CHAPITRE III
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CHAPITRE III : LA CONDAMNATION DE BALTHAZAR ALVAREZ

 

 

I. une date critique dans l'histoire de la spiritualité. - Mercurian et la première offensive officielle contre la contemplation. - Cordeses approuvé par Borgia, condamné par Mercurian.

II. Balthazar Alvarez et son oraison. - Laqueus contritus est. - Heureuse influence d'Alvarez. - Davila et les premiers coups. - Jean Suarez et le bûcher de Villeverd.

III. Le panmysticisme d'Alvarez.

IV. Le procès et la sentence. - La « contemplation arrachée » par Mercurian, réhabilitée par Aquaviva.

V. Le R. P. Dudon et la « morale de cette histoire ». - Indépendance de la prière : Sibi et Deo relinquatur. - La métaphysique implicite de Mercurian et l'ascéticisme.

VI. « Stérilité a de la contemplation, excellence de « l'Oraison pratique ». - Grande nouveauté de cette oraison. - Critique de l'oraison pratique.

 

I. - Familiarisés avec l'épouvantail, voyons la phobie à l'oeuvre. « Le cas du P. Balthazar AIvarez, écrit le P. Dudon, est, pour ainsi parler, classique dans l'histoire de l'oraison mentale. Sa vie a été publiée à Madrid dès 1615, traduite en français, à Paris, en 1623 (c'est-à-dire, au moment où notre renouveau mystique prend son essor et déjà se heurte à de graves résistances)... L'auteur de cette vie est le R. P. Louis de la Puente (Dupont), et ce maître fameux de spiritualité ne manque pas de s'expliquer sur les tribulations que valut au serviteur de Dieu sa manière de prier. Par là même , on devine si l'événement a dû fournir matière depuis trois siècles aux commentaires des écrivains de théologie mystique (1). »

 

(1) R. P. Dudon, Les leçons d'oraison du P. Balthazar Alvarez (1573-1578). Revue d'ascétique et de mystique, janvier 1921, p. 36. Dans le livre que nous avons déjà cité, Essai historique sur les exercices spirituels, le P. Bernard ajoute de précieux détails à l'étude, très riche déjà, du P. Dudon.

 

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C'est, en effet, beaucoup plus qu'un épisode émouvant, comme l'histoire des saints nous en offre par centaines; c'est un événement, au sens rigoureux du mot, une de ces grandes expériences, chargées de sens, cruciales, si l'on peut dire, telles que l'histoire des idées n'en voit naître que de loin en loin au cours des siècles, et qui passionnent si fort les curiosités de l'esprit que les mouvements affectifs s'en trouvent paralysés, suspendus. Qu'agissant, du reste, avec les intentions les plus droites, les supérieurs de la Compagnie aient plus ou moins meurtri le saint religieux dont ils condamnaient la prière, cela est bientôt vu et dit; on s'émeut, on admire, on passe; mais, que les mêmes supérieurs, rencontrant pour la première fois à visage découvert la philosophie traditionnelle de la prière, aient d'abord reculé avec effroi, puis qu'à cette philosophie ils en aient opposé une autre, plus conforme, disaient-ils, seule conforme à la pensée de leur fondateur, voilà certes une aventure mémorable, et en elle-même, et par l'orientation qu'elle imposera aux spirituels de la Compagnie future. Date critique pour nous, puisqu'elle marque la première éclosion de cette doctrine spirituelle qui s'étale aujourd'hui sans voiles, soit dans les polémiques incessantes du P. Watrigant et de ses compagnons d'armes, soit dans les affirmations plus sereines de l'abbé Vincent. L'ascéticisme, qui sans doute couvait déjà parmi nombre de jésuites, mais enfin qui n'existait jusqu'ici qu'à l'état de pressentiment, de tendance, nous le voyons soudain passer de l'implicite au conscient, du réflexe presque instinctif à des gestes proprement doctrinaux, si l'on peut ainsi parler. Et, sans doute, il n'est pas encore un système proprement dit, mais déjà il se confronte avec le système contraire; il commence, par une victoire, aussi éclatante qu'imprévue, sa carrière, qui, nous le savons, sera longue. Victoire à vaste portée. En frappant le P. Alvarez, ce sont tous les mystiques de la Compagnie qu'on extermine autant qu'on le peut. Je ne suis pas le premier à comprendre ainsi le vrai sens de cet

 

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épisode symbolique : « Si l'on veut, écrit le P. Dudon, nommer au XVIIe siècle, des héritiers légitimes d'Alvarez, il faut nommer en Espagne, Louis de la Puente, en France, Lallemant et Surin. »

J'ajoute qu'avec ces illustres, disciples ou unanimes d'Alvarez, il faut nommer aussi le plus insigne des mystiques anglais modernes. Et ceci est capital. « De tous ces maîtres of pure spiritual contemplative prayer, qui ont paru dans ces derniers temps, écrit Dom Baker, il n'en est pas un de comparable au P. Balthazar Alvarez. » C'est une vraie grâce, écrit-il encore, « que l'histoire de sa condamnation nous ait été conservée. Les enquêtes, les examens qu'on lui a fait subir, réduisent à néant toutes les allégations de ses critiques, dissipent tous les soupçons qui pesaient sur sa prière. Je me reconnais tout entier dans ces documents et j'y trouve la confirmation éclatante de ma propre doctrine » (1).

L'offensive s'ébauche dès les premières paroles officielles du P. Everard Mercurian, nommé général de la Compagnie en 1573, après la mort de Borgia. « Il faut penser, disait-il, que notre vocation a été appelée à juste titre par Ignace une guerre... (et que) l'esprit de la Compagnie exige la souveraine perfection des vertus solides (2). »

Prise en soi, j'avoue que la formule ne présente rien qui puisse inquiéter les mystiques. On croirait plutôt qu'elle en veut surtout aux médiocres de l'extrême gauche, à ceux qui seraient tentés d'oublier les consignes héroïques du fondateur. Néanmoins, c'est bien aussi, et peut-être surtout, l'extrême droite que vise Mercurian. Comme s'il leur disait :

 

(1) Dom Baker, Holy Wisdom (Sancta Sophia), reédition de Dom Sweeney, Londres (1876), p. 384. Je le traduis à ma façon, mais c'est bien le sens de ce passage. « The special benefit that may be reaped from his story is that, by occasion of his trial and examinations about his prayer, ail the suspicions and allegations against it are well cleared, and the whole substance of this treatise worthily confirmed and asserted... Among all the late masters of pure spiritual contemplative prayer, there is none deserves more our esteem, nor is more proper to be produced in this place, than the late R. F. Balthazar Alvarez. »

(2) Bernard, op. cit., p. 208.

 

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Nous sommes appelés, non pas à prier, mais à combattre; nous devons préférer les « vertus solides » aux douceurs de la contemplation. Eh bien ! quoi encore de surprenant ? Entre le chartreux et le jésuite, n'y aurait-il pas de différence ? Oui, entre les occupations quotidiennes, non entre la prière des uns et des autres. Il n'est qu'une seule définition et toute mystique, de la prière, et cette définition, Mercurian semble la réprouver, du moins l'ignorer, puisqu'il imagine une distinction entre vertu et prière, alors que toute vraie prière est essentiellement un acte d'amour, et donc de vertu, de la plus solide vertu, de celle enfin qui fait la solidité de toutes les autres. La voici donc poindre de bonne heure, et dans un document officiel, cette opposition fondamentale - prière; vertu ; - la droite balle des ascéticistes; le pivot de la thèse vincentienne; et voici poindre, du même coup, la notion, non moins étrange, d'une prière distincte, sui generis, hors cadre, propre aux religieux de la Compagnie, et liée à l'essence même de l'Institut. Ne craignons pas de nous répéter : c'est là, dans l'histoire des doctrines spirituelles, une nouveauté prodigieuse, un renversement complet des valeurs, un vrai coup d'Etat.

Et, pour que nul doute ne subsiste sur la pensée profonde qui dirige Mercurian, le nouveau général, à peine entré en charge, expulse des bibliothèques de son Ordre, toute la littérature mystique, non pas certes comme mauvaise pour le reste du monde religieux, mais comme « ne s'ajustant pas bien à notre Institut ». Outre les grands trois, Tailler, Rueysbrock, Harphius, « sa liste de proscription contient... Henri Suso, le Rosetum de Mauburnus, l'Art de servir Dieu, si loué par sainte Thérèse, Raymond Lulle, bien plus les oeuvres de sainte Gertrude et de sainte Mechtilde, et il ajoute cette clause radicale : « Aucun de ces livres ne doit jamais se trouver dans nos collèges, si ce n'est avec la permission du P. Provincial (1).»

 

(1) Bernard, op. cit., p. 2o8-2o9.

 

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Il n'y va pas de main morte; mais ne poussons pas les hauts cris. Comprendre vaut mieux. Reconnaissons, du reste, qu'à elle seule, cette mesure un peu roide n'aurait pas nécessairement le sens que nous lui donnons. Un supérieur, ami des mystiques, aurait pu la prendre, sollicité à cela par des abus particuliers, comme serait trop de temps donné à la lecture de ces sortes de livres, ou une défaveur bruyante

marquée à l'apparente sécheresse des Exercices. La mesure elle-même  importe moins ici que les considérants qui la dictent, et sur le vrai sens desquels les décisions prochaines de Mercurian ne permettent pas le moindre doute. Peu de temps après, avril 1574, il écrira, par exemple, au jésuite aragonais Cordeses, dont la spiritualité lui avait été dénoncée comme dangereuse :

 

Que ni en public, ni en privé, Votre Révérence n'enseigne l'oraison autrement que ne le font les Exercices spirituels, sans rien y ajouter, sans rien en retrancher, puisque chacun peut y apprendre assez clairement le mode propre à la Compagnie de Jésus (1),

 

Depuis quelque temps déjà, ce P. Cordeses propageait autour de lui une oraison plus simple que l'ignatienne, plus « affective », et qui, du vivant de Borgia, avait paru inquiétante à plusieurs. L'affaire portée à Rome, Borgia, tout en réprouvant l'abus qu'on en pouvait faire, n'avait pas désapprouvé le principe de cette oraison.

 

J'apprends, avait-il écrit à Cordeses, que vous demandez à vos subordonnés des actes de l'amour de Dieu, et que vous voulez les conduire tous par le même chemin. Je loue certainement le zèle et la bonne tentative de Votre Révérence, mais prenez garde, mon Père, que tous n'en sont pas capables... Dans la prière, les uns suivent une méthode, les autres une autre, comme dit l'Epître aux Corinthiens, et parce que toutes les méthodes sont bonnes, on doit laisser la liberté d'embrasser l'une et d'abandonner l'autre, suivant les circonstances. En effet, les directions

 

(1) Bernard, op. cit., pp. 22o-221.

 

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de l'Esprit saint sont différentes, et différentes aussi les capacités des hommes (1).

 

De cette lettre à celle que le même Cordeses recevra bientôt de Mercurian, et que nous venons de citer, on voit la distance. La première permet, approuve même; l'autre défend. Borgia se règle uniquement sur les besoins particuliers de chaque âme et sur les droits souverains de la grâce; Mercurian, sur les besoins propres et sur l'esprit de la Compagnie.

