CHAPITRE II
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CHAPITRE II : LES « ALUMBRADOS » D'Espagne ET L'ÉPOUVANTAIL DE L'ILLUMINISME

 

I. Orientations anti-mystiques. - L'épouvantail de l'Illuminisme. - Les Alumbrados d'Espagne. - Cano et les chasseurs d'hérésie.

II. Un groupe d'illuminés parmi les jésuites d'Espagne. - Le franciscain Texeda, François de Borgia et le jésuite Oviedo. - Le duc de Gandie, jésuite. - La Vigne. - Les prophéties de Texeda. - Les extravagances d'Oviedo et les alarmes d'Ignace. - Ignace et Borgia. - Much ado about nothing. - La panique originelle.

III. Causes profondes du conflit. - Intellectualistes et mystiques. - Pour ou contre la vraie prière.

 

I. - Nous allons assister à un phénomène extrêmement curieux, assez commun en vérité et même normal dans l'histoire de la pensée religieuse, mais qui ne se présente pas d'ordinaire avec une pureté, un relief aussi parfaits. Expérience magnifique de rétablissement, ou plutôt, si j'osais dire, de retournement, qu'un savant dominicain, le R. P. Colunga, résume fort bien en ces quelques mots : La Compagnie de Jésus, écrit-il, « qui, au début, parut si suspecte pour ses

 

 

(1) « L'histoire des Alumbrados est encore très mal connue... Les textes (des procès) ne sont pas encore classés. De nombreuses sources inédites sont encore inexplorées ». Jean Baruzi, Saint Jean de la Croix et le problème de l'expérience mystique. Paris, 1924. pp. 251, 252. L'illustre Menendez y Pelayo (Historia de los Heterodoxos espanoles, t. II, p. 521, seq.) bien que « d'une lecture indispensable », est aujourd'hui tout à fait dépassé. Une foule de renseignements et de pistes dans la thèse de M. Baruzi (pp. 251-26g). Cf. aussi l'introduction et les notes capitales de M. Marcel Bataillon, dans son édition du Dialogo de Doctrina Cristiana de Juan de Valdés. Coimbre, 1925; les articles si remarquables du R. P. Colunga O. P. Los Alumbrados espanoles, tiré à part de la Basilica Teresiana, Salamanque, 1919; Intelectualistas y mysticos en la teologia espanola en et siglo XVI, dans Ciencia Tomista, 1914. Ces articles sont constamment cités dans le livre du P. Bernard. Essai historique sur les Exercices.

 

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tendances mystiques, se montra (ensuite) plus prudente et plus défiante qu'aucun autre Ordre, et ses auteurs sont d'ordinaire ceux qui insistent le plus pour recommander (ce qu'ils appellent) le chemin communs ». A cela près qu'il y eut toujours des jésuites, et parmi les plus grands, pour défendre la tradition mystique, c'est bien ainsi que les choses vont se passer. Pour étrangler la Compagnie naissante, Melchior Cano et d'autres dressent contre elle l'épouvantail de l'illuminisme; l'alerte passée, et qui fut terrible, les jésuites s'emparent de ce même épouvantail, ils se l'approprient; ils lui passent une soutane noire au lieu de la blanche, ils arment ses poings du rouleau des Exercices, enfin ils plantent sur son crâne chauve les cornes menaçantes de leur barette. Ce n'est pas là chez eux manoeuvre ou piège de guerre. Non, avant de le brandir contre les dangers du dehors, ils se font peur à eux-mêmes de ce mannequin. Peur très noble, certes, et même pathétique, si l'on songe soit au zèle ardent qui l'allume, soit aux sacrifices personnels qu'elle commande, mais enfin qui amusait fort un assez bon juge, le P. Laynès, second général de l'Ordre. Celui-ci, quand lui arrivaient d'Espagne les absurdes pamphlets de Melchior Cano contre l'illuminisme de la Compagnie, son premier mouvement était d'éclater de rire, à quoi répondait d'Espagne le joli rire de Thérèse d'Avila, soupçonnée, elle aussi, des mêmes extravagances. Tout, semblent-ils dire l'un et l'autre, tout ce que vous voudrez, mais pas ça. Et, en effet, si jamais Ordre religieux fut immunisé, dès sa naissance, non pas, juste ciel! contre la mystique, mais contre le venin de tous les. faux mysticismes, c'est bien la Compagnie de Jésus.

 

Il y aura des signes avant-coureurs du jugement, annonçait Melchior Cano, du haut de la chaire, pendant le Carême de 1648, et parmi ces signes, il faut distinguer la venue de certains hypocrites, avec des visions, des exercices. Tel qu'on tient aujourd'hui pour saint se trouve n'être qu'un maudit ! Les Alumbrados,

 

(1) Cf. Bernard, op. cit., p. 238.

 

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eux aussi ont eu des commencement très saints, et ensuite ils tombèrent (1).

 

Nous retrouverons bientôt ce prophète. Pour l'instant, retenons qu'il semble reconnaître la sainteté, au moins apparente, des premiers Alumbrados. Eh! je le crois bien, ce mouvement n'ayant été, dans son ensemble, et quoi qu'il en soit des déviations particulières, qu'une des manifestations de la renaissance religieuse en Espagne, au début de la contre-réforme.

« L'origine des Alumbrados remonte aux dernières (années) du xve (siècle). Ils ont une intime connexion avec la réforme des réguliers qu'entreprit Cisnéros. C'est dans la ferveur ardente de quelques couvents franciscains et de quelques béates que se manifesta pour la première fois la manière de se comporter et de vivre qui donna le nom aux alumbrados... (Ce nom) veut dire que ces personnes étaient considérées comme douées d'une lumière spéciale du ciel, à cause de leur oraison ou de leur vie de recueillement prolongé. On a coutume de les appeler dans les documents d'alors : spirituels parfaits ou abandonnés (dejados), quoique en rigueur, ce dernier nom ne convienne qu'à ceux qui défendirent et pratiquèrent l'abandon (dejamiento) ».

Comme on voudra; prenez garde néanmoins que vie mystique et vie d'abandon, c'est exactement la même chose. Mais apparemment, et comme il arrivera plus tard chez nos mystiques français, quelques alumbrados devaient insister plus expressément sur la pratique de l'abandon. Quoi qu'il en soit, le mot d'alumbrados n'avait d'abord « rien de malsonnant ». Ce n'est qu'à partir de 1529, date du premier procès contre eux, qu'il prit un sens péjoratif, odieux même, d'ailleurs très vague et très accueillant, comme chez nous « quiétiste », ou « libéral ». « Les documents du Saint-Office montrent qu'il suffisait d'une erreur ou illusion spirituelle de n'importe quelle espèce pour être qualifié

 

(1) Bernard, op. cit., p. 133.

 

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d'alumbrado. » Au début, « et bien à tort, on avait été tenté de les confondre avec les partisans d'Érasme (alors si nombreux en Espagne) ; il n'y avait aucun lien historique entre ces deux groupes » (1). Puis, - et c'est là encore une jolie formule du P. Colunga, - on les identifie aux luthériens : « parce qu'une personne était adonnée à l'oraison, certains l'appelaient illuminée et, parce qu'elle était illuminée, on l'appelait luthérienne » (2).

Ainsi naissent et se gonflent les fantômes. Car, pour ne pas parler ici des premiers procès, il semble bien qu'à partir du moment où saint Ignace et ses Exercices et sa Compagnie sont engagés dans l'affaire, on se trouve en présence d'une hérésie fantôme. Si ces Alumbrados sont dignes du feu, il nous faut brûler aussi Tauler, Harphius, Ossuna, comme aussi bien Melchior Cano nous y invite avec allégresse.

 

Il ne manque pas de gens, écrit-il,... qui citent à chaque instant Baptiste de Creme (3), Henri Harphius, Jean Taulère, et d'autres auteurs de même farine (4).

 

C'est ainsi que Melchior Cano brandit l'épouvantail, avant de le passer aux jésuites. Grand homme certes, mais qui déraisonne à ses heures. « Les historiens jésuites ne lui sont pas tendres », écrit un historien jésuite. Essayons donc de le voir en beau. Eh ! ne serait-ce que pour cette page de lui, où se marient si joliment la férocité et la candeur. L'Ogre expliquant au Petit Poucet qu'en ne le mangeant pas, il manquerait à son devoir. d'ogre. Évidemment. Reste à savoir si nous devons ajouter une béatitude nouvelle à celles de l'Évangile : Bienheureux les ogres!

 

Ce qui sent l'hérésie, écrit-il, ce qui ne sent pas l'hérésie, cela

 

(1) Ceci me paraît un peu trop affirmatif. Il nous manque une bonne histoire de 1'Erasmisme espagnol.

(2) Bernard, op. cit., pp. 59, 6o ; 129, 13o.

(3) Celui-ci a été condamné en Italie, mais, paraît-il, un peu vite. Directeur de saint Gaétan et de saint Zaccaria, il a été réhabilité depuis. Cf. le livre si intéressant du R. P. Premoli. Fra' Battista Da Crema. Rome, 1910.

(4) Bernard, op. cit., p. 131.

 

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ne se juge point tant par la précision définie et par l'argumentation logique de la doctrine spéculative que par une sorte de sens et de goût prudentiel.

 

Ceux qui sont doués de ce sixième sens,

 

comme des chiens en chasse, quand ils entreprennent de lire un livre, ils emploient une sagacité extraordinaire à déceler les hérésies. Une sorte d'odeur les guide. Ils sentent avec une acuité merveilleuse ce en quoi l'auteur s'est laissé gâter. Peut-être un autre lira ce même livre, n'y verra qu'une souche inoffensive, sans y flairer, sans même y soupçonner rien de malodorant (1).

