Marie-Anne de Bailly
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SERMON
POUR LA PROFESSION,
DE MARIE-ANNE DE SAINT-FRANÇOIS BAILLY (a).

Seconde Conclusion du Sermon

Si quis vult post me venire, abneget semetipsum, et tollat crucem suam quotidiè, et seqatur me.

Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à soi-même, qu'il porte sa croix tous les jours et qu'il me suive. Luc., IX, 23.

 

Vous avez désiré, ma très-chère Sœur, d'entendre de moi, en ce jour, une exhortation chrétienne, espérant peut-être que ce grand Prédicateur des cœurs donnerait par sa vertu quelque prix à tues pensées, parce qu'il les verrait naître d'une charité fraternelle! Il faut, s'il se peut, satisfaire ce pieux désir ; et pour faire de mon côté ce qui sera nécessaire, je tirerai des paroles de notre Sauveur, que je vous ai récitées, trois instructions importantes qui vous pourront servir avec la grâce de Dieu pour tout le reste de votre vie. Seulement je vous conjure de joindre vos prières

 

(a) Prêché en 1681, aux Carmélites de la rue Saint-Jacques.

Déforia dit, d'après «un mémoire original» des Carmélites : « Le 5 décembre 1681 , sœur Marie-Anne de Saint-François Bailly, d'une des meilleures familles de Dijon, reçut le voile aux Carmélites de la main de l'ancien évêque de Condom officiant pontificalement. Il prêcha sur ce texte: Qui vult venire post me, etc. ; et le discours fut admirable , ajoute cette sainte fille dans le mémoire qu'elle fit, lorsqu'elle était sous-prieure, sur les différents sermons prêches par M. Bossuet aux Carmélites.            

 

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aux miennes, afin qu'il plaise à cet Esprit qui souffle où il veut (1), de répandre sur mes lèvres ces deux beaux ornements de l'éloquence chrétienne, je veux dire la simplicité et la vérité. Après quoi, pour une plus claire intelligence de cet entretien, je vais tâcher de vous expliquer l'intention de notre bon Maître dans le lieu que je viens d'alléguer.

Comme un sage capitaine se préparant à une expédition difficile, déclare à ceux qui viennent servir sous ses ordres à quelles conditions il les reçoit dans ses troupes, de même le Sauveur Jésus étant descendu du ciel pour faire la guerre à Satan, pour inviter tous les hommes à cette entreprise, il propose en peu de mots les qualités nécessaires pour pouvoir être rangés sous ses étendards : « Quiconque, dit-il, désire venir après moi, c'est-à-dire quiconque me veut reconnaître pour son capitaine, il faut, poursuit-il, qu'il renonce à soi-même, » abneget semetipsum; « puis, qu'il prenne une généreuse résolution de porter sa croix tous les jours, » et tollat crucem suam quolidiè; « et qu'il me suive enfin par mille embarras de périls, de supplices et d'ignominies; » et sequatur me. C'est en abrégé ce qu'il faut quitter, et ce qu'il faut faire à sa suite : voilà les lois et les ordonnances de cette milice. C'est pourquoi je me suis résolu d'appliquer à l'état que vous allez embrasser les ordres généraux de Jésus-Christ notre Chef (a) , et de vous faire voir dans le sens littéral de mon texte, selon le dessein que je vous ai déjà proposé : premièrement, jusqu'à quel point votre condition vous oblige de renoncer au monde ; en second lieu, comment il vous faut persévérer dans cette sainte résolution ; et enfin, comment non contente de persévérer, vous devez toujours croître et toujours enchérir par-dessus les actions passées. Ce seront les trois avertissements que comprendra ce discours, que je prie Dieu de graver pour jamais au fond de votre âme.

 

1 Joan., III, 8.

(a) Var. : Les lois universelles de notre invincible Général.

 

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PREMIER POINT.

 

Lorsqu'on vous prêche si souvent, ma très-chère Sœur, qu'il faut renoncer, il est nécessaire que vous entendiez que ce monde auquel il faut renoncer, réside en vous-même. Le disciple bien-aimé vous le montre fort à propos, quand il dit : Nolite diligere mundum, neque ea quœ in mundo sunt: « Gardez-vous bien d'aimer le monde , ni ce qui est dans le monde; » d'autant, ajoute-t-il peu après, qu'il n'y a dans le monde que concupiscence de la chair, et concupiscence des yeux, et superbe de vie : » Omne quod est in mundo concupiscentia carnis est, et concupiscentia oculorum, et superbia vitae (1). Cet orgueil et cette double concupiscence, que peut-ce être autre chose que le trouble de nos passions? Et ce trouble n'est-ce pas le fruit maudit de l'amour aveugle que nous avons pour nous-mêmes? Par conséquent ce monde qu'il nous faut quitter, c'est nous-mêmes : Abneget semetipsum.

