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Réponse et instruction de la Reine du ciel.
Instruction de la Reine du ciel.
Instruction de la Reine du ciel.
Note
de l'Éditeur
Ici
commence le tome II de l'édition de Paris 1857(Poussièlgue-Rusand)
CHAPITRE XXII. Comme sainte Anne accomplit dans ses couches ce qui était
ordonné par la loi de Moise, et comme Marie se comportait dans son enfance.
344. C'était un précepte de
la loi dans le douzième chapitre du Lévitique, que si la femme enfantait une
fille, elle fût tenue pour immonde pendant deux semaines , et qu'elle demeurât
soixante-six jours dans la purification de l'enfantement (où elle n'en devait
employer que trente-trois quand elle avait enfanté un mâle), et ayant accompli
ceux de sa purification, il lui était ordonné d'offrir en holocauste à la
porte du tabernacle un agneau d'un an pour les filles ou pour les mâles, et un
pigeonneau ou une tourterelle pour le péché, le consignant au prêtre, afin
qu'il l'offrît au Seigneur et priât pour elle, et qu'avec cela elle fût
purifiée. L'accouchement de la très-heureuse Anne fut aussi pur et aussi
privilégié qu'il était convenable à sa (2) divine fille, dont la pureté
rejaillissait sur la mère Bien qu'elle n'est pas besoin pour cette raison
d'aucune autre purification, elle satisfit pourtant à la loi, qu'elle
accomplit fort ponctuellement; ainsi cette mère, qui était exempte des charges
que la loi imposait touchant la purification, passa pour immonde aux yeux des
hommes.
345. Les soixante-six jours
de la purification étant passés, sainte Anne alla au temple tout enflammée
d'une divine ardeur, et portant elle-même sa très-bénie fille : elle se
présenta à la porte du tabernacle avec l'offrande que la loi exigeait, étant
accompagnée d'une multitude innombrable d'anges, et y eut quelque conférence
avec le souverain prêtre, le vénérable Siméon, qui, étant toujours fort assidu
au temple, reçut par privilège cette singulière faveur, que toutes les fois
que l'enfant Marie était présentée et offerte au Seigneur dans le temple, ce
fut eu sa présence et par son ministère : quoique le saint prêtre ne pénétrât
point dans toutes ces occasions la dignité de cette divine Reine, comme nous
le dirons dans la suite; mais il eut toujours de grands mouvements et de
fortes impulsions dans son âme que cette fille était très-grande aux yeux de
Dieu.
346. Sainte Anne lui offrit
l'agneau et la tourterelle avec les autres choses qu'elle portait, et le
conjura fort humblement et avec beaucoup d'ardeur de prier le Seigneur pour
elle et pour sa fille, afin que, s'il se trouvait en elles quelque défaut, il
le leur pardonnât. Sa divine Majesté n'eut rien à pardonner ni (3) en la fille
ni en la mère, auxquelles la grâce était si abondante; mais il trouva plutôt
des sujets de récompenses en leur profonde humilité, puisque, étant l'une et
l'autre très-saintes, elles se croyaient pécheresses et se présentaient comme
telles. Le saint prêtre reçut l'offrande, et en la recevant son âme fut
enflammée et éprise d'une joie extraordinaire, et d'une consolation sensible;
et, sans en comprendre la cause ni manifester ce qu'il ressentait, il dit en
lui même: Quelle nouveauté est celle-ci? Il pourrait bien être que ces femmes
fussent parentes du Messie, qui doit venir? Demeurant dans cette agréable
suspension, et pénétré de cette joie intérieure, il leur témoigna une grande
bienveillance. Et la sainte mère Anne entra alors avec sa très-sainte fille,
qu'elle avait entre ses bras, et l'offrit au Seigneur avec des larmes de
dévotion et de tendresse, comme étant la seule au monde qui connaissait le
trésor qu'on lui avait donné en dépôt.
347. Sainte Anne renouvela
alors le voeu qu'elle avait, déjà fait d'offrir au temple sa première-née,
lorsqu'elle serait arrivée à l'âge convenable : et étant illustrée dans ce
renouvellement de veau par une nouvelle grâce et une lumière spéciale du
Très-Haut, elle entendit alors une voix qui lui disait intérieurement
d'accomplir dans trois ans ce même voeu, de porter et d'offrir sa fille au
temple. Cette voix fut comme l'écho de là très-sainte Reine, qui toucha le
coeur dé Dieu, afin qu'il résonnât dans celui de sa mère: car elles ne furent
pas plutôt entrées dans le temple, que cette aimable enfant, voyant par ses
yeux corporels la (4) majesté et la grandeur de cet auguste temple consacré au
culte et à l'adoration de la Divinité, son esprit en reçut des effets
merveilleux, et elle aurait bien voulu s'y prosterner et en baiser le pavé,
pour y adorer le Seigneur avec plus de marques d'humilité. Mais, ne pouvant
pas effectuer par des actions extérieures ce quelle désirait, son affection
intérieure y suppléa en adorant et bénissant Dieu avec un amour le plus
sublime et un respect le plus profond qui se soient jamais trouvés ni qui se
trouveront en aucune pure créature : et parlant dans son coeur au Seigneur,
elle lui fit cette prière :
398.« Dieu très-élevé et
incompréhensible, mon Roi et mon Seigneur, digne de toute gloire, de
toute louange et de tout honneur, je vous adore dans ce saint
lieu, qui est votre temple; moi qui ne suis qu'une vile et abjecte
poussière, mais pourtant l'ouvrage de vos mains, je vous exalte et je vous
glorifie pour votre être et pour vos perfections infinies; je rends grâces,
autant que ma faiblesse me le peut permettre, à votre libérale bonté de
m'avoir accordé le bonheur de voir ce saint temple et cette maison
d'oraison où vos prophètes et mes anciens pères vous ont loué et béni,
et où votre miséricorde magnifique a opéré envers eux de si
grandes mer veilles et des mystères si profonds. Daignez, Seigneur, m'y
recevoir, afin que je puisse vous y servir au temps que votre sainte
volonté l'a dé terminé. »
349. Celle qui était la
Reine de tout l'univers fit (5) cette très-humble offrande en qualité de
servante du Seigneur; et, en témoignage de l'acceptation que le Très-Haut en
faisait, une très-claire lumière descendit du ciel d'une manière sensible sur
l'enfant et sur la mère, les remplissant de nouvelles splendeurs de grâce.
Alors il fut redit à sainte Anne qu'elle offrît sa fille en sa troisième année
dans le temple; parce que la grande complaisance que le Très-Haut en devait
recevoir ne permettait pas un plus long délai, non plus que l'ardente
affection et le désir extrême que la divine enfant avait de se consacrer
entièrement à sa Majesté. Les saints anges de sa garde, et une multitude
innombrable d'autres qui l'assistèrent à cette cérémonie, chantèrent de
très-douces louanges à l'auteur de tant de merveilles; mais il n'y eût, de
toutes les personnes qui s'y trouvaient, que notre auguste Princesse et sa
sainte mère Anne qui entendissent cette céleste musique, y apercevant
intérieurement et extérieurement ce qu'il y avait de spirituel et de sensible
qui l'accompagnait : le vénérable Siméon reconnut pourtant quelque chose de
cette lumière sensible. Après quoi sainte Anne s'en retourna chez elle,
enrichie de son trésor et des nouveaux dons du Très-Haut.
350. A la vue de toutes ces
merveilles, l'ancien serpent avait un désir ardent d'y découvrir la vérité;
mais le Seigneur la lui cacha, ne lui permettant d'y pénétrer que ce qu'il
avait déterminé pour sa plus grande gloire, afin que, détruisant toutes ses
vaines prétentions, il s'en servît comme d'instrument dans l'exécution de ses
justes et impénétrables jugements. (6) Cet ennemi de tout bien tirait
plusieurs conjectures sur les nouveautés qu'il découvrait dans la mère et dans
la fille. Mais voyant qu'elles portaient des offrandes au temple, qu'elles
observaient comme pécheresses ce que la loi commandait, et qu'elles
demandaient au prêtre qu'il priât pour elles, afin que le Seigneur leur
pardonnât; tout cela fut cause qu'il se méprit, et qu'il apaisa sa fureur dans
la créance que cette mère et cette fille étaient comprises sous son empire
comme les autres femmes, et que toutes étaient dans le même état, quoique les
unes fussent plus parfaites et plus saintes que les autres.
351. Notre auguste et
tendre Reine était traitée comme les autres enfants
de son âge. Sa nourriture était commune, quoique fort petite pour la quantité;
il en était de même de son sommeil, auquel il fallait la provoquer. Mais elle
n'était point fâcheuse, et ne pleura jamais par les petits chagrins des autres
enfants, ses larmes étant extrêmement douces et paisibles; elle pleurait et
sanglotait souvent (quoiqu'en Reine et en Maîtresse, et en la manière que la
tendresse de son âge le permettait) pour les péchés du monde, pour en obtenir
le remède, et pour la venue du Rédempteur des hommes, sana qu'on en découvrit
la cause merveilleuse. Son air était (même dans son enfance) ordinairement
joyeux, agréable, mêlé néanmoins de quelque sévérité, et l'on y découvrait une
rare majesté sans qu'il y eût jamais rien de puéril; elle recevait pourtant
dans de certaines rencontres les caresses qu'on lui faisait; mais à l'égard de
celles qui (7) n'étaient point de sa mère (étant par conséquent moins
réservées), elle en modérait ce qu'il y avait d'imparfait par une vertu
singulière et par le sérieux qu'elle témoignait. La prudente et vénérable mère
Anne traitait sa fille avec un soin Incomparable et avec des marques de
l'amour le plus tendre: son père Joachim L'aimait aussi d'une affection sainte
et paternelle, bien qu'il ignorât alors le mystère que sa fille renfermait; et
cette aimable enfant lui témoignait. une grande
amitié comme celle qui le connaissait déjà pour père et pour celui qui était
si fort aimé de Dieu. Et, quoi qu'elle en reçût plus de caresses que des
autres, Dieu inspira néanmoins dès lors et au père et à tous les.
autres un respect si extraordinaire et une si
grande pudeur pour celle qu'il avait choisie pour être sa Mère, que même la
sincère affection et l'amour de son père étaient toujours fort réservés et
modérés dans les démonstrations sensibles qu'elle en recevait.
352. La Reine enfant était
en toutes choses reconnaissante, très-parfaite et admirable. Et, bien qu'elle
passât dans son enfance par les lois communes de la nature, elles ne causèrent
pourtant aucun empêchement à la grâce, puisque, lors même qu'elle
dormait, . les actions
intérieures de l'amour et les autres effets de la même grâce, qui ne dépendent
point des sens extérieurs, ne cessaient point en elle et n'étaient nullement
interrompus. Et, quoique plusieurs autres âmes aient pu aussi recevoir cette
insigne faveur, le pouvoir divin nous en ayant donné divers exemples, il est
néanmoins très-certain que Dieu départit cette grâce (8) à celle qu'il avait
élue pour être sa Mère et la Reine de toutes les créatures, en un degré si
haut, que personne d'entre elles n'y pourra jamais arriver ni le concevoir,
Dieu parla à Samuel (1), à d'autres saints et à d'autres prophètes dans leur.
sommeil, et suscita à plusieurs des visions ou des
songes mystérieux (2), car il importe fort peu à son pouvoir, quand il veut
éclairer un entendement, que les sens extérieurs dorment d'un sommeil naturel
ou qu'ils soient suspendus par la force, qui les ravit dans l'extase, puisque
dans tous les deux ils cessent, et que l'esprit peut sans leur concours
entendre, agir et parler avec ses objets proportionnés. Ce privilège fut
perpétuel en notre Reine dès sa conception jusqu'à présent, et le sera pendant
toute l'éternité, son état n'étant point un état de voyagère dans ces grâces,
n'y ayant aucun intervalle, comme il y en a à l'égard des autres créatures.
