de la même année, c'est une autre sorte d'opération du Saint-Esprit. En voilà donc deux surnaturelles sans doute, puisqu'elles venaient de la

 

1 Jerem., XXVIII, 6. — 2 Jerem., XXVIII, 12.

 

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grâce ; mais l'une dans la manière naturelle partait d'une inspiration plus commune ; au lieu que l'autre, qui vint comme un coup de tonnerre, surnaturelle et dans son principe, et dans son objet, et dans sa manière, donne un exemple parfait de la manière dont on est passif sous la main de Dieu.

L'on peut entendre par là comment l'oraison passive est surnaturelle en un sens particulier, et par une opération qui affranchit l'homme des manières d'agir ordinaires. Il faut demeurer d'accord de bonne foi que Dieu peut pousser bien loin ou, pour mieux dire, aussi loin qu'il veut, ces états passifs, sans que personne lui puisse demander : Pourquoi faites-vous ainsi? de sorte qu'on ne peut mettre de bornes à ces états que par la déclaration qu'il a faite de sa volonté dans sa parole écrite ou non écrite.

Voici donc, pour nous renfermer dans le fait, et ne nous point jeter dans des possibilités ou impossibilités métaphysiques, ce que nous trouvons de l'état passif dans les mystiques approuvés, et je le réduis à six propositions.

La première, que selon eux « l'état passif est un état de suspension et ligature des puissances ou facultés intellectuelles, où l’âme demeure impuissante à produire des actes discursifs. » Il faut remarquer avec attention cette dernière parole ; car l'intention de ces docteurs n'est pas d'exclure de leur oraison les actes libres, qui, comme on a vu, se pourraient former sans discours ; mais les actes où l'on s'excite soi-même par un discours ou réflexion précédente, qu'on appelle dans ce langage des actes de propre industrie ou de propre effort : et il y a là un grand changement dans la manière d'opérer de l’âme. Car l’âme accoutumée au raisonnement et à exciter elle-même ses affections par la considération de certains motifs, tout d'un coup comme poussée de main souveraine, non-seulement ne discourt plus, mais encore ne peut plus discourir, ce qui attire d'autres impuissances durant le temps de l'oraison, que nous verrons dans la suite.

Voilà ce que les mystiques appellent Contemplation, qui selon eux est un acte de Dieu plutôt que de l'homme, et plutôt infus qu'excité par le propre effort de l'esprit ; et la différence qu'il y a entre les vrais et les faux mystiques, c'est que la passiveté au sens

 

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des derniers devant s'étendre à tout l'état, les autres l'ont limitée au seul temps de l'oraison.

C'est ce qu'enseigne très-expressément ce sublime contemplatif, le bienheureux Père Jean de la Croix, disciple de sainte Thérèse, premier carme déchaussé, et qui est, après cette Sainte, le père et le fondateur de cet Ordre.

Il n'y a qu'à lire l'endroit où il restreint à un temps particulier et déterminé ces grandes suppressions d'actes ; en sorte que « hors ce temps-là en tous ses exercices, actes et œuvres, l’âme se doit aider de tous les moyens ordinaires (1). » Par la suite du même principe il prononce, « qu'il ne faut laisser la méditation que dans le temps seulement qu'on en est empêché par Notre-Seigneur, et qu'aux autres temps et occasions il faut avoir cet appui (2). »

Je pourrais produire une infinité de passages semblables du Père Jean de la Croix ; mais pour abréger cette preuve, je me contente du témoignage de son plus savant interprète le Père Nicolas de Jésus Maria, dans le livre des Phrases mystiques, où après avoir rapporté la doctrine de Cassien, de saint Grégoire, de saint Bernard, de sainte Thérèse, du Père Jean de Jésus et de Suarez (3), en venant au bienheureux Jean de la Croix : « Il demeure, dit-il, suffisamment prouvé par cette doctrine que ce dénuement, tant des formes imaginaires que des actes discursifs qu'enseigne et persuade notre docteur mystique, ne doit point être entendu pour toute sorte de temps, ni aussi pour un long temps, même à ceux qui sont parvenus à l'état de la contemplation sublime ; mais seulement pour ce peu de temps que dure la contemplation parfaite et uniforme, et qu'aux autres temps, quelque perfection qu'on ait, on doit se servir des formes imaginaires, des choses inutiles et d'actes discursifs, comme nous l'avons déjà démontré par les témoignages du même docteur, et le montrerons encore dans la suite (4). »

Je rapporte au long ce passage, capable seul de confondre nos faux mystiques. Le bienheureux Père Jean de la Croix et le Père Nicolas de Jésus Maria, n'ont fait que suivre le sentiment de leur

 

1 Mont. du Carm., liv. II, ch. XXXII, p. 147. — 2 Obsc. nuit., liv. I, ch. X, p. 257. — 3 Lib. II de Relig., c. X. —  4 Phras. myst., ch. III, § 8, p. 145.

 

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mère sainte Thérèse, qui assure positivement a qu'on ne demeure que très-peu de temps dans cette suspension de toutes les puissances, que c'est beaucoup d'y être une demi-heure, et que pour elle, elle n'a pas de mémoire d'y avoir jamais tant été (1). » Les nouveaux mystiques sont bien plus parfaits, puisqu'ils introduisent une ligature, c'est-à-dire une suspension perpétuelle des puissances et une suppression universelle des actes ; mais les véritables mystiques qui en réservent la suspension au temps de l'oraison actuelle, laissant le reste du temps libre aux actes que nous avons vus si expressément commandés par Jésus-Christ, ne tombent point sous nos censures.

