Etats Oraison T I - L IX
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CONDAMNATION

 

LIVRE IX.

 

Où est rapportée la suite de la doctrine de saint François de Sales,
et de quelques autres saints.

 

Pour favoriser cette doctrine inouïe de l'indifférence du salut, on allègue ce passage de saint François de Sales : « Que le bon plaisir de Dieu est le souverain objet de l’âme indifférente , en sorte qu'elle aimerait mieux l'enfer avec la volonté de Dieu, que le paradis sans la volonté de Dieu : oui même il préférerait l'enfer an paradis, s'il savait qu'eu celui-là il y eût un peu plus du bon plaisir divin qu'en celui-ci; en sorte que si par imagination de chose impossible, il savait que sa damnation fût un peu plus agréable à Dieu que sa salvation, il quitterait sa salvation et courrait à sa damnation (1). » Il répète la même chose presque en mêmes termes dans un de ses Entretiens (2), et il dit encore ailleurs « qu'une âme vraiment parfaite et toute pure n'aime pas même ce paradis, sinon parce que l'Epoux y est aimé, mais si souverainement aimé en son paradis, que s'il n'avait point de paradis, il n'en serait ni moins aimable, ni moins aimé par cette courageuse amante, qui ne sait pas aimer le paradis de son Epoux, mais son

 

1 Am. de Dieu, liv. IX, ch. IV. — 2 Entret. II, p. 804 ; édit. Vivès, tom. III, p. 288.

 

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Epoux de paradis (1). » Ces tendres expressions, comme on les voit dans tous ses écrits, lui sont communes avec plusieurs saints dès l'origine du christianisme, et nous en verrons l'usage; à présent ce qu'en infèrent les nouveaux mystiques, c'est que le juste parfait est représenté entre le paradis et l'enfer, comme indifférent par lui-même à l'un et à l'autre : mais c'est précisément tout le contraire qu'il faudrait conclure. On serait, dit-on, indifférent si le bon plaisir de Dieu ne déterminait ; mais c'est aussi pour cela qu'à cause qu'il détermine on ne l'est plus, et on ne peut l'être. Ainsi cette indifférence est impossible dans l'homme, puisque la seule chose qui la pourrait faire, c'est-à-dire la séparation du bon plaisir de Dieu d'avec le paradis, ne peut pas être. De cette sorte, parce qu'il est vrai qu'on n'aime, comme on vient de voir, le paradis, sinon parce que l'Epoux y est aimé (2), il faut conclure non point que le paradis soit indifférent ; ce qui avant nos mystiques n'est jamais sorti d'une bouche chrétienne ; mais au contraire que le paradis n'est ni ne peut être indifférent, parce que ni il n'est, ni il ne peut être que le saint Epoux n'y soit point aimé. C'est là aussi l'excellente et légitime conséquence que tirait notre saint évêque de ce beau principe, puisqu'on disant que la bienheureuse éternité « ne lui serait rien, si ce n'était cet amour invariable et toujours actuel de ce grand Dieu qui y règne toujours (3), » il dit en même temps « qu'il n'a sù penser à autre chose » qu'à cette bienheureuse éternité ; de sorte que, loin d'inférer qu'elle lui est indifférente, il assure directement au contraire qu'il n'a pu être occupé que de cet objet.

On dira que nos mystiques ne l'entendent pas autrement, qu'ils savent bien comme nous que la séparation de Dieu d'avec son paradis est impossible, et enfin qu'il leur faut laisser leurs amoureuses extravagances. Je le veux, s'ils n'en font point un mauvais usage ; mais ils bâtissent sur cette chimère d'indifférence de très-réelles pratiques, puisqu'ils trouvent intéressé et au-dessous d'eux, ou en tout cas incompatible avec la perfection, de désirer ni de demander à Dieu pour eux-mêmes la gloire éternelle, quoiqu'elle ne soit autre chose que l'avènement de son règne : et par là ils

 

1 Am. de Dieu, liv. X, ch. V. — 2 Ibid. — 3 Liv. VII, ép. XXX.

 

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séparent l'idée d'aimable et de désirable d'avec celle de la patrie céleste ; ce qui emporte toutes les froideurs que nous avons remarquées dans ces âmes sèches et superbes.

Je ne puis donc condamner les pieuses expressions du saint évêque, qui est tout plein de ces suppositions impossibles ; mais il faut avec ce saint homme éviter l'inconvénient d'y attacher, comme les mystiques, la cessation des désirs et l'indifférence. « Les âmes pures, dit-il, aimeraient autant la laideur que la beauté, si elle plaisait autant à leur amant (1).» Donc la beauté de l’âme est indifférente, et il ne faut point la désirer : c'est un pitoyable et insupportable raisonnement. Si c'était assez de faire des suppositions impossibles pour conclure ces indifférences, toute la doctrine de la foi serait renversée. « Si par impossible un ange du ciel vous annonçait un autre Evangile, il le faudrait, dit saint Paul, frapper d'anathème , (2)» comme le démon : donc il est indifférent d'écouter ou le démon ou un ange du ciel : de même si le paradis était sans amour, et que l'amour passât à l'enfer, l'enfer serait préférable au paradis ; c'est-à-dire, en d'autres termes, si le paradis devenait l'enfer, et que l'enfer devint le paradis ; si la vérité devenait le mensonge, et que le mensonge devînt la vérité, ce serait le mensonge et l'enfer qu'il faudrait aimer ; donc tout cela est indifférent, et il ne faut demander ni l'un ni l'autre, c'est l'absurdité des absurdités. On aime les choses comme elles sont, ou du moins comme elles peuvent être; mais l'impossible, qui par manière de parler a deux degrés de néant, puisque ni il n'est ni il ne peut être, et qui est par là, si on veut, au-dessous du néant même, ne peut pas être un objet, ni contre-peser le désir qui va droit à la chose comme elle est.

Plusieurs savants hommes, qui voient ces suppositions impossibles si fréquentes parmi les saints du dernier âge, sont portés à les mépriser ou à les blâmer comme de pieuses extravagances, en tout cas comme de faibles dévotions où les modernes ont dégénéré de la gravité des premiers siècles. Mais la vérité ne me permet pas de consentir à leurs discours. Dès l'origine du christianisme nous trouvons saint Clément d'Alexandrie qui s'explique

 

1 Entret. XII , p. 860.— 2 Galat., I, 8.

 

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de cette sorte : « J'ose dire (ce sont ses paroles que le parfait spirituel ne recherche pas cet état de perfection, parce qu'il veut être sauvé; et qu'interrogé par une manière de supposition impossible lequel des deux il choisirait, ou la perfection (qu'il appelle gnose, ten gnosin ou le salut éternel, si ces deux choses se pouvaient séparer, au lieu qu'elles sont inséparables ; sans hésiter il prendrait la perfection (ten gnosin) comme une chose qui surpassant la foi par la charité, est désirable par elle-même : d'où il conclut que la première bonne œuvre de l'homme parfait est de faire toujours le bien par une habitude constante, en agissant non pas pour la gloire ou la réputation, ni pour aucune récompense qui lui vienne ou des hommes ou de Dieu (1). »

J'aurais beaucoup de réflexions à faire sur ce discours de saint Clément d'Alexandrie ; mais je me contente ici d'exposer le fait des suppositions ou fictions impossibles, en réservant le surplus au traité suivant, pour ne point traîner celui-ci en trop de longueur.

