AUGUSTIN

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LE XXVIII AOUT. SAINT  AUGUSTIN, ÉVÊQUE ET DOCTEUR DE L'ÉGLISE.

 

Le plus grand des Docteurs et le plus humble, Augustin se lève, acclamé par les cieux dont nulle conversion de pécheur n'excita comme la sienne l'ineffable joie (1), célébré par l'Eglise où ses travaux laissent pour les siècles en pleine lumière la puissance, le prix, la gratuité de la divine grâce.

Depuis l'entretien extatique qui fit d'Ostie un jour le vestibule du ciel (2), Dieu a complété ses triomphes dans le fils des larmes de Monique et de la sainteté d'Ambroise. Loin des villes fameuses où l'abusèrent tant de séductions, le rhéteur d'autrefois n'aspire qu'à nourrir son âme de la simplicité des Ecritures sacrées dans le silence de la solitude. Mais la grâce, qui a brisé la double chaîne enserrant son esprit et son cœur, garde sur lui des droits souverains ; c'est dans la consécration des pontifes vouant Augustin à l'oubli de soi-même, que la Sagesse consomme avec lui son alliance : la Sagesse qu'il déclare « aimer seule pour elle seule, n'aimant qu'à cause d'elle le repos et la vie (3). » A ce sommet où l'a porté la miséricorde divine, entendons-le épancher son cœur :

« Je vous ai aimée tard, beauté si ancienne et si

 

1. Luc. XV, 7. — 2. Le Temps Pascal, t. II, IV mai, en la  fête de sainte Monique. — 3. Aug. Soliloq. I, 22.

 

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nouvelle ! je vous ai aimée tard ! Et vous étiez en moi ; et moi, hors de moi-même, vous cherchais en tous lieux (1)... J'interrogeais la terre, et elle me disait : « Je ne suis pas ce que tu cherches »; et tous les êtres que porte la terre me faisaient même aveu. J'interrogeais la mer et ses abîmes, et ce qui a vie dans leurs profondeurs ; et la réponse était : « Nous ne sommes pas ton Dieu, cherche au-dessus de nous. » J'interrogeais les vents et la brise; et l'air disait avec ses habitants : « Anaximènes se trompe; je ne suis pas Dieu. » J'interrogeais le ciel, le soleil, la lune, les étoiles : « Nous non plus, nous ne sommes pas le Dieu que tu cherches. » O vous tous qui vous pressez aux portes de mes sens, objets qui m'avez dit n'être pas mon Dieu, dites-moi de lui quelque chose; et dans leur beauté qui avait attiré mes recherches avec mon désir, ils ont crié d'une seule voix : « C'est lui qui nous a faits (2). » — Silence à l'air, aux eaux, à la terre ! silence aux cieux ! silence en l'homme à l'âme elle-même ! qu'elle passe au delà de sa propre pensée : par delà tout langage, qu'il soit de la chair ou de l'ange, s'entend lui-même Celui dont parlent les créatures; là où cessent le signe et l'image, et toute vision figurée, se révèle la Sagesse éternelle (3)... Mes oreilles sourdes ont entendu votre voix puissante ; votre lumière éblouissante a forcé l'entrée de mes yeux aveugles; votre parfum a éveillé mon souffle, et c'est à vous que j'aspire, j'ai faim et soif, car je vous ai goûté ; j'ai tressailli à votre contact, je brûle d'entrer dans votre repos : quand je vous serai uni de tout moi-même, la douleur et le travail auront pris fin pour moi (4). »

 

1. Confess. X, XXVII. — 2. Ibid. VI.— 3. Ibid. IX, X. — 4. Ibid. X, XXVII, XXVIII.

 

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Un autre travail que le labeur de la correspondance intime aux prévenances de son Dieu ne devait finir pour Augustin qu'avec la vie : celui de ses luttes pour la vérité qui avait délivré son âme (1), sur tous les champs de bataille choisis dans ces temps par le père du mensonge. Combats terminés par autant de victoires, où l'on ne sait qu'admirer le plus, comme d'autres l'ont dit : la science des Livres saints, la puissance de la dialectique ou l'art de bien dire; mais dans lesquels l'emporte sur tout la plénitude de la charité. Nulle part ailleurs n'apparaît mieux l'unité de cette divine charité communiquée par l'Esprit à l'Eglise, et qui, du même cœur où elle puise son inflexibilité à maintenir jusqu'au moindre iota les droits du Seigneur Dieu, déborde d'ineffable mansuétude pour tant de malheureux qui les méconnaissent encore :

