Etats Oraison T I - L II
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CONDAMNATION

 

LIVRE II.

De la suppression des actes de foi.

 

Nous entrons dans l'exposition d'une erreur des plus importantes de la nouvelle oraison : c'est que tous les actes explicites sur la Trinité, sur l'Incarnation, sur les attributs divins, sur les articles du Credo, sur les demandes du Pater, ne sont plus d'obligation pour ces prétendus parfaits : et la raison en est évidente ; car s'il n'y a pour eux qu'un seul acte perpétuel et universel, ce serait inutilement qu'on leur prescrirait tant d'actes de foi explicite, tant de demandes expresses ; tout est renfermé pour eux dans un acte confus et éminent, où tous les autres se trouvent autant qu'il est nécessaire pour contenter Dieu, et ce sont les facilités que l'auteur du Moyen Court nous voulait donner.

Nous avons donc à faire voir par ordre que tous les actes énoncés dans le Symbole des apôtres, toutes les demandes formées dans l'Oraison Dominicale ne sont plus pour nos superbes parfaits. Commençons dans ce second livre par ce qui regarde les

 

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actes de foi, et en particulier les actes de foi sur la Trinité et sur l'Incarnation.

On en supprime l'obligation; le passage en est exprès, sur le Cantique des cantiques (1) : mais il en faut avant toutes choses bien expliquer le langage. On y distingue d'abord deux sortes d'union avec Jésus-Christ, l'une essentielle et l'autre personnelle : l'essentielle est celle où l'on est uni à l'essence de la divinité ; la personnelle est celle où l'on est uni à la personne du Fils de Dieu. Cette union personnelle est encore double, parce qu'où l'on s'unit à Jésus-Christ comme étant simplement le Verbe divin, ou bien l'on s'unit à lui comme étant aussi un homme parfait. Je n'allègue point ce langage pour le reprendre ; car il ne faut jamais disputer des mots, mais tâcher de les bien entendre. Ceux-ci étant expliqués, il n'y a plus qu'à écouter ces mots de notre auteur : « L'on peut ici résoudre la difficulté de quelques personnes spirituelles, qui ne veulent pas que l’âme étant arrivée en Dieu ( ce qui est l'état d'union essentielle), parle de Jésus-Christ et de ses états intérieurs, disant que pour une telle âme cet état est passé (2). » Voilà du moins la difficulté bien proposée : il est question de savoir si l’âme unie à Dieu, essence à essence, qui est selon le langage de l'auteur la dernière et la plus parfaite union, peut encore parler de Jésus-Christ homme et de ses états intérieurs. En vérité est-ce là une question entre les chrétiens, et peut-on parmi eux chercher un état où il ne se parle plus de Jésus-Christ? Si l'on disait qu'absorbé dans la divinité, il y a de certains moments où la pensée ne s'occupe pas d'un Dieu fait homme, il n'y aurait là rien d'impossible : mais il s'agit d'un état où l'on ne parle plus de Jésus-Christ, où par état on l'oublie, à cause que cet état ( où l'on parle de Jésus-Christ ) est passé pour une telle âme : au lieu de détester un tel état, sans même l'examiner, on se tourmente à justifier ceux qui veulent que cet état où l’on parle encore de Jésus-Christ soit un état passager. « Je conviens, dit cet auteur avec eux, que l'union à Jésus-Christ ( comme personne divine) a précédé de très longtemps l'union essentielle ; » c’est-à-dire l’union à Jésus-Christ selon l'essence de sa divinité ; dont on rend

 

1 Chap. I, vers. I. — 2 Cant., p. 4-6.

 

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cette raison, «que l'union à Jésus-Christ comme divine personne, s'éprouve dans l'union des puissances ( qui est encore, selon ce langage, une sorte d'union inférieure ) ; et que l'union à Jésus-Christ Homme-Dieu est la première de toutes, et qu'elle se fait dès le commencement de la vie illuminative. » Voilà donc déjà deux degrés d'union avec Jésus-Christ très-distinctement marqués : l'un dès le commencement de la vie illuminative avec Jésus Christ Homme-Dieu ; l'autre avec Jésus-Christ simplement comme personne divine, qui appartient à ceux dont l'avancement est déjà plus grand : à quoi si nous ajoutons le dernier degré où l’âme, dit on, est arrivée en Dieu seul, c'est-à-dire à l'essence seule sans plus parler des personnes, on trouvera trois états. Le premier où l'on est uni à Jésus-Christ Homme-Dieu, qui est le plus imparfait de tout : le second où l'on est uni à Jésus-Christ comme personne divine, qui est à la vérité plus élevé, mais comme inférieur au troisième ; que l'on explique en disant que l’âme y est établie en Dieu par l'union essentielle, et non plus par la personnelle comme auparavant.

Sans examiner en particulier ces raffinements, ni les suites qu'on en propose, il nous suffit d'avoir vu trois états d'union avec Jésus-Christ, que l'on doit passer l'un après l'autre. L'union qu'on a avec lui comme Homme-Dieu, précède celle qu'on a avec lui simplement comme personne divine, en faisant abstraction de l'humanité; et celle-ci précède, dit-on, de très longtemps celle qu'on a avec lui selon l'essence divine.

Ces trois degrés sont établis pour résoudre la difficulté de ceux qui veulent que dans l'union avec l'essence divine on ne doive plus parler de Jésus-Christ et de ses états intérieurs, parce qu'alors cet état est passé. Ainsi l'état, où l'on parle encore de Jésus-Christ comme homme est un état passager : l'état où l’on s'y unit comme personne divine, l'est aussi; et le seul état permanent, aussi bien que parfait, est celui où l'on est uni à l'essence même de Dieu, sans plus parler de Jésus-Christ ou de ses états intérieurs, ni s'unir à sa divine personne.