Je diffère par la même raison ce qu'il y aurait à dire sur ce passage de saint Paul : « Je désirais d'être anathème pour mes frères (2) : » et je m'en tiens à ce fait illustre, qui est que saint Chrysostome établit par ce passage qu'il faudrait aimer Dieu, non-seulement quand nous ne recevrions de lui autre bien que de l'aimer ; mais encore quand au lieu des biens qu'il nous a promis, il nous enverrait, s'il se pouvait, ei dunaton, l'enfer et ses flammes éternelles, en conservant l'amour.

J'omets toutes les raisons par lesquelles ce Père prouve que c'a été l'esprit de saint Paul de s'offrir pour être anathème et séparé éternellement de la présence de Jésus-Christ, s'il était possible et que par là il put obtenir le salut des Juifs, et mettre fin aux blasphèmes que leur réprobation faisait vomir contre Dieu; et il me suffit à présent de dire qu'il a employé un long et puissant discours à établir cette explication dans les homélies XV et XVI sur l’Epître aux Romains, et encore dans le premier livre de la Componction, chapitre VII et VIII.

C'est encore un autre fait constant, que toute l'école de saint

 

1 Strom., lib. IV, p. 5. — 2 Rom., IX, 3.

 

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Chrysostome est entrée dans ce sentiment, comme il paraît par saint Isidore de Péluse, livre II, épitre 58; par Théodoret, tom. III et IV sur l’Epître aux Romains, verset 38 du chapitre VIII, et 3 du chapitre IX, où il ne fait qu'abréger, mais doctement et judicieusement à son ordinaire, l'explication de saint Chrysostome. On trouve en substance la même interprétation dans Théophylacte dans Photius, tant dans sa lettre CCX que dans la compilation d'OEcuménius sur les mêmes endroits de saint Paul.

Saint Thomas sur les mêmes passages rapporte et approuve L'exposition de saint Chrysostome; mais Estius et Fromont, deux excellents interprètes de saint Paul, l'embrassent positivement, persuades non-seulement par l'autorité, mais encore par les raisons de saint Chrysostome, et par les doctes réponses de ce Père à toutes les objections.

On entendra mieux cette belle interprétation de saint Chrysostome et de ses disciples, si l'on compare ces paroles de saint Paul : « Je voudrais être anathème, » avec celles du même Apôtre : « Si nous ou un ange du ciel vous annonçait autre chose, qu'il soit anathème (1); » où d'un coté l'amour de la vérité le porte, s'il était possible qu'un ange du ciel errât, à le frapper d'anathème; et de l'autre par la ferveur de la charité il s'offre lui-même d'être anathème s'il était possible, et qu'il put par cet effort de son amour arracher, pour ainsi parler, à la divine miséricorde le salut des Juifs. S'il faut venir aux scolastiques, Scot et toute son école détermine « que la charité tend à son objet considéré en lui-même, quand même par impossible on séparerait de cet objet l'utilité ou l'intérêt qui nous en revient (2); » c'est-à-dire, dans son langage, la félicité éternelle. Ces suppositions par impossible sont célèbres dans toute l'Ecole : on n'a pas besoin de rapporter les mystiques, où elles sont fréquentes; et après cela il ne faut pas s'étonner de les trouver si souvent dans le saint évêque de Genève.

Il en est venu à la pratique; et il paraît en plusieurs endroits de ses Lettres, qu'il a porté dans sa jeunesse un assez long temps une impression de réprobation, qui a donné lieu à ces désirs d'aimer Dieu pour sa bonté propre, quand par impossible il ne resterait

 

1 Galat., I, 8. — 2 In III, dist. 27, q. unic., n. 2.

 

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à celui qui l'aime aucune espérance de le posséder. Ce mystère, qui ne paraît que confusément dans ses Lettres, nous est développé dans sa Vie (1), où dans les frayeurs de l'enfer dont il était saisi, une noire mélancolie et des convulsions qui lui faisaient perdre le sommeil et le manger, le poussèrent si près de la mort qu'on ne voyait point de remède à son mal; et on voit qu'il fallut enfin « dans les dernières presses d'un si rude tourment en venir à cette terrible résolution, que puisqu'en l'autre vie il devait être privé pour jamais de voir et d'aimer un Dieu si digne d'être aimé, il voulait au moins, pendant qu'il vivait sur la terre faire tout son possible pour l'aimer de toutes les forces de son âme, et dans toute l'étendue de ses affections. » On voit qu'il portait dans son cœur comme une réponse de mort assurée (2) ; et ce qui était impossible, qu'après avoir aimé toute sa vie, il supposait qu'il n'aimerait plus dans l'éternité. Mais encore que la supposition en fût impossible, elle donna lieu à un acte où le Saint trouva sa délivrance, puisque, comme dit l'auteur de sa Vie, « le démon vaincu par un acte d'amour si désintéressé lui céda la victoire et lui quitta la place. »

Il ne faut pas dire pour cela qu'il eût perdu l'espérance ou le désir, puisqu'on a vu que partout ailleurs il enseigne que ces sentiments demeurent inébranlables, durant ces états, dans la haute partie de l’âme, mais enfin par cette tendre et pieuse supposition, il exerce un parfait amour.

Sa sainte fille l'a imitée lorsque si souvent elle dit à Notre-Seigneur « que s'il lui plaisait de lui marquer sa place et sa demeure dans l'enfer, pourvu que ce fût à sa gloire éternelle, elle en serait contente, et que toujours elle serait à son Dieu (3). »

La même chose arrivait à la bienheureuse Angèle de Foligny, dont le saint évêque a tant admiré la sainteté et tant décrit les combats. Lorsqu'une âme si pure se croyait tellement plongée dans la malice, qu'elle ne voyait dans ses actions que corruption et hypocrisie, elle s'écriait, comme elle l'écrit elle-même (4), avec grand plaisir : « Seigneur, quoique je sois damnée je ne laisserai

 

1 Vie de Sales, par Maupas, I part., ch. V, p. 25, 26.— 2 II Cor., I, 9 — 3  Vie de la M. de Chant., II part, ch. XIV.— 4 Edit. Paris. 1538, Vit. Ang., c. XX, p. 36.

