ÉCLAIRCISSEMENTS
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[APPENDICE]

ÉCLAIRCISSEMENTS (1)

 

§ 1. - Solvuntur objecta.

 

Les théologiens qui ont bien voulu examiner, à titre de censeurs bénévoles, les épreuves de ces deux volumes, ne m'ont demandé que des corrections de détail, et dont il va sans dire que j'ai tenu compte. Un seul d'entre eux résiste à la doctrine foncière du livre, et, comme les difficultés qui l'ont arrêté arrêteront sans doute aussi d'autres bons esprits, je crois utile de les donner ici une à une, telles qu'elles me furent d'abord proposées. Il serait facile de ramener ces difficultés aux deux ou trois principes, ou, si j'ose dire, aux deux ou trois « préoccupations », toujours les mêmes, qui les commandent. Mais il valait mieux, sans cloute, prendre sur le fait les premières réactions qu'a éprouvées mon savant et très bienveillant critique à la lecture de mes pages. Bienveillant, dis-je : on verra, en effet, que, par amitié pour moi, il se fait ici l'avocat du diable. Chose néanmoins digne de remarque : ses réactions ne se manifestent, ou plutôt ne prennent une claire conscience d'elles-mêmes qu'à partir du second volume. C'est d'abord le long et difficultueux chapitre sur le P. Piny, puis toute la quatrième partie - L'Angoisse de Bourdaloue - qui les provoque. Rien cependant, me semble-t-il, ni dans ce chapitre ni dans cette quatrième partie - j'entends rien de doctrinal - qui ne se trouve déjà explicitement et souvent affirmé, soit dans

 

(1) On voudra bien excuser la simplicité et la raideur scolastique de ces éclaircissements, notes cursives qui ne s'adressent qu'aux hommes de métier.

 

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le premier volume, soit dans le premier chapitre du second. Salésiens, bérulliens, jésuites, on peut certes critiquer les différents maîtres que j'interprète ; on peut regretter chez tel ou tel d'entre eux, des outrances de style, des imprécisions - menus défauts qu'ils auraient aisément corrigés s'ils avaient écrit avant la controverse du quiétisme, et sur lesquels je ne cesse pas d'attirer l'attention du lecteur -; on peut également préférer la philosophie de la prière qu'ils ont tous, explicitement ou implicitement, combattue, mais on ne peut ne pas reconnaître qu'ils enseignent tous une seule et même doctrine. Voici donc ces difficultés.

 

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Je crois distinguer chez vous trois tendances qui me semblent fâcheuses : 1° absorber l'ascétique dans la mystique; 2° méconnaître l'élément intellectuel nécessaire à toute prière ; 3° ramener toute prière à la disposition intérieure que le P. Piny (VIII, pp. 15o-167), suggère à certaines âmes affligées d'épreuves particulières.

 

 

R. Ad primum : Je n'absorbe pas l'ascétique dans la mystique; en ce sens que je ne sacrifie pas la première à la seconde ; mais je dis qu'en soi les activités ascétiques ne sont pas des activités mystiques.

Ad secundum : j'ai répété, une centaine de fois, que toute prière implique une application quelconque de l'esprit. Mais je tiens qu'en elle-même et considérée dans son mécanisme psychologique, cette application, telle du moins que la comprend mon critique, n'est pas prière (1). C'est là d'ailleurs un lieu commun. Méditer n'est pas prier, dit expressément

 

(1) Par cette restriction - « telle du moins e - je veux rappeler qu'un certain mode de connaissance entre dans la définition même de la prière, à savoir cette « perception directe e dont nous parlera plus loin le R. P. de la Taille. Mais ce n'est très certainement pas cette connaissance, c'est le « discours » proprement dit ou l'activité méditative qu'on veut ici annexer à l'essence de la prière.

 

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saint François de Sales. Et plus philosophiquement, Mgr Paulot. Pesez, je vous prie, tous les mots de ce texte : La méditation, écrit cet insigne contemporain, est « un travail humain, NATUREL DANS SA SUBSTANCE, SA MANIÈRE D'AGIR, quoique assisté du travail de la grâce, et bien qu'opérant sur une matière surnaturelle ». Dans la méditation « prédomine l'application des facultés NATURELLES, SOUS la conduite de la vertu MORALE de prudence. Chaque opération, envisagée dans son point de vue formel, est exclusive de l'autre. UNE MÉDITATION FORMELLE N'EST PAS UNE PRIÈRE FORMELLE. QUAND ON MÉDITE, ON NE PRIE PAS; QUAND ON PRIE ON NE MÉDITE PAS. RAISONNER EXPLICITEMENT ET PRIER EXPLICITEMENT SONT DEUX CHOSES INCONCILIABLES DANS LE MÊME INSTANT. » (L'Esprit de Sagesse, Paris, 1926, pp. 276, 277.)

Ad tertium : Je ne dis pas que toute prière concrète, tout bloc de prière priée, se ramène exclusivement à la disposition que Piny suggère aux grands éprouvés; mais je tiens, avec saint François de Sales, que cette disposition d'acquiescement à la volonté divine est l'essence mémo de la prière; essence qui, dans le concret, se trouve accompagnée, le plus souvent, de modalités accidentelles, vues pieuses, goûts de Dieu, etc.

 

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La prière, en soi, dites-vous (VIII, p. 15o), ne serait pas autre chose que le « laisser-faire ». La prière de certaines âmes; oui, mais non pas toute prière.

 

R. La prière de certaines âmes particulièrement éprouvées est si dépouillée des éléments intellectuels et affectifs qui se rencontrent normalement dans la prière, qu'elle nous parait se réduire à un « laisser-faire divin », tel que François de Sales et Piny - et tous les mystiques orthodoxes - le définissent. Mais enfin, ainsi réduite, elle reste prière. Et elle reste prière, précisément par cet élément d'acquiescement, d'abandon, de « laisser-faire ». Et c'est de

 

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là justement que nous pouvons et devons conclure que cet acquiescement est l'essence même de la prière. Il y a des prières moins dépouillées, mais celles-ci elles-mêmes ne méritent le nom de prière que par la présence de cet élément essentiel qui se trouve presque à l'état pur dans la prière des grands éprouvés. Nous savons bien que les cas traités par le P. Piny - comme aussi bien le cas salésien du « chantre sourd » - sont des cas extrêmes. Mais c'est parce qu'ils sont extrêmes, qu'ils nous aident à dégager l'essence que nous cherchons.

 

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Vous excluez de l'essence de la prière l'attention et le travail de l'esprit. Le travail tumultueux ? Oui. Toute attention? Non.

 

R. Nous excluons le travail méditatif, même paisible, non pas du bloc de la prière concrète, mais de l'essence de la prière, puisque la contemplation proprement dite, comme aussi bien l'acquiescement des grands éprouvés sont de vraies prières, et que néanmoins l'attention et l'entendement se trouvent réduits à quasi rien dans l'une et dans l'autre. Piny distingue expressément deux sortes d'attention. S'il n'y a pas de prière sans une attention formelle, immédiate et persévérante de l'entendement, tout le système des spirituels sur les distractions dans la prière, s'effondre, au grand désespoir de tant d'âmes saintes.

 

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La prière, dans ses formes diverses, est toujours une application volontaire, consciente... Que serait-elle, si elle n'était pas cela. Il serait fort grave de le nier.