Voilà les prodiges de la nouvelle doctrine; voilà les degrés de l'union avec Jésus-Christ établis ; de sorte que, dans le dernier

 

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degré où l'on s'unit à son essence, l'on cesse de s'unir à lui comme personne divine, et encore plus de s'y unir selon son humanité et ses états intérieurs. Si on cesse de s'unir à Jésus-Christ comme personne divine, on cesse par conséquent de s'unir de cette sorte au Père et au Saint-Esprit. Si on cesse de s'y unir, on cesse d'exercer sur ces divins objets aucun acte de foi explicite ; car ces actes nous uniraient. Par là on en veut venir comme à un état plus parfait à s'établir en Dieu seul, considéré selon son essence ; et on y veut imaginer plus de perfection qu'à s'unir à Dieu selon la distinction des trois Personnes divines. En effet nous verrons bientôt qu'on pousse le raffinement jusque-là, et même encore plus avant, puisqu'on trouve une espèce de perfection plus éminente dans l'exclusion des attributs divins, pour se réduire à la nature confuse et indistincte de l'essence seule. C'est le langage commun de tous nos nouveaux mystiques. Quand ils se croient arrivés, comme ils parlent, en Dieu seul, c'est redescendre que de contempler la Trinité ou l'Incarnation. L'on ne dit donc plus le Credo, et l'on se trouve trop parfait pour en produire les actes. Croirait-on que les chrétiens pussent donner dans ces excès? Une prétendue simplification, une prétendue réduction de tous nos actes à un acte perpétuel et universel, a introduit ces prodiges.

Que si l'on peut encore douter des sentiments de ces auteurs, on n'a qu'à lire ces mots dans la même Interprétation sur le Cantique : « Dès que l’âme commence de recouler à son Dieu comme un fleuve dans son origine, elle doit être toute perdue et abîmée en Dieu ; il faut même alors qu'elle perde la vue aperçue de Dieu, et toute connaissance distincte pour petite qu'elle soit » Il n'y a donc plus de distinction, je ne dis pas d'attributs, mais de personnes divines : ce qu'elle explique plus clairement en parlant ainsi : « Lorsque je parle de distinction, je ne l'entends pas de la distinction de quelque perfection divine en Dieu même; car elle est perdue il y a longtemps (2). » On perd donc bientôt ces distinctions ,]es perfections divines; « et dès les premiers absorbements l’âme n’a qu'une vue de foi confuse et générale de Dieu en lui, sans distinctions de perfections ni d'attributs relatifs ou absolus;

 

1 Interprét. sur le Cantiq., chap. VI. vers, 4, p. 143. — 2 Ibid., p. 144.

 

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car une fois la distinction est alors entièrement ôtée : on ne distingue plus de personnes divines, par conséquent plus de Jésus-Christ; et tout cela qu'est-ce autre chose, sans exagérer, qu'un artifice de l'ennemi pour faire oublier les mystères du christianisme, sous prétexte de raffinement sur la contemplation?

Conformément à cette doctrine, on trouve dans un exemplaire très-bien avéré du manuscrit intitulé les Torrents, qui est du même auteur que le Moyen court et l’Interprétation sur les Cantiques, « qu'une âme sans avoir pensé à aucun état de Jésus-Christ depuis les dix et vingt ans, » trouve que toute la force en est « imprimée en elle par état, quoique l’âme dans toute sa voie n'ait point de vue distincte de Jésus-Christ. » Vous le voyez, sage lecteur : qui ne pense à aucun état de Jésus-Christ, ne pense ni à sa croix ni à sa gloire : qui demeure sans en avoir aucune vue distincte, ne songe ni s'il est distinctement le Fils de Dieu, la seconde personne de la Trinité, ni s'il est le Fils de l'homme, comme il s'appelle lui-même , qui nous a sauvés par son sang. Dans ces étranges sublimités, on passe tranquillement les dix et les vingt ans sans seulement penser à lui ni à aucun de ses états : et tout cela encore un coup, qu'est-ce autre chose sinon de faire servir la contemplation à une extinction totale de la foi explicite en Jésus-Christ?

On dira que cette objection est prévue et résolue dans le Moyen court par ces paroles : « L'on m'objectera que par cette voie » (où l'on n'a que ces vues confuses et indistinctes de Dieu), « l'on ne s'imprimera pas les mystères; c'est tout le contraire, ils sont donnés en réalité à l’âme, comme saint Paul dit qu'il les portait sur son corps (1). » Mais tout cela n'est qu'éluder : il ne s'agit pas de porter sur son corps, avec cet Apôtre, la mort et les blessures de Jésus (2) ; mais de s'y unir par un acte de foi explicite, comme faisait sans cesse et dans toutes ses Epitres le même saint Paul, jusqu'à dire qu'il ne savait rien que Jésus-Christ, non pas le voyant en Dieu par des vues confuses et générales, mais distinctement et expressément comme crucifié : Jesum et hunc crucifixum (3) : mais au contraire nos nouveaux mystiques donnent pour

 

1 Moyen court, p. 32, 33. — 2 Galat., VI, 17.  3 I Cor., II, 2.

 

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règle (1), « que l'attention amoureuse à Dieu renferme toute dévotion particulière, et que qui est uni à Dieu seul (dans sa seule essence comme on a vu), par son repos en lui, est appliqué d'une manière plus excellente à tous les mystères » C'est là, encore une fois, un moyen pour éluder tout acte de foi en Jésus-Christ; c'est faire oublier à cette âme, qui croit être dans de sublimes oraisons, le besoin qu'elle a de sa grâce et de sa médiation perpétuelle : c'est enfin ne le proposer à ces âmes qu'en Dieu et en général, sans connaissance et application distincte, contre saint Paul qui disait : Je vis en la foi du Fils de Dieu qui m'a aimé et s'est donné pour moi (2).

Ce n'est point satisfaire à la difficulté que d'ajouter, comme on fait, « que qui aime Dieu, aime ce qui est de lui : » car c'est précisément la même chose que ce que disait Molinos : « Celui qui pense à Dieu et qui le regarde, pense et regarde Jésus-Christ (3); » ce qui ne sort point d'un amour confus, où sans penser à Jésus-Christ par un acte de foi explicite, on croit tout faire en pensant à Dieu en général. Je ne veux pas dire qu'il faille astreindre les âmes dans chaque moment de leur oraison à penser toujours actuellement à Jésus-Christ, encore moins à raisonner sur lui, puisque la foi n'a pas besoin de raisonnement. Les faux contemplatifs doivent savoir que ce n'est pas là ce qu'on leur demande : on leur dit et on leur répète que d'établir des oraisons où par état et comme de profession on cesse de penser à Jésus-Christ, à ses mystères, à la Trinité, sous prétexte de se perdre mieux dans l'essence divine, c'est une fausse piété et une illusion du malin esprit.

