CHAPITRE V
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CHAPITRE V : LE PÈRE CRASSET (1)

 

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I. Balthazar Alvarez, Grasset et « la nouvelle voie ». - Les chaînes brisées. - Derniers scrupules. - Mourir au « discours ». - Françoise de la Mère de Dieu, Gibieuf, Lejeune et Crasset. - La « courtine de ténèbres qu'il ne faut point éclairer ».

II. « Une nouvelle forme de méditations ». - Les commençants initiés à la vie mystique. - Les oraisons jaculatoires. - La « nouvelle forme » et les pauses de silence. - « Cantiques d'amour ». - La « Congrégation des Laquais ».

 

I. - Nous avons déjà parlé du P. Grasset, mais un peu à tâtons, dans notre cinquième volume. Je ne le connaissais guère alors que par ses relations de directeur et de biographe avec le mystique ménage des Hélyot. C'était plus qu'il n'en fallait pour me le rendre très attachant, mais non pour me révéler son originalité propre, ses expériences personnelles, et l'importance du rôle qu'il a joué dans l'histoire de son école. Depuis, l'ayant rencontré à maintes reprises, les confidences qu'il m'a faites m'ont amené à lire de plus près ses nombreux ouvrages, qui ne sont pas tous également remarquables et qui, d'ailleurs, n'intéressent pas tous le présent volume, mais où se trouvent des indications très précieuses. Aussi bien sa place est-elle marquée ici, entre le P. Balthazar Alvarez, auquel il ressemble par plus d'un point, et le P. Bourdaloue, dont il fut l'ami intime, peut-être même le directeur. Si quelqu'un, parmi les jésuites de ce temps-là, a pu faire naître chez Bourdaloue l’ « angoisse » que nous avons dite et que nous voudrions qu'il eût éprouvée, ce fut

 

(1) Né à Dieppe en 1618. Encore un mystique normand.

 

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bien ce P. Grasset, parfaitement équilibré, sage, discret, et néanmoins pleinement d'accord sur le fond de la doctrine avec les grands mystiques de la Compagnie, Alvarez, Lailemant, Surin.

Cette doctrine, qui ne lui fut pas enseignée par son maître des novices, ni par ses premiers directeurs, Grasset ne la connaîtra qu'après de longues années douloureuses, pendant lesquelles, docile, généreux, un peu timoré, il tâchera désespérément de se gouverner selon les principes et les méthodes de l'oraison soi-disant « pratique ».

La notice biographique, placée en tête de son ouvrage posthume - La foi victorieuse de l'incrédulité, Paris, 1693 - nous permet de suivre cette évolution. « Depuis l'année 1653, - il était entré au noviciat de Paris en 1638, âgé de vingt ans (1) - écrit son biographe, où je me trouve instruit par ses papiers secrets de ce qui se passait dans son coeur, j'apprends qu'étant alors appliqué à l'instruction de la jeunesse,... Dieu lui fit connaître plus distinctement l'état où il voulait qu'il entrât : c'est à savoir dans un abandon très parfait à sa sainte volonté, qui naîtrait d'un renoncement total à sa volonté propre... pour se laisser uniquement conduire à l'attrait du divin Esprit. » Mais laissons-le parler lui-même :

 

J'ai vécu onze ans dans la Compagnie, écrit-il, comme un pauvre misérable, abandonné à de grandes tentations, désolé et dans des peines d'esprit et des incommodités de corps inexplicables. Il me semblait que personne ne me considérait et que pas un ne prenait part à mes afflictions ; de sorte que je ne trouvais rien de quoi me soutenir, sinon une certaine douceur à m'entretenir avec Dieu et quelque peu de consolation dans l'oraison...

Cependant ce petit secours me manquait assez souvent, car encore que je m'efforçasse à me surmonter en tout, je me trouvais quelquefois si sec et si désolé dans mon oraison, que la nature se sentait comme dans une agonie mortelle. Enfin il plut à Dieu de m'ouvrir une nouvelle voie qui me dédommagea de toute la fatigue du chemin que j'avais tenu jusque-là pour aller à lui.

 

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J'étais ainsi que dans un désert affreux, d'où il me fit passer dans le royaume de la sainte dilection de Jésus-Christ, son fils. Il essuya toutes mes larmes, brisa mes chaînes et me délivra du rude esclavage où je gémissais. Il me donna sa vertu, qui me fortifia dans l'homme intérieur par son Saint-Esprit.

 

Si l'on veut bien se rappeler ce que nous avons cité plus haut du P. Balthazar Alvarez, on verra que ce sont là deux expériences tout à fait semblables. Laqueus contritus est et nos liberati sumus. Un lecteur pressé ou prévenu dira peut-

être qu'il s'agit d'une expérience fort commune et d'un intérêt médiocre : le passage de la désolation à la ferveur sensible. Non, certainement. Pendant ces années pénibles, les consolations ne manquaient pas tout à fait au P. Grasset, et rien ne prouve que, depuis son entrée dans cette « voie nouvelle » jusqu'à sa mort, sa prière ait toujours été facile et douce. « Lieu d'horreur », « désert affreux », « chaînes », « esclavage », toutes ces images veulent certainement décrire la contradiction, inconsciente parfois, mais néanmoins toujours mortifiante, le désordre intérieur, où se trouve réduit quiconque tâche de s'en tenir étroitement à une fausse définition de la prière. Aussi bien, s'il n'était ici question que de ces hauts et de ces bas qui règlent les mouvements de la dévotion sensible, Grasset n'aurait-il aucune raison de s'inquiéter sur l'état où Dieu semble l'inviter. Or il s'inquiète si fort, il a tellement peur d'être victime de quelque illusion, qu'il va soumettre ses doutes au P. Simon de Lessau, personnage malheureusement peu connu, mais de qui nous savons

qu'il rassura également le jeune P. Rigoleuc, et dont la cellule semble avoir été un des foyers de la « spiritualité nouvelle » (1). « Le P. Grasset, reprend la notice, s'ouvrit à ce Père sur les peines qu'il avait dans l'oraison. Comme il était fort éclairé, il connut les desseins du Ciel sur cette âme et lui dit comme un homme inspiré, qu'il ne fallait point tant d'efforts avec Dieu; qu'il n'avait qu'à se jeter entre

 

 

(1) Avant d'entrer dans la Compagnie, il avait été prévôt de la cathédrale d'Amiens.

