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[APPENDICE]

CHAPITRE PREMIER : LA CROIX DE JÉSUS

 

§ 1. « La présence de Dieu naturelle en toutes choses par Immensité. »

§ 2. « L'inclination à la Croix - pondus - produite par la grâce en l'âme de Jésus-Christ. » - Le poids de la gloire et le poids de la souffrance. - L'excès de confusion préféré à l'excès de gloire. - Chardon styliste. « Huile pour la gloire..., Huile pour la Croix. »

3. L'état de grâce et l'inclination à la Croix. - Pour que le corps mystique ne paraisse point quelque chose de « monstrueux » il faut que « la grâce fasse » chez tous « la même pente » vers la Croix.

§ 4. Présence active des trois Personnes divines dans l'âme du juste. - Les deux « Processions » et la « boucle » de l'amour.

§ 5. Le « poids » crucifiant des « Missions divines ». - Critique des consolations. - Désolation et Pur amour.

§ 6. La catharsis « déiformante » . - Vers la contemplation pure. - Mort progressive des activités de surface.

7. L'ancien Testament et la mystique de la Croix. - Elie et Jacob.

 

§ 1. – De la Présence de Dieu naturelle en toutes choses par Immensité

 

La Croix de Jésus n'est en somme qu'un traité de la présence de Dieu dans nos âmes. Quoi de moins imprévu, dira-t-on, et quoi de proprement mystique? N'est-ce pas là un des thèmes habituels de la littérature ascétique ? Pour n'en rappeler qu'un seul exemple, mais assez fameux, dans son grand ouvrage de Perfectione vitæ spiritualis, un des chefs-d'oeuvre de cette littérature, le jésuite Le Gaudier ne fait-il pas une large place à l'exercice de la présence de Dieu, le huitième des « instruments de perfection » qu'il nous présente? De octavo perfectionis instrumento, quod est exercitium praesentiæ Dei. Oui, mais quelle différence entre ce traité et la Croix de Jésus ! différence que déjà ces mots,

 

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exercice, instrument, font toucher du doigt. Le Gaudier se cantonne sur le terrain propre de l'ascèse. Ce n'est certes pas là un terrain dangereux, ni méprisable, mais c'en est un, où la métaphysique se trouve réduite à la portion congrue, et plus encore la mystique. Non que cet insigne spirituel, philosophe lui aussi, évite constamment l'occasion que ce traité lui offrait de remonter aux derniers principes. D'ici de là, vous trouverez chez lui des éclairs dignes de Chardon.

 

Nec enim, dit-il par exemple, modo quodam mortuo Deus et creatura sibi mutuam praesentiam exhibent, sed cum ingenti in se invicem pondere inclinationis, ut unus alterum se loto complectatur.

 

Présence agissante, présence comblante, dit-il encore magnifiquement; Dieu

 

per suas operationes, seipsum suasque omnes perfectiones iisdem immergens, communicans, et veluti mancipans et sic eas perficiens (2).

 

Chardon ne dirait pas mieux; mais Le Gaudier semble avoir hâte de quitter ces profondeurs - et pourtant c'est la vie même - pour remonter jusqu'à l'officine laborieuse où se forgent les instruments de perfection; il court, il court à la pratique immédiate, actuelle : aux actes, précis, distincts, généreux, crépitants, en un mot à l'exercice. Ce faisant, je ne dis pas du tout qu'il s'égare, mais simplement qu'il laisse de côté le problème où Chardon s'absorbera tout entier, à savoir la présence de Dieu en nous, considérée comme le dogme fondamental de la vie spirituelle.

 

(1) « Il ne faut pas se représenter cette présence mutuelle comme la juxtaposition inerte de deux choses mortes. C'est au contraire le poids souverain d'une inclination réciproque, c'est le désir de l'étreinte la plus complète, qui entraîne l'un vers l'autre Dieu et la créature. » De perfectione, Paris, 1837, II, p. 331.

(2) «Par cette présence, Dieu nous envahit, nous submerge (comme une marée que n'arrêterait aucune barrière), il fait passer en nous, il met, en quelque manière, à notre service, tout son être, toutes ses perfections, et par là nous rend parfaits. » ib., p. 331.

 

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Autre différence, et qui achève de définir la Croix de Jésus. Quand ils s'occupent de ce mystère, nombre d'écrivains spirituels s'en tiennent au fait même de la présence ; quelques-uns, plus rares, insistent sur le caractère actif de cette présence. Chardon va beaucoup plus loin : il veut déterminer le mode habituel et la fin suprême de cette présence agissante. Puisqu'elle travaille constamment les âmes, qu'y opère-t-elle ? Il répond - et c'est tout son livre - que Dieu en nous travaille à nous dépouiller de plus en plus de nous-mêmes, présent, agissant, crucifiant, et nous revoici en

pleine mystique. « Pondere inclinationis ut unus alterum se toto complectatur », disait Le Gaudier. Formule assez vague et qui risque d'évoquer d'abord les délices de l'étreinte. « Inclination », reprend Chardon, mais d'abord «à la Croix » ; poids, mais « inclinant à la croix ». A toutes les étapes du progrès mystique, « c'est à la croix que l'âme est amoureusement forcée par le propre poids que lui donne la grâce sanctifiante (1) ».

Cette présence et le don surnaturel de la grâce sanctifiante, pour le P Chardon, bien entendu, cela ne fait qu'un. Mais s'il entend « parler... en chrétien », il ne se

refuse pas le droit de parler aussi « en Platon ». Jolie manière d'écrire qui, je crois, lui appartient. Aussi commence-t-il le plus sublime de ses trois « entretiens » par

un long chapitre De la Présence de Dieu naturelle en toutes choses par Immensité (2).

 

(Dieu) ne possède aucune grandeur en lui-même qu'il ne rende présente au moins considérable de tous ses ouvrages. Cette présence tire sans cesse la créature de l'abîme de son néant, au-dessus duquel sa toute-puissance la tient suspendue, de crainte que, par son propre poids, elle n'y retombe ; et en même temps que, par un épanchement continuel, elle lui est cause d'être, de

 

(1) Avertissement, passim.

(2) Ainsi procède le R. P. Joret dans son livre sur La contemplation mystique, très beau livre aussi profond que limpide (2° id., Lille, 1922). Cf. le premier chapitre : L'Hôte divin.

 

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vie et d'opération, non par une vertu qui s'éloigne de son principe, mais toujours unie à sa source, elle lui sert comme de ciment, et de milieu de liaison, afin que tout ce qu'elle a de son créateur ne se dissipe et ne s'écoule, comme l'eau qui n'est pas restreinte en son canal.

 

Bien qu'il n'entre pas (comme partie) dans la composition de mon être,

 

et qu'il ne soit ni moi-même, ni ma personne, si est-ce que la relation de dépendance que ma vie, mes puissances et mes opérations ont de sa présence, est plus absolue, plus essentielle et plus intime que la relation que je puis avoir avec les principes naturels sans lesquels je ne saurais être... Je puise ma vie dans sa vie vivante... ; je suis, j'entends, je veux, j'agis, j'imagine, je flaire, je savoure, je touche, je vois, je marche et j'aime dans l'être infini de Dieu, dedans l'essence et la substance divine...

Dieu, dans le ciel, est plus mon ciel que le ciel même ; dans le soleil, il est plus ma lumière que le soleil; dedans l'air, il est plus mon air que celui que je respire sensiblement... Il opère en moi tout ce que je suis (ce que), je vis, ce que je puis, ce que j'agis comme très intime, très présent, très inexistant (sic) (1) en moi, comme l'auteur suressentiel et premier de mes oeuvres, sans lequel nous nous évanouirions à nous-mêmes et à nos opérations.

 

Ceci, ne l'oublions pas, en 1647 : le français philosophique sort à peine du berceau. Déjà néanmoins, quelle clarté, quelle majesté, quelle splendeur! Et qu'on ne dise pas qu'il paraphrase Augustin. Il va le citer bientôt. Mais qui ne voit qu'il le repense, et à la française !

 

O Dieu, où sont nos yeux, nos pensées et nos amours, qui se réfléchissent sans cesse sur ce qui est de moins principal en nous et dedans le reste de l'univers, sans y contempler, y adorer et y aimer celui qui, étant plénitude d'être, et abondance souveraine de suffisance en toutes choses, s'y rend lui seul, à l'exclusion de tout, l'unique objet de notre occupation ? Si personne ne saurait haïr sa chair, dit saint Paul, comment n'aimerai-je point plus que ma chair, celui qui, dans ma chair, est principe d'être à ma

 

(1) On sait bien que l'usage a humilié ce mot, mais les philosophes peuvent lui garder leur amitié.

 

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chair, l'être louable et suressentiel de ma chair et de mon âme, pour parler aussi bien en chrétien qu'en Platon ; et qui a, dedans le rétrécissement de mon être, une infinité et une immensité d'être, qui mérite autant d'attention, d'amour par dessus mon être, qu'il le surpasse en réalité, en vérité et en présence (1).

 

Qu'on me permette de le répéter : ce ne sont pas là des vues nouvelles, ni même proprement chrétiennes. Pas de saine philosophie qui ne doive les admettre et qui, pour les défendre, ait besoin de recourir aux certitudes révélées. Dans ses petits livrets presque tous pratiques, Piny, thomiste éminent lui aussi, en appelle d'abord, comme Chardon, à cette métaphysique. Avec eux, nombre de maîtres, également de tout repos, saint Ignace, par exemple, dans la fameuse Contemplatio ad Amorem, par où s'achèvent les Exercices, contemplation que l'on pourrait proposer à un incroyant, et qui n'en est pas moins une première initiation, un entraînement à la vie « contemplative ». Un des effets de l'union, sur lequel sainte Thérèse insiste le plus, est la certitude que Dieu est en tous les êtres « par présence, par puissance, et par essence ». On lui avait assuré que Dieu n'est présent que par la grâce, mais elle ne put le croire (2). Dans la pensée de Chardon, il se dégage déjà de cette philosophie naturelle, comme une confuse ébauche de la théologie mystique, ou si l'on préfère, comme une lointaine invitation à la vie et à l'ascèse mystique. Si Dieu m'est plus présent, et donc plus précieux, que ma chair et que mon âme, je ne saurais jamais trop m'approprier cette présence et la faire régner en moi. D'où une consigne de dépouillement, d'anéantissement, toute souffrance m'aidant à donner à Dieu une « attention d'amour par dessus mon être ». Le don surnaturel que cette philosophie ne soupçonne pas, ne change rien à la nature première des choses, je veux dire, à cette « relation de dépendance que ma vie, mes puissances,

 

(1) La croix, pp. 422, 423.

(2) Cf. R. P. F. Cayré, Principes de la spiritualité de saint Augustin dans La Vie spirituelle, novembre 1926, p. 177.

 

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et mes opérations ont de » la présence divine. La grâce sanctifiante ne dissout pas le « ciment » qu'est pour moi cette présence, et faute duquel je n'existerais plus. Même si le Christ n'était pas venu nous racheter, le poids de la présence divine, dont parlent Le Gaudier et Chardon, rentrerait nécessairement dans la définition de l'homme. La Rédemption ajoute à la pesanteur de ce poids, comme aux libres énergies qui doivent s'y prêter; elle crée, entre Dieu et nous, une amitié, dont la philosophie naturelle n'eût jamais conçu l'idée, mais enfin, en quelque état que l'on nous prenne - nature pure, déchirée, réparée, - nous sommes « capacité de Dieu ». François de Sales n'est pas, que l'on sache, suspect de « naturalisme » (1). Qui cependant a plus insisté que lui sur « l'inclination naturelle d'aimer Dieu sur toutes choses », qui se trouve à la racine même de notre être (2) : « secret avertissement que nous appartenons à la divine bonté » (3) ? Il y a, disait-il, une « correspondance nonpareille entre Dieu et l'homme pour leur réciproque perfection » (4), car « nous ne pouvons être vrais hommes sans avoir inclination d'aimer Dieu plus que nous-mêmes » (5), si navrante que soit, d'ailleurs, notre impuissance « à naturellement exécuter cette si juste inclination »

Autant dire, poursuit Chardon, que « cette sorte de demeure, de résidence et de présence de Dieu, en tous ses ouvrages », bien qu'elle soit le fondement philosophique de toute morale et de toute religion, « ne constitue aucune différence entre l'impie et le juste », l'infidèle et le chrétien. La seule présence de Dieu, qui fonde vraiment la mystique, est celle « qui se fait en l'esprit des justes par la grâce et par les

 

(1) Saint Paul non plus, qui pourtant ne dédaigne pas de recourir à cette métaphysique naturelle et au témoignage d'un poète païen, dans son discours à l'Aréopage.

(2) Oeuvres de Francois de Sales, IV, p. 77.

(3) Ib., IV, p. 84.

(4) Ib., IV, P. 74.

(5) Ib.. V, p. 2o3.

(6) Ib., IV, p. 77.

 

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dons surnaturels, de laquelle nous avons assurance en la parole de Jésus : Nous viendrons à lui et nous ferons notre demeure en lui» (1).

 

§ 2.- L'inclination à la croix - pondus - produite par la grâce en l'âme de Jésus-Christ.

 

Laissant donc de côté cette première présence de Dieu en nous, qui, bien que réelle, bien que « puissant motif d'exercice aux hommes pour demeurer continuellement dedans la modestie de leur dépendance »; bien que « motif efficace de mettre en pratique toutes les vertus capables de conduire promptement une âme au sommet de la perfection »; en un mot, bien qu'invitation formelle au pur amour, ne donne néanmoins « aucun avantage d'ennoblissement aux uns plus qu'aux autres, quant à l'être surnaturel » (2), le P. Chardon traitera uniquement de cette présence d'élection, qui seule nous établit dans l'ordre de la vraie charité, et qui, par elle-même, travaille, plus immédiatement, plus activement, à nous rendre saints ; présence proprement mystique, principe d'une vie proprement mystique, seule raison et suffisante de toute expérience mystique, fondement suprême de la théologie mystique. Deux présences plutôt : d'une part, celle du Christ en nous : gratia, ou ce qui revient au même dans le lexique du P. Chardon, præsentia capitis, la vigne, le chef : d'autre part, celle des trois Personnes divines : « Nous ferons en lui notre demeure. » A celle-ci le P. Chardon consacre son troisième et dernier entretien; à celle-là, le premier. Entre les deux une étude plus détaillée de la consolation et de la désolation spirituelle. J'utiliserai peu ce deuxième entretien, moins sublime que les deux autres, et qui interrompt assez fâcheusement, me semble-t-il, ou pour des raisons qui m'échappent, la progression régulière et grandiose du

 

(1) La Croix, p. 426.

(2) Ib., pp. 425, 426.

 

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système (1). Car c'est un système, une construction de l'esprit, une cathédrale. J'ai déjà dit le ferment imaginatif et passionné qui anime tout l'ouvrage : cette immense pitié pour les grands éprouvés, pour tant d'âmes innocentes que désole incessamment le silence de Dieu. A cette détresse, un seul remède, héroïque, d'ailleurs, mais infaillible. Au lieu que, pour ces âmes, silence de Dieu est synonyme d'absence de Dieu, Chardon les façonnera savamment à identifier silence et présence. Dieu n'est jamais plus présent, il ne vous enveloppe, ne vous possède jamais plus intimement que lorsqu'il se tait. idée géniale, familière, je le sais bien, à une foule de spirituels, à Pascal entre autres - Tu ne me chercherais pas... - mais que nul, à ma connaissance, n'a pénétrée si profondément, n'a développée avec autant de poésie.

Il s'agit donc dans le premier entretien, de montrer d'abord, que « par la subsistance mystique, les âmes saintes sont une seule personne mystique avec Jésus », ensuite, que Jésus, ciment de cette subsistance et par là « source de grâce, est à même temps principe de croix » (2).

