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TROISIÈME PARTIE

L'ÉCOLE FRANÇAISE ET
LES DÉVOTIONS CATHOLIQUES

 

CHAPITRE PREMIER  : « ESPRIT D'ENFANCE » ET LA DÉVOTION DU XVII° SIÈCLE A L'ENFANT JÉSUS

 

I. Difficultés que doit rencontrer l'école française — Son action sur les différentes dévotions catholiques. — Résistance de ces mêmes dévotions.

II. Progrès de la dévotion à l'Enfant Jésus depuis les premiers siècles jusqu'à Bérulle, et originalité de la dévotion bérullienne. — « Le sens où elle conduit est fort et sévère ». — L'enfance, « l'état le plus vil de la nature humaine, après celui de la mort ». — Condren et les quatre bassesses de l'enfance. — Les extravagances de Jean Garat. — Critique de la doctrine bérullienne. — Les attraits de l'enfance.

III. L'école française et « l'esprit d'enfance ». — Nisi efficiamini sicut parvuli. — Esprit d'anéantissement. — Les docteurs de l'esprit d'enfance ; M. de Renty; Saint-Jure ; M. Blanlo. — « N'être plus le propriétaire de soi-même ». — Un bérullisme attendri et plus humain. — La simplicité. — Le vœu de M. de Renty. — Que pour devenir populaire, la dévotion à l'enfant Jésus devait s'écarter quelque peu de l'austérité bérullienne.

IV. Marguerite de Beaune et son dernier biographe. — Les maladies de Marguerite; les médecins et la prieure de Beaune. — De la Passion à l'Enfance de Jésus. — « Voici ma petite personne ». — Catherine de Jésus prototype et inspiratrice de Marguerite. — Parallèle entre les deux voyantes. — Marguerite née pour l'action, l'organisation et la propagande.

V. Premières visions de Marguerite. — Les « promesses » de l'Enfant Jésus et l'orientation nouvelle que prend la dévotion bérullienne. — La « famille du Saint Enfant Jésus » et les premiers succès de la propagande. — Marguerite, Anne d'Autriche et la naissance du Dauphin. — Nouvelle transformation de la dévotion bérullienne : la royauté de l'Enfant Jésus. — Les deux images de Beaune. — « Le Petit Roi de grâce » et les diamants de la couronne. — La dévotion populaire et le Petit Roi.

VI. L'école française fait sienne la dévotion de Beaune et tâche d'en sauver les éléments bérulliens. — De Beaune à l'abbaye de Chancelade : le P. Jean Garat. — Tous les mystères du Verbe incarné ramenés au mystère de l'Enfance. — Diffusion de l'esprit d'enfance : de Jean Garat au marquis de Fénelon, et du marquis à M. de Cambrai.

VII. Beaune et les autres foyers de la dévotion nouvelle. — Dom Martianay

 

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et sa cousine, Madeleine de Saint-Sever. — Les mauristes et la vie des saints d'aujourd'hui. — Excellences de Mme Martianay, née Jeanne d'Embidonnes. — Madeleine expulsée du Carmel de Bordeaux. — Dix années d'exil. — Le retour au couvent. — Tante, prieure et bourreau. — Madeleine et la dévotion_ à l'Enfant Jésus. — La persécution et les enfantillages qui l'expliquent, sans l'excuser. — Une machine à rendre les oracles. — Réhabilitation et prestige de Madeleine.

VIII. Bourgogne et Provence. — Marguerite de Beaune supplantée à Aix par Jeanne Perraud. — La Provence, un des fiefs principaux de l'école française. — Triomphe du a Petit Roi de grâce a à Aix et à Marseille. — Que Jeanne Perraud n'a pas pu ne pas connaître la dévotion de Beaune. — Mérites et défauts de Jeanne, mystique et visionnaire tout ensemble. — La grande vision de 1658: un enfant de trois ans, et chargé des instruments de la Passion. — Genèse naturelle de cette vision : critique de la dévotion de Beaune. — L'instinct qui porte les âmes pieuses à associer aux mystères de l'Enfance les mystères de la Passion. — Jeanne et les artistes provençaux. — Triomphe de la dévotion provençale. — Progrès spirituel et nouvelle orientation de Jeanne. —  Vers la dévotion au Sacré-Coeur. — La vision de Jeanne et les visions postérieures de Marguerite-Marie. — La « grande plaie » du côté, qui « pénètre tout l'intérieur ». — Les premiers tableaux du Sacré-Coeur. — Déjà tout l'esprit de la dévotion de Paray.

 

I. Nous étudierons maintenant, sur des exemples concrets, l'évolution historique de l'école française, sa place et son rôle dans le développement de la piété catholique au XVIe siècle, l'efficacité surprenante et les limites de son action sur les fidèles, enfin, résistances que lui opposeront fatalement, soit l'enseignement des autres écoles, soit la médiocrité intellectuelle, morale ou religieuse des milieux qu'elle voudra conquérir. N'oublions pas en effet que la sublimité de son programme heurte de front les tendances profondes, les instincts dominateurs de l'humanité commune. Par quel miracle l'anthropocentrisme invincible, presque tous, céderait-il aisément la place à un théocentrisme absolu? Plus heureux que les autres prédicateurs du véritable Évangile, par quel autre miracle, les disciples de Bérulle et de Condren réussiraient-ils à fixer la pensée des foules chrétiennes sur « le royaume de Dieu

qui est en chacun de nous » ? Regnum Dei quod intra vos est.  Comment rendraient-ils jamais populaires la « religion

 

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de l'intérieur », le « culte en esprit et en vérité », l’ « adhérence » de « pure foi » à Dieu et au Christ, au delà des formes et des pratiques, d'ailleurs nécessaires, au delà des images, des concepts et des sentiments? Ils connaissaient du reste fort bien les difficultés de l'entreprise. Condren les en avait prévenus, modérant leur zèle,

et leur recommandant une réserve presque ésotérique :

 

Encore, leur disait-il, que tous les chrétiens soient obligés par leur baptême à la communion de Jésus-Christ, de laquelle ils ne se peuvent plus dispenser ; (encore) qu'ils soient dans la nécessité de vivre en lui, et en la sainteté de l'Esprit qu'il leur a donné, s'ils veulent être ses membres vraiment vivants de sa vie ; et que même ils doivent faire en sorte qu'il soit vivant en eux plus queux... ; la plupart le tiendront captif du vieil homme, et même l'étoufferont en eux sans l'écouter, au lieu de recevoir sa vie. Et l'injustice qu'ils exercent en cela envers Jésus-Christ et son esprit, les rend indignes de la lumière de SA RELIGION ; et ce serait donner des perles aux pourceaux, contre la défense de notre Maître, et faire quelque injure à sa parole de la leur adresser, si vous n'avez quelque indice que Dieu la leur fera recevoir... Il faut même se conformer à lui, et ne donner aux âmes ses enseignements que par degrés (1).

 

Ainsi menacée, ainsi combattue, et non seulement du dehors, mais encore au coeur même de ses fidèles, l'école française, son âge d'or une fois passé, peut-elle se promettre un plein succès, de longues victoires que ne réduise aucune concession aux écoles rivales, et qui ne soient suivies d'aucune revanche ? Quelque réponse qu'apporte la suite des événements à cette question passionnante, l'honneur de l'école française restera sauf. Même vaincue, ce qu'à Dieu ne plaise, nous dirions d'elle, avec le poète, qu'elle succomba « poursuivant une belle aventure » ; mais elle ne sera ni complètement, ni toujours vaincue. Jusque dans ses défaites passagères, elle se soumettra l'élite de ses adversaires : Graecia capta ferum

 

(1) Lettres, p. 32, 33.

 

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victorem… Que s'il arrive enfin que, parfois, souvent même, le présent semble lui échapper, l'avenir lui appartient. « Si en ce siècle, disait encore le P. de Condren, où l'iniquité règne beaucoup, et où les ténèbres du péché aveuglent les enfants du monde, et leur cachent les conseils de Dieu, elle est ignorée ou oubliée de plusieurs, nous devons d'autant plus coopérer à Jésus-Christ et à son Esprit, qui ne la veut pas laisser périr, car ELLE EST COÉTERNELLE À SON ÉGLISE ; mais, de siècle en siècle, il cherche des âmes, qui en veuillent souffrir la sainteté, pour la conserver par elles entre les siens (1). »

Nous ne pouvons songer à parcourir ici, une à une, les principales dévotions catholiques, pour examiner de quelle manière chacune d'elles fut affectée par la propagande bérullienne; dans quelle mesure chacune d'elles s'est laissé contaminer, si j'ose dire, par les principes essentiels de l'école française : théocentrisme ; primauté de l'intérieur; anéantissement du moi ; « adhérence » au Verbe incarné. Deux nous suffiront. La première sera la dévotion à l'Enfant Jésus ; dévotion ancienne déjà, mais que Bérulle a rajeunie et transformée, qu'il a vraiment faite sienne. Elle commence ou recommence avec lui, et clans les milieux les plus accessibles à l'action de ce grand homme : l'Oratoire, les Carmels : pendant les soixante premières années du XVII° siècle, elle se propage, avec un succès prodigieux, par toute la France ; mais plus elle devient populaire, plus aussi elle échappe aux directions de l'école française, reprenant insensiblement sa figure d'autrefois. La seconde sera la dévotion au Sacré-Coeur, que nous verrons naître, grandir obscurément dans le jardin fermé de l'école française, jusqu'au jour où, transplantée sous d'autres cieux, arrosée par d'autres mains elle promet d'étendre bientôt ses rameaux triomphants sur toute l'Eglise

 

(1) Lettre., p. 32.

(2) L'histoire critique des autres dévotions dans leurs rapports avec les influences bérulliennes confirmerait, me semble-t-il, le schéma que je viens de tracer pour les deux que nous retenons ici. Dévotion au Saint Sacrement, à la sainte -Vierge, à saint Joseph, aux saints aux anges, il n'en est pas une qui n'ait subi plus ou moins l'influence théocentrisante, interiorisante de l'école française ; pas une, je le crois, non plus, qui n'ait plus ou moins résisté à cette influence. N'oublions pas que, depuis 165o jusqu'à nos jours, la paroisse foncièrement bérullienne de Saint-Sulpice, a été un des foyers les plus actifs de nos diverses dévotions, le modèle sur lequel des paroisses innombrables se sont façonnées. N'oublions pas davantage que toute propagande paroissiale s'adresse à la foule et que la foule n'accepte pas sans difficulté le point de vue théocentrique

 

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II. Comme feront plus tard les premiers apôtres de la dévotion au Sacré-Coeur, les oratoriens du XVIe siècle ont essayé de prouver que leur dévotion aux « Mystères

de l'Enfance » était aussi ancienne que l'Eglise:

 

Quels respects et quelles tendresses, écrivait en 1658 le P. Amelote, les plus savants et les plus saints Docteurs de l'Église n'ont-ils point fait paraître envers ce « divin Enfant », et envers les choses qu'il a sanctifiées par son usage ? « Révérons, dit le grand saint Augustin, Jésus-Christ dans la crèche... Adorons les langes de l'enfance »... Est-ce aujourd'hui que saint Léon commence à nous dire : « Que le Seigneur soit respecté dans son enfance, et que l'on ne tienne point pour déshonneur de la Divinité, les commencements et les progrès de l'humanité »? Est-ce de notre temps, que sainte Paule jurait à saint Jérôme qu'étant dans l'étable de Bethléem, elle avait vu des yeux de la foi l'Enfant emmaillotté, le Seigneur qui jetait des cris doux dans la crèche, les Mages à ses pieds, l'étoile brillante sur sa tète, la Mère vierge, le soigneux nourricier, les pasteurs entrant en pleine nuit; et que, mêlant ses larmes avec sa joie, elle avait proféré ces paroles : « Je te salue, Bethléem, maison de paix, dans laquelle est né le pain qui est descendu du ciel... Est-il donc vrai, misérable et pécheresse que je suis, que j'aie été jugée digne de baiser la crèche où le Seigneur enfant a crié ; et de pleurer dans la grotte où la vierge a mis au monde le Verbe enfant : C'est ici mon repos, parce que c'est le pays de mon Sauveur...j'ai préparé une lampe à mon Christ. Mon âme vivra pour lui, et ma lignée le servira » (1). ?

 

(1) Discours sur l'enfance de Fils de Dieu, (en tète du) Petit office de saint Enfant Jésus, Paris, 1658, pp. CV, CVI. A lui seul toutefois, le texte de saint Léon laisserait assez entendre que les moqueries païennes à l'adresse du Dieu-Enfant n'avaient pas été sans impressionner les croyants eux-mêmes. Amelote rappelle aussi que Jean Chrysostome eut à défendre la fête, alors nouvelle et très attaquée, de la Nativité du Verbe incarné. Sur le mouvement franciscain et le progrès de la dévotion à la personne de Jésus, cf. Christus, cité plus haut, pp. 94, 95.

 

 

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Non, sans doute, rien de tout cela n'est, à proprement parler, nouveau; ni certes la foi à la divinité de Jésus enfant, ni même la délicieuse tendresse que, dès les premiers temps de l'Eglise, l'Evangile de l'Enfance n'a pu manquer d'inspirer à l'élite des âmes pieuses. Nil innovetur nisi quod traditum est. Quoi qu'il en soit néanmoins, et sans entrer ici dans le détail infini que demanderait un pareil sujet, il reste assuré que cette dévotion, telle que nous la concevons et la pratiquons aujourd'hui, est le terme d'une très lente évolution, qui, si l'on veut, a commencé avec ou avant sainte Paule, mais qui ne s'est pleinement achevée qu'avec saint François d'Assise.

Plus moderne encore, et plus imprévue, la dévotion bérullienne qui nous occupe, bien que naturellement, elle se soit greffée sur la dévotion franciscaine; plus nouvelle, et, en même temps, plus antique, puisque, en vérité, elle remonte à saint Jean et à saint Paul. Pour la comprendre, il faut, si dur que cela paraisse, écarter d'abord les images affectueuses, riantes qu'évoque d'abord le souvenir du premier Noël, et de ceux qui l'ont suivi. La dévotion très particulière où nous invite Bérulle n'a rien qui flatte le sens ou qui attendrisse le coeur. Nue, austère, impitoyable, elle ne nous parle que d'humiliation et de mort. Non que Bérulle se refuse à sourire devant la crèche, mais, dit-il, si la pensée que nous donne cette aimable vision « est douce..., le sens où elle conduit est fort et sévère, l'effet en est puissant, et la fin semble étrange». La dure réalité, cachée sous « la grâce et la bénignité » qui nous sont apparues avec cet enfant, c'est l'anéantissement du Verbe incarné : « mystère de naissance et de vie ; mystère de vie souffrante et mourante, car, en icelui, Jésus prend

 

(1) Oeuvres de Bérulle, p. 1522. A vrai dire, il parle ici de l'enfant caressé par Notre-Seigneur ( Marc, IX ; Luc, IX), mais il en dirait autant du mystère de Noël.