 

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ses bras, et à lui présenter son esprit et son coeur, comme une charte blanche - ce furent ses termes - en le priant d'y écrire lui-même avec sa divine main tout ce qu'il lui plairait.

« Il n'en fallut pas davantage. Cette parole frappa vivement le P. Crasset, et lui inspira un ardent désir d'avancer dans l'oraison, et de s'y reposer dans Dieu, comme la « lassitude, dit-il, donne à un voyageur fatigué d'un long chemin, « une envie de dormir extraordinaire ». Et parce qu'il était déjà parfaitement bien disposé aux opérations de la grâce par la pratique des vertus,... dès le lendemain qu'il commença cette nouvelle pratique (1), il mérita d'être élevé en fort peu de temps jusqu'au degré le plus sublime de l'union avec Dieu, de la manière dont il le raconte fort au long, et que je rapporterais avec plaisir, si je ne m'étais borné de ne faire ici qu'un abrégé. »

Ainsi, résume le biographe, « durant les premières années, Dieu le laissa... dans les voies ordinaires de l'oraison, qu'on appelle méditation, parce que l'esprit y agit aussi bien que le coeur. Mais, dans la suite, sa fidélité merveilleuse (et constamment déçue) mérita d'être récompensée par le doux repos d'une contemplation simple et tranquille qui jusqu'alors lui avait été inconnue, et même, comme il l'assure, incompréhensible. C'est pourquoi. appréhendant extrêmement de tomber dans quelque illusion, il marquait très soigneusement toutes les démarches que la grâce lui faisait faire dans ce nouveau chemin ».

 

(1) Il y a ici un peu d'incohérence. Le biographe semble dire en effet que ce fut le P. de Lessau qui enseigna au P. Crasset cette « nouvelle pratique ». Non, me semble-t-il, mais attiré, malgré lui et par Dieu lui-même, vers cette voie nouvelle, il attendit pour s'y engager décidément la réponse du P. de Lessau. Un menu fait, très intéressant, explique peut-être cette résistance. Crasset avait d’intervenir, nous ne savons à quel titre, dans une discussion au sujet du trop fameux Labadie, et il avait même composé là-dessus « un fort gros écrit », dont il dit lui-même : Haec composui juvenis Ambiani in impetu spiritus provocatus ad respondendum, an. 1649. voici comment on peut imaginer la scène. Les jésuites de ce temps-là n'étaient peut-être pas tous d'accord, un d'eux ayant défendu Labadie en présence de Grasset, celui-ci aurait écrit pour lui répondre. Ce détail est emprunté à la précieuse, mais trop courte notice biographique.

 

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Il est déplorable que ces notes n'aient pas été conservées, mais, en somme, le peu qui nous reste nous permet de prendre pour autant de confidences personnelles tant de pages du P. Crasset, où les principes de la prière sont exposés avec autant de justesse que d'onction. Il y a huit ans, après avoir cité ses beaux commentaires sur l'oraison de Mine Helyot, celle-ci, ajoutais-je, « ne lui en avait pas dit si long. Il ne faut pas croire néanmoins que le P. Crasset romance le moins du monde les confidences qu'elle lui a faites. Simplement il les traduit, il les explique à la lumière de ses lectures, et,  je le croirais volontiers, de ses propres souvenirs intimes » (1). Simple conjecture, mais qui est aujourd'hui une certitude, et combien rassurante ici pour nous, qui devons toujours craindre qu'un peu de « littérature », je veux dire d'exagération éloquente ou de psittacisme, ne gâte les témoignages que nous rassemblons.

Toutes personnelles donc, toutes vécues, des pages comme celle-ci :

 

C'est à minuit, écrit-il, dans son Chrétien en solitude, les portes des sens étant fermées, que l'époux entre dans le coeur de son épouse, sans qu'elle sache ni par où ni comment il y est entré. Car son esprit étant souvent dans de profondes ténèbres, elle s'aperçoit néanmoins qu'on fait des noces en son coeur, et que l'eau froide et insipide de la dévotion est changée en un vin très délicieux. Elle sent quelquefois, si l'on peut parler ainsi,

 

il sait donc bien lui aussi que « sentir » n'est pas ici le mot propre, simple pis-aller littéraire, mais dont on ne peut guère se passer,

 

dans le plus profond de son âme, des opérations de la Divinité si fortes, si vives, si pénétrantes et si délicieuses,

 

bien qu'elles n'aient rien de commun avec les « insipides » délices de la dévotion sensible,

 

qu'il lui semble qu'elle touche la substance de Dieu même, parce

 

(1) T. V, Ecole du P. Lallemant, p. 322.

 

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qu'elle s'unit à lui sans images et sans milieu, à proportion comme les Bienheureux lui sont unis dans le ciel. Louis de Blois appelle cette grâce «un attouchement substantiel de la Divinité ». Pour l'esprit, il demeure ordinairement à la porte du coeur, où se fait le festin de noces, sans y pouvoir entrer. Il sait que l'Epoux est dedans, mais il ne peut comprendre ce qui s'y passe, jusqu'à ce que les portes de la salle lui soient ouvertes.

 

Il va sans dire qu'elles ne le sont jamais à une connaissance purement abstraite ou notionnelle et discursive.