Que si vous me demandez d'où nous vient cette dure nécessité, que notre adversaire nous soit si proche et que nous soyons pour ainsi dire si fort amis de notre ennemi, qu'il vous souvienne de ce bienheureux état d'innocence où la partie supérieure conduisait si paisiblement les mouvements inférieurs, où le corps se trouvait si bien du gouvernement de l'esprit, parce que l'homme tout entier conspirait à la même fin. En ce temps-là, on n'entendait point parler de ces fâcheux termes de renoncer à soi-même. Mais la vanité, fille et mère du désordre, pervertit bientôt cette douce disposition, et ayant fait révolter l'esprit contre Dieu, souleva par un même coup la chair contre la raison. La désobéissance est vengée par la désobéissance : l'homme, ainsi que l'enseigne saint Paul (2), veut en même temps ce qu'il ne veut pas; et sentant en soi deux volontés discordantes , il ne saurait plus reconnaître laquelle est la sienne : si bien que, dans cette incertitude et cette impuissance, il faut nécessairement qu'il se perde pour se sauver (3). On ne lui dit plus, comme auparavant, qu'il commande à toutes les créatures (4); mais on l'avertit de se défier de toutes les créatures. Pour le punir d'avoir voulu se satisfaire contre la loi

 

1 I Joan., II, 15. — 2 Rom., VII, 19. — 3 Luc., IX, 24. — 4 Genes., I, 28.

 

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de son Dieu, il est ordonné à jamais qu'il renoncera à ses propres inclinations, s'il se veut bien remettre en ses bonnes grâces. Et lui qui croyait se pouvoir faire plus de bien qu'il n'en avait reçu de la main de son Créateur, sera condamné par une juste vengeance à être lui-même son plus cruel et irréconciliable ennemi.

C'est pourquoi je vous en conjure, ma très-chère Sœur, par ce Dieu que vous servez : après avoir compris combien il est nécessaire de quitter le monde, considérez attentivement la hauteur de cette entreprise. Le monde qu'il faut mépriser, ce n'est ni le ciel, ni la terre; ce ne sont ni les compagnies, ni cette vaine pompe, ni les folles intrigues des hommes : certes il ne serait pas d'une si prodigieuse difficulté de s'en séparer. Mais quand il s'agit de se diviser de soi-même, de quitter, dit saint Grégoire (1) non ce que nous possédons, mais ce que nous sommes, où trouverons-nous une main assez industrieuse ou assez puissante pour délier ou pour rompre un nœud si étroit ? Quelles chaînes assez fortes pourront jamais contraindre cet homme animal, qui règne en nos membres, à subir le joug de l'homme spirituel? Sans doute il retournera toujours à ses inclinations corrompues. Comme une personne que l'on attache contre son gré à quelque sorte d'emploi , dans le temps que vous l'y croyez la plus occupée , s'entretient souvent dans des conceptions creuses et extravagantes : de même ce vieil Adam, quand vous lui aurez arraché ce qu'il poursuit avec plus d'ardeur , quand vous aurez tenté toutes sortes de voies pour lui faire suivre la raison, il n'y aura ni erreur ni chimères où il ne s'amuse plutôt; « d'autant, dit saint Paul, qu'il est incapable de goûter ce qui est de Dieu : » Animalis homo non percipit ea quœ sunt spiritûs Dei (2).

Et ne vous tenez point assurée sur votre vertu ; car il se sert contre nous de la vertu même. Ceux qu'il n'a pu vaincre par un combat opiniâtre, souvent il les renverse par l'honneur de la victoire ; et lorsqu'ils s'imaginent être devenus extrêmement humbles, il les rend orgueilleux par cette humilité prétendue. Combien en voyons-nous qui séduits par ses artifices, pensent en se jetant dans un cloître, quitter les vanités pour la mortification,

 

1 In Evang., lib. II, hom. XXXII. n. 1 et seq. — 2 I Cor., II, 14.

 

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et ne font à le bien prendre que quitter des vanités pour des vanités : en cela d'autant plus criminels et plus misérables qu'ils vont porter le monde jusqu'au fond de la solitude, qu'ils se vont perdre dans le lieu où les autres cherchent leur refuge, et qu'ils joignent non-seulement Jésus-Christ avec Bélial, mais qu'ils sacrifient à Déliai dans le temple et sur les autels de Jésus-Christ même. C'est, ma très-chère Sœur, ce que vous avez particulièrement à méditer en ce jour. Si vous envisagez bien l'action que vous allez faire, vous trouverez que toutes ces circonstances vous prêchent le mépris du monde. Parcourons-les, s'il vous plaît, et vous découvrirez clairement ce que je vous dis.