 

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vie pour mourir, au lieu qu'en sa naissance divine et éternelle, il reçoit vie pour vivre d'une vie éternelle et impassible» (1). Nous avons dit sa prédilection pour les mystères de commencement, si l'on peut ainsi parler, et pour ceux qui nous fixent, non pas sur un des actes, mais sur un des « états » du Verbe incarné. « Orle premier état auquel nous trouvons le Fils de Dieu au monde, c'est son enfance : le premier état aussi auquel nous le devons contempler et révérer, c'est celui-là. Et ce, d'autant plus qu'il est de durée... ce qui ne convient pas à ses autres mystères (2) « Etat, dit-il encore, qui comporte en soi un très grand abaissement à une dignité si haute comme celle du Verbe (3).» Cet anéantissement, sainte Paule et saint François d'Assise y croyaient tout aussi bien que Bérulle, mais ils s'en laissaient plus ou moins distraire, s'abandonnant sans résistance aux sentiments naturels qu'inspire au commun des hommes — et des saints — la rencontre d'un petit enfant. Invenerunt infantem. Bérulle éprouverait bien les mêmes impressions, mais farouche philosophe et, qui plus est, augustinien, il s'efforce de résister à de trop charmantes apparences. L'état de l'enfance, n'est-il pas « dans la nature le plus opposé à celui de sapience ? (4)» N'est-il pas l’ « état le plus vil et le plus abject de la nature humaine, après celui de la mort (5) »? C'est pour cela du reste que le Verbe divin l'a choisi, n'en pouvant trouver de plus « humble », ni de plus « abject », s'abaissant à un tel point, « dans l'état propre de ce mystère, que nulle sorte d'abaissement semble ne le pouvoir égaler (6) ».

Il y a vie naturelle, mais incapable de plusieurs effets de vie

 

(1) Oeuvres de Bérulle, p. 1385.

(2) Ib., p. 1oo8

(3) Ib., Ib.

(4) Ib., 1009.

(5) Ib., p. 1007.

(6) Ib., p. 1007.

 

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et végétante et sensitive... II y a humanité, mais incapable de société et communication avec les hommes. Il y a esprit, mais incapable d'action d'esprit. Il y a grâce, mais incapable de vie de grâce, d'usage de grâce, de mouvement de grâce... Il y a principe de vie, de mouvement et de repos ; mais il n'y a ni mouvement vers Dieu, ni repos en Dieu (1).

 

Et sans doute, l'Enfant Jésus n'a-t-il revêtu que les dehors de ces incapacités communes aux autres enfants. C'est pour cela que nous l'adorons. Mais enfin l'enfance, prise en soi, n'est pas attrayante, lugubre plutôt, enlaidie, mule chez les baptisés, par les cicatrices ineffaçables du péché originel, spectacle à peine moins désolant que les impuissances et que la corruption de la mort.

Condren ne juge pas autrement. On se rappelle du reste que, dans ses premières années, il souffrait impatiemment les flatteries et les caresses que l'on prodigue à cet âge. Il écrit au sujet d'une toute jeune fille qui venait d'entrer au couvent :

 

Son âge la tire maintenant de l'enfance d'Adam, qui est une enfance d'infirmité et d'incapacité, où l'esprit est. enseveli dans la faiblesse, où les sens de la nature corrompue règnent par dessus la raison. La grâce même de notre adoption divine et l'Esprit de Jésus Fils de Dieu, que, comme les enfants de Dieu, nous recevons au baptême, sont captifs de l'impuissance humaine, et en une EXINANATION QUI HONORE CELLE DU VERBE ETERNEL EN SON INCARNATION.

 

C'est ici, en deux mots, toute la dévotion bérullienne à Jésus enfant :

 

Car cet esprit de notre sanctification le (le Verbe) regarde comme son principe qu'il veut accomplir et glorifier en nous, tant en cet état qu'en tout autre. Tout cela n'empêche pas pourtant l'extrême misère de l'enfance..., où Jésus est caché et captif en nous, et Adam vivant et régnant ; où le Saint-Esprit est en silence, et le péché opérant, (les suites du péché). Elle

 

(1) Oeuvres de Bérulle, p. 1013.

 

 

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n'a rien pour tout avantage en son imperfection que l'innocence dans ces désordres mêmes, qui provient de son incapacité, et non pas d'aucun bien qui soit en elle. C'est pourquoi nous en devons sortir volontiers, et nous réjouir avec les anges et les saints eu la présence de Dieu, que (parvenant enfin à l'âge de raison), Jésus et son esprit soient dégagés (1).

 

Les conférences qui nous restent de lui sur « la naissance » et sur « la sainte enfance de Jésus » rendent exactement le même son. Célébrant, par exemple, les « trois retraites ». du Fils de Dieu, « la première, dira-t-il, est le sein de son Père ; celle-là est adorable et digne de lui ; la seconde est le sein de la Vierge, pendant les neuf mois, et celle-là est douce et vénérable ; la troisième est la crèche..., et celle-là est humble et austère (2) ». Pourquoi cette différence entre la seconde et la troisième de ces retraites ? Parce que la vue de la crèche retient notre attention sur les infirmités de l'enfance. Vagit intima inter, arcta conditus praesepia, au lieu que le mystère des neuf mois éveille d'abord en nous des sentiments d'un autre ordre, où se mêlent très harmonieusement la gravité et la tendresse, mais où la honte n'a point de part : « vénération » profonde pour le fait même de l'Incarnation, pris dans son ensemble auguste ; exquise tendresse pour celle qui, à ce moment plus que jamais, nous paraît étroitement associée à la réalisation de ce haut mystère. Logiques ou non en cela, nos bérulliens attendrissent leur religion, et la sévérité de leur style, dès qu'ils rencontrent la sainte Vierge.

 

 

O séjour admirable, chante Bérulle, de cet enfant au sein de sort Père, par la filiation divine ! O séjour délicieux de cet enfant au sein de sa mère, par sa filiation humaine... séjour qui est le premier séjour.., du Fils de Dieu tait homme entre les hommes. Ce point est si tendre et si sensible qu'il doit être plutôt célébré par le coeur que par la langue. Aussi est-ce

 

(1) Lettres, pp. 39-4o

(2) Considération p. 55.

 

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un mystère de coeur, et la langue ne peut exprimer ces douceurs et tendresses. C'est un mystère de deux coeurs les plus nobles et les plus conjoints qui seront à jamais. Lors Jésus est vivant en Marie..., et le coeur de Jésus est tout proche du cœur de Marie. Lors Marie est vivante en Jésus et Jésus est son tout (1).

 

Eh quoi ? Le « coeur de Jésus », n'est-il pas ici aussi « impuissant », et Jésus lui-même, aussi « abaissé », aussi peu « homme parfait » que dans la crèche de Bethléem ? Oui, sans doute, mais, pour le moment, on ne voit que Marie. La crèche, ne nous montre qu'une chétive créature, laquelle, répète Condren, « ne paraît pas plus qu'un enfant ». Un enfant, c'est-à-dire, un composé de « quatre bassesses » : «

petitesse du corps; indigence et dépendance d'autrui; assujettissement; inutilité (2) ». Aussi Condren attend-t-il avec une sorte d'impatience, et célèbre-t-il avec une joie singulière, l'heureuse saison où le Verbe incarné dépouille enfin l'extérieur honteux de « l'état d'enfance ». Au mystère de Noël, peut-être allait-il jusqu'à préférer, la précoce maturité de Jésus, allant de sa propre initiative au Temple, conférant avec les docteurs, et dès sa douzième année, faisant figure d'homme parfait (3).

Certains de leurs disciples ne s'en tiendront pas à ces vues, qui nous étonnent, mais dans lesquelles nous pouvons entrer sans colère. On trouve à ce sujet des révélations passablement irritantes clans la vie de l'un d'entre eux, et non des moindres, le P. Jean Garat, abbé de Chancelade, que nous retrouverons bientôt parmi les membres de la Confrérie de l'Enfant Jésus, établie, sous la direction des oratoriens, par Marguerite de Beaune. « Il n'a jamais pu se résoudre, nous dit son biographe, à imiter ces saints qui caressaient les petits enfants, à cause de

 

(1) Oeuvres de Bérulle, p. 1002.

(2) Considérations, pp. 58-62

(3) Cf. sa belle lettre sur les excellences du mystère de Jésus au Temple, Lettres, pp. 375-332.

 

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leur innocence et de leur simplicité, quoi qu'il crût qu'ils l'avaient fait pour de bons motifs. Il aimait mieux considérer ces vertus de Dieu dans la sainte Ecriture, et dans les exemples des saints (adultes), où elles paraissent toutes pures, sans aucun danger, que non pas dans ces miroirs fort sombres, où elles ne se montrent que sous le voile de la chair, qui exhale toujours des qualités si malignes qu'il y a danger d'en être infecté, si on n'est fortement prévenu contre (1). » Fort de ces rares principes, qu'il n'avait certes pas puisés dans l'Evangile, — Advocans parvulum... Complexus eum  — « une fois qu'il était à Limoges, on lui présenta un de ses neveux, qui était au berceau, qu'on découvrit pour lui montrer qu'il était en bon état; mais il quitta brusquement la chambre, et s'enfuit dans une autre, avec autant de vitesse que si on eût lâché contre lui une bête féroce (2) ». Bérulle et Condren auraient eu plus de bravoure. Ils n'auraient pas approuvé davantage ce niais fanatisme, qui, d'ailleurs, frôle l'hérésie. Ils savent en effet que les petits baptisés sont le temple du Saint-Esprit, et que de tout leur être une grâce divine rayonne. Sans les tenir le moins du monde pour des monstres de luxure, ils estiment simplement que leur innocence même doit nous rappeler l'incapacité humiliante où ils se trouvent de faire des actes proprement

 

(1) Le portrait fidèle des abbés ou autres supérieurs réguliers et de leurs religieux dans la vie du révérend Père Jean Carat, abbé de Chancelade, par un chanoine régulier de l'abbaye de Notre-Dame de Chancelade (Léonard Roche), Paris, 1691, p. 148.

(2) Le portrait..., pp. 45o, 451. A ce trait, ceux qui seraient tentés de ranger Carat parmi les jansénistes feront bien de relire dans le Port-Royal, les chapitres sur Hamon et sur Tillemont. Remarquez, du reste, que de ces affreux sentiments, on trouverait plus d'un exemple dans l'antiquité chrétienne et dans les temps modernes. L'antiquité, dis-je, mais celle seulement qui a suivi saint Augustin. Vous n'aimez pas la théologie des Pères grecs; François de Sales et l'humanisme dévot vous scandalisent. Comme il vous plaira ! mais prenez garde, et voyez, sur cet exemple, où peut conduire le pessimisme de l'école opposée. Choisissez donc entre le P. Carat, fuyant comme la peste la vue d'un petit baptisé, et le père d'Origène, découvrant avec une tendre vénération la poitrine de son fils endormi, et adorant le Saint-Esprit qui repose dans cet enfant. Il se peut d'ailleurs que la sottise d'un panégyriste éperdu nit plus ou moins romancé les vrais sentiments de Garat.

 

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humains. Quoi qu'il en soit, les extravagances que l'on vient de dire nous aident à mettre le doigt sur le point faible d'une doctrine qui ne met en relief qu'un seul des aspects de la pleine vérité. Nul ne conteste les misères de l'enfance; mais pourquoi laisser tristement dans l'ombre les excellences réelles, la séduction bienfaisante de cet âge? Les fleurs des champs, que le Fils de Dieu nous invite à contempler, à aimer, sont-elles donc moins « basses » qu'un petit enfant, et d'une beauté plus touchante ?

Il est vrai que le Verbe incarné aurait pu « se dispenser, comme dit Bérulle, des sujétions, abaissements, indigences que porte cette enfance (1)»; il aurait pu se montrer d'abord revêtu de la force, de l'éloquence, du prestige d'un homme accompli. En choisissant la voie commune, il s'est, en quelque sorte, anéanti deux fois ; mais il n'est pas moins vrai que cet excès même d'humiliation, que ce redoublement d'impuissance nous l'ont rendu moins redoutable et plus attrayant. Exinavit : on ne saurait trop rappeler que c'est là le « fond du mystère » ; mais aussi Puer datus est nobis... Apparuit gratia et benignitas. Mystère accablant et attendrissant tout ensemble. Défions-nous de l'esprit de système et d'abstraction, qui nous amènerait à négliger l'un ou l'autre de ces deux aspects. Laissez faire du reste et la grâce et la nature : vous verrez les maîtres de l'école française atténuer joyeusement la rigueur de leur doctrine, sauf à eu contrarier quelque peu le développement logique. La douceur, nous dit l'un d'eux, « c'est comme un enfant au milieu d'une compagnie, que tous veulent prendre pour le baiser, tant il est aimable (2) ». Nous voici bien loin du P. Garat! Un autre, un sulpicien, comme celui que je

 

(1) Oeuvres de Bérulle, p. 1007.

(2) Blando, L'enfance chrétienne, Paris, Lethielleux, s.d., p. 85. Ouvrage posthume, sur lequel nous reviendrons, et qui a été publié pour la première fois en 1665.

 

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viens de citer : « Ce qui fait principalement qu'on aime tendrement les enfants, c'est la douceur qui paraît sur leur visage et dans leurs petites façons de faire. C'est qu'ils... ne savent ce que c'est que de vouloir mal à personne. (1)» Enfin an oratorien de l'âge d'or, le P. Pierre Floeur :

 

Si l'enfance des hommes à des appas qui nous attirent, l'enfance d'un homme Dieu n'en aura-t-elle point?... N'accorderons-nous pas les avantages de l'enfance humaine à cette enfance divine ? Si les enfants dont l'origine est souillée, ont quelque empire sur notre coeur, ne donnerons-nous point de pouvoir sur nous à cet Enfant divin, dont la conception est si pure ? Et si nous avons quelque sorte de vénération pour ceux qui ont été les esclaves de ce prince des ténèbres, n'en aurons-nous point pour celui-ci qui triomphe de toutes les puissances de l'enfer (2)?

