IIIe PARTIE
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TROISIÈME PARTIE

LA GRANDE SYNTHÈSE. - CHARDON ET PINY

 

S'il faut en croire l'éminent historien des Maîtres généraux des Frères Prêcheurs, le R. P. Mortier, les spirituels dominicains du XVIIe siècle français, différents en cela des salésiens, des bérulliens, des jésuites, n'auraient eu « rien à créer ». Leur « mystique familiale datait de plus loin et son origine ancienne lui donnait un caractère si profondément personnel, si prenant pour les âmes, qu'elle n'avait qu'à continuer son oeuvre » (1). Qu'appelle-t-il donc créer? Pense-t-il que, dans l'ordre spéculatif, une création première se continue autrement que par de nouvelles créations. Tauler, Suso n'auraient-ils donc fait que répéter saint Thomas; Chardon et Piny que répéter Tauler et Suso, condamnés les uns et les autres à ne tirer de leur trésor que « l'ancien »? Pour moi, au contraire, plus royaliste que le roi, je ne connais pas, dans toute la littérature religieuse du XVIIe siècle, deux génies plus créateurs que ces deux derniers. Dans le détail de l'analyse morale et dans les technicités de la mystique, plusieurs les égalent ou les dépassent. Mais justement leur singularité à tous deux, leur excellence est de ne pas s'arrêter au détail, si beau soit-il, d'aller droit au fond des choses, aux principes premiers de toute la spiritualité chrétienne, Chardon s'arrêtant de préférence au ressort divin, Piny au ressort humain de la prière ; le premier, à la présence de Dieu en nous, le second, à la fine pointe de la volonté, par où l'âme s'approprie cette présence. Le texte original du chef-d'oeuvre de Chardon - La Croix

 

(1) Histoire des Maîtres généraux de l’Ordre des Frères Prêcheurs, Paris, 1914, VII, p. 285.

 

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de Jésus où les plus belles vérités de la Théologie mystique et de la grâce sanctifiante sont établies - publié en 1647, et aujourd'hui rarissime, ne s'est offert à mon avidité qu'il y a peu de mois, lorsque je rassemblais les matériaux du présent volume. Comme je me félicite d'avoir ignoré longtemps, ou négligé - je ne sais plus - l' « édition nouvelle revue», qu'en a donnée, en 1895, le R. P. Bourgeois (1). Aurais-je eu le flair de soupçonner, sous l'élégance conventionnelle de ce texte remanié, la splendeur native du sublime chardonien? Il ne parait pas d'ailleurs que cette publication, destinée aux personnes dévotes, ait beaucoup ému les connaisseurs, je veux dire les théologiens et les philosophes. En 1913, lorsque j'achevais d'arrêter le plan, fatalement provisoire, de cette Histoire littéraire, confus de n'avoir rencontré jusque-là, dans mes fouilles, qu'un très petit nombre de spirituels dominicains, j'allai confier ma peine à l'archiviste général des Frères Prêcheurs, qui se trouvait alors au collège Angélique de Rome : « Nos mystiques français, me répondit-il, presque à brûle-pourpoint? Eh ! tous nos théologiens! - Sans doute, sans doute, mais n'oubliez pas, je vous prie, que je suis brouillé avec le latin. Et puis, ne pensez-vous pas que théologie et spiritualité, cela fait deux?» Il sourit mystérieusement et, venant au fait, il me livra quelques noms : Piny, Billecocq, Massoulié, qui m'étaient déjà familiers. Chardon aussi, peut-être, mais assurément sans le moindre signe de ferveur, sans rien qui fût de nature à me faire venir, comme on dit, l'eau à la bouche ou le rouge au front. A sa place, j'aurais pris feu : « Comment vous

 

(1) La modernité de cette édition éclate, dès le titre, d'ailleurs très heureux: La Croix de Jésus, ou les divines affinités de la grâce et de la croix. A merveille, mais cela, c'est dans la préface qu'il fallait le dire. J'ai essayé de comparer les deux textes, et j'avoue ne pas comprendre la nécessité de la plupart des corrections. « Débonnaire », par exemple, est-il donc si peu intelligible, ou si laid, qu'il faille le remplacer par « bon » ? Ainsi, plus ou moins, presque à chaque phrase. Comment le Révérend père n'a-t-il pas compris que ces mille retouches de grammaire ou de style, ne rendraient pas accessible au premier venu la haute métaphysique du livre? C'est par l'intermédiaire des doctes, directeurs ou prédicateurs, que de telles oeuvres doivent être proposées aux simples fidèles.