C'est aussi ce que répond le Père Balthasar Alvarez, une des , lumières de sa compagnie, et qui a été parmi les confesseurs de sainte Thérèse, un de ceux dont elle a vu de plus grandes choses. Comme on lui objecte que cette suspension des puissances, dans l'oraison de silence et de quiétude, induit la suppression de beaucoup d'actes nécessaires, comme de celui de demander expressément ce que Dieu ordonne : il répond qu'il y a d'autres temps pour demander que celui où l'on vaque à cette oraison, et que celui-là n'y est pas propre (2): ce qu'il appuie de cette règle excellente, « que chaque exercice requiert son temps, comme en l'oraison on ne demande ni on ne remercie pas toujours (3) : » d'où il conclut « que ce n'est pas tenter Dieu de faire cesser pour lors les discours touchant les choses particulières qui concernent les perfections de Dieu ou notre réformation, qu'on peut réserver à un autre temps. » On voit donc pourquoi ce saint homme, un des plus sublimes contemplatifs de son siècle, ne craignait point de tenir pour lors, comme il parle, et dans le temps de cette haute oraison, certains actes en suspens. En général il nous apprend que son oraison était de faire cesser les discours par intervalles pour la présence de Dieu (4) : ce qui est bien éloigné des inconvénients de la doctrine des nouveaux mystiques, et de la perpétuelle suspension d'actes, où ils s'engagent contre les préceptes de l'Evangile, par l'irrévocable continuité de leur acte unique et

 

1 Ch. XVIII de sa Vie, p. 98. — 2 La Vie du P. Baltas. Alvar., ch. LX, p. 464. — 3 Ibid., p. 457.— 4 Ibid., ch. XIII, p. 139.

 

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universel. Voilà ce que dit de son oraison le Père Alvarez, dans doux excellents discours que le Père Louis du Pont, comme lui, un des plus grands spirituels de sa compagnie et de son siècle, nous a rapportés dans la vie de cet admirable jésuite.

On voit donc quelle est la nature des actes qui sont suspendus et comme interdits dans l'oraison passive et de quiétude : ce sont encore une fois, et on ne peut trop le répéter, les raisonnements ou les considérai ions discursives. Dieu n'en demeure pas là, et ayant une fois tiré l’âme de sa manière accoutumée, il la manie comme il lui plait , souvent il veut seulement qu'elle le regarde en admiration et en silence ; elle ne sait où elle est, elle sait seulement, qu'elle est bien ; et une paix que rien ne peut troubler, lui fait sentir qu'elle n'est pas loin de Dieu. Elle fera dans un autre temps les autres actes du chrétien ; dans ce moment, ni elle ne veut, ni elle ne peut en faire d'autre que celui de se tenir abîmée en Dieu.

Loin de reconnaître dans tout l'état une perpétuelle passiveté, les mystiques orthodoxes ne la reconnaissent seulement pas continuelle et universelle dans le temps de l'oraison. Car d'abord le bienheureux Jean de la Croix ramène non-seulement les images et notices particulières, comme il les appelle (1) ; mais encore les vues, considérations et méditations amoureuses, au temps même de l'oraison, en faveur de l'humanité de Jésus-Christ, comme nous dirons bientôt plus amplement (2).

Selon le même docteur, non-seulement l’âme doit pâtir et se laisser mener à Dieu qui la meut dans cette oraison, mais encore il y a des choses qu'elle doit avoir soin de faire de sa part (3); ce qui marque une action plus délibérée, et dans laquelle aussi les directeurs la doivent aider. Cette action est celle « de se détacher, qui est, dit-il, ce que vous devez faire de votre part sans faire aucune force à l’âme, si ce n'est pour la séquestrer de tout et l'élever (4). » Ce n'est pas là ce que nous disait celle qui répète à chaque moment qu'il faut supprimer tout effort, tout soin, toute activité, et n'exercer envers Dieu qu'un simple laisser faire : mais

 

1 Mont., liv. III, ch. I, p. 153. — 2 Inf., ch. XX. — 3 Viv. flam., Cant. III,

vers. 3, § 8, p. 541.— 4 Ibid., p. 549.

 

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celui-ci au contraire nous apprend ce qu'on doit faire de sa part, quel soin on doit prendre, et en quoi il est besoin de forcer l’âme. Et tout ceci ne se dit pas pour les commençants, mais pour les états les plus sublimes. C'est dans l'état le plus sublime que l’âme est élevée au mariage céleste (1) : mais là il y a de part et d'autre, tant de la part de l'Epoux céleste que de la part de l'Epouse, une tradition, une délivrance volontaire, qu'il appelle (car il faut dire son mot) la délivrance matrimoniale égale de part et d'autre, comme celle d'un époux et d'une épouse, l’âme se donnant à Dieu aussi activement, aussi librement que Dieu se donne à elle, parce que Dieu élève l'action du libre arbitre en son plus haut point, afin de se faire choisir plus parfaitement. C'est ce que voulait exprimer saint Clément d'Alexandrie, en disant que l'homme prédestine Dieu, comme Dieu prédestine l'homme (2). Le libre arbitre s'exerce donc dans toute son étendue ; l’âme s'excite elle-même, elle parle à ses passions qui la pouvaient venir troubler, et les prie de la laisser en repos (3) : et cela qu'est-ce autre chose que de s'exciter soi-même à les tenir dans le devoir ? C'est ce que dit en termes formels le bienheureux Jean de la Croix. L’âme , continue ce saint religieux, se donne tous ces mouvements par une délicate réflexion sur son état, parce que, « se voyant enrichie de tant de dons précieux, elle désire de se conserver en assurance (4) ; » en quoi les nouveaux mystiques la trouveraient bien intéressée. Dans ses désirs, elle fait à Dieu toutes sortes de prières, dont la dernière est : « Rompez la toile délicate de cette vie, afin que je vous puisse aimer dès à présent avec la plénitude et la satiété que désire mon âme, sans terme et sans fin (5). » Voilà comme l’âme réfléchit, voilà comme l’âme se meut dans l'oraison même : à vrai dire les vrais spirituels ne veulent exclure que les actes pénibles et tirés à force ; tout ce qu'il y a d'affections y coule de source.