 

Appas, empire, vénération, remarquez cette gradation ascendante. Bon gré, mal gré, ils ont laissé leur augustinisme au seuil de la crèche. Invenerunt infantem, et, entre ses petites mains, ils ont fait profession d'humanisme dévot. C'est ainsi que, dès l'origine, un principe étranger se glisse dans la dévotion bérullienne à Jésus Enfant, promet, ou, comme il vous plaira, menace de la transformer.

III. Aussi bien Bérulle et Condren se sont-ils moins proposé de fonder une « dévotion » particulière à Jésus enfant, que de répandre un « esprit » particulier, « l'esprit de l'enfance chrétienne », ou, comme ils disent plus habituellement, « l'esprit d'enfance ». L'idée première de cet

 

(1) Auteur inconnu, dont l'opuscule sur l'enfance chrétienne est ordinairement publié avec celui de Blanlo. Blanlo, op. cit. p. 192. Voici encore, du même écrivain, une « pratique » pour honorer l'enfance de Jésus : « Il faudra conserver dans le coeur une tendresse particulière pour les petits enfants, qui sont dans l'innocence baptismale les images vivantes du Saint Enfant Jésus. On peut à son honneur faire l'aumône à quelque petit pauvre ». Ib., p. 153.

(2) L'adorateur de l’enfant Jésus, par le R. P. Pierre Floeur. Aix, 1616. Sauf la dédicace qui lui paraissait un peu « capucinale », le sévère Batterel goûtait fort ce petit livre. Mémoires domestiques, II, p. 5oo.

 

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« esprit » vient de Bérulle, excitateur magnifique; mais elle a été reprise, approfondie et précisée par Condren, lequel, à son tour, l'a léguée à ses disciples, Amelote, Olier, Renty. La « dévotion », au sens propre du mot, c'est-à-dire un ensemble de pratiques pieuses destinées à honorer l'enfance de Jésus, ne prendra corps, ne s'organisera qu'après la mort de Bérulle, et sans beaucoup intéresser Condren lui-même. Elle aura pour centre et pour foyer le carmel de Beaune, où nous la retrouverons bientôt. C'est là, du reste, le rythme normal de l'école française : d'abord un « esprit », un « état », un ensemble de dispositions « intérieures » ; ensuite « l'extérieur », des formules, des images pieuses, des règlements, des confréries.

On saisira mieux la distinction que je viens de faire, si l'on se rappelle que, dans la pensée première de Bérulle et de Condren, l'enfant dont il nous faut reproduire en nous les dispositions, n'est pas l'enfant Jésus lui-même, mais l'un quelconque des petits Galiléens, caressé par Notre-Seigneur et donné par lui comme modèle à ses apôtres. Nisi efficiamini sicut parvuli...

Alors même que nous ne connaîtrions pas l'Evangile de l'Enfance, nous serions encore tenus à revêtir l' « esprit d'enfance ». Il va, du reste, sans dire que, pour l'école française surtout, la transition est facile et nécessaire, du petit Galiléen anonyme — l'enfant en soi — à l'enfant divin. Le Christ, voie et vérité unique de notre perfection, ayant pris sur lui tous les caractères de l'enfance, le « nisi efficiamini » évangélique, traduit en langue bérullienne, devient : « Si vous n'adhérez pas à mon état d'enfance, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux ». De là une certaine et curieuse complexité dans les divers propos des bérulliens sur « l'esprit d'enfance ». Ils ont tantôt devant les yeux l'impuissance absolue, les quatre bassesses de l'enfant de Bethléem ; tantôt l'activité encore puérile, mais déjà humaine du petit Galiléen, son ingénuité, sa candeur souriante et confiante. La première de ces

 

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vues exalte, la seconde adoucit l'austérité essentielle de l'esprit d'enfance. Confusion charmante, qui se retrouve aussi bien, du reste. quoique d'une autre façon, dans la dévotion commune (1). Peu de personnes pieuses, et, depuis le moyen âge, peu d'artistes se résignent à ne voir qu'un nouveau-né dans l'enfant de Bethléem. Par là, bien qu'à leur insu, ils se rallient à la dure philosophie de Bérulle et de Condren, qui tantôt nous scandalisait : « l'état le plus vil et le plus abject de la nature humaine, après celui de la mort (2) ».

C'est avant tout un esprit d'anéantissement, comme le répètent les docteurs de « l'esprit d'enfance », je veux dire Gaston de Renty, son biographe le jésuite Saint-Jure, le P. Amelote, et le sulpicien Blanlo, disciple immédiat de M. Olier, les uns et les autres, simples échos du maître commun, Charles de Condren. « L'enfance de Notre-Seigneur nous enseigne l'anéantissement de nous-mêmes » ; l' « esprit d'enfance », est « un état où il faut mourir à tout », écrit M. de Renty (3).

 

J'ai vu mon âme, écrit-il encore, dans un rempart d'innocence, et sur le fondement de la mort, du néant et de la nudité, pour vivre en pureté divine avec le saint enfant Jésus..., dans la purgation et le vide d'elle même et de tout ce qui est créé (4).

 

Mort à l'activité propre et aux instincts dominateurs qu'elle flatte :

 

C'est une chose bien étrange, dit M. Blanlo, que nous aimions mieux bâtir toujours que de nous démolir nous-mêmes; et néanmoins c'est par où il faudrait commencer. Nous ne voulons pas nous dévêtir, niais nous revêtir. Il faut se dépouiller d'un

 

(1) On dira qu'ils auraient pu facilement dénouer cette antinomie apparente, en nous proposant d'imiter l'Enfant Jésus, âgé de quatre à cinq ans. Ils le font bien.

(2) Oeuvres de Bérulle, p. 1007.

(3) La vie de M. de Renty par le P. Jean-Baptiste Saint-Jure... 2e édit., Paris, 1652, pp. 288, 29o.

(4) Ib., P. 291.

 

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vieil habit avant que d'en prendre un nouveau... Mais, parce que nous croyons qu'il n'y a pas d'honneur à démolir, mais h édifier, nous aimons mieux parler que de nous taire, marcher et courir ça et là que de demeurer arrêtés dans la solitude; composer, écrire et forger de nouvelles inventions que de lire simplement et écouter ce que les autres disent; en un mot, nous aimons mieux agir que céder à l'action d'autrui, parce qu'il y a plus de nous dans l'un que dans l'autre. La nature est toute activité, et ainsi elle ne peut souffrir d'être arrêtée dans son propre mouvement par un autre principe qu'elle-même... Et néanmoins c'est en cela que consiste le principal exercice du chrétien, d'empêcher les mouvements et les saillies continuelles de sa nature corrompue, et se laisser brider, pour ainsi dire, comme un cheval fougueux, au doux frein de l'Esprit de Dieu... C'est par là qu'il faut commencer à être enfant de l'enfance chrétienne, cesser de se conduire par son propre esprit, et se laisser mouvoir et régir par l'Esprit de Notre-Seigneur Jésus-Christ (1).

 

Et, de son côté, M. de Renty :

 

Il m'est... montré très souvent, et c'est mon fond, selon que je le peux dire, avec toutes mes infidélités, que je ne devais plus agir que par la conduite de l'enfant Jésus... (2)

 

Ainsi le P. Saint-Jure :

 

Tout ainsi qu'un enfant n'opère que par nature, tellement que, s'il regarde, s'il bégaie, s'il écoute, s'il mange, s'il dort, il fait tout cela par principe de nature pure, comme cause opérante des actions, et comme cause finale..., ainsi un curant de grâce.. produit toutes ses oeuvres par mouvement de grâce, et pour une fin de grâce... (3)

 

« Perdre entièrement l'usage propre » de son esprit, de sa volonté, « n'être plus le... propriétaire de soi-même (4) », on a reconnu les dures consignes auxquelles se ramène

 

(1) Blanlo, op. cit., pp. 56, 57.

(2) Vie de Renty, p. 291.

(3) Ib., p. 294.

(4) Blanlo, op. cit., p. 43.

 

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toute l'ascèse de l'école française. Esprit d'enfance, esprit bérullien, en vérité, cela ne fait qu'un. Prenez garde néanmoins — la remarque est si intéressante que je ne crains pas de la répéter — prenez garde que, présentée sous ce nouveau jour, la commune philosophie de l'école française nous paraît tout ensemble et plus exigeante et

plus attrayante. Elle s'adoucit, au moment même où elle atteint son maximum de rigueur. S'il n'est pas, en effet, pour un vivant d'anéantissement plus complet que celui de l'enfance, il n'en est pas dont la pensée et la vue nous charme davantage. C'est bien toujours la mort, chère aux bérulliens, l'abneget semetipsum, cher à saint Ignace, mais ici, l'un et l'autre veulent être appelés d'un autre nom, moins effrayant et plus tendre : ce n'est plus la mort, ni l'abnégation, c'est « l'abandon », et d'un enfant dans les bras de sa mère.

 

L'enfance de Notre-Seigneur... nous enseigne l'anéantissement de nous-mêmes, la docilité à Dieu, le silence, et l'innocence sans regard ni prétention sur nous, mais avec l'abandon d'un enfant de grâce... L'âme ne s'élève à rien de soi-même, mais au contraire s'anéantit et se laisse mener en petitesse avec... (la) simplicité d'un regard pur et abandonné (1).

 

Ainsi M. de Renty, et plus explicitement, M. Blanlo :

 

Cette perte de l'esprit propre... est suivie (distinction inexacte) d'un abandon total de soi-même et de tous ses intérêts entre les mains de Dieu et de ceux qui nous tiennent sa place..., sans attache particulière à quoi que ce soit, ni aucun soin ou sollicitude empressée de ce qui peut nous arriver. Cette condition est encore propre à l'enfance chrétienne, et on en voit la figure dans l'enfance naturelle des petits enfants, qui ne se mettent en peine de rien, se confiant entièrement au soin que leurs parents ont d'eux. De là vient qu'ils sont aussi contents dans les misères et adversités publiques que dans les prospérités, comme si rien ne les touchait, espérant toujours, quel, que malheur qui puisse arriver, que leurs parents y donneront

 

(1) Vie de Renty, pp. 288, 285.

 

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ordre. Ce que ces petits font par instinct de nature, qui bien souvent est mal fondé dans leurs prétentions imaginaires, les enfants de Dieu le font par le mouvement de la grâce, et par la conduite de l'Esprit de l'Enfant Jésus, qui ne trompe jamais ceux qui se confient en lui (1).

 

Comme on le voit, il suffit d'introduire dans l'exposé du bérullisme les images et les pensées riantes qu'évoque naturellement la vue d'un enfant, pour qu'aussitôt l'austérité de la doctrine se change en douceur. Abandon, au lieu d'anéantissement, ou encore « simplicité », au lieu d'oubli de soi.

 

La simplicité, écrit Saint-Jure paraphrasant les notes spirituelles de M. de Renty, bannit toutes les multiplicités embarrassantes, imparfaites et vicieuses, pour ne faire aucun retour de propre recherche, de vanité, de complaisance, de déplaisir ni de tristesse, sur ce que l'on a fait, sur ce que l'on a dit, sur ce que l'on a négocié, sur les louanges ni sur les blâmes qu'on a reçus, ni aussi sur les péchés que l'on a vus ou appris, pour regratter après et remuer ces saletés ; tout ainsi qu'un enfant ne fait aucune réflexion sur les pompes qui ont passé devant ses yeux, ni sur les maux qu'il a vus, mais tout cela s'efface de son esprit et rien n'y demeure (2).

 

L'esprit d'enfance étouffe donc dans leur germe tout scrupule, toute inquiétude ; il nous établit dans cette joyeuse ignorance, qui ne soupçonne pas veut pas le connaître, et qui, si elle le are rencontre, se défend do le ruminer — non pas seulement le mal d'autrui, mais plus encore nos propres fautes passées et nos

misères présentes. L'innocence de cet état, dit encore M. de Renty, m'est

 

comme un cristal lumineux, au travers duquel on me dit que je devais voir les choses innocemment, c'est-à-dire sans m'appliquer au mai, et sans que les vices et les désordres des hommes m'arrêtassent et me fissent impression, ni qu'il en

 

(1) Blanlo, op. cit., pp. 58, 59.

(2) Vie de Renty, p. 295.

 

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demeurât rien dans mon esprit. Cette innocence porte à une grande bénignité et à une grande douceur envers le prochain (1),

 

et envers soi-même. Je finirai par deux définitions qui s'éclairent l'une l'autre, et qui se complètent. La première, donnée par M. Blanlo; la seconde, par M. de Renty.

 

C'est un certain état et disposition de l'âme, dans laquelle, étant éclairée de la lumière de la grâce, elle connaît clairement et reconnaît humblement qu'elle n'a ni esprit ni jugement pour se conduire dans les voies du salut ; et ensuite s'abandonne en toute simplicité à Notre-Seigneur Jésus-Christ, pour vivre en la foi, et se laisse conduire à son esprit, pour connaître sa volonté; et cela, sans murmurer, ni trop raisonner, et réfléchir sur elle-même, ni sur ceux qui la conduisent, ni sur les moyens dont ils se servent : n'ayant point d'autre intention que de plaire à Dieu seul en faisant sa volonté, qui lui est notifiée, ou intérieurement par inspiration, ou extérieurement par la déclaration de ceux qui la conduisent (2).

 

C'est fort bien, mais tiède, terne, un peu mou et sur la pente du banal. Ainsi l'exigeait du reste l'humilité sulpicienne, la timidité qui paralyse un peu ces Messieurs, leur tendance à suivre une voie moyenne entre les sublimités de l'école bérullienne et le moralisme des jésuites. Bien qu'aussi pratique, me semble-t-il, combien la définition donnée par M. de Renty n'est-elle pas plus lumineuse, plus stimulante, plus digne de Condren, et plus étroitement chrétienne ? Ce n'est pas, du reste, une définition en forme, mais, ce qui revient au même, une formule de voeu :

 

En l'honneur de mon Roi, le saint Enfant Jésus, je me suis consacré ce jour de Noël de l'an mil six cent quarante-trois au saint Enfant Jésus, lui référant tout mon être, mon âme, mon corps, mon franc-arbitre, ma femme, mes enfants, ma famille, les biens qu'il m'a donnés, enfin tout ce qui peut me

 

(1) Vie de Renty, p. 292.

(2) Blanlo, op. cit., pp. 37, 38.

 

 

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concerner; l'ayant supplié d'entrer en possession et en propriété totale et foncière de tout ce que je suis, pour ne plus jamais vivre qu'en lui et pour lui, en qualité de sa victime séparée de tout ce qui est de ce siècle, n'y prenant plus de part que selon les applications qu'il m'en donnera et me permettra.