 

Et lorsque cette grâce (extraordinaire) lui est accordée, ô mon Dieu quelle extase ! Mais cela ne dure pas longtemps. Une nuée céleste lui dérobe tout d'un coup la vue de ce beau soleil, lequel, par une merveille étrange, se cachant à son esprit, s'enferme pour ainsi dire dans son coeur.

 

Et reprenant, mais sans colère, le parabole de Surin contre les « docteurs » (1) :

 

O mon coeur, poursuit-il, quand seras-tu dans ce silence mystérieux, quand te plongeras-tu dans ces obscurités sacrées ?... Ce sera lorsque tu seras mort à tous tes désirs, à toutes tes pensées, à tous tes discours... Venez, âmes savantes, étudier dans cette école d'amour ; laissez là vos beaux discours, et renoncez à vos propres lumières. Cette science ne s'apprend point par l'étude, mais par l'expérience; c'est l'onction qui l'enseigne, et non pas la doctrine. On voit les vérités naturelles avant que de les goûter, mais il faut goûter celles-ci pour les voir et les comprendre (2).

 

Je retrouve ces mêmes sentiments, dans une belle lettre du P. Crasset à la Mère Françoise de la Mère de Dieu, admirable carmélite que je ne me console pas d'avoir ignorée, lorsque j'écrivais le volume sur l'École française. Parmi les

 

(1) Cf. dans l'Humanisme dévot, pp. 213, 214, la strophe : « Je vois un Docteur qui s'avance. »

(2) Le Chrétien en solitude (édition de Lyon, 1693), pp. 587-59o. Il dit encore - et que le P. Pottier lui pardonne ! - à la manière de Bérulle : « Jamais vous n'arriverez à l'union que vous ne soyez persuadé, non seulement en spéculation, mais en pratique... que Dieu est tout et que vous n'êtes rien... O le beau mariage que celui du tout avec le rien... du plein avec le vide! » (Ib., pp 596, 597). Avec cela, je ne prétends pas du tout qu'il pille Bérulle, j e remarque simplement l'unanimité.

 

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mystiques de ce temps-là, j'en connais peu, en effet, qui se soient approprié avec autant de ferveur et de profondeur la spiritualité bérullienne (1). Dirigée pendant les dix-huit dernières années de sa vie par le P. Paul Lejeune et, après la mort de celui-ci, par le P. Grasset, ni l'un ni l'autre de ces deux jésuites ne modifièrent d'aucune façon la direction qu'elle avait d'abord reçue du P. Gibieuf, autant dire de Bérulle lui-même. Unanimes donc, les grands oratoriens et les grands jésuites de l'école Lallemant, Le Carmel est d'ailleurs, comme une no man’s land, où tous les vrais mystiques,

d'où qu'ils viennent, se trouvent nécessairement d'accord. Disons plutôt que s'il n'y avait eu, de part et d'autre, que des mystiques, la longue et lamentable guerre entre les deux Ordres aurait bientôt fini faute de combattants.

 

Ma révérende Mère, écrivait donc le P. Crasset à la Mère Françoise, votre état est très bon, assuré et facile à entendre. Un néant trouve son compte à s'anéantir; plus vous serez vide des créatures sensibles, et plus vous serez remplie de l'Esprit divin. Il n'est point nécessaire de savoir ce qui se passe. Dieu a mis autour de son trône et de sa couche nuptiale zone courtine de ténèbres, qu'il ne faut point éclairer. La béatitude du ciel est une jouissance de Dieu dans les lumières, et celle de la terre une jouissance de Dieu dans les ténèbres ; l'une et l'autre est le repos de l'âme en Dieu ou connu par la lumière de gloire, ou connu par la lumière de grâce qui est la foi; toutes deux rassasient l'âme de telle façon qu'elle ne peut plus rien demander... Je n'appelle point privation de Dieu l'éloignement des choses sensibles, car Dieu est au-dessus de tout sentiment, et c'est dans les privations qu'il se trouve par la perte de la nature.

 

(1) Vie de la Mère Françoise de la Mère de Dieu carmélite, d'après un manuscrit contemporain publié par l'abbé Abel Gaveau, Paris, 1906. L'éditeur devait de connaître ce beau manuscrit à l'avant-dernière Prieure du Carmel de Paray-le-Monial, et c'est la présente prieure du même Carmel qui a bien voulu attirer mon attention sur ce livre. Sur le bérullisme de la Mère Françoise, on peut consulter les chapitres XXVIIIà XXXIX. Mais ce qui n'est pas moins remarquable est de voir cette incomparable doctrine, ressuscitée en quelque sorte, par la fondatrice du Carmel de Paray-le-Monial, notamment la « dévotion pour honorer les six semaines du Désert de Notre-Seigneur ». Si bien que la Vie de la Mère Marie de Jésus, Prieure et fondatrice du Carmel de Paray-le-Monial (Paray, 1921), ne fait en vérité que continuer la vie de la Mère Françoise.

 

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Attachez-vous à la foi. Vos doutes sont ordinaires aux personnes que Dieu fait marcher sur les eaux, lesquelles craignent toujours d'enfoncer, principalement quand Jésus-Christ élève un peu le vent, et qu'on ne le tient point par la main. Qui a la foi s'élève de terre et marche sur les flots sans aucun appui.

Il n'est point besoin que. vous me fassiez voir vos péchés ; laissez-les au fond de la mer où Dieu les a jetés.

 

Ah! Si sic omnes, que de tortures seraient épargnées aux amis de Dieu!

 

Je vous connais assez bien pour vous conduire en si beau chemin. Allez tout droit, tenez-vous sans regarder où vous allez, ne faisant point de réflexion sur ce qui se passe. Quittez-vous partout où vous vous trouverez ; perdez-vous et jamais vous ne vous perdrez. Il ne faut point demander à la nature le chemin en un pays où elle n'a jamais été (1).