Cordeses était un religieux exemplaire; il se soumit sans rechigner aux ordres de son général, mais, nous dit-on, « les Pères de sa province ne l'imitèrent pas et les discussions continuèrent ». Il y avait parmi eux, nous dit-on encore, quelques visionnaires qui entretenaient l'agitation et aussi, nous le savons par ailleurs, quelques turbulents, que la juste notion de la prière eût laissés indifférents, mais qui sautaient sur la première occasion venue de tenir tête au gouvernement central. C'est ainsi que l'on gâte souvent les meilleures causes. S'il n'avait eu affaire qu'à de vrais mystiques, Mercurian se fût sans doute montré moins expéditif ou moins absolu. Quoi qu'il en soit, les résistances qu'il rencontrait n'étaient pas faites pour ébranler chez lui une conviction déjà très arrêtée ; aussi renouvelle-t-il, à la fin de 1574, ses instructions précédentes :

 

La Compagnie, écrit-il à Cordeses, a sa fin propre ; la méthode

 

(1) Cette lettre ne dit pas assez clairement d'où pouvait venir l'abus que redoute Borgia. C'est qu'aussi bien on ne dit pas exactement ce qu'était l'oraison enseignée par Cordeses. « Affective s, l'appelle-t-on, et ce mot reste assez équivoque. Il est clair néanmoins que ce mystique devait réduire de beaucoup, et peut-être jusqu'à l'excès, l'effort ascétique dans la prière, le discours, les actes « des vertus solides ». Le British Museum a de lui un Traité de l'oraison, qui n'a pas été publié encore, ni étudié. (Cf. Dudon, op. cit., p 48.) Quoi qu'il en soit, je tendrais à croire que Balthazar Alvarez et Cordeses devaient enseigner la même doctrine, Cordeses peut-être avec moins de prudence ou d'exactitude. Comme nombre d'alumbrados, il poussait l'anti-intellectualisme fort loin. « N'était-il pas d'avis qu'il ne faut pas de savants parmi les nôtres, mais qu'il suffit d'avoir des confesseurs à demi instruits ? » Bernard, p. 192. On frémit de penser aux conséquences qu'aurait eues la victoire de cette école ; plus de Suarez, plus de bollandistes ! Un jésuite précurseur de Rancé, qui l'eût cru !

 

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de Votre Révérence et certains de ses termes ne conviennent pas à notre Institut. Elle s'étend trop sur la faveur, les goûts et la dévotion que Dieu Notre-Seigneur donne dans la méditation.

 

S'il y avait quelque outrance dans la doctrine de Cordeses, était-ce bien celle qu'indique ici Mercurian? J'ai peine à le croire et d'autant plus qu'une telle direction paraît moins contrarier celle que donnent les Exercices. Saint Ignace n'insiste-t-il pas à maintes reprises, et beaucoup plus que ne le font les mystiques, sur le bienfait des goûts spirituels, des larmes de piété et des autres « consolations » ?

 

Qu'on se contente de la manière dont nous instruit saint Ignace dans les Exercices : cet enseignement est très simple et il ne faut pas prendre occasion d'une ou deux paroles des Exercices pour insinuer une manière d'oraison qui ne soit pas conforme à notre Institut.

 

Saint Ignace, « maître d'oraison », et d'une oraison qui ne doit pas s'épanouir en contemplation : telle est manifestement la pensée du général.

 

L'oraison n'est pas la fin ni notre principale occupation, comme dans d'autres ordres religieux, mais un instrument universel dont nous nous servons, ainsi que des autres exercices, pour acquérir les vertus et exercer les ministères confiés à notre Institut (1).

 

« Tout a été créé pour l'oraison », dira bientôt François de Sales, et le jésuite Guilloré, et tous les mystiques. C'est toujours la même équivoque, si j'ose m'exprimer ainsi; faire entrer dans la notion même de prière, ou telles ou telles modalités ou diversités accidentelles comme, par exemple, le nombre d'heures que l'on donne à l'oraison. Confusion, que les excès de certains jésuites espagnols n'expliquaient alors que trop. « Sous prétexte d'oraison et de recueillement », écrivait, vers le même temps, au général le recteur d'Oropesa - et, « sous prétexte » est bien le mot juste -

 

(1) Bernard, op. cit., pp. 221-222.

 

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« on voit de ces contemplatifs qui passent la plus grande partie de la journée enfermés dans leur chambre, à lire des livres ou à s'adonner à leurs dévotions ». Ils se donnaient même un nom spécial, celui de « recollets ». Le P. Alonso Sanchez... transporte ces germes de division jusqu'au Mexique. » Autrefois la Chartreuse seule attirait ces contemplatifs - la Chartreuse de Valence est « notre teigne », écrivait-on encore, polilla nostra -; maintenant, ils rêveraient aussi de se réunir aux carmes réformés. Je dis « rêveraient », car enfin, le plus souvent, Rome ne connaît ces excès que par ceux qui les dénoncent. Oviedo, confiant naïvement à saint Ignace tout ce qui lui passait par la tête, n'aura pas eu beaucoup d'imitateurs. On reproche, par exemple, au P. Gaspar de Salazar « de s'être laissé entraîner au Carmel », hypnotisé qu'il était par sainte Thérèse. Mais non, répond-il, ou à peu près, rien de pareil. C'est beaucoup plus simple. Je n'ai que des ministères peu absorbants et, d'un autre côté, dormir ne m'est pas facile. De quoi je profite pour faire cinq ou six heures d'oraison par jour » (1) . Aurait-on préféré qu'il jouât aux cartes ? Pour beaucoup d'autres, sans doute, les soupçons étaient mieux fondés. Evidemment, on coupait le mal à la racine en déclarant que prier n'est pas la fin des jésuites. N'eût-il pas été néanmoins plus exact théoriquement et pratiquement aussi efficace, de fixer aux exercices dévots une mesure de temps, que l'ensemble des religieux ne devraient pas dépasser, sans mettre pour cela en question soit l'unité essentielle, soit la primauté de la prière ? Mais il est un peu tard pour conseiller à Mercurian de mouiller les cordes. N'oublions pas, dans notre facile sagesse, qu'il vivait sous Philippe II. L'ascéticisme est encore au berceau;. dru nourrisson aux traits déjà fortement marqués, aux poings déjà redoutables, mais qui ne songe guère à dégager la métaphysique de la cantilène qui le berce. Il grandira. Aussi bien son parrain se gouverne-t-il ici, non comme docteur,

 

(1) Bernard, op. cit., pp. 222-223.

 

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mais comme chef, moins soucieux de trancher une controverse doctrinale que de maintenir dans sa ferveur et dans sa pureté originelle, contre les excès de droite et de gauche, l'Institut dont il a la charge.

 

II. - Le spirituel le plus apprécié de la province de Castille était alors « incontestablement le P. Balthazar Alvarez (1533-158o), qui, depuis 1567, dirigeait le noviciat de Medina del Campo et qui, à peine âgé de vingt-six ans, avait été le confesseur de sainte Thérèse (1) ». S'il avait si curieusement tardé, comme nous l'avons vu, à prendre contact avec les Exercices, sa première formation religieuse, plus ascétique que mystique, n'eût pas été, je crois, de nature à inquiéter Mercurian. On le devine plus ou moins gêné et d'une ferveur sans allégresse. Peu à peu néanmoins, et manifestement sous l'inspiration de la grâce, il commence à abandonner l'oraison discursive, pour recevoir « un coeur nouveau et agrandi, détaché des créatures, épris du seul éternel, si éclairé sur les choses divines qu'il y trouvait la force, le repos et une jouissance semblable à celle des bienheureux » (2).

C'est lui-même qui parle ainsi, et nous rencontrerons bientôt, dans les confidences du P. Crasset, une métamorphose toute pareille ; ce même sentiment de libération, de détente, d'épanouissement. Cette oraison, sur laquelle Alvarez devra bientôt s'expliquer, mais qui lui paraissait alors la chose la plus simple du monde, il la propage autour de lui ; et l'on constate sans tarder qu'elle produit « des fruits remarquables de renouvellement ». D'ici, de là, parmi ses disciples, réguliers ou séculiers, quelques indiscrétions peut-être. Comme le dit excellemment le R. P. Dudon : « Dans un mouvement créé par l'influence puissante d'un directeur éminent, comment imaginer que tous les disciples se tinrent, toujours et très exactement dans la pensée du maître? Ce

 

(1) Dudon, op. cit., p. 139.

(2) Bernard, op. cit., p. 193.

 

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serait miracle (1). » Assurément rien de grave. Un des jésuites les plus considérables de ce temps-là, et l'un des plus hostiles aux innovations de tout genre, le P. Gonzalez Davila, parcourant en qualité de visiteur les provinces d'Espagne, est émerveillé de l'action bienfaisante d'Alvarez. « Direction modeste, persuasive, pacifique », écrit-il, en 1 568 ; « et il propose de réunir sous sa direction les novices et les pères du troisième an de toute l'Espagne. En 157o, l'enchantement dure encore ». Davila constate chez Alvarez lui-même de nouveaux progrès :

 

Ce qu'il y avait autrefois en lui d'étroitesse et de recueillement excessif l'a abandonné, ainsi que le besoin de tout redresser. Le Seigneur lui a élargi le coeur. Il est grandement aimé de tous ceux qui ont rapport avec lui, à cause de la suavité et de la solidité que Notre-Seigneur lui a données pour former les autres; et ceux qui sortent de ses mains se font remarquer par l'esprit religieux, bon et solide, avec lequel ils progressent. Pour ce ministère qui est si important, le P. Balthazar me semble se perfectionner de jour en jour. C'est un serviteur fidèle et prudent (157o) (2).

 

Davila ne parle ici qu'à bon escient. Comme il était de règle dans la Compagnie, Alvarez et ses disciples n'ont rien caché au Visiteur de leurs dispositions les plus secrètes. La méthode est donc ici justifiée, louée autant que le maître. Aussi est-on d'abord assez étonné de voir ce même Davila changer peu à peu de sentiments à l'endroit d'Alvarez, et bientôt faire cause commune avec ceux des jésuites espagnols qui auraient voulu arrêter la propagande de cet illuminé prétendu. Mais le mystère se dissipe assez aisément. En vérité, ce n'est pas d'abord sur le problème de la prière, mais bien plutôt sur des questions de pure discipline que se heurtent ces deux hommes. Délégué par son général,

 

(1) Dudon, op. cit., p. 37.

(2) Bernard, op. cit., pp. 198-199. Alvarez étant venu à Rome en 1571, sa doctrine avait paru si conforme à l’Institut, et sa vertu si haute, que les Pères de Rome auraient voulu lui confier la direction de leurs propres novices (Ib., p. 194).

 

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Davila porte la responsabilité d'un ordre religieux parvenu, si l'on peut dire, à l'âge ingrat. Équilibre, sens pratique, modération, humanité, il a toutes les qualités d'un grand supérieur. Alvarez, moins pondéré, plus chimérique, moins apte au gouvernement, porté comme les autres alumbrados à trop exiger soit de lui-même soit d'autrui, et peut-être aussi d'une intelligence à peine au-dessus de la moyenne. L'administration ferme mais condescendante du Visiteur lui paraissait molle, et il s'en plaignait souvent en haut lieu, jusqu'à fatiguer le général et son entourage. Ainsi jadis Ignace irrité par l'idéal trop sublime qu'Oviedo voulait être celui de la Compagnie. Cette résistance n'avait rien à voir avec l'oraison d'Alvarez, mais elle ne pouvait manquer de rejaillir en quelque manière sur elle, et dans la pensée de Davila, et dans celle des supérieurs majeurs. François de Sales montrera bientôt que la mystique n'est pas brouillée avec le bon sens, et Port-Royal montrera, de son côté, que rigorisme et anti-mysticisme peuvent faire bon ménage. Mais au temps de confusion où présentement nous sommes, il est assez naturel que, sans y regarder de si près, on ait suspecté en bloc, puis condamné, comme également morbides, et la rigueur chimérique d'Alvarez et son oraison.