 

A cette langue ferme, généreuse, tonique, ne sentez-vous pas que nous avons changé d'altitude ? Avec M. Blanlo, la plaine, sinon le marais ; avec M. de Renty, les cimes.

 

Tellement que dorénavant je me dois regarder comme un instrument en la main du saint Enfant Jésus, pour faire tout ce qu'il lui plaira, dans une grande innocence, pureté et simplicité, sans réflexion, ni retour sur quoi que ce soit, sans prendre part à aucune oeuvre 1, sans avoir joie ni tristesse de ce qui arrive, ne regardant point les choses en elles-mêmes, mais dans sa volonté et dans sa conduite, laquelle nous tâcherons de suivre par la présence que nous rendrons à sa crèche et aux états divins de son enfance. Je perds donc aujourd'hui mon être propre pour devenir totalement l'esclave subsistant sur le saint enfant Jésus à la gloire du Père et du Saint Esprit.

 

Qui ne sent que la considération de la crèche est ici presque secondaire, simple moyen entre vingt autres également efficaces d'expliquer et d'appliquer les principes universels de l'école française ; anéantissement du moi ; théocentrisme; adhérence au Verbe dans tous ses états, et, par suite, dans son état d'enfance ? II en va de même

pour la définition donnée par M. Blanlo. D'où je conclus que, laissée à la seule direction des purs bérulliens ou des sulpiciens, la dévotion à l'Enfant Jésus ne pouvait se promettre le splendide avenir que la Providence lui avait marqué. Encore une fois, un esprit n'est pas une dévotion, au sens étroit et populaire du mot. L'école française

 

(1) Entendez : sans y prendre part, comme à une oeuvre qui m'intéresse personnellement, qui tende à mon épanouissement propre. Et du coup, voici nettement défini l'esprit dans lequel M. de Renty s'est affilié à la Compagnie du Saint Sacrement. Ni M. Allier, ni M. Rébelliau, historiens de la cabale des dévots, n'avaient à se mettre à ce point de vue, qui est proprement le nôtre, à nous qui étudions, non pas les oeuvres, mais le « sentiment religieux » qui leur a donné naissance.

 

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a orienté la ferveur d'une élite vers les états du Verbe nouveau-né et du Verbe enfant. Disciple elle-même de cette école dont le sublime ne l'effraie point, mais en même temps plus tendre et plus simple que ses maîtres, c'est une femme, un enfant plutôt, Marguerite de Beaune, qui réussira chez nous, et mieux que personne, à renouveler, à répandre la dévotion proprement dite à l'Enfant Jésus (1).

 

(1) On peut aussi consulter sur « l'esprit d'enfance » la Vie et les Lettres de M. Olier. ( Voir aux deux Index le mot : enfance) ; la Pietas seminarii S. Sulpitii, oeuvre d'Olier, publiée et commentée par M. Labbe de Champ-grand, Paris, 1885, pp. 142-159 ; les ouvrages cités plus haut du P. Amelote et du P. Fleur ; la vie de Marguerite de Beaune, par Amelote, etc... Si la place ne m'eût pas fait défaut, j'aurais dû naturellement recueillir dans les diverses Patrologies, rapprocher, comparer les passages sans nombre où sont expliquées les paroles de N.-S.: Nisi efficiamini sicut parvuli. Car il va sans dire que cet esprit d'enfance, bien que systématisé par l'école française, n'est pas une nouveauté. Je ne dis rien des commentaires modernes, et des ouvrages particuliers sur la dévotion à Jésus Enfant. J'indiquerai seulement quelques pages très intéressantes du regretté P. Clérissac O. P. (La Bienheureuse Jeanne d'Arc, Triduum monastique. Précieux opuscule, non dans le commerce, et que m'a fait connaître un des disciples de cet éminent religieux, J. Maritain). Au lieu « d'esprit d'enfance », le P. Clérissac dit ingénuité, et il n'a pas de peine à montrer que cette vertu est un des traits distinctifs de Jeanne d'Arc. n Un des signes incontestables de la sainteté, c'est l'absence de retour sur soi. L'absence de retour dont je parle est tout un état d'âme, un état d âme d'enfant, si l'on veut, mais lumineux et fort, et qui réalise pleinement le Nisi efficiamini. 1° Absence du moi haïssable..., déchu et pécheur; 2° Du moi simplement humain, effacement d'une personnalité... dominatrice, ou... brillante. 3° A ce moi humain effacé... substitution habituelle de l'Esprit de Dieu. Voilà l'ingénuité chrétienne, fleur ou fruit de la grâce de Jésus exclusivement, car il n'y a que la grâce de Jésus pour vider l'homme de soi-même. Il semble que, depuis les Apôtres, ce qui marque les diverses époques de l’histoire des âmes, ce soit, hormis chez les saints, une décrois sauce Je cette ingénuité chrétienne. L'ère apostolique en est l'apogée ; le moyen âge demeure aussi un âge le spontanéité. Il garde le sens de l'ingénuité chrétienne, telle que (saint Benoit) la décrit (Rég. VII) sous les traits de l'humilité. Mais déjà le XV° siècle annonce l'âge du sens critique et du jugement privé, par le fait seul que, au moins chez les doctes, la routine a tué la spontanéité et la vie. (C’est pourtant l'âge où commence à se répandre partout le plus haut mysticisme). Plus tard le jansénisme ne représentera qu'un raffinement excessif dans la réflexion appliquée à la spiritualité, une tension sèche (??) de l'âme individuelle, un stoïcisme renchéri, en réalité un retour au culte du moi. Enfin le kantisme (amènera) le déchaînement définitif du même esprit. individuel et réflexe... » (pp. 8-10). Pour ma part, je ne voudrais pas souscrire à tous ces à peu près. — Qu'est-ce que le moyen âge ? Celui de saint Benoit et celui de François d'Assise aurait-il donc ignoré la routine du siècle de Gerson ? — Mais ils sont intéressants ; une âme de vérité les habite, j'allais dire les excuse. En tout cas, on voit comment ces vues se rapportent à notre sujet, et qu'elles seraient plus précises, plus profondes, si le P. Clérissac avait étudié aussi — bien que toute moderne — l'école française. Surtout quand il s'agit de spiritualité, fas est a recentioribus doceri.

 

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IV. La vie de Marguerite de Beaune a fait récemment l'objet d'une monographie savante et pieuse, où se rencontrent, sans trop se quereller, ces deux choses, jadis ennemies, l'onction et l'esprit critique. Sur l'histoire même de soeur Marguerite, et sur les étapes de sa vie intérieure, il semble bien que le biographe, M. Deberre, ait tout ensemble renouvelé et épuisé le sujet; mais sur les origines et le caractère propre de la mission que la jeune carmélite a cru recevoir d'en haut ; sur le progrès du mouvement (le dévotion qui, parti de Beaune, s'est propagé rapidement par tout le pays ; sur les mouvements analogues qui se sont produits vers le même temps, et qui ne relèvent pas tous directement de celui de Beaune, pourquoi faut-il que l'on ait négligé de nous renseigner? Le livre de M. Deberre en appelle un autre, délicieux à écrire, et qui tentera, bientôt je l'espère, un jeune chercheur, mieux façonné à nos curiosités d'aujourd'hui. Car, pour moi, je dois me borner ici à résumer le plus brièvement possible, l'excellente biographie que nous possédons, et à indiquer, en courant aussi, quelques-unes des pistes qu'il faudrait suivre, si l'on voulait enfin traiter clans toute son ampleur, l'histoire de la dévotion à l'Enfant Jésus pendant le siècle de Louis XIV (1).

Marguerite Parigot, qui prendra en religion le nom de Marguerite du Saint-Sacrement, est née à Beaune, le 7 février 1619 ; elle mourra, au Carmel de cette ville, le 26 mai 1648. En patois bourguignon, « les pois ridés se

 

(1) Histoire de la vénérable Marguerite du Saint-Sacrement, carmélite de Beaune, par M. l'abbé Deberre, Paris, 19o7. On trouvera dans ce livre l'indication des autres ouvrages — en général au-dessous du médiocre — consacrés au même sujet. Un seul est à retenir ici, lequel, bien que d'une lecture plus que difficile, n'est pas, ne saurait être médiocre, puisqu'il a pour auteur notre vieil ami, le P. Amelote : La vie de Soeur Marguerite du Saint-Sacrement... composée par un prêtre de la congrégation de l'Oratoire... Docteur en théologie, Paris, 1654. Il y a là de beaux passages, mais cette vie, dans son ensemble, est très inférieur à la vie de Condren, oeuvre bien autrement passionnante, et pour laquelle le P. Amelote se trouvait admirablement préparé par une longue intimité avec le héros. Mais il y a plus. Sur toute la Vie de Soeur Marguerite plane une sorte de gêne qui se trahit, comme il arrive souvent, par des propos doucement agressifs et une attitude de défi. Que nombre d'esprits aient accueilli avec assez de répugnance la légende naissante de Soeur Marguerite, (Voir à ce sujet la préface d'Amelote, les Approbations, et un mot de Saint-Jure dans la Vie de Renty, op. cit., p. 28o) le fait est déjà intéressant ; mais plus curieuse encore me paraît l'opposition indéniable de plusieurs Carmels, et notamment du grand Carmel de Paris. Je néglige celle des Minimes de Beaune lesquels ont fait disparaître le procès de béatification, car, disaient-ils, « si la Soeur Marguerite était béatifiée, on y courrait, et les dévotions étrangères seraient ralenties ». (Deberre, op. cit., pp. 348-353). Mais le grand Carmel ?? Ce dernier, très désireux, dit M. Deberre, d'obtenir la béatification de Madeleine de Saint-Joseph, aurait craint la concurrence de Beaune (Ib. , p. 354). Je veux bien, mais cela n'explique pas tout. Pour justifier leur froideur à l'endroit de Marguerite, les carmélites parisiennes en appelaient à l'autorité de leur supérieur, le fameux P. Gibieuf. Celui-ci, disaient-elles, aurait blâmé la propagande venue de Beaune, aurait mème trouvé le cas de la jeune voyante plus ou moins suspect. Ce témoignage, que M. Deberre parait ignorer, serait en effet des plus troublants, le P. Gibieuf ayant lui-même examiné Marguerite. Mais, pour comble de complication, M. Deberre nous apporte des lettres, certainement authentiques, où le P. Gibieuf semble tout approuver de ce qui s'est passé à Beaune. D'où je conclus à la nécessité d'une nouvelle enquête. La question n'est pas de savoir si, oui ou non, Gibieuf a tenu Marguerite pour une simple illuminée. Les lettres publiées par M. Deberre répondent péremptoirement à cette question. Mais, comme le dit expressément Gibieuf, et à propos de Marguerite, une personne « peut être dans la voie de Dieu, sans que tout ce qu'elle fait et dit vienne de Dieu e. Quoi qu'il en soit, les critiques diverses qu'il a formulées, et que Batterel semble résumer fidèlement, ne sauraient être négligées, venant d'un tel homme. Gibieuf blâmait notamment « les louanges excessives qu'elle (Marguerite) rapporte que Jésus-Christ lui donnait, comme quand il lui fut dit que tout ce qu'elle bénirait sur la terre serait béni dans le ciel ; soutenant que l'humilité et la modestie devraient la porter à dissimuler ces faveurs, quand elles seraient véritables ». Voir aussi, à ce sujet, les remarques de Batterel, dans sa notice sur Amelote, II, pp. 553, 554.

 

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nommaient des pâs rigots. » D'où la tige de pois d'argent qui figure dans les armes de la famille. Celle-ci appartient à la bonne bourgeoisie du pays. Presque pas d'enfance. Dès son bas-âge, dit une de ses maîtresses, « je l'ai vue..., des premières à l'église le matin..., devant l'image de Notre-Dame..., ou bien devant le Dieu de Pitié..,, et je prenais garde qu'elle ne tournait jamais la tête et ne se remuait non plus que si elle eût été immobile, et demeurait ainsi plusieurs heures (?) en ses dévotions, et même en hiver..., les mains nues, jointes ensemble... ; et,

 

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comme je l'observais curieusement, je remarquais qu'elle disait fort peu de paroles vocales, et qu'ayant dit une ou deux dizaines de son chapelet, elle jetait et tenait sa vue fixe sur l'image du Dieu de Pitié, avec une telle attention d'esprit qu'il était aisé de connaître que son coeur y était attaché comme ses yeux ». Déjà contemplative, dit son biographe (1). Débile et concentrée, gracieuse et douce, d'une intelligence et d'une fermeté peu communes, avant même d'avoir atteint sa douzième année, elle entre au Carmel de Beaune.

Mais bientôt (1631) se déclare, avec une violence extraordinaire, le mal terrible qui la travaillait depuis sa naissance (2) : un assoupissement de dix à douze jours, et que rien n'est capable de secouer ; puis des convulsions effrayantes ; d'atroces visions ; « une contraction des pieds et des mains si forte que les ongles lui entraient dans la chair, sans qu'on pût en aucune façon lui ouvrir les mains, ni lever ses pieds de terre » ; et le reste, qui est familier aux médecins d'aujourd'hui. Ceux de ce temps-là lui appliquèrent à trois reprises « le bouton de feu », après quoi ils imaginèrent de la trépaner, pour avouer enfin à bout de tortures, que la cause de ce mal leur était inconnue. Plus raisonnable, la Mère Prieure, qui la traita de son côté en lui ordonnant d'être guérie, et en lui faisant toucher une relique du P. de Bérulle. Elle l'écrit

elle-même à la Prieure de Paris, Madeleine de Saint-Joseph :

 

Il semble que Dieu a rendu cette petite créature-là impeccable... Les médecins ont pris plaisir, comme ce n'est qu'une enfant, et qu'ils l'ont vue si stable au milieu de tant de tourments, de faire ce qu'ils ont pu pour l'émouvoir à impatience.

 

(1) Deberre, op. cit., pp. 6, 7.

(2) Maladie toute surnaturelle, affirme, je ne sais à quelles enseignes, M. Deberre. Furieux de ne pouvoir la décider à quitter le couvent, les dénions auraient « soumis son corps à des tortures incroyables. » Deberre, op. cit., p. 53.

 

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Cet exemple de pieuse cruauté n'est pas unique.