Dites-moi, y a-t-il rien qui rende une personne plus vile que la pauvreté? Quand vous entendez dire de quelqu'un que c'est un homme de néant, ne jugez-vous pas incontinent qu'on parle d'un pauvre? D'où vient que David après avoir dépeint les diverses calamités des pauvres, conclut enfin par ces paroles qu'il adresse à Dieu : Tibi derelictus est pauper (1) : « O Seigneur, on vous abandonne le pauvre ; » voulant dire que chacun court avec ambition au service des grands, et qu'il n'y a que Dieu seul à qui les pauvres ne soient point à charge. Et il est si vrai ce que dit un poète (2) que la pauvreté rend les hommes ridicules, que ceux qui y sont réduits ont je ne sais quelle honte de l'avouer, et quelquefois le deviennent de crainte de le paraître. Je sais bien que celle que vous professez, d'un côté vous est honorable ; mais elle a aussi d'autre part quelque chose de beaucoup plus rude, en ce qu'elle ressemble à la pauvreté des esclaves, qui non-seulement ne possèdent rien, mais de plus sont incapables de rien posséder. Vous perdez toute sorte de droits; on en vient jusque-là que de ne vous plus compter parmi les vivants : si bien que vous pouvez dire avec le Psalmiste : « Tous mes proches m'ont abandonné, mais le Seigneur a eu la bonté de me recevoir (3); » et avec notre Seigneur : « Mon père et ma mère, mes frères et mes sœurs, ce sont ceux qui écoutent et observent la parole de mon Dieu (4). »

Quant à cette fleur sacrée de votre virginité, que vous allez

 

1 Psal. IX, 35. — 2 Juvénal. Satyr. III. — 3 Psal. XXVI, 10. — 4 Matth., XII, 50.

 

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présenter pour être en bonne odeur au Verbe divin votre Epoux, ô Dieu, qui vous pourrait assez exprimer combien elle vous oblige de vous tenir nette de toutes les affections de la terre? Sachez que votre virginité vous prépare un lit nuptial, où vous posséderez dans le repos de votre âme Jésus l'amoureux des vierges, mais qui les aime avec une extrême jalousie. C'est pourquoi son zélé disciple prenant part aux affections de son maître : « Je suis jaloux de vous, dit-il, de la jalousie de Dieu; » Aemulor enim vos Dei œmulatione, parce que, ajoute-t-il, « je vous ai fiancée, comme une vierge chaste, à un seul homme qui est Jésus-Christ : » Despondi vos uni vivo, virginem castam exhibere Christo (1). Or pensez quel serait le sentiment d'une fille chaste et pudique, si on lui parlait de rompre avant son mariage cette foi qu'elle conserve uniquement pour son cher époux. Telle doit être votre pudeur, je ne dis pas à l'égard des voluptés bestiales, mais je dis à l'égard des moindres sollicitations de ce monde.

Car la jalousie de Jésus ne regarde pas seulement les hommes : son amour est si tendre, qu'il s'offense et se pique si vous choisissez la moindre chose hors de lui. Toutes ces douces contraintes où vous êtes sont autant d'effets de sa jalousie. Y a-t-il aucun de nos sens par lequel nous touchions les choses plus légèrement que par celui de la vue? Et toutefois il témoigne, par ce voile qu'il vous impose, qu'il ne vous permet pas cette sorte de jouissance. Et le docte Tertullien dit que l'on en couvre les vierges, de peur qu'elles ne soient souillées des moindres regards : estimant la virginité une chose si délicate, qu'elle peut être en quelque façon violée par les yeux, surtout par ces yeux que l'Apôtre appelle si élégamment « yeux pleins d'adultère, » oculos adulterii plenos (2). D'où vient que ce grand homme, selon sa gravité ordinaire, nous a dépeint de la sorte ce voile des vierges : Indue armaturam pudoris, circumduc vallum pudicitiœ, murum sexui tuo strue qui nec tuos emittat oculos, nec admittat alienos (3) : « Revêtez-vous, leur dit-il, des armes de la pudeur; entourez votre honnêteté d'un rempart; dressez une muraille à votre sexe, qui empêche vos yeux de sortir et refuse l'entrée à ceux des

 

1 II Cor., XI, 2. — 2 II Petr., II, 14. — 3 De Virg. Vel., n. 16.

 

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autres : » d'où vous pouvez conclure qu'une vierge n'est plus vierge sitôt qu'elle s'abandonne aux sentiments de la terre, et qu'alors sa virginité lui tourne en prostitution.

