PSAUME CXVIII-XXVI
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VINGT-SIXIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME CXVIII.

LA VRAIE CHARITÉ.

 

Quand le Prophète parle ici du jugement, ce mot doit être entendu dans un sens favorable, dans le même sens que la justice dont l’acte produit le jugement. Toutefois il craint que ses ennemis ou les démons ne le poussent au désordre, et il supplie le Seigneur de l’en délivrer; loin de compter sur lui-même, il en appelle à Dieu qui donne la force et la patience. Or, cette patience nous est nécessaire, pour nous maintenir contre les calomnies de nos ennemis de toutes sortes. Le Prophète veut être au service de Dieu par amour, et comme l’ancienne loi s’est effondrée sous le grand nombre des prévarications, le Prophète soupire après l’acte suprême de Dieu, c’est-à-dire après le Christ qui nous justifie par la grâce, et nous redresse en nous faisant agir par la charité.

 

1. Nous entreprenons aujourd’hui d’approfondir et d’exposer les versets suivants de notre long psaume « J’ai gardé le jugement et la justice, ne me livrez point à ceux qui me nuisent 1 ». Il n’est pas étonnant qu’il ait gardé le jugement et la justice, celui qui avait demandé à Dieu de pénétrer ses chairs d’une crainte chaste, c’est-à-dire de meurtrir comme d’aiguillons nos convoitises charnelles, dont l’effet ordinaire est de nous détourner d’un jugement droit; bien que selon l’usage de notre langue on appelle ainsi tout jugement, soit jugement droit, soit jugement dépravé, selon cet avis que l’Evangile donne aux hommes : « Ne jugez point selon l’apparence, mais portez un jugement droit 2 » ; toutefois, dans notre passage, le mot jugement est employé de telle sorte que, si ce jugement n’est point droit, il ne mérite point d’être appelé jugement; autrement il ne suffirait pas de dire: «j’ai gardé le jugement»; mais il faudrait dire : J’ai gardé le jugement droit. C’est dans ce sens que parlait Notre-Seigneur Jésus-Christ, quand il disait : « Vous abandonnez ce qu’il y a de plus important dans la loi, le jugement, la miséricorde et la foi ». Ici encore le mot de jugement est employé comme s’il n’y avait point de jugement dès lors qu’il est corrompu. Dans plusieurs endroits des saintes Ecritures, il a cette acception : ici, par exemple : « Je chanterai, Seigneur, votre miséricorde et votre jugement 4 ». Et dans cet autre passage d’Isaïe : « J’attendais d’Israël le jugement, et il a fait l’iniquité 5 ». Le Seigneur ne dit point : J’attendais un jugement

 

1. Ps. CXVIII, 121. — 2. Jean, VII, 34. — 3. Matth. XXIII, 23.— 4. Ps. C, 1. — 5. Isa. V, 7.

 

droit, et il a été perverti; mais il se sert du mot jugement, comme s’il désignait l’équité, comme s’il n’y avait plus de jugement dès lors qu’il y a injustice. Quant à la justice, on ne dit point une bonne ou une mauvaise justice, comme on dit un jugement équitable ou un jugement injuste, mais elle est bonne par là même qu’elle est justice. Ainsi dans le langage habituel on dira un bon jugement, un mauvais jugement, comme on dit un bon juge, et un mauvais juge; mais on ne dit pas une bonne justice, ou une mauvaise justice, comme on ne dit pas non plus un bon juste, ou un mauvais juste, car tout homme est bon dès lors qu’il est juste. La justice est donc une vertu de l’âme que l’on peut appeler bonne et louable, et dont nous n’avons plus à nous occuper; quant au jugement, dès qu’on le prend en bonne part, il est l’acte que produit cette vertu. Car celui qui a la justice porte un jugement droit, ou plutôt, dans le sens rigoureux, avoir la justice c’est juger, car porter un jugement faux ce n’est point juger. Et ici, sous le nom de justice nous n’entendons pas seulement une vertu, mais l’acte de cette vertu. Et en effet qui produit la justice dans l’homme, sinon celui qui justifie l’impie, c’est-à-dire qui, par sa grâce, le rend juste d’impie qu’il était? De là ce mot de l’Apôtre : « Nous sommes justifiés gratuitement par sa grâce 1». Celui donc qui a en lui la justice ou l’oeuvre de la grâce, fait la justice ou l’oeuvre de la justice.