« Qu'ils vous soient durs, ceux qui ne savent pas quel labeur c'est d'arriver au vrai, d'éviter l'erreur. Qu'ils vous soient durs, ceux qui ne savent pas combien il est rare, combien il en coûte, de parvenir à surmonter dans la sérénité d'une âme pieuse les fantômes des sens. Qu'ils vous soient durs, ceux qui ne savent pas avec quelle peine se guérit l'œil de l'homme intérieur, pour fixer son soleil, le soleil de justice ; ceux qui ne savent pas par quels soupirs, quels gémissements, on arrive, en quelque chose, à comprendre Dieu. Qu'ils vous soient durs enfin, ceux qui n'ont jamais connu séduction pareille à celle qui vous trompe... Pour moi qui, ballotté par les vaines imaginations dont mon esprit était en quête, ai partagé votre misère et si longtemps pleuré, je ne saurais aucunement être dur avec vous (2). »

 

1. JOHAN. VIII, 32. — 2. Aug. Contra epist. Manichaei quam vocant fundamenti, 2-3.

 

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C'est aux disciples de Manès, traqués partout en vertu des lois mêmes des empereurs païens, qu'Augustin adressait ces paroles émues : nouveau Paul, se souvenant du passé (1) ! Combien effrayante n'est donc pas la misère de notre race déchue, que les nuages s'élevant des bas fonds y prévalent à ce point sur les plus hautes intelligences ! avant d'être le plus redoutable adversaire de l'hérésie, Augustin, neuf années durant, s'était montré le sectateur convaincu, l'apôtre ardent du manichéisme : variante incohérente de ce roman dualiste et gnostique dans lequel, pour expliquer l'existence du mal, on n'imaginait rien de mieux que de faire un dieu du mal même, et qui trouva dans la complaisance qu'y prenait l'orgueil du prince des ténèbres le secret de son influence étrange à travers les siècles.

Plus locale, mais autrement prolongée, devait être la lutte d'Augustin contre la secte Donatiste, appuyée d'un principe aussi faux que le fait dont elle se disait née. Le fait, démontré juridiquement inexact à la suite des requêtes présentées par Douai et ses partisans, était que Cécilien, primat d'Afrique en 311, aurait reçu la consécration épiscopale d'un évêque traditeur des Livres saints pendant la persécution. Comme principe et conséquence tirée par eux dudit principe, les Donatistes affirmaient que nul ne pouvait communiquer avec un pécheur sans cesser de faire partie du troupeau du Christ; que dès lors, les évêques du reste du monde n'en ayant pas moins continué de communiquer avec Cécilien et ses successeurs, eux seuls Donatistes étaient maintenant l'Eglise. Schisme sans fondement, s'il en fut, mais qui s'était imposé

 

1. I Cor. XV. 9.

 

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pourtant au plus grand nombre des habitants de l'Afrique romaine, avec ses quatre cent dix évèques et ses troupes de Circoncellions, fanatiques toujours prêts aux violences et aux meurtres contre les catholiques surpris sur les routes ou dans les maisons isolées. Le rappel de ces brebis égarées prit à notre Saint le meilleur de son temps.

Qu'on ne se le représente pas méditant à loisir, écrivant dans la paix d'une humble ville épiscopale, choisie comme à dessein par la Providence, ces ouvrages précieux dont le monde devait jusqu'à nous recueillir les fruits. Il n'est point sur la terre de fécondité sans souffrance, souffrances publiques, angoisses privées, épreuves connues des hommes ou de Dieu; lorsque, à la lecture des écrits des Saints, germent en nous les pieuses pensées, les résolutions généreuses, nous ne devons pas nous borner, comme pour les livres profanes, à solder un tribut quelconque d'admiration au génie de leurs auteurs, mais plus encore songer au prix dont sans nul doute ils ont payé le bien surnaturel produit par eux dans chacune de nos âmes. Avant l'arrivée d'Augustin dans Hippone, les Donatistes s'y trouvaient en telle majorité, rappelle-t-il lui-même, qu'ils en abusaient jusqu'à interdire de cuire le pain pour les catholiques (1). Quand le Saint mourut, l'état des choses était bien changé; mais il avait fallu que le pasteur, faisant passer avant tous autres devoirs celui de sauver, fût-ce malgré elles, les âmes qui lui étaient confiées, donnât ses jours et ses nuits à cette œuvre première, et courût plus d'une fois le risque heureux du martyre (2). Les chefs  des schismatiques, redoutant la force