Passons outre : il n'y a rien qui soit plus à vous que votre propre volonté, néanmoins vous avez bien la résolution de vous en vouloir dépouiller. En effet vous la soumettez tellement aux ordres d'autrui, qu'on ne sait plus si c'est la vôtre ou celle de vos supérieurs; et l'obéissance rigoureuse, que vous professez, l'anéantit de telle sorte, qu'un Père ancien l'a nommée la sépulture de la volonté (1) : sépulture certainement bien pénible, parce qu'il la faut recommencer mille et mille fois ; mais qui vous avertit que renonçant si généreusement à la chose qui est le plus en votre pouvoir, ce serait un crime si vous vous reteniez aucun bien du monde.

Enfin, considérez par une réflexion sérieuse que l'action que vous allez faire est un sacrifice; et que ce serait un sacrilège exécrable, si vous réserviez quelque chose de ce qui entre par une oblation solennelle en la possession du Très-Haut. Ophni et Phinées, sacrificateurs d'Israël, pour s'être attribué les offrandes que le peuple présentait à Dieu, furent dévorés avec leur armée par le glaive des Philistins (2) : d'autant, comme dit le prophète Isaïe, « que Dieu est le Seigneur et ne peut souffrir la rapine dans les holocaustes : » Ego Dominus, odio habens rapinam in holocausto (3). Et de quelle punition penseriez-vous être digne, si vous ravissiez à Dieu, non point la graisse des agneaux ou des béliers, mais une victime vivante, lavée du sang de son Fils, qu'il a tirée du monde pour la sanctifier à son nom?

Dites donc, ma très-chère Sœur, en faisant une revue générale dans tous les replis de votre cœur ; dites du plus profond de votre âme : O monde, à qui mon Maître n'a pu plaire et qui n'as pu plaire à mon Maître; ô monde, qu'il a surmonté par l'infamie de sa mort; monde enfin, théâtre de folie et d'illusion, je te quitte et je te renonce de toute mon affection. Et vous, rompez mes liens, ô Seigneur ; je vous immolerai une hostie de louange (4), et mon

 

1 S. Joan. Clim., Scal. Parad. grad., IV. — 2 I Reg., II, 14; IV, 11.— 3 Isa., LXI, 8. — 4 Psal. CXV, 8.

 

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âme délivrée ne cessera de bénir vos incomparables bontés. Daignez, mon Sauveur Jésus, me recevoir en vos bras, et ne permettez pas que mes ennemis m'en arrachent. C'est ce que vous donnera, s'il plait à Dieu, la persévérance, qui doit faire le second point de cet entretien.

 

SECOND   POINT.

 

« Qui veut venir après moi, dit notre divin Capitaine, qu'il renonce à soi-même et porte sa croix tous les jours : » Tollat crucem suam quotidiè. Cette croix, c'est la guerre que nous devons avoir contre le monde et la chair, auxquels nous devons nous crucifier avec notre Maître ; et ce mot : Tous les jours, nous marque la persévérance. Au reste notre Prince nous avertit qu'il ne nous veut point épargner ; qu'avec lui une bataille gagnée en attire une autre et qu'il ne sait point donner d'autre rafraîchissement à ses troupes ; qu'il entend enfin que leur travail soit continuel en ce monde, puisque leur couronne dans le ciel doit être immortelle : voilà comme il nous encourage à persévérer.

Pour appliquer ceci à votre condition , comprenez, s'il vous plaît, la nature de vos vœux. Il y a deux sortes de vœux : les uns sont pour un temps, et les autres à perpétuité, comme ceux que vous allez faire. Ce que je dirai se doit entendre particulièrement des derniers, bien qu'à proportion il se puisse aussi appliquer aux autres.