Molinos, très-artificieux, a paru avoir de la peine à venir à ces explications, qui rendaient sa mystagogie odieuse ; et il se contente ordinairement d'exclure la pensée distincte et particulière de Jésus-Christ, ou de ses mystères, et des personnes divines, en proposant, comme il fait sans cesse, sa foi et sa connaissance générale et confuse : autrement sa foi amoureuse et obscure, sans aucune distinction des perfections et attributs (4), comme la seule et perpétuelle action de contemplatif; ce qui emporte l'exclusion

 

1 Moyen court, p. 34 — 2 Galat., II, 20. — 3 Sect. II, n. 12, p. 7. — 4 Introd., sect. I, n. 1, p. 1 ; liv. I, ch. II, p. 44, etc.

 

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des actes de foi explicite et distincte dans certains états. Mais à la fin il faut parler : et entraîné par la force de ses principes, il a prononcé les mots qu'on vient d'entendre : Qui pense à Dieu pense à Jésus-Christ (1) ; à quoi il ajoute qu'on ne se sert plus des moyens lorsqu'on a obtenu la fin (2).

Il est vrai qu'il semble réduire l'exclusion de ces moyens à celle de la méditation discursive ; mais ses expressions aussi bien que ses principes vont plus loin, puisqu'il restreint l’âme à la présence de la divinité, et à la connaissance générale et confuse que la foi lui en donne: ce qui dans tout son langage ne contient que ces notions générales et indistinctes, où Ton ne voit ni personnes ni attributs divins.

C'est précisément ce que disait Malaval sur ces paroles de Jésus-Christ : Je suis la voie; où ce téméraire contemplatif interprète ainsi : « S'il est la voie, passons par lui (3) ; » et il répète encore une fois un peu après : « Puisqu'il est la voie, passons par lui; mais celui qui passe toujours n'arrive jamais (4) ; » à quoi il ajoute en d'autres endroits ces faibles comparaisons . « Que celui qui est arrivé ne songe plus par quel chemin il a été obligé de passer, fût-il un chemin pavé de marbre ou de porphyre, et que s'il pense quelquefois au chemin, c'est pour s'en souvenir, et non pas pour y retourner (5) » Quelque insensée que soit cette expression, l'auteur enchérit encore par celle-ci : « Comme la boue tombe quand les yeux de l'aveugle sont ouverts, ainsi l'humanité s'évanouit pour atteindre à la divinité (6). » Voilà les délicatesses de la nouvelle contemplation, et c'est ainsi qu'on apprend à y goûter Jésus-Christ.

C'est l'esprit de Jésus-Christ et de l'Evangile, qu'un Dieu a voulu que la plénitude de la divinité habitât corporellement et expressément en Jésus-Christ (7), afin qu'on s'incorporât à l'homme semblable à nous, à qui nous touchons de si près, et qu'on le saisit pour ainsi dire par la foi, sans perdre la divinité qui lui est unie en unité de personne; et cependant, selon ces docteurs, l'humanité de Jésus-Christ sera la boue, dont il faudra nous laver

 

1 Introd., sect. II, n. 12. — 2 Ibid., n. 13. — 3 Malaval, II , p. 256. — 4 Ibid., p. 266. — 5 P. 54. — 6 Ibid., p. 140. — 7 Col., II, 9.

 

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pour avoir les yeux ouverts à la contemplation. Peut-on chercher des explications à ces paroles insensées, et qui jamais ouï parler d'un tel prodige?

Cependant il ne faut point s'en étonner, c'est la suite des principes de la nouvelle oraison. On s'y attache à cet acte confus et Universel, sans pensée quelconque qui soit distincte (1) : où il n'y a que la seule notion de Dieu d'une manière obscure et universelle (2), et il y faut tellement regarder Dieu sans aucune notion distincte (3) : Dieu pur y est tellement l'objet de la contemplation, et il se faut tellement garder d'y rien ajouter à la simple vue de Dieu, que Jésus-Christ homme n'y peut entrer. Les Personnes divines n'y entrent non plus (4), puisqu'on y doit considérer Dieu en lui-même sans attributs, sans aucune action distincte selon son essence (5), et en tant qu'il a dit : Je suis celui qui suis : ou si l'on veut une autre phrase ; on doit se le représenter sous la notion la plus universelle, qui est celle d'être par essence (6). Or tout cela ne souffre point de distinction de personnes, par conséquent point de Jésus-Christ ; et ainsi, comme d'autres l'ont remarqué, un vrai adorateur de Dieu devrait suivre les notions les plus approchantes de celles des mahométans ou des Juifs, ou si l'on veut des déistes; autrement il serait dégradé de la haute contemplation, et il retomberait dans ce qu'on appelle multiplicité.

Je sais qu'on pourrait penser que cette doctrine n'a lieu que dans les temps de l'oraison : mais ceux qui se contenteront de cette réponse, seront peu instruits des secrets de la nouvelle doctrine, puisqu'on y enseigne que l'oraison des prétendus parfaits n'a point d'interruption, et que leur contemplation est perpétuelle; réduite par conséquent à ces idées générales et indistinctes, où les Personnes divines n'entrent point, et où Jésus-Christ ne se trouve qu'en Dieu regardé confusément.

On a pu remarquer ici une autre sublimité; c'est-à-dire une autre ignorance et un autre égarement de la nouvelle contemplation. C'est qu'après avoir laissé aux plus imparfaits les trois Personnes divines et l'Incarnation du Fils de Dieu, elle veut s'élever

 

1 Malval, I, p. 55. — 2 II, p. 180. — 3 Ibid., p. 228, 273. — 4 Ibid., p. 224. — 5 Ibid., p. 221, 222, 226, 228. — 6 Ibid., p. 232.