 

1. Aug. Contra litteras Petiliani, II, 184. — 2. Possidius, Vita Augustini, 13.

 

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de ses raisons plus encore que son éloquence, se refusaient à toute rencontre avec lui; mais ils avaient déclaré que mettre à mort Augustin serait œuvre louable, méritant la rémission de tout péché à qui aurait pu l'accomplir  (1).

« Priez pour nous, disait-il en ces débuts de son ministère, priez pour nous qui vivons d'une façon si précaire entre les dents de loups furieux : brebis égarées, brebis obstinées qui s'offensent de ce que nous courons après elles, comme si leur égarement faisait qu'elles ne soient pas nôtres. — Pourquoi nous appeler ? disent-elles; pourquoi nous poursuivre ? — Mais la cause de nos cris, de nos angoisses, c'est justement qu'elles vont à leur perte. — Si je suis perdue, si je n'ai plus la vie, qu'avez-vous affaire de moi ? que me voulez-vous ? — Ce que je veux, c'est te rappeler de ton égarement; ce que je veux, c'est t'arracher à la mort. — Et si je veux m'égarer ? si je veux me perdre ? —Tu veux t'égarer  ? tu veux te perdre ? Combien  mieux, moi, je ne le veux pas ! Oui; j'ose le dire : je suis importun ; car j'entends l'Apôtre : Prêche la parole, presse à  temps, à contre-temps (2). A temps, sans doute, ceux qui le veulent bien; à contre-temps, ceux qui ne le veulent pas. Oui, donc; je suis importun : tu veux périr; je ne le veux pas. Il ne le veut pas,  lui non plus,  Celui  qui dit, plein de menaces, aux pasteurs : Vous n'avez pas rappelé ce qui s'égarait, vous n'avez pas cherché ce qui était perdu (3). Dois-je plus te redouter que lui-même ? Je ne te crains pas : ce tribunal du Christ, devant lequel nous devons tous paraître (4), tu ne le remplaceras pas par celui de Donat. Que tu le veuilles ou

 

1. Possidius, Vita Augustini, 10.—  2. II Tim. IV, 2.— 3. EZECH. XXXIV, 4. — 4. II Cor. V, 10.

 

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non, je rappellerai la brebis qui s'égare, je chercherai la brebis perdue. Que les ronces me déchirent : il n'y aura pas de brèche assez étroite pour arrêter ma poursuite ; il n'y aura pas de haie que je ne secoue, tant que le Seigneur me donnera des forces, pour pénétrer où que ce soit que tu prétendes périr (1). »

Forcés dans leurs derniers retranchements par l'intransigeance d'une telle charité, les Donatistes répondaient-ils en massacrant, à défaut d'Augustin, fidèles et clercs; l'évêque suppliait les  juges impériaux qu'on épargnât aux coupables la mutilation et la mort, de crainte que le triomphe des martyrs ne fût comme souillé par ces représailles sanglantes (2). Mansuétude bien digne, à coup sûr, de l'Eglise dont il était  Pontife, mais que tenteraient vainement de retourner contre cette même Eglise, en l'opposant à certains faits de son histoire, les tenants d'un libéralisme qui reconnaît tout droit à l'erreur et lui réserve toute prévenance. L'évêque d'Hippone l'avoue : sa pensée fut d'abord qu'il ne fallait point user de contrainte  pour amener personne à l'unité du Christ; il  crut que la parole, la libre discussion, devait être dans la conversion des hérétiques le seul élément de victoire (3); mais, à la lumière de ce  qui  se passait sous  ses yeux, la logique même de cette charité qui dominait son âme l'amenait bientôt à se ranger au sentiment tout autre de  ses collègues plus anciens

dans l'épiscopat (4).