 

Rien d'original ici que l'expression. Chez le Y. Grasset, elle n'est jamais banale. Très ferme, et avec toutes les apparences du « solide », voire du « pratique », mais avec cela une suavité et une fraîcheur qui se tournent d'elle-mêmes en poésie. Mais ici l'important est pour nous que celte doctrine familière à tous les mystiques, Crasset ne craigne pas de la proposer au commun des hommes. Oh! saris casser les vitres, si j'ose ainsi parler, j'entends les vitres « de l'oraison

 

 

(1) Vie de la Mère Françoise, pp. 345-349. Les lettres du P. Lejeune à la Mère Françoise sont également remarquables. En voici une, parmi celles qui nous ont été conservées, et qu'on ne rapprochera pas sans profit de celle de Crasset que nous venons de citer : »L'état dont vous me parlez est bon. Vous dites qu'étant devant Dieu, vous n'avez ni sentiment, ni désir, ni volonté, ne pouvant agir par acte ni par pensée, ni par aucune sorte, étant devant lui comme si vous n'aviez point d'esprit ni d'âme, ne voyant que votre néant et votre impuissance. Ma fille, sachez que votre oraison serait une illusion ou ne serait pas oraison, si vous n'aviez point d'actes; et, quand vous dites que vous ne voyez que votre néant, vous faites un acte ; c'est agir pour ce que Dieu fait en votre entendement et en volonté (c'est adhérer par un acte à ce travail de la grâce sanctifiante), quoique néanmoins notre âme croit ne pas agir (ne faisant qu'adhérer à qui agit en effet plus qu'elle), Ce qui se passe en cela est si pur et si éloigné du raisonnement et de toute réflexion, qu'elle ne pense faire aucun acte. Elle en fait néanmoins un fort simple et fort direct qui n'est pas connu, parce que l'âme ne se réfléchit pas dessus, et ne le doit pas faire. Cette oraison est fort bonne quand elle est véritable, et aux actions du jour se connaît la solidité de cette oraison... » Vie de la Mère Françoise, pp. 325, 326.

 

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pratique », mais en les déchaussant doucement du mastic granitique où l'ascéticisme se plaît à les encadrer. Nous allons voir à l'oeuvre sa prudence et son exquise souplesse.

 

II. - Ce que nous citons de lui, dans le présent paragraphe, est tiré presque uniquement d'un petit livre, plusieurs fois réimprimé et qui devrait l'être encore : Méthode d'oraison avec une nouvelle forme de méditation (1). Sorte de piège où je m'étais d'abord laissé prendre, ce livre est un véritable manuel d'initiation mystique, mais si habilement camouflé, si tenace à éviter le langage caractéristique des contemplatifs, qu'on le prendrait aisément, et que beaucoup sans doute l'auront pris pour un de ces traités innombrables, aussi fastidieux que décevants, où sont enseignées les prétendues recettes de la méditation discursive. Heureuse stratégie, d'ailleurs, et toute bienfaisante. Car rien n'a plus gêné la diffusion de la vraie prière que l'air qu'on lui donne trop souvent d'une performance extraordinaire. Aussi

bien, n'est-il pas besoin de beaucoup de sagacité pour découvrir la ruse ingénue du P. Grasset. Dès sa dédicace qui est adressée à la Sainte Vierge, il reconnaît la faillite de l'ascéticisme :

 

Vous savez de quelle manière il faut traiter (Dieu)... Ouvrez le sanctuaire de l'oraison à une infinité d'âmes qui en cherchent l'entrée, et qui ont de la peine à la trouver,

 

bien qu'on les ait assez entretenues de « l'application des puissances ». La préface est encore plus formelle : on se présente à la prière « avec chagrin »; on y demeure « avec

peine » on en sort « avec dégoût ». On, qu'est-ce à dire ? Les tièdes, les lâches? Non, les meilleurs. Ils demeurent

 

continuellement altérés auprès d'un rocher dont ils ne sauraient tirer une goutte de dévotion... Il est certain qu'il y a quantité de saintes dies, qui n'arrivent jamais à la terre de promission,

 

(1) Je cite d'après l'édition de Lyon, 1742.

 

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pour ne savoir pas la route qu'il faut tenir dans ces pays déserts, stériles et inconnus.

 

Pour éluder la gravité d'une telle affirmation, dira-t-on qu'il ne veut ici parler que des âmes parfaites et de leurs épreuves extraordinaires ? Non encore :

 

Comme je ne prétends en ce traité qu'instruire les personnes qui commencent, et leur faciliter l'usage de l'oraison, je ne parlerai point (des) oraisons extraordinaires et de la manière qu'il s'y faut gouverner, mais seulement de l'ordinaire, qu'on appelle méditation (1).

 

Si, comme nous l'aurons bientôt vu, « méditation » est pour lui synonyme de contemplation au moins ébauchée, on avouera qu'il n'aurait pu bloquer, d'un geste plus décisif, l'éternel échappatoire des ascéticistes.

Il sait bien qu'à la prière des commençants doit préluder une série d'efforts ascétiques. Il rappelle donc l'ensemble des prescriptions ignatiennes, mais brièvement et avec la préoccupation manifeste de réduire autant que possible la part du « discours », inutile aux uns, impossible à d'autres.

 

Il y a des personnes qui sont peu capables de discourir, soit parce qu'elles sont convaincues de toutes les vérités chrétiennes,

 

et, n'est-ce pas le plus grand nombre?

 

soit parce qu'elles n'ont pas de facilité à raisonner,

 

bien qu'elles excellent à le faire, en dehors de l'oraison;

 

soit parce qu'elles ont l'esprit trop pesant ou l'imagination trop légère.

 

« Ceux qui sont convaincus des vérités chrétiennes », doivent, non seulement « donner à l'affection plus qu'à la considération», mais encore suspendre quelquefois jusqu'à l'affection elle-même, pour se prêter en silence au travail divin.