 

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encore au-dessus de tous les attributs divins pour s'attacher à la seule essence : mais qu'est-ce que cette essence? Qui la connaît en cette vie? Qui peut se vanter d'y connaître certainement l'essence ou la substance d'aucune chose créée quelle qu'elle soit? Combien plus l'essence divine est-elle au-dessus de nos conceptions ? Et si l'on dit que l'on ne parle ainsi que selon nos faibles manières de concevoir et selon les idées de l'Ecole, y convient-on de la notion où il faut mettre la raison essentielle et constitutive de Dieu, selon nos manières imparfaites de la connaître? Malaval, qui vient faire la leçon au inonde et lui donner des idées nouvelles de la contemplation, ignore-t-il qu'une partie de l'Ecole établit l'essence de Dieu dans un acte d'une simple et pure intelligence? Ceux qui sont de ce sentiment sont-ils obligés de changer d'avis dans la contemplation, ou ne faut-il pas plutôt avouer qu'on y doit regarder Dieu d'une manière, plus simple, et pour ainsi parler antérieure à la distinction de l'essence et des attributs? Cependant Malaval s'obstine à ne vouloir attacher la contemplation qu'à la seule essence de Dieu, en tant que par la pensée on la distingue de ses perfections ; et la raison qu'il en rend, c'est que les divines perfections ne sont que quelque chose de Dieu (1), au lieu que l'essence est Dieu même : idée qui pour la sublime contemplation divise trop cette nature infinie, et en fait très-mal entendre la perfection.

Mais c'est que toutes les fois qu'on se veut guinder au-dessus des nues on s'y perd, ou pour parler plus simplement, on manque de précision et de justesse, et on montre son ignorance. N'est-ce pas encore une belle idée dans l’Explication du Cantique, que celle où l'on nous dit « que les soixante forts d'Israël, ces vaillants guerriers qui gardent le lit de repos du véritable Salomon, sont les attributs divins qui environnent ce lit royal, et qui en empêchent l'accès à ceux qui ne sont pas entièrement anéantis (2). » C'est une bizarre pensée de détacher les attributs de Dieu d'avec lui-même, pour en faire les satellites qui le gardent; et une étrange ignorance de dire que ces attributs absolus ou relatifs indistinctement empêchent l'accès auprès de Dieu, et le repos dans son

 

1 Midaval, I part., p. 17. — 2 Chap. III, n. 7, p. 14.

 

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essence. Mais c'est une erreur extrême de vouloir insinuer par là que pour entrer dans la haute contemplation de l'essence de Dieu, il faille laisser les attributs au-dessous d'elle, et ne s'y attacher non plus que l'on fait aux gardes quand on est avec le roi. On dira qu'il ne faudrait point demander tant d'exactitude à une femme : je le veux, pourvu qu'on m'avoue qu'il ne fallait non plus avancer, comme on ose faire dès l'entrée de ce livre, que cette nouvelle explication, fautive par tant d'endroits, « ne peut être que le fruit d'une assistance particulière du Saint-Esprit (1).»

Pour présenter quelque chose de plus utile et de plus agréable au lecteur, ennuyé peut-être aussi bien que moi du récit de tant de vaines subtilités, je le prie d'entendre un passage de saint Clément d'Alexandrie sur les noms et les attributs divins : « Dieu est infini, dit-il, et sans figure, et ne peut être nommé, quoique nous le nommions quelquefois improprement, comme quand nous le nommons Dieu; et encore aussi que nous le nommions ou un, ou bon, ou intelligent, ou Celui qui est, ou Père, ou Dieu, ou Créateur, ou Seigneur, nous ne prétendons point par là dire son nom; mais nous nous servons de tous ces beaux noms à cause de la disette de notre langage; car aucun d'eux pris à part n'exprime Dieu, mais tous ensemble en indiquent la souveraine puissance (2).» Voilà comme on est contraint, pour contempler et connaître la perfection de l'Etre divin, de conduire avec l'Ecriture son esprit par plusieurs idées, étant impossible d'en trouver aucune dont on soit content; et celle-ci. Celui qui est, quoiqu'elle soit en effet la plus grande et la plus simple de toutes, étant rangée comme on vient de voir par ce docte Père avec les autres si défectueuses, dont le concours nous est nécessaire pour exprimer Dieu à notre manière imparfaite, il semble avoir voulu expressément réfuter la rêverie de Malaval et de ses semblables, qui s'attachent à cette idée : Celui qui est, pour exclure toutes les autres de la parfaite oraison et de l'état contemplatif.

On fait ici une objection qu'il ne faut pas dissimuler; c'est que les scolastiques demeurent d'accord que la plus parfaite contemplation de la nature divine, est celle où on la regarde selon les

 

1 Cant., préf. — 2 Strom., V, p. 587.

 

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notions les moins resserrées, comme celle d'être, de vérité, de bonté, de perfection : tant à cause que ces notions sont en effet celles qui sont les plus pures, les plus intellectuelles, les plus abstraites, les plus élevées au-dessus de ces images corporelles que l'Ecole appelle fantômes ; qu'à cause aussi que par leur universalité elles font en quelque façon mieux entendre l'universelle perfection de Dieu dans toute son étendue, que ne font les idées plus particulières et plus restreintes, de juste, de sage, de saint. C'est l'excellente doctrine de Scot et de Suarez (1); et j'avoue que dans ces idées : Dieu est l'être même, Dieu est la bonté, ou comme il dit à Moïse, il est tout le bien, on lui attribue davantage d'une certaine manière les perfections infinies qui sont comprises confusément et universellement dans ces notions abstraites; par où aussi l'on excite plus cette admiration, cet étonnement, ce silence par où commence la contemplation, et qui fait dire à David : « O Seigneur, notre Seigneur, que votre nom est admirable dans toute la terre (2) !» et encore : « Le silence est votre louange (3). »

Mais cette doctrine est bien éloignée de celle des nouveaux mystiques, qui, sous prétexte qu'en un certain sens on attribue à Dieu plus de perfections dans les notions les plus générales, excluent de la contemplation celles qui sont plus particulières, comme celles de la justice, de la clémence et de la sainteté de Dieu; en quoi leur erreur est visible, parce qu'encore qu'il soit beau de louer et d'admirer la grandeur de Dieu par ces notions générales, on a pour lui une admiration à sa manière aussi excellente, quand on contemple distinctement, et qu'on explique pour ainsi dire à son esprit étonné les perfections plus particulières de cet être infini. Car comme chacune de nos conceptions et toutes nos conceptions ensemble, ainsi que nous le disait saint Clément d'Alexandrie, demeurent infiniment au-dessous de la perfection de l'être divin, l'Ecriture présente à notre esprit toutes les manières de le contempler, qui à la fin seront toutes également parfaites, parce qu'elles nous replongent toutes, pour ainsi parler, dans l'immensité de la

 

1 Sect. I, n. 11, dist. 3, q. 3 ; Suarez, lib. II de Orat. ment. , c. XIII, n. 19, 20. — 2 Psal. VIII, 1. — 3 Psal. LXIV, 1, juxt. Hebr.