 

R. 1° « Une application volontaire »? Oui, certes, mais l'acquiescement salésien, mais le « laisser-faire » pinien,

 

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sont-ils autre chose qu'une « application volontaire »? Je répète à satiété que rien n'est plus « actif » que cet acquiescement. C'est le vouloir par excellence, le vouloir de tous les vouloirs. Mais c'est un vouloir surnaturel, un vouloir à deux, un « agir » qui accepte le « pâtir » ;

2° Et comme l'agir divin ne tombe pas immédiatement sous la conscience, on ne peut pas dire, il serait même grave de dire que cette application est toujours « consciente ». On suppose toujours qu'il n'est d'application volontaire que d'ordre ascétique. Eh! c'est toute la question.

 

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La prière est un acte de vertu. Tout acte de vertu est exercice d'ascèse. Il n'y a donc pas de différence entre les activités d'ascèse et les activités de prière.

 

R. Il ne me semble pas que l'on puisse dire que l'acte de foi, reduplicative ut sic, soit un exercice d'ascèse. Aussi bien plusieurs sortes de vertus, morales et théologiques, collaborent-elles au bloc de la prière. Pour prier, il faut d'abord vouloir remplir le devoir de la prière ; se mettre en disposition de prier : s'appliquer d'esprit et de coeur à un sujet. Autant d'acte s en soi ascétiques, c'est-à-dire qui mettent en branle le mécanisme, tout naturel, décrit plus haut par Mgr Paulot. Tous ces actes vertueux sont normalement nécessaires à qui n'est pas appelé à la prière parfaite. Les mystiques ne se lassent point de rappeler cette nécessité. Mais enfin, pris en soi, ces actes des vertus morales n'ont rien de spécifiquement chrétien. Ils ne font qu'ouvrir les voies à l'activité sui generis intrinsèquement surnaturelle de la prière.

 

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Piny, dites-vous (VIII, p. 156) « n'imagine pas deux espèces de prières, celle de l'ascèse et celle de la mystique ». Oui, pour les cimes auxquelles il s'adresse. La

 

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restriction est capitale. Autrement, c'est toute prière absorbée dans la mystique.

 

R. C'est toute prière absorbée dans la haute mystique, c'est-à-dire identifiée à la contemplation sublime : nego. C'est toute prière absorbée, noyée dans la vie mystique qui nous est communiquée à tous par la grâce du baptême : concedo. Or, qu'y a-t-il là de troublant ou même de nouveau? Le vivit in me et, par suite, le orat in me Christus serait-il le privilège de quelques rares élus? Nul ne peut prononcer religieusement le nom de Dieu que l'Esprit ne le prononce d'abord en nous, avec nous, par nous. Collaboration mystique au premier chef, bien qu'elle ne comporte pas communément les grâces plus éminentes que l'on appelle mystiques par antonomase.

 

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« Le faire presque tout humain de l'ascèse, dites-vous (VIII, p. 159), et le faire plus divin qu'humain de la prière ». Cette opposition généralisée n'est pas exacte.

 

R. Pourquoi, en quoi? C'est l'opposition marquée par Mgr Paulot. Que, d'ailleurs, la prière soit « un faire plus divin qu'humain », ou que Dieu soit le principal agent dans la prière, mille spirituels l'enseignent. « VOUS devez savoir, écrit, par exemple, le P. Vautier S. J., que, durant l'oraison particulièrement, il est meilleur de pâtir que d'agir. Dieu opère tout autrement par soi-même que par vous. » (La conduite de saint Ignace, 165o, p. 15o.)

 

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Vous dites : la « véritable prière », « l'essence de la prière », « la prière proprement dite », c'est « l'acquiescement au vouloir divin ». Oui, au sens très particulier de Piny, c'est exact. Mais on ne peut pas généraliser, comme vous le faites. Il est encore exact que l'une des conditions de la vraie prière, c'est un certain acquiescement au vouloir divin. Il y aurait toutefois bien des inconvénients à vouloir enfermer dans cette formule l'essence de toute prière. Beaucoup de jeunes gens, si on voulait leur imposer la prière de Piny, n'y comprendraient goutte. Et pourtant, ils ont l'âme religieuse, ils prient...

 

R. Comprendraient-ils davantage si on leur disait de se gouverner dans la prière comme le « sarment », comme les « membres » ? Est-il nécessaire pour vivre que l'on sache de quelle façon le sang circule, et où le poumon est placé ? Piny est ici en posture de philosophe. Il veut définir le mécanisme, inconscient mais réel, de la prière chrétienne, sauf à tirer ensuite de ces analyses, les conséquences pratiques qui consoleront la détresse des âmes saintes. Autant faire le procès à saint Paul. Les jeunes gens ne savent pas tous, ni beaucoup de vieillards, que, lorsqu'ils prient, c'est l'Esprit même qui prie en eux. Leur ignorance sur ce point n'empêche pas cette divine opération de se produire. Mais peut-on regretter que nos maîtres ne se résignent pas à cette ignorance, qu'ils travaillent à la dissiper?

 

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La supplication ardente, répétée, d'une âme qui désire une chose bonne, c'est encore une prière. La prière de demande se subordonne à l'acceptation de ce que Dieu veut, nais elle n'en est pas moins une demande active et personnelle. Et la prière de demande compte beaucoup dans l'ascèse chrétienne.

 

R. On conclut donc de nos beaux textes que la prière de demande ne serait pas une vraie prière. Ceci, en effet, serait d'une gravité extrême. Il ne nous resterait plus qu'à

 

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jeter au feu le Traité de l'amour de Dieu. Aussi, dès les premières pages du premier chapitre du volume, ai-je taché de prévenir sur ce point toute équivoque. Encore une fois notre unique souci est présentement d'ordre métaphysique. Nous vouions savoir, non pas si la prière de demande est bonne, est prière - il faudrait être fou pour contester une pareille certitude - mais de savoir pourquoi, en quoi elle est prière. D'une prière concrète de demande, nous cherchons à dégager l'élément spécifique par où cette prière se trouve élevée à la dignité de prière. Et nous disons que cet élément c'est l'acquiescement à la volonté divine, tel que le définissent et François de Sales et tous nos maîtres. Il y a deux choses dans le panem nostrum, à savoir la pétition elle-même, et la continuation, implicite, mais active, du fiat voluntas tua qui a précédé. Il y a là une élévation désintéressée vers Dieu, et une pétition intéressée. C'est par cette élévation plus ou moins confuse, insensible le plus souvent, mais réelle, que la pétition devient prière. Une demande qui ne serait que demande, reduplicative ut sic, qui n'impliquerait pas une élévation, un acquiescement, un premier contact proprement religieux et surnaturel avec Dieu ne serait pas prière, pas plus que la méditation n'est prière lorsqu'elle se borne à méditer. Le panem nostrum du chrétien, c'est l'Esprit présent en nous qui nous le fait demander, qui le demande par nous. Collaboration nécessaire, et que, par suite, nous devons accepter, vouloir d'une manière ou d'une autre. Vouloir cette collaboration, c'est-à-dire vouloir demander comme un chrétien doit demander, n'est pas un acte formel de demande; c'est un acte d'adhésion qui enveloppe, pour ainsi dire, l'acte formel de demande et qui l'élève à la dignité de la vraie prière.