 

Il est bon aussi quelquefois qu'ils se tiennent paisibles en la

 

(1) Méthode, p. 22.

 

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présence de Dieu, ou qu'ils l'écoutent parler dans le fond de leur âme, ou qu'ils demeurent à ses pieds comme la Madeleine, ou qu'ils attendent le mouvement de l'eau comme le Paralytique.

 

Il ne s'agit donc pas, comme on s'obstine à le croire, de supprimer tout effort d'ascèse, mais, ces efforts, Grasset demande qu'on modifie insensiblement leur orientation normale et leur mécanisme naturel, pour les adapter par là aux mouvements tout différents de la prière. « Méthode militaire » ; Agendo contra, répète l'ascéticisme : « Il faut toujours prendre garde, répond Crasset, à ne se pas faire de violence » (1). Le noir et le blanc.

 

La fin de l'oraison n'est pas de méditer, mais d'aimer. Les affections valent mieux que les raisonnements, parce qu'elles détachent le coeur des créatures et l'unissent à Dieu. Il y a toujours du mérite à aimer, il n'y en a pas toujours à méditer. La méditation est un moyen pour exciter l'affection ; quand on a la fin, les moyens ne sont plus nécessaires. Si vous pouvez aimer, je vous dispense de méditer (2).

 

Curieuse ligne et flottante. Ignore-t-il donc que l'amour essentiel - l'adhérence salésienne et bérullienne- est toujours en notre pouvoir et, à plus forte raison, au cours d'un exercice immédiatement et formellement consacré à la prière ? Non, répondrait-il sans doute. Il y a là néanmoins un peu de confusion, peut-être voulue, entre les mouvements affectifs, qui ne dépendent pas toujours de nous, et l'affection profonde, qui s'exprime d'ordinaire par ces mouvements, entre l'amour même, et les « soupirs » de l'amour.

 

C'est une belle science que celle de savoir aimer Dieu. Il y a bien des gens qui ne sauraient méditer, mais y en a-t-il qui ne puissent soupirer ? Le soupir est une voix d'amour, qu'on peut appeler la plus belle, la plus forte, et la plus éloquente

 

(1) Méthode, pp. 37-35. Cf. plus loin : « On peut dire, en général, que l'action ne vaut pas la souffrance », p. 78.

(2) Méthode, p. 102.

 

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des prières. C'est comme prient les âmes qui sont blessées de l'amour de Dieu et qui tendent à l'union ; elles ne sauraient plus parler, elles ne font que soupirer. « Filles de Jérusalem, disent-elles, dans leur douleur, soutenez-moi de fleurs... parce que je languis d'amour. » Voilà tout le discours qu'elles peuvent faire, puis elles demeurent dans le silence et ne parlent plus que du coeur, soupirant en respirant, et respirant en soupirant.

 

Comme on le voit, la confusion persiste : plus encore, une sorte de contradiction. De qui « languit d'amour », quelle peut bien être la douleur? La plus cruelle de toutes, pour les âmes pieuses, n'est-elle pas justement de ne pouvoir sentir qu'elles aiment? Essayons toutefois de le mieux comprendre. Il y va de tout. En effet, sans en avoir l'air, Grasset entend bien ici nous installer tous, parfaits ou commençants, peu importe, au coeur même de la vie mystique, et par suite, au delà de la zone fleurie de l'amour affectif.

Dans ce chapitre, qui me paraît inappréciable, il ne fait en somme que poursuivre sa critique du « discours ». Il nous dispense » de « méditer », au sens propre et raisonneur, ou ascéticiste du mot. Aux « déductions » pratiques de

Gagliardi, de Le Gaudier et de Watrigant, il préfère des «soupirs » accompagnés de « silence ». A quoi ses adversaires auraient décidément trop beau jeu de répondre que s'il est vrai, comme il le prétend contre eux, qu' « il y a bien des gens qui ne sauraient méditer », il y en a au moins autant, sinon davantage, qui ne sauraient « soupirer », puisque enfin, selon la philosophie ascéticiste, ce sont les réflexions qui mettent, si l'on peut dire, le feu aux soupirs.

Il n'y a qu'un moyen, mais très simple, de sortir de cet embarras. Les « soupirs » dont parle Crasset, ne partent pas nécessairement d'un coeur embrasé. Mais la prière la plus sèche, la plus nue peut toujours au moins essayer de les mimer, et elle le doit. Cet acte profond d'adhérence, qui est la prière même, toujours possible, mais non pas toujours sensible, l'âme doit le manifester, autant qu'elle peut, lui donner une forme, usant pour l'exprimer des formules mêmes

 

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qu'emploierait spontanément la ferveur sensible. Elle veut aimer, donc elle aime, comme le répète le P. Piny, et ainsi fondée, non sur les plaisirs, mais sur la vérité de l'amour, elle a le droit de s'approprier les gestes, les paroles familières à ceux qui aiment. Donc plus de discours, mais simplement

 

ce que nous appelons oraisons jaculatoires, qui sont autant de traits amoureux, qui s'élancent du coeur de l'homme et qui vont forcer le coeur de Dieu.