Nommé en 1573 assistant d'Espagne, et, en cette qualité, résidant à Rome auprès de Mercurian, on peut croire que Gil Gonzalez Davila, ainsi prévenu, n'aura pas été étranger aux graves décisions qui vont être prises contre l'oraison d'Alvarez. L'initiative des mesures de répression ne vient pas de lui, mais il n'aura rien fait ni pour en adoucir la dureté ni, chose beaucoup plus fâcheuse, pour en limiter la portée doctrinale. Les premiers coups, en somme bénins, furent portés en 1574 par le P. Jean Suarez, provincial de Castille. Une exhortation qu'on nous a conservée de lui, montre clairement qu'il se faisait l'idée la plus confuse et, sit venia verbo, la plus fausse de cette prière sur laquelle il avait à se prononcer. Pour définir son état d'esprit, je ne saurais faire mieux que de le comparer à celui de M. le baron

 

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Seillière. A la formule près, qui dénote une civilisation beaucoup plus avancée et germanisée, le P. Balthazar lui paraissait infecté de cet impérialisme mystico-romantique, à base d'orgueil et d'érotisme dont les innombrables ouvrages de M. Seillière nous ont révélé le venin. Si le P. Balthazar détendait les contraintes de la méditation discursive et se refusait à confondre ascèse et prière, c'était, pensait le P. Jean Suarez, pour que la sensualité dévote, ayant par là le champ libre, pût s'exalter à plaisir.

 

La sûreté, disait-il, n'est pas ès sentiments et goûts spirituels, ni en la satisfaction de soi-même, ains en la vraie obédience à l'Eglise et à notre Religion (Institut). Car nous en avons vu plusieurs, fort réjouis intérieurement, fondre en larmes et sentiments qui étaient pipés, à raison qu'ils suivaient comme Saül leur propre jugement, qui est un démon volontaire, séminaire d'erreurs, source d'hérésies.

 

En quoi, si j'ose encore dire, le bon Père ne fait qu'enfoncer solennellement des portes ouvertes. Il ne s'agit ici, ni de préférer la sensibilité à la raison, ni d'opposer le propre jugement à l'obéissance. Alvarez le lui avait expliqué déjà et fort clairement.

 

Cette communication de Dieu et sa présence, disait-il, ne consiste principalement et essentiellement ès choses sensibles... Qu'on tâche de parler de ces sentiments en termes communs et usités des saints, sans les exagérer, et qu'on n'y entre sans respect,

 

c'est-à-dire sans une certaine défiance,

 

car plusieurs qui s'y sont fié ont éprouvé de grosses pertes. On doit prendre ces choses comme n'étant les principales...

 

Pulvérisant de point en point le réquisitoire par trop sommaire du Provincial, il disait encore

 

que le gouvernement de l'âme ne doit être principalement par ces mouvements ou sentiments, ains par l'instruction de la foi et de l'Eglise.

 

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et, comme s'il eût deviné les anxiétés de M. Seillière,

 

il est vrai, poursuivait-il, qu'avec cela le Saint-Esprit émeut les coeurs et les enseigne, dont le mouvement n'est jamais contraire aux bonnes moeurs, ni aux préceptes de l'Eglise. Néanmoins, il ne faut jamais tenir pour règle infaillible que ce que représente ce sentiment soit de Dieu (1).

 

Jean Suarez avait lu ces textes, mais sans les comprendre. Il continue donc à fustiger un homme de paille et, se carrant dans ce quiproquo fondamental, il fait appel fort joliment à son expérience personnelle en matière d'impérialisme mystique.

 

Comme je l'ai vu à Séville, oit il y avait un hérétique appelé Julien Villeverd, député par les siens pour conférer avec les hérétiques, qui étaient lors couverts en Espagne.

 

Agent de liaison, vrai ou prétendu, entre alumbrados et luthériens.

 

Il fut pris, et les inquisiteurs me députèrent pour traiter avec lui. Je lui gagnai le coeur et, lui disant que je désirais son salut, il me répondit qu'il souhaitait aussi le mien, mais je pensais me sauver par ce que l'Eglise enseigne, et lui parce que bon lui semblait, il parlait avec un grand sentiment des choses divines, et parfois les larmes aux yeux, disant : Béni soit Dieu qui nous console en notre tribulation ! Et, se contentant de sa voie,... pensant que le Saint-Esprit lui rendait un témoignage au dedans qu'il cheminait bien, et il n'y avait que son propre esprit aveugle et obstiné.

Il fut brûlé tout vif, avec tant de larmes et tendresses que chacun s'en étonnait, mais les plus accorts découvrirent que Satan s'était transfiguré en ange de lumière pour le piper et endurcir. Il n'y avait que cette seule différence entre lui et nous qu'il se guidait par sa fantaisie, et nous, par l'obédience à l'Eglise que le Saint-Esprit gouverne ; mais le propre jugement est séduit par le diable qu'ils appellent de midi (2).

 

(1) Dupont, Vie du P. Balthazar Alvarez (traduction de Gautier), Paris, 1623, pp. 359-36o.

(2) Dupont, op. cit., pp. 485-486.

 

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Cette page vaut son pesant d'or. Quoi qu'il en soit du pauvre Villeverd, victime peut-être d'une erreur judiciaire -car enfin, nous n'entendons ici qu'une cloche !-remarquez, je vous prie, l'invraisemblable théologie de Jean Suarez (ce n'est pas le grand François). Ne semble-t-il pas croire, en effet, que, depuis la fondation de l'Église, le Saint-Esprit a, pour ainsi dire, pris sa retraite, et qu'il s'interdit désormais d'agir directement sur les âmes. Si bien qu'il faudrait rayer de nos prières et abandonner aux hérétiques le Veni, creator spiritus? Que, d'ailleurs, le jugement propre ne suffise pas à garantir l'authenticité des inspirations particulières et que, par suite, nous devions désobéir à celles-ci dès qu'elles se trouvent contraires aux décisions de l'Église, nous venons de voir que le P. Alvarez ne songe pas à le nier. Mais que toute la vie intérieure du croyant soit uniquement dirigée par l'autorité du Pape ou du Supérieur, autant soutenir qu'il n'y a plus de vie intérieure pour les catholiques. Ici, d'ailleurs, se manifeste avec une naïveté pathétique l'étrange phobie dont nous avons tantôt surpris la genèse. Parce qu'il estime que Dieu est le grand maître de l'oraison, Balthazar Alvarez fait figure d'illuminé aux yeux du Provincial de Castille, et comme l'Inquisition guette les jésuites, on le voit déjà « brûlé tout vif ». Pendant cette « bourrasque », écrit le P. Dupont, disciple et biographe d'Alvarez, on le tenait, « pour un ignorant qui se laissait séduire et abuser et qui trompait les autres; car, ne sachant le haut don d'oraison que Notre-Seigneur lui communiquait, ils l'estimaient (ce don) de Satan transfiguré en ange de lumière, et le:pressaient de prendre une autre voie. Il y en eut même qui le menacèrent d'en avertir la sainte Inquisition, craignant peut-être qu'il n'eût quelque erreur des Illuminés » (1). Dupont n'en dit rien, et pour cause; mais, parmi ces agités devait se trouver plus d'un jésuite. Jean Suarez? Non certainement. Il ne voulait que guérir ce malheureux Balthazar et le sauver du

 

(1) Dupont, p. 444.

 

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bûchez. Il lui demande donc de rendre compte de son oraison par écrit. Dans ce mémoire, qui nous est connu, Alvarez « se défend respectueusement, mais vivement, il revendique le droit de suivre cette voie. Un supérieur (explique-t-il) ne saurait intervenir en cela que par manière d'examen et d'épreuve. Prendre sur soi de corriger l'Esprit Saint serait usurper, et Ossuna, dans son Abecedaire, va jusqu'à dire qu'à un supérieur capable d'une telle témérité, Dieu abrégerait la vie, s'il ne revenait sur sa décision (1) ». Suarez n'avait pas moins de bon sens que de bonne volonté. Cette menace d'une mort soudaine l'aura peu impressionné. Je ne crois pas non plus qu'il ait bien compris les explications du mémoire, lequel d'ailleurs est assez obscur par endroits. On voit bien, par ce qu'il dira plus tard, que tout cela est pour lui de l'hébreu. Mais, en homme sage et bon, il accorde au suspect le bénéfice de sa propre ignorance à lui, Suarez. Et puis un religieux aussi fervent qu'Alvarez ne pouvait être suppôt de Satan, comme Villeverd. Après cet échange d'objections et de répliques, le provincial ni n'approuve, ni ne condamne. Apaisé, sinon rassuré, il ferme les yeux. Le brave homme, avant qu'il rentre dans la coulisse, disons-lui un mot d'amitié. Évidemment, sa petite chandelle n'est pas un phare. Il est de ceux, nombreux après tout, qui laissent les questions oit ils les prennent. Mais il est aussi de ceux qui, par défiance de leurs propres lumières, par bonté, par une sorte de libéralisme inconscient, évitent les grandes sottises. Même dans la prison de Villeverd, il garde sa bonne figure. Nous nous imaginons peut-être qu'à sa place, nous aurions procuré l'évasion de ce malheureux. Mais ce n'est pas Suarez qui l'a condamné au feu. Il l'assiste du mieux qu'il peut, il le console et, tout en le secouant sur les principes, il lui témoigne une affection qui certes n'était pas jouée. Près du bûcher, s'il ne pleure pas, il a le coeur gros. Également irréprochable jusqu'ici dans sa conduite avec Alvarez.

 

(1) Bernard, op. cit., p. 219.

 

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En le questionnant, en le harcelant comme il fait, il remplit son devoir de supérieur et avec une humanité parfaite. Il écoute, et même lorsque Balthazar prend sa parabole d'illuminé, il ne bronche pas. Un autre aurait brisé, dès les premiers mots, un prévenu parlant de si haut. Moins il est convaincu, plus il est magnanime. Ce qui domine en lui c'est encore le respect de l'homme de Dieu, et, sans qu'il y pense, le respect des droits de l'esprit. Son intelligence est sceptique, son coeur ne l'est pas. Quand il ne sera plus seul chargé de l'affaire, on verra la différence.

 

III. - Bien que jusqu'ici, les historiens ne semblent pas l'avoir remarqué, ce sont là de pauvres duels. Ils s'engagent, ils se poursuivent, comme ils se dénoueront, dans le vague. De part et d'autre, des sentiments, des tempéraments s'affrontent, plus que des raisons. Nous avons vu que les coups du P. Suarez portent souvent dans le vide, et nous avons laissé entendre que de cette dialectique incertaine la faute n'incombait pas au seul Suarez. La cohérence n'est pas non plus la qualité maîtresse des apologies tâtonnantes qu'Alvarez doit soumettre à ses juges, excusable en cela, du reste, puisque ce n'est pas lui qui a engagé le débat. Songez plutôt à son extrême embarras. On lui demande de définir son oraison et, ce faisant, on suppose au préalable qu'il a sur ce sujet une doctrine raisonnée, précise, construite de longue main à grand renfort de déductions, et qu'il enseigne à la manière des philosophes ou des géomètres. Comme si l'on demandait à un alpiniste la description exacte des mouvements musculaires qui jouent dans ses ascensions ; mieux encore, c'est comme on demanda jadis à l'aveugle-né un témoignage médical sur le miracle qui l'avait guéri. Je ne sais qu'une chose, répondront-ils l'un et l'autre : J'arrive à la pointe du Cervin, dit le premier; et le second : J'étais aveugle et je vois. Pour le reste, expliquez-le comme il vous plaira. Le fait est là, et il me suffit. Ainsi Balthazar : pendant quinze ans, ma prière se passait toute en efforts ascétiques, et j'en

 

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sortais la tête comme le coeur vide ; maintenant je me prête, je me laisse à la grâce qui prie en moi, et dont l'action ne peut être que religieuse, que bienfaisante. D'où le peu de science, empirique et presque négative, que je communique à mes novices. De la prière, je sais beaucoup mieux ce qu'elle n'est pas que ce qu'elle est : ou plutôt, ce qu'elle est me paraît d'une telle simplicité, d'une telle nécessité, que je ne me tourmente ni à l'approfondir ni à la défendre.