« Qui peut, remarque-t-il, nous aimer plus que ne fait Dieu? Dieu néanmoins emploie la crainte pour

 

1. AUG. Sermo XLVI, 14. — 2. Epist. C, CXXXIII, CXXXIV, al. CXXVII, CLIX, CLX. — 3. Epist. XCIII, al. XLVIII, 17. — 4. Epist. CLXXXV, al. L., quae et Liber de Correctione Donatistarum, 25.

 

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nous sauver, tout en nous instruisant avec douceur. Et le Père de famille, voulant des convives à son festin, n'envoie-t-il pas par les chemins, le long des haies, ses serviteurs, avec ordre de forcer à venir tous ceux qu'ils rencontreront (1) ? Ce festin, c'est l'unité du corps du Christ. Si donc la divine munificence a fait qu'au temps voulu la foi des rois devenus chrétiens reconnût ce pouvoir à l'Eglise, c'est aux hérétiques .ramenés de tous les carrefours, aux schismatiques forcés dans leurs buissons, de considérer, non la contrainte qu'ils subissent, mais le banquet du Seigneur où sans elle ils n'arriveraient pas. Le berger n'use-t-il pas de la menace, de la verge au besoin, pour faire rentrer au bercail du maître les brebis que la séduction en avait fait sortir ? La sévérité provenant de l'amour est préférable à la douceur qui trompe. Celui qui lie l'homme en délire et réveille le dormeur de sa léthargie, les moleste tous deux, mais pour leur bien. Si dans une maison menaçant ruine se trouvaient des gens que nos cris ne persuaderaient pas d'en sortir, est-ce que ne point user de violence à leur endroit pour les sauver malgré eux ne serait pas cruauté ? et cela, lors même que nous ne pourrions en arracher qu'un seul à la mort, et que l'obstination de plusieurs en prendrait occasion de précipiter leur perte : comme font ceux du parti de Donat qui, dans leur furie, demandent au suicide la couronne du martyre. Nul ne saurait devenir bon malgré lui; mais ce sont des villes entières, non quelques hommes seule-. ment, que la rigueur des lois dont ils se plaignent amène chaque jour à délivrance, en les dégageant des liens du mensonge, en leur faisant voir la vérité

 

1. Luc. XIV, 23.

 

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que la violence ou les tromperies schismatiques dérobaient à leurs yeux. Loin qu'elles se plaignent, leur reconnaissance aujourd'hui est sans bornes, leur joie entière ; leurs fêtes et leurs chants ne cessent plus (1). »

Cependant, par delà les flots séparant Hippone des rivages d'Italie, la justice du ciel passait sur la reine des nations.  Rome, qui depuis le triomphe de la Croix n'avait point su répondre au délai que lui laissait la miséricorde, expiait sous les coups d'Alaric le sang  des Saints versé jadis pour ses faux dieux. Sortez d'elle, mon peuple (2). A ce signal que le prophète de Pathmos  avait entendu d'avance, la ville aux sept collines s'était dépeuplée. Loin des routes remplies de Barbares, heureux le fugitif pouvant confier à la  haute mer, au plus fragile esquif, l'honneur des siens, les débris de sa fortune ! Comme un phare puissant dont les feux dominent l'orage, Augustin, par sa seule renommée, attirait vers la côte d'Afrique les meilleurs de ces  naufragés de la vie.  Sa correspondance si variée nous fait connaître les liens nouveaux créés par Dieu alors entre l'évêque d'Hippone et tant de nobles exilés.  Naguère,  c'était  jusqu'à Nole, en l'heureuse Campanie, que des messages pleins de charmes, où se mêlaient les doctes questions, les réponses lumineuses, allaient saluer « ses très chers seigneurs et vénérables frères, Paulin et Thérasia, condisciples d'Augustin en l'école du Seigneur Jésus (3). » Maintenant c'est  à  Carthage, ou plus près encore, que les lettres du Saint vont consoler, instruire, fortifier Albina, Mélanie, Pinianus, Proba surtout et Juliana, aïeule et mère illustres

 

1. Aug. Epist. XCIII, CLXXXV, et alibi passim. — 2. Apoc. XVIII, 4.— 3. Aug. Epist. XCV, al. CCL, etc.

 

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d'une plus illustre fille, la vierge Démétriade, première du monde romain par la noblesse et l'opulence (1), conquête très chère d'Augustin pour l'Epoux.