 

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vous mêlez de raconter l'histoire spirituelle du XVIIe siècle, et vous ignorez Chardon ! - Non, rien de semblable, et pour la simple raison qu'il l'ignorait comme moi ; il avait bien dans ses fiches les deux petits volumes de la « nouvelle édition revue », mais comme un lettré a dans les siennes le nom d'Empis ou de Campenon. J'avais recueilli, en furetant parmi les nobles colonnes de Quétif, une douzaine de noms ; vieux livres dominicains de 16oo à 167o, dont les titres m'avaient paru prometteurs, et qu'il m'avait été impossible de trouver dans les bibliothèques de France. Rome abonde en livres dévots de l'ancien temps. Ces égarés, aurais-je la joie de les rencontrer au collège Angélique ou à la splendide Casanatensienne? L'aimable archiviste voulut bien se mettre de son côté en campagne, mais sans plus de succès que moi, tant qu'enfin je dus quitter Rome, aussi pauvre en Frères Prêcheurs que j'y étais venu, riche seulement d'un beau portrait du fameux général de l'Ordre, le P. Antonin Bremond, Provençal, de qui, sans rien affirmer, j'avais laissé croire à l'archiviste que j'étais l'arrière-neveu.

A quelque temps de là, le R. P. Mortier ayant publié le tome VII de son Histoire des Maîtres généraux de l’Ordre des Frères Prêcheurs, une nouvelle espérance vint me sourire, mais pour s'évanouir aussi vite. Il y a bien, en effet, dans ce volume, tout un chapitre sur la mystique dominicaine, ou, comme dit l'auteur, sur « l'ascétisme dominicain» du XVIIe siècle, mais bien décevant. Six noms en tout et pour tout, et il n'est parlé un peu longuement que de nies trois vieilles connaissances, Massoulié, Piny, Billecocq. Certes je ne pouvais m'attendre à trouver ma besogne toute préparée, dans un ouvrage qui embrasse l'histoire entière de l'Ordre depuis saint Dominique jusqu'à 19o4. Mais enfin j'étais déçu. Chose qui ne me frappait pas alors, mais qui aujourd'hui nie paraît invraisemblable, cet historien, vivant, chaleureux, spirituel au sens le moins pacifique de ce mot, et presque toujours passionné - ce qui, sous ma plume n'est pas un reproche - devient quasi de glace à la

 

 

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rencontre du P. Chardon. Quelques lignes indifférentes, et comme par manière d'acquit. Hier, l'archiviste général, maintenant l'historien de l'Ordre, les dominicains auraient-ils fait voeu de tenir sous le boisseau une telle gloire (1)? Et puis, quel renversement des valeurs, et, si j'ose dire, quelle injustice ! Six longues pages au P. Massoulié, trois au P. Piny, un court paragraphe au P. Chardon !

J'admire le P. Massoulié, mais enfin, de ce vulgarisateur éminent au P. Chardon, la distance est pour le moins aussi longue que de Bourdaloue à Bossuet. Piny est tout à fait grand, mais difficultueux, rustique, diffus. Ni les cornes de Moïse, ni le charbon ardent, ni l'incessu patuit. Chardon, au contraire ; vous pouvez l'ouvrir au hasard des pages, s'il ne vous fascine pas du coup, c'est que vous êtes brouillé de naissance avec les deux augustes jumelles, la Métaphysique et la Poésie.

Je le répète, le R. P. Mortier n'aurait jamais achevé son oeuvre grandiose - et, pour nous tous, quel dommage! - s'il ne s'était pas solidement cuirassé contre la tentation de lire Chardon, Piny et les autres. Mais alors, par quel miracle de divination, arrive-t-il à reconstituer une école dominicaine du XVIIe siècle, et à. opposer le bloc de ces différents maîtres aux autres écoles spirituelles de ce temps-là? Suffit-il à cette fin qu'ils aient tous robe blanche et manteau noir? Non, j'imagine, puisque à les regarder passer dans la rue, le P. Surin ne se distingue pas de tel autre jésuite, qui fronce les sourcils au seul nom de mystique. S'il arrive qu'on se querelle à la Maison professe, pourquoi s'embrasserait-on nécessairement, du matin au soir, dans le «Grand Couvent» de la rue Saint-Jacques? Mais non, répondrait le P. Mortier,

 

(1) Le P. Mortier nomme Lequieu, Chesnois, Chardon, Massoulié, Piny, Billecocq. Aux deux premiers, il ne semble pas attacher beaucoup d'importance. Pour moi, sur la foi de quelques titres, et de ce que nous apprend, d'ailleurs, l'histoire de la réforme dominicaine, je crois qu il y aurait à chercher de ce côté-là. Si je ne l'ai fait, c'est que je n'ai pu me procurer encore les textes originaux. Je ne sais pourquoi le P. Mortier ne mentionne même pas un spirituel de cette époque, pour qui j'ai beaucoup d'amitié, quoique de second rang, le P. Rousseau.