 

 

Avec ces quelques mots, pour lui chargés de sens et de promesses, Crasset rejoint, non seulement Louis de Blois et Bona qu'il devait connaître, mais encore et sans le savoir, un des plus grands maîtres, l'insigne bénédictin, Dom Baker. Pour celui-ci, comme pour ceux-là, mais plus expressément et plus savamment, toute l'initiation mystique se ramène à la pratique des oraisons jaculatoires. Eh! demanderez-vous, qui donc ne recommande cette pratique? Il est vrai, mais prenez garde : la plupart la recommandent comme une façon de pis aller. Puisque, disent-ils ou veulent-ils dire, puisque le « discours » vous est difficile, et l'application ignatienne des puissances méditatives, résignez-vous à répéter des oraisons jaculatoires. Ce sera toujours mieux que rien. Blosius, Bona, Baker et Crasset disent au contraire : ces courtes oraisons ont infiniment plus de prix que la méditation la plus active et la plus consolée. Au lieu d'un pis aller, un raccourci, non seulement plus rapide, mais plus assuré que la voie du « discours ». Par ces courtes prières, vous traduisez au dehors, non pas ce que vous tâchez d'acquérir, mais ce que déjà vous tenez; non pas l'être futur que les raisonnements pratiques vous aideront peut-être à devenir demain; mais l'être que vous êtes présentement, celui qui, adhérant par un acte de volonté, délectable ou non, à la présence, à la volonté et à la force divine, se borne à exprimer en peu de mots cette adhérence, à en escompter l'infaillible bienfait, et à la renouveler en l'affirmant.

 

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A la bien comprendre, l'oraison jaculatoire, c'est la prière même, le cantique de l'union, une contemplation abrégée.

 

Quoique cette oraison soit la dernière disposition pour arriver à l'union,

 

à l'union statique et parfaite des contemplatifs proprement dits,

 

et l'occupation de ceux qui ne sauraient plus méditer, cependant tout le monde s'en peut servir et pendant l'oraison et après l'oraison (1).

 

Il estime donc, lui aussi, que l'oraison jaculatoire, également à l'usage des parfaits et des commençants, fait pour ainsi dire le pont entre les uns et les autres. Également incapables de méditer, bien que pour des raisons différentes, les uns, par suite de leur misère intellectuelle ou morale, les autres, parce qu'ils ne sont plus que prière, il leur reste aux uns et autres le pouvoir de contempler : contemplation à peine ébauchée, intermittente, rapide comme l'éclair, chez les uns ; intense et prolongée, chez les autres. Ces quelques paroles tendres et affectueuses, dit-il encore, peuvent

 

servir à ceux qui se trouvent sans dévotion et qui ne peuvent s'occuper dans l'oraison... mais principalement aux âmes qui sont dans l'union.

 

Vous voyez bien : une seule et même nourriture pour les uns et pour les autres; un seul et même langage. Entre l'expérience totale des uns et celle des autres, il y a sans doute de profondes différences : assez de ressemblances néanmoins pour que les plus chétifs aient le droit de s'approprier, avec une sincérité entière, les formules mêmes des extatiques.

Il a trouvé un curieux moyen de camoufler en contemplation

 

(1) Méthode, p. 99.

(2) Ib., p. 133.

 

3o3

 

la méditation discursive elle-même, dont il ne songe aucunement à contester l'utilité. Dans les modèles de méditations qu'il a dressés, à l'usage de ceux que cet exercice déroute ou dégoûte, le discours fait figure d'oraison jaculatoire. En cela consiste l'originalité de cette « nouvelle forme de méditation », que promet le titre de son livre. Une suite de courtes phrases, qui ne sont liées entre elles que par une logique implicite, tous les signes extérieurs du raisonnement étant supprimés. Cette nouveauté a beaucoup fait, j'imagine, pour le succès de l'ouvrage. Chaque méditation prend l'apparence d'un petit poème et, chaque pensée, d'un vers.

Chacun de ces vers appelle de soi une pause de silence, et par là met en branle le ressort contemplatif, si j'ose ainsi m'exprimer. Parfois même la rime intervient, ou la répétition d'un même mot, pour hâter et pour prolonger le mouvement mystique.

 

Qu'il faut bien faire toutes ses actions.

 

Dieu veut être honoré de moi par cette action...

Il a attaché sa grâce à cette action.

Il reconnaîtra si je l'aime par cette action...

Sa Sagesse a disposé cette action.

Sa Dignité relève cette action.

Sa Sainteté consacre cette action.

Sa Volonté commande cette action...

Son Amour exige cette action.

Ma paix est renfermée dans cette action...

 

*

*  *

 

O ! je ne veux donc songer qu'à bien faire cette action (1).

 

« Il faut s'arrêter à chaque verset et goûter celui qui touchera le coeur ». Il y en a ainsi pour chacune des trois vies,

 

(1) Méthode, 163, 164.

 

304

 

purgative, illuminative, unitive ; mais les plus sublimes sont à la portée du premier venu.

 

De l'Anéantissement.

 

Pour savoir tout, il ne faut savoir rien.

Pour goûter tout, il ne faut goûter rien.

Pour avoir tout, il ne faut avoir rien.

Pour être tout, il ne faut être rien.

 

*

*  *

 

O mon Dieu,

Vous êtes mon tout, et je ne suis rien.

Vous êtes ma lumière, je ne sais rien.

Vous êtes ma force, je ne puis rien.

Vous êtes ma sainteté, je ne suis bon à rien.

Parlez mon Dieu, car votre serviteur écoute.

Ma bouche devant vous est sans paroles.

Mais vous savez ce que mon coeur vous dit .

 

 

Une de ces méditations a pour objet : l'incompréhensibilité de Dieu! (2) On la croirait tirée de ce fameux chapelet du Saint-Sacrement, conforme à la pure doctrine de Condren, comme nous L'avons montré jadis, et qui néanmoins fut tant décrié (3). Une autre eût scandalisé Bossuet :

 

O sacré néant!

Où l'âme perd son être transformé en Dieu...

J'aime mieux être en enfer avec vous, que d'être en paradis avec vous.

Que je ne sois plus rien, afin que vous soyez tout en moi, tout à moi, et, si je l'ose dire, tout moi (4).

 

(1) Méthode, p. 201, 202.

(2) Méthode, pp. 202, 2o4. « J'honore l'incompréhensibilité de Dieu par le sacrifice de toutes mes pensées ».

(3) Cf. mon École de Port-Royal, pp. 197-212. C'est là encore un point de contact entre l'école bérullienne et l'école Lallemant.

(4) Méthode, pp. 2o8, 209.