Néanmoins on le somme de s'expliquer, de construire. Mais ici remarquez, devinez le piège d'incohérence, de contradiction, où va se prendre presque fatalement ce logicien ingénu. Cette prière, qu'il dit toute simple, qui l'est, en effet, et, dans l'ordre surnaturel, comme naturelle, dès qu'il tentera de la décrire, il mettra précisément en relief ce par quoi elle cesse d'être simple et commune, je veux dire les perfections accidentelles qu'elle n'exige aucunement, dont elle se passe, mais enfin qui la rendent plus éclatante. C'est qu'aussi bien, favorisé lui-même de grâces particulières - contemplation au sens fort du mot; visions; prophéties (1) - il fait naturellement entrer dans sa définition ces éléments, qu'il discerne en effet dans sa propre prière, qui font plus ou moins bloc avec celle-ci, et qui néanmoins n'appartiennent pas du tout à son essence. Et le voilà du coup en dangereuse posture devant qui lui reproche, non pas d'avoir lui-même des extases, mais d'initier à une oraison extatique, les premiers novices venus. D'où l'incohérence que nous regrettons. Il passera tour à tour de sa propre prière à la prière en soi, affirmant, tantôt que la prière qu'il enseigne doit être précédée d'une longue préparation ascétique, et tantôt qu'à cette même prière les débutants sont appelés comme les parfaits.

De ces deux affirmations quasi contradictoires, quelle est celle qui représente exactement la vraie pensée d'Alvarez? La seconde sans doute, me semble-t-il, mais c'est néanmoins

 

(1) Sur les grâces exceptionnelles dont le P. Alvarez fut favorisé, cf. Dupont, op. cit., pp. 138-168.

 

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la première qu'on tente parfois de lui imposer. Ainsi avait fait déjà son premier biographe, le P. Dupont, soucieux de donner raison tout ensemble et au P. Alvarez et à ceux qui l'ont condamné. « Cette oraison si relevée », écrit-il, et donc extraordinaire La grâce, dit-il encore, l'ayant maintenu longtemps « en la manière ordinaire d'oraison par discours et méditation », l'éleva enfin à une « oraison plus qu'héroïque de quiétude et union » et à une « parfaite et calme contemplation » (1). On voit, j'espère, avec quelle habileté candide l'apologiste élude le vrai problème et fausse tout le débat. Que l'oraison personnelle d'Alvarez ait dépassé de beaucoup le niveau commun, nul n'en peut douter; mais que, dans la direction qu'il donnait à ses novices, il n'ait pas vu de milieu entre cette oraison extraordinaire, héroïque, rarissime, et l'oraison proprement discursive, c'est toute la question.

Et, bien posée, elle se résout d'elle-même. Quoi qu'il en soit de tels obiter dicta embarrassés, équivoques, la doctrine d'Alvarez nous est clairement révélée par les arguments qu'il apporte pour la défendre, et qui supposent tous qu'il

ne s'agit pas seulement ici des hauts états de l'oraison, mais de l'oraison en soi.

 

Le Fils de Dieu, écrit-il, par exemple, et en s'appuyant sur la Somme, nous a été donné pour nous, et afin que nous jouissions de lui-même dès cette vie.

 

Jouissance est pour lui synonyme, non pas de consolation sensible, mais d'adhésion directe, d'union, et, comme tel, s'oppose aux exercices de l'ascèse.

 

D'où s'ensuit le grand aveuglement et folie d'aucuns, qui sont toujours en peine de chercher Dieu, soupirent pour le trouver, criant en l'oraison afin qu'il les oye ; et ils ne remarquent pas qu'ils sont les temples vivants... où véritablement ce Souverain Bien habite... et ils ne s'étudient pas d'en jouir. Celui-là n'est-il pas insensé qui cherche bien loin hors de sa maison ce qui est en dedans ?

 

(1) Dupont, op. cit., p. 145.

(2) Ib., 126-127. Le P. Dudon fait sienne l'interprétation de Dupont.

 

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François de Sales ne parlera pas autrement. Comme tous nos maîtres, Alvarez fonde sa philosophie de la prière sur le dogme de la grâce sanctifiante. Or cette grâce, imagine-t-on qu'il en fasse le privilège de quelques extatiques? Et c'est bien aussi déjà notre distinction entre ascèse et prière : l'ascèse cherche, la prière a trouvé ; et, ayant trouvé, elle peut cesser les efforts ascétiques par où l'on cherche. Distinction et échelle de valeurs qui n'ont rien de téméraire. Alvarez les trouve dans saint Thomas.

 

Le même saint.., dit : « Encore que ce soit signe d'aimer Dieu que d'endurer volontiers pour lui,

 

par des actes ascétiques d'abnégation,

 

toutefois un signe plus exprès c'est, omettant toutes choses qui appartiennent à cette vie, de s'éjouir avec lui en l'oraison ; d'où appert que jouir de Dieu (s'unir à lui) c'est le fruit commun des bienheureux du ciel et des justes de la terre (1).

 

De tous les justes, et non pas des seuls extatiques. L'oraison qu'il prétend défendre est si peu extraordinaire qu'elle n'exclut pas le « discours » ; d'ailleurs, toute prête à l'interrompre par ces pauses mystiques, où la vraie prière prend son essor.

 

D'autres fois je discours en l'oraison, selon les instructions intérieures, tantôt me taisant et me reposant : ce silence en sa présence avec repos est un grand trésor,

 

pour les débutants comme pour les parfaits. Quelle juste raison en effet de l'interdire aux premiers? Vous pensez qu'ils feraient mieux de s'entraîner à la perfection, selon les règles de l'oraison discursive. Mais prenez donc garde que, ces pauses les unissent à la source même de toute perfection.

 

(1) Dupont, pp. 132-133 ? Cf. plus loin « Saint Thomas, en l'opuscule 6, reprend ceux qui passent leur vie à chercher Dieu et jamais à en jouir, desquels il dit que les exercices sont de moindre perfection... Celui qui ignore avoir ce bien en soi est inquiété de son propre désir, qui ne comprend point qu'il a ce qu'il cherche... » Ib., p. 136.

 

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Car toutes choses parlent au Seigneur, et sont ouvertes à ses yeux ; mon coeur, mes désirs, mes fins, mes épreuves, mes entrailles, mon savoir et mon pouvoir; et les yeux de Sa Majesté divine peuvent épurer mes défauts, échauffer mes désirs et me donner des ailes pour voler, lui qui aime plus mon bien et son service que moi-même  (1).

 

Et plus nettement :

 

Ores qu'il n'y ait point de discours ordinaire, il y a des demandes... Durant que Notre-Seigneur accoise l'âme, tout est exercice de vertu avec demande, non en l'acte signifié, ains en l'acte pratiqué... Car que ne demande point une âme qui se tait en la présence de Dieu ?... Celui qui est aux portes de Dieu avec foi croit que tout son bien lui doit venir de là. Il aime, il s'humilie et s'exerce et, allant par la voie de Dieu, quittant les siennes, il rencontre toute sorte de bien (2). Par un moyen secret, on demande sans dire mot, afin de s'occuper en ce qui plaît à Dieu, à cause qu'on gagne mieux la volonté du Seigneur qui le doit donner (3).

 

Quant aux défauts que l'on redoute si fort - orgueil, paresse - ils ne viennent pas de l'oraison elle-même,

 

ains de la faiblesse, indisposition ou imperfection du sujet, lequel il faut corriger et amender, mais, pour cela (pour autant) la manière n'est pas mauvaise, et les mêmes défauts arrivent ordinairement à ceux qui usent de discours, et quelquefois de pires. Parce que la vanité se mêle davantage des choses qui sont avantageuses de la part de l'entendement ; néanmoins, encore qu'un ou plusieurs abusent de quelque sorte d'oraison que. ce soit, elle n'est pas pour cela mauvaise ni à rejeter, car on laisserait aussitôt les méditations et fréquentes communions, à cause de ceux qui en abusent (4).

 

Mais il y a plus explicite encore, et plus décisif. D'après le P. Balthazar, écrit le P. Dudon, « il convient à tous ceux

 

(1) Dupont, p. 134.

(2); Ib., pp. 137-138. « Cette sorte d'oraison n'est pas cesser d'agir, mais de faire beaucoup », p. 456.

(3) P. 464.

(4) P. 46o.

 

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dont la tête est faible, de commencer par l'oraison de silence, même s'ils sont au début de la vie spirituelle; même si Dieu ne les a pas mis encore dans (les hauts états de) cette oraison » (1). Le moyen après cela de nous présenter cette oraison comme extraordinaire, réservée à une poignée de parfaits ? Toutefois il est bon, au début, « d'engager tout le monde, intellectuels et mystiques; sains et faibles d'esprit, à « quelques réflexions très douces », et qui s'orientent d'elles-mêmes vers le silence ; « sinon ils seraient emportés par les distractions » (2). Trois étapes donc : d'abord, un essai « de discours », selon la méthode ignatienne, effort ascétique, mais aussi peu appliqué, aussi peu tendu que possible, et ne demandant qu'à se détendre (3) ; puis des essais de silence, essais permis, conseillés à tous et « dès le début », par où l'on s'achemine insensiblement vers « l'oraison de silence » proprement dite, vers un recueillement d'état : grâce plus haute sans doute, et qui, d'ordinaire, n'est pas donnée aux débutants, mais qui n'en reste pas moins le terme normal de l'oraison. Pour les à-côté de la prière, grâces exceptionnelles, visions, extases, l'argumentation d'Alvarez n'en fait pas état.

 

(1) Si les maux de tête surviennent, Alvarez veut qu'on suspende cette oraison, mais, dit-il aussitôt, cette manière de prier, bien loin qu'elle cause « de soi cette débilitation, au contraire, elle n'est pas si pénible que le discours », p. 462.

(2) Dudon, op. cit., p. 5o.

(3) Notons, à ce propos, l’idée singulière, mais très répandue, que les critiques d'Alvarez se faisaient du travail intellectuel dans la prière, idée qui s'insinue parfois, et s'étale même naïvement dans les écrits des ascéticistes contemporains, du P. Watrigant par exemple. On part de ce principe que le jésuite est voué à la prédication. D'où l'on conclut que sa prière elle-même doit l'aider à enrichir ses fiches de prédicateur. Par où l'on revient à ce fantôme d'une prière sui generis, réservée à l'usage des apôtres. Un chartreux n'ayant pas à prêcher, peut négliger le « discours » ; un jésuite n'en a pas le droit. Alvarez discute fort bien ce problème. Il avoue naturellement que l'oraison, telle qu'il la comprend, est peu enrichissante pour l'esprit, mais, dit-il, « Si l'on n'en sort avec plus de concepts, l'on en revient avec plus de vertus ». « Penser à tirer de belles conceptions, cela se peut faire en d'autres temps, et vaut mieux exprimer de l'oraison la ferveur et l'esprit, pour dire ce qu'ils ont autrefois pensé (p. 462). Il veut dire que la prédication n'y perdra rien : le moment venu d'exploiter un thème oratoire, la ferveur persistante de l'oraison nous aide à réaliser ce thème. Cf. p. 461. Je connais un prêtre qui se défend scrupuleusement d'utiliser dans sa prédication les « lumières » de son oraison.

 

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Prenons donc les faits tels qu'ils sont : si les enquêteurs vont éplucher les papiers spirituels d'Alvarez, c'est beaucoup moins pour apprendre et contrôler les grâces particulières, dont est favorisé le saint homme que pour y discerner les linéaments, jusque-là plus ou moins confus, de sa doctrine. S'il n'avait qu'à raconter ou qu'à défendre son oraison personnelle, on le laisserait tranquille, car on sait parfaitement que ses extases ne lui tournent pas la tête, qu'elles ne paralysent pas chez lui le souci des « vertus solides ». Non, dans ce beau procès, Alvarez n'est pas sur la sellette en sa qualité d'extatique, mais en sa qualité de maître. Rien ne prouve qu'il y ait eu parmi ses disciples une épidémie d'extases. Ce qui est donc en cause ce n'est pas le degré d'union mystique où il est enfin parvenu lui-même ; c'est l'oraison, beaucoup moins sublime, et néanmoins déjà foncièrement mystique, non pas ennemie du discours, mais plus unitive que discursive, qu'il enseigne aux jésuites de Castille, que d'autres spirituels de la Compagnie enseignent aussi, vers ce même temps, et qu'enseignera plus tard le P. Lallemant (1). Cette oraison, Alvarez la regarde comme ordinaire; ses juges, comme extraordinaire et, par suite, comme dangereuse, comme une prime au relâchement, à la paresse, aux folies ou aux révoltes de l'illuminisme. Pour Alvarez, cette oraison, c'est la prière même, telle que la prépare normalement l'effort ascétique où les Exercices nous invitent; pour les juges d'Alvarez, c'est là une façon de prier qui, bonne peut-être pour d'autres, ne saurait être permise à un jésuite parce qu'elle est formellement contraire à la philosophie ignatienne de la prière (2). L'enjeu du débat ainsi nettement fixé, reprenons notre récit.