Lorsqu'elle était seule ou qu'on la mettait dans son berceau pour dormir, ce
qu'elle ne faisait que fort sobrement, elle conférait sur les mystères et les
louanges du Très-Haut avec les saints anges de sa garde, et jouissait des
divines visions et des entretiens de sa Majesté Et, parce que ses
conversations avec les anges étaient très-fréqueutes, je dirai dans le
chapitre suivant en quelles manières ils se manifestaient à elles, et quelque
chose de leurs excellences.
353. Reine du ciel, Vierge
sainte, si vous écoutez comme mère pitoyable et comme ma charitable
(1) 1 Reg., III, 4. — (t) Gen., XXXVII, 5 et 6.
9
maîtresse,
mes ignorantes grossièretés sans vous en offenser, je proposerai à votre bonté
magnanime quelques doutes qui me sont venus sur ce chapitre. Que s'il se
trouve dans mon ignorance et dans ma trop grande hardiesse quelque manquement,
su lieu de me répondre, corrigez-moi, ma divine Princesse, par votre
miséricorde maternelle. Mon doute est, si vous sentiez en votre enfance la
nécessité et la faim que les autres enfants ressentent naturellement? Et
supposé que vous endurassiez ces peines, comment demandiez-vous les aliments
et les secours nécessaires, ayant une patience si admirable, pendant qu'aux
autres enfants les pleurs servent de langue et de paroles? J'ignore aussi si
les sujétions de cet âge étaient pénibles à votre Majesté, comme de vous
emmailloter et développer votre corps virginal, vous donner la nourriture
enfantine et autres choses semblables que tous les enfants reçoivent sans
avoir; pour les connaître, l'usage de la raison, dont vous étiez pourtant
douée, ma divine Dame, pour faire discerner tout ce qui vous arrivait? Car il
me semble presque impossible qu'il n'y eût quelque excès ou quelque manquement
en la manière, au temps, en la quantité et en d'autres
circonstances , vous y considérant dans votre enfance, très-grande en
sagesse, pour donner à toutes choses leur juste poids. Votre prudence céleste
vous y faisait conserver un maintien majestueux; votre âge, la nature et ses
lois exigeaient le nécessaire; et si pourtant vous ne le demandiez pas en
pleurant comme une enfant, ni en parlant comme une grande fille, ni l'on ne
pénétrait (10) pas vos pensées et l'on ne vous traitait point selon l'usage de
la raison que vous aviez, ni votre sainte mère ne le pouvait pas connaître, ni
toujours rencontrer son heure, ignorant le temps et la manière, ne pouvant non
plus servir votre Majesté en toutes choses. Tout cela me cause de
l'admiration, et me fait naître le désir de connaître les mystères que toutes
ces choses renferment.
Réponse et instruction de la Reine du ciel.
354. Ma fille, je réponds
fort agréablement à votre admiration. Il est vrai que j'eus la grâce et
l'usage de la raison dès le premier instant de ma conception, comme je vous
l'ai déjà si souvent fait. connaître, que j'ai
passé par les sujétions de l'enfance comme les autres enfants, et qu'on
m'éleva selon l'ordre commun de tous. Je fus sujette à la
faim , à la soif, au sommeil et aux autres peines corporelles, ayant
été soumise à ces accidents comme fille d'Adam; parce qu'il était juste que
j'imitasse mon très-saint Fils, qui reçut ces disettes et ces peines, afin
qu'il méritât par leur moyen et que je servisse d'exemple avec sa Majesté aux
autres mortels qui le devaient imiter. Comme je me réglais par la divine
grâce, je prenais la nourriture et le sommeil avec la discrétion requise, et
avec plus de (11) sobriété que les autres, n’en recevant que ce qui était
précis et nécessaire pour mon accroissement, et pour la conservation de ma vie
et de ma santé; parce que l'excès de ces choses n'est pas seulement contraire
à la vertu, mais il est aussi ennemi de la nature, qui en est altérée et
détruite. La faim et la soif m'étaient plus sensibles qu'aux autres enfants, à
cause de mon juste tempérament et de ma complexion délicate c'est pourquoi le
défaut de nourriture m'était plus dangereux; mais si on ne me la donnait pas
en son temps, ou qu'on y excédât, je prenais patience jusqu'à ce que
l'occasion se présent de la demander par quelque décente démonstration. Je me
passais aussi plus facilement du sommeil à cause de la liberté que j'avais
dans ma petite solitude, de voir les anges et de conférer avec eux des
mystères divins.
355. Je ne ressentais
aucune peine de me voir enveloppée, pressée et attachée dans mon maillot, mais
au contraire, une joie particulière à cause de la lumière que j'avais que le
Verbe incarné devait souffrir une mort très-honteuse et être ignominieusement
attaché. Lorsque j'étais seule dans cet âge, je me mettais en forme de croix,
priant à son imitation, parce que je savais que mon Bien-Aimé devait mourir en
elle, bien que j'ignorasse alors que le divin crucifié dût être mon Fils. Je
souffris toutes les incommodités qui m'arrivèrent durant toute ma vie, avec
résignation et avec joie, parce que je fus toujours intérieurement pénétrée
d'une considération, que je veux être inviolable et perpétuelle en vous, c'est
que vous (12) pesiez dans votre cœur et dans votre entendement les vérités
infaillibles que je contemplais et que je méditais , afin que vous fassiez le
discernement et le jugement solide de toutes choses, et que vous donniez à
chacune son juste prix, sans qu'il s'y trouve aucune tromperie ni injustice,
dans lesquelles les enfants d'Adam sont ordinairement plongés ; et je ne veux
point , ma fille, que vous soyez dans cet aveuglement.
356. Je ne fus pas plutôt
venue au monde, et je n'eus pas plutôt vu le jour, que je sentis les effets
des éléments , les influences des planètes et des astres, la terre qui me
recevait, les aliments qui me nourrissaient, et toutes les autres causes de la
vie. Je rendis des actions de grâces infinies à Celui qui en était l'auteur,
reconnaissant ces oeuvres pour un bienfait singulier qu'il me faisait, et non
point pour une obligation qu'il me dût. C'est pourquoi, lorsqu'il me manquait
ensuite quelque chose de celles dont j'avais besoin, je déclarais.et j'avouais
sans me troubler, au contraire avec une sensible joie, que l'on pratiquait à
mon égard ce qui était raisonnable, parce que tout ce que l'on me donnait
était par grâce, sans l'avoir mérité, et que l'on m'aurait fait justice de
m'en priver. Or sachez, ma fille, qu'en me faisant ce discours à moi-même, je
reconnaissais une vérité que la raison humaine ne peut nier ni ignorer; quel
est donc le jugement des hommes, lorsque manquant de quelque chose qu'ils
souhaitent avec plus de passion et qui leur est le plus souvent nuisible, ils
s'attristent et s'emportent les uns contre les autres, s'irritant même (13)
contre Dieu, comme s'ils en recevaient quelque tort?
Qu'ils s'interrogent
eux-mêmes, de quels. trésors et de quelles
richesses ils étaient en possession avant que de recevoir la vie. Quels
services rendirent-ils au Créateur afin qu'il la leur donnât? Et si le néant
ne pouvait acquérir autre chose que le néant, ni mériter l'être qu'on lui
donna dans ce même néant, quelle obligation de justice y a-t-il de lui
conserver ce qu'on lui a donné par grâce? Lorsque Dieu l'eut créé, ce ne fut
pas un bienfait que sa Majesté se fit à elle-même, mais au contraire il le fut
aussi grand pour la créature que l'étaient l'être et la fin pour laquelle on
le lui donnait. Et si en recevant l'être il contracta une dette qu'il ne
pourra jamais payer, qu'il dise le droit qu'il a maintenant, afin que lui
ayant donné l'être sans l'avoir mérité, l'on soit dans l'obligation de le lui
conserver après s'en être si souvent rendu indigne? D'où tirera-t-il le
contrat et la caution, afin que rien ne lui manque?
357. Que si avec le premier
mouvement et avec la première opération qu'il reçut en la création, il
contracta une dette qui l'obligea plus étroitement, comment ose-t-il demander
avec impatience ce second mouvement ou cette opération de la conservation? Et
si nonobstant tout cela la souveraine bonté du Créateur lui fournit
gratuitement le nécessaire, pourquoi se trouble-t-il, lorsque le superflu lui
manque? O ma fille! quel désordre si exécrable et
quel aveuglement si odieux est celui des mortels! Ils reçoivent ce que le
Seigneur leur donne par une pure. grâce sans le
(14) connaître et sans y satisfaire; ils s'inquiètent et s'enorgueillissent
sur ce qu'il leur refuse par justice et bien souvent par une grande
miséricorde, se le procurant même par des voies injustes et illicites, courant
ainsi avec précipitation après le dommage qui les suit. Par le seul premier
péché que l'homme commet en perdant Dieu, il perd aussi l'amitié de toutes les
créatures; et si le même Seigneur ne les retenait, elles s'uniraient toutes
pour venger son injure, et refuseraient à l'homme les opérations et les
secours par lesquels elles le conservent et lui donnent la vie. Le ciel le
priverait de sa lumière et de ses influences, le feu de sa chaleur, l'air lui
refuserait la respiration, et toutes les autres choses à leur manière en
feraient de même , parce qu'elles y seraient
obligées avec justice. Que l'homme donc, ingrat et abject, s'humilie, et qu'il
prenne garde de ne point thésoriser l'ire du Seigneur pour ce jour assuré des
grandes assises et des comptes universels, lorsque la terre refusera ses
fruits, les éléments leur doux accord et leur concours, et que toutes les
autres créatures s'armeront pour venger les injures qu'on aura faites au
Créateur (1), jour auquel toutes ses obligations lui paraîtront si
formidables.
358. Et vous, ma chère
amie, évitez une si noire ingratitude, reconnaissez
avec humilité que vous avez reçu l'être et la vie par grâce, et que c'est
aussi par grâce que Celui qui en est l'auteur vous la conserve;
(1) Sap., V, 18.
15
que vous
recevez gratuitement tous les autres bienfaits sans les avoir mérités, et
qu'en recevant` beaucoup et payant toujours moins, vous vous en rendez tous
les jours plus indigne, pendant que la libéralité du Très-Haut s'augmente à
votre égard, et que vos obligations s'augmentent par conséquent à l'égard de
sa Majesté (1). Je veux que vous fassiez continuellement cette considération,
afin qu'elle vous anime et vous excite à pratiquer plusieurs actes de vertus.
Si les créatures qui sont dépourvues de raison manquent à vous secourir dans
vos nécessités, je veux aussi que vous vous en réjouissiez au Seigneur, que
vous en rendiez, grâces à sa Majesté , et que vous les bénissiez de ce
qu'elles obéissent au Créateur. Et si les raisonnables vous persécutent,
aimez-les de tout votre coeur, les regardant comme les instruments de la
justice divine, afin qu'elle se satisfasse en quelque chose de ce que vous lui
devez. Et soyez persuadée que la miséricorde infinie se sert bien souvent des
afflictions, des adversités et des tribulations pour vous enflammer davantage
à son amour et pour vous consoler; car outre que vous les avez méritées par
vos péchés, elles servent d'ornement à votre âme, et bous sont comme des
joyaux fort précieux dont votre Époux vous enrichit.
359. Voilà la réponse à
votre doute: je vais vous donner maintenant l'instruction que je vous ai
promise à la fin de tous les chapitres. Considérez donc, ma
(1) Rom., II, 5.