 

Jacob, à la vérité, était revêtu de la robe de sou aîné Esaü, sans en prendre pourtant les moeurs, ni la condition, ni la personne. C'est pourquoi Isaac lui demande : Qui es-tu? Il n'est point ainsi de nous, qui. ayant dépouillé la robe du vieil Adam, nous nous sommes revêtus, non des habits, mais de la personne de Jésus même, au sacrement de baptême. C'est 1à où la malheureuse condition de notre esclavage a été noyée, abîmée et perdue, pour passer, ainsi que dit l'Apôtre divin, en celle d'enfant; de manière qu'il y a maintenant de l'accord entre notre habit et notre parole. Ainsi le Père vivant ne demande point qui nous sommes, car si nous avons l'honneur d'être vêtus de Jésus-Christ, c'est son esprit qui crie en nous : Père, Père (3).

 

 

(1) Non pas du tout que, pris en soi, ce deuxième entretien me paraisse négligeable. J'y reconnais, au contraire, à chaque page la griffe d'un observateur, d'un moraliste éminent. Il y a là notamment une critique originale des faux dévots, qui nous servira plus tard, mais qui, pour l'instant, nous distrairait de Chardon métaphysicien.

(2) La Croix, p. 164.

(3) Ib., p. 16.

 

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Nous confessons tous des lèvres cette présence mystérieuse, inouïe, mais pour l'extérioriser aussitôt, pressés de rétablir les distances, aussi réfractaires à l'idée de grâce habituelle que prompts à saisir l'idée de grâce actuelle. Dieu dans le ciel et nous sur terre. In excelsis... in terra. Lever les yeux, battre des ailes : levavi oculos... quis dabit... pennas ? est le mouvement primo-primus de la prière. Nous attendons une rencontre, une aumône. Nous campons instinctivement sur le plan des actes, bien plus difficilement des états. Même quand il la porte sur ses épaules, le bon Pasteur et la brebis, pour la plupart des imaginations pieuses, cela fait encore deux êtres distants, un groupe. Même quand nous le touchons, il semble encore si loin! Et

 

cependant, nous ne faisons point en la grâce avec Jésus un simple corps politique, ainsi que plusieurs citoyens d'une république légitimement organisée sous l'autorité d'un seul chef, avec lequel ils n'ont qu'une liaison externe, qui consiste en une correspondance mutuelle de jugement et de volonté, à conspirer au bien publie. Mais nous faisons un corps sur le modèle d'un corps vivant, naturel, parce que Jésus, comme chef, nous vivifie en qualité de membres, par des liaisons spirituelles et secrètes; et par les conjonctures intimes. et ineffables de sa grâce de plénitude qu'il répand dans nos âmes, il communique sa subsistance mystique à tout le composé (1).

 

C'est la doctrine « ravissante » de saint Paul « en tout autre sujet incomparable », mais,

 

en celui-ci, se surpassant soi-même, pour avoir employé à son établissement et à son éclaircissement plus d'étude, plus de pensées et plus de temps (2).

 

D'où cette « égalité »,

 

et cette unité, qui ne peut souffrir de différence..., entre le sujet et le roi, entre le maître. et. le serviteur. Mon Dieu ! les

 

(1) La Croix, p. 22-33.

(2) Ib., p. 28.

 

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pratiques de cette vérité n'ouvriront-ils point les yeux aux grands de la terre (1) !

Ici, une parenthèse, que je n'ai ni le droit ni l'envie d'omettre, parce qu'elle justifie délicieusement ce que j'ai dit plus haut sur le caractère vraiment salésien du P. Chardon.

 

Les supérieurs et les directeurs des âmes saintes prendront ici part, s'il leur plaît, afin qu'ils considèrent (en elles)... l'état par lequel elles appartiennent à Jésus, et se souviendront qu'on traite autrement la plaie d'un prince et celle d'un pauvre homme. On ne s'approche de celle-là qu'avec révérence, on ne la touche qu'avec respect, et on y apporte des remèdes, ménagés avec une circonspection extraordinaire. Il ne se peut penser quelle dévotion amoureuse la Sainte Vierge... apportait, quand elle osait toucher les membres de son cher enfant, lorsqu'il lui fallait l'agencer dans son maillot, le vêtir, lui remuer les bras et les jambes (2). Et voudrait-on se persuader que les membres de son corps mystique fussent de si basse considération, tandis qu'il les tient plus chers que ceux de son corps naturel, qu'il abandonne pour l'amour d'eux aux rigueurs de la mort, pour être gouvernés avec une rudesse d'humeur, qui n'a point de conformité à ce principe de foi qu'il a établi en sa grâce personnelle (3).

 

Quant aux mauvais bergers ecclésiastiques, un court paragraphe, mais digne de Savonarole, leur appliquera cette même doctrine :

 

Il n'appartient qu'à ceux que la rage et l'envie de Satan avait armés de félonie, contre le Fils unique du Père vivant, de l'approcher, en sa chair, avec des mépris, qui jettent dans les bonnes âmes autant d'horreur comme de pitié, Aussi,

 

(1) La Croix, p. 27.

(2) Qu'y a-t-il donc là de troublant? N'aime-t-on pas, au contraire, ces humbles détails, aussi humains que dévots, qui détendent la rigueur philosophique de l'argumentation chardonnienne ? Mais le nouvel éditeur n'est pas fait comme nous. A la seule vue de ces bras et de ces jambes, il se cabre. Puis, d'un trait de plume, il supprime tout ce concret. « Alors, traduit-il, qu'elle rendait à sa première enfance tous les devoirs... » I, p. 54. C'est la règle maussade de Buffon, dans son Discours sur le style. Ce n'est pas celle de saint François de Sales.

(3) La Croix, p. 29.

 

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admirez le soudain et l'imprévu de cet « aussi », et la comparaison en coup de foudre qu'il amorce,

 

Aussi se peut-il faire quelquefois que certains supérieurs, sans considérer le rang que ceux qui se sont soumis à leurs directions occupent sous leur adorable Chef, et sans faire réflexion sur la fin de leurs directions, qui sont pour produire, accroître et perfectionner le Jésus mystique, tiennent toujours les yeux arrêtés sur leur autorité. Ils ne se prennent garde qu'ils ne sont point supérieurs, pour confondre les autres et pour les abattre, mais qu'ils ont été honorés de la prééminence au-dessus de leurs inférieurs, afin de les exalter, et pour les élever à une condition au-dessus de la nature, qui appartient à un ordre divin. Par quoi ils étudieront cette leçon importante, que la puissance dans l'Eglise n'est point armée de glaive, oui bien de charité, laquelle elle doit exercer dans son autorité, déjà toute transformée en charité ; afin qu'elle n'ait d'application que par l'inclination que lui donnera la charité (1).

 

C'est ainsi que ce haut métaphysicien aurait pu déduire de ses principes toute une morale. Je regrette fort qu'il ne l'ait pas fait. Un traité de la perfection, composé par lui, eût été une belle chose : une sorte de Rodriguez, uniquement théologique, mais non moins humain ni « pratique ». Car il a tous les dons de l'observateur : une vive pénétration, l'oubli de soi, l'indépendance, enfin la bonté. Mais, comme les philosophes de la vie spirituelle sont beaucoup plus rares que les moralistes, mieux vaut que notre Chardon ne perde jamais de vue le thème principal de son

livre, « les divines affinités de la grâce sanctifiante et de la

Croix ».

La grâce du Christ est un merveilleux système de forces

 

(1) La Croix, p. 29-4o. Je venais à peine de transcrire ces lignes, cette définition chrétienne de « l'autorité », que je tombe sur ces deux mots, non moins admirables du P. Gonzalès Davila, fameux jésuite du XVIe siècle. Le général Borgia lui ayant confié la visite des provinces d'Aragon et de Castille, Davila, sachant bien que ces tournées d'inspection ne vont pas sans provoquer chez les intéressés une sorte de terreur, commençait « sa visite avec cette devise « On ne doit pas s'effrayer du nom du visiteur, car il ne signifie rien d'autre chose que consolateur ». Cité par le P. Bernard, Essai historique sur les Exercices spirituels de saint Ignace, Louvain, 1926, P. 197.

 

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contraires : deux poids qui le tirent, si j'ose ainsi parler, en sens inverse : le poids de la gloire et le poids de la souffrance. Or, il se trouve que, par un second miracle, chez lui « l'inclination à la croix fait un effort » toujours triomphant, « sur le poids de la gloire ». Au Thabor,

 

abîmé dans l'essence divine, et absorbé en la plénitude du bonheur éternel, qui fait en toutes ses facultés, tant inférieures que supérieures, un déluge de joies,... au lieu de retenir son esprit arrêté à tant de biens qui portent leurs effets jusque dessus ses vêtements, au contraire il l'en retire et divertit sa pensée, pour envisager de loin les fouets, les épines, les clous et la mort honteuse... Il fait un effort, non sur des dons et des consolations ordinaires, non sur des contentements qu'expérimentent tous les jours (les âmes pieuses), mais sur des plaisirs émanés de la gloire essentielle, selon toute l'étendue de sa perfection créée... Et, au travers de tant de lumières béatifiques,... parmi des voluptés si déifiantes et si déiformes, il regarde la Croix, il soupire après les horreurs de sa passion. Les rassasiements de la gloire éternelle ne peuvent étancher la soif qu'il a de souffrir (1).

 

C'est le thème. Il va l'orchestrer avec une maîtrise étonnante.

 

Deux excès se présentent à son esprit : l'un de gloire, l'autre de confusion; un comble de vie bienheureuse, et un comble de mort honteuse... La condition de vie heureuse est présente ; celle de déshonneur est absente. Et néanmoins le poids que la grâce fait dans son âme, pour l'accomplissement du prix de notre rançon, arrête les effets du premier excès. Il ne se contente point de bannir toute sorte de motifs de joie... de la partie où il s'est fait tyran, et d'y appeler en leur place tout ce qui peut être capable de produire des douleurs épouvantables. Il est cause encore que le poids éternel de la gloire, avec la perfection universelle de sa vertu toute-puissante, demeure suspendu, quant à la production de ses effets, et de ses épanchements déiformes sur la partie animale. Et lors même que, comme en passant, par un certain rejaillissement ou redondance ménagé par la divine Providence, elle fut faite participante de cette gloire, tandis que dura le mystère de la Transfiguration, il (le pondus crucis) ne peut être

 

(1) Formule si pleine et parfaite,  que le P. Bourgeois lui-même a dû renoncer à la corriger.

 

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ni tout à fait éteint en sa force, ni tant soit peu émoussé en sa vivacité, puisque, au milieu de joies si excédantes l'intelligence de la créature, il gagne que le coeur, l'amour, l'esprit et l'attention de Jésus soient moins sur le Thabor que sur le Calvaire. Etrange poids, qui ne peut être fléchi par les épanchements de la gloire éternelle (1) !

 

L'idée n'est pas neuve. Saint Paul l'a déjà fixée en deux mots : Proposito sibi gaudio, sustinuit crucem. Mais le nouveau est ici de dégager, de nous rendre sensible, jusqu'à l'obsession, beaucoup moins le choix lui-même que son mécanisme vivant : l'opposition de ces deux forces, la victoire de l'une sur l'autre. Deus erat in Christo, et il est en nous, puisque nous sommes revêtus du Christ; c'est là un fait que nous acceptons comme une vérité de foi. Chardon ne s'en tient pas là; en poète plus qu'en philosophe, et grâce à une métaphore lumineuse, il nous fait. saisir, au plus intime de l'âme en état de grâce, la réalité puissante, massive, active, accablante, crucifiante de cette présence ; de ces deux poids dont l'un est si léger, l'autre si lourd.

Poète n'est pas assez dire, quoique ce don dispense de la plupart des autres. Nous tenons ici un véritable artiste, conscient, appliqué, rompu aux secrets et même aux recettes du métier. Écrivain né, inspiré, comme il paraît assez à de certaines fulgurations qui ne doivent rien au travail, il s'est manifestement exercé à cotte amplification savante, cicéronienne, dont on enseignait alors la méthode. Émule, à peine rustique, d'un Balzac, d'un Patru, demain d'un Fléchier, après-demain d'un Massillon. Si, du reste, il ne cache pas son art autant que nous le voudrions, c'est qu'il s'impose un vrai tour de force : le mariage difficultueux de la scolastique et de la rhétorique, du latin de saint Thomas et du français de Balzac. Combien plus facile la tâche d'un Bouhours, d'un Rapin, qui n'ont qu'à donner un joli tour à des lieux communs académiques ou à des truismes pieux!

 

(1) La Croix, p. 4o, 41.

 

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La profondeur, la subtilité, l'exactitude minutieuse d'un saint Thomas, traduites en une langue vraiment littéraire et que puissent goûter les honnêtes gens, cela ne se rencontre pas tous les jours, même en l'an de grâce 1928. Avec cela un peu de fracas, des gaucheries, des fautes de goût, des redoublements inutiles, trop d'antithèses, si tant est qu'il puisse y en avoir trop dans une littérature dont, bon gré mal gré, saint Paul et saint Augustin restent les souverains maîtres. En 1647, Bossuet n'a que vingt ans, mais enfin, qu'un Chardon annonce, prépare, promette cet incomparable, cela me paraît l'évidence même. Quoi qu'il en soit, le premier entretien de la Croix de Jésus n'est qu'une longue amplification oratoire, à la mode de ce temps-là. J'en ai déjà dit l'élan passionné, le ressort unique, cet ardent besoin de faire comprendre et surtout sentir la réalité active de la grâce sanctifiante : une présence, un poids ; une présence pesante, qui tire les prédestinés, au rebours des joies sensibles, vers les pires désolations.

 

Représentons-nous un jeune homme possédé d'une passion violente d'amour ; auquel toute sorte de divertissement, de déférence d'honneur, d'offre d'emploi,... et tout autre objet que celui qui s'est rendu maître de son esprit, servent de sujet d'accroître ses peines. Si vous croyez l'amadouer par la musique et les entretiens charmants des beaux esprits,... ou que, par la diversion des jeux, par la montre de richesses, par les promesses des grandeurs, vous pensiez apporter de l'adoucissement à la tyrannie qu'il est contraint de souffrir;

 

Proposito sibi gaudio;

 

tandis qu'il ne mettra point en exécution ce que la ferveur de sa passion lui fait souhaiter, il s'estimera misérable parmi l'abondance, et méprisé dans les honneurs... Et encore bien que le bonheur le flatte de ses plus mignardes caresses, il jurera pourtant qu'il est né pour être le plus malheureux garçon de l'univers. Et toutes les grandeurs de la terre, au lieu de contribuer à l'étouffement de ses feux, serviront de matière pour le rendre désespéré, parmi les flammes qui le consument.

 

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Ainsi du Christ, bien que cette comparaison soit « indigne d'être employée en un sujet si saint ».

 

Les torrents mêmes de la gloire éternelle animant son âme sainte, et noyant ses puissances, n'éteindront point cette inclination (à souffrir)... Ce poids n'a jamais pu être diminué par aucun autre motif de joie, soit intérieur soit extérieur; soit naturel, soit surnaturel ; soit humain, soit angélique, soit divin, ainsi que nous verrons de plus en plus au cours de cet entretien (1).

 

On est sûr de le réjouir, quand on lui rappelle sa passion imminente, comme a fait Madeleine avec ses parfums ; sûr de l'irriter, quand on se refuse, avec saint Pierre, à croire possible une telle humiliation.

 

Cruelle disposition, qui le contraint d'être inexorable à ses meilleurs amis, tandis qu'il ne peut, ce semble, refuser les plus douces faveurs de sa bonté aux méchants résolus à le perdre.

 

«  Il va au-devant des bourreaux », avec tant « d'honnêteté » et de douceur, « qu'ils tombent étourdis à la renverse ».

 

Ils fussent sans doute demeurés dans cette pâmoison, si, pressé par ce même poids..., il n'en eût suspendu le cours par sa toute-puissance (2).

 

Ici, perce déjà et se gonfle cette dangereuse tentation à laquelle peu d'amplificateurs savent résister : la fascination du climax, de la surenchère et du faux sublime. Pascal, jamais; Bossuet, plus que rarement ; Lacordaire, quelque-

fois ; Hello, soupent ; Léon Bloy, toujours. Grâce pour Chardon. Même dans ses erreurs, que j'exagère peut-être, il reste prestigieux.