 

Nos autem... Il est amusant de voir cet intellectuel forcené appeler l'instinct au secours de sa dialectique et se couvrir ainsi de la philosophie même que, par ailleurs, il n'a cessé de combattre. Qu'on nous permette néanmoins de préférer la mystique des saints à celle glu chasseur ou du policier; le flair intuitif de Dieu, si j'ose dire, au flair intuitif de la chair fraîche. Très sincère, au demeurant; sa féroce bonhomie en est une preuve presque suffisante (2). Mais serait-ce donc la première fois que font bon ménage le zèle désintéressé et la fureur?

 

Nous pensons toujours, écrit à ce propos le P. Colunga, que les luttes et controverses entre personnes, bonnes par ailleurs, peuvent s'expliquer par l'envie et les passions : elles ont une source plus profonde. La vie spirituelle, l'oraison, ses méthodes... voilà des thèmes qui... divisèrent les esprits de ce temps-là, et les excitèrent au point de les amener à des excès; ces excès sont parfois injustifiés, mais, sans aucun doute, ils n'ont point pour racines de viles passions (3).

 

Eh! ne serait-ce pas assez grave déjà que, sans y être poussé par de viles passions, on commette des iniquités ?

 

(1) Bernard, op. cit., pp. 136, 137. La traduction que je conserve, en la

retouchant quelque peu, nous gâte certainement le beau latin du Cano.

(2) Lui-même, d'ailleurs, il nous apprend que sa vertu maîtresse est la charité. Bernard, p. 132.

(3) Bernard, op. cit., p. 137.

 

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Et, d'ailleurs, est-ce bien possible? Un arbre, aux racines toutes saines, portera-t-il des fruits empoisonnés? Avec cela, et quoi qu'il en soit de Cano, si je comprends fort bien que d'excellents esprits, avides d'impartialité, s'efforcent à réduire ici les torts des bourreaux, je ne vois pas de quel droit on refuserait aux victimes le bénéfice de cette psychologie magnanime. Elles ont aussi leur tréfonds, et qu'une exploration diligente montrerait peut-être moins noir qu'on ne nous le dit. Il semble, en effet, à lire nos historiens, même jésuites, qu'il suffise ici de faire, en deux ou trois coups de hache, la part du feu, et qu'après avoir mis hors de cause les très grands, qui n'ont pas ou qui n'ont plus besoin d'avocat, Ignace, Thérèse, Grenade, voire Carranza, on doive bravement se résigner à d'autres autodafés, le plus souvent et, par bonheur, métaphoriques, mais qui n'en restent pas moins assez infamants. Un exemple, pittoresque et amusant à creuser, fera comprendre ce que je veux dire et prouvera qu'avant de laisser planer sur qui que ce soit, illustre ou chétif, le soupçon d'illuminisme, il faut y regarder à plus d'une fois.

Mes clients sont de bon lieu : le franciscain Texeda, et deux jésuites, les PP. Onfroy et Oviedo. Derrière eux, saluez la silhouette d'un personnage plus considérable, mais qu'on ne nous montre un instant que pour le dérober aussitôt, saint François de Borgia. Tous les jésuites de ce temps-là, nous dit-on, « qui étaient passés par les Exercices n'étaient pas exempts d'illusion ». Je veux bien, mais encore faudrait-il qu'on nous éclairât sur la nature et la gravité de cette illusion. Il y en a de toutes sortes. Pour nous, chasseurs d'hérésie, « illuminisme » a un sens précis. Nous ne l'employons pas au petit bonheur, pour désigner n'importe quelle aberration du sentiment religieux, le scrupule par exemple. Chose curieuse, cet illuminisme qu'on nous fait si affreux, on néglige toujours de le définir. On en parle aujourd'hui encore, comme on ferait du jansénisme, du molinosisme, du modernisme, erreurs connues et classées. Un

 

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goût trop marqué pour les visions, quelques puérilités plus ou moins ridicules, quelques exagérations de parole ou de plume, il y a loin de ces misères inévitables à l'illuminisme authentique, celui des montanistes par exemple; celui, veux-je dire, qui met l'inspiration particulière au-dessus des décisions de l'Église, et qui, par là, mène droit au schisme ou à l'hérésie.

II. - On conserve aux Archives de Valence la vie manuscrite de ce dangereux Texeda, composée par un jésuite, peut-être le P. Emmanuel de Sa, lequel n'est pas le premier venu. Vida del Bienaventurado P. Fr. Juan Tejeda, frayle menor. Bienaventurado, en effet. Texeda est un de ces chercheurs d'aventures spirituelles, comme nous en rencontrons, à chaque pas, en France aussi bien qu'en Espagne et en Italie, pendant ces années de renouveau mystique. Non pas enfants perdus, mais francs-tireurs, parfois un peu excentriques, de la Contre-Réforme. Jean de Texeda était né « à Sellejon, dans le diocèse de Plasencia. Son frère avait commis un meurtre, en défendant leur père et, par crainte de représailles, Jean s'enfuit en Andalousie. Un jour, à Jerez, un étranger attaque Texeda. Celui-ci renverse son agresseur et, l'épée à la main, il allait l'achever quand, mû par un bon sentiment, il lui fit grâce. Il fut récompensé de sa générosité par une apparition du Sauveur qui décida sa conversion ». Ces détails et ceux qui vont suivre, qui s'étonnerait de les rencontrer dans la légende de saint Ignace? « Des actes de singulière humilité signalèrent ce changement. Texeda vint ensuite à Sellejon, se construisit un ermitage, à l'endroit même où son frère avait tué son ennemi. Il y vécut deux ans. » C'est la passion du désert, alors si commune. Mais si vous croyez que cette passion est un clair indice d'illuminisme, sans remonter jusqu'à saint Jean-Baptiste, M. de Rancé vous détrompera. « Appelé à l'Ordre de saint François, il fut reçu à Barcelone comme frère lai. Sa ferveur et son austérité étaient extrêmes, et

 

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son biographe anonyme lui compose toute une légende dorée, tissue de visions et de prophéties » selon les règles du genre. En une de ces visions, Texeda aurait aperçu « un personnage, que Dieu destinait à une haute prélature dans l'Église. « Ainsi, plus tard, quand sainte Jeanne de Chantal rencontrera pour la première fois saint François de Sales, elle reconnaîtra en lui le directeur qu'une vision lui avait montré et promis. « Pendant les fêtes du carnaval, le frère croisa, peu après, le cortège du vice-roi (François de Borgia qui n'était encore que marquis de Lombay) et son étonnement fut grand de retrouver, dans le marquis de Lombay, l'homme dont Dieu lui avait indiqué la sainteté future. Un visiteur de l'Ordre (franciscain) passa sur ces entrefaites, à Barcelone. Ravi du trésor qu'il découvrait en l'humble frère, il en parla au vice-roi, qui voulut connaître Texeda. Celui-ci profita de cette occasion pour dire à Borgia ce que Dieu attendait de lui. Quoi qu'il en soit des merveilles qui précédèrent leur rencontre, il est certain qu'à partir de ce moment, le marquis de Lombay ne voulut point se séparer du franciscain. Avec la permission du Pape, il le prit dans sa compagnie et l'amena à Gandie. L'évêque de Carthagène... conféra le sacerdoce au frère lai qui, bien que sans études, en remontrait aux plus doctes théologiens... C'est en 1541 probablement qu'eut lieu la rencontre de Borgia et du frère, et c'est de cette rencontre que date l'élan de ferveur austère qui emporta depuis le marquis de Lombay. Texeda fut son premier guide dans la voie de l'héroïsme chrétien (1). » Borgia fera bientôt connaissance avec la Compagnie de Jésus, qui vient à peine de naître, et pour lui vouer un tel culte qu'après la mort de la duchesse, sa femme, il deviendra jésuite lui-même. Texeda a vu naître cette amitié dont il aurait pu modérer l'élan; se former et se décider cette vocation qu'il aurait pu combattre. Moins large d'esprit et moins haut de coeur, ce

 

 

(1) Suau. Histoire de Saint François de Borgia, troisième général de la Compagnie de Jésus (1510-1572), Paris, 1910, pp. 142, 143.

 

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franciscain aurait convoité pour son Ordre une proie aussi magnifique. Il ne parait pas y avoir même pensé. En tout cas, nous le voyons étroitement lié avec la petite colonie de jésuites, que saint Ignace envoie à Gandie, en 1545, pour y fonder un collège. Plus que lié, puisque sur deux au moins de cette brigade, l'Espagnol André de Oviedo et le Français François Onfroy, il exerce une influence profonde, et qui inquiétera longtemps saint Ignace. Il était là, cet alumbrado si redoutable, dans la chapelle ducale de Gandie, le Ier février 1548, lorsque, entre les mains d'Oviedo, le duc émit ses voeux publics de jésuite. « Moi, François de Borgia, duc de Gandie, pécheur abominable,... je fais voeu de pauvreté, d'obéissance et de chasteté, selon l'Institut de la Compagnie,... je prie les anges et les saints du ciel d'être mes avocats et mes témoins. Je demande la même faveur au P. maître André (Oviedo) et au P. maître François Onfroy, au P. maître Saboya et au P. Fr. Jean Texeda, qui sont présents. » Qu'on me pardonne d'avoir l'esprit si mal fait, mais plus j'avance, moins je résiste à la séduction de ces trois illuminés: Oviedo, Onfroy, Texeda. Hélas ! est-il bien sûr qu'en serrant de près cette formule mémorable, on ne trouverait pas un quatrième alumbrado dans ce petit groupe, et qui ne serait pas maître Saboya?