 

305

 

Le livre s'achève sur des « cantiques d'amour », à la manière de Jean de la Croix et du P. Surin (1).

 

Rien comme Dieu.

Rien plus que Dieu.

Rien après Dieu.

Rien avec Dieu.

Un à un.

Seul à seul.

Tout à tout

Coeur à coeur.

 

Ou encore :

 

Vivre et ne point vivre.

Mourir et ne point mourir.

Être et ne plus être.

Voir et ne plus voir.

Penser sans penser.

Vouloir sans vouloir.

Agir sans agir.

Ce saint mystère d'amour qu'on apprend dans l'école de l'amour...

Filles de Jérusalem,

Gardez-vous bien d'éveiller ma Bien-aimée...

 

Celui-ci, encore, qui fait songer d'abord à Jean de la Croix, puis, vers la fin, à notre exquise et primesautière Marie Noël (2).

 

Qu'est-ce que je sens dans le fond de mon âme ?

Qu'est-ce qui se passe au milieu de mon coeur?

Les noces se font en Cana.

Jésus a fait un miracle, il a changé l'eau en vin.

L'Epoux est entré à minuit,

Les portes des sens étant fermées,

Je le vois sans le voir.

 

Mais alors, dirait Bourdaloue, vous ne le voyez pas.

 

(1) « Pour les âmes saintes », dit le titre, mais n'oublions pas que le livre s'adresse à tout le monde.

(2) Sur Marie Noël, cf. l'introduction du Manuel illustré de la littérature catholique en France, de 187o à nos jours (Paris, 1923), p. 77, seq.

 

3o6

 

Bénissons Dieu, qui a révélé ces mystères aux enfants, aux poètes, aux mystiques, et qui les a cachés aux raisonneurs, au simple « bon sens » !

 

Je le connais sans le connaître.

Mon oeil ne l'a point vu passer.

Mon oreille ne l'a pas entendu marcher.

Je sens l'odeur de ses parfums.

Je goûte le miel de ses douceurs.

Je le touche sans le voir.

Je le sens sans le sentir.

Si cela dure longtemps,

 

Ici commence à paraître Marie Noël,

 

Il me faudra mourir.

Retirons-nous à la campagne.

On nous voit, on nous entend.

Cachons-nous dans la nuit.

Silence! point de bruif (1).

 

Il ne semble pas, du reste, que l'oraison de ce contemplatif ait été stérile, qu'elle lui ait fait négliger le travail de l'apostolat. Très actif au contraire : il écrit beaucoup, il prêche, il dirige pendant près de vingt ans, à la Maison professe, et

 

(1) Méthode, pp. 251, 252. Pour Grasset, comme pour tous nos maîtres, prière et conformité à la volonté divine, c'est la même chose. Cf. quelques phrases de lui, toutes belles, sur les « actes de conformité ». « Les actes les plus nobles et les plus profitables que vous puissiez produire en vos afflictions sont ceux de conformité à la volonté de Dieu... Mettez-vous devant les yeux tout ce qui vous fait de la peine... Mettez-vous à genoux devant chacune (des croix) en particulier; baisez-la; embrassez-la; étendez vos bras pour y être cloué, et dites avec saint André : O bonne croix... ». Méthode, pp. 114, 115.

En dehors de ces petits poèmes en prose, Crasset avait publié des cantiques proprement dits, que je dois mentionner ici en quelques mots : Cantiques spirituels pour toutes les grandes fêtes de l'année et pour tous les états de la vie chrétienne, Paris, 1689. Ce recueil est fort curieux, sa préface notamment. Quelques mots sur l'usage et l'utilité des cantiques spirituels : « Qui n'aurait été surpris et scandalisé si les Juifs mêmes eussent prié leurs ennemis de leur chanter des airs de Babylone et les cantiques abominables qu'ils chantaient dans le temple de leurs faux dieux. C'est cependant ce que font à présent la plupart des chrétiens. Ils prennent plus de plaisir à chanter les louanges d'un Cupidon lascif et d'une infâme Vénus que celles de leur Sauveur et de sa sainte Mère. Ils vont à des concerts où toutes leurs passions s'échauffent. Ils font même chez eux une espèce d'opéra, répétant ce qu'ils ont entendu... » A qui leur reproche ce goût pour les airs profanes, ils répondent que « s'ils en avaient de dévotion, ils en chanteraient avec plaisir». On a essayé. « Celui qui a fait paraître plus d'esprit et plus de génie, c'est le R. P. des Hayes, de notre Compagnie. » Ce recueil est devenu rare : je ne l'ai pas rencontré encore. « Il a tâché de rendre chrétiens et religieux les plus beaux airs de son temps, par une poésie plus charmante encore que la musique.. Mais, outre qu'il ne s'en trouve plus, la musique n'étant pas faite pour les paroles, cette alliance du sacré et du profane, qui n'était pas naturelle, n'a pas eu tout le succès qu'on désirait. » Est-ce l'unique raison de cet insuccès ? « On s'en est dégoûté et on a laissé périr ces beaux cantiques, dont ma mémoire n'a conservé que deux strophes, que j'ai mises au commencement d'un cantique de la Nativité. Si j'avais pu recouvrer tous ses ouvrages, je les aurais enchâssés dans le mien, comme des pierres précieuses et des reliques d'un esprit aussi religieux que poli. » - Trait charmant et qui nous rappelle que la plupart des auteurs de cantiques, prennent leur bien où ils le trouvent. D'où l'extrême difficulté d'établir une édition critique de ces anciens recueils.

Quoi qu'il en soit, les Cantiques de Crasset ont au moins ce mérite que « la musique a été composée sur les paroles ». C'est une âme qui est faite pour son corps, et un corps qui est fait pour son âme ». Toutefois quelques exceptions. Comme « tout le monde ne sait pas la musique, on en a mis plusieurs à l'exemple de ceux du R. P. Surin, qui sont très beaux, sur des airs populaires, anciens et nouveaux ».