 

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cette école unique, ce bloc, c'est l'unanimité doctrinale de tous ces maîtres qui le forme, leur oeuvre spirituelle à tous reposant « sur les principes solidement établis de la doctrine thomiste » (1). Notre ascétisme, en effet, « est avant tout doctrinal (2). Il procède de la doctrine thomiste » (3). Chardon comme Piny, Massoulié comme Billecocq, ils veulent unanimement que « toute science mystique ait pour fondement la doctrine de saint Thomas » (4).

On reconnaît la réponse qui déjà m'avait suffoqué dans la cellule du Père archiviste. J'étais venu demander des mystiques ; on m'offrait des théologiens. Au lieu de m'ouvrir le jardin céleste, dont les échos sans nombre redisent tous un seul et même cantique, on me renvoyait à ces classes accablantes, qui avaient tant exaspéré ma peu subtile jeunesse. Sahara, dont les sables ardents me brûlaient encore la gorge . Prémotion physique ou science moyenne, Barrès ou Molina, au lieu de ce Chardon que je pressentais, que j'appelais avant de le connaître, mystique pur de qui j'étais sûr d'avance qu'il ne se battrait pas avec mes amis de l'école Lallemant ! N'avais-je donc fait qu'un beau rêve, quand je me proposais de raconter, dans mes gros volumes, l'histoire même de la communion des saints ici-bas (5) ?

 

(1) Histoire, VII, p. 263.

(2) Cette formule parait plus vive que limpide. Le moyen, en effet, d'imaginer un ascétisme - c'est-à-dire une doctrine spirituelle - qui ne soit pas doctrinal, qui ne suppose ou ne traduise une philosophie quelconque, ne serait-ce que la philosophie de l'Évangile ou de Cassien, ou de Grégoire, ou de François de Sales. Ah ! si « doctrinal », ici, voulait dire « spéculatif », si l'on se bornait à nous proposer comme un des traits distinctifs des spirituels dominicains une tendance plus immédiatement philosophique, plus de goût pour la contemplation des principes premiers que pour l'observation des cas individuels, rien de mieux. C'est par là qu'un Chardon m'enchante d'abord, comme, de leur côté, nombre de jésuites, meilleurs cliniciens que philosophes, nous enchantent d'abord par la pénétration de leurs analyses morales. On amorcerait ainsi entre les deux Ordres un parallèle intéressant.

(3) Histoire, VII, p. 234.

(4) Histoire, VII, p. 263.

(5) Sur la pensée que je prête au P. Mortier aucun doute n'est possible. Lisez plutôt les dernières lignes de ce chapitre : « Ce rapide coup d'oeil sur l'activité spirituelle des Frères Prêcheurs à cette époque... suffit à établir que la mystique dominicaine resta traditionnelle, et continua, malgré les clameurs des adversaires du thomisme, à être étroitement liée à cette doctrine. Cette union fait, du reste, sou originalité et sa force. » Ib., p. 268. Jamais de « clameurs » que je sache, contre la doctrine de saint Thomas sur la grâce sanctifiante, Ies dons, etc..., etc..., doctrine qui me paraît être le vrai fondement de la mystique dominicaine.

 

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Par bonheur, il n'y a là, me semble-t-il, qu'une confusion, et facile à dissiper. Quelle est, en effet, dans la pensée du R. P. Mortier, cette « doctrine de saint Thomas », sur quoi se fonderait « toute science mystique »? C'est bonnement le thomisme, au sens restreint de ce mot, à savoir, comme on ne nous le laisse pas deviner, « la doctrine de la prémotion physique, tant dans l'ordre naturel que dans l'ordre surnaturel » (1). Or, s'il est bien certain que les trois grands spirituels dominicains du XVII° siècle, Chardon, Piny, Massoulié, professent le thomisme ainsi défini, on ne voit pas du tout qu'ils fassent de cette théologie particulière la pierre de voûte de leur enseignement mystique. Le plus entêté des molinistes peut s'approprier presque sans remords, -j'entends sans remords intellectuel - comme firent jadis les Hébreux les dépouilles de l'Égypte, s'approprier, dis-je, non pas certes les deux in-folio de Massoulié « A la louange de la grâce de Dieu », mais son Traité de la véritable oraison, ses Méditations, son Traité de l'amour de Dieu. Cela est encore plus vrai, s'il est possible, du P. Chardon.