16
fille,
avec quelle ponctualité ma sainte mère Anne accomplit le précepte de la loi du
Seigneur, à qui cette exactitude fut très-agréable. Vous la devez imiter en
cela, en observant inviolablement tout ce que votre règle et vos constitutions
vous ordonnent; car Dieu récompense libéralement. cette
fidélité, et se sent extrêmement offensé quand on le sert avec négligence. Je
fus conçue sans péché, c'est pourquoi il n'était pas nécessaire que j'allasse
trouver le prêtre , afin que le Seigneur me purifiât; ma mère n'était point
aussi dans cette nécessité, puisqu'elle, était fort sainte et sans péché. Nous
obéîmes néanmoins avec humilité à la loi , et par
cette soumission nous méritâmes de grands accroissements de vertus et de
grâce.. Le mépris que fon fait des lois justes et bien ordonnées, et la
dispense que l'on en donne à tout moment, font perdre le culte et la crainte
de Dieu, confondant et détruisant aussi le gouvernement humain. Prenez garde
de n'être point trop facile à la dispense des obligations de votre religion ni
pour vous ni pour les autres. Et lorsque la maladie ou quelque autre chose
juste et raisonnable le permettra, que ce soit avec discrétion et par le
conseil de votre confesseur, justifiant toujours votre conduite devant Dieu et
devant les hommes par la vertu de l'obéissance. Si vous vous trouvez
quelquefois fatiguée, ou que vos forces soient diminuées, ne relâchez point
sitôt de vos rigueurs, car Dieu vous les donnera selon votre foi; mais ne
donnez jamais aucune dispense à cause des occupations, préférez le plus
essentiel à ce qui l'est moins, (17) et le Créateur aux créatures; car en
qualité de supérieure vous aurez moins d'excuses, puisque dans l'observation
des lois, vous devez être la première par votre exemple; vous n'aurez jamais
pour vous de considérations humaines, quoique vous en ayez quelquefois pour
vos soeurs et pour vos inférieures. Et sachez, ma très-chère, que j'exige de
vous le bien le plus grand le plus parfait ; c'est pourquoi cette sévérité est
nécessaire; parce que l’étroite observation des préceptes est une dette que
l'on a contractée à l'égard de Dieu et des hommes. Que personne ne se flatte
d’avoir satisfait ce qu’il doit au Seigneur, s’il reste redevable envers son
prochain, auquel il doit encore le bon exemple en lui
évitant aucune occasion d’un véritable scandale. — Reine et maîtresse de tout
ce qui a été créé, je voudrais acquérir la pureté et la vertu des esprits
angéliques, afin que cette partie de moi-même qui appesantit l’âme fût plus
prompte à pratiquer ce que vous me marquez dans votre céleste instruction. Je
suis pesante à moi-même, mais je tâcherai ma divine Princesse, avec le secours
de votre intercession, et avec la faveur de la grâce du Très-Haut, d'obéir à
votre volonté et à la sienne avec promptitude et avec la plus forte affection
de mon coeur. Continuez-moi , Vierge sacrée, votre
protection et votre très-sainte et très-relevée instruction.
18
CHAPITRE XXIII. Des devises avec lesquelles les saints anges de la garde de la
très-sainte Marie se manifestaient à elle, et de leurs perfections.
360. Nous avons déjà dit
qu'il y eut mille anges destinés pour la garde de notre Reine, quoique les
autres personnes particulières n'en aient ordinairement qu'un. dais selon la
dignité de la très-auguste Marie, nous devons être persuadés que ses mille
anges la gardaient et l'assistaient avec encore bien plus de vigilance et de
soins que les autres anges ne gardent et n'assistent les âmes des personnes du
commun qui leur sont recommandées. Outre ce nombre de mille, qui étaient pour
sa garde ordinaire et les plus assidus, elle en avait dans de diverses,
occasions plusieurs autres à son service, principalement après qu'elle eut
conçu le Verbe incarné. J'ai dit aussi que Dieu fit le choix de ces mille
anges au commencement de la création de tous, de la justification des bons et
de la chute des méchants, lorsque après leur avoir proposé l'objet de la
Divinité comme voyageurs, la très-sainte humanité que le Verbe devait prendre,
et sa très-pure Mère, qu'à devaient reconnaître pour (19) leurs supérieurs,
leur furent aussi proposées et manifestées.
361. Lorsque j'ai parlé
ci-dessus de la punition des anges apostats et de la récompense des fidèles,:
dans laquelle le Seigneur garda la due proportion en sa très-juste équité,
j'ai dit qu'il Y eut dans cette récompense accidentelle quelque diversité
entre les saints anges, causée par les affections différentes qu'ils eurent
sur les mystères du Verbe incarné et de sa très-pure Mère, arrivant selon
l'ordre, de ces mêmes affections à la connaissance de ces mystères, avant et
après la chute des mauvais anges. Et le choix qu'on en fit pour accompagner et
pour servir la très-pure Marie et le Verbe incarné, est renfermé dans cette
récompense accidentelle aussi bien que la manière de se manifester en la forme
qu'ils prenaient, quand ils se rendaient visibles à notre grande Reine et
quand ils la servaient. Voilà ce que je prétends déclarer dans ce chapitre, en
avouant mon incapacité; car il est bien difficile de réduire à des
raisonnements et à des termes matériels les perfections et les opérations des
esprits intellectuels, et si fort élevés au-dessus de nos faibles conceptions.
Mais si je passais sous silence cet article, j'omettrais dans cette histoire
une grande partie des plus excellentes occupations que la Reine du ciel eut
dans le temps qu'elle fut voyageuse : parce qu'après les oeuvres qu'elle
exerçait envers le Seigneur et avec lui, la plus continuelle de ses
applications et ses plus fréquents entretiens étaient avec les, esprits
angéliques, ses (20) ministres : et si nous ne touchions cet illustre endroit,
le récit de cette très-sainte vie serait imparfait.
362. Supposant tout ce que
j'ai dit jusqu à présent touchant les ordres, les hiérarchies
et la différence de ces mille anges, je parlerai, ici de la forme en
laquelle apparaissaient à leur Reine et Maîtresse, réservant les apparitions
intellectuelles et imaginaires pour un autre chapitre, auquel je raconterai
expressément les manières des visions qu'avait notre auguste, Princesse. Les
neuf cents anges qui furent élus et pris d’entre les neuf choeurs, au nombre
de cent de chaque choeur, furent choisis et tirés d'entre ceux qui se
portèrent et se distinguèrent le plus en la vénération, en l'amour et en la
révérence admirable pour l'auguste Marie. Et lorsqu'ils lui apparaissaient,
ils avaient la forme de jeunes hommes d'une excellente et charmante beauté. Ce
merveilleux corps manifestait fort peu du terrestre, parce qu'il était très
pur et comme un cristal animé et rayonnant de cette heureuse lumière de
l'empyrée; de manière que les corps de ces princes célestes
ressemblaient à des corps glorieux et brillants de
gloire. Ils joignaient à cette beauté une gravité noble, un air majestueux et
un aimable Sérieux. Leurs vêtements étaient pompeux et magnifiques, enrichis
d'une agréable splendeur, semblables à un or émaillé et embelli des plus fines
couleurs, causant à la vue une admirable et très-belle variété; l'on
découvrait pourtant que toute cette parure on forme visible n'était point
proportionnée à l'attouchement, et que les mains n'y pouvaient rien discerner,
quoique la vue en aperçût les merveilles comme elle aperçoit les rayons
majestueux du soleil qui, entrant par nos
fenêtres, nous découvrent
les atomes ; la splendeur de ces anges était incomparablement plus agréable et
plus belle.
363. Outre ce brillant
Ornement, ils avaient sur leurs
têtes des couronnes de fleurs les plus exquises et les plus rares; qui
exhalaient des odeurs très douce, n’ayant rien de terrestre; mais elles
étaient toutes spirituelles et célestes. Ils portaient en leurs mains, des
palmes tissues de variété et de beauté, qui signifiaient les vertus que la
très-sainte Marie devait pratiquer, et les couronnes qu'elle devait acquérir
en un très haut degré de sainteté et de gloire ; ils semblaient les lui offrir
par avance d'une manière cachée, quoique avec des effets d'un enjouement
sensible. Ils portaient aussi en leurs poitrines de certaines devises, qui
avaient quelque rapport, à ces glorieuses marques des ordres militaires, et
qui signifiaient par des chiffres éclatants et mystérieux ces Mots : Marie,
Mère de Dieu, dont ces aimables princes célestes se tenaient fort glorifiés et
se servaient comme d'un de leurs plus beaux ornements ; mais ce merveilleux
secret ne fut manifesté à notre auguste Reine que dans l’instant
qu'elle
conçut le Verbe incarné.
364. La devise que ces
chiffres marquaient causait une singulière admiration à la vue par la
splendeur extraordinaire qui en
sortait, et qui se distinguait sur tout ce qui servait d'ornement et d'éclat
aux anges ses aspects et ses brillants, variaient aussi (21) d'une manière
très-agréable, cette variété nous signifiant la diversité des mystères et des
excellences que cette sainte Cité de Dieu renfermait. Elle contenait le titre
le plus auguste et la dignité 1a plus haute qu'une pure créature prit recevoir
: Marie, Mère de Dieu, parce qu'avec ce titre ils honoraient plus leur Reine
et la nôtre, et ils en étaient aussi eux-mêmes fort honorés, le portant comme
sa livrée et comme le prix que la dévotion et la vénération distinguée
qu'ils . eurent pour
celle qui fut digne d'être honorée de toutes les créatures, leur avaient
acquis. Heureuses mille fois celles qui mériteront le singulier retour de
l'amour de Marie et de son très-saint Fils!
365. Les effets que ces
princes célestes, aussi bien que leurs ornements, causaient à notre auguste
Marie, ne peuvent être exprimés que par elle seule. lis
lui manifestaient par des emblèmes mystérieux la grandeur de Dieu, ses
attributs et les faveurs qu'elle en avait reçues et qu'elle en recevait,
l'ayant créée, élue, enrichie et rendue bienheureuse par tant de dons du Ciel
et des trésors de la divine droite, ce qui la mouvait et l'enflammait dans de
très-grands embrasements de l'amour divin et de ses louanges. Toutes sortes de
vertus et de perfections croissaient en elle avec l'âge et avec ces heureux
événements; mais dans l'incarnation du Verbe elles eurent une bien plus grande
étendue, parce que ses anges lui expliquèrent les glorieux et mystérieux
chiffres qu'ils portaient, et dont l'intelligence avait été cachée jusqu'alors
à notre aimable Reine. Dans la connaissance qu'elle eut (28) de sa dignité et
des grandes obligations qu'elle avait à Dieu par la déclaration de ces
chiffres amoureux; l'on ne put assez dignement exagérer combien d'amour,
d'humilité et de tendres affections ces considérations .
causaient et excitaient dans le cœur candide de la
très-pure Marie, qui se connaissait incapable et indigne d'un mystère si
ineffable, et de cette si haute dignité de Mère de Dieu.
366. Les soixante-dix
séraphins d'entre les plus proches du trône de la Divinité qui assistaient
notre jeune Reine, furent de ceux qui se distinguèrent le plus en la dévotion
et en l'admiration de l'union hypostatique des deux natures, la divine et
l'humaine, en la personne du Verbe; parce qu'étant plus proches de Dieu par la
connaissance et par l'amour, ils désirèrent plus particulièrement et avec plus
de zèle que ce mystère s'opérât dans le sein d'une femme; la récompense de
leur gloire essentielle et accidentelle répondit à cette singulière et
distinguée affection. Et c'est à cette gloire accidentelle, dont je fais ici
mention, qu'appartient d'assister la très-sainte Marie, et aux mystères qui
s'opérèrent en elle.