 

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Vous écrivez (VIII, p. 167, note 2) : La décision actuelle de la volonté, « a été faite, une fois pour toutes,

 

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et son effet persiste, dirait Piny, aussi longtemps que cette décision n'a pas été rétractée ». Piny dit plus (cf. ib., p. 141) : « Tant qu'on ne la rétracte pas et qu'on ne voudrait pour rien au monde la rétracter ». Cette précision écarte justement une erreur plus tard reprochée au quiétisme.

 

R. C'est très juste, et j'aurai mieux fait de répéter dans cette note que l'effet de la décision première persiste, selon Piny, aussi longtemps « qu'on ne voudrait pour rien au monde la rétracter », mais, ayant indiqué plus haut cette précision nécessaire, je n'ai pas songé à la rappeler ici. C'est là, du reste, un problème difficile, et si j'avais à le traiter en mon nom propre, je me montrerais peut-être moins accommodant que Piny. Aussi ai-je insisté, plus qu'il ne fait, sur la nécessité de renouveler par des actes formels de volonté et souvent, la décision première d'acquiescement. Ici, du moins, doit jouer la distinction que mon savant contradicteur m'oppose à maintes reprises. Il est clair, en effet, que Piny serait moins catégorique sur ce point s'il ne s'adressait pas à l'élite des grands éprouvés.

 

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Vous dites (VIII, p. 231) « qu'il n'y a qu'une définition et toute mystique de la prière ». Grande erreur.

 

R. C'est toujours la même résistance, mais il est intéressant qu'elle s'affirme ainsi à maintes reprises. Du bloc des prières concrètes, il peut y avoir plusieurs définitions prière de demande, d'adoration, etc., etc. Mais il ne peut y en avoir qu'une de la prière en soi. Ainsi pour l'homme : la définition du blanc n'est pas celle du nègre, mais en tant qu'homme, le nègre n'est pas moins que le blanc un « animal raisonnable ». On a compris que pour moi il, n'y avait de prière que la haute contemplation. C'est tout le contraire. Bien loin de restreindre l'activité mystique essentielle à

 

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quelques états sublimes, je la retrouve, à un degré quelconque, dans la moindre vraie prière.

 

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Votre philosophie de la prière se fonde sur le dogme de la grâce sanctifiante. Oui, mais qu'il soit entendu qu'il s'agit uniquement de la prière des parfaits. Le dogme de la grâce habituelle explique, non pas la nature essentielle, mais la perfection de la prière. Au-dessous il y a la prière du pécheur qui prie, dans un commencement de retour à Dieu, sous l'influence de la grâce actuelle. Et encore, la prière en soi, n'exige pas, de sa nature même, la grâce actuelle. Car on peut supposer la prière même en dehors de la grâce. Ce serait donc une grande erreur de fonder la philosophie de la prière sur un dogme révélé.

 

R. Curieuse difficulté, et d'un prodigieux intérêt. Elle touche, comme on voit, à la belle question du « péché philosophique ». Quelle serait la philosophie de la prière dans l'état de nature pure? Ma foi ! je n'en sais trop rien, et je n'ai pas à m'en inquiéter, puisque les martres que j'interprète se placent tous dans l'état historique, où nous nous trouvons : nature tombée et réparée. Je remarque néanmoins que, même dans l'état de nature pure, notre distinction entre les activités de prière et les activités d'ascèse garderait sa raison d'être, et le texte de Mgr Paulot sa justesse profonde. Ce ne serait pas, même alors, par les activités discursives que s'établirait un contact d'élévation, d'union, de prière entre Dieu et l'homme. Ce serait par les activités de la fine pointe. Mais peu importe! Restons dans l'ordre présent.

Pour la prière du pécheur, j'ai cité dès le début d'admirables pages du R. P. Lemonnyer qui nous permettent de la laisser de côté. Avec ce théologien, nous étudions ici la prière normale, qui est celle du chrétien en état de grâce.

 

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Non que nous refusions à la prière du pécheur tout caractère de prière. Il semble cependant qu'on ne peut l'appeler prière au sens plein du mot. Quasi-prière, prière analogique, essai de prière. Mais si elle n'est pas baignée dans la grâce sanctifiante, elle est ordonnée vers cette grâce, ordonnée par Dieu lui-même qui ne donne au pécheur des grâces actuelles de prière que pour le conduire à l'état de grâce . Nous frôlons ici des problèmes délicats, mais qui ne sont pas de notre sujet. La prière du pécheur suppose un acte de foi, un état de foi, dernières traces, si j'ose dire, de la grâce sanctifiante, mais enfin qui dépend encore de cette grâce .

 

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Vous dites (VIII, p. 246) : « L'ascèse cherche, la prière a trouvé. » La formule est défendable, mais équivoque.

 

R. Que la prière ait déjà trouvé, c'est une des idées les plus chères à François de Sales, et les plus propres à consoler les âmes que désole la stérilité de leurs efforts ascétiques. Saint Thomas est du même avis. Balthazar Alvarez l'invoque justement pour résoudre une difficulté de ce genre.

 

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« Comment concevoir, dites-vous (VIII, p. 259) que la prière puisse être directement et absolument soumise à l'autorité d'un supérieur quelconque. Nous ne parlons ici que de l'essence de la prière, et non de ses accidents. u C'est juste, si on entend par là certains éléments secondaires et les plus intimes. Ils sont libres, et il le faut bien. Mais ce n'est pas là l'essence de la prière, essence que l'Eglise définit d'une autre façon. Elle dit : « Pour moi, pouvoir social, mes lois n'ont comme objet direct que des actes extérieurs. Mais les

 

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actes intérieurs correspondants, je les commande indirectement et pas concomitance, en tant qu'ils sont nécessaires à la validité et à la moralité des actes commandés. J'ai donc autorité sur la prière extérieure et sur la prière intérieure. De simples gestes, eux seuls, ne m'intéresseraient pas. »

 

R. Bien entendu, mais ce n'est aucunement de quoi je parle dans ce paragraphe. L'Eglise a-t-elle jamais enseigné une philosophie de la prière qui ne s'accorde pas avec la philosophie qu'en donnent Fr. de Sales, Chardon et Piny? Je ne le crois pas. Mais puisqu'elle a défini, dans les canons tridentins, par exemple, les. vérités premières d'où ces maîtres déduisent logiquement leur philosophie - à savoir le dogme de la grâce habituelle - on peut affirmer qu'elle ne résiste d'aucune façon à cette philosophie. Il est, d'ailleurs, bien évident qu'en nous commandant la prière, elle exige de nous des actes vraiment humains et, par suite, intérieurs. Ainsi pour la messe du dimanche. Mais la prière qu'elle commande, l'Eglise la prend telle qu'elle est, avec son mécanisme surnaturel, lequel ne saurait dépendre immédiatement de l'autorité religieuse. L'Eglise ne peut toucher à la métaphysique révélée que renferment la parabole de la vigne, les grands textes de Paul et de Jean. Elle ne peut faire qu'une activité ascétique, la méditation, soit une activité de prière, pas plus qu'elle ne peut soumettre la perception des odeurs aux organes de la vue. Nous ne disons pas autre chose dans ces pages où il est uniquement question de savoir si un supérieur religieux peut « arracher » de la prière de ses inférieurs, ce qui fait l'âme de toute prière ; de savoir si le P. Mercurian a le droit d'ordonner au P. Balthazar de prier de telle sorte que l'Esprit ne prie pas en lui. Avec cela, j'étendrais beaucoup plus loin que ne le fait mon critique la juridiction de l'Eglise enseignante sur la prière des fidèles. Lex orandi, lex eredendi, et inversement. Toutes les vérités qui nourrissent la prière, c'est l'Eglise qui les enseigne et qui, au besoin, les

 

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défend. C'est ainsi encore qu'elle peut condamner une philosophie hérétique de la prière. Elle l'a fait en condamnant le pseudo « laisser-faire » des quiétistes, lequel n'a rien de commun avec celui de François de Sales et de Piny.