Quand il débarque à Gandie, André de Oviedo, déjà prêtre, a vingt-huit ans. « Le zèle et la ferveur même », nous assure le P. Suau, qui le suit, comme je tâche moi-même de faire, avec une amitié anxieuse. L'angoisse de Bourdaloue! « Il avait trouvé Gandie fort relâchée. Par ses prédications, il avait (rapidement) transformé la ville. Prêtres et notables enviaient la faveur de suivre, sous sa direction, les exercices spirituels. Ils se réunissaient par groupes de douze ou de quatorze et sortaient de leur retraite renouvelés » Le duc, qui l'avait aimé dès le premier jour, l'observait de tous ses yeux, prenant, par là, si j'ose ainsi dire, la mesure de la

 

(1) Suau, op. cit., p. 194.

 

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Compagnie. Nouveau lien entre ces deux hommes : c'est Oviedo qui assiste Doha Eléonor de Castro, duchesse de Gandie, au lit de la mort. Deux mois après, la grande résolution de Borgia était prise. Oviedo l'écrit à saint Ignace en caractères chiffrés.

 

Voici exactement comment le duc s'est décidé. Il a fait les Exercices, et, amené à faire un choix, après avoir tout examiné avec une grande clarté, raisons naturelles et sentiments surnaturels, il s'est décidé pour la Compagnie... Nous étudions deux fois par jour la Somme de Cajétan. Le duc a trente-six ans et une saine complexion... Son talent est grand. Il est très porté aux lettres. Aussi lui ai-je conseillé d'étudier. Le Seigneur pourra se servir de lui en tous emplois, car il dépend entièrement de la volonté de Dieu (1)...

 

Quel son noble et pur ! Aussi peu d'exaltation et de tapage que s'il présentait à Ignace la plus chétive des recrues. Non seulement il ne fait pas sonner sa conquête, mais encore on croirait, à le lire, qu'il n'y est pour rien. Et cependant, si jamais

l'esprit du monde aurait eu presque le droit de s'insinuer dans le récit d'une vocation, n'est-ce pas dans celui-ci ? Un religieux, moins homme de Dieu, n'eût pas trouvé assez de cloches dans Gandie pour annoncer un événement si glorieux, et qui devait si heureusement fixer la fortune, encore hésitante, de la Compagnie. Il y a encore des nigauds qu'intriguent les desseins occultes de la franc-maçonnerie jésuitique. C'est

beaucoup plus simple qu'ils ne le croient. Le secret de l'Ordre, vous le trouverez dans cette dépêche chiffrée.

Puisque j'en suis aux digressions, en voici une seconde. Mais non, la délicieuse lettre d'Oviedo que je vais citer, bien qu'elle ne se rapporte pas immédiatement à notre sujet, rendra comme sensible l'atmosphère candide et surnaturelle,

où germent les dangereuses extravagances des alumbrados. 26 janvier 1547, d'Oviedo à Ignace :

 

Le Seigneur duc a résolu de donner une vigne au collège. Il a

 

(1) Suau, op. cit., pp. 179,  18o.

 

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choisi un terrain de quarante fanegadas, qui contient déjà quelques vignes entourées d'oliviers. Ce terrain suffira à alimenter le collège d'huile et de vin. Le jour de saint Thomas martyr, le lendemain des Innocents,

 

aucun de ces détails n'est remplissage,

 

Sa Seigneurie prit avec elle des chanoines et des chantres, et nous avons été bénir la vigne. On a commencé les prières au milieu du champ, puis on en a fait le tour en procession. On l'a béni très solennellement. C'est la première fois, dans le royaume, qu'on faisait une semblable cérémonie. Le jour de l'octave des Innocents, nous avons été planter la vigne. Arrivé dans le champ, le Seigneur duc a enlevé son manteau. « Que tout le monde tire son manteau », a-t-il dit, et, après avoir récité les litanies et d'autres prières, un des fils de Sa Seigneurie a pris un fagot de plants et Sa Seigneurie chargea d'un autre fagot un autre fils, en lui disant d'être son Isaac. Puis, prenant une pioche en ses saintes mains, le duc planta les premières vignes, en l'honneur de quelques saints, et au nom de quelques amis de la terre. Des nombreuses vignes qu'il planta, il en offrit une au nom de Votre Paternité et de quelques autres Pères. Le marquis et les autres fils du duc, enfin les Pères et moi avons planté le reste (1).

 

Mistral aurait aimé cette lettre. Mais hélas! pourquoi faut-il que, dans cette vigne, que l'on voit déjà fleurir, rampent les crapauds de l'illuminisme. Oviedo, reprend le P. Suau, « était doué d'une intelligence supérieure, mais, âme candide et naïve, il avait pour l'illuminisme une propension que le commerce du frère Jean de Texeda développa singulièrement ». Pour comble de malheur, maître Onfroy, un Français pourtant, subissait éperdument la même influence délétère. Tout cela, du reste, à ciel ouvert. Et comme les

 

(1) Suau, op. cit., pp. 184, 185. Je recommande aux vrais curieux ce très beau livre, un des rares chefs-d'œuvre de l'hagiographie contemporaine. Un des traits profanes qui m'enchantent le plus dans ce livre est qu'on pourrait le comparer aux plus beaux recueils épistolaires. Des très nombreuses lettres qu'y a réunies le P. Suau et que, d'ailleurs, il traduit fort bien, la plupart sont tout à fait remarquables et donnent une haute idée de la civilisation espagnole à cette époque. Les plus parfaites sont encore celles de François de Borgia lui-même. Elles vengent enfin ce grand homme, plus ou moins ratatiné jusqu'ici par ses biographes.

 

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idées de Texeda n'inspiraient pas le même enthousiasme à tous les jésuites de Gandie, les belles confidences du franciscain et de ses disciples eurent bientôt fait le voyage de Gandie à Rome, où saint Ignace les prit assez au sérieux pour les soumettre à la critique de théologiens patentés. Et voici déjà qui nous invite à ne pas secouer trop rudement nos trois visionnaires. Aujourd'hui, si le Général de la Compagnie recevait des rapports de ce genre, il ne leur ferait pas l'honneur de les discuter longuement. Mais en ce temps-là, visions, révélations, extases, stigmates, surexcitaient la pieuse curiosité et de la foule et des plus hauts personnages. Qu'on se rappelle l'histoire, bouffonne jusqu'au sinistre, de la Prieure de Lisbonne, soeur Marie de la Visitation, et de l'examen que firent de ses prétendus stigmates, le grand spirituel Louis de Grenade, et le général des Dominicains, Sixte Fabri (1). Des visions, mais on en rencontre à chaque pas dans l'histoire de la Contre-Réforme et dans celle de saint Ignace. Une part d'illusion se mêle sans doute à celles du très vertueux et très sincère Texeda. Mais enfin, il paraît bien que, comme Oviedo et Onfroy, saint François de Borgia lui-même les a crues divines. Le ferons-nous passer, lui aussi, pour un dangereux illuminé?

Ces visions, nous les connaissons, grâce à la consultation demandée par saint Ignace, et qu'ont publiée récemment les Monumenta Historica de la Compagnie (2). Texeda croyait savoir que les jésuites verraient bientôt se dresser contre leur Institut un pape persécuteur. Il fallait donc se préparer à la résistance, et même au martyre. Il y a du Savonarole chez ce franciscain. A quoi nos théologiens répondent

 

(1) Cf. R. P. Mortier, Histoire des Maîtres généraux..., v. pp. 6o9-629. Oserai-je avancer que peut-être le dernier mot n'est pas encore dit sur cette invraisemblable aventure. La supercherie de la prétendue stigmatisée est telle qu'il faut lui donner un autre nom. Quel crédit pouvons-nous donner à des aveux qui feraient d'elle une prestidigitatrice de génie ? Où commencent précisément ses mensonges ? L'illusion, et même des grâces authentiques ne se mêlent-elles pas aux simulations qu'elle avoue, et qui, même dénoncées par un tiers de sa communauté, ont été longtemps niées par les deux autres tiers? Encore une thèse de doctorat!

(2) Séries I, t. XII, pp. 632, 654.

 

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gravement que « le martyre n'est pas bien désirable s'il doit nous venir de ce côté », et qu' « il parait peu probable que le Créateur et Seigneur de tous délaisse à ce point le Souverain Pontife, dans les affaires générales de l'Église, comme il ne l'a jamais délaissé au spirituel ». Pourquoi le Pape songerait-il d'ailleurs à persécuter la Compagnie, « qui est si sienne et toute dévouée à son service », bien qu'après tout « la chose soit en elle-même possible »? Si possible, hélas! qu'elle arrivera, sous Clément XIV. Texeda ne se serait donc trompé que de date. Mais la tourmente ne serait que passagère. A ce pré-Ganganelli succéderait un Papa angelicus, d'autant moins hostile à la Compagnie qu'il serait lui-même jésuite. François de Borgia, comme vous aurez bien deviné. Ici encore, Texeda ne se trompait que de robe. Pape noir, au lieu de blanc, Borgia sera général des jésuites après la mort de Laynès. Sur ce point plus délicat, les théologiens passent la plume à saint Ignace. La phrase du saint trahit quelque embarras. Manifestement cette perspective, Borgia pape, l'enchante peu. Avec cela, tout est possible, mais, pour le moment, « tenons-nous loin de telles pensées ». Au demeurant, ils espéraient de ce « Pape angélique » la réforme non seulement de l'Église, mais aussi de la Compagnie, où il établirait la primauté du spirituel. Naïvement, ou pour mieux dire, sottement, ils regrettaient que leur Ordre ne ressemblât pas davantage à celui des Chartreux. Critique déraisonnable, sans doute, mais qui le paraissait moins à cette époque, où l'Institut, encore in fieri, comme le remarquent nos théologiens, n'avait pas pris une pleine conscience de lui-même. Oviedo et Onfroy n'étaient pas seuls à demander que l'on donnât chaque jour de longues heures à la prière. Enfin, on tance vertement Oviedo, pour avoir dit « qu'entendre parler Texeda,... c'est entendre parier le Bon Dieu ». Oh! Oh! lui répliquent-ils avec leur humour scolastique, pour que cette comparaison se tienne, il faut que vous ayez déjà « entendu parler le bon Dieu ». Pauvre facétie, en vérité, mais qui nous montre que les