367. Lorsque ces
soixante-dix séraphins se rendaient visibles, la divine Reine les voyait en la
même forme qu'Isaïe (1) en vit dans une vision imaginaire, ayant six ailes,
deux qui voilaient leur face; nous signifiant par cette humble figure
l'obscurité de leur entendement, pour pénétrer les mystères au service
(1) Isa., VI, 2.
24
desquels
ils étaient destinés, et, qu'étant prosternés devant la majesté et la grandeur
de leur Auteur, ils croyaient ces mystères et les découvraient à travers le
voile de l’obscure connaissance qu’ils en recevaient, et par cette même
connaissance ils exaltaient les saints et incompréhensibles jugements du
Très-Haut par des louanges éternelles. Deux autres, qui voilaient leurs pieds,
parties du corps les plus basses, et qui touchent la terre ; et en cela ils
signifiaient la Reine et Maîtresse du ciel, qui était d'une nature humaine et
terrestre; ils la voilaient pour marquer la vénération qu’ils lui portaient,
comme à la plus relevée de toutes les créatures, et à cause de son ineffable
dignité et de sa grandeur
immédiate à celle de Dieu et au-dessus de tout entendement créé; ils
couvraient aussi leurs pieds pour signifier que, quoiqu'ils fussent des
séraphins et si élevés en la gloire, leurs pas néanmoins ne pouvaient être
comparés à ceux de Marie, non plus qu’à ceux de sa dignité et de ses
excellences.
368. Ils volaient avec les
deux ailes qu'ils avaient à leur poitrine, ou ils étendaient ces deux mêmes
ailes, pour donner à entendre par là deux choses. L'une, le mouvement
continuel, ou le vol de leur amour pour Dieu, des louanges et du profond
respect qu'ils lui rendaient; l'autre; qu'ils découvraient, l’intérieur de
leur cœur à la très-sainte Marie, dans lequel elle découvrait comme dans un
miroir très pur les rayons de la Divinité; car il n'était pas convenable, ni
quasi possible, qu'elle lui fût si souvent manifestée en elle-même pendant
qu'elle était voyageuse. 25 C'est
pourquoi la très-heureuse, Trinité ordonna que sa Fille et son Epouse eût les
séraphins qui sont les créatures les plus proches de la Divinité afin que
cette grande Reine y vit représenté, comme dans une
vive image ce qu'elle ne pouvait pas toujours voir en son original.
369 .
La divine Épouse jouissait par ce moyen comme du portrait de son bien-aimé,
dans l’absence où elle en était en qualité de voyageuse, et, par la vue et les
conférences qu'elle avait, avec
ces ardents et suprêmes prince, elle était toute pénétrée des flammes de son
saint amour. La manière de communiquer avec eux, outre la sensible, était la
même qu’ils gardaient entre eux, les supérieurs illuminant les inférieur selon
leur ordre, comme j’ai dit ailleurs ; car bien que la Reine du ciel leur fût
supérieure et plus grande qu’eux tous en dignité et en grâce, néanmoins en la
nature, selon David (1), l’homme a été fait moindre que les anges, et l’ordre
commun d’illuminer et de recevoir ces influences divines suit la nature, et
non point la grâce.
370. Les autres douze
anges, qui sont ceux, des douze portes dont saint Jean a fait mention dans le
chapitre 21 de l’Apocalypse, comme j'ai dit ci-dessus, se distinguèrent en
amour et en louanges en voyant que
le Fils de Dieu s'incarnait pour être le Maître des hommes; pour converser
avec eux, pour les racheter, et pour leur ouvrir les portes du ciel par ses
(1) Ps VIII, 6
26
mérites,
sa très-sainte Mère étant coadjutrice de cet admirable mystère. Ces saints
anges s'arrêtèrent particulièrement à des oeuvres si merveilleuses, et aux
voies que Dieu devait enseigner, afin que les hommes arrivassent à la vie
éternelle, lesquelles étaient signifiées par les
douze portes qui répondent aux douze tribus. Pour récompense de cette
singulière dévotion, Dieu destina ces saints anges pour être témoins et comme
secrétaires des mystères de la Rédemption, et afin qu'ils coopérassent avec la
Reine du ciel au privilége d'être Mère de miséricorde et médiatrice de ceux
qui auraient recours à elle pour arriver à leur salut. C'est pourquoi j'ai dit
ci-dessus que notre auguste Reine se sert particulièrement de ces douze anges,
afin qu'ils protègent, illuminent et défendent ses dévots serviteurs dans
leurs besoins, singulièrement pour les retirer du péché lorsqu'ils invoquent
la très-sainte Vierge et qu'ils implorent leur protection.
371. Ces douze anges lui
apparaissaient corporellement, comme les premiers dont j'ai déjà parlé, si ce
n'est qu'ils portaient plusieurs couronnes et plusieurs palmes, qu'on
découvrait en quelque manière qu'ils réservaient pour les dévots de cette
divine Dame. Ils la servaient, et leur emploi particulier était de lui faire
connaître la charité ineffable du Seigneur envers le genre humain, l'excitant
à l'en louer et à le prier de l'exercer en faveur des hommes. Elle les
envoyait, pour cette charitable négociation, porter ces demandes devant le
trône du Père éternel; les (27)envoyant aussi pour inspirer et secourir ceux
qui l'invoquaient avec dévotion, ou ceux qu'elle voulais protéger et assister
dans leurs besoins, comme il arriva ensuite plusieurs fois aux apôtres,
qu'elle favorisait par le ministère des anges dans les persécutions et dans
les afflictions de la primitive Église; et jusqu'à présent ces douze anges
exercent le même emploi, quoiqu'ils soient dans le ciel, assistant les dévots
serviteurs de leur Reine aussi bien que la nôtre.
372 Les dix-huit anges, qui
restent pour accomplir le nombre de mille, furent de ceux qui se distinguèrent
en leur affection envers les travaux du Verbe incarné; c'est pourquoi ils
acquirent une très-grande gloire. Ces anges apparaissaient à la très-sainte
Marie avec une admirable beauté; ils étaient ornés de plusieurs devises de la
Passion et d'autres mystères de la Rédemption; ils avaient particulièrement à
leur poitrine une croix, et entre leurs bras une autre, l'une et l'autre d'une
beauté singulière, d'un éclat et d'une splendeur extraordinaire. Un si rare
ornement causait une grande admiration, des affections de compassion, et un
tendre souvenir en notre divine Reine sur ce que le Rédempteur du monde devait
souffrir, et l'excitait à rendre de ferventes actions de grâces et à
reconnaître les bienfaits que les hommes devaient recevoir par les mystères de
la Rédemption et par le rachat de leur captivité. La Princesse du ciel se
servait plusieurs fois de ces anges pour les envoyer faire diverses demandes
et (28) ambassades à son très-saint Fils pour le bien des âmes.
373. J’ai déclaré, sous ces
différentes formes et devises quelque chose des perfections et des opérations
de ces esprits célestes, mais la déclaration en a été fort médiocre en
comparaison de ce qu’ils contiennent véritablement : parce qu’ils sont des
rayons invisibles de la Divinité, très-agiles en leurs mouvements et en leurs
opérations, très-puissants en leur vertu, très-parfaits en leur connaissance ,
et en leur volonté ; ce qu’ils apprennent une fois en leur connaissance, et
sans y pouvoir rencontrer aucune erreur, immuables en leur nature et en leur
volonté ; ce qu’ils apprennent une fois, ils ne l’oublient jamais et ne le
perdent point de vue. Ils sont déjà remplis de grâce et de gloire sans danger
de les perdre : et, parce qu’ils sont incorporels et invisibles lorsque le
Très-Haut veut favoriser quelqu’un d’entre nous de leur présence sensible, ils
prennent un corps aérien, apparent et proportionné aux sens et à la fin pour
laquelle ils le prennent. Tous ces mille anges de la Reine Marie avaient été
choisis parmi les plus éminents de leur ordre : et cette supériorité consiste
principalement en la grâce et en la gloire. Ils assistèrent à la garde de
cette grande Reine , sans y jamais manquer, durant
le cours de sa très-sainte vie ; et ils jouissent maintenant dans le ciel
d’une joie accidentelle et fort singulière par sa présence et par sa
compagnie. Et, bien qu’elle se serve en particulier de quelques-uns d’entre
eux pour les envoyer, tous les mille néanmoins servent aussi dans de certaines
occasions pour ce ministère, selon la disposition de la divine Providence.
Instruction que la Reine du
ciel me donna.
374. Ma file, je veux vous partager l’instruction de ce chapitre en
trois articles. Le premier, que vous reconnaissiez par des louanges éternelles
et par de continuelles actions de grâces la faveur que Dieu vous a faite en
vous donnant des anges pour vous assister, vous enseigner, et vous conduire
dans vos tribulations et dans vos peines. Les hommes oublient ordinairement ce
bienfait par la plus noire de toutes les ingratitudes et par une très-lourde
grossièreté, sans faire réflexion que le Très-Haut, par un effet de sa divine
miséricorde et de son infinie bouté, a ordonné à ces princes célestes
d'assister, de garder et de défendre les autres créatures terrestres, remplies
de misères et de péchés, bien qu'ils soient d'une nature si spirituelle et si
fort au-dessus de la leur, et ornés de tant de gloire, de dignité et de beauté
: et par cet oubli ces malheureux ingrats se privent de plusieurs faveurs
qu'ils en recevraient, et provoquent l'indignation du Seigneur; mais pour
vous, ma très-chère fille, reconnaissez ce bienfait, et donnez-lui un juste et
fervent retour.
375. Le second article est
que voua portiez, en toutes sortes de temps et de lieux , un amour plein de
respect et de reconnaissance à ces esprits célestes, comme si vous les voyiez
de vos yeux corporels, afin (30)
que vous viviez, par ce moyen, dans cette modestie et circonspection qu'exige
la présence de ses nobles et saints courtisans; que vous ne vous hasardiez
point de faire en leur présence ce que vous ne voudriez pas faire en publie,
et que vous tâchiez de les imiter autant qu'il vous sera possible dans le
service du Seigneur, et de pratiquer fidèlement tout ce qu'ils demandent de
vous. Or, sachez qu'étant bienheureux comme ils le sont, ils voient toujours
la face de Dieu (1), et, lorsqu'ils vous regardent aussi, il n'est pas juste
qu'ils y aperçoivent rien d'indécent. Remerciez-les de ce qu'ils vous gardent,
vous défendent et vous protégent.
376. Enfin l'article
troisième est que vous soyez fort attentive à leurs inspirations et à leurs
avis, par lesquels ils vous meuvent et vous éclairent, pour conduire votre
entendement et votre volonté dans la pratique de toutes les vertus par le
souvenir du Très-Haut. Considérez combien de fois vous les avez appelés, et
qu'ils vous ont répondu; combien de fois vous les avez cherchés, et que vous
les avez trouvés; combien de fois vous leur avez demandé des nouvelles et des
marques de votre bien-aimé, et qu'ils vous les ont données; combien de fois
ils vous ont sollicitée d'aimer votre Époux, et reprise avec beaucoup de
douceur de vos nonchalances et de vos lâchetés; et lorsque, par vos tentations
et par vos faiblesses, vous avez perdu le pôle de la véritable lumière, ils
vous ont
(1) Matth., XVIII, 10
charitablement attendue, soufferte et désabusée, en vous remettant dans le droit chemin
des justifications du Seigneur et de ses témoignages. N'oubliez pas, ma chère
fille, les grandes obligations que vous avez à Dieu de vous avoir si souvent
favorisée par ses anges, et au-dessus même de plusieurs nations et générations
; tâchez donc d'être reconnaissante à votre Seigneur et aux anges ses
ministres.
CHAPITRE XXIV — Des saintes occupations et des exercices de la Reine du ciel
pendant les dix-huit premiers mois de son enfance.