 

(1) Alvarez n'apparaît pas ici «comme un maître isolé, parmi les jésuites castillans, ses contemporains. En certains passages de ses mémoires, il s'appuie formellement sur les conclusions délibérées par les Pères du collège de Plasencia, sur les écrits du P. Plaza et sur les instructions du célèbre P. Martin Guttierez, le saint préposé de la maison professe de Valladolid, qui fut martyrisé par les calvinistes du Midi, etc..., etc... ». Midou, op. cit., pp. 47-48.

(2) J'ai plaisir à citer ici un paragraphe excellent du R. P. Dudon. « Assurément le R. P. Alvarez était un saint trop authentique, pour méconnaître la place de l'abnégation dans la vie spirituelle. (C'est là néanmoins tout ce qu'on lui reproche.) Il pratiquait le renoncement de lui-même  en perfection; il en inculquait la pratique à ses pénitents... Sainte Thérèse en témoigna... Mais il pensait que les diverses formes de l'oraison mystique n'étaient pas, en droit, des raretés concédées par le Saint-Esprit à quelques privilégiés bien comptés. (A merveille, mais pourquoi le R. P. Dudon juge-t-il, en un autre lieu, « extraordinaire », l'oraison enseignée par Alvarez?) A son avis, la forte abnégation prêchée par les Exercices et les Constitutions devait s'épanouir comme infailliblement, vu la munificence divine (je dirais plus simplement, vu le dogme de la grâce sanctifiante) dans les dons de l'oraison mystique. Loin de lui paraître un obstacle à cette logique surnaturelle, la vie apostolique des ouvriers de la Compagnie de Jésus lui semblait au contraire une raison de plus pour que le Seigneur répandit dans l'Ordre, avec abondance, les faveurs d'une oraison plus haute s (op. cit., p. 33). Bien qu'il reste fidèle au lexique de l'ascéticisme, le P. Dudon ne pouvait en somme plus exactement définir la philosophie contraire. Ces quelques lignes suffiraient à ruiner tout le système du P. Watrigant.

 

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IV. - Nous avons laissé le provincial Jean Suarez, non pas converti à l'oraison du P. Balthazar, mais provisoirement apaisé (1574). Un an se passe, et soudain un nouvel orage : « le procès monstre » des Alumbrados de Llerena (1575). N'est-ce pas là l'occasion que guettent les ennemis de la Compagnie, pour en finir avec elle? On peut se le demander sans témérité. Jean Suarez tremble de nouveau. Mais, désireux de rappeler ses frères à la prudence, chose curieuse, il ne trouve rien de mieux que de confier au P. Balthazar la rédaction « d'un petit traité de la manière qu'il faut parler des choses spirituelles, conformément à la vérité et à l'esprit de l'Église »(1). Jolie manoeuvre et à double détente. D'une part, en effet, suspect de quelque rusticité en matière spirituelle, le prestige d'Alvarez aiderait le provincial à éclairer et tout ensemble à rassurer les enthousiastes de ce maître; et, d'autre part, ce maître lui-même. Suarez aurait ainsi le moyen de le justifier une fois pour toutes aux yeux des supérieurs majeurs. Aussi envoya-t-il le mémoire d'Alvarez à Rome, mais, nous dit-on, l'Assistant qui le reçut, et qui peut-être ne se hâta pas d'en prendre connaissance, « jugea qu'il était superflu d'imposer au Général l'ennui de lire un aussi long écrit » (2). Vingt pages, pensez donc ! (3)

 

(1) Dupont, op. cit., p. 35.

(2) Bernard, op. cit., p. 234.

(3) Dans la traduction française, Dupont, pp. 351-369.

 

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Inutile, ici encore, de lever les bras au ciel. Le Général ne pouvait tout de même pas examiner du matin au soir l'oraison de quelques jésuites d'Espagne. La Curie n'est pas une académie de spiritualité. A quoi bon, d'ailleurs, recommencer l'examen? Leur siège était fait. N'avons-nous pas les Exercices, où se trouve réponse à tout? « Mis au courant par un rapport oral », Mercurian ordonne une fois de plus qu'on doit « s'en tenir aux méthodes d'oraison en usage dans l'Ordre, et enseignées par saint Ignace; et c'est la commission expresse qu'il donna au visiteur de Castille, le P. Diego de Avellaneda (Mai 1577) (1).

Celui-ci, raconte le saint P. Dupont, ordonna au P. Balthazar « qu'il lui baillât à l'instant tous ses papiers, parce qu'il les voulait voir et examiner. Il les lui délivra avec une telle soumission qu'il semblait être un novice, sans dire un seul mot, pendant qu'il les eut en sa puissance, et comme d'autres personnages de vertu et de savoir lui parlaient de cela, il s'en taisait et l'endurait, se laissant sonder, examiner et mépriser, montrant en tout cela sa rare humilité et patience. On procéda, nous assure-t-on, « avec sincérité et désir de rencontrer le point juste ». Sans doute, mais un peu tambour battant. Le Visiteur était pressé d'en finir, c'est-à-dire de condamner. Aussi faisait-il flèche de tout bois. Le P. Dupont qui, très charitable, essaie de donner raison à tout le monde, avoue lui-même expressément qu'on « suscita quelques faux témoignages .. » contre l'accusé, notamment « un fait bien grief que certains Pères avaient machiné contre lui par un bon zèle » (2). C'était peut-être la revanche des médiocres. Il se taisait, « hasardant son honneur pour l'amour de Dieu » et sentant bien, j'imagine, que, pour l'instant, la partie était perdue. « Une personne à laquelle il se livrait beaucoup ne l'entendit jamais se plaindre à ce sujet. Et comme elle lui demandait ce qu'il ressentait au

 

(1) Bernard, op. cit., p. 234.

(2) Dupont, op. cit., pp. 445-45o.

 

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fond de son âme, il se contenta de répondre : Je sens; mais il n'ajouta pas un mot d'amertume » (1).

La sentence ne se fit pas attendre longtemps. C'est une condamnation catégorique, et qui ne laisse la porte ouverte à aucun adoucissement. Balthazar Alvarez devra désormais, non seulement « montrer plus d'estime et d'affection à la méthode d'oraison enseignée dans les Exercices », mais encore suivre « absolument », et pour lui-même et pour tous ses dirigés, cette même méthode, « la Compagnie n'en permettant aucune autre ». Claire sentence, et, d'ailleurs, si grave, que, depuis le P. Dupont jusqu'à nos jours, les historiens de l'Ordre ont essayé d'en atténuer la rigueur plus que déconcertante. Jamais, affirment-ils, on n'interdit au P. Alvarez d'user pour lui-même de l'oraison contemplative. Mais que peuvent-ils, écrit courageusement le R. P. Dudon, contre des faits aveuglants. « L'interdiction eut lieu » ; nous avons « les textes formels par lesquels elle fut signifiée à l'intéressé ». Il n'est pas moins vain, continue le même historien, de vouloir laisser au seul Visiteur la responsabilité de cette mesure. Avellaneda était certes d'une nature peu équilibrée, violent même. Au cours de cette même visite, il traitera, comme un petit garçon, la plus haute gloire théologique de son Ordre, le P. François Suarez. A plusieurs reprises, de justes plaintes seront « portées à Rome contre la dureté de certaines de ses paroles ». Mais, quand tout est dit sur les travers de l'homme, force est bien de reconnaître qu'à la manière et au style près, qui en somme n'importent. guère, il a suivi de point en point les directions, et traduit exactement la pensée du Général.

 

(1) Bernard, op. cit., pp. 235-236, Dupont, p. 54. Alvarez fut aussi prié parle Visiteur « de rédiger un troisième rapport et de préciser nettement en quoi il se distingue de ces alumbrados. Le P. Paul Hernandez avait été qualificateur du Saint-Office de Séville ; on lui demanda son avis : « Il saurait quel péril pouvait engendrer ce langage » ; le fameux théologien François Suarez juge que le mémoire du P. Balthazar est « mauvais et dangereux » ; le P. Ripalda rédigea, lui aussi, une censure ». Bernard, op. cit., pp. 236-237. Il faudrait connaître les considérants qui appuient le jugement de ces deux grands hommes. Sur le fond, la doctrine d'Alvarez paraît inattaquable. Mais telle de ses formules méritait peut-être d'être redressée.

 

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Tout ce que V. R. m'a écrit, lui répond Mercurian, m'a paru fort bien; qu'elle continue A ARRACHER cette manière d'oraison.

 

C'était la mission expresse qu'avait reçue Avellaneda, le fruit principal que l'on attendait de sa « visite ».

 

Elle pourra se servir des normes qu'elle nous a soumises ; nous les avons examinées ici et nous les avons trouvées tout à fait opportunes.

 

Et, dans un Post-Scriptum :

 

J'envoie à part à V. R. mon avis concernant l'oraison, afin que V. R. le puisse montrer. On a déjà écrit au P. Alvarez cela même que demande V. R., approuvant le mémoire que vous lui avez remis.

 

Le mémoire, où se trouve la sentence invraisemblable que nous avons dite. En vérité, se demandé le P. Dudon, «qu'aurait pu souhaiter de plus explicitement approbatif le P. Diego de Avellaneda (1) ? »

 

Alvarez obéit comme un enfant ou, du moins, voulut obéir, essayant de s'en tenir rigoureusement, dans sa propre prière, à la méthode de saint Ignace, telle que la comprenaient le Visiteur et le Général. A plus forte raison, et, sans doute avec moins de difficulté, il cessa toute propagande mystique, allant même jusqu'à déchirer « les instructions qui lui servaient à multiplier les contemplatifs ». Lorsqu'il visita peu après (1577-1578) la province d'Aragon, « il s'acquitta de son mieux de la commission qu'il avait reçue de réduire les solitaires et les contemplatifs de cette province à l'esprit apostolique et à l'oraison enseignée par les Exercices ». Imaginez un Pasteur, faisant des tournées de conférences en faveur de la génération spontanée! On nous dit que le P. Diego de Avellaneda, n'en pouvant croire ses oreilles, allait célébrant partout l'humilité du P. Alvarez. Mais on ne dit pas que l'idée lui soit venue, bien qu'évangélique,

 

(1) Dudon, op. cit., pp. 32-41.