 

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propos les plus innocents d'Oviedo, dûment amplifiés par ceux qui les dénonçaient à Rome, y étaient jugés sans eutrapélie. Mais quoi! n'avons-nous pas les propres lettres de ces redoutables alumbrados, ne connaissons-nous pas nombre de leurs gestes, et qui les condamnent assez? Je l'avoue, en effet, et que, dans l'histoire des saints, on n'avait jusque-là rien vu de pareil. Pour imiter leur absurde Texeda, ils en étaient venus, poursuit-on horrifié, « à passer de longues heures en oraison, et » - ce qui paraît encore plus inconcevable - « et, pour y être plus aptes, à ne se nourrir que de gazpacho ! » A ce mot, qui ne frémit? Les sauterelles de saint Jean-Baptiste peut-être! Non, pourtant, rien de si affreux. Renseignements pris, ce n'est qu'une soupe à la paysanne. La garbure béarnaise, que de fins gourmets ne dédaignent pas, en peut donner une idée (1). Texeda leur avait conseillé ce régime et plusieurs s'y étaient mis, sans du reste qu'Oviedo, qui était leur supérieur, eût imposé à sa communauté « ce jeu de los gazpachos », comme le nommaient les réfractaires.

En 1547, nous dit-on encore, « le P. Oviedo adressait à saint Ignace un mémoire très détaillé sur l'état du collège. Aux détails édifiants, il joignait des appréciations singulières » et sans doute plus scandaleuses. Tremblons de nouveau!

« Chaque matin, on médite en commun de cinq à six heures, puis on entend la messe, et l'on prie jusqu'à sept heures. » C'est à peu près, si je ne me trompe, ce qui se fait encore aujourd'hui dans les grands séminaires français. Funeste et persévérante contagion de l'illuminisme sulpicien, ou bérullien ! « De neuf heures à dix heures du soir, nouvelle méditation en commun, et Oviedo estime que, dans toute maison de la Compagnie, on devrait méditer une ou deux heures par jour. » Loin de moi la pensée d'atténuer les extravagances

 

(1) Pour Mérimée, le gazpacho est une « espèce de salade de piments », Carmen, I.

(2) Cf. les Monumenta, Séries Ia, t. II, p. 494, seq.

 

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d'Oviedo. Cependant je dois répéter ici qu'à cette époque, les usages de la Compagnie n'étaient pas encore fixés. Période d'essai. Chaque supérieur faisait, comme il l'entendait, ses expériences, puis il en communiquait le résultat au fondateur. Pour certains, et je les comprends aussi, une heure de méditation par jour, c'était déjà terriblement long, mais tant s'en faut qu'Oviedo fût le seul à en vouloir deux. On a vu, du reste, que, sage pour une fois, il hésite entre une heure ou deux. « Quand Borgia était à Gandie, Oviedo passait avec lui plusieurs heures le matin, autant l'après-midi. Jusqu'à la nuit, ils causaient de choses spirituelles et d'affaires, ou étudiaient la logique. » Évidemment, ceci devient de plus en plus singulier. Le P. Suau gradue ses effets, pour nous préparer au pire, que voici enfin, du reste : « Oviedo ajoute que les profès de la Compagnie devraient, chaque année, se retirer un mois au désert. Lui-même, le goût de la vie solitaire l'a pris. Au mois d'août dernier, il s'est enfermé dans l'ermitage de Sainte-Anne, situé à un quart d'heure de Gandie. Du 14 août à la fin du mois (c'est le double de la retraite annuelle que la règle imposera plus tard aux jésuites), il y a mené la vie érémétique. Cette vie retirée , avoue-t-il, lui a enlevé le goût des oeuvres apostoliques. Le duc de Gandie lui a demandé de prêcher le prochain carême, il ne sait s'il le fera. Il est inquiet à ce sujet; il voit autant de raisons contre que de raisons pour, et ne sait que décider. » Aussi bien le duc avertissait-il lui-même saint Ignace que maître Onfroy se levait à minuit et priait sept heures de suite. S'entraînant l'un l'autre, et sans doute stimulés par Texeda, ces deux religieux en venaient « à désirer d'aller passer sept ans dans la solitude ». Autant dire toute leur vie, désir, qu'avec leur simplicité ordinaire, ils expriment à saint Ignace Bref, nous voici enfin, grâce à toutes ces précisions, pleinement édifiés sur ce qu'on appelle l'illuminisme de ces deux Pères et de leur mauvais génie, Texeda.

Comme il vous plaira, chacun étant libre de changer le

 

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sens naturel et, si j'ose dire, officiel des mots. Mais, pour nous, qui nous refusons cette liberté, nous n'arrivons pas à discerner le moindre indice d'illuminisme pervers, dans ce chapelet (le prouesses, ou, s'il vous plaît encore, d'extravagances. Oraisons prolongées, mortifications excessives, désir de la retraite, nous retrouvons tout cela dans l'histoire des saints les plus authentiques et dans les bulles qui les canonisent. On ne voit pas - et c'est en cela précisément que réside l'illuminisme - on ne voit pas Oviedo se poser une seule fois en inspiré, en prophète, en homme qui ne relève que du Saint-Esprit et, comme tel, braver hautement l'autorité de son supérieur et de l'Église. Il ne fait aucun mystère des initiatives qu'il se permet et que, supérieur lui-même, il avait le droit de se permettre, à cette heure où les Constitutions n'étaient pas encore promulguées. Il avoue, du reste, n'être pas sûr d'être conduit en cela par le bon esprit. Set désirs comme ses doutes, il soumet tout, avec la simplicité et l'abandon d'un enfant, au jugement, aux volontés de saint Ignace. On peut éplucher une à une ses aspirations ; pas une d'elles qui répugne soit à l'Évangile, soit à la tradition de la piété chrétienne. Oviedo, conclut le P. Suais, et c'est là, dans sa pensée, dirait-on, le coup de grâce. Oviedo «n'avait-il pas même demandé de célébrer la sainte messe deux ou trois fois par jour ? Le bon sens de saint Ignace s'alarma de ces singularités ». « Si le P. André était à Rome, fit-il répondre, je guérirais d'une seule façon sa dévotion exagérée ; je lui défendrais de dire la messe, même une fois (1). » Comme il vous plaira, encore une fois. Je rappellerai seulement que l'Église permet, conseille même les trois messes de Noël, les trois messes du jour des Morts, ce qui suffit à prouver qu'une telle dévotion, prise, je le répète, en elle-même, ne présente rien d'extravagant (2).

 

(1) Suau, op. cit., pp. 195-196.

(2) A plusieurs, à moi du moins, se confesser quatre ou cinq fois par jour, comme faisait saint François de Borgia, paraîtra plus singulier que de communier trois fois par jour. La pratique de la communion spirituelle, autorisée, conseillée par tous les spirituels, implique le désir d'une communion réelle fréquente, désir qui ne reste à l'état de désir que parce que l'usage - que l'Eglise pourrait modifier à sa guise - ne permet pas qu'on le réalise. Aussi bien ignorons-nous, je crois, l'objet précis et les limites du désir soumis par Oviedo à saint Ignace. Rien ne prouve qu'il ait demandé la permission de célébrer chaque jour deux ou trois fois, comme on ne serait pas fâché de nous le donner à entendre.

 

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Non pas, juste ciel, que je me permette de trouver exagérées les inquiétudes que saint Ignace manifeste en la circonstance, ou la raideur de ses décisions. Je me borne à trouver inacceptable l'interprétation qu'on en donne et les conséquences qu'on en tire. Il ne se prononce pas ici contre l'illuminisme, mais contre un programme de vie qui, bien qu'autorisé par l'exemple des saints, ne saurait convenir à sa Compagnie. Il ne songe pas à imposer ses propres vues sur la philosophie de la prière, mais uniquement à maintenir le caractère particulier, la fin propre, l'avenir de l'Ordre qu'il est en train de fonder. Le temps plus ou moins long que l'on consacre à l'oraison, ne change pas la nature de celle-ci. Ne durerait-elle qu'un quart d'heure, comme l'eût voulu saint Ignace, elle serait encore ce qu'elle ne peut pas ne pas être, à savoir un exercice proprement mystique, moins actif que passif, et sur la nature duquel Ignace n'a pas songé une seconde à se prononcer. Il parle ici en législateur, non en spéculatif, ni en juge de la foi. Le code civil règle les actes humains, il n'en décrit pas le mécanisme. Il nous ordonne d'être soldats et d'aller au feu. Il ne nous propose pas une philosophie de la guerre (1).