«  Oh ! qui donc,  s'écrie-t-il à la nouvelle de la consécration  de cette fiancée du Seigneur, qui expliquera dignement combien glorieuse se révèle aujourd'hui la fécondité des Anicii, donnant des vierges au Christ après avoir pour le siècle ennobli tant d'années du nom des consuls leurs fils ! Que Démétriade soit imitée :  quiconque ambitionne la gloire de l'illustre famille, prenne pour soi sa sainteté (2) ! » Vœu du cœur d'Augustin, qui devait se réaliser magnifiquement, lorsque la gens Anicia, moins d'un siècle plus tard, donna au monde Scholastique et Benoît pour conduire tant d'âmes avides de la vraie noblesse dans le secret de la face de Dieu.

La chute de Rome eut dans les provinces et par delà un retentissement immense. L'évêque d'Hippone nous dit ses propres gémissements quand il l'eut apprise, ses larmes à lui, descendant des anciens Numides, sa douleur presque inconsolable (3) : tant, même en sa décadence, par l'action secrète de Celui qui lui réservait  de  nouvelles, de  plus hautes destinées, la cité reine avait gardé de place en la pensée universelle et d'empire sur les âmes. En attendant, la terrible crise devenait pour Augustin l'occasion de ses œuvres les plus importantes. Sur les ruines du monde qui semblait s'écrouler pour toujours, il édifiait son grand ouvrage de la Cité de Dieu : réponse aux partisans de l'idolâtrie, nombreux encore,  qui attribuaient à la

 

1. Hieron. Epist. CXXX, al. VIII. — 2. Aug. Epist. CL, al. CLXXIX. — 3. De Urbis excidio, 3.

 

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suppression du culte des dieux les malheurs de L'empire. Il y oppose à la théologie et, en même temps, à la philosophie du paganisme romain et grec la réfutation la plus magistrale, la plus complète qu'on en ait jamais vue; pour de là établir l'origine, l'histoire, la fin des deux cités, l'une de la terre, l'autre du ciel, qui se divisent le monde, et que « firent deux amours divers : l'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu, l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi-même (1). »

Mais le principal triomphe d'Augustin fut celui qui joignit à son nom le titre de Docteur de la grâce. La prière aimée de l'évêque d'Hippone: Da quod jubes, et jube quod vis (2), froissait l'orgueil d'un moine breton que les événements de l'année 410 avaient amené lui aussi sur la terre africaine (3): d'après Pelage, la nature, toute-puissante pour le bien, se suffisait pleinement dans l'ordre du salut, n'ayant été lésée d'aucune sorte d'ailleurs par le péché d'Adam qui n'avait affecté que lui-même. On comprend la répulsion toute spéciale d'Augustin, si redevable à la miséricorde céleste, pour un système dont les auteurs « semblaient dire à Dieu : Tu nous as faits hommes, mais c'est nous qui nous faisons justes (4) ».

Dans cette campagne nouvelle, les injures ne furent pas épargnées au converti de jadis ; mais elles étaient la joie et l'espérance (5) de celui qui, rencontrant ce même genre d'arguments dans la bouche d'autres adversaires, avait dit déjà : « Catholiques, mes frères très aimés, unique troupeau

 

1. De civitate Dei contra Paganos, XIV, XXVIII. — 2. Seigneur, donnez ce que vous commandez, et commandez ce que vous voudrez. Confess. X, XXIX, XXXI, XXXVII.— 3. De dono perseverantiae, 53. — 4. Epist. CLXXVII, al. XCV. — 5. Contra duas Epist. Pelagianorum, I, 3.