 

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perfection de Dieu, et dans son incompréhensible vérité. Par exemple, qui oserait dire qu'Isaïe et ses séraphins n'aient pas été élevés à la plus haute contemplation dans cette admirable vision de Dieu trois fois saint (1), ou que dans une vue si haute de sa sainteté ils ne se soient pas abîmés avec un amour immense dans cette profonde incompréhensibilité de l'Etre divin, puisque c'est ce qui les oblige à s'envelopper dans leurs ailes, et à s'en faire une couverture, c'est-à-dire à trouver toujours une ignorance infinie dans leurs plus sublimes pensées?

Par là on voit clairement que c'est mie fausse subtilité et une erreur dangereuse des nouveaux mystiques, de renvoyer aux commençants la contemplation des attributs divins, et de réserver aux parfaits celle de l'essence seule. C'est faire pour les parfaits un autre symbole que celui qu'on a toujours révéré comme le Symbole des apôtres, puisque tous les attributs divins nous y sont clairement proposés comme l'unique fondement de notre espérance. Et d'abord la toute-puissance y est exprimée entérines formels, et déclarée par la création du ciel et de la terre; où l'éternité paraît aussi, puisque si Dieu n'était éternel et de soi-même, il serait créé, et non créateur. La miséricorde s'y trouve dans ces paroles : Je crois la rémission des péchés, qui est le commencement des miséricordes de Dieu, comme on en voit la consommation dans l'article où est énoncée la résurrection de la chair et la vie éternelle. La justice est dans celle-ci : Il viendra juger les vivants et les morts. Là même se doit entendre en Dieu la parfaite compréhension de toutes choses, et même du secret des cœurs, puisque c'est par là que les hommes seront jugés, selon ce que dit saint Paul, « qu'il révélera ce qu'on croira avoir recelé dans les ténèbres, et mettra en évidence le secret des cœurs, et alors chacun recevra de Dieu la louange qu'il mérite (2). » Ce qui induit l'immensité de l'Etre divin, présent à tous, sans qu'on puisse se soustraire à sa connaissance, à sa puissance, à sa providence, ; sa justice. La vraie idée de la sainteté de Dieu est dans ces articles : Je crois au Saint-Esprit, la communion des saints, la rémission des péchés; où l'on nous montre que la sainteté de Dieu

 

1 Isa., VI. — 2 I Cor., IV, 5.

 

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consiste en ce qu'il est saint, non pas d'une sainteté empruntée, mais saint et sanctifiant; non sanctifié par l'infusion d'une sainteté étrangère, mais opérant par lui-même, avec la rémission des péchés, la communion des saints par la charité vivifiante et sanctifiante qui les unit entre eux et avec Dieu. On ne peut nier sans impiété que tous les fidèles ne soient obligés à concevoir, chacun selon leur mesure, ces divines perfections, renfermées si clairement dans le Symbole, sans lesquelles Dieu n'est pas Dieu, et son culte est anéanti. Que s'il y a quelques attributs plus cachés, et peut-être moins nécessaires à la connaissance de tous les particuliers, on sait en théologie qu'ils sont renfermés dans ceux-ci, que personne ne peut oublier sans mettre son salut en péril; qui est aussi la raison pour laquelle on les a mis si expressément dans le Symbole des apôtres.

Que s'ils sont l'objet de notre foi en tout état, ils le sont aussi de la contemplation, dont la foi est le fondement ; et on ne peut s'élever au-dessus de la foi qui nous les propose, que par une fausse et imaginaire transcendance.

Dieu pardonne à ceux qui ont dit, ou qui disent peut-être encore, que pour établir la nécessité des actes de foi explicite dans les articles I, II, III, IV, V des ordonnances des 10 et 23 avril 1095 (a), on y a poussé trop avant les points de foi qu'il faut croire explicitement pour être sauvé : quelques-uns ont demandé entre autres choses si l'on pouvait obliger des gens rustiques et grossiers à croire expressément la toute-puissance; et leur objection ne nous a pas été inconnue. Ceux qui l'ont faite dévoient penser que les auteurs pour qui nous parlions ne sont pas de ces grossiers ni de ces rustiques qui peuvent en certains cas trouver leur excuse dans leur ignorance ; mais au contraire qu'ils se prétendent les plus éclairés parmi les spirituels. Ils ne doivent donc pas ignorer qu'ils sont sujets au commandement d'avoir et d'exercer la foi catholique, du moins sur les points qui sont contenus dans le Symbole des apôtres. C'est pour eux principalement que le

 

(a) Ces ordonnances sont, d'abord celle qui se trouve plus haut, de Bossuet, puis celle de M. de Nouilles, évêque de Châlons, pour la publication des articles d'Issy.