Beaucoup de ces cantiques sont assez médiocres, mais il y en a qui méritent d'être lus, et chantés, surtout parmi les plus mystiques. En voici un, à la Corneille, où l'on retrouvera la doctrine de l'un des poèmes en prose cités plus haut.

 

Que je sens dans mon coeur un mouvement étrange!

Je suis, je ne suis plus ce qu'autrefois j'étais.

Je ne me connais plus, ou, si je me connais,

C'est qu'en un autre cœur mon méchant coeur se change.

Tous ces objets charmants qui flattaient mes désirs,

Sont pour moi des tourments et non plus des plaisirs.

Les douceurs me sont des supplices,

Et, par un heureux changement,

Je fais à présent mes délices

De ce qui faisait mon tourment.

 

*

*  *

 

Je l'ai vu sans le voir cet Epoux admirable;

Il est entré sans bruit dans le fond de mon coeur;

Il a rempli mes sens d'une céleste odeur,

Il s'est laissé toucher sans se rendre palpable.

Il m'a mis dans la bouche un doux rayon de miel.

Est-ce un miel de la terre, ou la manne du ciel?

Nul ne le sait, s'il ne le goûte.

O Seigneur, chargez-moi de croix.

J'en suis content, quoi qu'il m'en coûte,

Pourvu que j'en goûte une fois.

 

Dans le cantique « d'une âme qui soupire après Jésus-Christ », je retrouve la brusquerie délicieusement capricieuse de Marie Noël :

 

Heureux habitants de ces bois,

Rossignols qui m'avez entendu tant de fois

Gémir après celui que mon âme désire,

Allez dire à Jésus qu'il vienne incessamment.

Et que je souffre un long martyre.

Taisez-vous, rossignols! je souffre, il le sait bien

Taisez-vous, ne lui dites rien!

Grandes rivières dont les flots

Cherchent incessamment le lieu de leur repos,

Je cherche comme vous un remède à mes peines.

Hélas ! je n'en puis plus, venez me secourir,

Il n'y a que Jésus qui me puisse guérir.

Dites-lui, fleuves et fontaines,

Qu'il ait pitié de moi! Non, ne lui dites rien,

Je souffre, mais il le sait bien.

 

Un père Surin, mais qui a lu Malherbe :

 

Toutes ces images épaisses,

D'ouïr, de sentir et de voir

N'ont plus dans elles le pouvoir

D'imprimer leurs sombres espèces.

 

La Vie de Mme Helyot. La Vie de M. Helyot. Le Chrétien en solitude.  Nouvelles formes de méditation...  Cantiques spirituels, c'est ainsi que, par tous les moyens, hardi et discret tout ensemble, Crasset continue sa propagande mystique.

 

307

 

avec succès, une des oeuvres les plus importantes de la Compagnie, la « Congrégation des Messieurs ». Peut-être retrouverait-on, parmi les vieilles maisons qui entourent le Lycée Charlemagne, quelques restes du « corps de logis » qu'il fit bâtir « pour les retraites spirituelles ». « Il commença à l'Hôtel-Dieu de Paris le catéchisme que l'on fait aux pauvres, tous les vendredis, qui est suivi d'une exhortation pour les dames qui ont la dévotion de s'y trouver, et qui se répandent ensuite avec édification dans toutes les salles, afin d'y servir et d'y consoler les malades. Le nombre, la qualité, la ferveur de celles qui s'y rencontrent font revivre heureusement, les beaux temps de l'Église.

« L'un des derniers effets de son zèle, dit encore son biographe, fut l'établissement de la Congrégation des Laquais, qu'il avait si fort à coeur que l'on lui entendit dire plusieurs fois qu'il mourrait coulent, s'il pouvait un jour réussir à ce dessein. Il voyait avec chagrin que, pendant que les Messieurs étaient dans la chapelle, leurs laquais, qui remplissaient le degré et la cour, n'y faisaient que du bruit et du désordre, Il y avait longtemps qu'il cherchait un endroit pour les assembler durant ce temps-là, et pour leur y faire

 

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pratiquer à peu près les mêmes dévotions que leurs maîtres faisaient dans la chapelle. Enfin il vit naître le temps favorable par la nécessité où la maison se trouva de bàtir. Il ménagea

 

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un endroit commode dans le nouveau corps de logis, et engagea Messieurs de la Congrégation à y faire une chapelle pour leurs gens. De sorte qu'il eut la consolation d'y voir assembler tous les gens de livrée, pour y former une nouvelle congrégation, où l'on fait à peu près les mêmes exercices que dans la grande, avec une piété et une modestie que l'on n'aurait osé se promettre de cette sorte de personnes » (1).

Ce dernier trait prend ici une valeur symbolique. D'un côté, « faire pratiquer aux laquais à peu près les mêmes dévotions que leurs maîtres », et de l'autre, « ouvrir toute grande la voie mystique à la première âme venue », on ne dira pas que la pensée du P. Grasset manque d'unité.

 

 

(1) « Pour moi, ajoute curieusement l'auteur de la notice, qui, durant trois ans, ai servi en second dans cette nouvelle Congrégation, je puis dire que j'y ai trouvé quelques âmes choisies, tellement prévenues des bénédictions du Ciel, que je suis surpris, soit des bontés de Dieu à leur égard (! !), soit de la fidélité avec laquelle ils y correspondent, dans une condition aussi dangereuse et aussi décriée que celle-là. » J'ignore s'il existe une Histoire critique des laquais au XVII° siècle. Qui voudra s'y mettre, ne devra pas négliger la littérature religieuse de ce temps-là. Elle s'occupe, plus qu'on ne le croit peut-être, de cette « sorte de personnes s, comme j'aurai plus d'une fois l'occasion de le montrer.

 

 

 

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