 

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de l'unique Pasteur, je n'ai cure des insultes de l'ennemi au chien de garde du bercail ; ce n'est pas pour ma défense, c'est pour la vôtre que je dois aboyer. Faut-il lui dire pourtant, à cet ennemi, qu'en ce qui touche mes égarements, mes erreurs d'autrefois, je les condamne avec tout le monde, et n'y vois que la gloire de Celui qui par sa grâce m'a délivré de moi-même. Lorsque j'entends rappeler cette vie qui fut la mienne, à quelque intention qu'on le fasse, je ne suis pas si ingrat que de m'en affliger ; car autant l'on fait ressortir ma misère, autant moi je loue mon médecin (1). »

La renommée de celui qui faisait si bon marché de lui-même remplissait néanmoins la terre, en compagnie de la grâce par lui victorieuse. « Honneur à vous, écrit de Bethléhem Jérôme chargé d'années ; honneur à l'homme que n'ont point abattu les vents déchaînés!... Ayez bon courage toujours. L'univers entier célèbre vos louanges; les catholiques vous vénèrent et vous admirent comme le restaurateur de l'ancienne foi. Signe d'une gloire encore plus grande: tous les hérétiques vous détestent. Moi aussi, ils m'honorent de leur haine; ne pouvant nous frapper du glaive, ils nous tuent en désir (2). »

On reconnaît dans ces lignes l'intrépide lutteur que nous retrouverons en septembre, et qui laissait bientôt après sa dépouille mortelle à la grotte sacrée près de laquelle il avait abrité sa vie. Augustin devait poursuivre le bon combat quelques années, compléter l'exposé de la doctrine catholique à l'encontre même de saints personnages, auxquels il eût  semblé que du moins le

 

1. Contra litteras Petiliani, III, 11.— 2. Hieron. Epist. CXLI, al. LXXX.

 

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commencement du salut, le désir de la foi, ne requérait pas un  secours spécial  du Dieu  rédempteur et sauveur. C'était le semi-pélagianisme. Cent ans plus tard (1),  le second concile d'Orange, approuvé par Rome, acclamé par l'Eglise, terminait la lutte en s'inspirant dans ses définitions  des écrits de l'évêque d'Hippone. Lui cependant concluait ainsi le dernier ouvrage  achevé par ses mains : « Que ceux qui  lisent ces choses rendent grâces à Dieu, s'ils  les comprennent;  sinon, qu'ils  s'adressent dans la prière au  docteur de  nos âmes, à Celui dont le rayonnement produit la science et l'intelligence.  Me croient-ils dans l’erreur? qu'ils y réfléchissent encore et  encore, de peur que peut-être ce ne soient eux qui se trompent. Pour moi, quand il advient  que les lecteurs de mes travaux m'instruisent et me corrigent, j'y vois la honte de Dieu; et c'est ce que je demande comme faveur, aux doctes surtout  qui sont dans  l'Eglise, s'il arrive que ce livre  parvienne en  leurs mains et qu'ils daignent prendre connaissance de ce que j'écris (2). »

Revenons au milieu de ce peuple d'Hippone, si privilégié,  conquis par le dévouement d'Augustin plus encore  que par ses  admirables discours. Sa porte,  ouverte  à tout venant, accueillait toute demande, toute douleur,  tout litige  de ses fils. Parfois, devant l'insistance des autres églises, des conciles même, réclamant d'Augustin la  poursuite plus active de travaux d'intérêt général, un accord intervenait entre le troupeau et le pasteur, et  l'on déterminait que,  tels et tels jours de  la semaine, le repos laborieux de celui-ci serait respecté  par tous (3) ; mais la convention durait peu ;

 

1. 529. — 2. Aug. De dono perseverantiae, 68. — 3. Epist. CXXIII, al. CX, 5.

 

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quiconque le voulait (1) triomphait de cet homme si aimant et si humble, près de qui, mieux que tous, les petits savaient bien qu'ils ne seraient jamais éconduits: témoin l'heureuse enfant qui, désireuse d'entrer en relation épistolaire avec l'évêque, mais craignant de prendre l'initiative, reçut de lui la missive touchante qu'on peut lire en ses Œuvres (2). Resterait à montrer dans notre Saint l'initiateur de la vie monastique en Afrique romaine, par les monastères qu'il fonda et habita lui-même avant d'être évêque ; le législateur dont une simple lettre aux vierges d'Hippone (3) devenait la Règle où tant de serviteurs et de servantes de Dieu puiseraient jusqu'aux derniers temps la forme de leur vie religieuse; enfin, avec les clercs de son église vivant ainsi que lui de la vie commune dans la désappropriation absolue (4), l'exemplaire et la souche de la grande famille des Chanoines réguliers. Mais il nous faut abréger ces pages déjà longues, que complétera le récit de la sainte Liturgie.