 

Et parce que Judas met entre les mains des Juifs les moyens d'exécuter leur détestable dessein..., il se résout de lui donner à l'abord la plus chère faveur que puisse recevoir une créature... C'est beaucoup d'honneur pour les anges qu'on leur commande

 

(1) La Croix, pp. 43, 44.

(2) Ib., p. 70.

 

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de l'adorer; les saints apôtres diront, pleins de gloire, qu'ils ont eu l'honneur de le voir de leurs yeux, de l'ouïr de leurs oreilles et de le toucher de leurs propres mains; Thomas, par avantage, dira qu'entre tous les autres, il a mis la main à l'ouverture de son coeur; Jean, le disciple, se vantera souvent qu'il a, par privilège, reposé doucement en son sein ; l'autre, son précurseur, avouera, quoique avec trémeur, que Jésus a fléchi sous sa droite,... lorsqu'il l'a baptisé ; et Madeleine assurera qu'elle est en possession de ses pieds : mais Judas aura sa bouche.

 

C'est le faux brillant dans toute sa splendeur métallique. Du simili. Rien ne prouve que Judas ait eu ce doux monopole. Tout nous incline et à désirer et à croire le contraire. Si tel n'avait pas été l'accueil ordinaire de Jésus, si on ne l'avait jamais vu embrasser personne, comment Judas aurait-il eu l'idée de se promettre ce baiser, et de le donner pour signe ? Malgré tout, quelle somptueuse rhétorique; et quelle sûreté de rythme ! Qui lui a dit qu'il fallait finir sa période par la cadence parfaite des cinq derniers mots : « Mais Judas aura la bouche » ? « L'amante sainte, présumant des caresses passées de son cher aimé, la confiance d'en espérer de plus grandes,...

dit, avec moins de respect que d'amour,... « Qu'il me baise d'un baiser de sa bouche » ; nous n'apprenons point cependant

 

qu'elle ait reçu du contentement en ceci, ni toute autre créature... Marie, mère de Jésus, n'a point même de part en ce dernier baiser, lequel il réserve à Judas, qui seul peut se vanter hardiment qu'il a collé ses lèvres sur ses lèvres,... et que, l'embrassant et se mesurant corps à corps, il a emporté en cette faveur... celles de tous les autres, avec un excès de singularité qui n'a jamais été communiqué à aucune créature.

 

« Quoi! l'enfer se rira-t-il du ciel? » Non, mais Jésus n'aime rien tant que « le bien de mourir, que Judas lui procure ». Aussi appelle-t-il Judas

 

son ami, et saint Pierre satan. Il chasse celui-ci de devant ses yeux,... et souffre que l'autre, aussi bien que Lucifer (sur la

 

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colline de la tentation) l'étreigne entre ses bras, et, par-dessus ce malheureux séraphin, qu'il le baise (1).

 

Tout est perdu sauf l'honneur de la rhétorique et du nombre. Qui lui a dit qu'au lieu des cinq mots de tout à l'heure, maintenant trois suffiraient : « qu'il le baise » ? Trois syllabes consternées et consternantes. Car ne doutez pas qu'il ait voulu cet effet, et qu'il l'ait cherché à coups de lime. Le maître souverain des « clausules » françaises, Bossuet n'eût pas mieux trouvé.

Cette pente vers la Croix est si puissante qu'elle déchire, qu'elle épuise, qu'elle atrophie, en quelque manière, une des propriétés naturelles de la « présence », qui est d'ouvrir en nous les sources de la joie, et de les faire déborder, pour ainsi dire, jusque sur nos « facultés animales » : Cor meum et caro mea exultaverunt in Deum vivum. Vivant et présent. Le « panhédonisme » spirituel de Port-Royal, de Malebranche, de Bossuet, - de saint Pierre aussi, lorsque l'annonce de la Passion le scandalise - cette doctrine, qui associe l'idée de plaisir à l'idée de grâce, ou, ce qui revient au même, qui résiste invinciblement au pur amour des mystiques, n'est pas sans excuse. Comment la Charité ne serait-elle pas « source heureuse de joie au sujet où elle est infuse », puisqu' « elle y rend présent Dieu vivant uniquement aimé »?

 

Auparavant que l'âme sainte produise aucun acte d'amour de Dieu, elle possède déjà, par l'habitude de la charité, l'objet de son amour, par une manière de présence très intime et secrète... (Puis) elle en prend jouissance par les actes de dilection qui la transportent réciproquement dedans le sein, où elle se voit liée avec tant de bonheur. La joie spirituelle est (normalement) une des grandes richesses que produit la présence très heureuse du glorieux Saint-Esprit en l'âme sainte. Il est partout, et en Dieu et dedans les créatures qu'il honore de sa bonté, source de plaisir, parce qu'il est amour.

 

(1) La Croix, pp. 71-73.

 

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Il est vrai, poursuit Chardon, « qu'en la terre,

 

la charité ne remplissant point tout le vide, ni toute la capacité de l'esprit, elle se trouve dedans un sujet susceptible d'altération et capable de vicissitude, avec le mélange de l'amour-propre, avec la lie des recherches de soi-même et avec la vase des intérêts particuliers, ce qui est cause que son contraire, qui est le péché, s'y glissant,... elle abandonne l'âme... Elle n'est ici-bas que comme en maillot, avec plus de tendresse que de force, avec plus de délicatesse que de vertu... Plus semblable au lait qu'à la viande solide. Elle est encore petite. C'est pourquoi elle a encore besoin d'être fortifiée par les boulevards de la crainte, d'être environnée des bastions de la sollicitude continuelle,... d'être ceinte des douves et des fossés d'une très profonde humilité.

 

D'un côté, ces défaillances morales qui tendent à ruiner la charité en nous; de l'autre l'ennui et les fatigues du combat spirituel, autant de pris sur le « divin plaisir », que serait naturellement la grâce.

 

Si est-ce pourtant que la charité des saints est à leur esprit dès cette vie, une source vivante de joie. Et quoiqu'ils fussent saisis de craintes, pressés de sollicitudes, fatigués de combats,... la Charité nonobstant portait l'accroissement de leurs plaisirs et de leurs ravissements, jusqu'à un tel excès, que leurs coeurs... confessaient de n'avoir point assez de force pour soutenir les épanchements violents des voluptés charmantes de la divine présence.

 

Suivez bien, je vous prie, son raisonnement. Il y va de toute la mystique. Chardon confesse donc avec saint Pierre et avec les panhédonistes du XVIIe siècle, que la désolation chronique d'une âme pieuse est, pour trancher le mot, une sorte de monstruosité métaphysique, la présence de Dieu - autrement dit la grâce sanctifiante, la charité - étant par elle-même « principe de joie », comme, d'ailleurs, suffirait à l'attester l'expérience même d'une foule de saints. Nous faire « surabonder de joie », c'est le propre de la grâce, comme le propre du feu est de brûler. On sait bien que celui qui « voudra vivre pieusement dans le Christ Jésus » doit se préparer à « souffrir la persécution ». Mais celle-ci

 

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lui viendra de sa propre faiblesse, du monde, du démon, non pas, semble-t-il, de cette présence, qui le rafraîchit, le rajeunit, le réjouit, et, grâce à laquelle, on trouve d'ineffables délices jusqu'au milieu des pires épreuves. C'est bien ainsi qu'a priori les choses devraient se passer, et d'ailleurs, se passent en effet souvent. En toute vie chrétienne, devrait se renouveler le miracle des enfants dans la fournaise : d'un côté, d'impurs foyers d'où jaillissent de cruelles flammes; de l'autre, la rosée de la grâce divine; d'un côté, la croix, de l'autre, un amour jouissant plus fort que la croix. Ubi amatur non laboratur. Rien, non seulement de moins chimérique, de plus réel, mais encore de plus naturel, et philosophiquement de plus nécessaire, que cette victoire du plaisir sur la souffrance. Rien de plus paradoxal que d'établir une « affinité », entre le feu et le froid, entre un « principe de joie » et un principe de tristesse, entre la grâce et la croix, entre la présence béatifiante de Dieu et la désolation, la déréliction prolongée de ceux qu'habite cette présence.

Eh ! sans doute, continue le P. Chardon, mais c'est là proprement le paradoxe même du Christ, si l'on peut ainsi parler, et le paradoxe fondamental de la mystique : une présence, dont les effets naturels se trouvent suspendus pendant plus de trente ans ; une source jaillissante de joie, provisoirement aveuglée.

 

Voici ce qui est plein de merveille, que l'onction qui est source de joie dans l'âme de Jésus, n'a point son effet en toute son étendue, puisqu'elle n'est pas exempte des peines cruelles, sans quoi elle n'a jamais été durant un seul moment ; et que cette liqueur d'huile, contre son naturel d'être communicative et pénétrante, est suspendue en la partie supérieure, parce qu'il a de l'amour pour la justice, et parce qu'il s'est déclaré l'ennemi de l'iniquité. Car autrement, elle devait avoir son effet sur les facultés animales, qui en ont été privées pendant un si long temps.

 

Le rhéteur un peu novice, un peu déclamateur, de tantôt

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a disparu. Reste une philosophie sublime, et qui, pour nous saisir, n'a besoin que de sa propre lumière. Ici, je ne crains plus, pour notre Chardon, la concurrence ni de Bossuet ni de Pascal.

 

L'amour de Jésus est un amour de plénitude, digne du Fils unique du Dieu vivant. Cet amour devait remplir toutes les facultés et tous les sentiments, tant intérieurs qu'extérieurs de sa personne, d'une joie qui lui fût proportionnée. Mais parce que, d'ailleurs, il voulait satisfaire pour nos péchés, par le seul amour qu'il portait à la justice,

 

prenez garde, ces deux mots balaient le panhédonisme comme un fétu,

 

il a... établi le comble de sa joie, non pas à se satisfaire, par la jouissance des voluptés les plus délicieuses du saint amour, mais dans les épreuves les plus rigoureuses des tourments capables de ruiner le royaume de l'iniquité, et de bâtir l'Empire de la Justice, pour la dilection de laquelle il s'est rendu misérable ;

 

et comme, à ces hauteurs, métaphysique et poésie, ou ne se distinguent plus ou s'appellent l'une l'autre :

 

Les anciens se servaient autrefois de deux sortes d'huile : les unes étaient appliquées pour l'usage de ceux qui étaient invités aux festins, et les autres étaient réservées pour la sépulture des morts. L'âme sainte et adorable de Jésus a été remplie de deux sortes d'huile : de la conviviale, en l'amour béatifique ; et de la mortuaire, en l'amour qu'il a eu pour la justice. Disons plus clairement que la même onction est en lui en une façon, l'origine fontale de plaisir et de joie, et, en une autre manière, principe de mort. Et si, d'un côté, elle dispose son esprit à la perfection du bonheur éternel, d'une autre part elle répand en ses puissances les cruautés des dernières douleurs. Il est oint pour être immortel ; il est oint pour être mortel. Il a l'onction qui le rend impassible, il a l'onction qui le fait susceptible de souffrance. Il reçoit l'huile pour la gloire, et il reçoit l'huile pour la croix (1).

 

A ce balancement magnifique, on voit bien que l'artiste

 

(1) La Croix, pp. 73-8o.

 

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n'a pas disparu. Mais le moderne bourreau de ce grand style, n'a pu se tenir de saccager les divins octosyllabes par où s'achève ce grand couplet lyrique : « Il reçoit », corrige le P. Bourgeois, « il reçoit la première pour la gloire, la seconde pour la croix » ; et pour que rien ne manque à la dépoétisation, si je puis dire, de Chardon, le traducteur ajoute de son cru : « Et ainsi se vérifie ce que nous disions au début de ce chapitre : que la charité, au lieu d'être un principe de joie pour l'âme de Jésus, lui a été une source de peine » (1). C'est ainsi que ses propres frères jettent ce nouveau Joseph au fond d'un puits. Somniator ille... Ce poète!

 

Il reçoit l'huile pour la gloire.

Il reçoit l'huile pour la Croix !

 

 

§ 3. - L'état de grâce et l'inclination à la Croix.

 

D'où il suit nécessairement que « l'inclination que l'âme de Jésus a pour la Croix, a son exercice dans les âmes saintes ». La grâce qui nous revêt de lui, nous revêt de lui tel qu'il est, c'est-à-dire entraîné vers la Croix par le poids de la divine présence. La grâce du chef se renouvelle, se continue dans les membres : source vivante de délices qui, d'elle-même, voudrait ne pas jaillir ici-bas; principe de joie, vidé en quelque sorte de son contenu et devenant principe de tristesse ; grâce provisoirement mutilée, découronnée, paralysée et qui nous aimante, non vers le plaisir, mais vers la souffrance.

 

Après l'établissement du corps mystique de Jésus,... après avoir... admiré les inclinations violentes et insatiables de son esprit vers la Croix, nous aurons beaucoup de jour, pour concevoir comment il en ménage la distribution aux âmes qui lui appartiennent par les liens de la grâce... Nous entendrons pareillement comment est-ce que tant plus que ces âmes ont d'élévation en l'union qu'elles ont à son esprit, elles contractent plus d'obligations à souffrir.

 

(1) La Croix..., nouvelle édition revue, I, pp. 1.4o-141.

 

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En attendant la béatitude céleste,

 

les douleurs, les peines, et la mort servent à sa gloire par l'exercice qu'elles donnent aux âmes... Aussi serait-ce un désordre dedans la grâce, et parmi les maximes du saint amour, si des membres nourris de délicatesse étaient liés à un chef percé d'épines.

 

« Un désordre », moins moral que métaphysique, autrement dit une sorte d'impossibilité. La vie surnaturelle de nos âmes, c'est la vie du Christ, et, de celle-ci, Chardon a donné la définition : un poids vers la croix.

 

Ils sont sanctifiés par la même grâce, laquelle est en lui comme en sa source universelle. Or, cette grâce de Chef est communiquée à Jésus pour la fin de son office, à ce qu'il satisfasse, pour les péchés des membres, à la justice rigoureuse de Dieu. En suite (par suite), il contracte l'obligation amoureuse de souffrir, qui était cause à son esprit d'un poids violent, lequel le transportait continuellement à la Croix. Il faut donc de nécessité que cette grâce fasse la même  pente, et exerce la même rigueur dans les âmes prédestinées, afin que le corps mystique ne paraisse point un tout entièrement monstrueux en l'ordre de la grâce, où l'esprit de Jésus serait contraire à soi-même , tout autre dedans les membres que dedans le chef; et afin que toutes les parties se ressentent des dispositions et des affections de la tête, par les influences et les épanchements continuels qui en découlent, avec ce département inégal qui fait l'ordre, la distinction et la beauté.

 

Cette dernière réserve est ici insinuée, très habilement, pour rassurer tant de bonnes âmes, chez qui cette pente se fait beaucoup moins sentir. L'harmonie du monde spirituel veut que des fleurs s'épanouissent au pied de la croix, et que le cantique des enfants se marie au silence accablé des grands éprouvés.

 

Et comme les eaux des fontaines, qui ont passé par certains minéraux, en retiennent encore les qualités et les propriétés en leurs sources, et produisent des effets semblables dedans les personnes qui les boivent ou qui les touchent; ainsi, parce que la grâce découle de l'âme de Jésus, comme de sa source originaire, où elle produit un poids qui regarde la fin pour laquelle

 

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il s'est fait homme, c'est une nécessité qu'elle se ressente de cette disposition en ceux qui sont faits dignes d'y participer. C'est ce que le divin Apôtre appelle charité pressante, amour forçant et contraignant les coeurs... Que si la grâce du Chef a obligé Jésus à la mort, et lui a donné une pente si puissante vers la croix, c'est une suite nécessaire qu'elle forme le même  amour forçant en l'âme fidèle (1).

 

C'est ainsi que, par son activité même , ex opere operato, et de toute nécessité, la grâce du baptême attire sur nous la persécution. Omnes... persecutionem patientur.