377. Le silence nécessaire
des autres enfants dans leurs premières années, et -leur état engourdi et
bégayant, ne sachant ni ne pouvant parler, tout cela fut une vertu héroïque en
notre Reine naissante; car, comme les paroles sont des productions de
l'entendement et des indices. de la raison, que
l'auguste Marie eut très-parfaite dès l'instant de sa conception, si elle ne
parla pas dès sa naissance, ce n'est pas qu'elle ne pût le faire, mais c'est
quelle ne le voulut pas. Et quoique les forces naturelles manquent à tous les
enfants pour ouvrir la bouche, pour remuer leur tendre
32
langue
et pour prononcer les paroles, ce défaut ne se trouva point néanmoins dans
l’enfance de Marie, parce que sa constitution était plus robuste, et que, si
elle eût voulu se servir de l’empire et du domaine qu’elle avait sur toutes
les créatures, toutes ses puissances et ses propres organes auraient obéi à sa
volonté. C'est pourquoi le silence fut une très grande vertu et une très
particulière perfection en elle, cachant par son moyen et avec beaucoup de
prudence la science aussi bien que la grâce, et évitant l'admiration qu'on
aurait eue d'ouïr parler un enfant qui ne faisait que de naître. Que si c'est
un sujet d'admiration d'entendre parler quelqu'un qui est dans une
impossibilité naturelle de le faire, je doute fort s’il ne fut pas plus
admirable de voir dans le silence pendant dix-huit mois Celle qui pouvait
parier; en naissant.
378. Ce fut par une
disposition du Très-Haut que notre jeune Maîtresse garda le silence durant le
temps que les autres enfants ne peuvent pas ordinairement parler. Elle se
dispensa seulement de cette loi envers les saints anges de sa garde, ou
lorsque dans sa solitude elle priait vocalement le Seigneur; car, quand il
fallait qu'elle parlât à Dieu, auteur de ce bienfait, et avec les auges ses
envoyés, lorsqu'ils conversaient visiblement avec elle, la raison qui
l'obligeait de se taire avec les hommes n’avait aucun lieu dans cette
occasion; au contraire, il était à propos qu'elle priât et conversât alors
d'une voix articulée, puisque, n'ayant aucun empêchement en cette puissance,
les organes qui la contenaient ne devaient pas être si longtemps
33
oisifs.
Sa sainte mère Anne fut même comprise parmi ceux qui n'eurent pas le bonheur
de l'ouïr parler en cet âge, et elle n'eut aucune connaissance aussi que sa
sainte fille eût le pouvoir de le faire; et par là l'on comprend mieux que ce
fut une vertu qu'elle pratiqua en se taisant durant ces premiers dix-huit mois
de son enfance. Pendant ce temps-là, et lorsque sa sainte mère le jugea à
propos, elle délia les mains à sa fille Marie, qui ne les eut pas plutôt en
liberté qu'elle prit celles de son père et de sa mère, et les leur baisa avec
une grande soumission et un très-profond respect: elle continua cette sainte
pratique durant toute leur vie, leur demandant par quelques démonstrations,
dans cet âge si tendre, leur bénédiction, et, pour en obtenir ce qu'elle
souhaitait, elle adressait sa demande tacite au coeur de ses saints parents,
ne voulant pas se faire entendre autrement. L'amour, le respect et
l'obéissance qu'elle leur portait furent si grands, qu'elle n'y manqua jamais
d'un seul point; elle ne leur donna non plus aucun chagrin ni aucune peine,
parce quelle connaissait leurs pensées et prévenait leur volonté.
379. Elle était conduite en
toutes ses actions et dans tous ses mouvements par le Saint-Esprit, de façon
que tout ce qu'elle opérait était très-parfait: et en le pratiquant elle ne
satisfaisait point néanmoins son très.ardent amour, car elle renouvelait
continuellement ses ferventes affections pour tâcher d'acquérir de plus
grandes grâces et de plus riches dons. Les révélations divines et les visions
intellectuelles étaient fort fréquentes en notre jeune Reine, le Très-Haut
l'assistant
34
toujours
de sa protection. Et lorsque sa Providence suspendait pour elle quelquefois
certaines visions ou intelligences, elle s'occupait alors à d'autres, parce
que la claire vision de la Divinité (dont j'ai fait mention ci-dessus, en
racontant comment les anges l'enlevèrent dans le ciel aussitôt qu'elle fut
née) lui laissa de merveilleuses espèces de ce qu'elle avait connu; et dès
lors, comme elle sortit de cet heureux cellier ornée et enrichie de charité
(1), son coeur en fut si amoureusement pénétré, qu'en s'appliquant à celte
contemplation elle en était toute embrasée; et comme son corps était tendre et
faible, et son amour aussi fort que la mort (2), cet amour lui causait des
douleurs inconcevables dont elle serait morte, si le Très-Haut ne l'eut
fortifiée et ne lui eût conservé la vie par un miracle de sa toute-puissance.
Néanmoins le Seigneur permettait plusieurs fois que ce très-pur et tendre
corps tombât dans de grandes défaillances par la violence de l'amour, et que
les anges la soutinssent et la soulageassent, afin d'accomplir ce qui est dit
de l'Épouse Fulcite me floribus, quia aurore langueo (3) : Appuyez-moi
par des fleurs, car je languis d'amour. Ce fut un très-noble genre de martyre
qui se réitéra une infinité de fois en notre divine Princesse, par lequel elle
surpassa tous les martyrs en mérite aussi bien qu'en douleur: 380.
La peine de l'amour est si douce et si désirable, que plus le sujet qui la
cause en est digne, plus
(1) Cant. II, 4. — (2)
35
la
personne qui la ressent souhaite qu'on lui en:parle, prétendant guérir sa
plaie en la renouvelant. Cette très-agréable tromperie entretient une âme
entre une vie pénible et une douce mort. C'est ce qui arrivait à notre aimable
enfant lorsqu'elle parlait avec ses anges de son bien-aimé; car elle les
interrogeait plusieurs fois et leur disait ; « Ministres et envoyés de mon
Seigneur, très-beaux ouvrages de ses mains, étincelles de ce feu divin
qui embrase mon coeur, puisque vous jouissez sans voile et sans énigme
de sa beauté éternelle, donnez-moi quelques nouvelles de mon a
bien-aimé; dites-moi quelles sont les inclinations de Celui pour qui je
soupire. Avertissez-moi si par malheur je ne lui aurais point déplu;
apprenez-moi ce qu'il désire et ce qu'il demande de moi, et ne
tardez pas de soulager ma peine, car je languis d'amour. »
381. Sur quoi ces esprits
suprêmes lui répondaient : « Très-chaste Épouse du Très-Haut, votre bien-aimé
est le seul qui est seul par lui-même; il n'a besoin de personne, et tous ont
besoin de lui. Il est infini en ses perfections, immense en ses
grandeurs, sans limite en pouvoir, sans borne en sagesse, sans mesure en
bonté; c'est lui qui a donné le principe à tout ce qui est créé, sans en avoir
aucun; c'est lui qui gouverne le monde sans se fatiguer, qui le conserve
quoiqu'il n'en ait nul besoin; qui orne toutes les créatures de beauté,
sans qu'aucune puisse comprendre la sienne, et qui rend par elle bienheureux
tous ceux qui arrivent à la contempler face à face.
36
Toutes
les perfections de votre Époux sont infinies, divine Princesse; elles
surpassent notre entendement, et ses très-hauts jugements sont impénétrables à
la créature. »
382. La très-sainte Marie
passait son enfance en ces entretiens et en plusieurs autres que toutes nôs
connaissances ensemble ne peuvent pénétrer, tant avec ses anges qu'avec le
Très-Haut, en qui elle était toute transformée. Comme il s'ensuivait de lit
que la ferveur et les véhéments désirs qu'elle avait de voir le souverain
bien, qu'elle aimait au-dessus de toutes nos expressions, s'augmentaient, elle
était plusieurs fois enlevée corporellement par la volonté du Seigneur et par
le ministère des anges dans le ciel empyrée, où elle jouissait de la présence
de la Divinité; la voyant quelquefois clairement, et d'autres fois seulement
par des espèces infuses, mais très-relevées et très-claires dans cette sorte
de vision. Elle y connaissait aussi clairement et intuitivement les anges,
leurs degrés de gloire, leurs ordres, leurs hiérarchies, et découvrait
d'autres grands mystères et secrets dans cette
insigne faveur. Cette grâce lui étant très-souvent accordée, elle acquit par
ces fréquentes visions de la gloire et de la divinité, et par les actes des
vertus éminentes qu'elle pratiquait, une si grande et si ardente habitude
d'amour de Dieu, qu'elle paraissait plutôt divine qu'humaine : il n'y avait
aussi qu'elle seule qui pût être capable de
cette admirable faveur et de tant d'autres qui l'accompagnaient; la
nature mortelle de notre aimable Reine ne les aurait pas même pu recevoir sans
37
mourir,
si elle n'eut été fortifiée et conservée par un miracle de la toute-puissance.
383. Quand elle était
obligée de recevoir dans cette enfance quelque secours et quelque bienfait de
ses parents ou de quelque autre créature, elle les recevait toujours avec une
humilité et une reconnaissance intérieure , et
priait le Seigneur de récompenser le bien qu'on lui faisait pour son amour.
Bien qu'elle fût en un si haut degré de sainteté, et remplie de la divine
lumière du Seigneur et de ses mystères, elle se croyait néanmoins la moindre
des créatures; et, par cet humble sentiment qu'elle avait d'elle-même, elle se
mettait au dernier rang de toutes; se réputant encore indigne des aliments
qu'elle prenait pour conserver sa vie naturelle, toute Reine et Maîtresse de
l'univers qu'elle était.
Instruction de la Reine du ciel.
384. Ma fille, celui qui
reçoit le plus, doit s'estimer le plus pauvre, parce que ses dettes sont plus
grandes; et si tous ont sujet de s'humilier, parce qu'ils ne sont rien
d'eux-mêmes, qu'ils ne peuvent rien et qu'ils ne possèdent rien; pour cette
même raison , celui qui n'est que poussière, et que
la puissante main du Très-Haut n'a pas laissé d'élever, se doit
38
abaisser
davantage vers son centre, puisque n'étant par lui-même et en lui-même que
néant, il se trouve plus obligé et plus endetté de ce qu'il reçoit, ne le
pouvant point satisfaire de son propre fonds. Que la.
créature connaisse donc ce qu'elle est, puisqu'il n'en est aucune qui
puisse dire : Je me suis faite moi-même, je me conserve par mon pouvoir, je
puis prolonger ma vie et m'empocher de mourir. Puisque tous les êtres et leur
conservation dépendent de la main du Seigneur, qu'on s'anéantisse donc en sa
présence ; et vous , ma très-chère fille, profitez
de ces avis.
385. Je veux aussi que vous
estimiez comme un très-grand trésor la vertu du silence, que je commençai de
garder fort religieusement dès ma naissance, parce que je connus dans le
Seigneur toutes les vertus par la lumière que je reçus de sa main
toute-puissante, et je m'attachai à celle-ci avec beaucoup d'affection , me
proposant de l'avoir, pour ma fidèle compagne et pour ma bonne amie durant
toute ma vie; c'est pourquoi je l'ai pratiquée avec une exactitude inviolable,
quoique j'eusse pu parler dès le premier moment que je vins au monde. Les
paroles démesurées et indiscrètes sont des couteaux à deux tranchants, qui
blessent celui qui parle aussi bien que celui qui écoute, et l'un et l'autre
détruisent la charité ou pour le moins l'empochent, et servent aussi
d'obstacle à toutes les vertus. Vous comprendrez par là, ma fille, combien
Dieu est, offensé par le vice d'une langue effrénée et inconsidérée, et avec
combien de justice il éloigne son esprit et sa présence du
39
murmure
et des folles conversations, où dans la multitude des paroles il n'est pas
possible d'éviter de très-grands péchés. On, peut seulement parler avec sûreté
à Dieu et à ses saints, et cet entretien doit être encore avec une grande
circonspection. Mais avec les créatures il est fort difficile de conserver ce
milieu, où consiste la perfection, sans passer du juste et du nécessaire dans
l'injuste et le superflu (1).