Comment, tout un gros livre dominicain, de plus de six cents pages, sur les mystères de la vie intérieure, et pas une ligne contre les molinistes ! - Eh! répond le P. Chardon, si je laisse de côté nos chères disputes, c'est tout bonnement qu'elles ne touchent que de fort loin à l'unique sujet qui m'occupe, la métaphysique de la prière. Que je remonte dans ma chaire de dogme, et la science moyenne passera de rudes moments. Ici, que viendrait-elle faire, sinon tout confondre, sinon diviser ce que la nature même des choses a uni, la doctrine mystique de saint Thomas et celle de saint François de Sales ? - Neutralité chimérique, répond le P. Mortier. Vous oubliez, en effet, que, « dans la doctrine

 

(1) Histoire, p. 261.

 

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thomiste, c'est le culte de la grâce de Dieu qui domine tout ; c'est la grâce de Dieu qui est le plus glorifiée »(1). - Moi, Chardon, oublier la grâce! Mes six cents pages ne parlent que d'elle. Quand je disais que vous brouillez tout! Faut-il donc que je vous rappelle que ce mot « grâce » a deux sens, qu'il désigne deux réalités assez différentes ; d'un côté, le concours divin qui, d'une manière ou d'une autre, préside à la mise en marche de tous nos actes, et qu'on appelle en certains pays « prémotion physique » ; de l'autre, l'habitation de Dieu au plus intime de l'âme? D'un côté, la grâce actuelle, qui malheureusement nous divise, les molinistes et nous ; de l'autre, la grâce habituelle qui, bienheureusement, nous réconcilie. Entre les diverses théologies de la grâce actuelle, un théoricien de la mystique n'a pas à choisir. Le sujet même de ses recherches l'emprisonne, pour ainsi parler, dans la grâce habituelle, et c'est là, du reste, ce qu'affirme en deux mots le titre même de mon livre : La Croix de Jésus où les plus belles vérités de la Théologie mystique et de la grâce sanctifiante sont établies (2) ».

 

(1) Histoire, p. 261.

(2) Ai-je besoin d'ajouter qu'on n'entend pas insinuer par là qu'un mystique puisse se passer de la grâce actuelle, n'ait pas à la demander. Il s'agit ici uniquement de poursuivre une analyse métaphysique, de dégager les éléments essentiels de la prière. Pour que s'entretienne en nous la vie de la grâce - j'entends, après l'âge de raison-il est bien évident que des actes particuliers doivent intervenir; non moins évident qu'à chacun de ces actes le concours divin est nécessaire. Je dis simplement que ces activités préalables, objet formel de la théologie de la grâce actuelle, ne sont pas l'objet formel de la théologie mystique, celle-ci dardant sa curiosité sur l'union que toute prière noue, renouvelle, resserre entre Dieu et nous - et sur les modalités diverses de cette union. D'où il suit que la philosophie de la prière n'a pas à prendre parti, au moins directement, dans la controverse de Auxiliis. Il n'est pas question non plus de refuser à une théologie, quelle qu'elle soit, de la grâce actuelle, un caractère proprement religieux ; ou de les ranger toutes parmi les sciences de pure curiosité. Que, de lui-même, le système de la prénotion physique donne une couleur, un accent particulier à la vie religieuse de ceux qui le professent, cela encore me paraît évident. Cf. à ce sujet un beau chapitre du P. Clérissac : Les doctrines dominicaines de la grâce dans leur application pratique. (L'esprit de saint Dominique, Saint-Maximin, 1924, pp. 149-167.) Mais de ces particularités, si intéressantes qu'elles soient pour l'historien, le directeur, ou l'amateur d'âmes, la philosophie de la prière se désintéresse, puisqu'elles ne changent rien à l'essence même du fait religieux. Il est d'ailleurs remarquable que, dans les pages que je viens de rappeler, le P. Clérissac renvoie à la fin du chapitre, ce qu'il appelle un « troisième aspect » de la doctrine de la grâce, à savoir la théologie de la grâce actuelle.

 

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Avec cela, est-il vrai qu'à les considérer du seul point de vue qui intéresse l'histoire des écoles spirituelles, tous les thomistes du XVII° siècle se ressemblent comme des frères? Non, pas plus que les thomistes du siècle précédent - parmi lesquels un Melchior Cano, adversaire très décidé du mystique Louis de Grenade; pas plus que ne se ressemblent tous les spirituels molinistes : Bourdaloue, par exemple, et Guilloré. Entre celui-ci et celui-là, un fossé, plus ou moins large, que la science moyenne, qu'ils admettent l'un et l'autre, ne suffit pas à combler. Si vite oublié, le P. Chardon, qui publie son chef-d'oeuvre en 1647, a-t-il été approuvé sans réserves par l'ensemble de ses frères? Son livre, très impersonnel, nous renseigne mal sur ce point. Voici néanmoins de lui une page saisissante, qui entr'ouvre la porte des conjectures. Tout conspire, aujourd'hui, écrit-il, à « l'entière désolation » du mystique.