 

Ce qu'il faut entendre en un sens très général,.., soit manifestement ou secrètement., soit par afflictions du corps, soit par angoisses et délaissements de l'âme... ; persécutions encore, ou qui ont les hommes pour instruments, non seulement les impies, voire même aucunes fois les fidèles, qui, par ignorance ou par imbécilité, se donnent de la peine les uns aux autres,... ou bien... (celles) qui ont Dieu même pour cause immédiate et applicante.

 

Ces dernières sont comme inévitables. « Celles du dehors » peuvent d'aventure cesser, elles peuvent même nous être épargnées, mais

 

Dieu y supplée, en suscitant des causes internes et quelquefois spirituelles et surnaturelles, prises même dans la condition et dedans la nature de la grâce,... mais en la grâce en sa plus haute éminence. Et parce que cette sorte de grâce ne peut être oisive dedans une âme, sans avoir des matières de son entretien - autrement elle contracterait une langueur périlleuse, qui la conduirait bientôt à la mort ; - elle est avide de croître, et ne pouvant recevoir d'agrandissement considérable sans l'aide des croix,... Dieu ne manque point d'abandonner l'âme à sa propre faiblesse, dedans la nudité de la grâce dont il suspend les effets sensibles. C'est à dessein de l'apprendre à se connaître et à se déprendre d'elle-même, et d'avoir... de l'adhérence à lui seul.

 

Auprès de ce martyre intérieur, les autres paraissent insignifiants.

 

Et puis la toute bonne Providence... a coutume d'amadouer

 

 

(1) La Croix, pp. 119-121.

 

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avec des milliers de consolations charmantes, l'esprit de ceux dont les corps sont exposés à l'épreuve des plus violentes rigueurs... Au lieu que, quand l'esprit pâtit, toutes sortes de joies s'enfuient de l'homme. Il ne saurait admettre d'adoucissement à son mal, tandis que la principale maîtresse qui est en lui est abandonnée au déplaisir, lequel n'a point d'autre garantie de sa durée que la volonté de Dieu, ni d'autre raison de l'extrémité de sa violence que le conseil inscrutable de son amour (1).

 

Il n'est plus impitoyable bourreau que la grâce.

 

L'amour, étant un mouvement de la volonté envers ce que l'on aime, il est nécessaire que ceux qui en sont touchés ne soient plus à eux-mêmes, mais à l'objet qui les ravit (2).

 

Il est donc : « principe de séparation », « cause de mort en celui qui aime » (3). Il est grand,

 

à mesure qu'il forme et qu'il dispose une union plus étroite. Et l'union se trouve plus serrée et plus intime, quand il y a plus de séparation de toute autre chose. D'où vient que le même  amour est tout à la fois principe de vie et principe de mort... ; unissant et séparant ; recueillant et séquestrant; approchant et éloignant; détachant et causant l'adhérence; déprenant et rendant intimement présent. Et la sainteté de Dieu communiquée à ses créatures.., produit une privation générale de tout ce qui est incompatible avec sa pureté immaculée (4).

 

Et comme la sainteté de Dieu

 

le sépare de toute autre chose, pour ne vivre et n'avoir d'opération qu'en lui seul et par lui seul, ainsi veut-il que les âmes que le saint amour dispose à la participation de sa sainteté, en deviennent dignes, et qu'elles en contractent les véritables teintures par cette mort générale des choses, dont la vie est contraire à celle que Dieu veut produire admirablement en leur sein (5).

 

« Amour séparant » ou « pur amour », mort et vie tout

 

(1) La Croix, pp. 125-128.

(2) Ib., p. 131.

(3) Ib., PP. 139, 14o.

(4) Ib., p. 143.

(5) Ib., p. 146.

 

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ensemble. « Vous êtes morts, dit l'Apôtre, et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu. »

 

Glorieuse mort, où l'âme expire amoureusement et dit le dernier adieu à la créature!... Riche d'une fécondité divine, puisqu'elle est la source d'une vie qui devient semblable, et s'unit à celle de Jésus, pour être, conjointement avec lui, portée dedans la vie souveraine de Dieu. Mort enfin, qui a plus de présence que d'absence ; plus d'union que de séparation... Mort pourtant plus cruelle que celle qui est le devoir commun de la nature, et insupportable en quelque manière, comme celle que la Justice vengeresse exerce dedans les enfers. Elle ne jette qu'horreurs, elle n'imprime que des effrois et elle ne laisse que des tristes désolations dedans les âmes! Néanmoins, étant bien instruites des propriétés de l'Amour sacré, et de la fin que prétend la Sainteté de Dieu en toutes ces épreuves, elles ne voudraient point avoir changé pour un temps leur martyre rigoureux aux délices enivrants du Paradis, ni les cruelles atteintes de leur mort à la vie heureuse de la gloire (1).

 

Quel philosophe, même incroyant, n'admirerait celte dialectique, subtile certes et passionnée, mais encore plus vigoureuse, et quelle âme désolée n'en sentirait l'immense bienfait? Jamais peut-être, l'activité séparante, simplifiante,

dépouillante de la grâce n'aura été analysée avec plus de pénétration. Encore n'est-ce là que le premier pas de cette sublime course (2).

 

§ 4. - Présence active des trois Personnes divines dans l'âme du juste.

 

Avec le Christ, en lui, et par lui, Les trois Personnes divines demeurent en nous. Présence qui est, elle aussi, principe de croix; principe, non pas plus ou moins inerte et figé, comme on se le représente souvent, mais actif, au sens le plus énergique du mot. Ne jamais perdre de vue, réaliser constamment et avec intensité ce caractère de la présence

 

(1) La Croix, pp. 146, 147.

(2) Je suis bien loin d'avoir épuisé, en ce peu de pages, les beautés du premier entretien. Cf. l'excellent résumé qu'en donne le P. Bourgeois, dans la préface de sa traduction.

 

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divine en nous, est un des plus hauts mérites du P. Chardon.

 

De vrai, puisque, par la grâce, Dieu se communique à l'âme raisonnable, selon le suprême degré dont elle est capable, et que l'opération est sa dernière perfection, et qu'entre toutes les opérations, celles de la connaissance et de l'amour sont les plus éminentes, et que dedans cette ravissante éminence, elle est élevée au-dessus de tout ce qui est moindre que Dieu, pour, par l'exercice de sa connaissance et de son amour, atteindre, toucher, embrasser et posséder Dieu, selon la meilleure façon qu'il se peut, comme un bien duquel elle est rendue propriétaire, par le don qui lui en est fait surnaturellement; il est aisé de conclure que la grâce ne rend pas en nous les Personnes incréées présentes en la manière de simples habitudes oisives, semblables à l'homme qui dort, lequel quoique raisonnable, ne produit aucun acte de raison. Elles ne sont pas encore présentes, seulement comme des charmes puissants ou des objets ravissants de nos opérations; mais elles y sont comme actuantes, comme efficientes, comme appliquantes et comme dirigeantes nos opérations, à l'imitation de ce que Jésus a dit : Mon Père opère toujours, et moi avec lui (1).

 

J'abrège, autant que je le puis, bien que très à contre-coeur, mais je n'ai vraiment pas le droit de supprimer tout à fait ces préludes, que plus d'un trouvera d'abord un peu difficiles (2). Il est si important et si bienfaisant d'exorciser l'illusion néfaste qui fait de la théologie mystique une je ne sais quelle protes sine matre creusa, une science séparée, de luxe, comme l'héraldisme, alors qu'elle est l'épanouissement normal, rigoureusement logique, de la théologie proprement

dite. Le mihi vivere Christus n'exprimerait-il donc l'idéal et la vérité que d'un petit nombre d'extatiques? Le baptême n'établirait-il la présence de la Sainte Trinité, que chez quelques contemplatifs du plus haut degré? Pour peu qu'on y réfléchisse, quoi de plus inconcevable que l'animosité sourde, parfois tapageuse, qui, depuis l'époque moderne divise trop souvent les théologiens et les mystiques, pour le plus grand mal des uns et des autres ! quoi de plus absurde

 

(1) La Croix, p. 447.

(2) Cf. aussi La Croix, p. 441

 

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que ce chien et chat, si l'on ose parler ainsi! Divisus est Christus ? Quel dommage enfin que le chef-d'oeuvre de Chardon, magnifique traité de paix entre les deux camps, soit resté si longtemps comme étouffé? Où s'arrête chez lui la part du théologien et du philosophe, où commence la part du mystique? Il vous répondra quand vous aurez dessiné cette même ligne de partage des eaux dans les écrits de saint Jean ou de saint Paul. Ou plutôt il a répondu, et dès sa préface : « Je ne partage pas la théologie scolastique d'avec la mystique », c'est-à-dire, l’Ecriture, les Pères et

saint Thomas, d'avec le pseudo-Denis, Suse et Tauler. Qu'on me permette donc de citer encore de lui une de ces « théologies » grandioses, de l'intelligence desquelles «  dépend» comme il le rappelle en termes exprès, « toute la connaissance des opérations mystiques (1) ».

 

Il y a deux Processions ou Productions des Personnes divines; l'une est éternelle, l'autre est temporelle ; celle-ci a un commencement, celle-là n'en a point ; l'une est immanente, l'autre se fait au dehors... L'une est appelée simplement génération ou production ; l'autre est appelée envoi ou mission. Et l'une et l'autre perfectionnent l'entendement et la volonté, la première de Dieu, la seconde de l'Homme. Celle-là est la raison éternelle de la production des créatures, et de leur sortie hors de leur cause ; mais celle-ci est le modèle de leur retour. En l'une, nous adorons Dieu comme le principe de notre être; en l'autre nous l'envisageons comme sa fin. La première a ses effets dedans les dons de la nature, elle fait une présence qui est commune à toutes choses bonnes et mauvaises ; et la seconde ne se communique jamais qu'avec les dons et les grâces surnaturelles avec quoi elle clôt le cercle de l'amour de l'adorable Providence, que l'autre avait commencé en Dieu, pour venir en nous; tandis que celle-ci commence en nous et se termine en Dieu.

 

Ce cercle, cette boucle de l'Amour, y a-t-il rien d'aussi beau dans les Pensées de Pascal?

 

La Production éternelle est l'origine de la seconde, ou plutôt la seconde n'est qu'une extension de la première. Je dis mieux :

 

(1) La Croix, p.441.

 

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la Production éternelle et temporelle n'est qu'une même production; la condition du temps n'ajoute rien de nouveau en Dieu, qui est immuable et plénitude de toute perfection. C'est seulement en la créature, qui est rendue participante, par un nouveau changement qui se fait en elle, de ce que Dieu est depuis l'éternité. C'est-à-dire que Dieu commence à produire en l'âme sainte les Personnes qui sont procédantes dans son sein auparavant toute éternité.

 

Les anti-mystiques sont en vérité de plaisants chrétiens, quand ils s'effarouchent de ce que présentent « d'extraordinaires » - c'est leur mot chéri - certaines confidences des saints. Eh! juste ciel! le dogme de la grâce sanctifiante ne

nous plonge-t-il pas dans un «extraordinaire» infiniment plus étrange, aussi vrai néanmoins que les dogmes des géomètres, sinon davantage; cette application de l'activité et de la fécondité éternelles à des créatures, le mystère de la Trinité se reproduisant en chacun de nous?

 

O puissance de la grâce ! 0 excès d'amour d'un Dieu, qui n'a point de bornes aux effets qu'il produit dans l'esprit de sa créature, à laquelle il ne cache et il ne réserve, de tous ses biens, quoi que ce soit qui puisse empêcher l'égalité qui doit être entre les véritables amants. Ceux qui s'aiment parmi les hommes, auraient bien la volonté, dit l'Ange de l'Ecole, de deux personnes n'en faire qu'une ; à quoi ne pouvant réussir sans la corruption de l'une ou de l'autre, ou de tous les deux, ils tâchent de s'unir ensemble, par quelque manière qui ait de la bienséance. Les forces de l'amour humain sont trop raccourcies, en comparaison de celles de la divine Charité, qui transforme la créature en Dieu de telle manière qu'elle l'abîme, en la déifiant, dedans la profondeur des perfections divines, où, ne délaissant point d'être créature, elle y perd pourtant son non-être, et, comme une goutte d'eau se confondant avec la mer où elle est engloutie, elle perd la crainte de devenir moindre.

 

« Perdre son non-être », perdre « la crainte de devenir moindre », c'est là tout le panthéisme, si ridiculement reproché à nos mystiques. Mais quelles formules !

 

Elle prend un être divin dans l'être de Dieu, en l'abîme duquel

 

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elle est submergée par la grâce, afin que, tout ainsi que Dieu est celui qui est..., elle dise : je suis par la grâce de Dieu tout ce que Dieu est par nature. Et que, par conséquent, par l'union qu'elle a aux Termes admirables des opérations éternelles, à savoir le Fils et le Saint-Esprit, qui sont envoyés pour être, non seulement comme les objets, mais encore comme les principes de ses connaissances et de ses amours, elle puisse dire avec l'incomparable Apôtre : « Je puis tout avec celui qui me fortifie », l'essence de son âme, ses puissances et leurs opérations, étant au milieu de l'essence et de la Trinité des Personnes divines, ainsi qu'une éponge pleine et remplie d'eau en toute sa capacité, flottant dans le sein d'une mer, dont toutes les dimensions de hauteur, de profondeur, de largeur et de longueur sont infinies.

 

Les initiés admireront l'insistance libératrice avec laquelle il répète cette distinction essentielle entre la présence divine objet et principe de nos actes surnaturels. Dieu n'habite pas en nous comme une statue sur un autel : il est l'autel aussi bien que la statue ; il ne s'offre pas seulement à notre connaissance et à notre amour : il est notre connaissance elle-même et notre amour. En nous, par nous, avec nous, il se contemple et il s'aime. Ce ne sont pas seulement les puissances de notre âme, ce sont nos opérations qui flottent dans le sein de cette mer. Qui a entrevu ce miracle de pénétration activante, si l'on peut dire, a la clef de toute la mystique. La passivité ne lui est plus un scandale, pas davantage une prime à la paresse. Vie passive certes, puisque Dieu agit en nous plus que nous ; active néanmoins, suractive même, puisque l'activité divine s'ajoute, se mêle en quelque façon à la nôtre.

 

Quel ravissement d'avoir Dieu au dedans de nous-mêmes, dans le plus profond de notre intimité, ruisselant en abondance et se répandant, si je l'ose dire, dans toute l'étendue de l'âme, jusques dedans ses puissances et ses facultés, sans rien détruire, afin qu'elle soit participante de la Société divine, afin qu'elle entre par imitation en la condition naturelle de Dieu tout-puissant, et afin qu'elle soit étreinte et embrassée de la plénitude de la Divinité. Et comme si ce n'était pas assez, pour être tout ensemble perfectionnée et secourue, ennoblie et fortifiée, en son entendement

 

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et en sa volonté, à produire des effets généreux, qui aient une élévation conforme à sa nouvelle condition, et proportionnée à la grandeur du mérite de celui que la grâce rend présent.

 

C'est ainsi que les « Missions invisibles des Personnes divines, par conformité aux deux visibles » - L'Incarnation et la Pentecôte, -

 

font que Dieu est à nous et que nous sommes à lui, qu'il nous tient et que nous le tenons ; qu'il nous embrasse et que nous l'embrassons... Mais, par dessus tout, qu'étant principes d'opérations en nous, il faut ensuite qu'elles fassent que nous nous avancions continuellement et que nous changions d'état, dedans les plus éminents degrés de la perfection.

 

Par où est maintenue la prééminence des hauts contemplatifs sur les « imparfaits » ; et, tout ensemble, démolie cette sorte de fossé que certains imaginent entre les cieux états.