2. « J’ai fait le jugement et la justice», dit le Prophète, « ne me livrez pas à ceux qui me nuisent » ; c’est-à-dire, j’ai porté un jugement

 

1. Rom. III, 24.

 

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juste, ne me livrez point à ceux qui me persécutent pour ce jugement. Ou, comme on lit dans quelques exemplaires: « Ne me livrez u point à mes persécuteurs ». L’expression grecque, en effet, tois antidikousi; se traduit par nocentibus, ceux qui me nuisent, par persequentibus, ceux qui me persécutent, par calumniantibus, ceux qui me calomnient; je m’étonne de n’avoir lu, dans aucun des exemplaires que j’ai pu me procurer, adversantibus, mes adversaires, bien que le mot grec antidikos se traduise sans hésitation par adversarius, adversaire. Quand le Prophète supplie le Seigneur de ne point le livrer à ses ennemis, quel est le sens de sa prière, sinon le même que quand nous disons: « Ne nous induisez pas en tentation 1? » Car saint Paul nous montre quel est notre adversaire, quand il dit: « De peur que le tentateur ne vous ait tentés 2 ». Dieu nous livre à lui quand Dieu nous abandonne. Car le tentateur ne saurait tromper celui que Dieu n’abandonne pas, lui qui, dans sa bonne volonté, donne à l’homme la beauté comme la force. Quant à celui qui a dit dans son abondance : « Je ne serai jamais ébranlé 3 ».  Dieu en détourne sa face, et lui se trouble en se voyant tel qu’il est. Celui, dès lors, dont la chair est crucifiée par la crainte chaste du Seigneur, et qui, pur de toute convoitise charnelle, fait le jugement et l’oeuvre de la justice, doit demander de n’être point livré àses adversaires, c’est-à-dire de ne point céder aux persécuteurs, et de ne faire point le mal en craignant de souffrir un mal. Le même Dieu qui lui donne de vaincre ses convoitises, et de ne pas céder aux voluptés, lui donne aussi la force de la patience et le soutient contre la douleur. Celui dont il est dit: « Le Seigneur donnera la douceur 4», est aussi celui dont il est dit encore : « C’est de lui que vient ma patience 5».

3. Enfin: «Affermissez votre serviteur dans le bien, que les superbes ne me calomnient pas 6 ». Ils me poussent afin de me faire succomber au mal; pour vous, affermissez-moi dans le bien. Ceux qui ont traduit: Non calumnientur me, au lieu de mihi, ont suivi le mot grec, moins usité dans la langue latine. Ou peut-être: Non calumnientur me aurait-il la même énergie que si l’on disait: Qu’ils ne me surprennent point par leurs calomnies?

 

1. Matth. VI, 13. — 2. I Thess. III, 5.— 3. Ps. XXIX, 7,8. — 4. Id. LXXXIV, 13. — 5. Id. LII, 6. — 6. Id. CXVIII, 122.

 