Une seconde proposition déterminera ce qu'on appelle le temps de l'oraison, et « c'est celui où l’âme demeure spécialement recueillie en foi et en amour dans la contemplation actuelle : » à

 

1 Viv. flam., p. 555, 556.— 1 Strom., lib. VI.— 3 Cant., III, 2, comp. p. 468.— 4 Ibid. — 5 Cant., I, p. 511.

 

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quoi il faut ajouter la troisième proposition, qui est que, selon la doctrine et la distinction de saint Thomas, suivie par tous les docteurs, « la contemplation actuelle ne peut pas être de longue durée dans ses actes principaux, quoiqu'elle puisse durer longtemps dans ses actes moins parfaits, et qui demandent moins d'attention   »

Les trois propositions précédentes regardent la courte durée de l'oraison appelée passive, mais encore sans en expliquer la stabilité et la permanence : mais les trois suivantes vont démêler cette difficulté et achever notre explication.

La première, qui est la quatrième des six : « Quoique l'oraison passive soit courte en elle-même, elle est perpétuelle dans ses effets, en tant qu'elle tient l’âme perpétuellement mieux disposée à se recueillir en Dieu. »

La cinquième proposition : « Cette disposition au recueillement n'est pas méritoire, n'étant pas un acte ; mais elle prépare l’âme à produire facilement et de plus en plus les actes les plus parfaits. »

La sixième et dernière proposition : « Nous appelons un état d'oraison l'habitude fixe et permanente, qui prépare l’âme à la faire d'une façon plutôt que d'une autre, et lui en donne l'inclination avec la facilité. »

Ainsi l'oraison passive est fixe et perpétuelle à sa manière : ainsi elle compose ce qui s'appelle un état ; et met l’âme dans une sainte stabilité, où elle est sous la main de Dieu de cette admirable manière qui dans le temps de l'oraison exclut les actes discursifs, et les autres dont il plaît à Dieu de faire sentir aux âmes la privation, soit par grâce, soit par épreuve, comme la suite le fera paraître.

Il a fallu réduire les choses à cette précision, afin de détruire clairement les fondements des nouveaux mystiques. Leur premier et principal fondement est que l'oraison passive, reconnue par de très-grands spirituels, emporte la suppression des actes : il faut distinguer : elle emporte la suppression des actes discursifs, ou de quelques autres dans le temps de l'oraison seulement ; je

 

1 IIa IIae, q. 180, art. 8, ad 2.

 

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l'avoue : elle emporte la suppression de tous actes généralement, et en tout temps, en sorte que l’âme demeure réduite à une perpétuelle passiveté, sans jamais s'exciter elle-même aux actes de piété ; je le nie. J'espère qu'on me permettra du moins une fois cette sèche, mais véritable distinction où consiste la différence précise entre les vrais et les faux mystiques, comme il a paru clairement par les paroles des uns et des autres.

Le second fondement des faux mystiques, c'est que d'un commun consentement l’âme peut être mise par état dans une oraison pa-sive, d'où ils concluent qu'elle sera donc dans une perpétuelle et fixe passiveté. On nie cette conséquence, puisqu'on vient de dire qu'être dans cette oraison par état, c'est y être par habitude, par inclination, par facilité, et non par un exercice actuel et perpétuel ; ce qui étant entendu, tous les fondements de la nouvelle oraison demeurent abattus et les objections résolues.

D'expliquer maintenant ce qui se passe dans- cette excellente oraison, ce n'en est pas ici le lieu; ce que j'en puis dire, c'est que Dieu y tient l'Ecole du cœur, où il se fait écouter en grande tranquillité et en grand silence. On en dira dans le temps ce que le Saint-Esprit en apprend aux hommes de Dieu qu'il a mis dans cette pratique. Il semble au reste, selon les principes qu'on a posés ailleurs, que cette oraison par sa grande simplicité soit moins aperçue en elle-même que dans ses effets, dont le principal est de tenir l’âme souple et pliante sous la main de Dieu, parce qu'elle a expérimenté dans ses impuissances la vérité de cette parole : « Sans moi vous ne pouvez rien   »

Laissons à part les autres effets de cette oraison, pour nous attacher aux abus qu'en ont faits nos nouveaux auteurs. On a vu que le principal est de s'en servir pour exclure les demandes dans toute la voie : mais le saint jésuite Baltasar Alvarez, bien éloigné d'une exclusion si générale, les reçoit dans le temps même qu'on donne à l'oraison de quiétude, où il joint « à la révérence, à l'admiration, aux remerciements, à l'offrande de tout ce qu'on est, la demande qu'on fait à Dieu, premièrement de lui-même, et puis de ses dons, non point pour s'y reposer, mais pour monter à lui

 

1 Joan., XV, 5.

 

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par leur moyen (1). » A quoi il ajoute que cille oraison, loin d'exclure les demandes, en est le plus solide appui, « puisque quiconque sait donner à Dieu, comme fait cette oraison, ce qu'il nous demande, lui pourra confidemment demander ce qui lui est propre (2).»