 

Car il faut savoir que ces admirables Missions, comme principes d'opérations surnaturelles,... font que la Grâce ne demeure point oisive, mais qu'elle prend de l'agrandissement, qui vient quelquefois à croître jusqu'à un tel degré, que l'âme est dite changer d'état, se faisant en elle une sorte de nouveauté de la Grâce, dedans une éminence qui l'élève, sans comparaison, au-dessus de sa première sanctification... A mesure qu'elle fait du progrès en l'augmentation de la Grâce et de la divine Charité, les mêmes Personnes divines y sont de nouveau produites, elles commencent de lui appartenir, avec des droits et des prérogatifs singuliers qu'elle n'avait pas auparavant.

 

Des changements d'état, des prérogatives singulières, « une sorte de nouveauté en la Grâce »; mais toujours les mêmes « Missions ». D'où il suit que cette sublime doctrine, dernière raison des expériences mystiques, au sens le plus

étroit du mot, l'est aussi de toute expérience religieuse et de toute vie chrétienne.

 

Cette vérité des Missions divines est un des plus puissants motifs d'avancement spirituel, entre tous ceux que l'on a coutume de proposer, pour exciter les commençants, encourager les profitants et confirmer les parfaits ; parce qu'il tient toujours

 

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l'âme soigneuse de son progrès, éveillée à produire sans cesse des actes plus forts et plus fervents de toutes les vertus, afin que, croissant en la grâce, ce nouvel accroissement amène Dieu de nouveau en elle, pour une demeure qui a plus de présence, pour une union qui a plus d'adhérence, et qui a d'autant plus d'élévation qu'elle a plus d'intimité, plus de pureté et plus de vigueur (1).

 

Cette union vient quelquefois à croître en certains esprits, à se resserrer si fort

 

que l'on n'y discerne presque plus rien d'humain... Ils meurent à toute l'affection et l'opération humaine, ils sont si parfaitement possédés de l'esprit de Dieu, liquéfiés, résouds, unis et déifiés en lui, que l'adorable Trinité est plus vivante, plus opérante, et plus agissante dans eux qu'eux-mêmes dans eux-mêmes.

 

 

Mystère deux fois « inexplicable », « compris », néanmoins « dans les secrets des propriétés de la Grâce (2) ».

 

§ 5. - Le « poids » crucifiant des « Missions divines ».

 

Ces principes posés, Chardon n'aura plus d'autre objet dans les derniers chapitres de son livre, que « l'application des Missions invisibles des Personnes divines aux Croix spirituelles ».

 

Après des vérités si chrétiennes, il est assez facile de conclure que les Croix spirituelles, étant des effets de la grâce, ne séparent pas de Dieu... La grâce ne prenant de l'accroissement dans l'âme sainte qu'à mesure qu'elle acquiert plus de pureté, (et) les Personnes divines ne faisant leur demeure en elle qu'en proportion que la grâce y a plus de radication et de possession, il est aisé de voir que les croix spirituelles, étant des moyens si puissants pour purifier l'esprit, elles seront aussi des aides pour attirer avec d'autant plus de perfection les Missions des Personnes divines, et de leur faire prendre une demeure d'autant plus intime que les croix seront plus affligeantes, et auront causé plus de séparation. Ce qui fait qu'elles sont des moyens bien plus

 

(1) La Croix, pp. 45o-457.

(2) Ib., pp. 464-465.

 

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propres que les consolations, pour insinuer Dieu dans la plus secrète et profonde capacité de l'esprit.

 

On parle donc « avec beaucoup d'impropriété », quand « on appelle les croix spirituelles des absences de Dieu ». Elles ne nous séparent que de ce qui n'est pas lui, à savoir des « grâces et des lumières sensibles ». « Tous les excès d'ardeurs, qui, de la volonté, s'étaient comme débordés, à guise d'un fleuve qui sort de son lit avec  insolence, sur la partie inférieure, par inflammations, élancements, douceurs

et autres ferveurs expérimentales », sont ramenés, par les désolations intérieures, et « recueillis dans leur centre, afin de n'avoir plus d'action que pour le Créateur ». Le fleuve rentre dans son lit; la tendresse de la dévotion se trouve « transformée toute en force d'amour ».

 

Puisque l'amitié parfaite se dépouille du propre intérêt et que les douceurs qui naissent de l'exercice de la tendresse, ont leur expérience dedans la chair, par un effort digne de la noblesse de sa source, (l'âme) ramasse toutes les flammes dispersées en toutes les puissances animales, pour les rallier en la partie supérieure,... où est la volonté, et va convertissant les tendresses en forces, les douceurs en rigueurs, les affections sensibles en impressions déiformes (1).

 

Mais non, ce ralliement, elle le subit plus qu'elle ne le commande, se laissant dépouiller par Dieu, qui ne veut pas que « son affection s'attache à quoi que ce soit qui ne soit point lui ».

 

De crainte que l'usage trop fréquent... de ses consolations n'arrête son inclination,... il lui suspend le ruisseau, pour la faire soupirer avec plus d'ardeur à la source. Il cache le rayon, pour lui donner plus d'adhérence au soleil, dedans la roue duquel, sans qu'elle en fasse expérience, il la tient cachée. Il lui soustrait ses grâces, pour se donner lui-même.... Cependant, il s'insinue doucement, en se faisant maître de toutes les attentions de ses puissances, afin de la rendre jouissante du Bien unique et

 

(1) La Croix, pp. 471-476.

 

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nécessaire, que l'on ne doit aimer qu'avec la même  solitude, qui sépare de toutes choses la souveraineté de son être (1).

 

Forcé de me réduire à ce qui me paraît l'essentiel de la doctrine chardonienne, je dois laisser de côté, dans l'analyse du IIIe entretien, des chapitres entiers où le métaphysicien passe la plume au directeur spirituel ou au moraliste. Voici néanmoins, sur les contre-coups physiologiques du mystique travail que poursuivent en nous les « Missions » du Verbe et du Saint-Esprit, quelques observations fort curieuses, qui ne nous écarteront pas trop de notre sujet. Il s'agit de ces tentations impures qui obsèdent souvent les contemplatifs.

 

Après que Dieu a retiré les aides sensibles de ses grâces des âmes qui lui sont fidèles, il permet qu'elles demeurent ainsi nues dans leur propre vide.

 

Au lieu de ces ferveurs délicieuses, par où il les avait d'abord « ravisamment touchées » et gagnées, il ferme « la porte de ses caresses » et, « qui plus est, il les expose honteusement à toutes les injures des tentations ».

 

Pauvres âmes faméliques, qui sont assises entre deux tables servies de toutes sortes de viandes, sans oser pourtant s'avancer d'y toucher. Car, pour les délectations sensuelles, elles y ont renoncé,

 

pendant ce noviciat de consolations, qui les a dégoûtées des voluptés de la terre;

 

et, pour ce qui regarde les délectations spirituelles, elles n'ont garde d'y porter la main, puisque le Souverain, qui en est l'adorable et le très sage dispensateur, les tient suspendues au-dessus de tout leur pouvoir.

 

Mais voici que, par un automatisme presque fatal, la nature « abandonnée seule » leur fait sentir

 

quelques effets des dérèglements, que la ferveur passée tenait comme liés et mortifiés, (allumant) en la partie concupiscible des

 

(1) La Croix, p. 149.

 

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ardeurs de chercher au dehors, parmi le divertissement des créatures, quelque lénitif au tourment plein d'angoisses qu'elles ressentent.

 

Revanche, d'ailleurs, impossible, leur volonté profonde ne pouvant plus se déprendre de son unique objet, lequel cependant

se cache et se réserve, de manière qu'elles sont contraintes d'endurer tout à la fois.... et la peine de désirer ce que leur acquiescement refuse d'un côté et ce que la volonté de Dieu suspend de l'autre, et le tourment de souffrir le sévèrement de tous les deux.

 

N'admirez-vous pas, non seulement la profondeur et la sûreté de ces analyses, mais aussi les chastes délicatesses de la plume qui les conduit? Piny, qui a traité le même sujet, comme nous le verrons bientôt, paraît bien maladroit, bien rude auprès du P. Chardon, qui pourtant le devance de près de trente ans. La souffrance de « désirer ce que leur acquiescement refuse », comme c'est bien dit ! Ce qui suit est plus curieux et va très loin.

 

Le Ciel pourtant, qui, en ces épreuves, ménage le bien de sa créature, fait que, pendant que l'âme est pressée de disettes, la chair reprenne ses forces, que la dévotion sensible avait beaucoup affaiblies, principalement quand les influences de l'esprit et les regorgements de la grâce se sont déchargés avec véhémence. Car alors la nature s'est affaiblie, les forces se sont diminuées, les esprits se sont consumés et les humeurs en sont demeurées altérées aussi bien que le coeur, où l'impétuosité chaleureuse des désirs a fait comme bouillir le sang vital. C'est pourquoi le Saint-Esprit, maître de la discrétion, tempère l'ardeur de ses effusions, il modère les feux de ses ferveurs, il jette de l'eau sur les brasiers du zèle, il arrête le cours au flux des grâces sensibles, il intercepte les rayons de ses divines lumières. C'est à dessein que tout l'homme reprenne des forces, pour être, par après, plus disposé aux opérations suréminentes, auxquelles cet état de suspension sert d'acheminement (1).

 

(1) La Croix, pp. 521-522.

 

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Les théoriciens profanes de l'expérience religieuse, tous ceux qui flairent sous toute prière un je ne sais quoi de vaguement voluptueux, sinon de morbide, ne sauraient trop méditer ce grand passage : le philosophe de l'impérialisme encre autres, M. le baron Seillière, pour qui mysticisme est synonyme de luxure. Ainsi, la désolation spirituelle nous serait deux fois bienfaisante; d'abord et directement, parce qu'en nous mortifiant, elle ouvre aux ruisseaux de la grâce les profondes retraites de l'âme; ensuite, et indirectement, parce qu'elle empêche nos facultés « animales » de gêner, par une surexcitation trop absorbante et débilitante, le travail tout spirituel des «Missions divines». La désolation « acheminement » aux hauts états spirituels, et, en même temps, régime tonique, cure de montagne, qui donne au corps la force de porter ces hauts états. Qu'il se rencontre des malades parmi les contemplatifs les plus authentiques, nous ne songeons pas à le contester. Chardon veut dire simplement que les « opérations » divines, loin d'altérer nos organes, s'accommodent mieux de leur équilibre normal. Mens mystica in corpore sano. Prise en elle-même, la contemplation, comme aussi bien toute expérience religieuse dans ce qu'elle présente de proprement religieux, ne relève aucunement de la médecine; ou plutôt elle n'en relèverait qu'à titre de remède si l'on trouvait jamais la recette de l'initiation mystique. C'est ainsi que, dans l'ordre naturel, le Stagirique a entrevu la valeur thérapeutique et purgative - catharsis - de la poésie. Rien de moins frénétique et de moins fiévreux, rien de moins voluptueusement sensible, de plus sain, de plus bracing, comme disent les Anglais, que le pur enthousiasme des poètes. Un des maîtres de l'esthétique, John Keble, n'a-t-il pas donné pour titre à ses prélections d'Oxford sur la poésie : De Poeseos vi medica? (1).

Cure de montagne, en effet, où l'on se façonne à se mépriser et à ne plus respirer que Dieu.

 

(1) Cf. Prière et poésie. Paris, 1926, pp. 177-207.

 

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Tout état lui est séant, toute condition sortable. Tout traitement, pour si rude qu'il puisse être, lui semble agréable. Elle vient à faire si peu d'estime de sa personne, que les plus grands abaissements où la Providence l'a réduite, ne sont point arrivés à la profondeur du mépris qu'elle croit avoir trop justement mérité (1).

 

Sa « droite intention » se purifie et se déifie. Elle s'établit sans partage dans un amour dont les racines ne plongent plus dans la nature.

 

Je veux que l'amour naturel ait quelque convenance avec le surnaturel, quant aux effets qu'il produit en la portion animale, et que, de ce côté-là, on ait de la peine à faire le discernement de l'un avec l'autre (2); ils sont pourtant fort dissemblables quant à l'intention. Parce que l'amour de Dieu a trop de pureté et d'élévation pour s'arrêter dans la nature,... au lieu que l'autre y est inséparablement attaché. Cette nature est le centre sur lequel roulent, se tournent et se réfléchissent tous ses mouvements, afin de la satisfaire aux exercices de l'oraison, en l'usage fréquent des sacrements et aux pratiques de vertu, par les douceurs spirituelles. Ce qui se manifeste avec trop d'évidence, lorsqu'elles viennent à manquer : parce que l'esprit, qui se cherche soi-même, se tue de tristesses, et se mine par les inquiétudes ennemies de la constance, qu'expérimentent les coeurs remplis d'une charité désintéressée. C'est ici où l'intention est rendue droite, pure et parfaite, parce que ce sévrement purifie l'oeil intérieur des bonnes âmes, (et) le rend très simple, pour ne pouvoir plus regarder en toutes leurs oeuvres, leurs emplois, pensées, lumières, attraits, impressions ou privations surnaturelles, que la plus grande gloire de Dieu, avec un divertissement absolu et une maîtresse suspension d'application à tout autre objet qui les puisse distraire. De manière que, par un regard très simple, elles ordonnent et dressent toutes choses à Dieu et pour Dieu (3).

 

(1) La Croix, p. 523.

(2) Pour mesurer le progrès constant qu'a fait la philosophie de la prière, pendant la magnifique période où no us sommes, que l'on compare ces quatre lignes aux règles de saint Ignace sur le discernement des esprits.

(3) Chardon ne veut pas dire que le pur amour soit incompatible avec les douceurs sensibles, mais seulement que celles-ci tendent d'elles-mêmes à occuper, sinon à absorber, l'attention et le souci de qui les éprouve. Il y a là des nuances que le P. Piny précisera plus mieux.

 

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La désolation, chemin royal vers le pur amour et l'union mystique :

 

Pendant qu'elle se sent accabler, sous le pesant fardeau de la main de Dieu, elle réveille toutes les puissances sur lesquelles elle a pouvoir de commander; elle ramasse toutes ses pensées, tous ses désirs, tous ses desseins, tous ses amours, et toute sa vertu, pour les transmettre et tout son être par un très simple écoulement affectif, au delà de toute distraction, à l'abri de toute inquiétude, dans le sein de celui, en la présence duquel, elle perd le souvenir, l'attention et le respect de tout ce qui n'est pas lui.

 

On voudrait souligner au passage toutes ces formules plus heureuses, souvent plus neuves, les unes que les autres. Jamais ces deux sciences ennemies, la métaphysique et l'éloquence, ne furent attelées à un même joug avec une pareille maîtrise. Et quel joug magnifique, la description du pur amour!

 

 

L'intention en cet état... devient divine, et non tant divine que déiforme, déifiée et transformée en Dieu, et opérante cette transformation en toutes les choses qu'elle touche ; - comme ferait la poudre de projection, sur les sujets qu'elle convertit en or - en toutes les puissances qu'elle applique, en toutes les actions qu'elle règle, et en tous les sujets où elle est unie, qu'elle rend insensibles à tout attrait, excepté celui qui fait désirer l'amour du Souverain Bien, avec la séparation de tout ce qui retient encore quelque mélange de qualités et de conditions ennemies de la Pureté souveraine.

 

Au milieu d' « un millier de détresses », on se repose dans la volonté de Dieu, tenant doucement la pensée arrêtée, non tant encore sur ses décrets comme sur elle seule ». On n'aspire plus « après les douceurs des consolations », mais après « le Dieu des douceurs des consolations ». L'étape de la résignation proprement dite est dépassée, car se résigner c'est encore s'occuper de soi.

 

On ne reçoit plus les croix, comme des sources d'afflictions, mais (comme) la présence du Dieu vivant, d'autant plus intime,

 

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plus pénétrante, plus unissante et plus transformante qu'elle a moins de mélange et plus de pureté.

 

« Evanouissement de toutes choses », hors la divine présence.

 

Les exercices ne contentent que parce qu'ils cherchent Dieu et cette recherche dérobe à la droiture de l'intention ses propres exercices, avec leurs circonstances de douceur et d'amertume, de plaisir et d'ennui.