 

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de juger l'arbre sur ses fruits, et d'attribuer cette humilité, cette obéissance à l'oraison même qui avait mûri la sainteté d'Alvarez et que le Visiteur avait condamnée sans rémission, comme une semence de révolte et d'orgueil. Le P. Alvarez mourut à Belmonte (25 juillet 158o) à quarante-sept ans. « Cette mort, qui fit pleurer sainte Thérèse, fixa le saint religieux dans une contemplation éternelle », qui échappait, bon gré, mal gré, à la censure de Mercurian. « Ainsi, remarque ingénument le P. Dudon, le Seigneur trouva-t-il le moyen d'achever la perfection de son serviteur héroïque, sans mettre dans l'embarras le gouvernement de la Compagnie de Jésus (1). »

Quant à la « morale de cette histoire », le P. Dudon est plus libre que nous de la tirer : « On demandera, écrit-il : dans le conflit de 1573 et de 1577, qui eut raison? Ceux qui ont charge d'âmes ont le devoir d'empêcher les illusions de la vie spirituelle de qui leur est soumis (2)... C'est le point

 

 

(1) « L'interdiction fut-elle maintenue e, se demande le P. Dudon? Non, estime-t-il? Mais, en vérité, il n'en sait rien. « Par l'évidence de son action, dit-il encore, Dieu contraint les hommes à renverser eux-mêmes les bornes dressées par leur courte sagesse. » Contrainte, à laquelle on a bien vu que le P. Visiteur avait échappé sans trop d'efforts. Si c'était là une des lois de l'histoire, Clément XIV n'eût-il pas été également contraint à rétracter la Bulle Dominus et Redemptor? « Ainsi, dut-il advenir. Le P. (Dupont) ne dit nulle part qu'à partir de 1578, le serviteur de Dieu fut ramené par le ciel lui-même à la seule méditation discursive. » C'est peut-être que le P. Dupont n'avait pas la moindre idée d'un miracle aussi absurde. On comprend bien que, pour se prêter à telle défense du supérieur ou du confesseur, Dieu cesse de favoriser un contemplatif de ces grâces extraordinaires qui ne sanctifient pas d'elles-mêmes, et qui n'appartiennent pas à l'essence de la prière ; mais que Dieu puisse changer en véritable prière un exercice qui de soi n'est pas prière, ou, en d'autres termes, que Dieu puisse faire que l'on prie sans prier, cela paraît difficile. Le P. Dupont se borne à nous dire que le P. Alvarez obéit à l'étrange consigne qui lui fut donnée. Pour ma part, j'ai préféré dire qu'il essaya d'obéir. Rien de plus. « D'autre part, continue le P. Dudon, les supérieurs (d'Alvarez) lui conservèrent leur confiance, au point de le nommer visiteur, et ensuite provincial... On en doit conclure qu'ils avaient fini par approuver l'oraison contemplative du P. Alvarez. » Mais non, pas du tout ! puisqu'on en peut aussi bien conclure, et avec beaucoup plus de vraisemblance, qu'Alvarez soumis jusqu'au bout, faisant vaille que vaille tout ce qu'il pouvait pour ne plus s'unir à Dieu que par le discours, et, qui plus est, essayant « d'arracher cette oraison », comme l'avait exigé Mercurian, ses supérieurs, le considérant comme guéri de son illuminisme, n'ont plus eu la moindre raison de l'inquiéter.

(2) Oui, certes, mais cette mission ne leur confère ni le droit, ni le moyen de changer quoi que ce soit à la nature de la prière.

 

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difficile en matière d'oraison mystique, quand on n'a, pour en décider, qu'une science livresque (science, dont il ne paraît pas du reste que les juges d'Alvarez aient été copieusement pourvus) et qu'on est préoccupé par l'imminence d'un péril général et grave. Si ceux qui ont entrepris de redresser l'oraison du P. Alvarez avaient eu eux-mêmes l'expérience de la contemplation, et s'ils n'avaient pas été trop vivement préoccupés par la situation des provinces d'Espagne, ils auraient fort probablement jugé autrement le cas de l'éminent religieux (1).

« Les mesures générales et absolues pour remédier à un mal, même certain et sérieux, sont difficiles à établir, plus difficiles à appliquer (2). Il arrive souvent que, pour vouloir assurer au gouvernement toute sa liberté d'action et au remède la possibilité d'atteindre le mal partout où il pourrait être, on éclabousse la liberté de ceux qui n'ont rien à se reprocher. Ce tutiorisme a ses commodités; il n'est point le comble de l'art de gouverner. Les inconvénients en sont particulièrement évidents, dans une matière comme celle de l'oraison, puisque, selon l'expression d'Alvarez, « dans cette faculté, c'est le Saint-Esprit qui est le maître»; j'ajoute, parce qu'il y est l'agent principal (3).

 

(1) Ces deux causes d'erreurs n'en font qu'une. C'est parce que les supérieurs d'Alvarez se font une idée fausse de son oraison qu'ils rendent celle-ci responsable des grands désordres qui fermentaient dès lors dans les provinces d'Espagne, et qui bientôt donneront tant de fil à retordre au général Aquaviva. Au demeurant, je trouve que le P. Dudon est trop exigeant et d'autant plus qu'il s'agit ici pour lui - et non pas certes pour nous - d'une oraison extraordinaire. Nul besoin qu'un supérieur ait reçu la grâce d'une haute contemplation. Avec du bon sens, et de l'humanité, une science « livresque », mais sérieuse, lui suffit. Je dirai donc, pour ma part, que si Mercurian avait eu la curiosité ou le temps de réfléchir sur la définition de la prière, il n'aurait pas condamné le P. Alvarez.

(2) Ici, non seulement difficiles mais impossibles. J'ai déjà dit qu'Alvarez « voulut obéir e. C'est là tout ce qu'il pouvait, et peut-être devait faire. Imaginez un professeur d'humanités essayant d'imposer à ses élèves une méthode purement discursive. Surtout, rien, qui de près ou de loin, ressemble à l'inspiration. Ceux-là seuls accepteront à cette absurde consigne, à qui précisément toute inspiration est refusée. Ou encore, imaginez qu'en vertu « de la sainte obéissance », un supérieur me commande de marcher sans mettre en. mouvement les organes de la marche, ou de respirer en tenant fermées toutes les ouvertures par où l'air descend jusqu'aux poumons.

(3) Le texte d'Alvarez auquel le P. Dudon se réfère ici est extrêmement curieux : « Quand les supérieurs... ôteraient (aux religieux la) forme de prier » où Dieu les veut, ces religieux, « s'ils désobéissaient..., seraient coupables; ce que toutefois les supérieurs ne peuvent faire en bonne conscience, sinon pour les éprouver, puisqu'ils sont obligés de conduire les âmes par la voie de l'esprit par où Dieu les guide. » (Dupont, p. 46o). Il se place ici au point de vue de ce qui se doit, non de ce qui se peut. Casuiste et non métaphysicien. Un philosophe dirait, je crois, qu'il y a dans une pareille défense une absurdité. Un supérieur peut limiter, comme il lui plaît, les exercices de prière ; m'ordonner, par exemple, d'aller travailler aux champs pendant le temps fixé pour la méditation quotidienne. Il ne peut pas, si la philosophie salésienne et traditionnelle est exacte, il ne peut pas m'empêcher de m'unir, en plein travail des champs, à la présence de Dieu en moi, de vouloir cette présence, d'adhérer à tout ce qu'elle veut. D'où il suit, encore un coup, qu'à un ordre impossible, Alvarez n'était pas tenu d'obéir.

 

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« Émus des excès de quelques contemplatifs (1), les supérieurs... ont conclu que pratiquer soi-même et enseigner aux autres l'oraison affective et l'oraison de silence était une infidélité à saint Ignace. La conclusion ne vaut pas; elle valait pour Alvarez moins que pour tout autre (2). Ni dans les Exercices, ni dans les Constitutions, Ignace de Loyola n'a écrit une ligne qui s'oppose à ce que les jésuites, ou leurs pénitents, vaquent à la contemplation, si Dieu les y appelle.

« Plus tard, on reviendra au point d'équilibre. Le 8 mai 1599, le P. Claude Aquaviva envoyait à toute la Compagnie, dont il était le général, une lettre sur la pratique de l'oraison et de la pénitence d'après l'Institut. Après avoir blâmé ceux qui, prématurément et témérairement, voudraient prendre leur vol vers la haute contemplation, il ajoute : « Cependant il ne faut pas dépasser les bornes ni aller, contre l'expérience bien constante des Saints Pères, jusqu'à mépriser la  contemplation et l'interdire aux nôtres; car il est bien constaté... que la vraie et parfaite contemplation a plus de force et d'efficace que toutes les autres méthodes d'oraison pour dompter et abattre l'orgueil humain, pour exciter les âmes tièdes à exécuter les ordres des supérieurs et à

 

(1) Excès peut-être imaginaires et, dans tous les cas, imputés sans justice à l'oraison elle-même. Si tel jésuite, le P. de Oviedo, par exemple, est tenté de passer toute sa journée au pied des autels, sa contemplation n'est pour rien dans une pareille extravagance. Elle la condamne d'elle-même...

(2) Ceci est-il bien sûr ? Dans la sentence d'Avellaneda, il est dit qu'Alvarez doit désormais montrer « plus d'estime et d'affection » aux Exercices. Nous savons, du reste, qu'on reprochait à ses novices de parler des Exercices avec quelque mépris. Calomnies peut-être ; mais nous ne pouvons l'affirmer.

 

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« s'employer avec ardeur au salut des âmes (1). » En 1615, le P. Balthazar Alvarez et son oraison pourront être magnifiée par le P. Louis de la Puente, sans que personne s'en offusque. Comme disent les Italiens, le temps est galant homme (2).»

 

V. - Galant homme en effet et, qui plus est, excellent professeur d'atticisme, puisque, tout en passant gentiment l'éponge sur les erreurs ou les injustices du passé, il nous apprend à ne pas prendre trop au tragique ce qui ne l'est pas. Tout est donc bien qui finit bien, s'il en faut croire le P. Dudon, et, pour ma part, j'aurais eu tort de regarder cette condamnation d'Alvarez comme un des événements les plus considérables dont l'histoire de la spiritualité catholique ait gardé le souvenir. On ne saurait, du reste, mettre en doute ni l'érudition du P. Dudon, ni son impartialité. Il reconnaît loyalement la parfaite innocence d'Alvarez. En le condamnant, les juges de cet r homme de Dieu » ont fait preuve d'une précipitation assez étourdie, et montré que la science de l'intérieur ne leur était pas familière. D'ailleurs assez excusable, comme je l'ai tant répété moi-même; la situation des provinces d'Espagne, déjà fort troublée et qui devait bientôt amener de graves désordres, appelait manifestement des remèdes énergiques. Trop pressés, les supérieurs se sont trompés de malade, encourageant par là même, bien à leur insu, les vrais turbulents. Après tout, néanmoins, ce ne serait là qu'une anecdote, fâcheuse sans doute, mais plus émouvante que significative : une de ces erreurs judiciaires, comme il y en a tant, et plus vite, plus complètement

 

(1) Pour le P. Dudon, l'oraison enseignée par Alvarez, est « extraordinaire », et nous avons assez montré que le P. Alvarez lui-même ne la tenait pas pour telle. Aquaviva semble bien ne vouloir parler, lui aussi, dans cette fameuse et bienheureuse lettre, que d'une contemplation très haute. Mais. voyez comme il se trahit et insinue, sans en avoir l'air, la véritable doctrine. Plus efficacement, dit-il, que « les autres méthodes », la contemplation aide « les âmes tièdes » à devenir saintes. Evidemment, il ne parle plus ici que des formes inférieures de la contemplation.

(2) Dudon, op. cit., pp. 56, 57.

 

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réparée qu'elles ne le sont d'ordinaire. L'innocent a été réhabilité, exalté même, presque aussitôt que frappé. Un des grands généraux de l'Ordre, le successeur immédiat de Mercurian, déclare toute sainte l'oraison que ce dernier avait cru devoir « arracher ». De nombreux jésuites, la fleur mystique de la Compagnie, Lallemant, Surin, tant d'autres qui vont enseigner publiquement une oraison toute pareille, ne seront jamais inquiétés. En un mot, n'est-ce pas le cas de redire : much ado about nothing?

Non, me semble-t-il. Bien plus désireux d'atténuer que de passionner le caractère pathétique de ce drame, ni je ne dois, ni je ne puis tenir pour insignifiante la sentence même qui l'a terminé. Injuste, violente, cruelle, cette sentence? il m'importe peu. Vraiment mémorable, néanmoins, par la philosophie qu'elle porte en soi, philosophie, qui déjà couvait, pour ainsi dire, parmi les jésuites de ce temps-là, mais qui ne s'était pas encore exprimée d'une manière si explicite. Une mesure disciplinaire n'est souvent qu'une anecdote ; l'autorité qui l'a prise aujourd'hui pourra l'effacer demain. Une idée a la vie plus longue, d'autant plus longue qu'elle tarde davantage à se formuler en termes abstraits.