Ce saint religieux dit ailleurs que Dieu, qui voit dans cette oraison « le cœur de son serviteur enclin à désirer quelque chose, et qu'il ne la demande pas (3), » l'accorde facilement de lui-même, sans attendre une demande plus expresse; et la voyant toute faite dans le désir même, parce que, comme dit ailleurs ce même auteur, « les souhaits sont devant Dieu ce que la voix sert aux hommes (4) ; » c'est-à-dire qu'on parle à Dieu par le désir, comme on parle aux hommes par la voix : d'où il s'ensuit qu'on fait des demandes dans cette oraison, puisqu'on y pousse de saints désirs; ce qui n'est autre chose, continue ce Père, que de faire des demandes, non par acte signifié, c'est-à-dire par paroles significatives, mais par acte pratiqué, c'est-à-dire par le désir, qui dans le fond est une demande par rapport à Dieu, à qui tous les désirs sont connus.

On voit combien ce saint religieux est éloigné de supprimer dans l'oraison, même dans celle de quiétude, les demandes et les désirs. Il ne reste qu'à reléguer au nombre des commençants un homme si consommé dans la science des saints, et d'un état si parfait, qu'on croit même que par un don tout à fait extraordinaire, il a mérité de recevoir une assurance entière de son salut, tant par la bouche de sainte Thérèse que par un témoignage particulier du Saint-Esprit (5).

Un autre moyen d'abuser de cette oraison, est de s'en servir comme on a vu qu'ont fait les nouveaux mystiques, pour affaiblir l'esprit de mortification et l'étude des vertus; mais le même Père Balthasar enseigne « qu'on doit corriger ceux qui se contentent d'être seulement recueillis sans autre exercice de mortification et des autres vertus, en les avertissant qu'ils s'abusent, et que s'ils ne se corrigent, on peut tenir leur recollection fort douteuse (6). »

 

1 Baltas. Alvar., ch. XL , p. 456. — 2 P. 459. — 3 P. 464. — 4 Ch. XIII, p. 137, 138. — 5 Baltas. Alvar., ch. XIII, p. 162, 163, 299, etc. — 6 Ch. XL, p. 461.

 

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Les nouveaux mystiques outrent ce que disent les vrais spirituels sur les formes et notions particulières, et ils leur donnent une perpétuelle exclusion de l'état contemplatif avec un si grand excès, qu'ils en viennent, comme on a vu, jusqu'à mettre à part l'humanité de Jésus-Christ : mais le bienheureux Jean de la Croix s'oppose à cette erreur, lorsqu'il déclare « que cette exclusion des figures et notices (particulières ) ne s'entend jamais de Jésus-Christ et de son humanité, dont il rend cette raison, que la vue et méditation amoureuse de cette très-sainte humanité aide à tout ce qui est bon ; en sorte qu'on montera plus aisément par elle au plus haut de l'union : car encore, continue-t-il, que d'autres choses visibles et corporelles doivent être oubliées et servent d'empêchement ; celui qui s'est fait homme pour notre salut, ne doit pas être mis en ce rang, lui qui est la vérité, le chemin, la porte et le guide de tout bien (1). » Et quand il tâche d'exclure ces formes et notions particulières, expressément il se restreint « à tout ce qui n'est point divinité, ou Dieu fait homme, » parce que ce souvenir d'un Dieu fait homme, « aide toujours à la fin, comme étant le souvenir de celui qui est le vrai chemin, le guide et l'auteur de tout bien (2). »

Si la notion particulière de Jésus-Christ comme Fils de Dieu incarné, ne peut être exclue de la plus haute contemplation, celle du Père, et par conséquent des trois Personnes divines, sans laquelle le Fils n'est pas connu, y doit aussi être admise ; celle-là n'a pas plus de conformité et de liaison avec la contemplation que celle des divins attributs; et c'est pourquoi ce saint homme, bien éloigné des nouveaux mystiques qui mettent tout cela à l'écart, reconnaît tous les attributs avec tous les mystères de Jésus-Christ dans le plus sublime état de contemplation, et même de transformation, comme il paraîtra clairement à ceux qui liront les passages marqués à la marge (3), que je me dispense de produire, pour éviter la longueur dans une chose peu nécessaire.

Quant à ce qui regarde la suspension ou la ligature des puissances, outre ce que nous venons de voir qu'elle ne regarde

 

1 Mont. du Carm., liv. III, ch. I, p. 153. — 2 Ibid., ch. XIV. p. 172.— 3 Cant. XXXVII, p. 181, 182.

 

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ordinairement que les actes discursifs, c'est-à-dire de propre industrie ou de propre effort, le Père Baltasar ajoute encore, « qu'il ne faut pas se persuader, comme quelques ignorants se l'imaginent, que ce silence de l’âme et cet arrêt attentif en silence fasse cesser de tous points les actes des puissances, parce que cela est impossible, fors en dormant, ou serait très-pénible et dommageable, dont il rend cette raison : que ce serait être plus qu'oisif et perdre le temps, en danger que l'imagination ne suscitât quelque fantaisie, ou que le diable y jetât de mauvaises pensées ou quoi que ce soit impertinentes (1) : » tous sentiments bien éloignés de ceux des nouveaux mystiques et de leur acte continu et perpétuel, que rien n'interrompt, et dont aussi on ne voit aucun trait dans les spirituels approuvés.