C'est la religion, disent les théologiens, qui nous lie à Dieu ; et le vœu, selon leur doctrine, en est un des actes qui a la vertu d'étreindre ce sacré nœud. Car encore que tout ce que nous sommes appartienne au Créateur de droit naturel, néanmoins il a voulu nous laisser un certain domaine sur nos actions pour former en nos âmes une légère image de sa souveraineté absolue : et c'est ce domaine que vous lui cédez et transportez par vos vœux. Quels doivent donc être les sentiments d'une âme pieuse, qui se veut de tout son cœur dévouer à Dieu? Premièrement elle considère que tout ce qu'il y a d'être dans les créatures, relève de cet êlre souverain et universel : puis poussée d'un violent désir de se réunir à son principe et de se donner à lui pour toute l'éternité, elle

 

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proteste de se résigner toute entière à ses saintes dispositions, afin qu'il règne sans réserve sur ses puissances, qu'il les occupe toutes et les remue selon ses conseils, s'y attachant de tous ses efforts, et enracinant pour ainsi dire sa volonté dans cette volonté première et indépendante , la règle et le centre de toutes les autres. Telle est l'adoration que vous allez rendre aujourd'hui à cet Esprit incompréhensible, dont le ciel et la terre redoutent les commandements. Et cette adoration est en ce point différente de toutes les autres, que celles-ci passent avec l'acte que vous en formez, au lieu que celle-là a son effet clans toute la vie : de sorte que comme Dieu est immuable par la loi toujours permanente de son éternité, ainsi vous vous faites une loi vous-même, par les vœux que vous concevez, d'être ferme et inébranlable dans son service.

Donnez-vous donc de garde que l'ennemi ne vous trompe ; et que ne pouvant vous ébranler d'abord dans la fin principale de votre vocation, il ne tâche de vous jeter peu à peu dans quelque relâchement et ne vous fasse négliger insensiblement les choses de moindre importance : sur quoi vous avez à penser qu'une âme religieuse, dont tous les mouvements concourent à la même fin, ressemble en ce pointa une voûte bien affermie, qui est incapable de succomber quand on la veut pousser toute entière; mais qu'on peut faire tomber facilement en ruine par la désunion qui s'en ferait pièce à pièce. C'est pourquoi ne dédaignez pas ce qui vous semble le moins nécessaire, parce que de là dépend le plus important : Dieu ayant ordonné pour la connexion de toutes les choses et afin que chacune eût son prix, que les plus grandes fussent soutenues sur les plus petites; et ainsi ce qui serait peut-être à mépriser selon sa nature , devient très-considérable par la conséquence. Ne permettez donc pas que l'on vous puisse jamais reprocher ce que le saint Apôtre reproche aux Galates : Sic stulti estis, ut cùm spiritu cœperitis, nunc carne consummemini ? « Seriez-vous bien assez insensée pour vouloir finir par la chair, après avoir commencé par l'esprit? Auriez-vous, poursuit-il, tant souffert en vain? » Tanta passi estis sine causâ (1) ?

Et moi ne vous puis-je pas dire à l'exemple de ce maître des

 

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prédicateurs : Auriez-vous pour néant renoncé au monde ? Non, non, ma très-chère Sœur; veillez dans l'exercice de l'oraison; que vos yeux languissent et défaillent, en regardant le saint lieu d'où vous doit venir le secours; et celui qui a commencé en vous cette bonne œuvre, non-seulement vous donnera la grâce de persévérer, mais encore il vous fera croître de jour en jour en Jésus-Christ notre Chef : Crescentes in eo per omnia, qui est caput Christus (1). C'est par où je m'en vais conclure.

 

TROISIÈME POINT.

 

« Qui veut venir après moi, qu'il renonce à soi-même, et porte sa croix tous les jours, et me suive : » Et sequatur me. Pour ne nous point éloigner de notre première pensée, ne vous semble-t-il pas entendre notre brave Capitaine, qui pour porter en nos cœurs une vigoureuse résolution : Qui m'aime me suive, dit-il : il est vrai que je vous mène à de grands périls; mais souvenez-vous que je vous commande de me suivre, et non point de marcher devant. « Or nous n'avons point un pontife qui ne sache pas compatir à nos infirmités : » Non habemus pontificem, qui non possit compati infirmitatibus nostris (2). Comprenez maintenant combien ces paroles nous invitent à croître toujours.