 

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serai pas de faire pénitence, et de me dépouiller de tout pour l’amour de vous, et de vous servir (1). » Son amour la trompât; et à force d'aimer celui qu'elle trouvait si aimable, elle croyait qu'elle l'aimerait jusque dans l'enfer. C'est pourquoi en une autre occasion en appelant la mort à son secours, elle disait à Dieu : « Seigneur, si vous me devez jeter dans l'enfer, ne différez pas davantage, hâtez-vous; et puisqu'une fois vous m'avez abandonnée, achevez et plongez-moi dans cet abîme (2). » On ressent dans ces paroles un transport d'amour dont on est ravi, encore qu'il soit fondé sur une de ces fictions dont nous parlons.

Dans un semblable transport sainte Catherine de Gênes disait à son amour : « Peut-il être, ô doux amour, que vous ne deviez jamais être aimé sans consolation ni espérance de bien au ciel ou en terre (3)? » A la vérité on lui répondit que telle union avec Dieu ne pouvait être sans grande joie : mais pour elle, on voit qu'elle eût souhaité l'impossible pour mieux exprimer son amour.

C'est encore ce qui lui faisait dire : « L'amour pur non-seulement ne peut endurer, mais ne peut pas même comprendre quelle chose c'est que peine ou tourment, tant de l'enfer qui est déjà fait, que de tous ceux que Dieu pourrait faire ; et encore qu'il fût possible de sentir toutes les peines des démons et de toutes les âmes damnées, je ne pourrais pourtant jamais dire que ce fussent peines, tant le pur amour y ferait trouver de bonheur, parce qu'il ôte tout moyen et puissance de voir ou sentir autre chose que lui-même (4). »

Sainte Thérèse n'est pas moins fervente, lorsqu'elle dit « Qu'il n'y a rien que les âmes possédées d'amour ne fissent, et point de moyens qu'elles n'employassent pour se consumer entièrement, si elles le pouvaient, dans le feu dont il les brûle ; et elles souffriraient avec joie d'être pour jamais anéanties, si la destruction de leur être pouvait contribuer à la gloire de leur immortel Epoux, parce que lui seul remplit tous leurs désirs, et fait toute

 

1 Vit. Ang., cap. XIX, p. 36 — 2 Ibid., p. 47. — 3 Vie de sainte Catherine de Gênes., ch. XXVIII. — 3 Ibid., ch. XXIII, p. 157.

 

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leur félicité (1). » Ces âmes se regarderaient, s'il était possible, comme une lampe ardente et brûlante en pure perte devant Dieu et en hommage à sa souveraine grandeur.

Cette Sainte que l'Eglise met presque au rang des docteurs en célébrant la sublimité de sa céleste doctrine, « dont les âmes sont nourries, dit encore ailleurs, «que dans l'oraison d'union, le mieux que puisse taire une âme est de s'abandonner entièrement à Dieu: s'il veut l'enlever au ciel, qu'elle y aille ; s'il veut la mener en enfer, qu'elle s'y résolve sans s'en mettre en peine, puisqu'elle ne fait que le suivre, et qu'il fait tout son bonheur (2). » Fortes manières de parler, où l'on mêle le possible avec l'impossible, pour montrer qu'on ne donne point de bornes à sa soumission.

A l'exemple de ces grandes âmes, la Mère Marie de l'Incarnation, ursuline, qu'on appelle la Thérèse de nos jours et du Nouveau Monde, dans une vive impression de l'inexorable justice de Dieu, se condamnait à une éternité de peines, et s'y offrait elle-même, afin que la justice de Dieu fût satisfaite, pourvu seulement, disait- elle, que je ne sois point privée de l'amour de Dieu et de Dieu même (3).

Un vénérable et savant religieux, fils de cette sainte veuve plus encore selon l'esprit que selon la chair, et qui en a écrit la vie approuvée par nos plus célèbres docteurs, y fait voir (4) que ces transports de l'amour divin sont excités dans les âmes parfaitement unies à Dieu, afin de montrer la dignité infinie et incompréhensible de ce premier Etre, pour qui il vaudrait mieux endurer mille supplices, et même les éternels, que de l'offenser par la moindre faute. Mais sans chercher des raisons pour autoriser ces actes, on voit assez qu'on ne les peut regarder comme produits par la dévotion des derniers siècles ni les accuser de foi-blesse, puisqu'on en voit la pratique et la théorie dès les premiers âges de l'Eglise, et que les Pères les plus célèbres de ces temps-là les ont admirés comme pratiqués par saint Paul. Après avoir établi le fait constant, qu'on ne peut rejeter ces

 

1 Chât. de l’âme. dem. 6. ch. IX , sur la fin. — 2 Vie, ch. XVII , p. 92. — 3 Vie, liv. III, ch. v, p. 429; Ibid. add. au chap. III, n. 5; add. au ch. IV, p. 422; ch. VI, p. 432; ibid., p. 423. — 4 Ibid., p. 422.

 

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signations et soumissions fondées sur des suppositions impossibles, sans en même temps condamner ce qu'il y a de plus grand et de plus saint dans l'Eglise, il reste à faire deux choses : l'une, de montrer dans quelles circonstances on peut faire ces actes, et s'il y en a où l'on les puisse conseiller, et c'est ce que nous ferons bientôt ; et l'autre, si l'on peut soupçonner ceux qui les ont produits de cette damnable indifférence où nous mènent les nouveaux mystiques ; mais nous avons déjà vu que le saint évêque de Genève en a été infiniment éloigné, et il ne nous sera pas difficile de montrer la même chose de tous les autres saints.

Pour commencer par saint Paul, posons d'abord ce principe, qu'on n'est point indifférent pour les choses qu'on demande et qu'on désire sans cesse ; c'est pourquoi nos nouveaux docteurs, qui nous vantent leur indifférence, nous disent en même temps, comme on a vu, qu'ils ne demandent ni ne désirent rien. Mais peut-on dire que saint Paul est dans ce dernier état, lui qui ne cesse de faire des demandes, et de pousser de saints désirs vers la céleste patrie, gémissant d'en être éloigné (1) dans la demeure pesante de ce corps mortel, et ne cessant de s'étendre (2) par un continuel effort vers le terme de la carrière, et vers la céleste récompense qui nous y est proposée ? Où placera-t-on dans une telle âme, la sèche indifférence des nouveaux spirituels?