 

Cette tragédie ne finira point que les hommes les plus savants, les plus religieux et les plus dévots.... ne fassent de grands mépris de sa condition désastreuse. Elle passe pour fable dedans les meilleurs compagnies,

 

et même, peut-être, au grand couvent de la rue Saint-Jacques;

 

les Assemblées plus discrètes font des censures pleines de sévérité de son état. Les écoles de doctrine ne voient rien de semblable d'abord parmi leur théologie, où ils veulent, avec trop de raison,

 

c'est-à-dire, je crois, avec une pointe de rationalisme, antimystique,

 

que l'on prenne la règle des opérations mystiques et des passions anagogiques.

 

Il est difficile de croire que cette critique ne vise que les molinistes.

 

Les juges de conscience, et les arbitres de la religion trouvent assez de présomptions pour la citer (cette personne soupçonnée de mysticisme) devant leurs tribunaux, pour ordonner des

 

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informations, des enquêtes et des examens de sa vie. On la contraint de prêter interrogatoire sur des faits qu'elle n'entend pas. Les prélats n'en veulent pas ouïr parler ; les plus spirituels la quittent; on lui change ses directeurs, on lui ôte sou confesseur... ; on lui donne des mouchards, qui observent exactement tous ses mouvements, et quelquefois on la jette dedans des prisons obscures.

 

Quel que soit le nom des personnages qu'il évoque, c'est là un document capital pour l'histoire de la mystique. 1647, on n'a donc pas attendu la fin du siècle, pour donner la chasse au « petit troupeau » ; on n'a pas attendu davantage l'apologiste de Fénelon, pour s'indigner des iniquités que boivent comme de l'eau les ennemis des mystiques.

 

Alors, la calomnie, suivie de ses assistantes pernicieuses, se sert de l'occasion présente. Car, rencontrant des esprits disposés à ses impostures, elle glisse quantité de faux bruits, dans lesquels la conscience des plus dévots se trouve surprise. On la fait passer pour personne adonnée aux excès de boire et de manger, ou abandonnée aux insolences des lubricités et des voluptés charnelles. Les visites du Ciel sont prises pour des conversations suspectes et scandaleuses, et sa familiarité avec les saints, pour un commerce avec l'enfer. Tout ce que l'esprit humain ne peut comprendre est censuré de sorcellerie et de magie (1).

L'on croit que ses austérités extérieures sont autant de prétextes propres à couvrir les actions débordées qu'elle fait en secret : ses jeûnes et ses mortifications, des subtilités adrettes pour prévenir dedans l'esprit des hommes, le soupçon de ses ordures en cachette. Ceux-là paraissent d'être les plus modérés, qui se contentent d'en faire des risées, et les plus sages se contenteront d'attribuer à une mélancolie plus que noire, la cause de tous les accidents qui la tourmentent, et en un mot que tout son jeu n'est que folie.

De manière qu'étant harassée et lassée de tous côtés, elle ne sait bonnement si elle a perdu le jugement, ou si elle est encore raisonnable. Vous diriez qu'elle est comme cet oiseau qui n'a de lieu ni d'élément auquel il puisse appartenir, ni où il ait moyen de prendre du repos. S'il se jette dedans la mer, les poissons le persécutent.... ; s'il gagne la terre, tous les animaux le veulent

 

(1) Peut-être fait-il ici allusion à la recrudescence d'anti-mysticisme que déchaîna l'aventure des Illuminés - vrais ou prétendus - de Picardie en 1634.

 

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étrangler; si, pour éviter leur rage, il prend l'essor, il n'y a point d'oiseau qui le veuille souffrir. Ainsi banni de tous les lieux et de toutes les compagnies, il est la butte de la fureur de toutes les créatures. N'est-ce pas ici le tableau naïf et au naturel de l'extrémité où est réduite cette pauvre et triste désolée ? (1)

 

J'ai prolongé la citation plus qu'il ne convenait à mon présent propos. I1 va de soi, en effet, que, si tel ou tel des dominicains de ce temps-là put se reconnaître dans ce tableau, ç'aura été uniquement parmi ces personnes « modérées » et « sages », qui, sans torturer les mystiques, se contentent de les croire fous. Mais l'occasion était belle de prendre un premier contact avec le P. Chardon. Son intelligence, qui bientôt va nous ravir, est si ferme qu'on serait tenté d'y voir sa qualité maîtresse. Non, pourtant, semble-t-il. C'est peut-être plus encore un très bon coeur, infiniment tendre et pitoyable. Sa métaphysique est, si j'ose dire, toute faite de compassion. En quoi du reste, il ressemble au P. Piny, mais avec une je ne sais quelle vibration, où la chair et le sang résonnent davantage. Je n'ose dire qu'il est plus humain, mais il l'est avec plus de poésie. Quoi qu'il en soit, cette seule page nous le montre assez isolé de la foule, même savante, même pieuse. Au moins par le désir, il est du petit troupeau.