 

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« La zone mystique où la grâce sanctifiante nous attend », écrivez-vous (VIII, p. 26o). Mais non il n'est pas nécessaire d'aller jusque-là pour expliquer la prière.

 

R. Il est nécessaire que, d'une manière ou d'une autre, la volonté de celui qui prie adhère à l'activité de l'Esprit qui prie en nous, priant par la grâce. D'un autre côté, François de Sales enseigne expressément que le siège de la grâce habituelle en nous, c'est la fine pointe, autrement dit la zone mystique.

 

On insiste : « Non, il n'y a pas de prière que dans ces profondeurs mystiques. Il y en a déjà dans les activités de surface, ces pauvres activités dont vous dites trop de mal. »

 

R. C'est comme si l'on disait que la chaleur n'est pas seulement dans la cheminée. Eh! bien entendu! Je ne veux, du reste, aucun mal aux activités de surface. Est-ce les insulter que de les juger superficielles? J'ai dit et redit qu'elles collaborent à la prière, qu'elles participent aux mouvements de la fine pointe. Dans le concret, il n'est pas de prière où elles ne soient engagées. Mais ce n'est pas leur activité propre qui les élève à la dignité surnaturelle de la prière. C'est le rayonnement de la grâce de Dieu, même, présent dans l'âme profonde, qui leur communique une valeur d'acte religieux. En écrivant qu'il y a DÉJÀ vraie prière dans les activités d'ordre ascétique, on semble croire que cette qualité de prière, nos activités méditatives l'ont

 

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d'elles-mêmes, et avant le passage surnaturalisant du courant divin. Je renvoie donc une fois de plus au texte de Mgr Paulot.

 

On redouble : « Il n'est pas exact de dire (VIII, p. 466) que le « vouloir profond » est « la vibration essentielle de toute prière. » Il y a de graves inconvénients à n'attribuer la prière qu'au vouloir profond.

 

R. A n'attribuer le bloc concret d'une prière qu'au vouloir profond : concedo; à voir dans ce vouloir profond la source, le principe, le ferment de toute prière : nego.

 

On objecte François de Sales qui « note à propos de Jésus que la partie inférieure de l'âme prie ». (Amour, I, XI.)

 

Certes oui! Et non seulement la partie inférieure de l'âme, mais encore les lèvres, les genoux, tout l'homme. Mais la partie inférieure de l'âme ne prie que par les influences qui lui viennent de la partie supérieure et de la grâce sanctifiante.

 

On conclut : « La prière ne demande pas des distinctions si subtiles. »

 

R. La pratique de la prière : concedo. La philosophie de la prière : nego. Divines subtilités, du reste, et qu'à leur manière, Dieu aidant, les âmes les plus ignorantes réalisent parfaitement. Elles savent toutes qu'on ne prie jamais seul. De cet axiome chrétien, aux philosophes de tirer les conséquences.

 

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Saint François de Sales ne célèbre-t-il pas, aussi tendrement que Bourdaloue, les « douceurs » de la prière?

 

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Certes oui, et avec lui, tous les mystiques. Seulement il écrit aussi des chapitres entiers - et les plus beaux de son oeuvre entière - pour montrer que l'on peut vraiment prier et parfaitement, même lorsque manquent les grâces sensibles. L'ascéticisme ne va pas jusqu'à nier, mais logiquement il devrait nier cette évidence. Il devrait soutenir qu'un oraison toute distraite et sèche - c'est-à-dire une oraison où le mécanisme discursif et affectif ne fonctionne pas - bien que, d'ailleurs, très méritoire, n'est pas une vraie prière. Quant au panhédonisme, il ne consiste pas à dire que la prière est normalement accompagnée d'un « divin plaisir », mais à dire que ce divin plaisir c'est la prière même. Chardon est admirable sur tous ces points.

 

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Pourquoi reprocher à Bourdaloue (VIII, p. 346) de dire qu'il y a un avantage infini à faire son devoir!

 

On ne conteste pas cet avantage; on ne dit pas non plus qu'il soit mal de le chercher, de s'y délecter. On critique uniquement la tendance ascéticiste - plus confuse assurément chez Bourdaloue que chez M. Vincent - à faire de cet avantage le motif premier, suffisant et exclusif de nos actes de vertu. La prière nous enrichit moralement, mais cet enrichissement n'est pas la fin essentielle de la prière.

 

Comme on le voit, tout se ramène à un seul problème : notre distinction entre activités de prière et activités d'ascèse. Cette distinction a surpris d'abord mon éminent, et, je tiens à le redire, mon très cordial critique. Elle lui a paru, ou plutôt il a eu peur qu'elle ne parût nouvelle et donc dangereuse. Nouvelle? quant à la formule même : Concedo ou transeat (car enfin on en trouve l'équivalent chez nombre de spirituels infiniment plus autorisés que moi. Nouvelle? quant à la doctrine qu'elle résume, qu'elle tente de fixer, ou

 

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qu'elle adapte à la philosophie de la prière chrétienne : nego. Chose curieuse : on oublie constamment que je fais ici figure - et pour cause - d'historien, non pas de docteur. Je ressemble à ces contremaîtres du Nouveau Monde qui reçoivent, numérotées, étiquetées une à une toutes les pierres d'un vieux cloître français, et qui se bornent à placer de nouveau ces pierres les unes sur les autres, selon les plans de l'architecte primitif. Lui reprocherez-vous à lui, simple maçon, les proportions de ce monument, un goût excessif pour le gothique? Ainsi de moi et des textes innombrables sur lesquels je me fonde. - Mais ces textes, ne les aurais-je pas compris de travers, n'aurais-je pas tâché, bien qu'à mon insu, de les tirer à mes petites idées? -- A merveille ! Mais, n'est-ce pas justement sur ces déformations inconscientes qu'aurait dû porter votre critique? N'aurait-il pas fallu montrer que cette vingtaine de maîtres ne disent aucunement ce que je leur fais dire; qu'ils enseignent tous cet ascéticisme que je prétends qu'ils ont tous combattu? Contre-épreuve d'autant plus facile que la synthèse même que je propose, je me flatte de la retrouver toute construite, et de maîtresse main, par deux spirituels éminents, qui sont aussi des théologiens de métier, Chardon et Piny.