 

 

1. Epist. CCXIII, al. CX, 5. —2. Epist. CCLXVI, al. CXXXII. Augustinus Florentinae puellae. — 3. Epist. CCXI, al. CIX. — 4. Sermones CCCLV, CCCLVI.

 

Lisons ce récit autorisé. Indépendamment delà fête présente, l'Eglise fait au cinq mai mémoire spéciale de la Conversion d'Augustin dans son Martyrologe.

 

Augustin, né à Thagaste (Souk-Arhas, en Algérie, à vingt-cinq lieues au  sud de Bône, l'ancienne Hippone) en Afrique, était de bonne famille. Enfant, la docilité sans égale de son esprit le rendit bientôt supérieur pour la science à tous ceux de son âge. A Carthage, où se passa une partie de sa jeunesse, il tomba dans l'hérésie des Manichéens. Rome le vit ensuite, puis Milan, où on l'envoya professer la rhétorique. Auditeur assidu de l'évêque Ambroise, il sentit naître en son âme un ardent désir de la foi catholique, et fut, à l'âge de trente-trois ans, baptisé par le saint. De retour en Afrique, la pureté de vie qui relevait son zèle religieux amena Valère, évêque d'Hippone et renommé pour sa sainteté, à l'ordonner prêtre. Il établit alors une famille de religieux dont il partageait la manière de  se  nourrir  et vêtir, et qu'il formait avec grand soin à la doctrine et à la vie apostoliques.  L'hérésie des Manichéens qui prenait vigueur attira ses attaques victorieuses, et il confondit Fortunat, l'un de leurs chefs.

 

Touché de cette piété d'Augustin,Valère en fit son coadjuteur dans la charge épiscopale. Nul ne le surpassait en retenue, en humilité ; lit et vêtement modestes, table frugale, repas toujours assaisonnés de lectures saintes ou de pieux entretiens. Telle était sa bonté pour les pauvres, que, s'il ne lui restait rien autre, il rompait les vases sacrés pour subvenir à leur indigence. Il évitait la conversation des femmes, la société même de sa sœur et de sa nièce, disant que si les proches parentes n'éveillaient pas de soupçons, celles qui viendraient les visiter le pouvaient faire. Il ne cessa point, à moins de maladie grave, de prêcher la parole de Dieu. Combattant sans relâche les hérétiques dans des conférences publiques ou par ses écrits, ne souffrant pas qu'ils prissent pied nulle part, il délivra presque entièrement l'Afrique des Manichéens, des Donatistes, des Pélagiens et autres sectaires.

 

Le nombre, la piété, la profondeur et l'éloquence de ses ouvrages ont grandement illustré la doctrine chrétienne; aussi fut-il un des premiers guides de ceux qui dans la suite travaillèrent à une exposition méthodique et raisonnée de la science théologique. Cependant les Vandales ravageaient l'Afrique, et il y avait déjà trois mois qu'ils assiégeaient Hippone, lorsque Augustin fut pris de la fièvre. Comprenant que la mort approchait, il fit placer devant lui les Psaumes de David qui expriment la pénitence, et il les lisait avec grande abondance de  larmes; nul en effet, avait-il coutume de dire, ne doit être assez présomptueux pour quitter la vie sans pénitence, n'eût-on conscience d'aucun péché. En présence donc des frères, qu'il avait exhortés à la charité, à la piété, à toutes les vertus, il passa au ciel, ayant gardé sa connaissance et continué de prier jusqu'à la fin, après soixante-seize ans de vie, et environ trente-six d'épiscopat. Son corps, porté d'abord en Sardaigne, fut ensuite racheté à grand prix par Luitprand, roi des Lombards, et transféré à Pavie,où on l'ensevelit avec honneur.