 

 

(1) C'est pénible à dire, mais, en ce temps malheureux, Oviedo n'était pas une exception. Nombre des premiers jésuites - et ceux-ci apparemment parmi les plus saints - auraient désiré qu'une part moins réduite fût faite à la prière dans les Constitutions qui se préparaient alors. Ignace avait certes raison de ne pas les suivre sur ce point, mais de ce qu'ils tardaient ainsi à comprendre la vraie pensée de leur fondateur, en faut-il conclure que, beggards à leur insu, ils tendaient vers l'illuminisme ? On lit dans le Mémorial de Gonçalves da Camara ; « La première fois que Nadal alla comme visiteur en Espagne, ce qui eut lieu en 53 - cinq ou six ans après les extravagances d'Oviedo - nos Pères, en quelques endroits, lui parlèrent de notre oraison, se plaignant qu'elle fût trop courte... Ces considérations avaient presque convaincu Nadal - tu quoque, fili ! - quand il revint à Rome. Or, le jour de sainte Cécile, 54, rendant compte à notre Père de sa mission, il s'exprima sur le sujet avec quelques regrets, montrant qu'à son avis il y avait une concession à faire, au moins à cette province. Le P. Ignace était au lit, et moi seul présent à l'entretien. Il répondit avec un visage et des paroles si sévères, avec une telle rigueur que j'en étais stupéfait. J’admirai la patience de Nodal... Enfin le Père conclut : « A un homme véritablement mortifié, un quart d'heure suffit pour s'unir à Dieu dans l'oraison. » (Cité par Brou, Saint Ignace, maître d'oraison, Paris, 1915, p. 31.) A merveille, ni François de Sales, ni le P. Piny n'en demanderaient davantage. Pas même autant, eux qui tiennent que, pour prier au plein sens du mot, il n'est pas nécessaire de se mettre à genoux et de multiplier certains actes, pendant un temps plus ou moins long. Autant de formalités accessoires et qui n'intéressent pas l'essence même de la prière. L'unique problème, entre les ascéticistes et nous, est de savoir en quoi consiste exactement cette essence. Problème qu'on voit bien qu'Ignace n'a pas touché. « Il était commun, parmi nos premiers Pères, de donner trop de temps à l'oraison, au préjudice des études et des autres ministères. » (Bernard, op. cit., p. 104.)

 

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Quant à cette nostalgie du désert, on ne s'étonne pas davantage que saint Ignace la combatte de toute son énergie, mais uniquement en sa qualité de fondateur, et non pas du tout comme gardien de la spiritualité orthodoxe... Quis mihi dabit pennas n'est pas un cantique montaniste. Cupio dissolvi et esse cum Christo, disait quelqu'un qui ne passe pas pour quiétiste. En un mot, ni les Chartreux, ni les Carmélites ne sont des illuminés. C'était là, certes, pour la Compagnie, mais non pour la doctrine elle-même, une question de vie ou de mort. Dans ces milieux encore si ardents et, d'ailleurs, par trop surmenés, s'était dessiné, nous dit-on, « un véritable courant vers la Chartreuse ; rien de plus fréquent alors que de voir un jésuite fervent songer à une vie plus parfaite dans l'état des chartreux ; il y eut une sorte d'épidémie de vocations à la vie érémétique ou pénitente » (1). Comment saint Ignace n'aurait-il pas pris peur? Si l'on n'arrête pas impitoyablement cette vague contemplative, c'en est fait, non pas des Exercices, que rien n'empêcherait ces fugitifs d'emporter avec eux dans le désert, mais de la Compagnie elle-même. Aujourd'hui Oviedo, demain Borgia peut-être. On ne nous le cache pas du reste : « L'exemple d'Oviedo et de ses compagnons aurait pu grandement nuire au duc de Gandie, encore néophyte. » Alumbrado, au moins en puissance, le duc n'a déjà que trop de pente aux longues prières, aux mortifications excessives. Ne nous lassons pas

 

(1) Bernard, op. cit., pp. 188, 189.

 

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de le mettre en garde contre les « tenaces illusions » (1), contre la séduction funeste d'Oviedo.

Les petits ont toujours tort. Non qu'on leur veuille du mal. Simplement, ils ne comptent pas. Texeda, Oviedo, Onfroy ont bon dos. Mais enfin nous n'étions pas là, saint Ignace pas davantage. Sans manquer à la vénération que nous lui devons, nous pouvons nous demander s'il est exactement renseigné sur tout ce qui se passe à Gandie. Que les lettres d'Oviedo l'irritent, je le conçois ; mais si naïves, si franches, si pleines de soumission, elles pourraient lui montrer aussi que, d'un si excellent religieux, il n'a rien à craindre. N'en reçoit-il que d'Oviedo et de Borgia? Pour moi, je croirais volontiers que d'autres soufflent de loin sur le feu. Tous les membres de cette petite communauté voient-ils sans aigreur croître de jour en jour l'ascendant qu'Oviedo exerce sur le duc, et l'intimité entre les deux hommes ? On s'est disputé souvent, par tous les moyens, des consciences moins armoriées. Un menu fait ajoute à la vraisemblance de ma conjecture : Araoz, qui gouvernait alors tous les jésuites d'Espagne, écrivait à saint Ignace que, lorsque le duc quittera Gandie, il serait opportun qu'Oviedo partît par le même train. « Ses sujets ne doivent pas beaucoup se plaire avec lui..., il n'a pas beaucoup de talent pour gouverner (2). » C'est fort possible. Mais n'est-ce pas un des mécontents qui le lui a dit ? Ou plusieurs? Et celui-ci, ou ceux-ci, pour hâter l'affaire, n'auront-ils pas envoyé leurs doléances jusqu'à Rome? Je n'ai pas leurs lettres sous la main, mais celles d'Ignace, que nous possédons, s'expliqueraient difficilement, si Oviedo était seul à s'accuser auprès de son général. Ignace n'osait pas demander à Borgia le sacrifice d'Oviedo, mais il lui redisait avec insistance l'inquiétude que lui causait cet alumbrado. Borgia connaît bien son ami ; il le couvre, il répond de lui. Ces deux saints, ces deux Espagnols, ces deux diplomates,

 

(1) Suau, op. cit., p. 199.

(2) Ib., op, cit., p. 215.

 

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il est charmant pour nous et très instructif de les voir aux prises. Le duc à Ignace :

 

Quant à ce désir de solitude que m'a manifesté le P. André (Oviedo), je lui ai dit qu'un tel désir ne pouvait être réalisé, mais qu'il fallait remercier le Seigneur qui l'avait inspiré et qui lui permettait, dans la Compagnie, d'obtenir les mérites de la vie érémétique, sans cependant qu'il l'embrasse. Il s'est montré, d'ailleurs, très indifférent à ce sujet, et ma réponse l'a laissé très consolé. Si le démon a prétendu gagner quelque chose de lui, je crois qu'il a au contraire perdu. Ce Père obtiendra et le mérite de la vie solitaire et le sacrifice de l'obéissance. J'en dis autant du P. Onfroy. Que V. P. les bénisse tous deux. Elle a en eux des fils qui méritent le nom de fils. Inutile, me semble-t-il, de s'occuper outre mesure de cet incident. Ce ver ne rongera pas la Compagnie. La déclaration de V. P. a suffi. Aussi ne me paraît-il pas nécessaire que le P. André aille à Rome, à moins que V. P. n'en ordonne autrement.

 

Entre cette lettre et celle d'Ignace qui va suivre - de mai à juillet 1549 - que s'est-il passé? Oviedo avait la maladie du scrupule. Longtemps après, nous le savons, il en souffrira encore. Aura-t-il laissé voir à ses frères que la tentation du désert le tourmentait de nouveau. A-t-on pu croire qu'ils méditaient quelque fugue, lui et le P. Onfroy, car ils vont toujours la main dans la main. S'il y eut alors quoi que ce soit de gravé, comment imaginer que Borgia l'ait ignoré, ou qu'il n'ait rien fait pour l'empêcher, ou qu'il n'y ait pas réussi, maître qu'il était de ces coeurs? Néanmoins, de ce qu'ils ont dit ou fait, peut-être même de ce qu'ils n'ont ni dit ni fait, Ignace a eu bientôt la nouvelle, dûment orchestrée, comme il est d'usage. Sa réponse, sa sentence plutôt, et combien terrible! n'aura pas tardé non plus.

 

Les deux personnes en question recherchent toujours, paraît-il, le désert qu'elles désirent, et elles risquent de s'en faire désigner un autre plus complet, si elles ne savent pas s'humilier, et se laisser guider suivant leur profession. Le remède est bien nécessaire, je le crois. Votre Seigneurie peut beaucoup par son autorité et sa présence. Aussi, considérant ce que ma

 

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conscience m'ordonne, et protestant devant le tribunal du Christ... qui doit me juger, que ces deux hommes s'égarent, illusionnés et dévoyés, parfois dans la bonne route, parfois en dehors, déçus par le père du mensonge,.., je charge V. S. de beaucoup réfléchir, de considérer et de pourvoir à tout cela.

Qui jugera entre ces deux juges ? Dans l'abstrait, il va sans dire que, de la part d'Ignace, une telle rigueur est impressionnante. Il a pour lui l'expérience d'un homme qui n'en est pas à sa première rencontre avec l'illusion; et puis, général de l'Ordre, quand il prononce en dernier ressort, tous les préjugés sont en sa faveur. D'un autre côté, « ces deux personnes » qu'Ignace ne nomme même plus, qu'il semble déjà considérer comme perdues, Borgia les voit tous les jours, et depuis cinq longues années. Le problème ne semble-t-il pas insoluble? Borgia fera sans hésiter ce qu'on lui commande, et deux mots de lui suffiront pour que tout rentre dans l'ordre. Mais

il reste manifestement sur ses positions, persuadé qu'Ignace exagère la gravité du conflit.

 

Je remercie V. P. de la communication, des grâces spirituelles de la Compagnie qu'elle m'accorde. Je supplie V. P. de nommer, dans cette communication, le P. André auquel je dois beaucoup et que j'aime.

 

Les mots si froids, déjà si distants, de la lettre d'Ignace : « les deux personnes en question » ; « ces deux hommes », lui ont été, à lui-même, une blessure.