Mais, en vérité, et certes sans que l'on s'en doute, c'est au mystère de la grâce sanctifiante que l'on résiste. On ne conteste pas nos dogmes essentiels, mais on recule devant les conséquences qui en découlent nécessairement, et spéculatives et pratiques. On semble ne pas songer que si l'homme en état de grâce est une « créature nouvelle », au sens le plus rigoureux de ce mot, il doit jouir d'une activité nouvelle par où se réalise l'union mystérieuse, mais très réelle que la grâce sanctifiante a nouée entre lui et Dieu. Agere sequitur esse : une volonté divinisée par la grâce, lorsqu'elle agit délibérément en tant que telle, ne peut produire que des actes où Dieu lui-même collabore, et plus activement que l'homme. Collaboration directe, immédiate, substantiellement surnaturelle, et qui, par là, se distingue

 

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des activités d'ascèse, telle que les définit Mgr Paulot. Cette activité à deux, peut-être suis-je le premier à l'appeler activité de prière, mais ce faisant, je suis très assuré de ne pas trahir la pensée profonde et limpide des maîtres de la prière. Partout où cette collaboration s'exerce, il y a prière; et l'on ne peut concevoir de prière où cette collaboration ne s'exerce pas. Accepter cette collaboration, s'y prêter activement, en vouloir, explicitement ou non, les conséquences, c'est faire acte de religion, c'est prier. Mon Dieu, que tout cela est simple et que j'ai honte de tant suer pour défendre des évidences ! Mais on a vu qu'il le fallait bien. Encore une fois, il va de soi que mon savant critique accepte des deux mains toutes les vérités qu'enseigne le Traité de Ente supernaturali. Mais on dirait que ces vérités ne sont pour lui que des vérités. Il s'étonne qu'on en tire des conclusions pratiques et que l'on règle sur elles la vie intérieure des chrétiens, de tous les chrétiens, et des parfaits et des commençants. Aussi bien cette résistance, si invraisemblable qu'elle paraisse, confirme-t-elle, et non sans éclat, les conclusions de nos deux volumes, et notamment de la IVe partie. Elle montre en effet, une fois de plus, que l'ascéticisme - à savoir une philosophie de la prière qui ne fait pas état du dogme de la grâce sanctifiante - n'est pas un fantôme (1).

Avec cela, nous avons assez montré que ce qui est ici en cause, c'est une certaine philosophie de l'ascèse - l'ascéticisme - et non pas l'ascèse elle-même. Bien loin de discréditer celle-ci, la doctrine de nos maîtres l'exalte, au contraire, comme l'ascéticisme ne fera jamais. S'ils tiennent tous, en effet, que l'ascèse, prise en soi et dans son mécanisme naturel, se distingue de la prière, ils tiennent également que, dans l'ordre chrétien cette ascèse, ainsi définie,

 

(1) Le P. Rousselot le constate de son côté. Ou a trop négligé, écrit-il, « cette belle vérité religieuse. Une heureuse réaction. s'ébauche contre le moralisme religieux. Les théologiens «n'ont certes pas manqué, de nos jours, sur la grâce sanctifiante et. l'adoption divine...; beaucoup d'efforts ont été faits pour faire connaître et goûter cette doctrine aux âmes pieuses... Osera-t-on le dire? elle est trop souvent restée abstraite et peu touchante. » (Mélanges Grandmaison, pp. 90-91.)

 

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n'est qu'une pure abstraction. Je l'ai dit, en commençant, et peut-être aurais-je dû le redire plus souvent - mais n'est-ce pas l'évidence même? - : il n'est pas d'ascèse chrétienne, reduplicative ut sic, où ne participent nécessairement et que ne surnaturalisent les activités de prière. Prenez, par exemple, la méditation discursive - j'entends, comme toujours, celle d'un chrétien en état de grâce. Il y a là deux éléments : un effort ascétique, la mise en branle de cette machine toute naturelle que nous savons : ensuite, ou plutôt d'abord, le vouloir profond qui décide la mise en branle de cette machine. Or ce vouloir profond qu'est-il autre chose qu'un acquiescement à la volonté divine, qu'une appropriation ou exploitation, si j'ose dire, de la grâce sanctifiante, bref que cette activité à deux en quoi nous reconnaissons l'essence même de la prière.

Ainsi de toutes les autres directions ascétiques et des efforts qu'elles commandent : examens de conscience, pratiques de mortification ou de zèle; renoncement à soi-même. Pour nos spirituels, tout cela est déjà prière, non en tant qu'effort ascétique, mais en tant qu'effort commandé, escorté, divinisé par une activité de prière. C'est là ce que veut dire François de Sales quand il met au-dessus de tout « l'extase des oeuvres ». Rapprochement hardi, pense-t-on , plus ingénieux que solide. Non, pas du tout. Prière au sens propre, adhésion unissante, ébauche de contemplation. « Travailler c'est prier »; de part et d'autre on accepterait ce principe, mais en l'interprétant d'une manière différente. Pour l'ascéticisme, travailler c'est prier, en ce sens que travailler c'est mieux que prier, l'effort ascétique étant pour eux moins « stérile » que la prière. Pour nos spirituels, qui travaille prie, parce qu'on ne peut travailler sans vouloir travailler, et que vouloir travailler, c'est déjà prier; parce qu'il n'y a pas de travail chrétien qui ne soit un travail à deux, et qui par suite n'exige l'acceptation préalable de cette collaboration nécessaire : acceptation que, de lui-même, l'effort ascétique ne saurait produire; acceptation qui

 

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ne peut être que prière, qui est la prière même. Par où l'on voit que, loin de mériter le reproche qu'on nous fait de limiter à quelques rares privilégiés le nombre de ceux qui prient, nous inclinerions plutôt vers l'excès contraire, et que, pour nous, l'ascète chrétien, dès ses premiers pas dans la voie purgative, fait devant Dieu, figure de mystique (1).

Contre cet excès a bien voulu me mettre en garde un de mes conseillers les plus chers. Pleinement d'accord avec moi sur la doctrine foncière de mes deux volumes, ou, pour parler plus modestement, ravi de retrouver sa propre doctrine exposée avec autant de force que de magnificence par de vieux maîtres que, pour la plupart, il ignorait, il craint néanmoins que plusieurs de ces maîtres ne marquent pas assez la différence qui sépare la prière sublime de la prière commune. Spécialiste des choses proprement mystiques, notre « panmysticisme » l'étonne un peu. Au fond, ce n'est là, me semble-t-il, qu'une question de mots; tout au plus un léger malentendu que de nouvelles précisions suffiront à dissiper ou à réduire, sans que j'aie pour si peu à rendosser mon armure scolastique.

 

§ 2. - Précisions.

 

Vous avez tout à fait raison de montrer que saint François de Sales prêche l'amour pur et l'oubli du moi. Aux textes de lui que vous citez, vous auriez pu ajouter celui-ci : « D'examiner si votre cour lui plaît, il ne le faut pas faire, mais oui bien si son coeur vous plaît, et si vous regardez son coeur, il sera impossible qu'il ne vous plaise » (lettre du 18 février 1618). Certes ce n'est pas « le reploiement sur soi » que saint François de Sales indique « comme la principale source de perfection morale ».

 

ainsi que M. Vincent se l'est persuadé ;

 

(1) Sur tous ces points, cf. ma brochure : Le R. P. Cavallera et la Philosophie de la prière, Bloud et Gay.

 

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c'est bien plutôt l'oubli du moi et le regard tourné vers Dieu... Je trouve que vous ne mettez pas assez l'accent sur l'opération de la grâce qui produit l'acquiescement à la vérité et à la volonté de Dieu, lequel acquiescement unit l'âme à Dieu par l'amour. Quand l'Esprit-Saint agit ainsi - et c'est une grâce actuelle éminente - sur l'intelligence, lui donnant une idée générale, indistincte de Dieu, et sur la volonté, lui infusant un amour irraisonné, mais pur et très pré-cieux, amour ou de Dieu confusément admiré, ou de sa volonté à laquelle l'âme est portée à adhérer, alors il y a acquiescement par la coopération de l'âme, il y a union; sinon, non.