Quand ces deux difficultés concourent en un même objet, savoir la nécessité de le suivre et l'impossibilité d'y atteindre, il ne reste qu'une chose à faire, qui est d'avancer toujours. Or tel est le Fils de Dieu, l'exemplaire de notre vie. Nous voyons dans ses actions, premièrement la lumière de ses vertus qui nous doit conduire, et en second lieu la perfection où nous ne pouvons parvenir. Il faut donc courir incessamment après lui, selon la mesure qui nous est donnée, comme ce brave athlète saint Paul, qui court incessamment vers le but de la carrière : Ad destinatum persequor (3), dit-il; c'est-à-dire « je poursuis toujours ma pointe; je ne cesse de pousser en avant au point où l'on me montre le terme de ma carrière, qui est Jésus-Christ. » Mais considérant entre son Maître et lui une distance infinie, il s'étonne d'avoir si peu avancé et oublie, dit-il, ce qui est derrière lui, c'est-à-dire qu'il ne fait point

 

1 Ephes., IV, 15. — 2 Hebr., IV, 15. — 3 Philip., III, 12-14.

 

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d'état de l'espace qu'il a couru : Quœ quidem retrò sunt obliviscens. Quant à ce qui lui reste, où il ne voit point de bornes, il s'y étend : il veut dire qu'il passe ses forces, et sort en quelque façon de soi-même pour y arriver : Ad ea quœ sunt priora extendens meipsum ; d'où je conclus que la perfection du christianisme ne consiste point en un degré déterminé. Or ce que vous recherchez dans le genre de vie que vous embrassez, c'est la perfection du christianisme, et par conséquent ne vous lassez jamais de monter ; allez de vertu en vertu, si vous voulez voir le Dieu des dieux en Sion (1).

Et pour ramasser en trois mots toute l'instruction de ce discours, détachez-vous entièrement de vous-même : vous y êtes obligée par l'action que vous allez faire et par les conseils évangéliques que vous professez : Abneget semetipsum. Persévérez ; c'est ce que vous enseigne la nature de vos vœux qui est immuable : Tollat crucem suam quotidiè. Enfin augmentez, si vous ne voulez aller contre la fin de votre vocation, qui est la perfection du christianisme ; avancez donc toujours, en suivant Jésus : Et sequatur me. C'est ce que j'avais à vous dire, touchant l'exposition de mon texte : maintenant, pour ne point retarder vos désirs, je m'en vais conclure.

Par quel ordre de la Providence est-il arrivé que cette journée, qui va vous voir tout à l'heure sortir du monde, touchât de si près celle qui vous y a vu faire votre première entrée, et que presque un même temps fût témoin de votre naissance et de votre mort? N'est-ce point que Dieu veut vous faire entendre par là que vous n'êtes née que pour cette vocation; ou bien que pendant ces jours qui selon la révolution des années vous représentent les premiers de votre vie, vous en devez commencer une nouvelle au service de Jésus-Christ ? Quoi qu'il en soit, ma très-chère Sœur, et quoi que ce soit que ce Roi des siècles vous veuille signifier (a) par cette bienheureuse rencontre, je le prie de le faire profiter à votre salut.

Cet ancien disait qu'il n'avait vécu que depuis qu'il s'était

 

1 Psal. LXXXIII, 8.

 

(a) Var. : Vous ait voulu faire remarquer.

 

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tiré dans la solitude. Puisse notre grand Dieu combler de tant de douceurs la solitude plus sainte où vous vous jetez, que vous commenciez seulement de cette matinée à compter vos jours : puissiez-vous devenir aujourd'hui enfant en Jésus-Christ ; et que ce mercredi, qui vous doit être si mémorable, soit dorénavant le jour de votre nativité.

C'est aussi en ce même jour, ma très-chère Sœur, que vous fûtes baptisée. Vous n'aviez fait que le premier pas dans ce monde, et déjà on vous obligeait par un acte public d'y renoncer. Vous n'aviez alors pour toute voix que des cris : l'Eglise vous prêta la sienne pour faire cette généreuse déclaration ; après quoi vous fûtes lavée de l'eau du baptême, où laissant les ordures de votre première nativité, vous reprîtes une nouvelle naissance, non point de la chair, mais d'un esprit pur et d'une eau sanctifiée par des paroles dévie. O que vous célébrerez dignement aujourd'hui l'anniversaire de votre baptême, puisque vous allez non-seulement quitter le monde en esprit, mais que vous lui allez arracher votre corps et rompre avec lui toute sorte de commerce !