 

Mais... elle a porté son bouton de feu et son trépan comme des roses... Elle a été deux mois sans prendre rien qu'avec un tuyau de plume, avec un dégoût épouvantable, sans que jamais elle ait fait une façon de visage..., quoiqu'il fallût être plus d'une grande heure pour lui faire prendre un peu de bouillon... Toujours... parfaitement obéissante. Son corps même a toujours obéi à tout ce que je lui ai commandé, de telle sorte que lorsqu'elle a été aveugle, et que je lui ai commandé que, par obéissance..., elle vît clair, que tout aussitôt sa vue lui a été rendue. Ca été ce qui a occasionné de se servir des saintes reliques de notre bienheureux Père (Bérulle).

 

Charmante reprise : elle-même d'abord a obtenu le miracle : puis, se ravisant, elle veut passer l'honneur à son Bienheureux.

 

Je résistai à cette pensée quatre jours, ne la voyant que comme impertinente ; néanmoins la voyant à la mort..., je me sentis forcée intérieurement de le faire... Un soir qu'elle était comme dans les convulsions de la mort, tout son corps comme une pierre, parfaitement aveugle, et tous les nerfs retirés dans un état pitoyable, il était bien neuf heures du soir, j'avais honte de ma pensée que je voyais aussi facile que de ressusciter un mort ;

 

Jadis le prophète s'était couché sur le petit cadavre; elle fera mieux :

 

je fis sortir les soeurs, et je pris cette sainte relique du camail de notre saint Père, et la lui mis sur la vue et lui dis : « Ma soeur. par obéissance à notre Bienheureux Père, que votre vue revienne ». La vue revint aussitôt... Je la lui mis sur ses mains et sur son corps, sur ses pieds, sur ses genoux, et lui dis : « Par obéissance à notre bienheureux Père, rendez vos mains et vos pieds aussi souples qu'un petit enfant ». Chose admirable, elle revint en une parfaite santé. Je lui dis que, par cette même obéissance, elle ne devint pas malade jusqu'au lendemain, et qu'elle dormit bien, ce qu'elle fit. Le lendemain matin elle retombe en cet accident ; je me sers encore de ce

 

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remède dont elle fut parfaitement guérie... Elle fut guérie (ainsi) plus de cinquante fois... (1).

 

D'un côté, les pieux bourreaux, rivalisant de cruauté pour mettre à l'épreuve la patience de leur victime ; de l'autre, une douce femme, humble et croyante; entre les deux, l'héroïque sourire d'une toute jeune fille : ce triptyque, suave et sanglant tour à tour, résumerait assez bien, splendeurs et misères, les divers aspects d'un siècle de loi.

« Avant de la quitter, l'un d'eux, le docteur Brunet, lui demanda : « Quel est le plus pesant du trépan ou de la couronne d'épines ? — Elle répondit : « La moindre douleur du Fils de Dieu surpasse infiniment les nôtres, à cause de la dignité de sa personne, et parce que ses sens étaient de beaucoup plus vifs que les nôtres, étant d'un tempérament très exquis..., outre qu'il y a très grande différence entre une couronne qui avait fait cent plaies dans son chef adorable... et entre deux coups de rasoir qui avaient été donnés en un instant ; car, pour le trépan, je n'en ai eu aucune autre incommodité qu'un peu de bruit » Cette longue épreuve, et peut-être sa grâce première l'inclinaient de préférence vers la contemplation de Jésus souffrant. Bientôt néanmoins, et déjà peut-être, se dessine chez elle un attrait différent, qu'elle va suivre avec sa docilité ordinaire, et qui la fixera peu à peu sur les « mystères de l'Enfance », Laissant à Dieu l'ultime secret de ses desseins, il n'est pas défendu aux historiens de scruter à leur manière cette curieuse évolution, dont l'extrême intérêt semble avoir échappé jusqu'ici aux biographes de Marguerite.

Vers l'âge de douze ans, la croissance de notre novice s'était définitivement arrêtée. Marguerite restera « petite et menue de corps » S. Deux fois délicate, deux fois enfant.,

 

(1) Deberre, op. cit., pp. 6o-63.

(2) Ib., pp. 57-58.

(3) On trouvera des traits significatifs, dans le curieux portrait que son confesseur, l'oratorien Parisot, a tracé de Marguerite, et que M. Deberre estime « charmant ». Pour moi, je le voudrais d'un crayon plus discret. « Sa face était couverte d'une blancheur admirable, qui tenait de celle du lys, son front large et bien proportionné, son nez était aquilin, et un peu élevé au milieu, bien fait à merveille. Sa bouche riante, pleine de grâce et d'innocence. Sou visage était plutôt long que rond, bien fait... ; pas possible de la voir sans être touché de joie et de respect. Je le sais par une longue expérience... Il était rond en haut et en bas, son menton était beau à ravir, plus blanc qu'un lys, et couvert de petites veines bleues qui se perdaient au coin de sa bouche. Elle en avait de semblables aux deux tempes du front. Les yeux étaient longs, bien ouverts, bien proportionnés, doux, si agréables, si majestueux... Ses cheveux étaient de couleur de châtaigne, un peu cendrins. Enfin ses mains étaient pleines, belles et très adroites à tout ce qu'on lui donnait à faire ». Deberre, op. cit., pp. 44-47.

 

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comment n'en serait-elle pas venue assez vite à prêter aux anges, à la Sainte Vierge, à Notre-Seigneur, qui la visitent souvent, qui lui parlent, les sentiments que cette double faiblesse inspirait à ses compagnes du Carmel? « Cette petite créature-là », avons-nous vu dans la lettre de la Prieure. Le Roi du ciel prendra naturellement le même langage. Un jour, montrant Marguerite à la Cour céleste, « C'est elle, dit-il, que j'ai choisie pour faire connaître au monde combien les pécheurs m'ont fait souffrir, et combien j'ai aimé les hommes» (1). Mystères de la Passion. Puis, « il écrit de son doigt divin, sur le front de son épouse : « Voici ma petite personne » (2). De sa propre petitesse, ainsi remarquée et rappelée, une association presque nécessaire d'idées et d'images la conduira, tôt ou tard, à la petitesse de Jésus Enfant. « Ma petite épouse, lui dira-t-il bientôt, je t'ai choisie pour l'épouse de ma crèche, et pour ma petite personne que j'ai appliquée à tous mes états (3) ». Que si, pour hâter cette transition facile, on demande un autre facteur, plus apparent et plus agissant, le voici au coeur même de la place.

 

 

(1) Comment ne pas songer ici aux paroles qu'entendra plus tard Marguerite-Marie « Voilà ce Coeur qui a tant aimé les hommes »

(2) Deberre, op. cit., p. 84.

(3) Ib., p. 95. Ce dernier mot « mes états », un peu singulier dans le vocabulaire d'un enfant, aurait dû surprendre M. Deberre. Pour nous, au contraire, nous l'attendions. Le Carmel de Beaune est dirigé par des Oratoriens, il est gouverné de Paris par le P. Gibieuf. La Prieure, Elisabeth de la Trinité (de Quatrebarbes) a été formée à Tours par une des disciples les plus éclairées de Bérulle, Marguerite Acarie.

 

 

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Pendant le noviciat de Marguerite et ses premières années de religion, les Carmels de l'observance bérullienne lisent, relisent, savent par coeur la vie d'une autre « petite personne », Catherine de Jésus, morte en 1627 au second Carmel de Paris. Ce livre, que déjà nous connaissons, a pour auteur l'illustre et sainte Mère Madeleine de Saint-Joseph, celle-là même à qui est adressée la lettre de la Prieure de Beaune sur la guérison de Marguerite; il est présenté et préfacé longuement, magnifiquement, par le cardinal de Bérulle; c'est enfin un des plus délicieux qui se puissent voir. Deux éditions enlevées en deux ans, 1628, 1629; une troisième parait en 163o. Dans ces conditions, qui supposera que Marguerite ait ignoré cet ouvrage, le premier qui ait été consacré à la gloire du Carmel français, ou que, l'ayant lu ou entendu lire, l'idée ne lui soit pas venue maintes fois de s'appliquer à elle-même tant de beaux passages, qui l'intéressaient plus immédiatement que personne, qui semblaient lui indiquer sa propre grâce et lui imposer sa voie? « Le Grand des grands a fait les grands et les petits, entonnait Bérulle dans sa dédicace à Marie de Médicis... Je parle à Votre Majesté de la petitesse, en l'honneur de cette petite âme, dont la vie vous est dédiée (1) ». Imaginez — quoi de moins conjectural? — ces lignes et le reste de la vie lus au réfectoire du Carmel de Beaune. N'est-il pas évident que plus d'un regard, amusé et attendri, se sera tourné vers la très petite soeur qui se trouvait là, et que l'on savait l'objet de grâces toutes semblables à celles qu'avait reçues Catherine de Jésus ? Et Marguerite elle-même, comment n'aurait-elle pas senti que ce modèle charmant s'adressait d'abord à sa « petite personne » et qu'elle aurait à s'y conformer. On y lisait par exemple :

 

Je dirai donc qu'en ce temps; Jésus-Christ l'attira à soi, et prit possession d'elle, la marquant de sa marque..., et ce que je

 

(1) Cf. l'Invasion mystique. pp. 332 seq.

 

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dis qu'elle fut marquée de sa marque, ce sont les propres termes qu'elle me dit...

 

Ce seront aussi bientôt les propres termes de Marguerite : « Il écrit de son doigt divin sur le front de son épouse : Voici ma petite personne. »

 

Et cet effet fut opéré par Jésus comme enfant, lequel la prit à lui pour appartenir au mystère de son enfance… (1)

 

Et Marguerite, docile à une invitation aussi claire, dira bientôt : « Le saint Enfant Jésus me tient toujours appliquée au moment de sa sainte Nativité, et il m'a tellement enfermée dans les douze années de son enfance, qu'il me les a données pour m'être un mur et un avant-mur dont il ne me permet pas de sortir (2)». A quoi bon chercher des pièces d'archives, ou regretter leur absence, quand les faits eux-mêmes parlent si haut? Je ne prétends naturellement pas que Marguerite, si, par miracle, elle avait ignoré la Vie de Catherine de Jésus, aurait continué à s'absorber dans le mystère de la Passion. Celui qui l'a choisie pour renouveler la dévotion à la divine enfance, aurait eu sans doute vingt autres moyens pour la gagner à une vocation plus douce. Mais le moyen qu'il a pris ne paraît-il pas le plus simple, le plus harmonieux, et le plus conforme aux voies ordinaires de la Providence? Catherine de Jésus ébauche, prépare dans l'ombre, Marguerite du Saint-Sacrement; la seconde n'est, si j'ose dire, qu'un double de la première. Une fois de plus, la critique, avec ses curiosités, ses méthodes, qui sont, elles aussi, un rayon de la lumière du Verbe, confirme, éclaire le dogme de la communion des Saints.

Cette influence décisive de l'une sur l'autre une fois établie, il y aurait encore un vif intérêt à poursuivre le parallèle entre ces deux jeunes carmélites. Bien que

 

(1) Invasion mystique, p. 335.

(2) Deberre, op. cit., p. 5o.

 

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parties du même point, la nature, la grâce et le hasard des rencontres conspirent à leur faire prendre des routes différentes. Plus chétive d'âme que de corps, la première

n'a aucune peine à s'effacer, à disparaître, à s'anéantir. Silencieuse, incapable souvent d'achever la phrase qu'elle a commencée, elle ne tient pas de place dans son couvent.

Marguerite, à la petitesse, au sourire près et à la douceur, n'a d'un enfant que l'apparence. Energique, personnelle, épanouie, féconde à concevoir et habile à promouvoir des initiatives nouvelles, Marthe au moins autant que Marie, restée dans le monde, elle aurait bientôt pris la tête des organisations pieuses ou charitables. Au glorieux Carmel de Paris, Catherine se remarque à peine, malgré l'éminence de ses dons, éclipsée d'avance par l'incomparable prestige de sa prieure, Madeleine de Saint-Joseph. La Prieure de Beaune, Elisabeth de Quatrebarbes, timide, scrupuleuse, ne se croit pas digne de dénouer les sandales de Marguerite; elle met toute son autorité au service de la petite voyante, elle ne vit que pour son triomphe. Ajoutez que, dans le Paris de ce temps-là, les mystiques ne se comptent plus; Beaune, moins riche, sera plus frappée par les extases de Marguerite, accueillera plus avidement ses propos, suivra plus docilement ses directions.

Bref, autant de raisons qui nous préparent à comprendre qu'elles n'aient pas reçu du ciel la même mission. La carmélite de Paris ne peut être comprise et goûtée que d'une élite; la carmélite de Beaune atteindra aisément jusqu'à la foule. De la dévotion rigoureusement, exclusivement bérullienne, dont Catherine reste un modèle achevé, Marguerite fera une dévotion populaire, moins sublime, moins intérieure, moins exigeante, mais plus accessible, plus immédiatement pratique et plus humainement tendre. Avec elle, par elle, l'école française, qui néanmoins l'a formée, cédera peu à peu le pas à d'autres écoles; Bérulle à François d'Assise ; le siècle de Louis XIV au moyen âge

 

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V. La voici donc vouée au mystère de l'enfance. « Le Père Chaduc, son confesseur, eut un jour avec elle le dialogue suivant : « Le saint Enfant Jésus est-il avec vous? — Oui, mon père. — Le voyez-vous. — Oui. — Est-ce des yeux du corps ou de ceux de l'âme ?— Quelquefois des uns, autrefois des autres. — Le voyez-vous aussi distinctement des yeux de l'âme que ceux du corps? — Encore plus distinctement (1) ». Avec cela, un nombre incroyable de prodiges. Le jour de ses voeux (21 novembre 1631), plusieurs religieuses la voient s'élever de terre, monter, monter, s'arrêter enfin un peu au-dessus d'un autel fragile que « le moindre poids aurait fait effondrer (2) ».

Six mois après, « la puissance divine de l'Enfant Jésus dans la crèche s'appliquera sur elle de telle sorte qu'en un instant elle fut réduite comme le Saint Enfant Jésus a été dans la crèche... Elle demeura plusieurs jours couchée par terre, sans se pouvoir lever, faisant entendre par instants un petit cri enfantin, ayant sa face et tous Ies traits de son visage changés et entièrement conformes à la face d'un petit enfant qui vient de naître... Elle demeura comme cela plusieurs jours... Chaque soeur qui la voyait demeurait unie et liée à ce mystère (de l'enfance) par l'état que portait cette petite âme... Quoiqu'elle ne parlât point pendant tout ce temps, la grâce qui était en elle se ressentait, et était vivement imprimée dans les coeurs, et un grand désir de la perfection était mis en toute la communauté ». Si la vie de Catherine présenta des expériences analogues, nous ne le saurons jamais, la Mère Madeleine de Saint-Joseph, infiniment sage et délicate, estimant que tout « cela ne se doit ni ne se peut dire ». On nous a caché soigneusement ses extases, on les a cachées même à la communauté de Paris, et,plus encore, les accidents qui

 

 

(1) Deberre, op. cit., p. 76.