 

Tout cela est la vérité même, si j'ose parler ainsi. Mais nous ne nous plaçons pas ici, mon cher maître et moi, au même point de vue. Il décrit l'union mystique au sens fort du mot; il laisse de côté les formes inférieures de la prière. Pour moi, je tâche, au contraire, de dégager, more philosophorum, la réalité essentielle par où toute prière est prière; réalité qui, par suite, doit se rencontrer dans la prière des imparfaits aussi bien que dans celle des parfaits. Je ne conteste pas l'immense supériorité de la seconde sur la première, mais je n'ai pas à m'occuper présentement de cette excellence et des grâces spéciales, plus éminentes, qui nous y invitent. Je distingue dans l'acquiescement, ou dans l'union, deux degrés : le degré des commençants, le degré des plus sublimes; l'acquiescement imperceptible, fugitif, toujours plus ou moins partagé de la prière commune; l'acquiescement intense et persévérant des contemplatifs proprement dits. Pour moi, pas de prière qui ne soit ébauche d'union, puisqu'il n'est pas de prière vraie ou chrétienne, où l'Esprit ne prie en nous.

 

Vous savez comment sainte Thérèse (IV Demeure, ch. III) s'indigne contre les personnes qui, ne subissant

 

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pas cette action de Dieu (i. e. n'ayant pas reçu la grâce éminente qui fait les contemplatifs), ne possédant pas l'amour unissant, veulent arrêter l'entendement et rester dans une simple attention à Dieu. Jean de la Croix condamne de même cette oisiveté. Nous autres, directeurs, nous trouvons - rarement mais quelquefois - des personnes qui, se croyant mystiques, alors qu'elles ne le sont pas, veulent se contenter de regarder le bon Dieu, ne se donnent aucune peine, et perdent leur temps. Il faut absolument pour se livrer à l'union amoureuse avoir les signes donnés par les maîtres.

 

Même difficulté que tantôt, et même réponse. Je ne conçois pas une âme en état de grâce qui ne «posséderait » à aucun degré « l'amour unissant », bien que je m'explique sans peine que, chez certains, l'union produite par cet amour, soit beaucoup plus profonde et durable que chez certains autres. Le plus humble chrétien peut et doit exploiter, si j'ose dire, la grâce de son baptême, et cette grâce, ordonnée vers l'union parfaite, est déjà union commencée; il peut et il doit vivre sa vie de « sarment », de « membre », bref « se livrer à l'union amoureuse », ce qu'il fait par l'acquiescement salésien, par I'adhérence bérullienne, ou, comme dit Bossuet, en mettant « Dieu en possession du droit qu'il a sur nous ». En cela, pas un atome de présomption - genus electum - pas le moindre danger d'illusion. Présomption et illusion commencent, lorsque les imparfaits tâchent de mimer toutes les attitudes, toutes les démarches des parfaits, se refusant, par exemple, à tout effort d'ordre ascétique dans leur prière. Mais notre philosophie ne propose rien de semblable. Précisément parce qu'elle veut être philosophie, elle se contente de déterminer l'élément spécifique, commun à toute prière., et elle laisse à d'autres disciplines les analyses plus approfondies et les directions d'ordre pratique. La prière est toujours union, mais chacun doit s'unir selon son degré de grâce, et, d'ailleurs, ne peut s'unir autrement.

 

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Ainsi les commençants ont certes le droit de « se livrer à l'union amoureuse », mais par la voie de la prière discursive et affective. Les parfaits arrivent à une union plus étroite par une voie plus directe, où ils ne se sont pas engagés d'eux-mêmes. Nul besoin de signes pour savoir si l'on est appelé à s'unir à Dieu; mais il en faut pour savoir si l'on est appelé à une prière de « simple attention ».

Remarquons-le toutefois : cette « simple attention » se retrouve, bien qu'à l'état embryonnaire, si l'on peut dire, dans l'oraison discursive et dans la prière vocale. Ce vouloir profond, dont nous avons tant parlé, que le P. Rousselot célébrera bientôt, et qui est, selon nous, la prière même, non seulement il est possible aux commençants comme aux parfaits, mais encore il est foncièrement identique chez les uns et chez les autres; à peine ébauché, et toujours intermittent chez les premiers, épanoui et prolongé chez les seconds : différence qui ne touche pas à la nature même des choses. Chez les imparfaits, ce vouloir est si fugitif qu'on ne saurait l'appeler simple regard, contemplation, au sens ordinaire de ces mots; il renferme néanmoins comme des éclairs, ou des étincelles de contemplation, si j'ose encore m'exprimer ainsi. Telle est bien, me semble-t-il, la doctrine de l'insigne P. Le Gaudier : « Nullus omnino status est in quo libratus in Deum ab ipso amoris affectu intellectus nonnunquam, codent saltem aliquantis per sustinente, SIMPLICI INTUITU FIXUS IN DEO ATQUE SUSPENSUS NON ADHOERESCAT .» Ainsi, dans la méditation, bien qu'elle tende d'elle-même et immédiatement au discours, rien n'empêche quominus SOEPE discursum ipsum excipiat intuitus » (I, p. 365-367. Tout ce chapitre est d'une force incomparable). Il y en a dit-il encore, adeo inquieti... a natura, ut valde parum apti sint ad contemplationem; ea tamen est divinæ bratiæ vis, ut etiam illos, si sibi non desint, suis saltem temporibus ad altissimam contemplationem sustollat (p. 362).

 

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Vous ne niez pas ce (dernier) point de doctrine si important. Ainsi (VII, p. 63), vous citez ce mot de François de Sales : l'âme reconnaît bien que son union « dépend toute de l'opération divine ». De même le passage excellent de Noulleau (VII, p. 249) ; de même les citations du Vigneron (ib., pp. 345-346). Et, au bas de la page 347, vous parlez des « deux activités principales de la prière, la grâce... et la fine pointe. »

 

Oui, mais je crois que, mutatis mutandis, tout cela est vrai de la prière la moins sublime, pourvu qu'elle soit prière. Les contemplatifs proprement dits n'ont le monopole ni de la fine pointe, ni de la grâce sanctifiante.

 

Je suis très frappé de la différence que je constate entre les âmes qui ont reçu des grâces d'impulsion et de lumières passagères et qui, faute d'un renoncement généreux, ne reçoivent pas plus, et restent dans la voie illuminative, et celles qui vivent vraiment dans l'union à Dieu, possédant les grâces mystiques. Plusieurs de ceux que vous citez semblent ne pas comprendre qu'il est nécessaire d'avoir ces grâces pour pouvoir se livrer à l'oraison d'union amoureuse. Par exemple, Camus (VII, pp. 157-159). Le fameux conseil donné par Denis est tout simplement impossible à suivre pour quiconque n'a pas reçu la grâce de l'union amoureuse. Ne donnons pas aux ascéticistes le prétexte de répéter que nous voulons conduire toutes les âmes par les voies contemplatives.