 

Tous nos maîtres du XVII° siècle parlent ainsi, On dirait vraiment d'une ligue contre La Rochefoucauld.

 

L'on demeure de telle sorte privé de sa propre volonté, que le divin plaisir prend sa place, par une maîtrise et autorité générale, à laquelle elle se laisse ravir, sans lui permettre de se posséder et de jouir pour un moment seulement, ni de soi-même, ni de quoi que ce soit qui la touche, qui l'environne et qui la regarde. Toutes choses s'évanouissent en la présence de Dieu, devant lequel les créatures les plus pures et les plus élevées n'ont point d'être, de considération, de poids, d'attraits, de vertu ni de charmes. Les objets des sens font aussi peu d'impression sur l'esprit, comme s'il était privé de puissances qui en fussent capables. Ce qui fait que, durant les plus violents assauts avec lesquels on est sévèrement secoué, l'on a tout autant de constance en l'union de Dieu, comme si toutes choses étaient réduites au néant, et que Dieu seul avec l'âme sainte seule demeurassent en être.

Et, par ainsi, quand l'on oit, l'on n'entend pas; quand l'on voit, l'on ne voit pas. Toutes les formes et les images n'excitent ni l'attention ni la considération.

 

 

Recueillement très simple, où l'on trouve en Dieu, « et soi-même et toutes choses »,

 

non dans cette diversité et multiplicité qu'elles ont en leur être particulier et limité, qui cause la distraction, la dissipation et l'épanchement; mais en la simplicité, unité et pureté, qui fait que tout est uni à Dieu par sa propre raison et par sa propre forme, qui le rend infiniment éloigné, distant et séparé de tout, et très recueilli et très intime en soi-même.

C'est ainsi que l'on devient divin et déiforme, pour n'avoir plus

 

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de vie que celle de Dieu; de connaissance et d'amour que de lui. C'est ici où l'on tonnait le néant de toutes choses.

 

Eh! quoi! n'est-ce que cela! Nul besoin, dira-t-on, des lumières mystiques pour reconnaître le néant de tout? Mais non, il ne s'agit plus de cela

 

A proprement parler, ce n'est pas tant une connaissance de cet anéantissement, comme l'ignorance entière de l'être de tout ce qui est créé. L'on contracte ce non-savoir, dedans une lumière surnaturelle très pure, qui surpasse tous les sens, avec lesquels elle ne peut avoir d'alliance ou de proportion, et par-dessus la raison même.

 

« Dans ce vide de tout ce qui est sensible et de ce que saurait atteindre la raison..., l'âme apprend que Dieu est tout, et par conséquent que tout le reste n'est rien »;

 

Cette vérité est la principale... de toute la vie suréminente, et le haut étage de la contemplation, que l'on apprend à ses dépens,

 

c'est-à-dire dans la désolation,

 

parce que, quand l'âme sainte vient à ne faire plus d'épreuve de la présence de Dieu, ni de ses grâces, ni de ses aides, en elle-même, et, se voyant si débilitée et affaiblie qu'elle ne peut rien faire ni produire pour Dieu, elle commence de connaître comme Dieu est tout.... et qu'universellement hors de lui il n'y a rien. Le seul souvenir ou vue de ce tout (1), dans lequel elle ne fait plus d'expérience d'elle-même ni de ses puissances, ni des dons, des aides et des faveurs, dont, jusqu'à présent, on l'a rendue jouissante, fait en elle cette suréminente oisiveté, et ce très haut et très profond silence, que le grand saint Denis veut que nous adorions en Dieu; pour la réduire à la parfaite pauvreté d'esprit, à l'état de pure dépendance et de simple capacité, dedans le vide et dedans le dernier épuisement de tout ce qui est humain.

 

Il est bien évident que nous pénétrons ici dans le Saint des saints. La grâce baptismale, la Présence active et pesante de Dieu, les « Missions » du Verbe et du Saint-Esprit ne

 

(1) Vue amoureuse; acte et état du pur amour, comme Piny l'expliquera mieux tantôt.

 

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conduisent que rarement à de tels sommets; l'essentiel est qu'elles y tendent, et par la voie des croix intérieures. Dans la plus humble prière, s'ébauche « l'expiration mystique »,

 

la mort générale, de laquelle dépend la pleine et entière victoire qu'emporte le pur et parfait amour, où l'on rend l'esprit à Dieu, afin qu'il soit transformé en son esprit, qui sera désormais le principe de sa vie et de ses opérations, ou plutôt, qui sera lui-même sa vie ou son opération, pour parler en termes des maîtres de la Théologie Mystique. Cette expiration de l'âme la met en une très haute abstraction d'esprit, elle l'élève non seulement au-dessus des sens, et au delà de l'entendement,... mais en l'effort qu'elle lui fait faire de surpasser par le vol, c'est-à-dire par le transport de son amour, tout ce que la créature peut comprendre dans son ordre, elle la met reposer dans le bien - dont la circonférence ne se peut mesurer - avec autant de tranquillité qu'un enfant en a, sommeillant dans le sein de sa mère, au soin de laquelle gît toute sa Providence (1).

 

Lu dans le texte même, et non plus rétréci et défiguré par nos analyses, je crois que ce chapitre émerveillera les savants, comme aussi bien la fin de l'ouvrage. Car nous voici en plein mystère. Pour moi, à qui ces régions sont peu familières, j'admire surtout, et l'humaine pitié et la prestigieuse souplesse avec lesquelles Chardon adapte au besoin des âmes les plus chétives ce que le mysticisme spéculatif présente de plus ésotérique. A travers les obscurités de cette orchestration métaphysique, on discerne toujours, comme une mélodie lumineuse et apaisante, la certitude fondamentale : la grâce est principe de croix; le vrai lieu de la contemplation ici-bas, ce n'est pas le Thabor, c'est le Calvaire.

 

On voit assez que cet état de désolation conspire pour faire l'intention droite, pure, déifiée et déiforme... Elle est d'autant plus séparée du mélange des créatures, que l'amour-propre en est entièrement détaché, que la recherche de l'intérêt particulier en est bannie plus absolument. Elle contient d'autant plus de douceur qu'il ne se fait rien sentir en elle qui ne soit divin,

 

(1) La Croix, pp. 525-53o.

 

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et donc rien qui reste accessible à nos puissances de sentir; tous les désirs « se trouvent unis au centre du bon plaisir de Dieu; c'est là où ils viennent se fondre, se résoudre, s'écouler, et puis après se transformer », comme « les métaux

fondus prennent la forme des moules où ils sont jetés..., la totalité de l'affection humaine s'écartant de soi et se transmettant entièrement en la volonté souveraine de son Créateur ».

 

Il leur suffit qu'elles aient Dieu pour elles, et qu'il occupe lui seul le vide,... que ses consolations, ses lumières... remplissaient auparavant. Elles s'estiment d'autant plus heureuses, au milieu de leur disette, que, dedans cet épuisement, ce leur semble, des effets de Dieu, il y a plus de Dieu même.

 

La désolation, plus elle les appauvrit et simplifie, plus elle les remplit de Dieu.

 

Nous appelons une chose simple, qui ne saurait admettre rien d'étranger en soi, qui ne sait que c'est de mélange et de composition.

 

Les joies de la dévotion sensible sont encore quelque chose d'étranger à l'âme profonde, et de là vient que « Dieu, qui est très simple, se transmet facilement dans les pauvres d'esprit; et la simplicité d'esprit donne à l'homme sa prochaine et dernière disposition pour s'écouler et se transformer en Dieu (1) ».

 

§ 6. - La catharsis « déiformante ».

 

Chardon nous l'a déjà dit : tout ou tard, il faut bien que la philosophie abdique ses curiosités, s'incline, se taise devant le mystère de la grâce habituelle. « Quoique la scolastique soit la gouvernante de la mystique, elle ne laisse pas enfin de se complaire en son aveuglement », c'est-à-dire de suspendre ses recherches, pour accepter, les yeux

 

(1) La Croix, pp. 531, 532.

 

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fermés, des certitudes qui la dépassent et que lui imposent, d'une part le dogme révélé, d'autre part l'expérience constante des saints. Mais cette heureuse capitulation, notre incomparable métaphysicien - la métaphysique même -

est bien décidé à la retarder le plus possible, bien décidé à épuiser, pour ainsi dire, jusqu'à la dernière goutte, ce que la théologie mystique renferme d'intelligible, d'explicable. C'est ainsi que, pour ne rien laisser au mystère de ce qu'il peut lui enlever, il consacre les derniers chapitres - et les plus sublimes peut-être de son livre - à suivre jusqu'au seuil extrême de la Grande Ténèbre, l'action dépouillante des Missions divines sur nos facultés spirituelles. Il est assez facile, dit-il au commencement - et ce « facile » a déjà pour nous quelque chose d'étourdissant -,

 

il est assez facile de voir comment toutes les puissances intellectuelles et animales demeurent comme englouties et absorbées par le dessein secret que Dieu prétend dans la conduite que nous avons considérée aux chapitres précédents;

 

et dont, nous essaierons désormais de décrire le mécanisme psychologique ;

 

les animales, afin qu'elles ne s'émancipent pas, par les passions déréglées de la partie irascible et de la partie concupiscible; et, quant aux spirituelles, elles deviennent tellement purgées, éclairées, élevées et perfectionnées, qu'il n'y reste plus rien qui les puisse distraire, ou retarder de se rendre aux charmants attraits de la vie suréminente (1).

 

Bref, il va étudier comment s'opère, dans la mémoire, dans l'entendement, dans la volonté du contemplatif, cette catharsis déiformante.

 

Les premières impressions se font sur la mémoire, dans laquelle il se répand une lumière très simple, très unie, très égale et très paisible, qui fait en elle comme un air serein, que les rayons plus vigoureux du soleil ont nettoyé de vents, de vapeurs, de brouillards, d'exhalaisons, de nuées et d'autres semblables

 

(1) La Croix, p. 535.

 

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impressions...; ce qui fait que, lorsqu'on s'applique aux choses divines, la mémoire se trouve purgée de toute image étrangère, balayée et nette de toute espèce dissemblable à la pureté du principal objet, qui détient le cours et l'exercice de la contemplation.

 

Entendons-le bien : il ne veut pas dire que cette purification balaie d'abord et nécessairement ce que nous appelons les « distractions », les images profanes, importunes, qui, d'elles-mêmes, tendent à nous faire oublier la présence divine. Non, celles-ci demeurent, le plus souvent, pour le plus grand bien du contemplatif. En le mortifiant, en paralysant chez lui la fécondité des pensées proprement pieuses,

elles facilitent le travail divin de la catharsis (1).

 

La mémoire est l'un des plus puissants ennemis de la contemplation. Elle mêle la distraction,

 

même et surtout pieuse,

 

et la confusion, dans l'unité nécessaire en laquelle consiste la très bonne part de Marie. L'entendement donc se trouve beaucoup soulagé;

 

non pas, répétons-le, quand il est débarrassé des distractions, au sens ordinaire du mot, mais quand

 

la mémoire est réduite jusqu'au dépouillement et à la pure nudité dans laquelle, ne voyant autre chose que le souvenir de Dieu, en

 

 

(1) Ici un joli paragraphe sur la mémoire, considérée, même dans l'ordre naturel, comme un fléau. « Une ruche... ou... un pigeonnier, dans lequel on a ménagé une grande diversité de demeures... La mémoire est le magasin, où sont réservées les espèces des choses, que l'entendement doit connaître, en lui fournissant les sujets des riches saillies qu'il produit avec admiration. Néanmoins, il faut avouer que l'entendement n'a point de plus grand empêchement pour assurer son jugement que la fécondité d'une puissante mémoire : sa force et sa vigueur s'épuisent, en pensant trier de la superfluité et de la multitude ce qui est précisément nécessaire pour le dessein qu'il se propose. Aussi la rencontre d'une grande mémoire et d'un excellent jugement est estimée un très grand miracle de la nature. e P. 537. Le miracle est encore plus grand, il tourne même à l'impossible, à l'absurde quand il s'agit non pas de juger, mais de contempler. Il va sans dire qu'un mystique peut avoir une excellente mémoire, mais au cours d'une expérience proprement mystique, cette faculté se trouve réduite à un minimum d'activité.

 

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la présence duquel toute autre pensée moindre que lui s'évanouit, il n'a plus d'occupation qu'à cette présence. La vigueur de son attention n'est plus dissipée à chasser ce qui vient d'étranger, (et) il ne lui reste plus que l'étonnement de la grandeur de Dieu, qui se fait mieux connaître par soi-même que par les images qui le représentent,

 

et que par la réflexion que provoquent ces images. Mais ici je n'ose presque rien retrancher, tant me paraît merveilleuse l'aisance avec laquelle notre Chardon se meut dans la région crépusculaire, où se fait le passage de la méditation à la contemplation, de la connaissance rationnelle à la connaissance réelle. Je le pressentais depuis longtemps, mais jamais je n'ai mieux compris, que ce qui manque le plus aux ennemis de la mystique, c'est l'intelligence. Et quel grand style, à la hauteur d'un pareil sujet, souple et sublime tour à tour et tout ensemble!

 

Ce sont ici les ténèbres où la lumière incréée fait sa demeure, au milieu desquelles elle est vue plus à découvert. Jamais l'entendement ne fut plus disposé pour la recevoir que lorsqu'il s'est développé de toutes les autres lumières, qui s'évanouissent en sa présence,... tout ainsi que la clarté des autres astres est interdite à la vue de celle du soleil.

 

Il y a pourtant cette différence capitale,

 

que la lumière des autres astres ne saurait jamais nuire à celle du soleil, au lieu que celles-ci (les lumières de la raison) empêchent que cette lumière souveraine ne se fasse voir avec ses beautés,... parce qu'elles rebroussent la pointe et la vivacité de l'entendement humain.

Il est donc vrai que la diversité est principe d'égarement et la multitude, cause de dissipation, et que l'unité tout au contraire recueille et renforce. Cela se vérifie principalement au sujet de l'entendement créé, lorsqu'il pense porter sa vue dans les profondeurs inscrutables de la Divinité.

 

Mais la grâce le rendant « participant de la sainteté, qui sépare l'Être divin de toutes choses, pour le faire régner en sa simplicité souveraine » - Chardon associe constamment

 

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à l'idée de sainteté l'idée de « séparation », comme à l'idée de présence, l'idée de poids -

 

il arrive que, dedans le rétrécissement de son centre et de son vide, il connaît mieux la largeur incompréhensible de l'Immensité que, parmi les grands raisonnements et les lumières relevées qui semblaient dilater son sein. Il a plus d'approche aux grandeurs inaccessibles des perfections divines, par les extrémités de son abaissement, que par les élévations qui le ravissaient auparavant. Les ténèbres où il est lui font apercevoir les lumières éternelles plus à découvert que n'ont fait les illustrations passées, dont il est dépouillé. Et avec cette solitude d'espèces, de formes, d'images, de lumières, d'attraits, de pénétrations, de touches et de toutes autres impressions anagogiques, Dieu fait mieux connaître que c'est lui :

 

Prenez-y garde : la catharsis implacable, que décrit Chardon, ne respecte même  pas les lumières surnaturelles, les pénétrations, les touches, les transports, bref les consolations que nombre de spirituels nous présentent comme l'essence même de l'expérience religieuse. Les « lumières » dont nous parle un P. Poulain, par exemple, et dont il fait le privilège des contemplatifs, sont proprement doctrinales, et, si j'ose dire, doctorales, traînant avec elles leur bagage coutumier d'espèces, de formes, d'images. Ils ne l'avouent pas en termes exprès, mais enfin, à les presser un peu, on sent bien que, pour eux, contemplation est plus ou moins synonyme de révélation, voire de vision. Philosophie discutable. Non et non, continue Chardon,

 

dans cette nudité toute pure, dans ce vide très simple, tous les désirs empressés de faire progrès en la connaissance des secrets de Dieu, de s'avancer en la science de ses Productions éternelles... se réduisent au néant. L'on ignore en cet état qu'est-ce que c'est que révélation, l'on ne se pique plus de transports et d'extases; l'on ne se soucie point de visions et d'apparitions.