(2) Ib.. p. 78. Une des religieuses assure qu' « elle prit la précaution de passer la main sous les genoux de l'enfant pour s'assurer qu'ils ne reposaient pas sur l'autel ». Ib., ib.

 

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les accompagnaient. A Beaune, au contraire : c’est par là que s'accrédite d'abord la mission de Marguerite, et que s'établit la suave royauté qu'elle exercera bientôt sur tout le couvent, sur toute la ville. Et, fort curieusement, des préoccupations d'ordre royal, si l'on peut dire, se mêlent déjà (1632) à la prière de cette enfant. « Son bien-aimé lui dit qu'il voulait qu'elle assistât le Roi et qu'il la chargeait de tous les besoins du royaume. Il lui fit voir l'amour qu'il portait au Roi, et lui dit que son amour était sur lui à cause qu'il avait sa crainte, et qu'il voulait qu'elle le priât pour lui obtenir un dauphin, qu'elle l'obtiendrait par son Enfance, qu'il serait l'oeuvre de son Enfance. » Et derechef, elle passe « plusieurs jours sans prendre aucune nourriture. Elle était dans une si grande beauté, et une aussi vive clarté paraissait sur sa face, qu'à peine les soeurs pouvaient-elles la reconnaître ».  « Ma Soeur, lui disait l'une d'elles, je ne crois pas que ce soit vous (1). » Je laisse une foule de détails plus ou moins semblables, que je ne tiens pas du tout pour imaginaires, mais à la plupart desquels, n'étant pas médecin, je ne puis trouver le moindre intérêt. Soit, par exemple, ce témoignage trop précis de la Soeur Françoise de Saint-Joseph : J'étais son infirmière les quatorze mois et vingt-cinq jours où elle n'a pris aucune nourriture qu'un peu de lait... Elle se faisait un si grand effort pour en avaler quelques petites gouttes que tout son corps en était violet. L'on entendait craquer ses os ; elle avait un mouvement si grand aux pieds qu'il fallait que je les tinsse séparés avec un petit chenet, comme le médecin l'avait ordonné, pour empêcher qu'ils ne s'écorchassent… Les soeurs qui la voyaient pleuraient de compassion et de dévotion (2). » Animé, dirait-on, des mêmes sentiments, le dernier biographe de Marguerite nous donne à entendre

 

(1) Deberre, op. cit., pp. 108-110.

(2) Id., pp. 128-127.

 

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que tous ces effets lui semblent également surnaturels. Nous ne le suivrons pas jusque-là.

« C'est en ce temps-là qu'elle fit profession… Les soeurs espérant que Dieu les comblerait (à cette occasion) de grâces singulières, la chargèrent de chapelets, de médailles et d'images avec la permission de la Prieure », permission, je tiens à le répéter, que la Mère Madeleine aurait certainement refusée. Facies non omnibus una. «Le 15e jour de juin 1634..., lorsqu'elle fut prosternée sur le tapis, le saint Enfant Jésus qui... ne la quittait point pendant cette action, la bénit de sa sainte main, et bénit tout ce qu'elle portait sur elle... « Tous ceux et celles (lui dit-il), qui me demanderont quelque chose pour l'amour de toi seront exaucés; tous ceux et celles qui t'auront dévotion seront assistés par toi en leurs besoins ; tous ceux et celles qui porteront sur soi par dévotion quelqu'une des choses que tu as sur toi aujourd'hui seront délivrés de tous maux. » Puis, bénissant de nouveau plusieurs chapelets, croix, images, médailles..., il lui dit : « Toutes ces choses auront vertu contre toutes sortes de tentations..., tentations impures..., contre la foi ou de désespoir... Si l'on se trouve en péril sur l'eau..., portant quelqu'un de ces grains... qui sont sur toi à présent, on sera délivré... Quiconque en portera révéremment sur soi, sera préservé de la foudre..., du feu, des inondations..., de la peste et de tout malheur... Et. je ne permettrai point qu'aucun de ceux ou celles qui porteront sur soi avec confiance et révérence quelqu'une des susdites choses fasse mauvaise fin... » . Puis, se tournant vers les saints Innocents qui étaient proches d'elle, il leur dit : « Quels biens ne ferai-je point à l'épouse de ma crèche ! » La soeur Marguerite était à ce moment couchée sur un tapis, les bras en croix, devant tout le chapitre assemblé ; son corps devint lumineux, et les Soeurs, témoins de ce prodige, jugèrent que Dieu opérait dans l'âme de sa servante des merveilles dont elles se réservèrent d'éprouver la vertu... (La cérémonie

 

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terminée), la Mère prieure l'engagea à lui dévoiler les grâces dont elle avait été comblée. Le récit lui en parut tellement grave qu'elle n'hésita pas à en demander une

nouvelle et authentique confirmation ; elle le fixa sur un papier qu'elle confia à la Soeur Marguerite, la priant de demander à Dieu si tout ce qui s'y trouvait noté était l'expression exacte de la vérité. Après la sainte Communion, la Soeur écrivit de sa main au bas du récit ces simples mots : « Le saint Enfant Jésus a béni ceci et l'a confirmé de nouveau (1). » Je n'ai pas besoin de souligner l'importance de cette scène et de la charte qui en fixe le souvenir. L'apôtre de la nouvelle dévotion vient de recevoir son investiture, et les premières ondes du vaste mouvement qui se prépare se sont gonflées sous nos yeux. Dès ce début triomphal, nos prévisions de tantôt se réalisent. A l'anéantissement de Catherine s'oppose l'apothéose de Marguerite, et dans le céleste message confié à la carmélite de Beaune, déjà plus rien ne rappelle le théocentrisme absolu de la dévotion bérullienne à Jésus Enfant.

Bientôt la dévotion s'organise. Notre Seigneur enseigna la manière de l'honorer dans tous les états de son enfance, et lui en prescrivit l'ordre et les règles, qu'elle dicta sur-le-champ à une de ses soeurs. Il voulut que la dévotion nouvelle portât le titre de « la famille du Saint Enfant Jésus », et s'engagea à protéger tout le royaume, s'il entrait dans cette dévotion… Rien n'était plus aisé que de (s'y) ranger... Il fallait honorer le vingt-

 

(1) Deberre, op. cit., pp. 128-133. Cette seconde confirmation n'était point nécessaire, nul ne pouvant mettre en doute la parfaite sincérité de la voyante. Il reste vrai, du reste, que l'illusion menace toujours de se glisser dans une expérience de ce genre — surtout quand l'expérience a duré pendant plusieurs heures. Mais n'ayant pas à juger ici les visions de Marguerite, il nous suffira de dire que les paroles qu'elle prête à l'enfant Jésus ne contrarient pas les données certaines de la foi. Il y aurait grand intérêt à rapprocher ces paroles de celles qui seront dites plus tard à sainte Marguerite-Marie. Il y a des promesses de part et d'autre, mais, dans son ensemble, le message de Paray est, en quelque sorte, plus religieux et plus noble. Il n'y est question ni de peste, ni de naufrages. Les perspectives ouvertes devant la visitandine ne l'intéressent elle-même, ne la flattent d'ordinaire qu'indirectement.

 

 

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cinquième jour de chaque mois, en mémoire de la naissance du Saint Enfant, et réciter un petit chapelet de quinze grains, que la Soeur Marguerite appelait la couronne du Saint Enfant. Il fallait surtout se pénétrer de l'esprit de Jésus Enfant, et pratiquer son humilité, sa simplicité..., en un mot épurer et transformer sa vie en faisant fleurir dans l'âge mûr les vertus de l'enfance, et en prolongeant dans l'intérieur de la famille l'esprit qui animait... la pauvre maison de Nazareth..., en particulier, l'esprit de charité envers les enfants abandonnés... On établit, sur le désir de la Soeur Marguerite, dans l'intérieur du couvent, un petit oratoire, qu'elle appela son Nazareth... Cette dévotion ne fut pas plustôt annoncée et connue que l'on s'empressa d'y entrer, et de réciter la petite couronne. Le P. Gibieuf fut des premiers à s'inscrire, ainsi que le commandeur de Sillery..., le chancelier Séguier, sa femme et Mme la duchesse de Sully, leur fille, le baron de Renty, Mme de la Châtre, la comtesse de Guébriant..., le Président Brûlard, M. Seguin, médecin du roi. A Beaune, les premiers fidèles se recrutèrent parmi la noblesse... ; à Dijon, parmi la noblesse et les gens de robe..., « M. Bossuet, conseiller au Parlement et Mlle sa femme. »..., et ailleurs... »... C'était le temps où les Espagnols menaçaient la frontière de Bourgogne (1636-1637). La terreur et la peste sévissaient à Dijon, à Beaune. Marguerite prêchait la confiance et le courage. Un jour, où l'appréhension était à son comble, elle prit « un brin de paille de la crèche », et dit en souriant : « Une paille de la crèche, une bandelette de ses langes suffit pour mettre tous les ennemis en déroute. N'appréhendez point, l'Enfant qui peut tout m'a promis de conserver la ville et la province ». Tout arriva comme elle l'avait prédit (1) ».

Marguerite n'a pas encore vingt ans, et déjà son influence rayonne sur plusieurs milieux bourguignons,

 

(1) Deberre, op. cit., pp. 141-15o.

 

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Demain (:638) une nouvelle merveille fera « éclater la puissance de cette humble servante du Christ », gagnera la Cour « à la dévotion naissante, et, par la Cour, la France entière ».

« Le 15 décembre 16637, écrit son confesseur, elle connut de Dieu que la reine était enceinte d'un dauphin, selon la promesse qui lui en avait été faite par le Saint Enfant Jésus, le 25 décembre 1635. Mais, comme la grossesse de la reine ne paraissait encore point, et que personne n'en parlait, ni ne le savait, non pas même la reine, à ce que Sa Majesté me dit, comme elle était à Dijon, la (Prieure de Beaune)..., qui était très prudente, tint la chose sous le secret ». « Il est à supposer, reprend M. Deberre, qu'elle ne garda pas aussi complètement un secret qui devait contribuer à faire naître tant d'espérances, et que le grand Couvent ( 1er Carmel de Paris), et par lut la reine, fut informé de cet heureux événement; c'est ce que permet d'affirmer la vénération profonde que la reine professa dès lors pour la Soeur Marguerite... Le 26 août (1638), l'accouchement d'Anne d'Autriche étant proche, la Soeur Marguerite fit faire une belle couronne pour l'offrir au Saint Enfant Jésus. Dix jours après, le 5 septembre, à deux heures du matin, la reine accoucha d'un fils qui devait être Louis XIV... La Soeur connut cette nuit même la délivrance de la reine et la naissance du Dauphin. « Elle fit briller d'excellentes pastilles de musc et répandit des eaux de senteurs devant l'image du Saint Enfant Jésus.., et passa le reste du jour en oraison dans un ermitage, priant pour la reine et pour le dauphin ». Peu de temps après, par le premier courrier, arrivait la joyeuse nouvelle, qui fut fêtée au Carmel par un solennel Te Deum. Pendant le chant de la prière liturgique, la Soeur s'approcha d'une statue du Saint Enfant Jésus, qu'on avait mise au choeur sur un autel, (et) lui plaça sur la tête la couronne qu'elle avait préparée... En souvenir... de la protection manifeste du ciel, Anne d'Autriche envoya en ex-voto au

 

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Carmel de Beaune une petite statue représentant son fils. On l'appela « le petit Louis XIV » ; la Soeur Marguerite, qui se souvenait., disait : « L'oeuvre du Saint Enfant Jésus (1) ».

Et voici que,toujours présente à Marguerite, la pensée du petit dauphin va introduire un nouveau changement dans la dévotion bérullienne. Ce ne sera plus la dévotion aux anéantissements, mais bien à la royauté du Verbe incarné. « La nuit de Noël 1638, le Saint Enfant Jésus lui découvrit, non plus ses abaissements, mais sa grandeur, et lui rappela le mot de Pilate qui le força à affirmer hautement sa royauté : « Divin Enfant, répondit-elle, que pouvons-nous faire pour vous faire régner, et pour nous soumettre à votre règne ? ». — Remarquez une fois encore, l'extrême activité de cette abeille, Apis argumentosa, et la flexibilité de la grâce divine, qui s'ajuste aux divers mouvements de ce vif esprit, plus peut-être qu'elle ne les prévient; qui s'ajuste aussi au loyalisme monarchique du siècle de Louis XIV. « Il lui fit comprendre qu'il aurait pour

 

 

(1) Deberre, op. cit., pp. 15g. 162. On sait, du reste, avec quelle intensité de ferveur le monde mystique de ce temps-là demandait à Dieu la naissance d'un dauphin. Marguerite n'est pas la seule voyante qui ait annoncé, plusieurs mois à l'avance, cet heureux événement. Il y aurait un long et curieux chapitre d'ensemble à consacrer à ce sujet. Nous aurons l'occasion d'y revenir, à propos du Frère Fiacre, à propos de Jeanne de Matel. M. Deberre rappelle ce joli trait relaté par M. Paillon : M. Picoté traversait un jour la cour du Louvre, en revenant de visiter la reine-mère; le jeune roi, qui l'aperçut, le fit appeler, et se recommanda à ses prières, sachant la haute estime que la reine faisait de sa vertu. Mais, pour faire comprendre au roi que cette recommandation n'était pas nécessaire, M. Picoté lui répondit avec simplicité : « Sire, vous nous avez coûté bien des coups de discipline, à M. Olier et à moi » (Vie de M. Olier, I, p. 125). Avec (et si je me trompe, après) la prophétie du F. Fiacre, ce fat, semble-t-il, la prophétie de Marguerite de Beaune qui fit le plus d'impression sur le public. « Notre-Seigneur, écrit encore M. Deberre, a associé la dévotion à la Sainte Enfance aux révélations qu'il fit à la Bienheureuse Marguerite Marie..., quand il lui donna l'ordre suivant : « Fais savoir au fils aîné de mon Sacré-Coeur (Louis XIV), que, comme sa naissance temporelle a été obtenue par la dévotion aux mérites de ma Sainte Enfance, de même il obtiendra sa naissance de grâce et de gloire éternelle parla consécration qu'il fera de lui-même à mon Coeur adorable ». (Deberre, op. cit., p. 131). Il est vraisemblable que la visitandine de Paray a connu Marguerite par le livre du P. Amelote. Au reste, Paray-le-Monial n'est pas loin de Beaune.