Mais il a dit qu'il eût voulu, s'il lui eût été permis, être séparé d'avec Jésus-Christ pour la gloire de Dieu et le salut de ses frères (3). Ce n'est pas là une indifférence, mais au contraire un sacrifice, qu'on voudrait pouvoir faire à Dieu de ce qu'on désire le plus : et pour montrer que ce terme : Je voudrais, n'empêche pas le plus ardent de tout les désirs et la plus déterminée de toutes les volontés pour le salut, Photius fait cette belle remarque (4), que celui qui dit. Je voudrais ou j'eusse désiré, comme saint Paul (euchromen), ne produit pas dans cet acte une volonté absolue, une volonté formée ; car, comme nous l'avons déjà dit, on ne veut point par une telle volonté ce qu'on sait être impossible ; ce n'est pas même une volonté conditionnelle, puisque la condition étant jugée impossible, c'est-à-dire un pur néant et quelque chose de moins, elle

 

1 II Cor., V, 6. — 2 Philip., III, 13, 14. — 3 Rom., IX, 3. — 4 Phot., ep. 216.

 

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n'est pas de nature à pouvoir affecter un acte; mais une volonté imparfaite, ou comme parle l'Ecole, une velléité, qui n'empêche pas la volonté absolue et parfaite du contraire de ce qu'on ne veut qu'en cette sorte. Or une telle volonté ne peut point faire une indifférence, ni jamais contre-balancer la volonté fixe qu'on a du bien : car on ne peut imaginer une indifférence entre ce que Dieu veut, et ce que ni il ne veut ni il ne peut vouloir. Or est-il qu'il est certain qu'il ne veut ni ne peut vouloir l'impossible. Je ne pousse pas plus loin ce raisonnement, parce qu'on l'a mis autant qu'on a pu dans son jour au chapitre précédent.

Dans celui-ci, où nous réduisons notre preuve aux faits cons-tans, nous dirons que saint Clément d'Alexandrie ne voulait pas que son gnostique fût indifférent au salut, sous prétexte qu'il lui eût préféré la perfection, si par impossible elle en eût été séparable, puisque nous avons déjà vu qu'il reconnaît dans les plus parfaits des demandes continuelles, et par conséquent de puissants désirs de la bienheureuse éternité et des choses qui y conduisent. Nous verrons aussi au traité suivant tant de preuves de cette vérité, qu'il ne restera aucun lieu à l'indifférence que nous combattons.

Sainte Catherine de Gênes était-elle de ces superbes indifférentes, qui ne veulent rien demander pour elles-mêmes, elle qui disait « qu'en reconnaissant le besoin qu'on a de Dieu contre ce poison caché de l'amour-propre, il lui venait une volonté de crier si fort, qu'elle fût ouïe partout, et ne voudrait dire autre chose, sinon : Aidez-moi, aidez-moi ; et le dire, continuait-elle, autant de fois que l'haleine me durerait et que j'aurais vie au corps (1). » Voici encore une autre demande de cette amante incomparable : « Mon Seigneur, je vous prie que vous me donniez une gouttelette de cette eau que vous donnâtes à la Samaritaine, parce que je ne puis plus supporter un si grand feu qui me brûle toute au dedans et au dehors (2) : » on entend bien que c'était le feu de l'amour divin qui la consumait.

Elle raconte elle-même ailleurs ses autres prières ; elle ne craint point d'autre enfer que celui de perdre ce qu'elle aime ; elle mettait

 

1 Vie, ch. XXV, p. 173. — 2 Ibid., ch. XLVIII, p. 330.

 

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la pureté de son amour à dire sans cesse : Amour, je ne veux que vous (1); c'était Dieu qu'elle appelait de ce nom : Amour; connaissant bien, disait-elle, que cet amour pur et net (2), et tout ensemble béatifique qu'elle désirait, n'était autre chose que Dieu. Et dans son troisième Dialogue elle s'écrie : « O viande d'amour ! de laquelle sont repus les anges, les saints et les hommes : ô viande béatifique ! vraie viande pour satisfaire à notre faim, tu éteins tous nos autres appétits. Celui qui goûte cette viande s'estime bienheureux dès cette vie, où Dieu n'en montre qu'une petite goutte; car s'il en montrait davantage, l'homme mourrait d'un amour si subtil et si pénétrant, tout l'esprit s'en embraserait et consumerait tout le corps (3). » Voilà comme elle était indifférente pour ce rassasiement éternel, elle à qui une gouttelette de ce torrent de délices causait de si violents transports.

Souvent toutefois elle vous dira qu'elle ne veut rien, qu'elle n'a rien à désirer, parce que dans certains moments de plénitude de Dieu, elle ne sentait point son indigence, quoiqu'elle portât dans le cœur mi insatiable désir de le posséder davantage, comme la viande béatifique, ainsi qu'on le vient d'entendre, « dont elle était toujours désireuse, toujours affamée, comme étant le terme de ce pur et béatifique instinct dans lequel Dieu nous a créez (4) ; » ce qui aussi lui faisait dire : « O Seigneur, toute autre peine que celle de voir mon péché : montrez-moi tous les démons et tous les enfers plutôt que de me montrer une offense, quelque petite qu'elle soit, qui empêche la jouissance du divin Epoux (5). »

Jamais pourtant elle n'a écrit qu'elle eût dans la confession, où elle allait très-souvent cette peine en voyant son péché : mais plutôt elle avait la peine de ne point trouver ses péchés, parce que le péché qu'on veut confesser n'a plus, pour ainsi parler, cette force désunissante, à cause du grand mystère de réconciliation et de paix qui est dans le ministère de la pénitence. En conformité de cette disposition, on voit dans la Sainte ce qu'on ne voit point dans les mystiques de nos jours, un continuel recours à son

 

1 Vie, ch. XVI, p. 112, etc., 116, etc.; ch. L, p. 371 ; ch. XXV, p. 175. — 2 Ch. XXXVIII, p. 252 ; ch. XXI, p. 148. — 3 Dialog., III, ch. II , p. 620. — 4  Dial., lib. III, purgat. 688. — 5 Vie, ch. XX, p. 147. — 6 Ibid., ch. XX p. 203, etc.

 

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confesseur pour être éclaircie des moindres doutes (1), sans quoi elle entrait dans d'inexplicables tourments, ce qui lui inspirait cette demande : « Délaissée que je suis de toutes parts, ô Seigneur, don-nez-moi du moins quelqu'un qui m'entende et me réconforte (2) : » ainsi elle demandait tout le soutien nécessaire, sans croire pour cela être intéressée, ni affaiblir pour peu que ce fût la pureté de son amour.

Ecoutons encore un moment les ardents désirs de sainte Thérèse : elle se compare elle-même «à une colombe gémissante, dont la peine malgré les faveurs qu'elle reçoit tous les jours depuis plusieurs années augmente sans cesse, parce que plus elle connaît la grandeur de Dieu, et voit combien il mérite d'être aimé, plus son amour pour lui s'enflamme, et plus elle sent croître sa peine de se voir encore séparée de lui ; ce qui lui cause enfin, après plusieurs années, cette excessive douleur (3), » que l'on verra dans la suite.