 

J'avise V. P. que j'ai usé de son autorité et que, in nomine tuo, et avec la grâce de Notre-Seigneur, mutavi homines. Il est resté très consolé et tout entier adonné à l'étude (1). Aussi je supplie

 

 

(1) Il est curieux que cette demi-ligne n'ait pas attiré l'attention du P. Suau. Dans le rapide veni, vidi, vici que l'on vient de lire, et qui semble bien dire à sa manière : much ado about nothing, Borgia donne pourtant à saint Ignace un détail précis, et qui devait leur sembler concluant à l'un et à l'autre : il lui annonce qu'Oviedo s'est remis allégrement à l'étude. Une de ses tentations était donc de renoncer à la science, en quoi il ressemblait du reste à plusieurs spirituels de ce temps-là, à l'observantin Fr.  Titelmans, par exemple, ce fameux exégète, en qui Erasme voyait un rival, et qui, « pris d'une aversion profonde pour l'étude, abandonne Louvain et les livres » pour entrer chez les capucins (1536). « Dès lors, il n'avait plus connu d'autre occupation extérieure que celle du travail manuel, « tressant des corbeilles, soignant les malades, renonçant à toute application d'esprit u. Pour le P. Bernardin de Montolmo, a le vrai capucin devait fuir l'étude comme une cause de ruine, s'abstenir de la prédication et se persuader que la prière suffisait au bon gouvernement de soi-même et de l'Ordre. Pour le faire changer d'avis, il ne fallut rien moins qu'une vision où il fut menacé d'avoir la langue coupée, puisqu'il refusait de s'en servir pour Dieu et le prochain D. Cf. le P. Frédégand Callaey, o. m. p. L'infiltration des idées franciscaines spirituelles chez les frères mineurs capucins au X VIe siècle. Miscellanea, Fr. Ehrle, I, Rome, 1924). Il est plaisant de voir ainsi le bon sens rentrer dans son empire par la porte des visions! Avec cela, faut-il croire que le franciscain Texeda servit ici de trait d'union entre Oviedo et les rigoristes capucins? Non, me semble-t-il, ce serait là chercher midi à quatorze heures. Constatons plutôt que ces idées-là étaient, pour ainsi dire, dans l'air de la Contre-Réforme. Cette tendance rigoriste nous montre assez - et ceci est très important - que le mouvement, qu'il se développe en Italie, en France ou en Espagne, n'est pas moins ascétique que mystique; il serait même, si je ne me trompe, d'abord ascétique : une réforme, une recherche passionnée du plus parfait. Cette ferveur héroïque - exagérée ou non, peu importe - devait naturellement amener un renouveau proprement mystique.

 

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V. P. de lui écrire, pour le consoler et le féliciter, car enfin il est un vrai fils de la Compagnie, bien qu'il ait désiré, en sa candeur, être ut passer solitarius (1).

 

L'exquise lettre ! Il n'est pas jusqu'à ce latin si discret et si plein de choses, qui n'ajoute à ce miracle de tact, de bon sens et de tendresse. Après la verte réplique d'Ignace, Borgia n'ose plus dire expressément : Much ado about nothing, mais il donne assez à entendre qu'en vérité l'affaire est très peu tragique, puisque, en un clin d'oeil, elle s'est trouvée dénouée. Mutavi homines. Non seulement soumis, mais sans qu'il leur reste la moindre amertume. Et leur faute même, si faute il y a eu, qu'est-elle ? Deux mouettes, battues par les vagues, et qui envient, avec le Psalmiste, le nid solitaire du passereau.

Et du coup s'éclaircit l'énigme où tantôt nous nous buttions. Il n'y a plus de problème, pour la bonne raison qu'il n'y en avait jamais eu. Nous connaissons l'obstination invincible des illuminés authentiques. Si Borgia l'a changé en un tournemain - mutavi - c'est qu'Oviedo était déjà tout changé, je veux dire bien décidé à sacrifier ses inspirations

 

(1) Suau, op. cit., pp. 199-201.

 

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propres à la volonté de ses supérieurs (1). « Vrai fils de la Compagnie », avant et pendant la tempête, aussi bien qu'après. « Ainsi s'acheva - conclut le P. Suau qui remise, lui aussi, en un tournemain, son épouvantail - cette crise qui eût peut-être été fatale au P. André de Oviedo, s'il n'avait eu pour l'aider à en sortir l'appui si délicat et si ferme du duc de Gandie. » Ajoutons, pour être juste, que la crise eût peut-être été fatale, si elle eût été autre chose qu'un fantôme de crise. « Aussi bien, ce grand désir de solitude, Dieu, plus tard, devait le réaliser abondamment, et peut-être Dieu l'inspirait-il alors au P. Oviedo, afin de le préparer aux futurs sacrifices auxquels il le préparait ». Nommé par le Pape patriarche d'Éthiopie, Oviedo mena là-bas, « pendant plus de vingt ans, une vie plus misérable et plus solitaire qu'il n'eût jamais osé le désirer. Il ne se trompait donc qu'à demi, en se jugeant appelé par Dieu à des sacrifices extraordinaires » Un véritable saint, un des plus grands jésuites, parmi cette génération de géants. « Dénué de tout, prisonnier, persécuté, réduit à cette nécessité de chercher une paire de boeufs pour labourer la terre », ce dangereux alumbrado trouvait encore le moyen de se tourmenter lui-même, craignant de manquer à son voeu de pauvreté, qui, pourtant, en sa qualité de patriarche, ne l'obligeait plus. Il faut que, de Rome, l'obéissance calme ses scrupules. Borgia dut lui écrire qu'il peut donner de menus présents aux indigènes, et « avoir une mule en cas de nécessité » (3).

Je m'excuse de m'être attardé si longtemps à cet épisode,

 

 

(1) « Quant aux désirs de solitude, écrit encore le P. Suau (Ignace) leur opposa la saine et vraie notion de l'obéissance religieuse » (ib., p. 196). Ceci ne me paraît pas exact. Aux velléités d'Oviedo, Ignace oppose son autorité de chef; il fait jouer solennellement le voeu d'obéissance, mais la « saine notion de l'obéissance » n'était pas en cause. Elle ne l'eût été que si Oviedo avait refusé d'obéir, ce dont pour ma part, je le crois incapable. La douceur de Borgia lui a rendu le sacrifice plus facile. Mais si, au lieu de confier ses pouvoirs au duc, Ignace avait agi ou directement de lui-même, ou par l'intermédiaire d'Araoz, le résultat eût été le même. Du moins n'a-t-on pas le droit d'affirmer le contraire.

(2) Suau, op. cit., p. 201.

(3) Ib., pp. 458-466. Cette correspondance est de toute beauté.

 

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encore plus lumineux et plus significatif qu'émouvant. Je l'ai déjà dit: les historiens et les théoriciens des choses spirituelles nous renvoient toujours, menace, argument suprême, aux alumbrados d'Espagne, et aux dangers que ceux-ci ont fait courir à l'Église. C'est la grande peste. Panique originelle qui commande les débats acharnés qui vont suivre et qui, d'épouvante en épouvante, entraînera la retraite des mystiques. Il se trouve néanmoins que cet épouvantail sinistre reste environné d'un brouillard impénétrable. On répète sans fin qu'il y eut alors en Espagne une épidémie formidable d'illuminisme. Quant à nous révéler, textes en main, l'origine, le caractère précis, l'action, la portée, les suites, en un mot l'histoire de ce venin, on n'y pense pas. Très peu de noms propres : des analyses désespérément sommaires, pas l'ombre d'une statistique. Discrétion d'autant plus alarmante - ou rassurante - que je la retrouve toute pareille, autour d'un sujet qui m'est plus connu : nos alumbrados français, pendant le XVIIe siècle. Par exemple, les illuminés de Picardie. Le docte M. Fagniez les prend au tragique, faute de quoi il devrait avouer que le P. Joseph est parti en guerre contre des moulins à vent ; d'autres érudits, qui me paraissent mieux informés, ne veulent même pas les prendre au sérieux. Ainsi, comme nous verrons plus tard, de nos autres foyers français : ou bien ils ne donneront jamais que des flammes imaginaires, ou bien, car enfin il n'y a pas toujours de fumée sans feu, on en a grossi démesurément l'étendue et les ravages. D'où l'intérêt que présente un cas particulier, aussi facile à discuter que celui de nos trois amis, Texeda, Oviedo, Onffroy, catalogués, par de graves historiens, comme autant d'illuminés authentiques. J'aurais pu choisir d'autres cas plus extrêmes, celui, par exemple, des illuminés de Llerena, en Andalousie, épisode plus retentissant et qui, nous dit le P. Bernard, « demeura longtemps comme un épouvantail qu'on agitait pour effrayer les mystiques ». « Appels à l'Inquisition, dit encore le même historien, mémoires, marches et contre-marches,

 

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démêlés avec les franciscains, épisodes plus ou moins burlesques, voyages répétés à Madrid, tout cela aboutit, en décembre 1575, à un procès monstre contre les alumbrados de Llerena, qui agita toute l'Espagne, autant que l'autodafé des protestants de Valladolid en 1558... et qui (provoqua) de formidables remous dans les cloîtres. » II semble bien cependant que les condamnés n'étaient pas beaucoup plus sérieusement coupables que le P. Oviedo. L'homme le plus expert en ces matières, et le moins suspect de parti pris contre l'Inquisition, « un dominicain, le P. Colunga, est fort indulgent pour eux (1) ». On n'entend pas dire par là que, pendant cette période de fermentation, d'ébullition même, aucun des suspects ou des condamnés n'ait jamais donné de prise à la critique. Laissons de côté les déments ; il y en a toujours ; laissons les criminels, s'il y en eut alors qui prirent le masque de l'illuminisme comme Tartufe prendra plus tard celui de la dévotion ; absurdités ou turpitudes qui ne nous intéressent ici d'aucune façon, bien qu'on ne s'obstine que trop à en étoffer, à en noircir l'épouvantail de l'illuminisme (2). A cela près, il n'est pas