386. Le remède qui vous
préservera de ce danger, est de pencher toujours vers l'extrémité contraire,
excédant plutôt en silence, parce que le milieu prudent de parler se trouve
plus proche de se taire beaucoup, que de parler avec excès: Sachez, ma
fille,,que vous ne pouvez aller à la recherche des conversations volontaires
des créatures, sans tourner le dos à Dieu et sans le chasser de votre
intérieur; c'est pourquoi gardez-vous bien de pratiquer envers votre Seigneur,
et le Seigneur de tous, ce que vous ne feriez pas sans honte et sans une
notable marque d'incivilité avec vos semblables. Eloignez donc vos oreilles de
ces entretiens trompeurs, qui vous peuvent porter à dire ce que vous devez
taire; car il n'est pas juste que vous parliez plus que ce que vous commande
votre Maître et votre Seigneur. Soyez attentive à sa sainte loi, qu'il a
écrite et gravée dans votre coeur avec une main si libérale; écoutez ici la
voix de votre Pasteur, et répondez à lui seul. Je veux vous avertir aussi que,
si vous devez être ma disciple et mon associée, vous
(1)
Prov., I, 19.
40
devez
vous distinguer singulièrement en cette vertu du silence. Parlez peu, et
taisez beaucoup de choses; gravez maintenant cet avis dans votre coeur, et
affectionnez-vous toujours plus à cette vertu; car je veux en premier lieu
établir en vous ce fondement et cette affection ,
et ensuite je vous enseignerai la manière de parler.
387. Je ne vous défends
point de parler, lorsqu'il faudra que vous repreniez et consoliez vos filles
et vos inférieures. Parlez aussi avec ceux qui vous peuvent donner des
nouvelles et vous entretenir de votre Bien-Aimé, et qui vous renouvellent et
vous enflamment en son divin amour; car par ces entretiens vous acquerrez le
silence tant désiré et si avantageux à votre âme, puisqu'ils vous causeront de
l'horreur et du dégoût pour les conversations humaines, en vous laissant dans
une sainte intention de ne parler que du seul bien éternel que vous désirez;
et par la force de l'amour qui vous transformera en votre Bien-Aimé, cette
agitation funeste des passions se dissipera , et alors vous éprouverez quelque
chose de ce doux martyre que j'endurais, lorsque je me plaignais du corps et
de la vie, parce qu'ils me semblaient de cruelles prisons qui empochaient mon
vol, sans pouvoir pourtant arrêter mon amour. O ma chère fille, oubliez et
ensevelissez tout ce qui est terrestre dans le secret de votre silence, et
suivez-moi de toutes vos forces et de toutes vos ardeurs, afin que vous
arriviez dans l'état où votre Époux vous désire, et dans lequel vous puissiez
avoir cette consolation d'entendre ce qui charmait
41
les
douleurs de mon amour : « Disposez, ma très-chère colombe, votre cœur à
recevoir cette douce peine, car le mien est blessé de votre a amour.
n C'est ce que le Seigneur me disait, et ce que
vous avez oui plusieurs fois, parce que sa Majesté parle dans la solitude et
dans le secret.
CHAPITRE XXV. Comme la très-sainte Marie commença de parler après ces dix-huit
mois, et de ses occupations jusqu'à ce qu'elle fût au temple.
388. Le temps convenable
arriva auquel le pieux silence de la très-pure Marie se devait entièrement
rompre, et auquel nous devions ouïr en notre terre la voix de cette divine
tourterelle (1), qui devait être la très-fidèle avant-courrière du printemps
de la grâce. Mais avant que de recevoir la permission du Seigneur de commencer
à parler avec les hommes (qui fut au dix-huitième mois de sa plus tendre
enfance), elle eut une vision intellectuelle de la Divinité, qui ne fut point
intuitive, mais par des espèces, en laquelle vision, celles qu'elle avait
reçues autrefois lui furent
(1)
Cant., II, 12.
42
renouvelées,
y recevant aussi un accroissement de dons, de grâces et de faveurs. Il se
passa encore dans cette divine vision entre la sainte enfant et le souverain
Seigneur, un très-doux entretien que j'entreprends avec crainte de raconter
par des expressions faibles et grossières.
389. Notre aimable Reine
dit à sa divine Majesté Très-haut Seigneur et Dieu incompréhensible,
coin ment favorisez-vous tant la plus inutile et la plus chétive de vos
créatures? Comment votre grandeur s'abaisse-t-elle avec tant de bonté
vers sa servante incapable de retour? Le Très-Haut daigne regarder son
esclave? Le Puissant enrichit la misérable? Le Saint des saints se familiarise
avec la poussière? « Moi, Seigneur, qui suis la plus petite d'entre toutes vos
créatures, et celle qui mérite le moins vos faveurs, comment paraîtrai-je en
votre divine présence? Que peut-il y avoir en moi qui puisse me donner le
moyen de m'acquitter de ce que je vous dois? Que puis-je avoir, Seigneur, qui
ne vous appartienne, puisque c'est de vous que je tiens l'être, la vie et le
mouvement? Mais je me réjouirai, mon Bien-Aimé, que tout le bien soit
vôtre , et que la créature n'en ait point d'autre
que vous-même, et que ce soit votre propre inclination, aussi bien que votre
gloire, d'élever ce qui est le plus bas, de, favoriser ce qui est le plus
inutile, et de donner l'être au néant; afin que votre magnificence en soit
plus connue et plus exaltée. »
390. Le Seigneur lui
répondit et lui dit : « Mes
43
yeux ont
découvert vos grâces, ma très-chère colombe, et vous les avez trouvées en ma
présence; vous êtes mon amie et mon élue en mes délices. Je veux vous faire
connaître ce qui me sera en vous le plus agréable et de mon bon plaisir.
» Ces discours du Seigneur renouvelaient par la force de l'amour les plaies et
les défaillances du tendre mais toujours fort et robuste coeur de notre jeune
Reine; et le Très-Haut poursuivant dans ses complaisances, lui dit ; « Je suis
le Dieu des miséricordes, et j'aime d'un amour immense les mortels, et parmi
le grand nombre des ingrats qui m'ont outragé par leurs péchés, je rencontre
pourtant des justes et des amis qui m'ont servi et me servent avec fidélité et
avec amour. C'est pourquoi j'ai résolu de les secourir, en leur envoyant mon
Fils unique, afin qu'ils ne soient pas si longtemps privés de ma gloire, ni
moi de son éternelle louange. »
391. A quoi la très-sainte
enfant Marie répondit Très-haut Seigneur et puissant Roi, les créatures
sont à vous, et la puissance vous appartient; vous êtes le seul saint et Celui
qui régit souverainement tout ce qui est créé: que votre même bonté vous
excite d'avancer les pas de votre Fils unique pour la rédemption des enfants
d'Adam. Que cet heureux jour, tant désiré de mes anciens pères arrive,
et que les mortels ne tardent point de voir votre a salutaire éternel. Eh !
pourquoi, mon aimable a Maître, étant, comme vous
êtes, un si pitoyable a, Père de miséricorde, retardez-vous tant celle que
44
vos
enfants affligés et captifs attendent avec tant de besoins? Que si
ma vie leur peut être de quelque utilité, je vous l'offre, Seigneur, et
je suis prête à la donner pour eux. »
392. Le Très-Haut lui
ordonna avec une grande bienveillance qu'elle commençât de lui demander
plusieurs fois chaque jour l'avancement de l'incarnation du Verbe éternel et
le remède de tout le genre humain, et qu'elle pleurât les péchés des hommes
qui retardaient leur salut et leur réparation. Il lui déclara ensuite qu'il
était déjà temps qu'elle fit agir tous ses sens, et qu'il fallait pour sa plus
grande gloire qu'elle parlât avec les créatures humaines. Avant que d'exécuter
cet ordre, la sainte enfant dit à sa divine Majesté :
393.« Très-haut Seigneur
d'une grandeur incompréhensible, comment celle qui n'est que poussière
et la moindre de toutes les créatures qui sont nées, osera-t-elle
traiter de mystères si cachés et si sublimes, et que votre coeur estime
d'un prix infini? Comment vous pourra-t-elle obliger de les opérer?
et que peut mériter de vous une créature qui
ne vous a rendu encore aucun service? Mais j'espère, mon Bien-Aimé, que vous
vous y tiendrez obligé par la même nécessité; c'est pourquoi la malade
cherchera la santé, l'altérée désirera les
a
fontaines de votre miséricorde et obéira à votre divine volonté. Et si vous
ordonnez, Seigneur, que je délie mes lèvres pour converser et parler avec
d'autres que vous, qui êtes tout mon bien et mon
45
unique
désir, ayez, je vous supplie, égard à ma fragilité et au danger auquel
je m'expose; car il est bien difficile à la créature raisonnable de ne
pas excéder en paroles; je me tairais volontiers toute ma vie pour
éviter ce danger, si c'était votre bon plaisir, et pour ne pas me mettre
au hasard de vous perdre; car si ce malheur m'arrivait, il me serait
impossible de survivre un moment à cette perte. »
394. Ce fut la réponse que
la très-sainte enfant Marie fit dans la crainte où elle était touchant le
nouveau et dangereux mystère de parler qu'on lui ordonnait; et si elle eût
consulté sa propre volonté, elle aurait souhaité (si Dieu l'eût voulu
permettre), de garder un silence inviolable durant toute sa vie. C'est une
grande confusion, aussi bien qu'un grand exemple pour l'imprudence des
mortels, que celle qui ne pouvait pécher en parlant, craignit si fort le péril
de la langue, pendant que nous, qui ne pouvons parler qu'en péchant, nous
tourmentons et mourons d'envie de le faire ! Mais, très-douce et très-aimable
enfant et Reine de toutes les créatures, comment voulez-vous vous abstenir de
parler? Vous ne prenez pas garde, ma divine Princesse, que votre silence
serait la ruine du monde, la tristesse du ciel, et même, selon notre faible
manière de concevoir, il ferait un grand vide pour la très-sainte Trinité?
Ignorez-vous que par cette seule réponse que vous devez faire au saint
Archange, Fiat mihi, etc. (1), vous donnerez cette
(1) Luc., I, 38.
46
agréable
plénitude à. tout ce qui a l'être : au Père éternel une fille, au Fils éternel
une Mère, et au Saint-Esprit une Épouse; la réparation aux anges, le remède
aux hommes, la gloire aux cieux , la paix à la terre , une avocate su monde,
la santé aux malades et la vie aux morts, et que vous accomplirez aussi la
volonté et le bon plaisir de tout ce que Dieu peut vouloir hors de lui-même.
Or, si le plus grand ouvrage du pouvoir infini dépend de votre seule parole,
coin, ment prétendez-vous, mon auguste Maîtresse, vous taire, vous qui devez
si bien parler? Parlez, parlez donc, aimable enfant, et que votre voix
s'entende par toute l'étendue de l'univers.