L'on a toujours cru dans l'Eglise que le martyre était un baptême ; et les saintes pénitences que l'on voue de pratiquer dans les monastères, ne peuvent-elles point passer pour un nouveau genre de martyre, dans lequel Dieu ne voit rien qui ne plaise à sa majesté, puisque le persécuteur et le patient lui sont agréables? Que si le grand Cyrille de Jérusalem a bien pu appeler le baptême un sépulcre et une mère (1), n'en puis-je pas dire autant de la cérémonie de ce jour, dans laquelle votre chair ensevelie donnera place à la pure vie de l'esprit? Heureuse à qui la perte de si peu de chose va valoir un bien éternel, qui par un aimable artifice quittez tout pour tout retrouver en Dieu, et ainsi deviendrez ce que dit saint Paul, « comme n'ayant rien et possédant toutes choses (2). »

 

1 Cateches. XX, Myst. II, n. 4. — 2 II Cor., VI, 10.

 

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SECONDE CONCLUSION DU SERMON PRÉCÉDENT
POUR LA PROFESSION DE
MARIE-ANNE DE SAINT-FRANÇOIS BAILLY.

 

Mais sachez, ma Sœur, que ce monde que vous quittez a intelligence chez vous; et que durant tout le temps que vous demeurerez sur la terre, il ne cessera jamais de vous persécuter. Il tentera toutes sortes de voies et toutes sortes d'artifices pour vous embarrasser de quelque affection sensible. Ah ! ma très-chère Sœur, donnez-vous bien de garde de l'écouter. Ne voyez-vous pas que le démon est toujours à épier l'occasion de vous perdre, qu'il ne cesse de dresser quelques batteries nouvelles pour vous attaquer ? Quelle honte serait-ce si votre esprit avait moins de soin de se conserver que la chair et le monde n'en ont de vous nuire ? Regardez les passionnés de la terre, comme ils sont constants dans leurs poursuites insensées : faut-il que la folie de la chair soit plus prévoyante que la sagesse du ciel ?

Je ne doute pas que vous n'ayez au commencement une grande ardeur dans les moindres choses, et j'espère que Dieu vous la conservera; mais il faut y prendre garde. Qu'il est facile, ma chère Sœur, de se relâcher, et que nous nous persuadons facilement qu'il n'est pas besoin de se donner tant de peine ! Et cependant il n'y a rien de si dangereux : la dévotion ne se perd jamais que par le relâchement. Il en est comme d'une voûte; tant que toutes les pierres s'appuient l'une l'autre, elle résiste à toutes sortes d'efforts, et ne peut jamais être abattue que par pièces : de même la dévotion, qui consiste dans un certain accord de tous les sentiments de l’âme, est trop forte quand toutes les parties se prêtent un mutuel secours ; elle ne se peut perdre par un autre moyen que par le relâchement.

Il y a certaines petites choses que nous avons peine à croire si nécessaires, c'est pourquoi nous les omettons assez facilement; mais c'est un artifice du démon. Souvenez-vous que les plus grandes choses dépendent d'un petit commencement ; qu'il faut

 

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avoir fait le premier pas avant que d'être renversé dans un précipice. Nous ne nous apercevons pas du changement, tant que nous ne voyons pas une notable altération; et cependant les forces se diminuent, et le démon gagne peu à peu ce qui lui aurait été inaccessible, s'il y eût prétendu du premier abord. Il se faut donc bien garder de faire comme ces âmes lâches. Ah ! disent-elles, pour cela c'est peu de chose ; je serai plus exacte dans les choses d'importance : comme si celle qui manque dans ce qui est plus facile, pouvait se promettre de venir à bout des grandes difficultés. Pour moi, je ne voudrais dire que trois mots à une personne de cette sorte.

N'est-il pas vrai que nous ne nous maintenons que par la grâce de Dieu ? Vous n'en pouvez douter ; et si cela est, d'où vient que vous vous promettez d'être ponctuelle dans les soins importants, bien que vous soyez négligente dans les choses qui vous paraissent de moindre conséquence? Vous qui avouez que dans l'état de la plus grande perfection, il n'y a que Dieu qui puisse vous soutenir, comment pouvez-vous vous assurer de vous retenir, lorsque vous avez donné le premier branle à votre âme du côté du penchant ? Est-ce par votre propre force ou par celle de Dieu? Si vous croyez le pouvoir par vous-même, c'est une grande vanité ; si vous l'attendez de Dieu, c'est une grande imprudence. Car il ne se peut rien concevoir de plus imprudent que de reconnaître que nous dépendons de Dieu, et de lui donner sujet de nous abandonner par nos négligences.