 

Il ne blâme pas ces diverses grâces, mais il les distingue formellement, absolument de l'expérience proprement mystique.

 

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Parce que l'esprit connaît ici, par la lumière qui lui est à lui-même inconnue, que tout autre milieu pour connaître Dieu ne sert que pour le représenter moindre, sans comparaison, que ne fait cet état de nudité et de dépouillement, d'autant plus propre pour le manifester qu'il a moins d'éloignement et d'entre-deux, et qu'il a plus de pureté et d'élévation.

 

« Représenter », « manifester », expressions équivoques, et comment ne le seraient-elles pas, puisqu'il s'agit d'une connaissance ultra-notionnelle, indescriptible par définition.

 

La curiosité de l'âme meurt; sa démangeaison (doctorale) de découvrir de nouvelles beautés... ne la tourmente plus; ses regards n'ont plus rien de hautain, puisqu'elle les tient abîmés au centre de son propre vide, où elle trouve son Tout et son Rien. C'est sur ces deux considérations,

 

encore un terme équivoque : considérer ne veut pas dire ici réfléchir, méditer, mais toucher, sentir, réaliser,

 

qu'elle balance, comme sur deux pôles, ses mouvements, qui ne sont ni droits, ni en volute, ni circulaires, ainsi qu'auparavant, pour parler aux termes de saint Denis,... mais avec toutes les puissances et toutes leurs opérations, ils sont réduits en un très simple mouvement de trépidation, - tel qu'on dit être au firmament le plus haut de tous les cieux, qui est le siège du Dieu vivant et des bienheureux esprits, - entre ces deux admirations : Vous êtes mon Dieu, et je ne suis pas! ou bien: Qui êtes-vous et qui suis-je?

 

Deux admirations, qui, en réalité, n'en font qu'une, l'envers et l'endroit d'une seule et même expérience massive, d'un seul et même état : admiration qui entraîne « quelquefois » des consolations, « d'autant plus enivrantes que les épreuves qui les ont méritées ont été plus rigoureuses; que les puissances sur lesquelles elles se dégorgent ont été plus purgées, que le principe qui les verse sans mesure est plus proche et plus intime, et que l'union de laquelle à présent elles sont des marques a plus de serre et de force dans ses étreintes ». « Quelquefois », mais non pas toujours.

 

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Ce n'est pas que, nonobstant cet évanouissement d'espèces et d'images en l'entendement, Dieu n'y suspende aussi quelquefois la connaissance de sa présence. Ce qui jette l'esprit en de plus rudes peines que jamais, puisqu'il est contraint de vivre parmi les ténèbres, comme qui serait dedans une basse fosse, abandonné de tout secours, sans savoir comment est disposé le lieu où il demeure, comment et par quelle manière il y est entré, et quelles sont les issues pour en pouvoir sortir. Ce n'est pas qu'il cherche d'en sortir ni qu'il le demande, ni que pour cela il souffre aucune inquiétude, parce qu'il a trop de résignation, l'extrémité de sa peine s'accordant avec la tranquillité de la paix dont il jouit, à l'imitation des âmes du Purgatoire, dont cet état... est une copie très parfaite.

 

On chercherait en vain des louanges qui égalent ce miracle de description :

 

Il se voit pourtant quelquefois comme qui serait suspendu dans une nuée épaisse et ténébreuse, enchâssée dans un vide, entre deux airs éclairés de deux grandes lumières, dont celle qui est au-dessus excède sans comparaison celle qui donne de la clarté à l'air qui est au-dessous, et celle-là serait d'autant plus éclatante que Dieu surpasse par la lumière qui lui est propre toutes les autres lumières émanées de lui.

 

Enchâssée donc dans un vide, entre la lumière divine et celle de la connaissance rationnelle ;

 

et néanmoins il serait empêché, par la résistance opaque de ce chaos dans lequel il est enveloppé, de jouir de la beauté et de l'éclat de l'une et de l'autre lumière. Parce qu'ayant expérimenté que les connaissances dans lesquelles il a fait de très avantageux progrès, au passé, par les formes et les images, et que tout ce que l'on peut penser de Dieu à leur aide, par l'entendement humain, a une dissemblance infinie d'avec la vérité qu'elles cachent et qu'elles ne font que représenter; il aime mieux demeurer parmi les ténèbres et l'obscurité;... ce qui fait qu'il tombe dans une étrange ignorance de Dieu. Car de monter dans cette lumière, où, d'une manière incompréhensible, (Dieu) se fait connaître, il n'y est point attiré. Il dédaigne aussi de descendre dans l'autre, disant avec l'Épouse sainte : J'ai lavé mes pieds, je ne les saurais souiller; je me suis dépouillé de ma tunique, je ne saurais la reprendre. Je ne veux point d'image, je veux le Bien-Aimé. Je

 

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suis sortie de l'enfance et du maillot, des langes et des bandelettes; je ne suis plus petite et jeunette. Ça, qu'il me baise d'un baiser de sa bouche, à faute de quoi,, s'il ne me fait cette grâce, je persévérerai de me rendre dédaigneuse, aimant mieux de demeurer assise dans le vide de ma pensée, dans l'épuisement de ma conception et dans l'anéantissement de mes opérations, en la présence de la très glorieuse Divinité qui se rend inconnue et cachée, et qu'il se vérifie de moi que la lumière, ayant éclairé parmi les ténèbres, n'a pas été aperçue ni comprise par les ténèbres!.

 

Dans ces états suréminents, toutes les puissances de l'âme « et leurs opérations sont ramassées, recueillies, resserrées et unies sans diversité d'images, sans multitude de formes, sans raisonnement, sans discours, à la vérité », ou, pour parler plus exactement, à la réalité « nue et simple », à la présence de Dieu. « L'on connaît Dieu, en cet état », d'une connaissance exclusivement réelle et où ne se mêle, pendant l'expérience même, aucune connaissance rationnelle, « non par manière... d'affirmation, d'agrandissement, d'addition et de multiplication », comme font les philosophes, mais

 

par manière de soustraction, de négation et d'évanouissement de toute pensée affirmative, et de tout concept positif de ses grandeurs.

 

(1) La Croix, pp. 537-542. J'ai honte d'ajouter une précision minuscule, mais indispensable ; je veux dire de traduire en prose les termes poétiques de Chardon. Le « dédain » dont il parle ici, est purement métaphorique; il n'est pas immédiatement volontaire, il ne suppose, de la part du contemplatif, aucune exclusion effective. On ne a' dit pas qu'ayant entrevu la possibilité et les délices d'une connaissance plus haute, ou renonce désormais à la connaissance commune, en d'autres termes, à toute méditation. Non. L'épreuve de ces âmes consiste précisément en ceci que, pour l'instant, leur sont également impossibles et la contemplation savoureuse et le travail méditatif. Pas de choix, pas de dédain. On dédaigne la méditation en ce sens que l'on accepte sans murmure l'impuissance de méditer. C'est ainsi qu'il faut comprendre, je crois, telles autres phrases de Chardon : « En ce haut étage de la contemplation, l'âme sainte méprise toutes les images qui sont du ressort de la raison, afin d'arrêter fixement sa vue sur la lumière divine ». (P. 543.) Ou encore : « Elle jette là le noyau, quand elle a trouvé l'amande; elle méprise la vague, après qu'elle en a tiré la perle. » (P. 544.) Ce n'est pas l'âme profonde qui se fixe sur la présence, et qui s'unit à elle; c'est Dieu lui-même, c'est l'activité des Missions divines qui la fixe, qui l'unit. Elle dépasse la connaissance rationnelle, elle ne la méprise pas. Et tout au contraire, il est normal que la méditation prépare et qu'elle suive la contemplation. Dès que le mystique veut nous communiquer quelque chose de son expérience ineffable, force lui est bien de recourir aux concepts et aux images.

 

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L'âme ne voit pas Dieu par sa propre espèce, ainsi que dans le ciel ; c'est d'une façon occulte, où elle apprend, non ce que Dieu est, tuais ce qu'il n'est pas. Elle le connaît en la sorte qu'il n'est pas tout ce que l'on peut penser, concevoir et comprendre de sa Majesté, soit par les images acquises, soit par les infuses, soit naturellement, soit surnaturellement. Ce qu'elle ne saurait si l'Esprit, dans le dernier effort de la contemplation, ne se trouvait enfin conjoint admirablement aux resplendissants rayons de la Divinité... C'est ce que l'on appelle aux termes de saint Denis : Sagesse folle, science ignorante, connaissance aveugle, lumière ténébreuse.

 

L'entendement étant ainsi « enfoncé dans une étrange ignorance de soi-même et de toutes choses », ayant ainsi perdu « tous les aides et tous les outils du ressort de la connaissance humaine »,

 

la volonté, dépouillée de toute sorte d'obstacles, se trouve non tant changée en inclination d'amour que transformée en ardeur actuelle du même amour, pour se glisser, s'écouler et être totalement en celui qui ne saurait être vu durant cette vie avec la (même) perfection qu'on le peut aimer; que l'on ne saurait connaître comme il se fait sentir, goûter et savourer; et que l'entendement n'est capable de toucher en sa propre forme (au lieu que) la volonté est digne de l'atteindre et de l'embrasser en lui-même (1).

 

En d'autres termes, il arrive un moment, dans ces hauts états, où la connaissance rationnelle, refoulée, exténuée par le travail purifiant et simplifiant des Missions divines, se trouve, provisoirement, mais totalement suspendue. C'est la

contemplation pure, expérience peu commune, en tout cas de peu de durée. Une connaissance, puisque le fond de l'âme s'unit à la présence du Dieu qui l'habite, mais une connaissance très particulière, puisque l'entendement n'y a point de part. Une connaissance unissante; non pas connaissance

 

(1) La Croix, pp. 342-345.

(2) Ne confondons pas ce que j'appelle « contemplation pure », avec « l'amour pur ». La première de ces deux expériences est infiniment rare, la seconde commune. Il est rare qu'on arrive à un dépouillement absolu des concepts et des images; mais pas n'est besoin d'une telle purification pour que l'on puisse atteindre, embrasser (Dieu) en lui-même  ; comme dit Chardon, et pour lui-même, comme va dire Piny. Il y a deux manières de connaître, il n'y a qu'une manière d'aimer. Pas d'acte d'amour qui, pris en lui-même, ne soit pur amour. Beaucoup plus rare, un état de pur amour; et encore plus rare un état pur de pur amour, c'est-à-dire, la contemplation pure. Bref, une connaissance qui ne se distingue pas de l'amour ; un amour, connaissant comme tout amour, même celui des imparfaits, peut connaître, connaît en effet; connaissant, c'est-à-dire possédant, connaissant en tant qu'il aime et possède.

 

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d'abord, puis union; on ne connaît que par le fait même que l'on est uni.

 

§ 7. - L'Ancien Testament et la Mystique de la Croix.

 

Métaphysicien, poète, moraliste, artiste même, j'ai déjà dit et, si je ne me trompe, j'ai assez montré qu'il a tous les dons. Mais jamais peut-être, la richesse de ce beau génie synthétique n'éclate avec plus de splendeur que dans les derniers chapitres de la Croix de Jésus, vastes, fresques bibliques, brossées avec une maîtrise extraordinaire, et qui renouvellent une fois de plus le thème unique du livre, à savoir que « les croix sont des moyens plus parfaits d'union que les consolations ». Comment, d'ailleurs, s'étonner que, non content d'approfondir les maîtres les plus sublimes - le pseudo-Denis, par exemple, -.Chardon ait voulu contrôler, justifier et illustrer tout ensemble, à la lumière des deux Testaments, une philosophie, que nombre d'étourdis sont tentés de prendre pour une simple construction de l'esprit, pour un jeu métaphysique. La Bible n'est-elle pas l'histoire même de la présence divine et, par suite, une mystique vécue, si l'on peut ainsi parler. Le premier des trois « entretiens » n'est en somme qu'un traité de mystique tiré des propres paroles de l'Évangile, comme dirait Bossuet : L' « Amour séparant », principe de croix et de mort à l’ « âme sainte » de Jésus, des Apôtres, de Marie : (dix chapitres, et d'une rare beauté, sur le martyre intérieur de la Sainte Vierge (1)). Dans la troisième entretien, Chardon s'arrête

 

(1) Faute de place, je n'ai rien cité de ces dix chapitres - un des chefs-d'oeuvre de la « littérature mariale », comme on dit avec si peu de grâce, dans notre siècle de fer. Peut-être les retrouverons-nous plus tard, si, comme je voudrais, il m'est possible d'étudier la dévotion du XVIIe siècle à la Sainte Vierge.

 

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de préférence aux saints de l'Ancien Testament : Elfe, Abraham, Jacob, Benjamin, et l'Epouse des Cantiques, pour finir par les deux patronnes - je dis bien les deux - de la théologie mystique, Marthe et Madeleine. Hélas! pourquoi faut-il qu'ici encore je doive courir, pressé que je suis d'en venir enfin à l'autre face de notre synthèse, au P. Piny?

« Dieu fit donc connaître » la mystique de la Croix au prophète Elie, « lorsqu'il voulut le rendre participant de la grandeur de sa présence, qu'il fit passer à l'entrée de sa caverne, où il avait reçu commandement de se retirer, sur la montagne d'Oreb ».

Oh! que Chardon a raison! En cette scène magnifique se réalise toute la philosophie de la prière. Ce fut d'abord

 

un tourbillon de vent impétueux. Le prophète croyait que sans doute la Majesté de Dieu était dedans la violence de cette tempête, quand il entendit une voix qui l'assurait que non. Cette épouvante fut suivie d'un tremblement de terre; après quoi se fit voir un feu dévorant... On lui dit encore que ce n'était point là où Dieu faisait sa demeure, mais dans un très doux et très subtil zéphir d'air rafraîchissant

 

Ce sibilus aurae tenuis est à la fois un talisman et un signe. Redoutez les directeurs dont les grossières antennes restent fermées à ce Iéger bruit. Quant aux savants qui leur ressemblent, il y a tant d'autres sujets d'étude, mais qu'ils ne se mêlent pas de psychologie religieuse. « Dans un air très pur, un serein plein de douceur, un zéphir silencieux, qui s'insinue avec plus d'efficace que d'altération, avec plus d'effet que de bruit, et avec plus de vérité que de montre. »

 

Ce qu'entendant, il se couvrit de son manteau sans se remuer dedans sa grotte, pour se rendre plus disposé à le recevoir. Où il apprit cette sublime vérité de la vie suréminente,

 

non! de toute vie intérieure,

 

que l'amour, qui cause moins d'altération, qui se fait moins paraître au dehors, et qui laisse moins de traces extérieures de

 

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sa présence, contient plus de perfection, laquelle consiste en la tranquillité et au repos.

 

Or, pour rendre le prophète « participant de cette secrète et sublime communication », Dieu avait « détourné les rayons de sa face de dessus lui », le sevrant sans pitié des « effets sensibles de son amoureusement douce présence ». Et le voici

 

tout seul au milieu d'un désert affreux, rompu de lassitude, mourant de faim et de soif, destitué de tout secours humain et accablé d'ennui. Il se voit même abandonné de Dieu en la suspension du secours sensible, qui avait rendu jusque-là son amour infatigable. Il est couché de son long sous un genévrier, qui ne lui produit que des épines et des piqûres, par je ne sais quelle sympathie avec (ses) détresses intérieures... Le monde lui est à charge, son corps le fâche, tout lui fait peur, et, manquant de force pour aller jusqu'à la montagne où Dieu dispose de se faire voir dans ses grandeurs, il se sent pressé de lui dire : Tuez-moi donc à cette heure! Ça, que je meure!

 

Heureuse agonie, qui lui méritera « ce qu'il n'avait jamais pu gagner parmi les ferveurs dévorantes de son zèle » !