395. Le Très-Haut agréa
fort la très-prudente précaution de son Épouse, et son coeur fut nouvellement
blessé par l'amoureuse crainte de notre incomparable enfant. La très-sainte
Trinité étant comme satisfaite de sa bien-aimée, et comme conférant en
elle-même sur sa demande, les trois personnes divines se servirent de ces
paroles des Cantiques : Notre soeur est petite et n'a point de mamelles,
que ferons-nous à notre soeur au jour qu'elle parlera? Puisqu'elle est un mur
invincible, construisons-lui des tours d'un argent le plus pur. « Vous
êtes petite à vos yeux, notre chère soeur, mais vous êtes grande et le
serez toujours aux nôtres. Dans ce mépris de vous-même vous avez
blasé notre cœur par un de vos cheveux. Vous vous estimez petite, et
c'est ce qui redouble notre
(1) Cant., VIII, 8 et 9
47
amour
pour vous. Vous n'avez point de mamelles pour nourrir par vos paroles
(1); mais aussi vous n'êtes pas une femme par la loi du péché, auquel je
n'ai pas voulu vous comprendre, ni ne prétends que vous soyez comprise.
Vous vous êtes humiliée bien que vous fussiez grande au-dessus de toutes
les créatures, vous craignez étant assurée, et vous prévoyez le danger
qui ne pourra pas vous nuire. Que ferons-nous envers notre soeur le jour
qu'elle ouvrira par notre volonté ses lèvres pour nous bénir,
pendant que les mortels ouvrent les leurs pour blasphémer notre saint nom? Que
ferons-nous pour célébrer un jour aussi solennel que l'est celui
auquel elle doit parler? Comment récompenserons nous cette si humble
précaution de Celle qui fut toujours agréable à nos yeux? Son silence
fut doux, et sa voix sera très-douce à nos oreilles. Puisqu'elle
est une forte muraille pour avoir été bâtie par la vertu de notre grâce,
et cimentée par la puissance de notre bras, construisons sur une telle
forteresse de nouveaux boulevards d'argent, ajoutons de nouveaux
dons aux passés, et qu'ils soient d'argent, afin qu'elle en soit plus
enrichie et plus précieuse, a et que ses paroles, quand elle devra parler,
soient très-pures, très-polies et très-harmonieuses à nos oreilles
(2); versons dans sa bouche notre grâce, et que notre puissante
protection l'accompagne par tout. »
(1) Cant., IV, 9. — (2) Ps. XLIV, 3.
48
396. Dans le même temps que
cette conférence se passait, selon notre manière de parler, entre les trois
personnes divines, nôtre jeune Reine fut animée et consolée touchant les
peines qu'elle avait sur ce qu'elle devait commencer de parler : car le
Seigneur lui promit de régler ses paroles et de lui être toujours présent,
afin que tout ce qu'elle dirait lui fût agréable et pour son service. Après
quoi elle demanda à sa divine Majesté une permission et une bénédiction
nouvelle pour ouvrir ses lèvres pleines de grâce. Comme elle était
très-prudente en toutes choses, elle adressa ses premières paroles à saint
Joachim et à sainte Anne pour leur demander leur bénédiction, les
reconnaissant pour ceux qui lui avaient donné, après Dieu, l'être qu'elle
avait. Son père et sa mère eurent le bonheur et la consolation d'ouïr sa douce
voix, et de voir en même temps qu'elle commençait de marcher toute seule; et
la bienheureuse mère Anne, la prenant avec une grande joie entre ses bras, lui
dit ; « Ma chère fille et mon plus tendre amour, que ce soit à la bonne heure
et pour la gloire du Très-Haut que nous entendions votre voix et vos
paroles, et que vous commenciez aussi de marcher pour son plus
grand service. Que vos paroles soient mesurées et d'un grand poids, et
que tous vos pas soient droits et consacrés au service et à l'honneur de
notre Créateur »
397. La très-sainte enfant
fut fort attentive aux discours que sa sainte mère Anne lui tint, et les grava
dans son tendre coeur, pour pratiquer avec une profonde
49
humilité
et une très-exacte obéissance tout ce, qu'elle lui disait. Elle parla fort peu
pendant cette année et demie qui restait pour achever les trois ans, après
lesquels elle devait être consacrée su Temple, n'ouvrant presque jamais sa
bouche que pour répondre à sa sainte mère, qui l'appelait et lui commandait
plusieurs fois de parler, pour avoir le plaisir de s'entretenir avec elle de
Dieu et de ses mystères, ce que la divine enfant faisait en écoutant, et
interrogeant avec beaucoup de modestie et d'humilité sa vénérable mère. Car
celle qui surpassait en sagesse tous les enfants d'Adam voulait bien être
enseignée et instruite; et la fille et la mère, dans ces occasions,
s'occupaient en de très-doux entretiens du Seigneur.
393. Il n'est pas possible
de raconter tout ce que la divine enfant Marie fit pendant ces dix-huit mois
qu'elle fut avec sa mère, qui considérait quelquefois cette sainte fille comme
celle qui était plus digne de vénération que l'arche du Testament; et, dans
cette considération, elle versait de douces larmes d'amour, et de
reconnaissance. Elle ne lui découvrit jamais péan-, moins le mystère qu'elle
tenait caché dans son cœur, sur ce qu'elle avait été élue pour être la Mère du
Messie, quoiqu'elles en fissent le plus fréquent sujet de leurs entretiens,
auxquels la sainte fille s'enflammait par de très-ardentes affections, et
disait des choses merveilleuses sur ce mystère aussi bien que sur sa propre
dignité, qu'elle ignorait par une providence mystérieuse: ce qui augmentait à
sainte Anne, sa très-
50
heureuse
mère, la joie, l'amour et les soins envers son trésor aussi bien que sa fille.
399. Les tendres forces de
notre jeune Reine étaient fort inégales aux exercices et aux pratiques
d'humilité que son ardent amour et sa profonde humilité lui inspiraient : car
la Maîtresse de toutes les créatures, s'en estimant la moindre, la voulait
être dans les fonctions les plus basses et les plus serviles de sa maison;
croyant ne point satisfaire au Seigneur ni à son devoir si elle ne rendait
quelque service à tous ceux qui s'y trouvaient, quoiqu'elle ne manquât à rien
autre qu'à satisfaire sa fervente affection, parce que les forces de son petit
corps ne pouvaient point seconder ses désirs, et les plus hauts séraphins,
admirant ses vertus, auraient souhaité de baiser la terre où ses sacrés pieds
avaient marché : nonobstant tout cela, elle entreprenait souvent de pratiquer
les choses les plus humbles, comme de nettoyer et de balayer sa maison; mais,
comme on ne voulait pas le lui permettre, elle tâchait de le faire quand elle
se trouvait seule, et alors les saints anges l'aidaient, pour quelle reçut en
quelque chose le fruit de son humilité.
400. La maison de Joachim
n'était pas fort riche , mais aussi elle n'était
pas des plus pauvres: c'est pourquoi sainte Anne souhaitait de parer sa
très-sainte fille selon le rang honorable de sa famille, et avec le plus bel
habit qu'elle aurait pu, d'une manière pourtant fort honnête et fort modeste.
La très-sainte enfant reçut, pendant qu'elle ne parlait point, cette marque de
l'affection de sa mère sans aucune résistance; mais,
51
quand
elle commença de parler, elle la pria très-humblement de ne lui mettre aucun
habit de prix ni d'aucune ostentation, mais au contraire qu'il fût grossier,
pauvre et déjà porté (s'il se pouvait), et de couleur de cendre ( telle que
les religieuses de Sainte-Claire s'en servent aujourd'hui). La sainte mère,
qui commençait de regarder et de respecter sa propre fille comme sa Maîtresse,
lui répondit ; « Ma fille , je vous accorderai
ce que vous me demandez en la forme et en la couleur de votre habit; mais la
faiblesse de votre âge ne vous permettra pas de le porter aussi grossier
que vous le désirez, et en cela vous devez m'obéir. »
401. La très-sainte et
très-obéissante enfant ne résista point à la volonté de sa mère, car elle ne
le faisait jamais; et partant elle se laissa habiller comme il plut à sainte
Anne, qui la satisfit néanmoins en la couleur et en la forme qu'elle
demandait, avec quelque rapport aux habits qu'on met par dévotion aux enfants
pour qui on a fait quelque voeu. Quoiqu'elle le souhaitât plus rude et plus
pauvre, elle récompensa pourtant l'un et l'autre par son obéissance, qui est
une vertu plus excellente que le sacrifice (1) : c'est pourquoi la très-sainte
fille fut obéissante à sa mère et pauvre en ses désirs, se croyant indigne de
tout ce dont elle se servait, pour conserver sa vie naturelle. Elle excella
beaucoup en cette obéissance à ses parents, et elle y fut très-prompte pendant
ses trois premières années
(1) I Reg., XV, 22.
52
qu'elle
demeura avec eux, parce que, par la divine science qui lui faisait pénétrer
leurs intentions, elle était toujours disposée à obéir au moindre signe de
leur volonté. Quand elle voulait faire quelque chose de son mouvement, elle en
demandait la bénédiction et la permission à sa mère, lui baisant ensuite la
main avec une grande humilité et révérence. Ce que la prudente mère permettait
selon l'extérieur, car intérieurement elle honorait avec un très-grand respect
la grâce et la dignité de sa très-sainte fille.
402. Elle se retirait
quelquefois, lorsque le temps le lui permettait, pour jouir avec plus de-
liberté dans la solitude de la vue et des divins entretiens de ses saints
anges, et pour leur découvrir par des marques extérieures l'ardent amour
qu'elle portait à son Bien-Aimé. Elle se prosternait aussi dans quelques-unes
de ses occupations, pleurant et macérant ce très-innocent, très-délicat et
très-parfait corps, pour les péchés des hommes; en cette posture elle
suppliait et provoquait la miséricorde du Très-Haut ,
afin qu'elle opérât les grands bienfaits qu'elle commençait de mériter. Bien
que la douleur intérieure des péchés qu'elle cou naissait et la force de
l'amour, que cette connaissance lui causait, opérassent en cette aimable
enfant des effets d'un martyre inconcevable, elle ne laissa pas, dans cet âge
si tendre et si faible, de donner les prémices de ses forces corporelles à la
pénitence et à la 'mortification; afin d'être en toutes les manières la mère
de miséricorde et la médiatrice de la grâce, sans perdre aucun moment, aucune
opération, ni aucune occasion,
53
de la
mériter pour soi-même, aussi bien que pour nous.
403. Ayant passé ses deux
premières années, elle commença de se signaler en l'affection et en la charité
envers les pauvres. Elle demandait pour eux l'aumône à sa sainte mère : et la
pitoyable mère satisfaisait et les pauvres et sa très-sainte fille tout
ensemble, et l'exhortait à les aimer et à les honorer, elle qui était
maîtresse de la charité et de toutes les perfections. Outre ce qu'elle
recevait pour distribuer aux pauvres, elle retranchait encore quelque chose de
ses repas, dans cet âge, pour leur donner, afin de pouvoir mieux dire que Job
: « La miséricorde crût avec moi dès mon enfance (1). » Elle ne donnait point
l’aumône au pauvre comme en lui faisant un bienfait par grâce, mais comme en
lui payant une juste dette; et en lui donnant, elle disait dans son coeur :
L'on doit à ce' mien frère ce qu'il n'a pas, pendant que j'ai ce que je ne
mérite pas: et après avoir fait l'aumône, elle baisait la main du pauvre, et
si elle se trouvait seule, elle lui baisait les pieds, et ne le pouvant pas
faire, elle baisait la terre où il avait marché. Mais elle ne donna jamais
l'aumône à aucun pauvre qu'elle n'en fit une bien plus grande à son âme, en
priant pour elle, et ainsi il partait de sa très-sainte
présence , avec le secours de l'âme et du corps.
404. L'humilité et
l'obéissance de la très-sainte fille ne furent pas moins admirables.
lorsqu'elle se laissait
(1) Job, XXXI, 18.