Pour le P. Piny, de beaucoup postérieur, j'incline à croire - on verra plus loin à quelles enseignes - que, très soutenu par quelques-uns de ses frères, il s'est heurté à la résistance invincible de plusieurs autres. Billecocq, plus timide, et d'ailleurs moins considérable, est encore avec Chardon et Piny, je veux dire, fidèle à la vraie tradition dominicaine, celle des Tauler et des Suso. Mais que cette tradition semble fléchir quelque peu, dans l'oeuvre de Massoulié, pour moi cela ne fait aucun doute. Directe ou indirecte, l'influence de Nicole a passé par là, l'esprit du XVII° siècle vieillissant, et de plus en plus réfractaire aux choses de la mystique. Non

 

(1) La Croix de Jésus, pp. 398-399.

 

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que je classe parmi les anti-mystiques un théologien aussi éminent, aussi maître de sa plume. Bien plutôt, parmi les mystiques honteux, craintifs, minimistes, ceux pour qui la

contemplation est quelque chose de plus ou moins extraordinaire, de presque toujours un peu inquiétant. Nicole le gêne, et d'autres puissances. Il parlemente, il marchande, il biaise. On peut le tirer dans les deux sens. Il flaire du quiétisme partout. Il en aurait déniché, sans beaucoup de peine, sinon chez le P. Chardon, à tout le moins chez le P. Piny.

Nous le retrouverons plus tard. Pour l'instant, absorbés que nous allons être par Chardon et par Piny, Massoulié serait de trop. Nous ne savons rien de l'histoire du P. Chardon, presque rien de sa vie intérieure. A en juger par l'accent de ses oeuvres, il n'aura d'abord connu la haute contemplation que par l'expérience d'autrui. Les livres l'auront formé, notamment le pseudo-Denis, qu'il a étudié à fond, et Tauler, qu'il a traduit. Les livres et le confessionnal. C'est par là surtout, si je ne me trompe, qu'il se distinguerait du P. Piny. Celui-ci est allé de la pratique à la spéculation, coepit facere, de la mystique vécue à une mystique doctrinale. Piny ne doit pas à Tauler, qu'il tient lui aussi pour son maître, la révélation d'un inonde inconnu ; simplement, des clartés nouvelles, qui l'auront expliqué lui-même à lui-même. Chardon commence par la spéculation, que, d'ailleurs, il entend bien tourner à aimer.

 

Je cherche, dans mes entretiens, dit-il, la connaissance de Dieu et des choses de son ordre. C'est pour les aimer et pour m'efforcer, en les aimant, de m'unir et de me transformer en elles. Les raisonnements que j'emploie, les questions que je traite, les difficultés où je donne de la lumière, les vérités que j'établis..., ne sont que pour exciter les désirs, perfectionner l'oraison, embraser le coeur, mortifier les sens et l'esprit, et pour provoquer aux sacrées pratiques des actes de religion.

 

Philosophe d'abord, bien que savoir et comprendre ne soient pas sa fin dernière ; plus saintement curieux de sainteté

 

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que déjà saint au sens héroïque du mot. Il nous frappe par l'excellence de ses dons naturels. Une splendide intelligence, une âme parfaitement équilibrée, saine et sereine, une noblesse heureuse de pensées et de sentiments ; riche nature épanouie, que rien ne menace de rétrécir, qui se meut dans la lumière. Bref, un humaniste dévot de grande allure, un autre Yves de Paris. Piny, au contraire : philosophe certes, ruais sans allégresse. La science, loin de le combler, ajouterait plutôt aux scrupules, aux angoisses qui semblent l'avoir torturé depuis sa jeunesse. De là vient, pour qui sait lire, le pathétique douloureux de tous ses livres. Quand, pour nous aider à réaliser la détresse des grands éprouvés, il écrit : « Je connais une âme... », c'est de lui-même souvent qu'il parle. D'où une tendance presque maussade à l'idée fixe ; d'où ce je ne sais quoi d'étroit, et cette pointe d'exagération qu'on ne peut s'empêcher de noter chez lui, mais qu'on a honte de critiquer. Il vit dans un tunnel, le regard tendu vers l'ultime clarté, à peine perceptible, qui promet la délivrance. Sublime autant que Chardon, mais uniquement dans l'ordre de la charité, et de la plus nue.