 

Le désespoir lui offre la présence du Tout-Puissant, dedans l'obscurité de sa grotte, sous le voile de son manteau, que les dévotions de ses sacrifices, les protestations de sa fidélité, les actions héroïques de sa religion et l'insatiabilité de son zèle n'avaient pu gagner. Il est fait participant de la plus sublime connaissance que l'on puisse avoir de Dieu, en cette vie, lorsqu'il est réduit dans le propre vide de sa connaissance,... mort à lui et à toutes les créatures... Ce qui semblait éloigner Dieu du Prophète, c'est ce qui lui sert au contraire d'occasion d'approches.

 

Ces délaissements sont moins des « dispositions » à l'union, que « des présences », des communications célestes.

 

(1) Remarquez ces derniers mots. Même quand ils appartiennent à des ordres actifs, les vrais spirituels ne cessent pas de dénoncer les dangers de « l'action ». Ainsi le jésuite Lallemaun, comme nous l'avons déjà vu, et le dominicain Piny comme nous allons bientôt voir. Chardon a tout un chapitre sur « les malheureux effets de ceux ou de celles qui par un faux zèle, quittent le soin de leur propre perfection, pour travailler à celle des autres », La Croix, pp. 5o1 sq.

 

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Ils font plus que nous préparer à Dieu, ils nous le donnent, Précieuse formule, plus sûre, plus adéquate, moins féconde en contresens, que la « science ignorante », ou que la « ténèbre lumineuse » du pseudo Denis.

 

C'est ici où se vérifie le paradoxe que Dieu se donne mieux en s'absentant, et que l'amour de ses privations a plus de présence que celui de ses épanchements; que le flux de ses grâces sensibles a moins de force pour attirer ses grandeurs que l'excès de ses détresses; que l'amour se conserve plus saint et plus plein parmi les sécheresses qu'au milieu de l'affluence regorgeante des consolations.

 

Axiome plutôt que paradoxe, pour qui a compris une bonne fois la définition même de l'amour.

 

Et, de fait, l'amour appréciatif, auquel seul consiste le véritable amour d'amitié et la perfection de la charité, a d'autant plus de vertu qu'il est moins mêlé de l'amour intensif, qui est tout de tendresse, au lieu que l'appréciatif est tout de force.

 

Ce qui fait qu'il devient plus puissant à mesure que l'amour intensif demeure plus mortifié, il est plus recueillant, quand l'autre est plus dissipant; il a plus d'union, quand l'amour de tendresse se fait moins sentir.

 

Or, qui ne voit que l'amour « prend ces dispositions plus parmi les croix que parmi les consolations » ?

 

Les désolations sont plus... détachantes des créatures que les douceurs sensibles, puisqu'elles font mourir l'homme à son amour-propre, qu'elles le vident de soi-même, et le réduisent à une pure capacité, pour recevoir les plus riches opérations de la Divinité; ses puissances deviennent insensibles et inhabiles à tout autre attrait, pour être élevées, agies et surmontées par cet Esprit incréé, aux impressions et aux charmes duquel elles sont soumises (1).

 

Telle est sa manière, symbolique plutôt qu'allégorique, philosophique plutôt qu'ingénieuse, d'interpréter les scènes bibliques : il prend les faits dans leur sens littéral, et comme la traduction expérimentale, historique, vivante de sa propre

 

(1) La Croix, pp. 568-574.

 

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doctrine. Le prophète, grand éprouvé lui-même, devient le type de tous les grands éprouvés; l'aura tenuis symbolise le travail divin dans les âmes, et la pénétration imperceptible de la grâce.

Son chapitre sur Jacob m'enchante encore davantage. Jacob, le plus simplement humain des patriarches, le plus près de nous, et j'allais dire le plus pittoresque. Demandez à Delacroix. Un pauvre homme, et de qui l'on a d'abord tant de peine à comprendre qu'il occupe une telle place dans l'Histoire sainte et dans les desseins de la Providence.

 

Il semble que Jacob tienne lui tout seul arrêtés tous les soins du Souverain et qu'il doive, à l'exclusion de toutes les créatures, emporter les avantages et les privilèges de son amour. Vous diriez que les anges et les séraphins aient partagé les services qu'ils sont obligés de rendre à leur Créateur, pour en rendre participant cet homme, et que Dieu lui-même avait conspiré pour ce dessein, en occupant l'autre bout de l'échelle aux pieds de laquelle Jacob était couché, pendant que les anges descendaient de Dieu à Jacob par autant d'escaliers et de degrés qu'ils monteraient de Jacob à Dieu.

 

Débile, néanmoins, insignifiant, et qui le paraît deux fois plus, sous le poids de gloire dont l'accablent les bénédictions d'Isaac. Et puis, soudain, on ne sait comment, métamorphosé en héros, et si bien qu'il doit quitter son premier nom de faiblesse, Jacob, pour devenir Israël. Newman s'intéressait vivement, lui aussi, et pour cause, à ce patriarche, si humain et si miraculeux tout ensemble. Il en parle souvent

dans les Parochial sermons d'Oxford. Mais il le comprend moins profondément que ne fait notre Chardon. C'est que les meilleurs anglicans d'autrefois, les plus religieux, les plus dévots, ne dépassent que rarement une philosophie panhédoniste de la prière

 

(1) Notez bien, avec cela, qu'une telle résistance au mysticisme ne peut être attribuée à la race ou au climat. Nombre de très hauts mystiques dans l'Angleterre d'avant la Réforme. Nous aurons du reste à chercher plus tard l'influence des mystiques catholiques sur l'Angleterre religieuse, et nous verrons qu'à cette influence les dissenters s'ouvrent plus spontanément que la Church of' En gland.

 

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Les délicatesses des affections de Jacob (son panhédonisme) et la faiblesse de sa vertu, faisaient qu'il se servait de Dieu plus qu'il ne le servait, et qu'il ne se servait de lui que pour son profit et pour sa propre satisfaction ; que le gain qu'il prétendait tirer de ses services était le principal motif qui flattait son amour. Ce qu'il avoue lui-même avec beaucoup de naïveté quand il dit : Seigneur, vous serez le Dieu de Jacob, quand vous me donnerez suffisamment de quoi vivre et de quoi me vêtir.

 

Symbole parfait de l'amour « propriétaire », comme disent les mystiques.

 

Voyez, je vous prie, un amour rampant,... dont les mouvements plus vigoureux se réfléchissent sans cesse sur le propre intérêt. Point de Dieu sans consolation, point d'opérations sans ferveurs sensibles; point de dévotion si elle n'est confite dedans le lait, le sucre et les parfums. Ame dedans l'enfance,... esprit délicat,.., personnes lâches, à qui la condition de la Divinité paraît pire ou meilleure à mesure de leurs désolations ou de leurs consolations... Ames vaines et légères, que la présomption porte jusqu'à tel excès que de juger de la valeur de leurs exercices par la qualité... ou par la violence de l'impression qui se fait sentir en leurs dévotions, qu'elles estiment sans mérite, lorsque cette condition leur vient à manquer, laquelle leur sert de motif et de fin, dans les services qu'elles ont voués à Dieu, non comme serviteurs, mais comme mercenaires.

 

« Ce que Dieu donne par condescendance à la faiblesse de la vertu n'est point une marque de sainteté » et, pour tout dire, « le bien doit être tenu pour suspect d'imperfection, qui est commun aux commençants et quelquefois aux méchants, ainsi qu'a fait connaître l'expérience ».

 

Par ainsi, Jacob aimait Dieu clans l'amour de soi-même. Et, quoi qu'il fît plus d'estime de sa Majesté que de toute autre chose, il aime Dieu en se réservant soi-même, qu'il aime concurremment avec Dieu... Il l'aime, non purement comme Souverain Bien, recueilli dans l'infinité qui le sépare de toute chose,... mais comme épanché, restreint et rétréci dedans le sein de Jacob, pour y être pleine source de moins de force que de tendresses d'amour.

 

 

Que cela est beau ! quelle plénitude et de sens et de poésie !

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Non pas que Chardon condamne cet « amour de concupiscence », comme il arrive à Fénelon de sembler le faire.

 

Bien que, par cette sorte d'amour, la nature soit élevée au-dessus d'elle-même en un ordre surnaturel et divin, où l'on s'aime d'une façon bien différente de celle dont l'on s'aime naturellement, puisque, par cet amour, l'on se désire des biens qui sont au-dessus de la nature; toutefois, parce qu'il se trouve mêlé avec la recherche du profit, il n'est pas sans amour-propre, qui est son sujet, ainsi que la grâce suppose la nature. C'est pourquoi il a plus d'affinité avec l'espérance qu'avec la charité, laquelle ne cherche jamais sa satisfaction. J'accorde pourtant que, tout ainsi que la grâce ne détruit point la nature qu'elle perfectionne, de même cet amour de concupiscence élève l'amour-propre dans un ordre divin, inférieur, néanmoins, sans comparaison, à l'état où porte le pur amour de la parfaite amitié, à laquelle appartient de faire mourir l'amour-propre

 

lequel ne meurt, d'ordinaire, qu' « au milieu des croix, des désolations et des absences ». Tout a été dit, et Bossuet viendra trop tard, et Massoulié lui-même! Je demande à ceux qui ont suivi la querelle du quiétisme si le problème, l'unique problème comme Bossuet le répète, n'est pas résolu pleinement, définitivement dans ces quelques lignes lumineuses. Comment soutenir après cela que le pur amour est une imagination de Fénelon ? Et nous revoici enfin à la fresque de Delacroix :

 

C'est enfin là - au pur amour - où parvint la vertu de Jacob, qui, à son retour de Mésopotamie, après avoir fait passer le gué de Jaboc à ses troupeaux, à Rachel et à Lia,... demeura seul au-deçà, durant les ténèbres de la nuit, avec des craintes pleines d'épouvante... Dieu s'apparaît à lui, non pour déployer dans sa poitrine les épanchements des douceurs de la Providence, comme auparavant, mais pour lui en faire expérimenter les rigueurs. Il le traite d'abord en ennemi, il le saisit au corps pour le ruer par terre; il le secoue, il l'ébranle, il le frappe. Il semble que l'issue de cette rude attaque sera la fin de la vie de Jacob. De vrai, il se trouve bientôt réduit aux extrémités dernières de l'agonie, pressé de la force de l'assaillant, saisi d'épouvante d'une arrivée si brusque et si imprévue de ce Tout-Puissant, qui bat avant

 

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d'avertir, qui redouble auparavant que l'on ait moyen de se mettre en défense...

 

Jusqu'ici, Delacroix; maintenant Tauler, Fénelon, tous les mystiques.

 

Cependant Jacob, au lieu de tirer du désespoir d'un combat commencé avec tant de chaleur entre parties inégales, s'excite pourtant à la confiance; les embrassements de son antagoniste le rassurent; ses étreintes lui enflent le courage; ses approches le fortifient; ses secousses l'affermissent de plus en plus.

 

Ainsi est amorcée, avec un art étonnant, l'application symbolique de la scène.

 

Cette guerre commence à lui plaire, pour cela seul que les combattants n'ont point pour fin la séparation l'un de l'autre, mais l'union. C'est pour cela qu'ils s'embrassent, qu'ils s'étreignent et se serrent, et que le plus vaillant est celui dont les accolades sont plus pressées. Ce qui fait qu'il s'attache réciproquement à son adversaire, avec tant de persévérance qu'il ne l'abandonne pour aucun effort qu'il puisse faire sur lui. Le coup qu'il lui donne à la cuisse, lui causant une nouvelle douleur, lui est favorable, parce que, perdant la force en la jambe, pour se soutenir, il est contraint de redoubler les efforts de ses étreintes, pour se mieux affermir. Il est vrai pourtant qu'il ne tiendrait pas longtemps, s'il n'était soutenu par celui qui lui communique, en le serrant, sa toute-puissance, pour vaincre le Tout-Puissant.

 

Merveilleux mariage de la métaphysique et du pittoresque ! Évoqués avec une telle chaleur de pinceau, tous les traits de la scène se révèlent chargés de sens. Dans ce lutteur perdu au fond des âges, tous les éprouvés se reconnaissent. De te fabula narratur. Tant qu'il « jouit des prospérités du saint amour, c'est-à-dire, de ses tendresses, le bienheureux patriarche,

 

voit Dieu par l'intervalle de cette échelle qui touche de la terre au ciel, comme au travers d'une lydale de perspective. Il contemple... Dieu, mais c'est de bien loin, et en perçant au milieu de cette multitude d'anges montant et descendant, qui sont entre lui et son glorieux objet assis au haut de l'échelle, avec lequel

 

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il est uni par cette double chaîne d'esprits bienheureux. Dieu demeurant immobile au-dessus, sans descendre à Jacob, et Jacob en bas, sans monter à Dieu. Ils se touchent, non par eux-mêmes, mais par l'entremise des faveurs et des grâces que Dieu verse dans le sein de Jacob, des lumières et des illustrations avec lesquelles il console son esprit.

 

La preuve en est que « Dieu lui paraît plus grand en un temps qu'en un autre ».

 

Il mesure l'amour qu'il lui doit, non par l'excellence de ses perfections, mais par la grandeur des goûts qu'il ressent au milieu de ses consolations.

 

« Les anges montent et descendent, tantôt s'approchant de la Divinité, tantôt s'en éloignant. » C'est ainsi que « les grâces sensibles n'étant point le Cher Aimé », leur abondance, loin d' « avancer l'union », ne fait « que de servir d'obstacle

et d'intervalle, pour retarder les approches des amants ». Obstacle, «le plus souvent», intervalle, toujours. Et c'est là un principe capital. Mais,

 

il n'en est point de même dans les disgrâces et les aridités de Jacob, où, sans milieu, sans échelle, sans interposition d'escaliers, de degrés, ni de ce grand nombre d'anges, qui, en lui faisant ombre, lui dérobent la vue plus claire de la Divinité et l'éloignent de son union, il se voit, cette nuit, collé au Créateur qu'il voit, face à face, au milieu des combats, des plaies, des craintes, des détresses et des agonies... qui réduisent son âme aux dernières extrémités. Trouvant sa vie dans les périls de la mort, son salut en ses désespoirs. Et lorsqu'il croit être plus éloigné de Dieu, il le serre plus fort.

 

Vérité si bienfaisante et, en même temps, si paradoxale - c'est tout le livre de Chardon - qu'on ne saurait trop faire

scintiller les symboles qui la réalisent.

 

Ainsi Jacob expérimente en ce rencontre que Dieu n'est jamais moins ennemi que quand il fait feinte de l'être; que ce n'est jamais tant lui-même que quand il dissimule (que c'est lui); qu'il ne se donne jamais plus véritablement que quand il prend

 

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une autre forme, et qu'il communique sa présence avec plus d'union lorsqu'il fait semblant de s'absenter.

Apprenons donc en la conduite de Jacob que les croix ne sont point déprenantes, mais unissantes ; que les désolations n'ont point de séparation, mais de l'attachement. Que les délaissements ne divisent point, mais sont des approches bien plus pures, et que les absences du Bien-Aimé, que l'on souffre avec des peines qui font pitié, forment une présence, laquelle, pour se rendre moins sensible, a aussi plus de vérité, et prend davantage l'empire en la partie supérieure, sans que l'amour-propre, qui trouve son tombeau dans la mêlée de ces rudes combats, ait aucune part en la jouissance d'un bien qui a tant de pureté (1).

 

Au style près, étincelant de trouvailles, mais qui hésite encore entre le français et le latin, et qui plie, d'ici de là, sous le harnais scolastique, ou plutôt sous le poids de l'ineffable, n'est-ce pas là un sublime poème symbolique, digne d'être comparé aux mythes mêmes de Platon ? Et que tout cela, bien que si profond, paraît simple! La dévote la plus ignorante le comprendrait, et c'est bien là, comme nous le disions en commençant, le mérite unique de notre Chardon. Poète, il met à la portée des humbles « les vérités principales » de la mystique ; métaphysicien, il oblige ses pairs à confesser que toute philosophie est déficiente, qui se refuse à l'enseignement des mystiques.

 

(1) La Croix, pp. 582-589.

 

 

 

 

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