 

(1) Bernard, op. cit., pp. 223-227, 1755. C'était le moment où « Carranza sortait enfin des prisons romaines, après dix-sept ans de prévention, et... pour mourir ; Fray Luis de Léon était sous les verrous des juges espagnols; sainte Thérèse s, était dénoncée elle aussi. Cf. Bernard, ib., pp. 227-228. Quand nous parlons d'épouvantails, on voit que cc n'est pas sans raison. Rappelons, en passant, que François de Borgia fut toujours persuadé de l'innocence de Carranza. Sur Carranza, dont l'orthodoxie est aujourd'hui reconnue de tous, cf. Jean Baruzi (op. cit., pp. 137. 145, 254) ; du même historien un article dans la Revue protestante de Strasbourg, 1928; et le P. Mortier, Histoire des Maîtres généraux, t. V, Paris, 1911, p. 579, seq. « Au fond, écrit le P. Mortier, le grand crime de Barthélemy Carranza était d'être archevêque de Tolède. Ce siège possédait des revenus considérables, qui aiguisaient l'appétit d'autres prétendants » (p. 580). Espérons du moins, avec le P. Colunga, que cette longue iniquité a aussi des causes plus nobles.

(2) Beaucoup de prêtres, raconte le R. P. Brou, faisaient à Alcala les Exercices avec Villanova et revenaient pleins de zèle, prêchant la communion fréquente. Par malheur, des maladroits survinrent, qui exagérèrent; eux communiaient deux fois par jour ». Cela est bientôt dit, mais sur quelles preuves? Jusqu'où s'étendit cette pratique? A vue de pays, un historien pressé et prévenu porterait aisément contre le P. Oviedo une accusation pareille. Nous savons pourtant qu'il s'est borné à exprimer un désir, à demander une permission. Le P. Brou continue : « Rien qu'à Tolède, disait-on, il y avait 6oo de ces théatins - (c'est le nom qu'on donnait aux jésuites et à leurs disciples) ; - ils se livraient à des pratiques occultes, en prenaient à leur aise avec les sacrements, se mettaient au-dessus de l'épiscopat, aboutissaient au concubinage, etc. ». Bref, on traitait ces jésuites comme on a traité jadis les premiers chrétiens, comme, de tout temps, on traitera qui l'on veut détruire. Mais encore une fois, aucune preuve, et pour cause. Le P. Brou le sait aussi bien que moi. Aussi bien semble-t-il d'abord se borner à enregistrer la rumeur infâme. « A Tolède, disait-on... ». Après quoi, fort curieusement, ce « disait-on » est escamoté et fait place à une certitude. « Ceux-là, conclut-il, étaient assurément des illuminés, des alumbrados », Mais, juste ciel, « ceux-là », vous ne savez pas vous-même s'il y en eut vraiment, pas plus que vous ne pouvez affirmer qu'il y eut jadis certains hommes, que l'on appelait chrétiens, et qui se livraient, dans leurs agapes, à des infâmies. C'est ainsi trop souvent que, de la meilleure foi du monde, on fait d'un « disait-on » incontrôlable, le pivot de l'épouvantail.

 

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douteux que, par leurs outrances ou de parole ou de conduite, plusieurs alumbrados aient causé de graves inquiétudes à ceux-là mêmes qui les observaient avec amitié et sans prévention. Dans la fougue un peu volcanique de leur zèle, les initiateurs improvisés de ces mystiques propagandes ont dû manquer souvent de prudence, de doigté, parfois même de bon sens. Un de leurs manuels préférés, l'Abecedaire d'Osuna - une belle oeuvre, et que sainte Thérèse goûtera fort - se prêtait, alors surtout, à des interprétations équivoques. Bien que, par miracle, l'Inquisition l'ait épargné, ce livre, écrit le P. Bernard, « donne plus occasion à l'erreur que d'autres livres prohibés ; il enseigne une contemplation pure de Dieu,... sans phantasmes... et, en apparence, sans pensée; c'est à son sujet que... Jean d'Avila, si sévère pour le quiétisme du déjamiento (abandon), se contentait de cette réserve : « On ne doit pas le laisser lire à tous indistinctement, car il leur ferait mal ; il demande de laisser de côté toute pensée, et ceci ne convient pas à tous (1) .» Saint Thomas de Villeneuve pense tout de même sur les Exercices. « Il les a vus, dit-il au P. Araoz, et, à lui personnellement, ils paraissent bons, mais ils ne sont destinés qu'à très peu de gens (2). » Si les amis jugent de la sorte, quelle indulgence attendre des adversaires, et le moyen de se reconnaître dans un tel chaos doctrinal? Il semble bien, en effet, que, ni d'un côté ni de l'autre, on ne sache exactement

 

(1) Bernard, op. cit., p. 117.

(2) Ib., p. 113.

 

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ce qu'il faut penser des choses mystiques. De là viennent les exagérations des uns et des autres. Saint François de Sales n'est pas encore venu. Ceux-là mêmes - nos alumbrados, veux-je dire, - qui, de tout leur élan confus, rejoignent déjà sa doctrine, son pannmysticisme, s'expliquent et se gouvernent souvent comme s'ils identifiaient le don mystique à ces phénomènes extraordinaires qui parfois l'accompagnent, les extases, les révélations, les visions. « Le moins que l'on puisse dire des alumbrados, même orthodoxes, écrit à ce sujet le P. Calunga, c'est qu'ils étaient trop crédules au sujet du merveilleux (1). Ils semblent supposer qu'il est très ordinaire d'éprouver des faveurs sensibles et des lumières surnaturelles dans l'oraison », et, chose beaucoup plus grave, ils semblent supposer qu'en ces grâces accidentelles réside l'essence même de l'oraison. « De là vint chez quelques-uns un penchant à croire aux révélations privées et à surfaire la sainteté de ceux avec qui ils sympathisaient. Chez les femmes surtout se développa la préoccupation des choses extraordinaires, et l'illusion de se croire favorisées plus que d'autres. » De là des factions, des batailles de béates, « des scandales et des procès retentissants où l'on prétendait voir les conséquences des doctrines des alumbrados; en fait, c'était plutôt le résultat de facteurs individuels et sociaux qui différaient beaucoup d'un cas à l'autre (1) ». Par où l'on nous rappelle sagement cette règle trop négligée, que chacun de ces cas particuliers doit être soumis isolément à la critique, ainsi que nous avons essayé de le faire pour Oviedo; après quoi, l'on arriverait plus d'une fois

 

(1) Dans le travail si intéressant qui nous a servi déjà, le R. P. Callaey nous donne un nouvel exemple de cette passion pour Le merveilleux, que l'on remarque, non seulement chez les alumbrados, mais chez les autres ouvriers de la Contre-Réforme. Rien de plus excellent en soi, ni même, semble-t-il, de plus urgent que la réforme inaugurée par les premiers Frères mineurs capucins. Elle se justifiait assez d'elle-même. Pour l'appuyer néanmoins, et pour s'encourager dans leur rude besogne, plusieurs de ces premiers capucins ont recours à ces visions, à ces prophéties qui abondent, comme on sait, dans la littérature apocalyptique des anciens « spirituels ». C'est là ce que développe le P. Callaey.

(2) Bernard, op. cit., p. 118.

 

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à constater, ou bien que tel de ces faits divers a été amplifié, empoisonné, sinon forgé de toutes pièces par la passion; ou bien que, dans tel autre, la doctrine même des spirituels de ce temps-là ne se trouve pas engagée. De là vient enfin la formation d'un milieu favorable aux crises d'hystérie ou à la folie, et d'un autre côté, la carrière ouverte aux simulateurs et aux tartufes (1). Mais quoi ! des misères de ce genre, qui a la faiblesse de s'en épouvanter ou qui a le goût de s'y complaire, les retrouvera toujours les mêmes à toutes les pages de l'histoire ecclésiastique : frange inévitable d'écume que déposent fatalement sur le sable de la sottise ou de la vilenie humaine, et les moindres mouvements de dévotion, et, plus large, plus éclatante, les grandes vagues de sainteté. La véritable explication du conflit qui nous occupe, c'est ailleurs, c'est dans une région plus haute et plus noble qu'il faut la chercher. Dégagé des poussières qui l'enveloppent et des passions, plus chétives encore que furieuses, qui l'assiègent, un seul problème est ici débattu, vieux comme Socrate et son démon, mais qui, dans le branle-bas universel de la Contre-Réforme, au lendemain de la Renaissance et de la révolution luthérienne, s'imposait à toute l'élite intellectuelle et morale, avec une acuité qu'il n'avait jamais eue encore, le problème des relations entre l'homme et Dieu.

III, - Au-dessous - au-dessus plutôt - des querelles particulières, il y avait, a-t-on dit excellemment, le conflit « entre cieux tendances ou manières de voir les choses : la première, nous l'appellerons intellectualiste ou spéculative, la seconde, mystique ou affective (1). Dans l'ardeur de la lutte,

 

(1) Pour l'hystérie, saint Ignace lui-même, depuis si prudent, avait commencé par s'y laisser prendre. A ses débuts, il n'était pas loin d'y voir comme une rançon de la conversion. Cf. Bernard, pp. 63-65. Pour les mystifications, j'ai déjà rappelé celle dont fut victime Louis de Grenade. On ne saurait trop le redire. Ces accidents inévitables ne prouvent rien, sinon la faiblesse des meilleurs esprits.