Si différents, si originaux, la merveille est qu'ils aient creusé exactement le même sillon, alors, du reste, que rien ne prouve que Piny se soit inspiré de Chardon. Tout se ramène, pour l'un et pour l'autre, à expliquer un même phénomène, les épreuves de la vie intérieure. Un centre unique de perspective : le jardin des Oliviers, le Calvaire plus près, et médité sans cesse avec une vivacité singulière, le mystère de l'agonie et de la suprême déréliction, qui se renouvelle chaque jour dans le monde spirituel; le drame de tant de cellules quotidiennement désolées, le paradoxe de la prière impossible. Une seule fin : consoler ces âmes ; et pour cela, une seule méthode dégager du fait de la croix la bienheureuse philosophie qu'il recèle. De la part du P. Piny, une telle préoccupation est toute naturelle : victime lui-même de la dure loi, il voudrait en distraire sa pensée qu'il ne le pourrait pas. Pour le

 

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robuste et heureux Chardon, la pitié, mêlée de stupeur, que lui inspirent les peines d'autrui, est si profonde, si tendre, qu'elle équivaut à une expérience personnelle. Quoi qu'il en soit, voici comme ils raisonnent l'un et l'autre :

C'est un fait constant que, pendant des heures, des journées, parfois des années entières, certaines âmes, persuadées que Dieu se refuse à leur appel, ne peuvent plus que s'approprier, et avec une conviction navrante, la plainte du Christ mourant : Deus, Deus meus, quare me dereliquisti? D'un autre côté, comment ne pas voir que ce fait, si réel qu'il paraisse, contrarie les principes, les plus évidents, n'étant pas concevable, a priori, que Dieu abandonne une âme qui ne veut que lui. D'où il suit que cette cruelle certitude ne saurait traduire la vérité entière de ces âmes. Il n'y a là manifestement qu'une apparence, qu'un mirage d'abandon. Et comme, néanmoins, tout ce qu'elles éprouvent leur impose cette plainte; comme, tendues vers le ciel, leur intelligence et leur sensibilité n'étreignent manifestement que le vide, n'entendent que le silence, il faut, de toute nécessité, admettre que l'union véritable et vraiment sanctifiante entre Dieu et nous, échappe à la prise de nos facultés conscientes, ou, en d'autres termes, que, pour aimer Dieu, pas n'est besoin de sentir qu'on l'aime. D'où enfin la nécessité d'admettre la psychologie des mystiques : la distinction entre nos activités de surface et ces activités plus profondes, grâce auxquelles nous pouvons rester les amis de Dieu, nous pouvons prier vraiment et même, en quelque manière, toujours, au plus noir des ténèbres intérieures. C'est ainsi que, partant du fait des épreuves, Chardon et Piny descendent logiquement, métaphysiquement, jusqu'au dogme fondamental de la théologie mystique, et par là, plus profondément encore, jusqu'à la réalité essentielle de toute prière. Non contents, en effet, de reconstruire ainsi la mystique, le progrès même de leurs déductions veut qu'ils la dépassent, qu'ils la transcendent, si l'on peut ainsi parler. Retenus d'abord et comme interdits par le spectacle des grandes

 

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épreuves, c'est bientôt la souffrance quotidienne d'âmes moins sublimes, c'est toute prière difficile et douloureuse qui leur parait comme un scandale ; la moindre distraction involontaire, une absurdité métaphysique, si l'on tient que ne serait-ce que pendant un quart d'heure, elle nous sépare vraiment de Dieu, nous rendant incapable de prier.

Ils ont, avec la plupart des maîtres qui nous ont dicté le présent volume, cette singularité de ne pas s'hypnotiser, pour ainsi dire, sur la haute expérience mystique, ou, pour parler moins brutalement, de ne pas s'attarder aux phénomènes plus éclatants, qui distinguent cette expérience de l'expérience religieuse commune. Fidèles en cela, me semble-t-il, à la tradition, non pas seulement de leur Ordre, mais de tous les vieux Ordres, de tout le passé...