 

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Symbole attribué à saint Athanase prononce qu'ils doivent croire explicitement la Trinité, l'Incarnation, les perfections ou les attributs de la nature divine, parmi lesquels est nommée la toute-puissance, s'ils veulent être sauvés: et en effet quel article est plus nécessaire que celui de la toute-puissance, sans lequel tout le Symbole est anéanti? Si Dieu n'est pas tout-puissant, il ne sera point créateur ; Jésus-Christ ne sera pas né d'une Vierge ; car il a fallu pour le faire croire à sa sainte Mère, que l'ange l'assurât que Dieu pouvait tout (1). Si Dieu n'est pas tout-puissant, ni Jésus-Christ n'est pas ressuscité, ni nous ne ressusciterons, ni nous ne serons sanctifiés dans le temps, ni nous n'aurons la vie éternelle au siècle futur. C'est aussi pour cette raison que la toute-puissance est expressément énoncée à la tête du Symbole, comme la base inébranlable de tout le reste. On n'oblige pas les simples à faire de sublimes raisonnements sur cet attribut; mais il est sans doute que celui de tous que le peuple doit le mieux connaître, et connaît le mieux en effet, est celui-là. Car aussi comment pouvait-il mettre en Dieu, en tout et partout, une espérance sans bornes, s'il ne savait qu'il peut tout? Je relève expressément cette objection pour faire voir au pieux lecteur ce que peut sur certaines gens l'esprit de contradiction, qu'on pousse à l'extrémité dans notre siècle.

Au reste pour justifier les cinq articles de ces ordonnances dont il s'agit en ce lieu, on n'a pas besoin que les actes de foi explicite, auxquels on a obligé les nouveaux mystiques, soient nécessaires de nécessité de moyen ; il suffît qu'ils soient nécessaires de nécessite de précepte, pour condamner ceux qui les omettent volontairement : mais quand on aurait enseigné que les actes exprimés dans ces cinq articles sont nécessaires de nécessité de moyen, on n'aurait pas sujet de s'en repentir, puisqu'après tout en cela on n'aurait fait autre chose que de suivre toute l'Ecole après saint Thomas, qui détermine clairement qu'il «est nécessaire de nécessite de salut de croire explicitement » l'Incarnation (2), à cause qu’elle propose en Jésus-Christ l'unique moyen de s'unir à Dieu. C’est par la même raison qu'il faut croire la Trinité, sans laquelle

 

1 Luc., I, 37. — 2 IIa IIae, q. II, art. 7, 8.

 

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Jésus-Christ n'est pas connu, non plus que le baptême qu'on reçoit en lui. Au même endroit (1), le même saint Thomas établi! après saint Paul (2) que celui qui « veut s'approcher de Dieu doit croire qu'il est, et qu'il est rémunérateur de ceux qui le servent, » et cela explicitement, comme le conclut saint Thomas des paroles même de l'Apôtre ; car il serait très-absurde de ne croire que confusément que Dieu est, ou qu'il est rémunérateur. Le même Docteur angélique démontre encore que tous les articles du Symbole doivent être connus par tous les fidèles (3) ; et l'article où est proposée la toute-puissance est un de ceux qu'il juge des plus nécessaires (4).

Si l'on en demande davantage, je veux bien encore ajouter que quelques-uns des casuistes relâchés ayant osé soutenir que « la foi explicite en Dieu rémunérateur n était pas nécessaire de nécessité de moyen, mais seulement la loi en un seul Dieu, » toute l'Eglise s'est élevée contre ce blasphème, et cette erreur a été rangée parmi les soixante-cinq propositions réprouvées par Innocent XI d'heureuse mémoire (5) avec un applaudissement universel. Qu'on cesse donc de croire assez exercer la foi, en l'exerçant sur la divinité considérée indistinctement et en général, et qu'on sache qu'il est nécessaire à tout chrétien sans exception, de faire des actes exprès sur les autres points que nous avons remarqués : que si l'on demande quand, ces n'est, pas là de quoi il s'agit en ce lieu, et on a dit ce qui suffisait pour notre sujet dans l'article des ordonnances des 16 et 25 avril, où l'on a marqué qu'il fallait faire ces actes en temps convenables (6).

Au reste on ne sait pourquoi nos faux mystiques en éloignant les attributs divins de ce qu'ils appellent la sublime contemplation, n'y en ont réservé qu'un seul, qui est celui de la présence de Dieu en nous et en toutes choses; ou, comme parle Malaval, de Dieu « qui étant partout, est aussi par conséquent dans notre âme (7) ; » ce qui lui fait définir la contemplation « un regard amoureux sur Dieu présent : » et ailleurs, « un acte confus de Dieu

 

1 IIa IIae, quœst. II, art. 5. — 2 Hebr., XI, 6. — 3 Ibid., q. I, art. 6, 7, 8. — 4 Ibid., art. 8, ad. 2.— 5 Decr. Innoc. XI, 2 mart. 1679, prop. 25. — 6  Art. 21. — 7 Malaval, I part., p. 7. etc.

 

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présent (1) » S'il faut s'attacher à l'essence, personne ne la constitue dans la présence de Dieu ; s'il faut rappeler quelque attribut, on ne voit pas pourquoi celui-ci plutôt que les autres.

Mais pour ne point disputer du mot, expliquons en combien de sortes ou conçoit que Dieu est présent. Premièrement il est présent dans toute créature animée et inanimée, sainte ou pécheresse, glorifiée ou damnée : ce n'est pas en cette manière que la foi de la présence de Dieu est la plus parfaite ; car il y faut ajouter d'abord que Dieu est présent comme la cause dont l'influence inspire partout l'être, le mouvement et la vie; qui est aussi l'idée de présence que saint Paul donnait aux Athéniens, en disant que Dieu « distribue à tous la vie, la respiration et toutes choses (2): » d'où il concluait qu'il n'est pas loin de nous. Mais il n'y a personne qui ne voie qu'en prenant la présence en cette sorte, on y joint nécessairement la toute-puissance, c'est-à-dire cette vertu créatrice et conservatrice par qui tout subsiste. Ce n'est pas là néanmoins encore ce qu'il y a de plus excellent dans la foi de la présence de Dieu : car saint Paul, qui parlait alors à des infidèles, ne leur parle que de la présence par laquelle il était en eux, et même dans les démons. Mais il y a une autre présence par laquelle il n'est que dans les saints, y opérant par une action immortelle la sainteté et la grâce. C'est une telle présence qu'il faut avoir dans l'oraison, parce que c'est par la foi de cette présence qu'on prie bien en soi-même comme dans son temple, ce qui opère le parfait recueillement. Mais dès là on ajoute à la foi de la présence universelle celle de Dieu comme saint et comme sanctificateur, où se trouve encore une autre présence, ou plutôt une extension admirable de celle-ci : c'est que Dieu nous inspire la prière, qu'il nous fait prier, qu'il prie en nous, selon l'expression de saint Paul (3); et c'est là précisément la présence qu'on doit avoir en priant, puisque c'est celle qui nous unissant à l'auteur de la prière, nous y fait trouver la force et le vrai esprit de prier. C'est peu de croire que Dieu est présent : le premier sentiment de celui qui prie, c'est qu’il est écouté, et que l'oreille de celui qu'il appelle à son secours n’est pas éloignée ; mais quand on le croit présent de cette