(2) L'opposition entre spéculatif et affectif n'est pas précisément l'opposition entre rationalistes et mystiques. Mais on voit bien que l'auteur veut parler ici « des dominicains qui tenaient avec Carranza et de ceux qui tenaient pour Cano ». Bernard, p. 138.

 

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les intellectualistes représentent les mystiques comme des hommes déraisonnables et illusionnés, et les mystiques con-sidèrent les intellectualistes comme de véritables pharisiens qui n'entrent pas dans le royaume de Dieu et ne laissent pas entrer les autres... En général, les mystiques et spirituels aspirent à une connaissance supérieure de Dieu (supérieure à la connaissance naturelle et rationnelle), et à une union plus grande avec lui par les pratiques de la religion, en particulier par l'oraison et par la purification des imperfections humaines. (Mouvement ascétique, ne nous lassons pas de le répéter, autant que mystique.) Ils se distinguent... par un grand zèle religieux ; ils déprécient quelque peu la science purement humaine, et beaucoup d'autres choses que la généralité des hommes est portée souvent à trop estimer. Leurs opinions et manières d'agir paraissent étranges à ceux qui n'éprouvent pas les mêmes sentiments. Ils donnent à l'oraison une part extraordinaire, même en vue d'acquérir la science, et quoique ce fait soit une sorte de scandale pour les intellectualistes, les mystiques ou spirituels possèdent d'ordinaire de Dieu une connaissance plus profonde, plus intense et, pour ainsi dire, plus vitale que les théologiens non mystiques ».

Je n'ai pas besoin de souligner la justesse profonde de ces vues panoramiques, esquissées, à course de plume, par le R. P. Colunga. J'aurais honte plutôt des quelques précisions que j'y ajoute en passant, et qui ne trahissent pas, je l'espère, la pensée du savant dominicain. Il poursuit magnifiquement : « Le vrai terrain du combat, c'est l'oraison mentale et la contemplation, ses fruits, ses lumières, ses expériences. Tout ce que l'on dit, même avec mesure, est interprété comme frisant l'illuminisme (et à plus forte raison les formules moins précautionnées de certains autodidactes qui pensent plus juste qu'ils n'écrivent). Des théologiens, par ailleurs remarquables, croient que, si une personne dit qu'il est nécessaire de consulter Dieu dans l'oraison, elle prétend (par là) remplacer l'Écriture sainte et la Tradition

 

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par l'expérience privée (1). Les intellectualistes veulent s'en tenir exclusivement à la raison fondée sur la sainte Écriture et sur les décisions de l'Église, et parce qu'ils sont satisfaits de l'état présent de la piété chrétienne, ils ne veulent pas qu'on la renouvelle, au moyen de l'oraison et de la fréquentation des sacrements. Leur théologie était de préférence extrinséciste et conservatrice ; celle des spirituels était un peu immanentiste et rénovatrice (2). La tendance des théologiens, si on l'exagérait, paraissait conduire à la sécheresse religieuse; celle des spirituels, sans le frein de l'enseignement dogmatique, courait le danger du subjectivisme. C'est dans la raisonnable harmonie de ces deux tendances qu'était la vraie religiosité chrétienne » (3) : harmonie, qu'en

 

(1) Ainsi l'illustre Dominique Soto, ami personnel de plusieurs alumbrados, de Carranza, par exemple. Appelé à porter un jugement sur les Commentaires de Carranza, la censure qu'il en fait, « est bénigne dans son ensemble », mais, dit-il, « comme ce livre est si long, il serait bon de l'abréger, afin que le vulgaire ne lise point une théologie si complète et si mystérieuse ». Il se fâche sur un point cependant : Carranza, après avoir exposé la doctrine de saint Thomas sur l'aumône, concluait : « Après avoir pris conseil de toutes les règles de la Théologie, que l'on agisse selon que Dieu l'inspire et donne grâce, ce qui est la règle la plus assurée en cette matière. » Sur ce, Dominique Soto : « Cette parole se rapproche des inspirations intérieures des alumbrados... Il n'y a pas d'autre règle pour connaître les inspirations de Dieu que la loi écrite et les conseils des savants; tout le reste est imagination de gens qui veulent prendre leur jugement pour règle de l'Esprit-Saint ». C'est vraiment à n'y pas croire ! Il suivrait de là, entre autres paradoxes, que nous ne devons pas demander les lumières du Saint-Esprit, ni même écouter la voix de la conscience. On sait bien, du reste, que saint Ignace, dans les Exercices, parle exactement, et à maintes reprises, comme Carranza. Mais déjà l'épouvantail les affolait. S'il faut en croire le P. Bernard, Suarez lui-même, bien que, « somme toute, il tienne les positions du fondateur de la Compagnie », flairerait, lui aussi, de l'illuminisme dans les Exercices. Déjà l'angoisse de Bourdaloue! Et nunc... erudimini. » Dominique Soto, conclut le P. Bernard, n'était pas obligé à une telle déférence, et l'on conçoit qu'iI ait plusieurs fois froncé les sourcils en parcourant l'opuscule de saint Ignace » (Bernard, pp. 144-145). A merveille : un historien, en effet, ne doit s'étonner d'aucune aberration, d'aucune phobie; mais, si vous ne les guérissez pas, celles-ci vous mèneront loin, et jusqu'à ne plus vouloir de l'Evangile lui-même .

(2) Décidément, il n'y a plus de Pyrénées. Pour nous qui avons vu naître extrinsécisme, et qui l'avons suivi, comme jadis la fille de Pharaon, dans son frêle berceau menacé par la tempête, il ne nous déplaît pas de le retrouver, rose de santé, dans la cellule hospitalière d'un dominicain espagnol. « Immanentiste », plus répandu, est aussi plus suspect. Mais le « un peu », dont nous le voyons ici flanqué, montre bien que le P. Colunga ne le prend pas dans son mauvais sens.

(3) Cf. Bernard, op. cit., p. 138-142.

 

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vérité nos alumbrados, ceux du moins que je connais, ne menacent guère, ne paraissant pas à la veille de secouer le joug de l'obéissance; mais harmonie, que rendrait impossible l'anti-mysticisme obstiné de leurs adversaires.

Mais au fond, curieusement, c'est peut-être la « question sociale », si j'ose dire, qui passionne le plus ce débat. Ce qu'on pardonne le moins aux alumbrados c'est de ne pas admettre, dans la communion des saints, la distinction entre roturiers et aristocrates : c'est d'inviter également tout le monde, les petits comme les grands, à la vie parfaite. Louis de Grenade, écrit Melchior Cano, a l'inconcevable audace de prétendre faire en sorte

 

que tous deviennent des contemplatifs et des parfaits... Il veut enseigner au peuple en Castillan ce qui ne convient qu'à peu de gens... (Il promet) un chemin de perfection commun et général pour tous les états de vie, sans voeu de chasteté, de pauvreté, et d'obéissance.

 

D'où il suivrait - effarante perspective - que les artisans, gonflés de l'orgueil des nouveaux riches, abandonneraient, qui leurs fours à pain, qui leurs charrues, au risque de mettre les anciens riches dans un extrême embarras et, en même temps - car enfin, ils ont une âme - de compromettre leur propre salut.

 

Si beaucoup de personnes prétendaient aller à la perfection par le chemin de Fray Luis, elles ne pourraient probablement plus se sauver par les exercices de la vie active qui conviennent à leur état. Par conséquent, c'est une manière d'agir indiscrète, préjudiciable au bien public..., que de livrer par écrit, pour le profit de quelques individus, ce qui met en danger beaucoup de gens n'ayant ni forces ni capacités pour cela.

 

Laissez-leur donc le peu de prière, le peu de sainteté qui conviennent au petit peuple : « Qu'un savetier sorte des Exercices (que propage cet alumbrado d'Ignace) moins bon savetier, qu'un cuisinier y apprenne à mal préparer sa soupe, c'est intolérable ». Et d'autant plus qu'en exaltant

 

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ainsi les humbles, du même coup, vous déposséderez les aristocrates de leurs sièges. « Ce qui me déplaît chez ces Pères Théatins (ignatiens), c'est que, lorsque des chevaliers leur passent parles mains, les lions deviennent des poules (1). » Par où l'on voit que lorsqu'ils se mettent à extravaguer, ils n'ont rien à envier aux alumbrados les plus délirants. Prenez garde néanmoins, allez au fond de ces niaiseries, vous y trouverez un solide préjugé de caste, et très répandu à cette époque parmi les « intellectuels », l'idée que la plus haute prière et que le perfection évangélique doivent rester le privilège de quelques âmes bien nées. Il est, d'ailleurs, fort vraisemblable qu'ici encore, quelques alumbrados ont prêté le flanc à la critique, soit en répandant à pleines mains des livres mystiques sans doute excellents mais que les simples ne pouvaient entendre, soit de toute autre manière. Mais n'avons-nous pas assez dit qu'en ce temps-là, chose singulière! ni d'un côté ni d'un autre, on ne se réglait toujours d'après la droite raison? Aussi bien ne demanderons-nous pas que l'on brûle en place de Grève l'effigie de Melchior Cano. Qu'il dorme en paix dans sa gloire. C'était un esprit supérieur, un des flambeaux de la théologie moderne. Mais, de grâce, qu'on n'aille plus lui emprunter, pour le brandir contre les mystiques, l'épouvantail gonflé de sophismes qui, promené par lui, manqua de soulever l'Eglise contre saint Ignace : épouvantail, aujourd'hui piteux, du reste, et qui ne ferait même pas peur au « franc archer de Bagnolet ».

 

(1) Bernard, op. cit., p. 146-148.

 

 

 

 

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