Conformément à la doctrine précédente le même P. Baltasar décide, avec tous les vrais spirituels, « que ceux-là même qui ont monté à cette manière d'oraison de quiétude ont besoin de s'entretenir en l'exercice de méditer, et penser un peu aux mystères divins, parce que souvent la faveur et le mouvement de Dieu cesse, qui les élevait à cette quiétude, et il est besoin qu'ils agissent avec leurs puissances (1). Car poursuit-il, ils ne ressemblent pas à ces vaisseaux à haut bord, qui ne se meuvent qu'avec le vent : mais sont de petits bateaux qui ont recours à la rame, quand le vent leur faut ; et si le vent et la rame leur manquait tout à la fois, ils demeureraient tout cois et calmes (de ce calme pernicieux qui suspend la navigation) : ainsi, dit-il, quand le vent du spécial mouvement divin manque, la coopération et industrie de nos puissances demeureraient oisives dans le chemin spirituel. »

Si l'on dit qu'il reconnaît donc qu'il se trouve effectivement dans les voies de l'oraison de ces vaisseaux à haut bord, qui ne se meuvent que par le vent, sans avoir besoin de ramer, je réponds que ce n'est pas là son intention. Car il dit bien que ceux dont il parle ne sont pas de ces vaisseaux que le seul vent guide : mais il ne dit pas pour cela qu'il y ait d'autres personnes de ce caractère ; ou ce ne serait en tout cas que dans le temps de

 

1 Balt. Alvar., ch. XIV, p. 143. — 2 Ibid., ch. XLII, p. 474.

 

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l’oraison et par intervalles, comme on a vu qu'il l'enseigne perpétuellement. Au reste on ne voit dans aucun endroit de sa vie que l'oraison d'un homme si élevé ait été autre que celle qu'il a comparée au mouvement de ces petits bateaux, qui sont contraints, au défaut du vent, de s'aider des rames : au contraire il présuppose partout que son état de lui-même était, du moins hors de l'oraison, de s'aider toujours des puissances, sans en supposer jamais la suspension ou la ligature totale. Ainsi l'on ne doit pas dire qu'il parle pour les commençants, qui est la réponse perpétuelle de nos nouveaux mystiques, lorsqu'on leur montre dans les plus parfaits des sentiments opposés à leurs trompeuses expériences.

Le B. Père Jean de la Croix nous assure aussi « qu'encore qu'il y ait des âmes qui sont très-ordinairement mues de Dieu en leurs opérations, à peine s'en trouvera-t-il une seule qui soit mue de Dieu en toute chose et en tout temps (1).» On voit que ce bienheureux, dont les expériences sont si étendues, ne dit point qu'il ait jamais trouvé des âmes de cet état; et s'il n'ose nier absolument qu'il puisse y m avoir, l'exemple de la sainte Vierge qu'il venait d'alléguer expressément, suffisait pour l'obliger à cette circonspection, comme lui-même il nous le fait voir par ces paroles : « La sainte Mère de Dieu, étant dès le commencement élevée à ce haut état, n'eut jamais en son âme de forme imprimée d'aucune créature, laquelle la divertît de Dieu, et jamais ne se meut par elle-même (2), » parce que toujours sa motion fut du Saint-Esprit : par où ceux qui vantent sans cesse que tous leurs mouvements sont de Dieu, et mettent à tous les jours de tels prodiges de la grâce, peuvent voir à qui ils s'égalent : ce n'est à rien moins qu'à la sainte Vierge. Ils doivent aussi reconnaître en passant quelles sont les formes que ce Bienheureux a intention de bannir, qui sont uniquement celles qui divertissent de Dieu.

Aussi voit-on ce saint religieux jusqu'à la fin de sa vie en venir toujours aux demandes, aux réflexions, aux excitations et aux autres actes que nos faux mystiques suppriment, sans qu'on

 

1 Mont. du Carm., liv. III, ch. 1, p. 154. — 2 Ibid., p. 152.

 

 

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aperçoive en aucun endroit cet acte unique et continu dont ils font le soutien de leur système : au contraire on ne pouvait pas donner d'idée plus formellement opposée à celle-là qu'en distinguant, comme il fait (1), tout ce qui s'appelle acte, et qui appartient aux puissances, c'est-à-dire à l'entendement, à la volonté et à la mémoire, de ce qui touche le fond de l’âme; le premier, dit-il, étant toujours passager, et ne pouvant opérer en cette vie d'union permanente : et l'autre qui est permanent, n'étant pas un acte, mais une habitude seulement : qui est précisément la même doctrine que nous avons opposée aux nouveaux mystiques (2).

Comme ni lui ni les autres vrais spirituels ne connaissent pas cet acte continu et universel, ils ne connaissent non plus les autres actes si célèbres parmi les nouveaux mystiques, comme est celui de se reprendre soi-même ; c'est-à-dire, comme ils l'expliquent, de se retirer de dessous la main de Dieu en réfléchissant sur eux-mêmes, et s'excitant à faire les actes. C'est où ces faux spirituels mettent à présent (comme on a vu) tout le mal de la vie spirituelle, regardant cette réflexion comme un désaveu de leur premier abandon. Mais aucun des vrais spirituels ne connaît cet acte, non plus que celui d'abandon, au sens des nouveaux auteurs : ni ils n'ont jamais cru qu'aucun chrétien ait cessé de s'exciter en temps convenable aux actes pieux, ou qu'on ait seulement songé à la cessation de tous ces actes.

Reconnaissons donc que nos prétendus parfaits marchent dans des voies inconnues aux vrais spirituels : cet acte prétendu unique et irrévocable de soi n'est qu'une illusion : c'en est une qui suit nécessairement de celle-là, que de réfléchir sur les actes et s'exciter volontairement à l'amour de Dieu, soit se reprendre soi-même, c'est-à-dire se retirer de la main de Dieu : et le comble de l'illusion est de proposer des expériences contraires à celles qu'on trouve dans les hommes les plus saints.

Ces saints hommes ne connaissent non plus ce vice de multiplicité, que les faux mystiques mettent à multiplier et renouveler tous les jours les actes de foi, d'espérance et de charité : car déjà on est d'accord que sans foi et sans amour il n'y a point d'oraison,

 

1 Mont. du Carm., liv. II, ch. V, p. 45.— 2 Ci-dessus, liv. I, n. 25, etc.

 

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et la piété ne permet pas de détacher l'espérance d'avec ses inséparables compagnes, puisqu'elle est le premier fruit de la foi, et quelle s'absorbe; dans l'amour.