 

1 Malaval, II part. p. 404. — 2 Act. XVII, 25, 27, 28. — 3 Rom., VIII, 27.

 

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présence dont Jésus-Christ a dit à ses apôtres : « Demeurez en moi, et moi en vous : je suis le cep de la vigne, d'où vous tirez à chaque moment toute l'influence : vous ne pouvez rien sans moi : sans moi vous ne pouvez porter aucun fruit (1). » Vous ne pouvez donc pas porter le fruit de la prière : je suis en vous pour vous l'inspirer, pour vous en dicter tous les sentiments, et le reste qui est renfermé dans ce grand acte de foi. Cette foi de la divine présence fait tout le fondement de l'oraison, ou pour mieux parler l'oraison entière. Or de dire qu'une telle foi choisisse parmi les attributs la présence universelle de Dieu en toutes choses pour en faire l'unique objet de la contemplation, c'est réduire la contemplation au moindre degré de la présence de Dieu. La vraie présence de Dieu, dont le contemplatif doit être imprimé, est celle de Dieu dans les âmes comme leur sanctificateur et comme leur inspirant la prière; mais par là on doit avouer dans la plus sublime contemplation la présence d'un Dieu saint et sanctifiant, d'un Dieu juste et inspirant la justice, d'un Dieu tout-puissant qui opère dans les cœurs, d'un Dieu miséricordieux qui établit sa demeure dans les hommes dont le coeur est droit.

Malgré l'ambiguïté des expressions de nos mystiques, je ne crois pas qu'ils puissent ou veuillent nier la nécessité et la perfection de cette présence dans la contemplation; et c'est en vain après cela qu'ils travaillent tant à l'exclusion des attributs, puisqu'il faut, malgré qu'on en ait, en réserver un qui les ramène tous sous un autre nom. Il ne reste plus qu'à demander à Malaval pourquoi il veut si absolument que l'acte de contemplation soit un acte confus de Dieu présent (2). Ce mot confus, dont il se sert perpétuellement, peut être pris en différents sens. Si par un acte confus il entend un acte simple ou un acte obscur à cause de la foi d'où il émane, un acte distinct de la présence de Dieu ou de tout autre attribut particulier, a sans doute cette sainte obscurité et cette simplicité de la foi. S'il veut appeler confus ce qui nous jette dans quelque chose d'incompréhensible, nous avons vu (3) que les actes les plus distincts de contemplation, comme ceux où l'on s'arrête sur la sainteté, ou sur la justice, ou sur la puissance.

 

1 Joan., XV, 1. — 2 Malaval, II part., p. 404. — 3 Ci-dessus, n. 13 et 14.

 

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de Dieu, nous jettent tous pareillement dans cet abîme de l'incompréhensibilité divine. N'astreignons donc point les contemplatifs à des actes confus au même sens qu'ils sont indistincts, puisque les actes distincts sur les attributs, sur les Personnes divines, sur Jésus-Christ Dieu fait homme et réconciliant le monde en soi, et les autres de même nature, sont également saints et parfaits. On ne pense pas toujours à tous ces objets divins ; mais on n’en exclut aucun, et la contemplation occupée tantôt de l'un et tantôt de l'autre, trouve dans chacun l'infinité de Dieu entière et parfaite.

Par là se voit l'illusion du raisonnement de Malaval, qui pour détourner les fidèles de raisonner sur la puissance de Dieu et sur la création du ciel et de la terre, remarque « que raisonner de tout n'est rien à comparaison de regarder Dieu en lui-même : Dieu, dit-il, n'est-il pas plus que la puissance, que le ciel, que la terre, que toutes les pensées des hommes (1) ? » Je veux bien qu'un contemplatif ne raisonne pas et qu'il agisse par la pure foi, qui de sa nature n'est point raisonnante; et ce n'est pas là de quoi nous disputons. Mais quant à cette belle interrogation : Dieu n'est-il pas plus que la puissance? non, Dieu n'est pas plus que la puissance, parce qu'il est sa puissance même. Il n'est pas plus que sa sainteté et que sa sagesse, parce qu'il est sa sagesse même, sa sainteté même. Il ne faut que se souvenir de cette définition du concile de Reims, tirée de saint Augustin et dictée par saint Bernard : Dieu est saint, Dieu est sage, Dieu est grand par la sainteté, par la sagesse, par la grandeur qui est lui-même (2). C'est donc une ignorance grossière de dire que Dieu soit plus que sa propre toute-puissance : c'en est une autre de dire que penser à Dieu tout-puissant ou saint, ne soit pas le regarder en lui-même, puisque sans doute c'est lui-même qui est tout-puissant et saint; et quand on ajoute qu'il est au-dessus de toutes les pensées des hommes, il faudrait songer qu'il est donc aussi au-dessus du regard confus de sa présence, qui sans doute est une pensée, et Que s'il faut supprimer les actes qui sont au-dessous de Dieu, il

 

1 Malaval, p. 8. — 2 Conc, Rhem., sub Eugen. III, an. 1148; Labbe, tom. X;

 

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n'en faut laisser aucun, puisqu'il les surpasse tous jusqu'à l'infini.