Voilà l'état où se trouve l’âme dans la sixième demeure, c'est-à-dire presque au sommet de la perfection. « Elle s'objecte elle-même que cette âme étant si soumise à la volonté de Dieu devrait donc s'y conformer ; à quoi elle répond qu'elle l'aurait pu auparavant, mais non pas alors, parce qu'elle n'est plus maîtresse de sa raison, ni capable de penser qu'à ce qui cause sa peine, dont elle rend cette raison : qu'étant absente de celui qu'elle aime, et dans lequel seul consiste tout son bonheur, comment pourrait-elle désirer de vivre (4)? » Elle ne soupçonne seulement pas qu'il y ait rien de faible ni d'intéressé dans ce désir. Mais dans la septième demeure, qui est le comble de la perfection, cette disposition ne change pas, et au contraire « Dieu y a pitié de ce qu'a souffert et souffre une âme par son ardent désir de le posséder (5). »

Cependant elle représente cet état, comme un état de si grand repos, que l’âme y perd tout son mouvement (6) ; en sorte que d'un côté il semble qu'elle est sans désir, et de l'autre, il ne faut pas s'étonner que ses désirs soient si ardents. D'où vient cette mystérieuse

 

1 Ch. XLIV, p. 313. — 2 Dial., liv. II, ch. X, p. 370. — 3 Chât., dem. 6, ch. XI, p. 802. — 4 Chât., dem. 6, ch. XI, p. 802. — 5 Ibid., dem. 7, ch. I, p. 807. — 6 Ibid., ch. II, p. 811.

 

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contrariété, si ce n'est qu'étant par la singulière présence de Dieu entre la privation et la jouissance, tantôt elle reste comme tranquille, tantôt livrée au désir de posséder Dieu; ce qu'elle souffre est inexplicable. Ce qu'il y a de certain, est que conformément à l'état de cette vie, qui est de pèlerinage et d'absence, « ces âmes rentrent dans un désir de le posséder pleinement; mais elles reviennent, ajoute-t-elle, aussitôt à elles, renoncent à ce désir ; et se contentant d'être assurées qu'elles sont toujours en sa compagnie, elles lui offrent cette disposition de vouloir bien souffrir la prolongation de leur vie, comme la plus grande marque et la plus pénible qu'aies lui puissent donner de la résolution de préférer ses intérêts aux leurs propres (1); » ce qui visiblement marque dans le fond, non point une indifférence pure, mais dans un ardent désir une parfaite soumission pour le délai.

On voit si cette âme, qui dit qu'elle a renoncé à ses désirs, est sans désirs en cet état. C'est que le désir banni de la région sensible se conserve dans le fond, et ce sont là les mystérieuses contrariétés; de l'amour divin, qui combattu par soi-même, ne sait presque plus ce qu'il veut. Ne dites donc point à cette âme qu'elle ne désire pont. Tout chrétien est, comme Daniel, homme de désirs (2), quoiqu'il ne sente pas toujours ce qu'il désire, ni souvent même s'il désire; «rien ne l'empêche du moins d'épancher son cœur en actions de grâces (3). » Mais sainte Thérèse ne s'en tient pas là, et voici ses derniers sentiments : « Quel sentiment croyez-vous, mes soeurs, que doit être celui de ces âmes, lorsqu'elles pensent qu'elles peuvent être privées d'un si grand bonheur (par le péché) ? Il est tel qu'il les fait veiller continuellement sur elles-mêmes, et tâcher à tirer de la force de leur faiblesse, pour ne perdre par leur faute aucune occasion de plaire à Dieu ;. » Voilà une âme bien avant dans les réflexions et dans les manières actives que nos nouveaux contemplatifs voulaient éteindre. Enfin dans ce sommet de perfection elle finit par cette prière : « Plaise à sa divine Majesté, mes chères sœurs et mes chères filles, que nous nous trouvions toutes ensemble dans cette

 

1 Chât., dem. 7, ch. III, p. 817. — 2 Dan., IX, 23.— 3 Chât., ch. III, p. 818. — 4 Ibid., p. 820.

 

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demeure éternelle, où l’on ne cesse jamais de louer Dieu. Ainsi soit-il (1). » De cette sorte les demandes toujours vives et persévérantes paraissaient incessamment dans cette grande âme, qu'on voudrait mettre au rang des indifférentes.

Il ne faut laisser aux nouveaux mystiques aucun lieu où ils puissent placer leur indifférence. A Dieu ne plaise que ce soit par indifférence que sainte Thérèse ait dit qu'on « laisse à Dieu la disposition de tout ce qu'on est, sans s'enquérir seulement de quelle manière il lui plaira d'en disposer, et qu'on s'abandonne à lui sans réserve, pour être ou enlevée au ciel, ou menée dans les enfers, sans s'en mettre en peine (2) : » tout cela ne signifie autre chose sinon ce que dit David : « Quand je marcherais au milieu des ombres de la mort, je ne craindrais aucun mal, parce que vous êtes avec moi (3), » c'est-à-dire qu'on n'a point à se mettre en peine de ce qu'on devient avec un amant qui peut tout : et loin que par un tel acte l'on supprime le désir immense de le posséder, c'est au contraire ce qu'on désire le plus ardemment, et ce qu'on espère d'autant plus que pour l'obtenir on se fie avec un entier abandon à une bonté toute-puissante. C'est ce que la Sainte exprime en ces mots : « Tout ce que je pouvais faire était de m'abandonner entièrement à ce suprême roi des âmes, pour disposer absolument de sa servante, selon sa sainte volonté, comme sachant mieux que moi ce qui m'était le plus utile (4). » Bien loin donc de renoncer par son abandon à cette utilité spirituelle, à ce noble intérêt de posséder Dieu, elle sent qu'elle l'assure en s'abandonnant.

Sa confiance s'augmente par les grâces qu'elle reçoit, auxquelles craignant toujours d'être infidèle : « Ne permettez pas, dit-elle, mon Sauveur, qu'un si grand malheur m'arrive, après la grâce que vous m'avez faite de me vouloir honorer de votre présence (5). » Et voilà les sentiments de sainte Thérèse, après l'abandon où elle paraît si indifférente aux nouveaux mystiques.

Il est vrai qu'elle demeure d'accord qu'elle ne peut pas toujours faire ses prières « dans cette sublime union où elle est

 

1 Chât., dem. 7, ch. IV, p. 827. — 2 Vie, ch. XVII, p. 90. — 3 Psal. XXIV, 4. — 4 Vie, ch. XXVII, p. 157. — 5 Ibid., ch. XXII, p. 132.

 

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incapable d'agir (1) ; » mais il nous suffit d'avoir appris d'elle « que toujours, au commencement ou à la fin de son oraison, » elle faisait ces réflexions et ces demandes sur les grâces qu'elle recevait, et qu'alors elle-était parfaitement active.

Toute la réponse des nouveaux mystiques à ces exemples et à ces paroles de sainte Thérèse, c'est qu'ayant vécu longtemps après ce qu'on vient de voir de son état, elle n'était pas encore arrivée à la perfection : parole téméraire s'il en fut jamais, puisqu'on la veut trouver imparfaite dans les états qui ont suffi à l'Eglise pour demander à Dieu qu'il daigne nourrir les fidèles de la céleste doctrine et des exemples de la foi de cette Sainte.