Venant à parler de la Theologia Mystica du P. Valgornera, ce travail, dit le P. Mortier, « est une date à retenir (1662) ; car il fait époque pour la mystique dominicaine. Ce genre didactique sur cette question, a eu peu d'imitateurs clans l'Ordre, où l'on a pratiqué le plus souvent la mystique, sans trop en rechercher ou en écrire les principes constitutifs (1) ». L'explication paraît courte. Pour avoir reçu avec ferveur les sacrements de l'Eglise, les dominicains ont-ils jugé inutile d'approfondir la théologie des sacrements? Avec cela, le P. Mortier estime-t-il que saint Thomas ait négligé d'établir les « principes constitutifs » de la mystique? Massoulié n'était pas de cet avis. Pour moi, l'innovation de Valgornera serait plutôt d'avoir isolé, à l'exemple des modernes, ce que les phénomènes de la vie intérieure présentent de plus extraordinaire, d'avoir dressé une sorte de muraille de la Chine entre l'extase et la prière de tout le monde, bref d'avoir fait de la mystique une science séparée, ce à quoi saint Bernard ni saint Thomas n'avaient jamais pensé, bien que favorisés l'un et l'autre des grâces les plus hautes. Ils n'auraient trouvé de curieux dans la Theologia Mystica de

 

(1) Histoire, p. 257.

 

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Valgornera que cette différence d'accent. Cet ouvrage n'aurait rien appris au P. Chardon, qui aurait pu l'écrire tout aussi bien, mieux peut-être, et qui, de propos délibéré, n'a pas voulu l'écrire.

 

Je ne m'attache pas trop, dit-il, aux ordres ni aux termes des mystiques, quoique j'en déclare les principales vérités. Si j'ai moins de secret qu'eux, ce n'est pas pour en profaner les maximes, c'est pour leur gagner plus d'amour.

 

Paroles vraiment mémorables, et qui auraient expliqué au P. Mortier le peu de goût dont témoignent les anciens docteurs dominicains pour les technicités de la mystique. C'est comme un défi discret donné à cette spécialisation de plus en plus subtile, que les progrès de la vie intérieure avaient sans doute rendue nécessaire, mais qui devait conduire à de fâcheux excès, comme nous le montrerons dans l'un des prochains volumes. C'est ainsi du moins que je comprends ces précieuses lignes. Laissant de côté, non pas seulement le vocabulaire épineux, mais les « ordres » des mystiques, c'est-à-dire les divers degrés qu'ils assignent à la contemplation, ou, en un mot, leurs technicités, ces obscures descriptions où ne peuvent se reconnaître que des âmes exceptionnelles, Chardon enseignera les « principales vérités », à savoir la doctrine de la grâce sanctifiante ; doctrine fondamentale, clef métaphysique de toute prière imaginable ; doctrine, qui n'a rien d'ésotérique, et que l'on peut exposer parfaitement, au moins dans ses grandes lignes, sans toucher aux derniers « secrets » des contemplatifs. Ce faisant, son intention n'est pas de « profaner » ces maximes, c'est-à-dire, si je comprends bien, de présenter sous une forme accessible à tous, de vulgariser, le plus secret de ces secrets, mais uniquement de rendre familière et aimable à tous le dogme essentiel de la vie divine en nous, sur lequel dogme se fondent également, et la contemplation la plus mystérieuse, et la prière la plus simple. Nous verrons, du reste, plus loin que, sur ce point capital, Piny pense exactement

 

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comme Chardon. Ses humbles petits livres n'ont rien que le premier chrétien venu ne puisse entendre et s'approprier. Tous mystiques néanmoins - je voudrais risquer : supra mystiques - ils nous aident à saisir, et à vivre les « principales vérités », la doctrine fondamentale, la théologie de la prière. Une seule différence, de ce chef, entre Chardon et Piny, mais très intéressante, et que nous avons déjà touchée. Ils se partagent, pour ainsi parler, la grâce sanctifiante, Chardon l'étudiant surtout du côté de Dieu, Piny, du côté de l'homme. Elle est un don, elle est l'activité divine au fonds de nous-même ; mais ce don, il nous faut l'accepter, le faire nôtre, l'exploiter ; mais à cette activité, il faut que la nôtre s'ouvre, se prête, s'adapte, collabore. Soit deux aspects : d'une part, la métaphysique de la grâce, et c'est tout notre Chardon ; d'autre part, la psychologie de la grâce, ou plutôt la psychologie que nous révèle le dogme de la grâce, et c'est tout notre Piny. En voilà assez, je crois, pour justifier l'importance que j'attache à ces deux maîtres oubliés (1), et l'effort d'attention qu'ils vont exiger de nous. A eux deux, ils ont construit, solide et splendide, lumineuse et pratique, la vraie philosophie de la prière chrétienne.

 

(1) Bien qu'il n'ait lu, je crois, que l'édition « revue », le B. P. Garrigou-Lagrange e su reconnaître l'excellence de Chardon, « un vrai mystique, dit-il, peu connu en dehors de l'Ordre de Saint-Dominique », et « d'une pénétration parfois comparable à celle de saint Jean de la Croix. » Voilà comme il faut parler de Chardon! Cf. Vie spirituelle, novembre 1923, p. 23.

 

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