On dira que cet auteur n'ignore pas que « la bonté, la justice, la puissance, l'éternité de Dieu ne soient Dieu même, » puisqu'il le dit très-expressément (1) : je l'avoue ; mais son perpétuel égarement est de ne pas voir ce qu'il voit, et après avoir posé de bons principes d'en tirer de mauvaises conséquences. Car, par exemple, dans le lieu qu'on vient de citer, quelle erreur de dire qu'en pensant aux attributs particuliers on semble partager Dieu en plusieurs pièces? Isaïe et les séraphins qui adoraient Dieu comme saint, mettaient-ils en pièces sa simplicité? Que ces raffineurs sont grossiers ! ils ne songent plus que Dieu n'est pas saint, ni sage, ni puissant comme le sont les créatures par des dons particuliers; mais qu'étant tout par lui-même et par sa propre substance, toute l'infinité de ce premier Etre se voit dans chacune de ses perfections. Ce n'est donc pas les partager, comme le dit trop charnellement ce téméraire spéculatif, que de les considérer par des vues distinctes à la manière qu'on vient d'exposer. C'est au contraire les réunir et seulement aider la faiblesse humaine, qui ne peut pas tout, porter à la fois. Et quand il ajoute « qu'en regardant Dieu en lui-même par sa simple présence, il le voit tel qu'il est en soi, et non pas tel qu'il est conçu par nous : » il oublie que ce regard de Dieu présent est en nous une des manières de le concevoir; et qu'enfin de quelque coté que se tourne sa vaine subtilité, il ne fera jamais que nous voyions Dieu autrement que par quelqu'une de nos vues, ni que nous le concevions autrement que par quelqu'une de nos conceptions. Et si l'on dit qu'il faut s'élever au-dessus de ses conceptions, qui en doute, et ses faux subtils pensent-ils apprendre au monde cette vérité ? Mais cela même n'est-ce pas encore une des conceptions de l'esprit humain ? Que s'ils veulent dire seulement que les seules conceptions dignes de Dieu sont celles qu'il nous inspire, et que sans tant songer aux conceptions, il se faut livrer à l'amour, c'est de quoi tout le monde convient dans tout état d'oraison, et il ne fallait pas recourir ici à des oraisons extraordinaires.

On voit donc que ces grands mystiques à force de raffiner se

 

1 Malaval, p. 64.

 

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perdent dans leurs pensées, et ne l'ont qu'éblouir les simples par un langage qui n'a point de sens, ou en tout cas s'attribuer à eux seuls des pratiques communes à tous ceux qui sont un peu avancés dans la piété. Le même Malaval amuse le monde par une similitude qu'il recommande sans cesse   et où il croit avoir renfermé toute la finesse de son oraison ; c'est celle de cette fille qui appelée par un roi à sa couche nuptiale, au lieu daller droit à lui «s'arrêterait à considérer la lettre du roi (2) ;  » c'est-à-dire, selon cet auteur, l'Ecriture sainte : ou ses beaux appartements, ses riches habits , qui sont les attributs divins ; «ou sa pourpre, qui est, dit-il, l'humanité du Sauveur, dont un Dieu s'est revêtu pour l'amour de nous (3). » Mais à quoi sert cette allégorie, sinon, sous prétexte de regarder le visage du roi, à détourner l’âme de ses divines perfections d'une manière indirecte ; lui inspirer du dégoût ou pour l'Ecriture, ou même pour un Dieu fait homme? Qui n'a appris de saint Irénée, de saint Augustin et des autres, ou qui ne voit par expérience qu'il y a des âmes que Dieu élève à la sainteté sans la lecture des saints Livres? Mais il ne faut pas pour cela faire imaginer aux contemplatifs que pour ne lire plus l'Ecriture sainte, ils soient plus parfaits qu'un saint Augustin, un saint Bernard et les autres, dont la dévotion était attachée à un goût divin, qui leur était inspiré pour cette lecture.

Malaval hésite quelquefois, et semble marcher à tâtons sur Jésus-Christ, sans oser dire ce qu'il dit; mais en gros on a pu voir et il est certain qu'il en dégoûte les aines. Je ne veux pour l'en convaincre que ce petit mot à sa Philothée, qui lui avouait simplement «que les considérations des œuvres de Notre-Seigneur l’élevaient à sa Personne, et que cette Personne infinie lui faisait trouver quelque chose d'infini dans l'action du Sauveur (4). » A quoi ce froid directeur lui répond dédaigneusement comme à une personne imparfaite : « Usez bien de cette grâce, et ne vous attachez, qu'à Dieu qui vous l'a faite ; » comme si Jésus-Christ l'en eût empêchée. De tels discours, qui sont semés dans tout le tigre, détournent les âmes de Jésus-Christ, sous prétexte d’inculquer

 

1 Malaval, I part., p. 8, etc.; II part., p. 37, 52, 53. etc. — 2 II part., p. 37. —  3. P. 64, n. 19. — 4 Malaval, P. 246.

 

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toujours Dieu en lui-même : au lieu qu’il faudrait penser qu'une manière excellente de contempler Dieu en lui-même, est de le contempler en Jésus-Christ, « dans lequel la divinité habite corporellement et dans sa plénitude, » selon l'expression de saint Paul (1), qui dit encore ces paroles d'une si sublime et si douce contemplation : « Dieu était en Jésus-Christ se réconciliant le monde (2), » et se l'unissant d'une façon si intime et si admirable.

Je suis obligé d'avertir que ces docteurs sont bien plus outrés que ceux dont parle sainte Thérèse, et dont elle ne peut approuver le sentiment, lorsqu'ils disent trop généralement que l'humanité de Jésus-Christ est un obstacle à la contemplation. Nous traiterons ailleurs plus à fond cette matière, mais vouloir tout dire à la fois c'est embrouiller un discours. Je dirai donc seulement ici qu'une âme attirée par un instinct particulier à contempler Dieu comme Dieu, peut bien durant ces moments ne penser ni à la sainte humanité de Jésus-Christ, ni aux Personnes divines, ni si vous voulez à certains attributs particuliers ; car elle sortirait de l'attrait présent, et mettrait obstacle à la grâce. Ce qu'on réprouve dans les mystiques de nos jours, c'est l'exclusion permanente et par état de ces objets divins dans la parfaite contemplation, et ce qui est encore plus pernicieux, dans toute la durée de cet état, puisque l’acte de contemplation y est selon eux continu et perpétuel ; par où l'on est induit à la suppression des actes de foi explicite, absolument commandés par l'Evangile, ainsi que je m'étais proposé de le faire voir dans ce livre.

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