 

Quelle mort fut la vôtre, Augustin, sur l'humble couche où n'arrivaient à vous que nouvelles de désastres et de ruines! Livrée aux Barbares en punition de ces crimes innommés du vieux monde dont la nourricière de Rome avait eu sa si large part, l'Afrique, votre patrie, ne devait pas vous survivre. Avec Genséric, Arius triomphait sur cette terre qui pourtant, grâce à vous, parla vigueur de foi qu'elle avait retrouvée, allait encore, un siècle durant, donner d'admirables martyrs au Verbe consubstantiel. Rendue au monde romain par Bélisaire, Dieu sembla vouloir à cause d'eux lui ménager l'occasion de retrouver ses beaux jours ; mais l'impéritie byzantine, absorbée dans ses querelles théologiques et ses intrigues de palais, ne sut ni la relever, ni la garder contre une invasion plus funeste que n'avait été la première. Les flots débordants de l'infidélité musulmane eurent bientôt fait de tout stériliser, dessécher et flétrir.

 

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Enfin, après douze siècles, la Croix reparaît dans ces lieux où de tant d'Eglises florissantes le nom même a péri. Puisse la liberté qui lui est rendue devenir bientôt le triomphe ! Puisse la nation dont relève aujourd'hui votre sol natal se montrer fière de cet honneur nouveau, comprendre les obligations qui en résultent pour elle en face d'elle-même et du monde !

Durant cette longue nuit pesant sur la terre d'où vous étiez monté aux cieux, votre action cependant ne s'était pas ralentie. Par l'univers entier, vos ouvrages immortels éclairaient les intelligences, excitaient l'amour. Dans les basiliques desservies par vos imitateurs et fils, la splendeur du culte divin, la pompe des cérémonies, la perfection des mélodies saintes, maintenaient au cœur des peuples l'enthousiasme surnaturel qui s'était emparé du vôtre à l'instant heureux où, pour la première fois dans notre Occident, résonna sous la direction d'Ambroise le chant alternatif des Psaumes et des Hymnes sacrées (1). Dans tous les âges, aux eaux, sorties de vos fontaines (2), la vie parfaite se complut à renouveler sa jeunesse sous les mille formes que le double aspect delà charité, qui regarde Dieu et le prochain, lui demande de revêtir.

Illuminez toujours l'Eglise de vos incomparables rayons. Bénissez les multiples familles religieuses qui se réclament de votre illustre patronage. Aidez-nous tous, en obtenant pour nous l'esprit d'amour et de pénitence, de confiance et d'humilité qui sied si bien à l'âme rachetée; enseignez-nous l'infirmité de la nature et son indignité depuis la chute, mais aussi la bonté sans limites de notre

 

1. Aug. Confess. IX, VI, VII. — 2. Prov. V, 16.

 

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Dieu, la surabondance de sa rédemption, la toute-puissance de sa grâce. Que tous avec vous nous sachions non seulement reconnaître la vérité, mais loyalement et pratiquement dire à Dieu: « Vous nous avez faits pour vous, et notre cœur est inquiet jusqu'à ce qu'il se repose en vous (1). »

Saluons un saint personnage signalé par les plus anciens monuments de l'Eglise romaine (2) comme déjà en possession à ce jour d'un culte qui a traversé les siècles. Hermès, magistrat romain, rendit au Christ sous Trajan le témoignage du martyre. La crypte construite, moins d'un demi-siècle après la mort des Apôtres, pour recevoir ses restes précieux, est célèbre par la majesté de ses proportions et leur ampleur inusitée dans les cimetières souterrains. Ce fut sa sœur Théodora qui recueillit des mains de Balbina, fille du tribun Quirinus, les vénérables Chaînes du bienheureux Pierre.

 

ORAISON.

 

Dieu qui avez fortifié de la vertu de constance en sa passion le bienheureux Hermès, votre Martyr : accordez-nous qu'à son exemple, pour votre amour, nous méprisions les félicités du monde et ne redoutions aucune de ses disgrâces. Par Jésus-Christ.

 

1. Aug. Confess. I, 1.— 2. Calendarium Bucherii.

 

 

 

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