Personne n'a remarqué qu'elle ait depuis changé de conduite, et c'est assez qu'on la voie après l'oraison de quiétude, après l'oraison d'union, si opposée aux nouveaux mystiques, et se fondre volontairement en actions de grâces, en désirs, en saintes demandes, jusqu'à la fin de sa vie. Tous les saints et toutes les saintes en usent de même ; on trouve à toutes les pages les demandes qu'ils font, comme tous les autres fidèles, sans qu'il y paraisse d'autre inspiration que celle qui est attachée au commandement divin et à la grâce commune du christianisme, et on ne trouve en aucun endroit cette indifférence à être sauvé ou damné dont nos faux mystiques font gloire ; on trouve encore moins cette cessation de demandes, qui seule leur peut mériter d'être livrés à toutes les abominations dont on les accuse.

Quoique ces suppositions impossibles n'aient ni la nouveauté ni les inconvénients que quelques-uns y veulent trouver, il faut avouer qu'il s'y mêle de si fortes exagérations, que si on ne les tempère, elles deviennent inintelligibles. Notre saint évêque dira, par exemple : « Que l'obéissance qui est due à Dieu, parce qu'il est notre Seigneur et maître, notre Père et bienfaiteur, appartient à la vertu de justice, et non pas à l'amour (2) ; » et il ajoute sur ce fondement, non-seulement « que bien qu'il n'y eût ni paradis ni enfer, mais encore que nous n'eussions aucune sorte d'obligation ni de devoir à Dieu ( ce qui soit dit par imagination de chose impossible, et qui n'est presque pas imaginable ), si est-ce

 

1 Vie ch. XVIII, p. 95. — 2 Am. de Dieu, liv. VIII, ch. II.

 

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que l'amour de bienveillance nous porterait à rendre à Dieu toute obéissance par élection. » Si l'on faisait en toute rigueur l'analyse de ce discours, on le trouverait peu exact. Il n'est pas vrai que l'obéissance qu'on rend à Dieu par justice, comme Père et Créateur, n'appartienne pas à l'amour, puisque de là il suivrait qu'il faudrait exclure des motifs d'aimer la création et tous les bienfaits contre toute la théologie, qui loin d'opposer le devoir de la justice à celui de l'amour, enseigne après saint Augustin que la première justice est celle de consacrer à Dieu ce qui est à lui, et ensemble de lui rendre ce qui lui est dû en l'aimant de tout son cœur.

C'est peut-être encore un discours plus pieux qu'exact, « qu'on ne prise pas moins le Calvaire, tandis que l'Epoux y est crucifié , que le ciel où il est glorifié (1). » Car dans le choix de l'Epoux qui est notre règle, la croix qui est le moyen pour arriver à sa gloire, est moins que la gloire même ; et qui estimerait autant de voir Jésus-Christ présent sur la terre, que le voir dans la gloire de son Père, contreviendrait à cette parole de Jésus-Christ même : « Si vous m'aimiez, vous souhaiteriez que je retournasse à mon Père, parce que mon Père est plus grand que moi (2). » Cela nous apprend à ne prendre pas tout à la lettre dans les écrits des saints, à prendre le gras, et à regardera leur intention. Mais quand sur le fondement de quelques exagérations, on vient avec nos mystiques à faire un dogme formel de l'indifférence du salut, jusqu'à ne le plus désirer ni demander, ces excès qui tendent directement à la subversion de la piété, ne reçoivent ni explication ni excuse.

Un autre passage qu'on peut objecter pour l'indifférence du salut, est celui où l'homme de Dieu console une âme peinée par les terreurs de l'enfer, en la renvoyant à la volonté de Dieu, et en l'exhortant « à se dépouiller du soin du succès de sa vie, même. éternelle, ès mains de sa douceur et de son bon plaisir (3). » Mais c'est chose autre de se dépouiller du soin, de l'inquiétude, du trouble, autre chose de se dépouiller du désir : nous verrons bientôt en parlant du vrai abandon, comment il faut mettre en

 

1 Am. de Dieu, liv. X, ch. V. — 2 Joan., XIV, 28. — 3 Liv. III, ép. XXVI.

 

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Dieu toute l'espérance de son salut, et s'en reposer sur lui. Ce qui, loin d'en diminuer le désir, l'augmente plutôt, puisqu'on se repose d'autant plus sur Dieu du salut qu'on attend de lui, qu'on le désire davantage, comme nous l'avons déjà dit (1), et comme nous le dirons plus amplement en son lieu.

Le dernier passage à considérer sur cette matière est le chapitre intitulé : Comme nous devons unir notre volonté à celle de Dieu en la permission des péchés (2). Le voilà au nœud et précisément à l'endroit où nos mystiques se perdent : car c'est dans une sorte d'union extraordinaire avec la justice et les permissions divines, qu'ils puisent non-seulement leur indifférence pour leur salut et pour celui des autres; mais, ce qui est encore pis, leur acquiescement à leur damnation et leur insensibilité pour le péché même. Opposons-leur la doctrine de saint François de Sales: « Nous devons, dit-il, désirer de tout notre cœur que le péché permis ne soit point commis (3). » Nous ne trouvons point cette affection dans nos mystiques, qui acquiesçant aisément à la permission du péché, le regardent, ainsi qu'on a vu, comme en quelque sorte envoyé de Dieu, à qui ils attribuent leurs défauts, et l'envoi des petits renards qui ravagent tout. Après le péché commis, saint François de Sales veut qu'on s'en afflige «jusqu'à tomber en pâmoison et à cœur failli avec David, pour les pécheurs qui abandonnent la loi de Dieu (4). » Nos mystiques insensibles éteignent la force de cette contrition, comme on a vu, tant pour eux que pour les autres. Saint François de Sales représente la continuelle douleur de saint Paul (5), à cause de la réprobation des Juifs ; nous avons ouï nos mystiques se glorifier qu'ils verraient périr tous les hommes sans en verser une larme. Enfin saint François de Sales nous apprend bien en général « qu'il faut adorer, aimer et louer la justice vengeresse et punissante de Dieu, et lui baiser avec une dilection et révérence égale la main droite de sa miséricorde, et la main gauche de sa justice (6) ; » mais il ne va pas plus avant : s'il y a quelque acte plus particulier envers les décrets de la justice divine, ce Saint le réserve à la vie future,

 

1 Ci-dessus, ch. V. — 2 Am. de Dieu, liv. IX, ch. VIII. — 3 Ibid. — 4 Ibid. — 5 Ibid. p. 293. — 6 Ibid.

 

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où nous entrerons dans les puissances du Seigneur, reconnaissant qu'en ce siècle ténébreux, Dieu ne nous ordonne rien par rapport à ces décrets éternels, dont les causes nous sont inconnues, ainsi qu'il a été expliqué ailleurs (1), mais nos mystiques se vantent de ne pouvoir avoir ni pour eux-mêmes, ni pour les autres aucune autre volonté que celle que Dieu a eue éternellement, ce qui les empêche de vouloir absolument leur propre salut, aussi bien que le salut de ceux qu'ils ne savent pas que Dieu ait prédestinés : un faux acquiescement à la volonté de Dieu opère ces sentiments inconnus jusques ici aux chrétiens, et les mène à un repos insensible que Dieu ne veut pas.