54
enseigner
à lire, ou à faire les autres choses qu'on enseigne ordinairement aux autres
enfants de cet âge. Car les parents la traitèrent ainsi, lui enseignant à lire
et plusieurs autres choses; à quoi elle se soumettait avec une grande
docilité, bien qu'elle fût remplie d'une science infuse de toutes les matières
créées : elle écoutait tous les avertissements qu'on lui donnait sans
réplique, mais non pas sans l'admiration des anges, qui étaient ravis de voir
une si rare prudence en une si jeune fille. Sainte Anne, selon l'amour et les
lumières qu'elle avait, prenait un grand soin de notre divine Princesse, et
bénissait le Très- Haut des merveilles qu'elle y découvrait: mais comme le
temps de la conduire su Temple approchait, la crainte et la douleur
s'augmentaient avec l'amour, de voir qu'immédiatement après le terme de trois
ans, que le Tout-Puissant avait déterminé, il fallait qu'elle accomplit son
voeu. C'est pourquoi cette aimable fille commença de prévenir et de disposer
sa mère, lui découvrant six mois auparavant le désir qu'elle avait de se voir
déjà dans le Temple: et pour préparer son esprit à cette sensible séparation,
elle lui représentait des bienfaits qu'elles avaient reçus de la main du
Seigneur, combien il était juste de faire ce qui lui était le plus agréable,
et qu'étant consacrée à Dieu dans le Temple, elle lui appartiendrait plus
étroitement que dans sa propre maison.
405. Sainte Anne ayant ouï
les prudentes raisons de sa très-sainte fille, quoiqu'elle fût soumise à la
volonté divine, et qu'elle voulût bien accomplir la
55
promesse
qu'elle avait déjà faite de lui offrir ce tendre objet de ses amours,
néanmoins la force de l'amour naturel pour un gage si unique et si cher,
jointe à la connaissance qu'elle avait du trésor inestimable que ce gage
renfermait, combattait dans son très-fidèle coeur avec la douleur de
l'absence, qui la menaçait déjà de si près; et il n'y a point de doute qu'elle
ne fût morte dans une si dure et si vive peine , si la puissante main.
du Très-Haut ne l'eût fortifiée : car la grâce et
la dignité qu'elle seule connaissait de sa divine fille, lui avaient ravi le
coeur; et elle aimait et désirait bien plus sa présence et sa conversation que
sa propre vie. Étant abîmée dans cette douleur, elle répondait quelquefois à
notre auguste enfant ; « Ma très-chère fille, je vous ai souhaitée durant
plusieurs années, et je ne mérite pas de jouir longtemps de la consolation de
votre compagnie, car il faut que la volonté de Dieu se fasse; mais quoique je
ne résiste point à la promesse que j'ai faite de vous mener au Temple,
il me reste encore assez de temps pour l'accomplir attendez avec patience, ma
fille, que le jour arrive auquel vos désirs seront satisfaits. »
400. Peu de jours avant que
la très-pure Marie achevât les trois ans, elle eut une vision abstractive de
la Divinité, en laquelle il lui fut manifesté que le temps s'approchait auquel
sa divine Majesté ordonnait de la mener à son Temple, pour y être consacrée et
dédiée à son service. Cette nouvelle remplit son très-pur esprit d'une
nouvelle joie et son coeur de reconnaissance ; et adressant son discours au
Seigneur,
56
elle lui
rendit des actions de grâces, et lui dit : « Grand Dieu d'Abraham, d'Isaac et
de Jacob; mon éternel et souverain bien, puisque je ne puis vous louer
dignement, je souhaite que tous les esprits angéliques le fassent au nom de
votre très-humble servante, de ce que mon immense Seigneur n'ayant besoin de
personne, vous daignez néanmoins regarder par la grandeur de votre libérale
miséricorde cette vile enfant de la terre. Hé ! d'on
puis-je mériter une telle faveur, que vous me receviez dans votre maison et à
votre service, puisque je ne mérite pas seulement que l'endroit le plus abject
de la terre me soutienne? Mais si c'est votre propre grandeur qui vous oblige
de me l'accorder, je vous supplie, mon Dieu, de porter le coeur de mes parents
à exécuter l'ordre de votre sainte volonté. »
407. Dans le même temps
sainte Anne eut une autre vision en laquelle le Seigneur lui commanda
d'accomplir le voeu qu'elle avait fait de mener sa fille au Temple pour
l'offrir à sa divine Majesté dès qu'elle serait arrivée au jour qui
terminerait la troisième année de son âge. Ce commandement causa bien plus de
douleur à cette tendre mère que ne le fit à Abraham celui qu'il reçut de
sacrifier son fils Isaac. Mais le Seigneur la consola et la fortifia, lui
promettant sa grâce, et de ne pas l'abandonner dans la solitude que l'absence
de sa chère fille lui causerait. La sainte dame témoigna d'être soumise, et
prompte à faire ce que le souverain Seigneur lui ordonnait, et dans cette
humble disposition elle fit cette prière :
« Seigneur,
67
Dieu
éternel, maître absolu de tout mon a être, j'ai voué à votre temple et à votre
service la fille que vous m'avez donnée par une miséricorde ineffable; elle
vous appartient, et par conséquent je vous la rends avec actions de
grâces pour le temps que je l'ai gardée et pour l'avoir conçue et nourrie mais
souvenez-vous, mon Seigneur et mon Dieu , que j'étais riche par le seul
dépôt de votre trésor inestimable; que j'avais une douce compagnie dans
a cet exil et dans cette vallée de larmes; une sensible joie dans ma
tristesse, un soulagement dans mes peines, un miroir dans lequel je pouvais
régler ma vie et un modèle de la plus haute perfection, qui échauffait ma
tiédeur et enflammait mon affection : j'espérais, Seigneur, de recevoir votre
grâce et votre miséricorde par cette seule créature, et je crains que tout ne
me manque si j'en suis privée un seul moment. Guérissez, mon Dieu, la blessure
de mon coeur, et ne me traitez point selon mes mérites, mais
regardez-moi en pitoyable père de miséricordes; je conduirai, Seigneur,
exactement ma fille dans le Temple comme vous me l'ordonnez. »
408. Saint Joachim fut
aussi visité dans ces temps-là par une autre vision du Seigneur, qui lui
commandait la même chose qu'à sainte Anne, dont ayant conféré ensemble, ils
déterminèrent dans la connaissance qu'ils eurent de la divine volonté, de
l'exécuter avec beaucoup d'exactitude et de soumission, arrêtant le jour
auquel ils devaient mener cette aimable enfant au Temple; et quoique ce fût
avec une très-grande
58
douleur
du saint vieillard, elle ne fut pas néanmoins si forte que celle de sainte
Anne, parce qu'il ignorait alors ce très-haut mystère, que sa tille dût être
Mère de Dieu.
Instruction de la Reine du ciel.
409. Sachez, ma très-chère
fille, que tous. les vivants naissent pour mourir, et qu'ils ignorent le terme
de leur vie, mais ce qu'ils savent avec certitude, est que ce terme leur est
fort court, et que l'éternité n'a point de fin, et que dans cette éternité
l'homme doit seulement recueillir le fruit des bonnes ou des mauvaises oeuvres
qu'il aura semées dans le temps, car alors elles lui donneront le fruit de
mort ou de vie éternelle; que Dieu ne veut point que personne connaisse avec
certitude, dans un si dangereux passage, s'il est digne de son amour ou de sa
haine (1) ; parce que, s'il lui reste tant soit peu de jugement, ce doute lui
doit servir d'un aiguillon pour l'exciter à faire tous ses efforts pour
acquérir son amitié; et que le Seigneur justifie sa cause dès que l'âme
commence d'avoir l'usage de la raison, car dès lors il allume dans cette âme
un flambeau, et lui donne des impulsions
(1) Eccles., II, 1.
59
qui la
meuvent, la dirigent à la vertu et la détournent du péché, lui enseignant à
distinguer entre le feu et l'eau, à approuver le bien, à condamner le mal, à
élire la vertu et à éviter le vice (1). Outre cela, il l'excite et l'appelle
par lui-même, se servant de ses saintes inspirations et de mouvements
continuels; l'appelant aussi par le moyen des sacrements, de la foi et des
commandements; par le ministère des anges, des prédicateurs, des confesseurs,
des supérieurs et des docteurs; par les afflictions ou par les bienfaits
qu'elle reçoit; par l'exemple de ses semblables, par des tribulations, par des
morts funestes, par des événements fâcheux, et par plusieurs autres
vicissitudes et moyens que sa providence dispose pour attirer tous les hommes
à sa divine Majesté, parce qu'elle veut que tous soient sauvés (2); faisant de
toutes ces choses un heureux assemblage de très-grands secours et de faveurs
très-singulières , dont la créature se peut et se doit servir pour en faire
son profit.
410. La rébellion de la
partie sensitive s'élève contre tout ce que je viens de dire; car par ce
malheureux germe du péché qui s'y trouve, elle s'incline aux objets sensibles,
et meut les appétits concupiscible et irascible, afin qu'après avoir troublé
la raison, ils entraînent la volonté aveugle, pour la plonger avec plus de
liberté dans les voluptés criminelles. Le démon, par ses illusions et par ses
fausses et trompeuses persuasions, obscurcit les puissances de l'âme
(1)
Eccl., IV, 17. — (2) I Tim., II, 4.
60
et lui
cache le mortel venin qui se trouve dans ces plaisirs passagers (1). Mais le
Très-Haut n'abandonne pas pour cela incontinent ses créatures: au contraire,
il leur renouvelle ses miséricordes et ses assistances, par lesquelles il les
rappelle à soi de nouveau. Et si elles répondent aux premières vocations, il
leur en communique d'autres plus grandes, selon son équité, les augmentant et
les multipliant à proportion de cette correspondance; et en récompense des
victoires que l'âme a remportées sur elle-même, ses passions sont affaiblies,
aussi bien que la loi du péché, et alors l'esprit est plus disposé à s'élever
aux choses du ciel, h réprimer ses mauvaises inclinations, et à résister su
démon.
411. Mais si l'homme donne
entrée à l'ennemi de Dieu et au sien en s'abandonnant aux voluptés, à
l'ingratitude et à l'oubli, alors il s'éloigne de la bonté divine s et plus il
s'en éloigne, plus il se rend indigne de ses impulsions et de ses vocations;
c'est pourquoi il profite moins de ses secours, quoiqu'ils soient très-grands,
et se trouve presque insensible à ses divins attraits, parce que le démon et
les passions ont pris un plus grand empire sur la raison, et par cet ascendant
tyrannique, ils la rendent moins disposée et presque incapable de recevoir la
grâce du Très-Haut. Le point le plus important du salut ou de la perte des
âmes se trouve, ma très-chère fille, dans cette instruction car cette grande
affaire dépend de rejeter
(1) Sap., IV, 12.
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ou de
recevoir avec les dispositions requises les secours du Seigneur dans le
commencement. Je veux,. ma
fille, que cette instruction vous fasse impression, et que vous vous eu
souveniez toute votre vie, afin que vous puissiez répondre aux grandes grâces
que vous avez reçues de la main du Très-Haut. Tâchez de résister fortement à
vos ennemis et d'être ponctuelle à faire tout ce que le Seigneur demande de
vous, et par ce moyen vous lui serez agréable et accomplirez sa
volonté , qui vous est connue par sa divine
lumière. Je portais un grand amour à mes parents, et les entretiens et les
tendresses de ma mère me pénétraient jusqu'au coeur; mais sachant que c'était
la volonté du Seigneur que je m'en séparasse, j'oubliai leur maison et toutes
mes connaissances pour suivre mon seul Époux (1). La bonne éducation et les
saintes instructions que l'on reçoit dans l'enfance sont d'une très-grande
utilité pour tout le reste de la vie, et disposent les enfants à pratiquer la
vertu avec moins de répugnance, en commençant de les conduire dès le port de
la raison par ce nord très-infaillible et très-assuré.
(1) Ps. XLIV, 11.
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