Un dernier abus que font les nouveaux mystiques de l'oraison passive ou de quiétude, est de la rendre trop commune et trop nécessaire : c'esl là un des points qui mérite une plus forte censure, et en même temps un de ceux que ces faux spirituels poussent Le plus avant. Ou trouve dans le Moyen court « que nous sommes tous appelé? à l'oraison comme nous sommes tous appelés, au salut : qu'à la vérité tous ne peuvent pas méditer, et que très-peu y sont propres : mais aussi que ce n'est pas cette oraison que Dieu demande, et que c'est l'oraison de simple présence : que tous ceux qui veulent être sauvez la doivent pratiquer, et qu'enfin l'oraison qu'il faut apprendre, c'est une oraison qui n'est pas méditation, mais contemplation passive (1). »

Voilà pour ce qui regarde la nécessité de cette oraison : pour la facilité, « elle se peut l'aire en tout temps, et ne détourne de rien : les princes, les rois, les prélats, les prêtres et les magistrats, les soldats, les enfants, les artisans , les laboureurs, les femmes et les malades la peuvent faire. »

C'est ce que disait le Père la Combe, qu'on doit induire à cette oraison jusqu'aux enfants de quatre ans, comme en étant très-capables; rien n'est plus aisé : « la manière de chercher Dieu est si aisée et si naturelle, que l'air que l'on respire ne l'est pas davantage (2), » ni la respiration plus continuelle.

Un peu après on commence à faire la loi aux pasteurs et aux hommes apostoliques (3) : une oraison si facile devrait être apprise aux enfants comme le catéchisme.

Si tous ceux qui travaillent à la conquête des âmes tâchaient de les gagner par le cœur, les mettant d'abord en oraison et en vie intérieure, ils feraient des conversions infinies. On suppose qu'il n'y a au monde oraison ni intérieur que dans la passiveté. Voici quelque chose de plus outré : « Si l'on apprenait à nos frères errants à croire simplement et à faire oraison (selon la nouvelle méthode), au lieu de disputer beaucoup, ou les ramènerait douce-

 

1 Moyen court, § I, p. 2, 4. — 2 Ibid., p. 6. — 3 P. 15, § III, etc.

 

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ment à Dieu (1).» Sans doute si on leur avait persuadé de croire simplement, ils ne seraient pas hérétiques; mais de leur aller proposer l'oraison passive comme le seul moyen d'avoir la foi simple, c'est ce que les Pères ignoraient. S'ils avaient su cette nouvelle méthode, ils auraient supprimé tant de beaux ouvrages, tant d'excellentes disputes qui sont encore aujourd'hui les instruments de la tradition et le fondement de l'Eglise. On passe aux acclamations : « O quel compte les personnes qui sont chargées des âmes, n'auront-elles pas à rendre à Dieu (2), » de ne leur avoir pas découvert ce trésor caché de l'oraison passive, comme la seule où l'on trouve Dieu !

Quand je songe à la modestie de sainte Thérèse dans l'instruction des couvents qu'elle avait fondés avec tant de témoignages divins, et dont elle était supérieure; et que je considère d'un autre côté cet air décisif qu'on se donne ici avec les prédicateurs et les pasteurs, je demeure étonné. On poursuit pourtant, et ces paroles sont du même ton : Si on leur donnait d'abord (à ceux qu'on instruit) la clef de l'intérieur (3), c'est-à-dire, comme on a vu, l'abandon à ne rien faire du tout, et attendre que Dieu nous remue : tout irait bien ; ainsi « vous êtes conjurez, ô vous tous qui servez les âmes, de les mettre d'abord dans cette voie, qui est Jésus-Christ (4) : faites des catéchismes particuliers pour enseigner à faire oraison, non par raisonnement ni par méthode, les gens simples n'en étant pas capables, mais une oraison de cœur et non de teste, une oraison de l'esprit de Dieu et non de l'invention de l'homme (5). » On parle dans tous ces endroits et dans tout le livre comme s'il n'y avait ni confiance, ni espérance, ni amour, ni oraison, ni intérieur, que dans cette oraison particulière qui seule est de Dieu ; et tout le reste, quoique tous les Psaumes, toute l'Ecriture et l'Oraison Dominicale y soit contenue, n'est qu'invention de l'homme.

Il ne faut donc pas s'étonner si l'on décide « qu'il est impossible d'arriver à l'union divine par la seule voie de la méditation, ni même des affections, ou de quelque oraison lumineuse et comprise

 

1 Moyen court, § XXIII, p. 111, etc. — 2 P. 114. — 3 P. 116. — 4 P. 117. — 5 P. 118.

 

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que ce puisse être (1). » C'est une chose résolue que les Saints où l'on ne verra que lumières et affections sans aucun vestige d'oraison passive, ne sont point arrivés à l'union divine. « Au reste si cette oraison était dangereuse, Jésus-Christ en aurait-il fait la plus parfaite et la plus nécessaire de toutes les voies? » On le suppose partout, quoique ce soit le point de la question, et on veut qu'on le croie sans preuve. A la fin après avoir invité tout le monde suis exception à cette voie, comme à la plus nécessaire et la plus commune de toutes, l'on commence à sentir la difficulté de rendre si générale une vocation et une grâce si extraordinaire, et on se fait cette objection : « L'on dit qu'il ne s'y faut pas mettre de soi-même», » voilà l'objection ; et voici la réponse : « J'en conviens ; mais je dis aussi qu'aucune créature ne pourrait jamais s'y mettre : de sorte que c'est crier contre une chimère que de crier contre ceux qui se mettent d'eux-mêmes dans cette voie. » Ce qui autorise tout le monde à ne plus rien examiner quand on croit y être. Au reste c'est une illusion de dire qu'on ne s'y peut mettre soi-même, puisqu'encore qu'on ne s'y mette pas d'abord, on peut trouver une voie et une méthode certaine pour y être mis facilement et bientôt. De sorte qu'une oraison aussi extraordinaire que la passive, à la fin deviendra aussi commune qu'on voudra l'imaginer.