 

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agréable qu'elle lui consacrât un lieu où il fût reconnu et honoré comme roi. Cette pieuse servante fit la promesse solennelle qu'elle s'emploierait avec zèle à réaliser ce dessein ; ses prières n'eurent plus d'autre but... Elle ne cessa de recommander à Dieu la construction de ce temple modeste, où sa royauté enfantine pût être adorée ». « Sa requête fut appointée sur-le-champ, disent nos chroniques... Aussitôt des personnes même éloignées..., sans qu'on leur en eût parlé (?), s’offrirent à y contribuer, et les moins libérales furent celles qui pressèrent le plus (1) »

             « La première pierre fut posée le samedi 7 mai 1639 », et posée par Marguerite même. « Ma petite épouse, lui dit Jésus, je fonde ce petit temple pour toi et pour l'amour de toi. Je m'y rendrai toujours présent et exaucerai les prières qui m'y seront faites. Je l'aimerai et m'y délecterai, parce que c'est le lieu où ton corps reposera après ta mort (2) ». La chapelle fut achevée et dédiée peu de. mois après. Elle se trouvait dans l'intérieur du cloître. Le public n'y avait point accès, sinon « par une fenêtre qu'on a faite dans la muraille de l'église, qu'il a fallu enfin accorder à la dévotion publique, sans préjudice pourtant de la clôture du couvent, moyennant des barreaux de fer qui en empêchent l'entrée (3) ».

Une dévotion populaire ne peut se passer d'images. Marguerite l'entendait bien ainsi, mais elle semble avoir hésité, ou du moins curieusement varié sur le choix de l'image qui conviendrait le mieux à la fin et au succès de sa dévote propagande. Elle avait eu ses premières visions

 

(1) Marguerite ne parlait â personne du dehors; — et cela est tout à l'honneur de la prieure de Beaune, mais, entre la voyante et le monde. les intermédiaires ne manquaient pas. Non sunt multiplicanda miracula sine necessitate. Au reste, Marguerite écrivait beaucoup aux personne, du dehors, au chancelier Séguier, entre autres, cf. Deberre, op. cit., pp . 166, 167.

(2) Deberre, op. cit., pp. 163-165.

(3) Ib., op. cit., p. 167.

 

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devant une statue de la Vierge tenant l'enfant dans ses bras, et ce fut à un modèle de ce genre qu'elle s'arrêta d'abord. Elle écrivait, en effet, peu après l'achèvement da la petite chapelle :

 

Ma chère Soeur, je m'adresse à vous pour l'image de ma sainte Vierge, qu'il faut nécessairement avoir dans six semaines, pour la faire peindre ; nous n'avons de temps que pour la pure nécessité. Je vous supplie... de faire en sorte que cette sainte image soit bien faite. Il faut qu'elle représente la Vierge en l'âge de quinze ans, qu'elle soit belle à merveille, que ses yeux soient tout divins, sa douceur admirable. Pour le petit Jésus, il le faut beau en toute perfection, et ses mains bien faites, ses doigts de bonne grosseur, et bien proportionné en tout son petit corps. (oct 1639) (1).

 

 

L'idée lui vint cependant, nous ne savons à quelle date, d'un autre modèle, plus parlant, plus conforme aux visions qui avaient suivi la naissance du dauphin, et surtout plus étroitement approprié à la dévotion nouvelle. Nous lisons, en effet, dans nos documents, qu'au sortir de la petite chapelle, Marguerite « allait visiter une autre image du même Saint Enfant Jésus, qui est au cloître, que les religieuses appellent le Roi de grâce, et, entrant dans une nouvelle ferveur, lui faisait des caresses». Après la mort de Marguerite on l'appellera plus communément, « le Petit Roi de gloire» (2). Cet enfant n'est plus dans les bras de sa mère. Seul, debout sur un coussin que des

 

(1) Deberre, op. cit., p. 166. Il semble, du reste, que le projet dont nous entretient cette précieuse lettre n'ait pas été exécuté. « Il est probable que la statue n'arriva pas au temps marqué, car, le 15 décembre. (Marguerite) fit transporter du choeur dans la chapelle l'image de la Sainte Vierge qui tient le petit Jésus entre ses bras, et la fit mettre suc un trône qu'elle y avait elle-même dressé. « Elle y est encore à présent, (1665) dit le Père Parisot, l'objet du culte.., d'une infinité de personnes ». Ib., p. 167. Cf. d'autres détails intéressants, pp. 234-235.

(2) Deberre, op. cit., p. 234.

(3) « C'est sous ce dernier titre (Roi de gloire), ressuscité depuis peu, qu'ou vénère aujourd'hui l'Enfant Jésus du Carmel de Beaune ; l'autre était cependant plus ancien, plus significatif et, pour tout dire, plus théologique; on y reviendra ». Deberre, op. cit., p. 240.

 

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anges soutiennent, un diadème le couronne ; il est« emmaillotté, les bras dehors » ; il tient un sceptre de la main gauche. « Les doigts de bonne grosseur » ; les cheveux, les yeux, les traits déjà nettement accusés. Nous avons déjà dit que la piété moderne, rebelle à l’exinanivit cher à l'école française, se refusait à le voir semblable à un nouveau-né. La statue de Beaune, sculptée, dit-on par M. de Renty, et les premières reproductions sont de bois, parfois de cuivre. Plusieurs cachent d'ingénieux ressorts qui peuvent mettre les bras en mouvement. A certains jours, on expose aux pieds de la statue, « la crèche et la croix ». Ce dernier détail a son intérêt, sur lequel bientôt nous aurons à revenir. Je ne dis rien des riches ornements envoyés de tous les côtés à ces deux images. Pour celle de la petite chapelle, Anne d'Autriche avait donné le « collier de l'Ordre que le roi son fils avait en son sacre ». La chancelière Séguier envoie « une robe violette pour l'Avent ». M. Séguin, médecin du roi, fait faire « un petit dais.., pour le Roi de Grâce ». Amelote a là-dessus un chapitre éblouissant, qu'il aurait dû intituler « Les diamants de la couronne ». Le premier Carmel de Paris envoie « une grande croix d'or, de la forme de celle des Chevaliers du Saint-Esprit » et, tous les ans « de très riche toile d'or et d'argent pour faire la robe de l'image du Saint Enfant Jésus ». Telle autre maison, « un grand coeur d'argent sur lequel était ciselé un Bon Pasteur, avec autant d'agneaux autour de lui qu'il y avait de religieuses dans ce monastère ». Telle autre, « un coeur d'or contenant autant d'autres coeurs qu'il y avait de filles dans la maison qui faisait l'offrande ». Les laïques ne se montrent pas moins généreux. « Un coeur d'or au bout d'une chaîne de cornalines » ; « une impériale de velours rouge; avec des rideaux de damas cramoisi, du passement et des crépines d'or pour la garniture »; « une robe de velours violet toute brodée d'or, avec un sceptre d'argent dont la fleur de lis est d'or » ; « force pastilles et

 

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autres senteurs. — Il y eut même une personne qui fit une fondation pour brûler à perpétuité des parfums dans la chapelle ». Une fondation perpétuelle, en France, quelle chimère ! Plusieurs personnes de qualité envoient leur « bague de noces ». Un encore pour finir, mais « dont le nom est marqué dans l'Écriture de la maison d'Israël, comme parle le Prophète... M. Grozelier, chanoine de Beaune..., qui est mort en saint prêtre, comme l'aîné de sa maison, avait eu dessein de se marier ; mais Dieu l'ayant appelé tout à coup à la prêtrise, il apporta au monastère un fort beau diamant et une belle rose de rubis qu'il avait destinés pour la personne qu'il pensait épouser. Il pria la Mère de mettre ces bagues entre les mains de Soeur Marguerite pour les présenter au Fils de Dieu, et, en même temps, se consacra lui-même au mystère adorable de l'Enfance... Il assurait que souvent il sentait l'odeur de ce divin Enfant dans l'église du monastère, où il allait faire oraison tous les jours plusieurs fois» (1). Ne méprisons pas ces humbles détails, poteaux bariolés qui nous marquent le terme prochain de notre route, et qui nous aident à mesurer la distance parcourue depuis les réflexions toutes spirituelles que nous faisions, au début de ce chapitre, en compagnie de Bérulle et de Condren.

Pour nous, qui voudrions nous rendre compte de tout, il y aurait plaisir et profil à étudier l'innocente rivalité des deux images que nous avons dites, et à prophétiser, chose facile, la victoire de la seconde sur la première. Malgré ses fréquentes visites au « Petit Roi » du cloître, Marguerite préférait, je crois, la statue de la chapelle neuve, l'enfant aux bras de la Vierge. Moins fermée aux pèlerins, glorifiée déjà par de nombreux miracles, nul doute que, dans la pensée de la voyante, le petit temple,

 

 

(1) Amelote. La vie de soeur Marguerite, pp. 385-3go. Pour les autres détails, cf. une longue note — un peu confuse— de M. Deberre, op. cit., PP. 234-238.

 

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édifié par ses soins, et on bientôt elle viendrait dormir son dernier sommeil, ne dût être le foyer principal, le centre du mouvement qu'elle avait eu mission de répandre. Mais elle ne prenait pas garde à la logique simpliste et directe des foules, plus sûre parfois peut-être que celle des élites; elle ignorait, et nous comme elle, du reste, les derniers secrets de la Providence, et les lois qui président, sinon au progrès, du moins au développement des dévotions populaires. Douze ans après la mort de Marguerite,  je veux dire, « aux environs de 166o, et, pour un motif inconnu (?), c'est le « Roi de grâce » tenu jusque-là dans une ombre discrète, qui apparaît et se maintiendra au premier plan; l'autre image sera à peu près oubliées ».

VI. Une autre rivalité, également pacifique, ou, pour mieux dire, un autre dualisme, et de plus de portée, devrait aussi nous retenir, si nous pouvions le décrire sans entrer dans un détail infini. Ne croyez pas en effet que l'école française ait abandonné passivement aux impulsions et aux simplifications de la foule pieuse, le progrès d'une dévotion qui pouvait si utilement s'adapter et servir à la propagande bérullienne. M. Olier, le P. Amelote, M. de Renty ont-ils réalisé bien nettement la transformation que Marguerite, sans le vouloir certes, misait subir à la pensée originale de Bérulle et de Condren ? je n'oserais l'affirmer. Plus vraisemblablement, ils auront prêté à la voyante leur propre doctrine, ils l'auront vue telle qu'ils souhaitaient la voir, acceptant du reste fort volontiers et ramenant aisément au bérullisme les charmantes innovations que l'Enfant Jésus lui-même semblait

 

(1) Deberre, op. cit., p. 236. Il me semble que le docte biographe s'égare en voulant chercher le « motif» de cette sorte de translation. Il n'y a pas eu de motif, je veux dire qu'on n'a pas décidé un beau matin, que le « Roi de grâce » passerait au premier plan. Les phénomènes de ce genre ont leur raison profonde, et la raison de celui-ci n'est pas difficile à découvrir. Mais ils ne supposent pas nécessairement une intervention positive, motivée, officielle des autorités. On vénérait d'abord deux images, et fort différentes : il faudrait tôt ou tard choisir entre l'une et l'autre ; il me semble que le choix n'était pas douteux.

 

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dicter à cette « petite créature », frêle en apparence et passive, en réalité si active, si féconde en initiatives, si doucement volontaire. Bientôt vénérée de toute la France, Marguerite n'aura pas de dévots plus enthousiastes que nos bérulliens. Ceux-ci toutefois, notamment M. Olier, M. de Renty, dans tout ce qu'ils ont fait ou écrit pour répandre la dévotion de Beaune, resteront scrupuleusement fidèles aux directions de Bérulle. Aussi intelligent, mais sans doute moins spirituel, moins intérieur que ces deux maîtres, avec cela écrivain de profession et, par suite, beaucoup plus flexible aux variations de la mode, le P. Amelote, biographe de Marguerite, essaie inconsciemment une sorte de compromis. Il fait en quelque sorte la part du feu ; son livre qui s'inspire constamment des principes bérulliens, permet aussi de les oublier. Même partage chez les autres bérulliens qui ont continué cet apostolat, chez ceux du moins que j'ai lus. Quelques-uns néanmoins maintiennent avec plus de rigueur la tradition primitive, soit, par exemple, le saint moine que nous avons un peu taquiné au début de ce chapitre, le Père Garat. Malgré les travers qui nous ont assez refroidi à son endroit, il mérite d'être connu, et pour ses relations avec l'école de Beaune, et pour l'influence qu'il a exercée dans le propre pays de Fénelon, et pour sa « religiosité », qui parait des plus « accomplies ». Son biographe, lui aussi chanoine régulier de Chancelade, affectionne ce curieux mot qui a depuis changé de sens et que, pour ma

part, je n'aurais pas cru si ancien (1691) (1).

Né à Limoges en 1617 — son père, Nicolas, sera « secrétaire de la Reine » — Jean Garat entre fort jeune à l'abbaye de Chancelade (diocèse de Périgueux), où sa ferveur, lui assure bientôt l'estime et l'amitié du Père Abbé — le

 

(1) Ce biographe avait pourtant des goûts assez archaïques, entre autres celui de l'anagramme. Dans le nom de Joannes Garatus, il trouve : Agnus erat bonisSanat igne sacroRes vanas ignorat. — Le portrait fidèle, p. 246.

 

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saint et rigide Alain de Solminihac. Celui-ci, nommé évêque de Cahors en 1633, l'emmène à Paris pour son sacre (1), puis le garde auprès de lui comme secrétaire, jusqu'au jour où, ayant enfin donné sa démission d'abbé de Chancelade, on lui choisit pour successeur le Père Garat (1652). Très humble, il n'eût pas voulu de cet honneur. C'est Vincent de Paul — toujours lui ! — qui le décide à l'accepter (2). Et justement, voici que cette élection ravive chez le jeune Abbé une dévotion déjà ancienne à l’ « Enfance ». En 1658, il demande au P. Amelote de l'inscrire dans « la famille du Saint Enfant Jésus. »

« Il ne savait, nous dit-on, que Jésus Enfant; ses retraites roulaient sur cette enfance, et les lettres qu'il écrivait... étaient toutes remplies de la douceur qu'il y trouvait (3). » Cette dévotion respirait chez lui le plus pur esprit bérullien. « Nous adorerons, écrivait-il par exemple, et remercierons la très sainte Trinité de la faveur singulière qu'elle a faite au monde par le mystère de l'Incarnation, par lequel elle s'est établi une adoration et un Adorateur éternel, dignes de Sa Majesté (4). » L'attachement qu'il avait à l'Enfance du Verbe incarné « la lui faisait trouver par tous les états de sa très sainte vie. Comme elle consistait principalement à se remplir de l'esprit de son enfance, et à acquérir les rares vertus qu'il y fait paraître, aussi il faisait une extension admirable de ce même esprit et de ces mêmes vertus, considérant Jésus comme enfant en esprit, non seulement dans ses tendres années, mais durant toute sa vie, et même après sa mort, sa résurrection et son ascension. Tous les mystères du Sauveur étaient pour lui des optiques miraculeuses

 

(1) Alain de Solminihac a été sacré à Paris, par Montchal, archevêque de Toulouse.