Oh! sans doute, il y a une grande différence entre ces deux groupes d'âmes. Camus ne le conteste pas, ni personne. Mais la question pour nous n'est pas là. Elle est de savoir si oui ou non, il peut y avoir une vraie prière qui ne soit déjà unissante, ou, en d'autres termes,si l'union - aussi frêle et fugitive qu'on le voudra - est impossible à qui n'a pas reçu les grâces particulières que l'on appelle proprement

 

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mystiques, ou à qui, les ayant reçues, n'a pas eu assez de générosité pour répondre à l'ascende superius. Camus nous amuse, et, sans doute, s'amuse, lorsqu'il soutient que la «divine ténèbre » du pseudo-Dieu n'a rien de si rare. Mais il n'est peut-être pas moins profond qu'amusant. Entre l'état des commençants et celui des contemplatifs, il ne voit qu'une différence de degré. Toute vraie prière, dit-il, est «      infuse » : d'un autre côté cette « infusion » ne tombe pas sous l'expérience. D'où il suit que toute activité de prière, se meut dans une sorte de brouillard, est « caligineuse ». Remarquez encore un mot très heureux. Les âmes proprement mystiques, me rappelle-t-on, « vivent dans l'union à Dieu ». C'est bien là, en effet, ce qui les distingue des âmes communes. Mais celles-ci, pour ne pas « vivre » dans ces hauts états, n'en restent pas moins capables de faire des « actes » d'union.

 

Vous avez bien raison de dire que le plaisir n'est pas essentiel à l'amour. Votre longue note des pages 83-84 me parait très juste. Normalement il est doux d'aimer, et saint Jean de la Croix signale le bien-être que l'on trouve à être seul à seul avec Dieu comme une des marques même de la nuit des sens, qui pourtant est une épreuve. Mais l'amour peut être versé dans l'âme sous le mode douloureux; c'est un amour purifiant et très méritoire.

 

Les observations que le même maître veut bien me proposer sur le second volume ne sont pas moins intéressantes.

 

C'est si vrai ce que dit Chardon des avantages des croix, c'est si élevé ce pur amour que Piny explique si bien... C'est très vrai ce que vous dites (p. 99)qu'il y a au fond de toute âme en état de grâce une disposition foncière de pur amour, mêlée à d'autres dispositions surnaturelles moins parfaites - crainte filiale, amour

 

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de la récompense, - mêlée aussi, hélas! à d'autres dispositions naturelles et défectueuses : attaches au bien-être, aux plaisirs des sens et à ceux de l'esprit, à la vanité, à la volonté propre. Ces dispositions ne détruisent pas le pur amour foncier, mais elles le compriment, et quand elles sont, comme chez la plupart, les dispositions qui produisent le plus d'actes, les actes de pur amour ne peuvent guère s'exercer.

 

J'aimerais mieux dire qu'ils ne peuvent s'exercer que par intermittence.

 

Pour ces âmes la prière est possible, elle l'est toujours, mais la prière d'adoration, de louange, d'action de grâces, de demande. Pour la prière (l'adhérence c'est autre chose. Elles n'adhèrent guère à la volonté divine; elles y adhèrent seulement pour les devoirs très graves. Les âmes - et elles sont nombreuses - qui ont tant de vouloirs humains..., peuvent bien faire quelques actes de conformité à la volonté divine, mais peu étendus, avec effort, et elles sont vite reprises par leurs dispositions habituelles. Voilà pourquoi je ne voudrais pas dire ce que vous dites (p. 212) que l'oraison ne durât-elle qu'un quart d'heure, ne peut pas ne pas être un exercice proprement mystique.

 

Il y a une adhérence parfaite, et une imparfaite. Pour moi, je ne puis concevoir une prière de louange, ou de demande, qui n'implique pas un degré quelconque d'adhérence à la volonté divine. Quant au mot « mystique », je ne puis que renvoyer à ce que nous avons dit. Les modernes ont singulièrement restreint le sens de ce mot, et c'est peut-être grand dommage. Quoi de plus mystique, en vérité, que l'état de grâce? Vivo ego, jam non ego?

 

Vous avez raison de dire qu'il faut l'effort du début. En pratique, nous, directeurs, nous devons beaucoup

 

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insister là-dessus. Mais un moment vient où Dieu nous invite, comme vous dites, « à le détendre (cet effort), à y renoncer, ou, pour mieux dire, à le remplacer par cet effort moins agité, beaucoup plus douloureux, méritoire et unissant d'une acceptation éperdue ». On ne peut mieux dire. Dieu donc agit d'une manière différente parce que l'âme est disposée alors à un mode d'opération supérieur. Et l'opération de la grâce est supérieure, et aussi l'opération de l'âme.

 

Supériorité, oui, certes, mais dont le germe, si j'ose encore dire - le principe, le ferment et se trouve déjà et travaille déjà dans la prière de tout chrétien en état de grâce; travail inconscient, il est vrai, au lieu que les grâces plus éminentes des contemplatifs tombent, le plus souvent, du moins et en quelque manière, sous l'expérience. En un mot, nous ne nions pas la différence qu'on vient de nous rappeler, mais nous croyons, avec de nombreux théologiens, qu'elle est de degré et non de nature. In dubiis libertas. Les anciens ont à peine marqué cette différence; quelques modernes tendent peut-être à l'exagérer, en quoi j'ai peur qu'ils ne fournissent des armes redoutables aux adversaires de la mystique. Quoi qu'il en soit nous n'avions pas à insister sur ces précisions dans un livre qui est consacré à la métaphysique de la prière chrétienne, de toute prière chrétienne, et non pas à l'analyse de la haute contemplation. Il était bon toutefois que ces distinctions fussent rappelées plus expressément que je ne l'aurai fait peut-être, et c'est pourquoi j'ai tenu à citer ici largement les observations que l'on vient de lire.

Que si, du reste, je ne suis pas arrivé à délimiter, aussi nettement. que je l'aurais voulu, le point de vue, infra ou supra ou extra-mystique (au sens rigoureux) où je me place, ma bonne étoile me met sous la main, à l'heure même où j'achève ces notes, quelques formules plus heureuses. Je dois ces formules à un article tout frais imprimé du R. P. de

 

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la Taille : Théories mystiques à propos d'un livre récent (la seconde édition du Western Mysticism de Dom Butler), Recherches de Science religieuse, juin-août 1928.

 

Il semble qu'on puisse distinguer deux sortes de passivités, en plus, BIEN ENTENDU, de celle qui échappe à tout discernement, TELLE LA PASSIVITÉ ESSENTIELLE DE TOUS LES DONS INFUS, MÊME LES PLUS COMMUNS, p. 298.

 

C'est là précisément la doctrine de Camus. Je n'avais donc pas été mal inspiré de reconnaître cette doctrine dans un opuscule plus ancien du R. P. de la Taille, l'Oraison contemplative, Paris, 1919. Ensuite, et à propos d'une controverse qui n'est pas de ma compétence

 

Si l'on voulait dire seulement qu'il y a contact de substance à substance entre Dieu et l'âme DÈS LES FORMES INFÉRIEURES DE L'ORAISON, on aurait bien raison, ET PLUS ENCORE QU'ON NE CROIT; Car l'habitation des trois personnes divines dans l'âme en état de grâce est une présence de leur propre essence dans la propre essence de l'âme... C'est bien une union immédiate entre la substance de Dieu et la substance de l'âme..