4. Or, les superbes peuvent jeter le mépris sur l’humilité chrétienne par bien des calomnies ; mais la plus grande est d’entendre ces hommes superbes nous accuser d’adorer un mort. Car c’est la mort du Christ qui nous prêche, qui relève à nos yeux l’humilité d’une manière divine. Or, cette calomnie nous vient des deux peuples infidèles, des Juifs et des Gentils. Les hérétiques ont aussi leurs calomnies propres à chacune des sectes: ils ont les leurs, tous ces schismatiques séparés par leur orgueil de l’unité des membres du Christ. Or, quelle effrayante calomnie ne lança point le diable lui-même contre le juste, quand il s’écria : « Est-ce donc gratuitement que Job sert le Seigneur 1 ». Mais un regard plein de vigilance et de piété sur Jésus crucifié, dissipe ces calomnies des superbes comme la bave empoisonnée des serpents. C’était lui que voulait figurer Moïse quand, sur l’ordre de Dieu, il planta dans le désert la figure d’un serpent au haut d’un arbre 2, afin de nous montrer que la ressemblance de la chair du péché, qui était dans le Christ, serait attachée à la croix. C’est en fixant nos regards sur cette croix salutaire que nous chassons tout le venin de nos calomniateurs ; c’est elle que le Prophète fixait en quelque sorte avec une profonde attention, quand il disait : « Mes yeux s’affaiblissent dans l’attente de votre salut et des paroles de votre justice 3 ». Car Dieu a revêtu son Christ d’une chair semblable à notre chair de péché 4, et l’a fait péché pour nous, afin qu’en lui nous fussions la justice de Dieu 5». Le Prophète nous dit donc que ses yeux se sont affaiblis à attendre cette parole de la justice divine, lorsque sentant jusqu’où va la faiblesse humaine, il a une soif ardente de cette divine grâce qu’il considère dans le Christ.

5. De là cette prière du Prophète: « Agissez avec votre serviteur selon votre miséricorde 6 », et non, selon ma justice. «Et enseignez-moi vos justifications »; sans doute ces moyens par lesquels Dieu fait les justes, qui ne le deviennent point par eux-mêmes.

6. « Je suis votre serviteur ». Car je ne me suis pas bien trouvé d’être libre, et non à votre service. « Donnez-moi l’intelligence, afin que je sache vos témoignages 7». Il ne faut jamais cesser de faire à Dieu cette prière, car il

 

1. Job, I, 9.— 2. Numb. XXI, 9; Jean, III, 14.— 3. Ps. CXVIII, 123. — 4. Rom. VIII, 3.— 5. II Cor. V, 21.— 6. Ps. CXVIII, 124.— 7. Id. 125.

 

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ne suffit pas d’avoir reçu l’intelligence, d’avoir appris les préceptes de Dieu; il faut recevoir toujours cette intelligence, et en quelque sorte boire à la source de la lumière éternelle. Car plus un homme a d’intelligence, et plus il connaît les témoignages du Seigneur.

7. « Quant au Seigneur, il est temps qu’il agisse 1 ». C’est ainsi qu’on lit en plusieurs exemplaires, et non comme en d’autres: Seigneur, il est temps d’agir. Quel est donc ce temps, ou que doit faire le Seigneur selon le Propbète? Ce qu’il avait demandé un peu auparavant: « Agissez envers votre serviteur, selon u votre miséricorde 2 » .Voilà ce que le Seigneur doit faire, il en est temps. Et que désignent ces paroles, sinon la grâce qui nous a été révélée en son temps par Jésus-Christ? Et de quel temps parle saint Paul, ici: « Lorsque les temps ont été accomplis, Dieu a envoyé son Fils 3 » ; et dans un autre endroit, citant une parole des Prophètes, où Dieu dit : « Je vous ai exaucé au temps favorable, et secouru au jour de salut? voici, dit l’Apôtre, le temps favorable, voici les jours de salut 4 ». Mais pourquoi le Prophète, voulant nous montrer que pour le Seigneur il était temps d’agir, a-t-il ajouté : « Ils ont dissipé votre loi? » Comme si pour le Seigneur le temps d’agir était celui où les orgueilleux ont dissipé sa loi, eux qui, ne connaissant point la justice de Dieu, et voulant établir leur propre justice, n’ont pas été soumis à celle de Dieu 5? Qu’est-ce à dire en effet: « Ils ont dissipé votre loi», sinon que dans leurs iniques prévarications ils ne l’ont point observée entièrement? Il fallait donc à ces âmes orgueilleuses, trop présomptueuses de leur liberté, imposer une loi, afin qu’après avoir violé cette loi, ceux qui s’humilieraient dans la componction eussent recours par la foi et non par la loi, à la grâce qui s’offrait à eux. Mais la loi ayant été anéantie, vint le temps de la divine miséricorde par le Fils unique de Dieu. Car la loi est entrée dans le monde pour faire abonder le péché, et le péché ayant anéanti la loi, le Christ est venu à temps pour faire surabonder la grâce, où le péché avait abondé 6.