Tous ces sentiments sont outrés : c'est par cette funeste indolence qu'au lieu de haïr le péché comme nous étant nuisible, on le hait comme Dieu, à qui il ne peut pas nuire, le hait lui même ; ainsi on se familiarise avec le péché, en le regardant plutôt comme permis dans l'ordre des décrets de Dieu que comme défendu par ses commandements.

Je ne puis sortir de cette matière sans rappeler un récit du P. du Pont dans la Vie du P. Baltasar Alvarez. Il raconte donc que le Frère Chimène interrogé par son provincial s'il désirait aller au ciel, lui répondit : Père, soyons gens de bien, servons bien Dieu comme il appartient, et le laissons faire du reste sans nous en soucier ; car il est infiniment bon et juste : il nous donnera ce que nous mériterons : et ajouta que demander le ciel, cela pouvait naître de l'amour-propre. Ce passage trompera tous ceux qui ne sauront pas le considérer ; mais en même temps il apprendra aux sages lecteurs combien on se trompe sur certains discours, dont on ne regarde que l'écorce. Les désirs du ciel qui peuvent venir de l'amour-propre sont ces désirs imparfaits dont il est écrit : « Les désirs donnent la mort au paresseux ; il passe toute sa vie depuis le matin jusqu'au soir à désirer (2) » sans agir, et amusé par ses beaux désirs il ne songe point aux œuvres. Le saint religieux dont il est parlé en ce lieu, était dans une disposition bien différente, puisque six lignes au-dessus il est dit de

 

1 Ci-dessus, liv. III, n. 5, 6, 15, 15; et liv. IV, n. 3, etc. — 2 Prov., XXI, 25, 26.

 

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lui « que comme il voyait finir le temps de mériter et d'amasser le bien qui ne périt jamais, il se hâtait de bien faire (1).» Il désirait donc ce bien, mais il le désirait efficacement en se hâtant de le mériter : disposition bien éloignée de celle de nos mystiques, qui ne songent point au mérite non plus qu'au salut. Au reste s'il fallait marquer tous les désirs que le saiut homme Alvarez poussait vers le ciel, nous en remplirions trop de pages, et c'est chose si naturelle aux enfants de Dieu qu'il est inutile de le remarquer.

Nous avons vu qu'un des dogmes des plus outrés des nouveaux mystiques, c'est de rendre l'oraison extraordinaire ou passive si commune que tout le monde y soit appelé, qu'elle soit facile atout le monde, et si nécessaire d'ailleurs qu'on « ne puisse parvenir suis elle à la parfaite purification, ni connaître le vrai amour, ni se remplir d'autre chose que de l'amour de soi-même et d'une attache sensuelle aux créatures, en sorte qu'on soit incapable d'éprouver les effets ineffables de la charité (2). » Cependant en 1610, après tant d'années d'épiscopat, saint François de Sales déjà regardé dès les prémices de sa prêtrise comme un très-grand saint et comme l'apôtre de son pays, ne connaissait pas l'oraison de quiétude (3), et il fait consulter sur ce sujet-là une sainte religieuse : pour lui, encore que Dieu l'eut favorisé deux ou trois fois d'une oraison extraordinaire qui paraissait se réduire à l'affection, il n'osa jamais se démarcher du grand chemin pour en faire une méthode : et il avoue qu'il lui est un peu dur d'approcher de Dieu sans les préparations ordinaires, ou d'en sortir tout à fait sans actions de grâces, sans offrande, sans prières expresses : ce qui montre que si avancé dans la sainteté, il n'était point encore sorti de la méditation méthodique, sans laquelle on a osé assurer non-seulement qu'il n'y a point de parfaite pureté, mais encore qu'on est dans la vie des sens et de l'amour-propre. Mais sans faire tort aux sublimes oraisons très-louables, quand Dieu y élève, je désirerais plus que toutes les sublimités la simplicité du saint évêque; lorsqu'au milieu de tant de lumières et de tant de grâces, il se

 

1 Prov., XXI, 25, 26. — 2 Cantiq. des cantiq., Préface. — 3 Livre II, ép. XXI.

 

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déclare, comme on a vu, pour le train des saints devanciers et des simples.

Je l'admire encore davantage lorsqu'il ajoute avec tant d'humilité : « Je ne pense pas tant savoir, que je ne sois trés-aise, je dis extrêmement aise d'être aidé ; de me démettre de mon sentiment et suivre celui de ceux qui en doivent par toutes raisons savoir plus que moi; je ne dis pas seulement de cette bonne Mère, mais je dis d'un autre beaucoup moindre. » C'est l'humilité elle-même qui a dicté ces paroles : oui j'estime, encore un coup, quoi qu'on puisse dire, ces humbles et bienheureuses simplicités aussi purifiantes et perfectionnantes que les oraisons les plus passives : ceux qui ne veulent pas à cet exemple trouver la parfaite pureté de cœur dans le train des simples et dans les saints devanciers, ne sont pas de ces petits que Dieu regarde.

Il ne se donne pas pour plus avancé lorsqu'il dit si bonnement (car je voudrais pouvoir imiter sa sainte simplicité) : « Dieu me favorise de beaucoup de consolations et saintes affections par des clartés et des sentiments qu'il répand en la supérieure partie de mon âme, la partie inférieure n'y a point de part : il en soit béni éternellement (1).»

Le voilà dans les affections, dans les consolations, dans les clartés, dans les sentiments que nos prétendus parfaits trouvent si fort au-dessous de leur état, et qu'ils renvoient au degré inférieur de l'oraison. Il écrivait cette lettre en 1615, six ou sept ans avant sa mort : il ne paraît pas qu'il soit sorti de ce sentier des affections, ni qu'il ait été établi dans ce qu'on appelle l'état passif. En est-il moins pur, moins parfait, moins saint? En connaît-il moins le saint abandon et la sainte chrétienne indifférence? Est-il livré à son amour-propre et incapable d'expérimenter les flammes du saint amour qui se ressentent dans tous ses écrits? Mais en a-t-il moins saintement et moins sûrement dirigé les âmes que Dieu mettait dans les voies extraordinaires? Ce serait visiblement outrager l'esprit de sainteté et de conduite qui était en lui, que de parler de cette sorte : il faut donc connaître et avouer la perfection et la pureté avec l'esprit de conduite que Dieu sait mettre dans

 

1 Liv. VII, ép. XXII.

 

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les cœurs où l'on ne sent rien de ces impuissances qui composent ces états passifs.