Et si l'on veut dire encore que tout l'appareil de l'oraison mystique (COMME, D'AILLEURS, DE TOUTE ORAISON INSPIRÉE PAR LA FOI VIVE), EST FONDÉ SUR CETTE SUBSTRUCTION LATENTE, ET QUE TOUTE GRÂCE, MÉME COMMUNE, D'ORAISON A SON PRINCIPE ET SA RACINE DANS CETTE PRÉSENCE DIVINE, ON A MILLE FOIS RAISON (p. 3o4).

 

Ne disons-nous pas, le P. de la Taille et moi, exactement la même chose, lui, le mieux du monde, moi, comme je peux? On semblait tantôt réserver aux seuls contemplatifs le privilège de « l'union ». Non.

 

L'UNION... C'EST LA GRÂCE HABITUELLE. L'habitation de la Trinité, la présence de communication de la

 

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Trinité... SE CONFOND AVEC LA GRACE SANCTIFIANTE, notre

union habituelle à la grâce incréée (pp. 304, 3o5).

 

Enfin cette forte page :

 

On voit comment TOUTE LA MYSTIQUE RECOUVRE LE DÉVELOPPEMENT DE L'ORDRE DE LA. GRACE... Le premier don de Dieu au juste, c'est lui-même. La présence de Dieu dans l'âme, ou LA GRACE SANCTIFIANTE, EST LE SOU-TIEN DE TOUT L'ÉDIFICE SPIRITUEL.

 

Après cela, qui s'étonnera que je fasse du dogme de la grâce sanctifiante le fondement de la philosophie de la prière?

 

Les vertus dans les facultés, avec les dons qui permettent aux facultés de recevoir connaturellement des impressions, des motions, des impulsions, des conduites et des ouvertures, supérieures aux degrés des vertus déjà possédées : cela forme un premier étage. Au-dessus, il n'y a que les actes, avec leur mérite... La théologie mystique part de l'application aux actes, qui sont communs à tous les justes, mais qui (EN TOUS LES JUSTES) s'appuyant à la foi, non seulement actionnée par l'amour, mais par l'amour doué d'une sensibilité intérieure aux attraits de la vérité béatifique, SE TROUVENT PAR LA-MÊME CONTENIR EN GERME TOUS LES DÉVELOPPEMENTS ULTÉRIEURS PROPRES AUX CONTEMPLATIFS. Elle dépasse le niveau commun, et entre dans son propre domaine, lorsqu'elle rencontre une passivité, QUI EXISTE BIEN PARTOUT DANS LA VIE. DE LA. GRACE, mais qui ne se laisse apercevoir que chez certains (pp. 317, 318).

 

Qu'on m'entende bien, cet admirable travail, et qui, j'en suis convaincu, fera date, je n'ai pas ici la prétention de le résumer, encore moins de le discuter. C'est là un chapitre de théologie mystique au sens rigoureux du mot. Les vérités

 

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beaucoup plus générales, beaucoup plus simples qui se trouvent exposées dans notre Métaphysique des Saints, le R. P. de la Taille ne songe aucunement à les développer : il les tient pour des axiomes, et il ne les rappelle qu'en passant, lorsque le progrès de son argumentation rend ce rappel nécessaire. D'où, pour moi, l'extrême intérêt de ces obiter dicta. C'est ainsi encore qu'une brève note de lui, résume et confirme splendidement notre distinction fondamentale - encore un axiome pour lui - entre les activités d'ascèse et les activités de prière. Le Révérend Père n'aime pas que l'on attribue aux contemplatifs une « perception directe » de Dieu. Expression « équivoque », pense-t-il avec raison puisque, en effet, elle semble dire que « la médiation d'un miroir créé » n'est pas nécessaire à la contemplation infuse. Mais, écrit-il, à ce propos,

 

BIEN ENTENDU, si par perception directe on se bornait à marquer une CONNAISSANCE EXEMPTE DE RAISONNEMENT ET DE DISCOURS, par exclusion de tout moyen terme syllogistique,... ALORS LA QUESTION NE SE POSERAIT MÊME PAS. IL EST ÉVIDENT, d'après le témoignage de tous les mystiques, que la contemplation n'est ni déduction ni illation.

 

Mais une perception directe, ainsi définie, n'a rien qui soit propre aux contemplatifs proprement dits. On la retrouve dans tous les actes proprement chrétiens du chrétien.

 

L'ACTE DE FOI LE PLUS ORDINAIRE LUI-MÊME ÉCHAPPE A CES CATÉGORIES (p. 3o6).

 

Autant dire que l'effort ascétique exigé par l'oraison discursive, s'il prépare normalement la prière des commençants, est néanmoins tout autre chose que cette prière.

Et voici qui nous conduirait à décrire l'activité propre de la prière plus profondément que nos maîtres n'ont eu souci de le faire. Du côté de Dieu, cette activité nous est incompréhensible;

 

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du côté de l'homme elle n'échappe pas tout à fait à l'analyse des philosophes : activité unissante, prise de contact, acquiescement, adhésion qui est tout ensemble et tout à la fois connaissance et amour : mais connaissance et amour sui generis. Pour la connaissance, le R. P. de la Taille vient d'en marquer le caractère spécifique : une « perception directe de Dieu » qui n'est aucunement réservée aux grands contemplatifs, et qui se retrouve déjà dans les plus humbles manifestations de l'activité religieuse, par exemple, dans l'acte de foi. Pour l'activité volontaire ou amoureuse, ajoutons aux textes innombrables que nous avons cités, celui-ci, qui n'est pas moins beau et que j'emprunte au regretté P. Rousselot : « Ce qui est étrange et proprement mystérieux, c'est que pour vouloir complètement, IL FAUT QU'UN AUTRE EN MOI VEUILLE; un autre, c'est-à-dire un Dieu... Ma volonté n'est vraiment mienne qu'EN CESSANT D'ÊTRE MIENNE », qu'en voulant cesser d'être mienne : et c'est là le « laisser-faire » de François de Sales et de Piny. « Et non pas simplement en ce sens que je doive vouloir un bien plus haut et plus large que moi » ; principe que l'ascéticisme accepte aussi bien que les mystiques ; « mais en ce sens qu'un autre doit me faire vouloir ; il ne faut pas seulement que le moi cesse d'être l'objet du vouloir; IL FAUT QUE JE ME RÉSIGNE A MON INCAPACITÉ D'EN ÊTRE LE SUFFISANT SUJET (cette résignation n'est pas autre chose que l'acquiescement salésien)... Il faut que je m'y complaise, que j'en exalte, que j'en triomphe de joie. ABNÉGATION LA. PLUS PROFONDE, amour le plus amoureux, car, au delà de la joie ravissante de se donner, il y à CELLE DE S'ABANDONNER PAR L'OPÉRATION DU DON MÊME » (1). Dans ce bel inédit, le P. Rousselot incline fort curieusement, et sous l'influence d'Augustin, vers un certain panhédonisme. De cette « joie ravissante », inconnue au « chantre sourd » de François de Sales, Piny ne parlerait pas, et pour cause, puisqu'elle est souvent refusée aux âmes les plus saintes. Mais,

 

(1) Mélanges Grandmaison, pp. 99-100.

 

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à cela près, on ne saurait mieux parler de cette activité mystérieuse, de ce vouloir profond, unissant, qui ne veut qu'en voulant cesser d'être nôtre. « Abnégation » plus « profonde », active, pratique, parfaite que n'importe quel exercice d'ascèse pure.

 

 

 

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