8. « C’est pour cela», dit le Prophète, «que j’ai aimé vos préceptes plus que l’or et la

topaze 7 ». La grâce nous fait accomplir par la charité ces préceptes de Dieu que nous ne

 

1. Ps. CXVIII, 426.— 2. Id. 127.— 3. Gal. IV, 4.— 4. Isa. XLIX, 8; II Cor. VI, 2.— 5. Rom. X, 3.— 6. Id. V, 20.— 7. Ps. CXVIII, 127.

 

pouvions accomplir par la crainte. « Car c’est par la grâce de Dieu que la charité est répandue dans nos coeurs en vertu de l’Esprit-Saint qui nous a été donné 1». Aussi le Seigneur nous dit-il: « Je ne suis point venu pour abolir la loi, mais pour l’accomplir 2 ». Et l’Apôtre à son tour: « La charité est la plénitude de la loi 3 ». De là vient que le Prophète l’aime plus que l’or et la topaze; et dans un autre psaume, plus que l’or et les pierres les plus précieuses 4 ; on dit en effet que la topaze est une pierre des plus rares. Mais les Juifs ne comprenant point cette loi cachée dans l’Ancien Testament,et recouverte comme d’un voile, ce qui était figuré par cette face de Moïse qu’ils ne pouvaient regarder 5, n’accomplissaient les préceptes du Seigneur qu’en vue d’une récompense terrestre et charnelle, et dès lors ne l’accomplissaient point; car ce n’étaient point les préceptes, mais la récompense qu’ils aimaient. De là vient que leurs oeuvres n’étaient point des oeuvres volontaires, mais plutôt des oeuvres forcées. Mais pour celui qui aime les préceptes plus que l’or et les pierres les plus riches, toute récompense terrestre devient vile auprès de ces commandements, et l’on ne saurait établir auôune comparaison entre les autres biens de l’homme et ces biens qui le rendent bon lui-même.

9. « C’est pour cela que je me dirigeais selon vos préceptes 6 ». Je me redressais, parce que je les aimais; et comme ils sont droits, je me redressais en m’y attachant par l’amour, ce qui a pour conséquence la parole suivante: « J’ai haï», dit le Prophète, « toute voie d’iniquité ». Comment en effet ne point haïr le chemin tortueux, dès lors qu’il aimait le chemin droit? De même en effet que s’il avait eu la passion de l’or et des pierres précieuses, il eût haï tout ce qui aurait pu lui faire perdre ces biens, de même, pour lui, aimer les préceptes du Seigneur, c’était haïr la voie de l’iniquité, comme cet impitoyable écueil que l’on rencontre dans un voyage sur la mer, et où le naufrage nous ferait perdre des biens inestimables. Pour éviter ce malheur, il dirige ailleurs ses voiles, ce pilote prudent qui s’est embarqué sur le bois de la croix, avec les précieuses marchandises des préceptes divins.

 

1. Rom. V, 5. — 6. Matth. V, 17,— 7. Rom. XIII, 10.— 8. Ps. XVIII, 11. — 9. Exod. XXXIV, 33-35; II Cor. IV, 13-16. —  10. Ps. CXVIII, 128.

 

 

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