Le saint homme passe encore plus avant, et voici dans un de ses Entretiens une décision digne de lui : « Il y a des personnes fort parfaites auxquelles Notre-Seigneur ne donna jamais dételles douceurs ni de ces quiétudes : qui font tout avec la partie supérieure de leur âme, et font mourir leur volonté dans la volonté de Dieu à vive force, et avec la pointe de la raison (1). » Elles n'ont donc pas les facilités de l'état passif : très-actives et très-discursives, sans connaître ces ligatures ou suspensions des puissances par état, elles sont dans une sainteté autant ou plus éminente que celles qui sont conduits aux états passifs : « leur mort, » dit le saint évêque, il entend leur mort mystique et spirituelle, «est la mort de la croix, laquelle est beaucoup plus excellente que l'autre, que l'on doit plutôt appeler un endormissement qu'une mort. » Car on n'éprouve pas là ces combats et la violence qu'il se faut faire à soi-même dans la mort spirituelle : « et cette âme qui s'est embarquée dans la nef de la providence de Dieu par l'oraison de quiétude, se laisse aller et voguer doucement comme une personne qui dormant dans un vaisseau sur une mer tranquille, ne laisse pas d'avancer. » Après une si belle peinture de ces deux états d'oraison, voici la décision du saint évêque : Cette façon de mort ainsi douce se donne par manière de grâce, et l’autre plus violente et de vive force se donne par manière de mérite. Il ne faut rien ajouter à ces paroles : tout est dit en ce seul passage, et il démontre qu'en poussant si loin la nécessité des états passifs pour la parfaite purification de notre amour-propre, on ignore les premiers principes de la théologie.

Sainte Thérèse, à qui l'on voit que le saint évêque défère beaucoup dans tous ses écrits, est de même sentiment, lorsqu'en parlant du mérite des oraisons extraordinaires de quiétude, d'union et autres semblables, elle enseigne « quant à ce qui est de mériter davantage, que cela ne dépend pas de ces sortes de grâces, puisqu'il y a plusieurs personnes saintes qui n'en ont jamais reçu, et d'autres qui ne sont pas saintes qui en ont reçu : » à quoi

 

1 Entret. II, p. 805.

 

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elle ajoute que ces grâces peuvent être «d'un grand secours pour s'avancer dans les vertus ; mais que celui qui les acquiert par son travail mérite beaucoup davantage (1) : » qui est de point en point et presque de mot à mot, ce que nous disait notre saint évêque.

Au surplus il faut entendre sainement et toutes choses égales ce qu'ils disent du plus grand mérite de ceux qui travaillent. Car au reste la charité étant le principe du mérite dans les pieux exercices du libre arbitre, qui a plus de charité, absolument a plus de mérite, soit qu'il travaille plus ou moins. Il est vrai que l'oraison de pure grâce, qui se fait en nous sans nous, de soi n'a point de mérite, parce qu'elle n'a point de liberté ; mais il est vrai aussi qu'elle donne lieu à des actes de vertu très-éminents, et même c'est la doctrine des sa vans théologiens comme Suarez, que Dieu ne prive pas toujours de mérite les oraisons extatiques et de ravissements, où souvent il lui plaît que la liberté se conserve toute entière : témoin le songe mystique de Salomon, où il fit un choix si digne de sa sagesse qui aussi reçut aussitôt une si ample récompense.

Il ne faut donc pas décider laquelle de toutes ces voies actives ou passives est absolument de plus grand mérite devant Dieu, puisque cela dépend du degré de charité connu à Dieu seul.

Sainte Thérèse ajoute ici « qu'elle connaît deux personnes de divers sexe que Notre-Seigneur favorisait de ses grâces, qui avaient une si grande passion de le servir, et de souffrir sans être récompensées de semblables faveurs, qu'elles se plaignaient à lui de ce qu'il les leur accordait, et ne les auraient pas reçues, si cela eût dépendu de leur choix : » ce qui ne serait pas permis, s'il s'agissait de l'augmentation de la grâce sanctifiante. La Sainte était une de ces deux personnes, puisqu'elle marque souvent de tels sentiments, et qu'elle a coutume de parler de cette sorte en tierce personne de ses plus intimes dispositions.

        Ce qu'elle rapporte en un autre endroit est très-remarquable : « Je connais, dit-elle, une personne fort âgée, fort vertueuse, fort pénitente, grande servante de Dieu et enfin telle que je m'estimerais

 

1 Chât., 6e dem., ch. IX.

 

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heureuse de lui ressembler, qui emploie les jours et les nuits en des oraisons vocales, sans pouvoir jamais faire l'oraison mentale (1). » La Sainte ne craint point de la préférer à plusieurs de celles qui sont dans la plus sublime contemplation, parce que tout dépend ici du plus ou du moins de conformité à la volonté de Dieu ; « car, ajoute-t-elle, Marthe n'était-elle pas une sainte, quoiqu'on ne dise pas qu'elle fût contemplative? Et que souhaitez-vous davantage que de pouvoir ressembler à cette bienheureuse fille qui mérita de recevoir tant de fois Notre-Seigneur Jésus-Christ dans sa maison, de lui donner à manger, de le servir et de s'asseoir à sa table? » On peut apprendre de la suite comment la vie active et contemplative ont chacune leur mérite devant Dieu; sur quoi il ne s'agit point de prononcer, parce que s'il manque d'un côté quelque chose à lime, ce défaut est récompensé par d'autres endroits, et surtout par la soumission aux ordres de Dieu qui mène avec des dons différons à une égale perfection.

Nous avons même remarqué dans la préface que selon les sentiments de la Sainte (2), Dieu sait se cacher aux âmes et les tromper d'une manière aussi admirable qu'elle est d'ailleurs miséricordieuse, en leur enveloppant tellement le don sublime de contemplation dont il les honore, qu'elles y sont élevées sans sentir autre chose en elles qu'une simple oraison vocale : tant la sagesse divine a de profondeur dans la distribution de ses dons.

Concluons donc que c'est une erreur de mettre le mérite et la perfection à être actif ou passif; c'est à Dieu à juger du mérite des âmes qu'il favorise de ses grâces, selon les diverses dispositions qu'il leur inspire, et selon les degrés de l'amour divin qui ne sont connus que de lui seul. Concluons aussi en général de tous les discours précédents, que nos faux mystiques qui affectent des perfections et des sublimités irrégulières, sont outrés, ignorants, superbes, dans l'illusion manifeste et sans aucune vraie idée de la sainteté. Pour en venir maintenant à des qualifications plus précises de leurs erreurs, il faut encore ajouter un dernier livre à notre travail.

 

1 Chem. de perfect., ch. XVII. — 2 Ibid., ch. XXX; p. 609; ch. XXII.

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