Le P. Dudon l'a fort bien dit et, semble-t-il, comme une chose qui lui paraît naturelle : le P. Diego de Avellaneda, et, avec lui, le général Mercurian, revendiquent « sur l'oraison de chacun le contrôle et l'initiative du gouvernement suprême de la Compagnie. Comme la vie apostolique et la vie intellectuelle, la vie spirituelle dans l'Ordre doit être régie par l'obéissance d'exécution, de volonté et de jugement. Telle est l'âme même des ordonnances du Visiteur » (1).

C'est bien cela, en effet, mais en traduisant si exactement la pensée de Mercurian, et mieux sans doute que celui-ci ne l'eût fait, le P. Dudon saisit-il comme nous ce que cette pensée présente de déconcertant, d'inouï? Comment concevoir, en effet, que la prière puisse être directement et

 

(1) Dudon, op. cit., p. 41.

 

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absolument soumise à l'autorité d'un supérieur quelconque? Nous ne parlons ici, comme il va sans dire, que de l'essence même de la prière, et non de ses accidents. On sait bien qu'un Supérieur a le droit de régler, comme il lui plaît, le temps que ses religieux consacrent aux exercices de prière. Il peut aussi imposer telle forme de prière, ou interdire telle autre.. Ignace a supprimé le choeur et, chose plus curieuse., il ne voulait pas entendre parler de l'oraison en commun.. Un autre fondateur exigera, s'il lui plaît, la récitation quotidienne du rosaire. Le directeur, de son côté, choisira librement les recueils de prières vocales, ou les manuels de méditation qui lui paraîtront le mieux convenir à ses dirigés. Désobéir en ce point, serait une faute. Plus étendus, plus sacrés, bien que toujours indirects en quelque façon, les pouvoirs du Souverain Pontife sur la prière catholique. Il préside aux développements liturgiques. Il recommande telles dévotions, restaurant les anciennes et sanctionnant les nouvelles ; il condamne telles formes ou formules de prières qui fleurent l'hérésie, telles pratiques superstitieuses, l'activité intellectuelle, qui accompagne nécessairement toute prière, devant se plier aux disciplines de la foi.. Ces ordres formels, le croyant est tenu de les accepter, comme étant la claire indication de ce que Dieu veut présentement de lui et sous peine, par conséquent, de se mettre dans l'impossibilité de prier, puisque enfin la vraie prière n'est pas autre chose que l'adhésion de l'âme profonde à la volonté divine. Ainsi l'autorité nous conduit, suavement ou par force, jusqu'à l'extrême seuil de la prière. Arrivée là, elle nous quitte, elle nous laisse à l'activité divine, selon la consigne donnée par Ignace lui-même et si nettement exprimée par un des premiers jésuites : Sibi et Deo relinquatur. Ce n'est pas de leur part simple discrétion, vertu morale et très élastique. Souverain Pontife, supérieur religieux, ou directeur, ils nous quittent, parce qu'il est, théologiquement et métaphysiquement impossible qu'ils nous accompagnent. Franchi le seuil de la zone mystique,

 

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où la grâce sanctifiante nous attend, où nous nous approprions les gémissements de l'Esprit, il n'y a plus de place pour un tiers. Prétendre que « l'obéissance d'exécution, de volonté et de jugement » peut prendre l'initiative et garder le contrôle de cette collaboration mystérieuse où Dieu agit plus que l'âme, où l'âme n'a qu'à se laisser faire par Dieu, c'est admettre, explicitement ou non, que le libre arbitre de qui que ce soit peut modifier l'essence même des choses. Dans la prière la plus chétive, pour autant qu'elle est prière, se renouvelle obscurément le miracle de la Pentecôte. Imagine-t-on saint Pierre, intervenant au nom de son autorité souveraine, pour régler le mécanisme des opérations divines et humaines, mais plus divines qu'humaines, qu'a provoquées la descente des globes de feu ?

Il ne faut pas dire que Mercurian ne cherche pas si loin, qu'il ne fait pas de métaphysique. On en fait toujours, qu'on le veuille ou non. Lui surtout. Homme de Dieu, supérieur éminent, sage, modéré, paternel, comment le soupçonner d'agir ici par caprice? Sa décision, bien qu'immédiatement disciplinaire, lui est commandée par une théorie, qu'il n'a sans doute pas approfondie à la manière des philosophes, mais qu'il réalise délibérément : l'idée très nette, veux-je dire, de ce que doit être, et plus encore, de ce que ne doit pas être la prière du jésuite. S'il prétend suivre ses inférieurs au delà de la frontière sacrée, si, jusqu'au plus intime du temple, il se croit le droit d'exercer encore ses fonctions de général, c'est manifestement qu'il admet l'existence d'une prière sui generis, conforme au génie de l'Ordre dont il a mission de maintenir l'originalité primitive, divine elle aussi, et approuvée par l'Église. Il y aurait donc deux prières : l'une à l'usage propre de la Compagnie, l'autre spécifiquement différente. Distinction dont j'ai assez montré qu'elle n'est, je ne dis pas seulement défendable, mais encore intelligible, que si on l'applique uniquement aux modalités, aux manifestations accidentelles, aux formes extérieures de la prière. Or, il paraît assez que

 

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dans la pensée du général, c'est la notion même de prière qui est en question. Nous disions tantôt que les idées ont la vie longue. Celle-ci, bien qu'agonisante aujourd'hui, n'est pas encore morte, suprême tranchée des ascéticistes, lesquels ont hérité de Mercurian l'idée d'une oraison particulière, imposée par saint Ignace à la Compagnie, et qui n'aurait quasi rien de commun avec les autres oraisons, que le nom.

 

VI. - Cette oraison aurait pour fin immédiate, non pas l'amour unissant, mais l'enrichissement moral de l'âme. Cette fin, écrit le P. de Clorivière, « est tellement essentielle à l'oraison mentale qu'il ne suffirait pas que, comme la prière vocale (et bien plus encore, comme l'oraison d'Alvarez et de François de Sales), elle contribuât à notre avancement dans la vertu par les grâces qu'elle nous obtiendrait de Dieu : elle doit influer activement d'une manière plus directe sur cet avancement. Quel que soit le degré d'oraison auquel on est parvenu, il ne faut jamais perdre (pendant l'oraison) cet objet de vue; il faut en tout temps se le proposer et travailler à y parvenir, quoique ce ne soit pas toujours de la même manière (1). Il est vrai qu'en ne le faisant pas on ne rendrait pas toujours la prière mauvaise, ni même tout à fait infructueuse, parce qu'il est toujours bon et avantageux de s'occuper de Dieu et des choses saintes (et je crois bien ! c'est là proprement la bonté essentielle de la prière!), mais cela ne pourrait qu'en diminuer le mérite et l'utilité. (Vous voyez qu'il s'agit bien ici d'une oraison plus excellente que les autres.) Ainsi aux autres qualités de la prière, il faut ajouter celle d'être pratique, c'est-à-dire, d'être dirigée (directement et de travailler immédiatement) à la correction des

 

 

(1) Remarquez cette incise. Comme nous le verrons plus tard, le P. de Clorivière est un des spirituels jésuites, qui ont le plus travaillé à maintenir la tradition mystique du P. Lallemant. Sous sa plume, ces quelques mots s quoique ce ne soit pas toujours de la même manière » sont comme une fenêtre entr'ouverte discrètement, par où la vraie définition de la prière rentrera dans la place. Vaine précaution, puisque le contexte va tout entier à exiler cette même définition. Et, sans doute, la contemplation est une manière d'ascèse, puisque d'elle-même elle nous rend plus parfaits, mais ce résultat, elle ne le cherche pas, elle n'y travaille pas directement.

 

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défauts propres de chacun en particulier, et à l'acquisition des vertus dont il a le plus besoin » (1).

Eh! quoi, demandera-t-on, qu'y a-t-il là de si imprévu ?

Travailler à la correction de nos défauts et à l'acquisition des vertus, a-t-on attendu les jésuites pour inviter le peuple chrétien à ce rude, mais indispensable exercice. Non, grâces à Dieu, mais jusqu'à eux, cet exercice, on ne l'identifiait pas avec la prière même; moins encore songeait-on à le présenter comme la plus parfaite des prières. La nouveauté n'est pas de prêcher la nécessité de l'effort ascétique, ni même de préférer cet effort à la prière, mais bien de donner à l'ascèse le nom de prière. Nouveauté est un mot trop doux; c'est là proprement une révolution métaphysique ; le renversement total des valeurs : la prière, de fin qu'elle était, devenue moyen; le théocentrisme traditionnel, cédant sa primauté au culte moral du moi, ou à l'anthropocentrisme; la dynastie quinze fois séculaire des mystiques, menacée par le

flot montant des ascéticistes. Nul doute du reste sur la vraie pensée de ces derniers. A cela près que son fondement s'appuie sur le sable, leur système se tient et il a grand

air : un château de cartes, mais dorées sur tranches, et d'un coloris éblouissant. Écoutez plutôt un des spirituels les. plus considérables de la Compagnie primitive, décrivant et exaltant « l'oraison pratique ».

 

Notre prière, écrit le P. Achille Gagliardi, ne se contente ni de méditer sur les vertus, ni de les demander à Dieu. C'est proprement de la prière elle-même que nous nous servons, comme de l'instrument le plus infaillible, pour exercer ces vertus, et par là même les acquérir.

 

Voici le latin : (Ut) per ipsum orationis exercitium et usum, tanquam per potissimum instrumentum..., in illa ipsa (oratione) virtutes exercent et acquirat...

 

 

(1) Cité par le P. Watrigant : Des méthodes d'oraison dans notre vie apostolique, selon la doctrine des Exercices. Bib. des Exercices, 45-46-47. Ce travail du P. Watrigant est le traité le plus complet que nous ayons sur a l'oraison pratique », la somme de l'ascéticisme.

 

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D'où vient, continue-t-il vaillamment, que notre prière est laborieuse, pratique, acheteuse de toutes les vertus - omnium virtutum acquisitiva. Elle est plus Marthe que Marie, ou plutôt elle est contemplatio efficax, et aboutissante. Elle ne se contente pas de demander les vertus ; de toute son activité de prière, elle s'applique à les exercer, et par cet exercice même, elle nous en rend possesseurs :

 

ACTIVA, QUIA VIRTUTES ORANDO ACQUIRIT PER USUM IPSARUMMET IN ORATIONE,

 

Bref, s'exercer pratiquement, ascétiquement aux différentes vertus, cela est de l'essence même de cette prière nouvelle. Habet intrinsecam relationem ad operandum. Comprenez-le bien, autant que cela est possible. Car on sent bien déjà que ce qu'il nous présente est proprement inintelligible. Du moins, comprenez ses mots. C'est exactement comme si, médecin énergique, il disait à un géomètre anémié : Vos artères se durcissent, vous travaillez trop; faites de l'exercice, et violent. - Très bien : je suis prêt. Chaque matin, une heure de géométrie, puis toute la journée au bois ou dans la salle d'escrime. - Allons donc ! C'est pendant votre heure même de géométrie que je vous condamne à l'exercice. J'entends que votre travail même de science pure - vos courbes, vos équations - deviennent gymnastique suédoise. Virtutes orando acquirit per usum ipsarummet in oratione (1).

Que cette construction soit chimérique, cela, je l'espère, saute aux yeux; mais on découvre aisément la lueur de vérité d'où a pu lui venir une apparence de force. Rappelez-vous leur point de départ, leur primum movens, la passion qui les tient de défendre le génie propre de la Compagnie. Rappelez-vous saint Ignace et sa vigilance irritée. Il a voulu former une armée d'apôtres; et voici déjà, chez les meilleurs de ses fils, un dangereux appétit de solitude, de repos en Dieu. Qu'on laisse libre carrière à ces aspirations

 

(1) Bibl. Exerc., cahier 45, p.29-38, 39.