On veut toutefois un directeur; mais voici ce qu'on en dit : « Puisque nul ne peut entrer dans sa fin que l'on ne l'y mette, il ne s'agit pas d'y introduire personne, mais de montrer le chemin qui y conduit, et de conjurer que l'on ne se tienne pas lié et attaché à des hôtelleries ou pratiques qu'il faut quitter quand le signal est donné ; ce qui se connaît par le directeur expérimenté. » Mais quel sera ce directeur expérimenté, sinon un homme qui déjà prévenu de la bonté et nécessité de cette voie, puisqu'il y marche lui-même, vous conduira selon vos désirs et selon les siens? Com ment pourrait-il faire autrement, puisqu'on l'avertit expressément que nul homme ne peut feindre d'être dans cet état, non plus que feindre d'être rassasié quand il meurt de faim : car il échappe toujours quelque désir ou envie (3). Quand donc on est

 

1 Moyen court, § XXIV, p. 121. — 2 P. 136. — 3 P. 138.

 

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parvenu à ne plus rien désirer de Dieu, il faut nécessairement qu'un directeur vous mette dans la voie : et celui qui croira que l'état où l'on ne désire ni l'on ne demande rien, est trompeur et contraire à l'Evangile, quelque saint et éclairé qu'il soit d'ailleurs, bien assurément ne sera jamais ce directeur expérimenté qui montre l'eau vive et tâche d'y introduire.

Ainsi le signal certain qu'on est appelé à l'oraison passive, c'est de ne plus rien désirer ni demander, et de supprimer tous les actes et toutes les pratiques du chrétien : après quoi il ne reste plus qu'à conclure de cette sorte : « Si la fin est bonne, sainte et nécessaire; si la porte est bonne, pourquoi le chemin qui vient de cette porte et conduit droit à cette fin, sera-t-il mauvais (1) ? » Voilà donc une méthode réglée pour arriver à la fin, c'est-à-dire à l'état où l'on ne fait rien que d'attendre à chaque moment que Dieu nous remue.

Comme pourtant cet état, où l'on ne cesse de tenter Dieu, et où l'on présume ce qu'il n'a jamais promis, pourrait à la fin troubler les âmes, de peur qu'on ne s'en étonne il en faut faire un mystère en s'écriant : « O qu'il est vrai, mon Dieu, que vous avez caché vos secrets aux grands et aux sages, pour les révéler aux petits (2) » qui mettent leur petitesse à ne plus rien demander à Dieu, et à croire qu'ils l'honoreront en le laissant agir seul sans s'exciter à lui plaire !

Sur ce fondement tout est décidé : « Quiconque n'entend pas cette voie (et n'a pas le don extraordinaire d'oraison passive) non-seulement il n'est pas parfait, mais il ignore le vrai amour ; et (ce qui est pis), plein de l'amour de soi-même et d'une attache sensuelle aux créatures il est incapable d'éprouver les effets ineffables de la pure charité (3). » Voilà jusqu'où l'on pousse la nécessité de l'oraison de quiétude; et je prie le sage lecteur de considérer ces derniers mots, et toutes les décisions qu'on vient d'entendre d'une bouche aussi ignorante que téméraire.

Mais tout cela tombe par le fondement pour trois raisons : la première est théologique, et nous l'avons déjà touchée en disant que la perfection et la pureté dépend du degré et de la grandeur

 

1 Moyen court, p. 138. — 2 Ibid. — 3 Préface sur le Cantique.

 

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de l'amour, et non pas de la manière dont il est infus : ce qui est fondé sur ce principe, dont tous les théologiens et même les mystiques conviennent, qui est que l'état mystique ou passif n'est pas un don appartenant à la grâce qui nous justifie, et qui nous rend agréables et meilleurs, gratia gratum faciens; mais que comme la prophétie et le don des langues ou des miracles, il ressemble à cette sorte de grâce qu'on nomme gratuitement donnée, gratia gratis data. C'est ainsi que l'ont enseigné positivement Gerson (1) et les autres mystiques de ce temps-là, et dans le nôtre le Père Jacques Alvarez, savant jésuite, qui a traité plus amplement que tous les autres la théologie mystique. S'il faut encore aller plus avant, nous dirons que l'état mystique consistant principalement dans quelque chose que Dieu fait en nous sans nous, et où par conséquent il n'y a ni ne peut avoir de mérite, on a raison de décider qu'un tel don, encore qu'il puisse mettre des préparations à l'accroissement de la grâce justifiante, ne peut pas appartenir à sa substance : autrement, et c'est la seconde raison tirée de l'expérience, les plus grands saints de l'antiquité, où l'on ne voit ni trait ni virgule qui tende à l'état passif : un saint Basile appelé de Dieu à enseigner les plus parfaits, mi saint Grégoire de Nazianze si sublime dans la contemplation, un saint Augustin dont nous avons tant de hautes instructions sur l'oraison, des oraisons actuelles si belles et si expliquées dans ses Soliloques, dans son livre de la Trinité (2) dans ses autres livres, outre les Confessions, qui dans toute leur étendue ne sont qu'une perpétuelle oraison, sans qu'on y voie aucun vestige, mais plutôt tout le contraire de ces impuissances mystiques : en un mot tous les autres saints, les Cypriens, les Chrysostomes, les Ambroises, les Bernards même, où ces états extraordinaires purement passifs et ces actes irréitérables ne se trouvent pas, seraient les plus imparfaits de tous les saints : et «des femmelettes chargées de péchés, menées par divers désirs (3), » les surpasseraient en amour et par conséquent eu sainteté et en grâce : ce qui n'est rien moins que de dégrader les saints et leur

 

1 Gerson., III part, Consid., V, VI, VII , XI, etc. — 1 S. August., Soliloq., lib. I, c. I; De Trinit., lib. XV, c. XXVIII, n. 51, etc. - 3 II Timoth., III, 6.