Par où vous voyez, ma très-chère Sœur, que de négliger les petites choses, ce n'est pas une faute si peu considérable que nous nous l'imaginons, et que bien qu'elle ne semble pas grande en elle-même, elle est extrêmement dangereuse dans ses conséquences. C'est pourquoi je vous dis avec l'Apôtre : State in Domino : « Tenez ferme, et demeurez dans Notre-Seigneur (1). » Mortifiez-vous dans les petites choses, afin de vous accoutumer à vaincre dans les grandes tentations. Refusez tout ce qui vous viendra de la part du monde, jusqu'au moindre présent, pour ne lui pas donner la moindre prise ; et surtout vivez de telle sorte dans la

 

1 Philip., IV, i.

 

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religion, qu'on ne vous puisse pas reprocher au jour du jugement qu'en vous le commencement valait mieux que la fin, de peur que votre ferveur ne passe pour une dévotion légère ou pour un amour de la nouveauté.

Nous avons vu, ma Sœur en Jésus-Christ, qu'il est nécessaire de renoncer entièrement au monde, et qu'il faut persévérer dans cette aversion, pour acquérir la perfection de cette vie solitaire que vous embrassez. Il semble qu'il n'y ait plus rien à ajouter à ces deux choses. Et en effet je ne voudrais pas en dire davantage si je n'avais à parler à une Epouse de Jésus-Christ; mais il faut vous porter au plus haut degré, puisque vous avez résolu de suivre le chemin de la perfection. Je vous dis donc qu'il ne suffit pas de persévérer, il faut croître, ma Sœur, et courir toujours de plus en plus à Jésus-Christ.

Je pourrais vous dire, pour établir cette vérité, que la générosité (a) ne peut se prescrire de bornes ; que l'amour qui craint d'aller trop loin n'est qu'un faux amour; que le chemin du ciel étant extrêmement raide, ce serait une grande témérité de prétendre y marcher d'un pas égal ; qu'il faut toujours faire contention; que qui ne s'efforce pas de monter, il faut qu'il soit renversé de son propre poids ; que nous ne saurions nous acquitter des obligations que nous avons à Dieu, quand nous y emploierions une éternité avec toute l'ardeur imaginable ; et partant que ce serait bien manquer de courage et une grande ingratitude, de nous borner lâchement à un commencement de vertu mal affermie contre toute prudence, contre les enseignements et l'exemple du Fils de Dieu, contre les sentiments que vous doit inspirer la générosité du christianisme et l'amour d'un si bon père, tel qu'est notre Dieu. Je ne doute pas que vous ne vous rendissiez à ces raisons : mais il faut vous faire voir combien est étroite l'obligation que vous avez de croître jusqu'à la mort.

Je vous dis donc, ma Sœur, que si vous n'avez dessein de vous avancer toujours, il ne vous sert de rien d'entrer dans un cloître, ni de vous attacher à Dieu par les promesses solennelles que vous allez faire. Pourquoi quittez-vous les empêchements du monde ?

 

(a) Var. : Qu’un bon courage.

 

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N'est-ce pas parce que vous aspirez à la perfection avec la grâce de Dieu ? Or la perfection du christianisme n'a point de bornes assurées, d'autant qu'elle se doit former sur un exemplaire dont il n'est pas possible d'imiter toutes les beautés : c'est Jésus-Christ, ma Sœur, le Fils du Père éternel, celui qui porte tout le monde par sa parole, en qui habitent toutes les richesses de la divinisé. Puis donc que nous ne pouvons jamais atteindre à nous conformer parfaitement à Jésus-Christ, tout ce que nous pouvons, c'est de tâcher d'en approcher de plus en plus. Et si la perfection du christianisme n'est pas dans un degré déterminé, il s'ensuit qu'elle consiste à monter toujours. Et partant, ma Sœur, vous proposer d'atteindre à la perfection et vous vouloir arrêter en quelque lieu, c'est contraindre vos propres desseins ; c'est aller contre votre vocation que de prescrire des bornes à votre amour. L'Esprit de Dieu que vous voulez faire absolument régner sur vous, ne saurait laisser ses entreprises imparfaites ; il porte tout au plus haut degré, quand on le laisse dominer sur une âme.

Considérez comme l'ambition ne saurait trouver de bornes, quand on lui laisse prendre le dessus sur la raison : et nous pourrions croire que l'Esprit de Dieu ne nous voudrait pas pousser à rechercher ce qu'il y a de meilleur? Cela est bon dans les âmes où on le tient en contrainte. Mais vous, ma Sœur, vous vous captivez pour donner la liberté toute entière à l'Esprit de Dieu ; laissez-le agir dans votre âme. La charité qui opère en vous vient de Dieu, et ne demande autre chose que de retourner à sa source : si elle est forte en votre âme, elle ne cessera de l'entraîner par l'impétuosité de sa course jusqu'à tant qu'elle se soit reposée dans le sein du bien-aimé.

 

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