 

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et bientôt, s'ils ne vont pas s'ensevelir dans quelque chartreuse, ils vivront comme des chartreux. Par là s'explique, dans ses propos, ses lettres, ses actes, ce rappel constant aux vertus de la vie active ; même souci chez Mercurian. Rien de plus sage, de plus conforme à la tradition. Mais, sous le couvert de principes indiscutables, l'équivoque se glisse peu à peu, que nous avons dite. Et bientôt s'exprime, se construit, s'affiche, catégorique, agressive même, l'étrange nouveauté dont nous tâchons ici d'exposer la genèse. Ils appliquent à la prière même des Ordres voués à l'apostolat, ce qui est vrai uniquement des autres activités de ces Ordres ; ils opposent, non plus seulement les devoirs particuliers de la « vie contemplative », aux devoirs tout différents de la « vie active », mais encore la prière qui occupe la vie contemplative, à celle qui seule peut convenir à la vie active. On voit, on palpe le passage de la vérité au paradoxe. Qu'il y ait des Ordres uniquement voués à la prière, qu'il y en ait d'autres où l'on passe des exercices de prière aux oeuvres de zèle, cela prouve-t-il qu'entre la prière même de ceux-ci et la prière de ceux-là, il y ait une différence? Non, mais qu'à un seul et même exercice, foncièrement identique, les uns consacrent le meilleur de la journée, les autres seulement quelques heures. Vie active, c'est-à-dire, vie mixte où, après l'heure quotidienne d'oraison, l'on étudie, on enseigne, on prêche; mais non pas prière mixte et plus Marthe que Marie. Qu'une Maison professe ne soit pas une chartreuse, et ne doive pas rêver de le devenir, qui en doute, qui le critique? Ignace a créé ce qu'il a voulu : un ordre d'apôtres. Aux fins d'un tel Institut, il a façonné de maîtresse main ses jésuites, insistant, comme de juste, sur les vertus particulières qu'exige cette vocation héroïque, et, plus que toutes, sur l'abnégation. Quoi de plus simple, sage, nécessaire? Quant à changer la nature même des choses; quant à inventer une prière spéciale, qui ne répondrait plus à la définition commune, et qui serait moins prière qu'exercice ascétique, il n'y a jamais songé.

 

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Avec cela, je me demande si l'on n'est pas ici la dupe de tous ces mots rassurants, prometteurs, avantageux, agressifs, voire dédaigneux, qu'on prodigue, et dont on accable les contemplatifs : « pratique », « solide », et les autres. Qu'est-ce donc qu'une « prière pratique », et d'où viendrait à l'exercice que vous proposez le droit d'arborer ce panache ? S'il vous en faut croire, la prière du commun, pas plus du reste que celle des chartreux, n'est pratique, entendant que, par le jeu normal de ses ressorts limités, cette prière ne rend pas ceux qui la font plus vertueux, charitables, prompts à se vaincre, moins paresseux, vaniteux, gourmands, jaloux. Tel n'est pas mon avis - eh ! que vais-je dire ? - tel n'est pas l'avis des très grands maîtres dont j'expose ici la doctrine. Ils estiment, au contraire, que, même du strict point de vue de la perfection morale, toute prière, et précisément parce qu'elle est prière, nous enrichit nécessairement; que, grâce à l'action sanctifiante du Christ - action, qui entre, pour ainsi parler, dans la définition même de la prière - aucun exercice de ce genre, serait-ce la plus courte des oraisons jaculatoires, ne nous laisse tels qu'il nous a trouvés . Mais quoi qu'il en soit pour l'instant de ces vues, est-il donc vrai que, par le seul déclanchement de son mécanisme, l'oraison, que vous appelez pratique, nous rende meilleurs, nous perfectionne, nous laisse, à chaque fois, un peu moins loin de l'idéal où nous devons tendre ? Il ne suffit pas d'affirmer à pleine bouche un pareil miracle ; il faut encore, puisque nous sommes ici entre psychologues, le démontrer et le contrôler.

Ah ! s'il était question d'opposer à la prière pure l'ascèse pure, la pratique même, proprement dite, réelle, directe, immédiate, énergique des vertus, sans doute n'accepterions-nous pas sans bien des réserves vos jugements de valeur, mais, du moins, attacherions-nous un sens limpide à vos préférences. On comprend que la journée d'une Soeur de Charité, comparée aux longues contemplations des chartreux, soit jugée plus proprement ou plus éminemment

 

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pratique. Il y a là des actes, des effets visibles, palpables, sonnants, d'une « solidité » indiscutable. Ainsi des macérations volontaires, ainsi de l'obéissance qui, sur un signe des supérieurs, s'embarque pour le Sahara ; ainsi de tous les martyres. Mais rien, dans vos exercices de prière, ne ressemble à ces diverses manifestations d'ascèse effective. De grandes manoeuvres en chambre, mais pas de combats. Tout se passe dans une cellule ou dans une chapelle; ni malades, ni disciplines, ni bateaux prêts à lever l'ancre. Ou, du moins, tout cela, si vous voulez, mais à l'état de spectacle. Nulle ascèse proprement dite ; simplement un mirage d'ascèse.

Or, d'où viendrait à ce mirage le caractère pratique, effectif, la force d'aboutissement, si l'on peut dire, que vous lui attribuez? Méditer sur une vertu, est-ce pratiquer cette vertu? Oui, assurez-vous, avec le P. Gagliardi; virtutes orando acquirit, non comme une grâce obtenue, mais per usum ipsarummet in oratione. Où est cet usus, cette mise en oeuvre, ce passage de la représentation aux actes? Nous joignons à la méditation « l'exercice d'une vertu », dit le P. Watrigant; je vois la méditation, où est l'exercice?

Car enfin, vous ne faites - et je ne vous le reproche pas - que méditer, qu'appliquer vos trois puissances. A genoux, seuls, loin des occasions prochaines d'agir, loin de la carrière athlétique où se livrent les grands combats de l'ascèse, vous n'appliquerez jamais ces puissances qu'à des idées de vertu. Soit la charité fraternelle ; votre mémoire évoque impitoyablement une à une les impatiences, les méchancetés récentes; votre intelligence dûment orientée par les précieuses méthodes de la vieille rhétorique, s'acharne à se représenter sous un jour nouveau l'excellence de cette vertu, à découvrir quelque raison nouvelle de la pratiquer, si bien qu'insensiblement, et pourvu que le film se déroule selon vos formules, de vifs regrets se formeront en vous et des désirs pathétiques. Ne parlons pas des actes de demande qu'en fait vous multiplierez aussi, mais qui d'après vous ne sont pas « pratiques ». Enfin, et c'est alors que la robuste machine

 

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grince de toutes ses roues, éclateront de fortes, de généreuses résolutions. En cela se résume, n'est-il pas vrai? le « seul exercice de vertu » que les conditions mêmes de

l'oraison vous permettent. Considérations, regrets, désirs, résolutions : à vous de montrer que ces activités spectaculaires, sentimentales, velléitaires, vous ont rendu par leur seul déploiement, ex opere aperato - intrinsecam relationem ad operandum - réellement, solidement, effectivement plus charitable que vous ne l'étiez avant l'exercice. Comment le montrerez-vous ? Chose étrange! On ne cesse de nous mettre en garde contre les illusions qui guettent constamment nos activités de prière. Et pourquoi pas tout aussi bien les activités de l'ascèse méditative?

Saint Pierre, par exemple, dans ce fameux « exercice spirituel », où il prend la résolution d'exposer sa vie pour Notre-Seigneur. « L'illusion de cet apôtre, écrit saint Augustin commenté par Nicole, consistait... en ce qu'il prenait cette charité imparfaite pour une charité parfaite, cette volonté faible pour une volonté pleine et qu'en un mot il croyait pouvoir ce qu'il sentait qu'il voulait, putabat se posse quod se velle sentiebat. » Vous allez plus loin : vous croyez, non seulement pouvoir faire, mais avoir déjà fait ce que vous sentez que vous voudriez faire Non pas du tout que l'on

songe à déprécier ces divers actes. Nous avons assez dit que Ies exercices de l'ascèse méditative préludent normalement aux exercices de la prière.

 

On ne saurait justement blâmer, écrit à ce propos Nicole, qu'après avoir considéré une vérité ou un mystère, après nous en être servis comme d'un flambeau pour découvrir nos obligations et nos défauts, nous tâchions de concevoir des idées vives des mouvements que ces objets y devraient produire, et que nous les exprimions par des paroles intérieures, comme si nous les ressentions. Peut-être les avons-nous, peut-être ne les avons-nous pas, mais il est toujours utile de pratiquer un moyen qui est de lui-même propre à les faire naître. Voilà quelle est la fin et l'utilité de cette partie de l'oraison que l'on appelle affections.

L'on en peut dire autant de celles qu'on appelle résolutions.

 

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Car il est bien vrai qu'il est assez ordinaire que celles que l'on forme ainsi dans la prière ne soient que de simples pensées et des idées des actions particulières, où les mouvements que nous avions ou que nous devrions avoir nous doivent porter. Mais il est souvent bon de se remplir de ces pensées, parce qu'elles sont le moyen ordinaire de les avoir effectivement. Dieu ayant accoutumé d'agir sur le coeur par la pensée (1).

 

Et nous voici bien loin des impossibles promesses que l'on nous faisait tantôt. L'oraison pratique, disait-on, celle qui, laissant aux contemplatifs leurs consolations fragiles, contestables, inopérantes, se porte de toute son énergie à l'acquisition des vertus, est la plus pratique, la seule pratique même, contemplatio efficax, parce que seule, et grâce aux activités d'ascèse qui s'y déploient, elle nous enrichit directement, immédiatement, nécessairement- ex opere operato - des vertus autour desquelles cette oraison s'exerce. Non, répond Nicole, et avec lui la tradition, l'expérience, la psychologie, cette oraison peut bien nous disposer à l'exercice de la vertu, elle n'est pas exercice de vertu.

 

Bien plus efficace, la prière qui n'est que prière ! « Pour ce qui regarde la pratique des vertus, écrit un spirituel consommé, Dom Innocent Le Masson, général des chartreux, je crois qu'en s'y prenant par l'anéantissement de soi-même  devant Dieu... et par une humble demande,... on avancera plus en pratique que par des propos multipliés et obstinés. » Prenant exactement le contre-pied de ce que nous enseignaient tantôt les PP. Gagliardi et Watrigant, il veut que l'on convertisse « l'acte formel de bon propos en humble demande ».

On s'approchera par ce moyen de plus près de la grâce qui prévient, qui accompagne et qui suit les bonnes oeuvres... et on s'éloignera davantage de la présomption (de ceux) à qui il semble que, par leur propre industrie, ils viendront à bout de tout (2). »

Passez plus outre ; ne vous arrêtez pas à la simple prière,

 

(1) Traité de l'Oraison, pp. 17,  18, 242, 243.

(2) Le Masson, op. cit., II, pp. 94-95.

 

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nous disait-on : Des actes, des actes! Eh! qu'entendez-vous par là? Des résolutions, et pas autre chose. « Toutes les résolutions, répond Nicole - les seules pratiques, les seules solides - doivent être des espèces de prières. » Et puisque enfin, je me suis laissé entraîner dans l'enceinte scolastique, je termine par un axiome de la maison. Propter quod unumquodque tale et illud magis. Il n'y a pas deux sortes de prières, l'une ineffective, l'autre « pratique ». Toute prière, en tant que prière, celle du chartreux comme celle du jésuite, est pratique, c'est-à-dire qu'elle nous améliore, nous enrichit, nous sanctifie naturellement, nécessairement, par son effet propre. Quant aux « idées » et aux velléités de vertu que fait naître le travail ascétique de la méditation, elles peuvent bien s'appeler aussi « pratiques », mais dans la mesure seulement où la prière elle-même qui les accompagne ou qui les suit leur communique cette qualité. Toute prière est action - habet relationem intrinsecam ad operandum; toute méditation est oisive ou inefficace, aussi longtemps qu'elle ne s'épanouit pas en prière.

 

 

 

 

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