 

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ôter l'autorité que non-seulement leur doctrine, mais encore leur sainte vie leur donne dans l'Eglise.

Enfin c'est une doctrine certaine en théologie que la purification des péchés ne dépend point de ces impuissances ni de ces purgations, qu'on nomme passives, ou de ce purgatoire des mystiques anciens ou modernes dont nous parlerons en son lieu : et saint Augustin a démontré que, sans sortir de la voie commune, par le secours des aumônes, des oraisons et de la mortification chrétienne, «les fidèles même parfaits, qui ne vivent pas ici sans péché, méritent d'en sortir purs de tout péché : Ut qui non vivunt sine peccato, mereantur hinc exire sine peccato; parce que, poursuit ce saint docteur, comme ils n'ont pas été sans péché, aussi les remèdes pour les expier ne leur manquent pas : Quia ut peccata non defuerunt, ita remedia quibus purgarentur affuerunt (1).»

Ceux-là donc qui se sont servis de ces expiations sont des âmes entièrement pures, qui par les voies ordinaires sortent sans péché de cette vie ; et s'il est vrai, comme l'établit et le prouve le même Saint, que « la perfection de la justice de cette vie consiste plus dans la rémission des péchés que dans la perfection des vertus (2) : » ce sont des justes parfaits qui purifiés de tout péché, comme il vient de dire, et ne laissant rien entre Dieu et eux capable de les séparer de sa vue, sans le secours de ces dons extraordinaires, sont admis d'abord à la vision bienheureuse conformément à cette parole : Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu (3).

Cette doctrine convient, tant à la contemplation infuse qu'à celle que les mystiques appellent acquise, puisqu'elles ont toutes deux les mêmes propriétés et les mêmes effets. Le bienheureux Jean de la Croix suivi de tous les mystiques, demande trois caractères nécessaires et inséparables, « en sorte qu'il faut les avoir du moins tous trois conjointement, » pour connaître si l'on est dans la voie mystique ; c'est-à-dire, comme il l'explique, s'il faut quitter « la méditation et les actes des puissances, au moins

 

1 Epist. ad Hilar. olim LXXXIX , nunc CLVII, cap. I, n. 3; Serm. CLXXXI, n. 8. — 2 De perfect. just. cap. XV, n. 34, etc. — 3 Math., v, 8.

 

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ceux où il y a du discours (1). » Or l'un de ces caractères est l'impuissance de faire ces actes : d'où il conclut que l'on ne peut en sûreté les abandonner, jusqu'à ce que la puissance de les exercer manque tout à fait. Que si l'on dit qu'il ne parle que de la contemplation infuse, je répondrai en premier lieu qu'il parle d'une sorte de contemplation qui résulte de l'habitude formée, et celle-là est l'acquise, ou il n'y en a point de ce titre. Je dirai en second lieu que ce pieux contemplatif, sans distinguer la contemplation acquise d'avec l'infuse, parle en général de l'oraison de quiétude, et prononce décisivement « qu'il ne faut laisser la méditation que quand on ne peut point s'en servir, et lors seulement que Notre-Seigneur l'empêchera (2). » Et pour ôter toute difficulté, Molinos, qu'on peut citer en ce lieu comme le grand auteur des nouveaux mystiques, convient qu'il faut avoir la même marque pour être admis à la contemplation qu'il nomme acquise, que pour être reçu à- celle qu'on nomme infuse (3). A son exemple les nouveaux auteurs demeurent d'accord unanimement que l'oraison passive, acquise et infuse se fait en nous sans nous : que personne ne s'y peut mettre, et enfin que cette impuissance d'exercer les actes de discours ou de propre réflexion et de propre effort, est ce signal de les quitter où un directeur expert ne se trompe pas (4). Ainsi cette distinction de contemplation infuse ou acquise ne sert de rien en cette occasion qu'à embrouiller la matière : ce qui fait aussi que nos faux mystiques conviennent enfin que la contemplation acquise ne diffère guère d'avec l'infuse; qu'elles se suivent de près, si elles ne sont tout à fait inséparables ; et qu'elles ont toutes deux les mêmes caractères, c'est-à-dire ces impuissances auxquelles l'homme ne contribue rien, et où aussi il ne peut se mettre soi-même, ni y être mis autrement que par la puissante opération de Dieu, lorsqu'il lui plait de tenir l’âme dans sa dépendance d'une façon particulière : d'où il s'ensuit clairement que la perfection de la contemplation acquise, aussi bien que celle de l'infuse, n'appartient en aucune sorte à la grâce justifiante , mais à ces dons gratuits qui de soi ne rendent pas l'homme 

1 Mont, du Carm., liv. II, ch. XIII, p. 72. — 2 Obsc. nuit., liv. I, ch. X, p. 257. — 3 Molin., Guide, Introd., sect. II, III, etc. — 4 Moyen court, § 24, p. 136, 138.

 

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meilleur, encore qu'ils puissent l'induire à le devenir : ce qui renverse par le fondement tout le système prétendu mystique des nouveaux docteurs.

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