(2) La lettre du saint est reproduite à la page 86 du Portrait fidèle des abbés.

(3) Le portrait fidèle, p. 108. La lettre d'Amelote est du 7 décembre 1658.

(4) Ib., p. 108.

 

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décidément notre biographe n'aime pas le déjà dit — qui lui représentaient les vertus différentes, selon qu'il les voulait pratiquer, et que l'esprit de Dieu l'y poussait, mais parce qu'il était plus passionné pour la pureté, la simplicité, l'innocence, la candeur, le mépris de soi-même, et autres semblables vertus qui sont les perfections des enfants de la grâce, aussi sa dévotion les lui faisait regarder dans le Sauveur de nos âmes, soit qu'il le considérât parmi les apôtres, ou parmi les juifs... Il lui donnait dans tous ses états, le nom si tendre de divin enfant, parce que, quoiqu'il le vît éloigné des années et de la conduite extérieure de l'enfance, il découvrait néanmoins dans son âme les perfections qui lui rendaient si charmant ce premier état de sa sainte vie. (1)»

Peut-être ne connaissait-il d'original ni Bérulle, ni Condren, mais il avait médité et bien compris la Vie de M. de Renty par le Père Saint-Jure, et ce livre en dit assez long. Dans une conférence à ses chanoines, il leur cite M. de Renty, lequel « ne pouvait rien goûter de la perfection où il ne trouvait pas l'esprit de Jésus-Christ », « Et de peur qu'on ne lui dit qu'il donnait pour moyen la chose même pour laquelle on le demandait (cet esprit), en disant que, pour obtenir de Dieu dans une grande plénitude l'esprit du Sauveur, on devait se laisser conduire à cet esprit et n'agir que par lui, ce qu'on ne peut si on ne l'a déjà ; il répondait par la comparaison qu'apporte saint François de Sales, des oiseaux qu'on nomme apodes. parce qu'ils n'ont pas de pieds. Quand ils sont une fois contre terre, disait-il, ils n'ont pas une entière liberté de se servir de l'air pour voler avec vitesse, comme ils feraient s'ils étaient bien élevés, mais néanmoins ils ont toujours besoin de se laisser aller à son mouvement, afin de s'élever peu à peu par son secours. Et ce qu'ils font au commencement avec beaucoup de peine et de lenteur, ils le font

 

(1) Le portrait fidèle..., p. 113.

 

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ensuite avec grande facilité et grande vitesse. De même, disait-il, quand je vous donne pour moyen de vous remplir de l'esprit de Jésus-Christ, d'entrer en lui et de nous unir intimement à lui, je veux dire que nous devons, comme ces apodes, correspondre à cet élan que le vent du Saint-Esprit nous fait faire insensiblement, nous éveillant, nous éclairant, et nous appliquant à la vertu, et, par ce moyen, à nous unir parfaitement à lui, et à le posséder dans une grande liberté et plénitude, si nous coopérons de la sorte au désir qu'il a de nous élever, et si nous nous laissons emporter aux mouvements qu'il nous donne, nous continuerons ce vol délicieux vers cette adorable personne, regardant les choses en Dieu, et suivant les mouvements de cet Esprit céleste et divin. (1)» Style d'apode, mais qui, peu à peu, lui aussi, retrouve ses ailes. Ajoutez à cela un théocentrisme si impérieux qu'il a paru excessif — à qui, juste ciel? — à l'oncle même de M. de Cambrai. « M. de La Motte Fénelon, parlant un jour de ses manières à porter les gens à la pratique du bien, dit, avec quelque sorte d'étonnement, à m. de Saint-Pierre de Chateyrac, premier supérieur de la Mission de Périgueux, que M. l'abbé de Chancelade n'avait jamais que la gloire de Dieu en la bouche..., comme si tout le inonde était capable de se conduire par cette unique vue (2). » En citant ce beau nom et ce curieux propos, le biographe de Garat nous ouvre la porte des rêves. Un autre Fénelon — l'unique — est né, a grandi tout près do Chancelade, et lorsque la mémoire de Garat était encore toute fraîche. Son père, sa mère, les voisins, les serviteurs, personne, dans son entourage, n'aurait-il reçu la tradition du saint homme qui ne voulait connaître que Jésus Enfant? A-t-il lu la vie

 

(1) Le parfait modèle, p. 128.

(2) Ib., p. 385. Les Fénelon, oncle et neveu, out la critique facile, juste d'ailleurs la plupart du temps. Lié aussi avec le grand mystique Surin, le marquis lui faisait des objections. Gf. notre tome V, L'école du P. Lallemant, p. 268.

 

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de Garat? Non, semble-t-il; en 1691, il avait d'autres soucis. A-t-il entendu son oncle parler de lui? Pourquoi pas ? Nul en tout cas, parmi les spirituels de sa génération, n'aura plus insisté que M. de Cambrai sur « l'esprit d'enfance ». Une légende, vraie comme toutes les légendes, lui attribue les « litanies de l'Enfant Jésus », qui sont en réalité plus anciennes, et qui viennent de l'Oratoire. Bref, l'apôtre du pur amour rejoindrait ainsi, par la succursale périgourdine de Beaune, l'école française et le théocentrisme bérullien. Si le docte biographe de Marguerite avait moins cruellement mortifié sa curiosité et la nôtre, combien d'autres succursales ne pourrions-nous pas signaler encore  (1) !

 

(1) Comme cette vie de Garat ne se trouve pas partout, voici encore En 1663, la veille de l'Exaltation de la Croix, il écrit à un religieux « Mon révérend Père, il ne faut point s'étendre en paroles où le coeur parle ; le mien vous sollicite plusieurs fois chaque jour, et se flatte d'être écouté du vôtre par une mutuelle correspondance. Il ne respire que pour votre sanctification... » (Le parfait modèle... 189). « C'était un des points particuliers du détachement de son esprit, de n'avoir aucune attention à ce que nous appelons pensées brillantes. Il évitait, dans sa lecture, de se divertir dans les allégories ou anagogies, dans les métaphores ou autres ornements du langage ». (Ib., p. 232). Il ne voulait pas que l'on s'embrouillât dans le mystère de la prédestination. « Sentite de Domino in bonitate, disait-il, jugez toujours en faveur de la bouté de Dieu ». « Il voulait qu'on s'éloignât tellement de la vue de soi-même qu'on s'interdît absolument l'usage des miroirs, de peur de se voir au visage; qu'on cachât ses mains à ses propres yeux ». (Ib. p. 148). Oserai-je dire qu'il me semble que l'esprit d'enfance permettrait plus de simplicité ? Et puis, tous les chanoines de Chancelade avaient-ils donc de si belles mains ? Une religieuse ayant envoyé à l'abbaye une boite de confitures, l'Abbé répond « Les religieux de la réforme de Chancelade n'ont pas accoutumé d'user de confitures ni de conserves..., ruais de se repaître de la nourriture des vérités chrétiennes... C'est pourquoi Mme de N... trouvera bon et de justice qu'on lui renvoie sa boîte, au même état, sans en avoir rien pris. Elle agréera aussi qu'on lui dise qu'on peut autant manquer contre la pauvreté par la dépense qu'on fait pour la composition de ces choses exquises, comme par la propriété, qui est directement opposée à ce voeu, dont un seul degré sera plus précieux, plus agréable et de meilleure odeur que le contenu en la boite. Pour les petits ouvrages de piété qui servent à attirer les peuples à se faire instruire..., ils seront très bien reçus et rendus fidèlement à leur adresse ».  « On m'a assuré, ajoute le biographe, que cette religieuse n'eut pas plustôt reçu sa boite avec cet avertissement qu'elle en pâma de déplaisir e. (Ib, pp. 146, 147). On voudra bien m'excuser, si, deux ou trois fois; je n'ai pas donné la référence exacte des passages cités. Je travaille sur de vieilles notes, prises avant la guerre dans la bibliothèque des Bollandistes, et que je n'ai pas le moyen de collationner à nouveau. Garat est mort eu 1674.

Quant aux autres succursales de Peaune, en dehors des provençales, dont nous parlerons plus tard, je puis citer celle de Rennes. Cf. Le petit office du saint Enfant Jésus et l'institution de sa famille par soeur Marguerite du Saint Sacrement..., seconde édition... Rennes, 1671. En tète du livre, un mandement de l'évêque de Rennes — Henry de la Motte Houdancourt — établissant « en la chapelle des Filles religieuses de la Miséricorde de Jésus, l'Association de la famille du Saint Enfant Jésus » — « Tous les 25 des mois, la messe est chantée (dans cette chapelle) ; l'après-disnée le Saint Sacrement est exposé pendant vêpres, et la Litanie en l'honneur de la Sainte Lnfance, et le Salut ». Cf. aussi, pp. 1, 2, les indulgences accordées par Alexandre VII à la dite association.

 

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VII. Il a également dédaigné les autres voyantes qui, peu après Marguerite, et sans dépendre au moins directement de Beaune, ont aussi propagé la dévotion à l'Enfant Jésus.

Nombreuses peut-être, puisque deux d'entre elles, et que je ne cherchais presque pas, sont venues d'elles-mêmes me rappeler que Marguerite de Beaune n'était pas la seule. L'une est Landaise, l'autre Provençale. Après Paris, la Bourgogne, le Périgord, nous continuons ainsi notre tour de France. Rencontre curieuse, la première, Madeleine du Saint-Sacrement, tout comme la sainte de Beaune, a eu pour biographe une façon de docteur ès-lettres, ou bien, d'agrégé d'histoire, enfin un bénédictin de Saint-Maur, Dom Martianay, l'éditeur de saint Jérôme. Bonne aubaine pour nous et très rare. Ce chartiste a le goût du détail précis, et, si l'on peut dire, le courage de ses documents. Une ligne de lui suffit à nous rassurer. « Les lois de l'histoire, écrit-il avec majesté, ne nous ont pas permis d'en interrompre la liaison et la suite, pour nous arrêter à faire de fréquentes réflexions sur les vertus de notre sainte (1). » «Les lois de l'histoire » ainsi invoquées au sujet d'une chétive carmélite, et, qui plus est, d'une soeur converse, voilà qui parait assez imprévu, Saint-Maur limitant scrupuleusement sa curiosité et sa critique aux saints du vieux temps. Tout s'explique néanmoins : Dom Martianay est proche parent de Madeleine. Ce cousinage lui a mis la plume à la main, sans toutefois lui faire oublier

 

(1) La vie de soeur Madeleine du Saint Sacrement, religieuse carmélite du voile blanc... Paris, 1711, p. 180.

 

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ses disciplines d'érudit, et puis, bien qu'assez parcheminé, il a gardé quelque chose d'humain, une certaine tendresse de coeur et une ombre de vanité. Il ne veut pas que nous ignorions que sa propre mère portait un nom moins roturier que celui, joli pourtant, de Martianay. Elle s'appelait Jeanne d'Embidonnes, et les d'Embidonnes sont les Montmorency de Saint-Sever. Avec cela très liée avec sa cousine, la carmélite, qui parlait d'elle comme d'une sainte. « S'il m'était permis, dit-il, de joindre l'éloge de ma mère à l'histoire d'une carmélite, peut-être trouverais-je bien des rapports entre leurs vertus. » Si on le lui permet! Mais qu'il prenne garde : il a la main lourde et le sujet est délicat. « Plusieurs lui ont porté envie — allusion aigrelette à des drames que nous ignorons — mais personne ne lui a jamais osé disputer d'être la femme de Saint-Sever la plus propre, et dans sa personne, et dans celle de son mari et de ses enfants, » Pour sa personne, nous n'en doutons pas ; pour ses enfants, l'un au moins d'entre eux n'a hérité qu'à moitié de la délicatesse maternelle ; quant au mari, nous savons de bonne source que son inguérissable rusticité a coûté plus d'un soupir à noble dame Jeanne d'Embidonnes. « Quoiqu'elle eût épousé un mari qui n'était pas d'égale condition, ni d'une famille aussi ancienne que celle des Embidonnes, elle pratiquait néanmoins à son égard tout ce que saint Pierre demande des femmes chrétiennes, et supportait BIEN DES CHOSES que des femmes peu sages et peu vertueuses ne sauraient supporter dans leurs maris. » A merveille ! Nous avons compris, mais de ces deux martyrs, c'est peut-être encore le mari qui nous semble le plus aimable. Il termine enfin : « Je ne doute point que ce que je viens de dire en première personne ne choque la prudence mondaine et l'humilité apparente de l'esprit du siècle; mais ceux qui ont lu les Confessions de saint Augustin me pardonneront aisément les louanges que je viens de donner à ma propre mère », aux dépens de mon

 

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propre père (1). Il choisit bien son temps pour combattre l'orgueil du siècle. Mais enfin qui lui reprocherait de manquer « aux lois de l'histoire » ? Le bon et le moins bon, de l'histoire de sa cousine, nous sommes sûrs qu'il nous dira tout (2).

Madeleine est née en 1617, dans « la petite ville de la véritable Gascogne » qu'on appelle « Saint-Sever Cap. » Plus heureuse que le fils de Jeanne d'Embidonnes, ni son père, Christophe Lucat, ni sa mère, Marie de Marrein n'étaient roturiers. Celle-ci a pour frère un « fameux jacobin », le R. P. de Marrein, pour soeur la Mère de Marrein, longtemps prieure — trop longtemps — des petites carmélites, c'est-à-dire du Carmel non-bérullien de Bordeaux. L'oncle dominicain s'intéressera toujours à Madeleine, et au besoin il la défendra. Pour la tante carmélite, nous verrons bien. Dom Martianay ne l'aime pas ; moi, non plus, et ni lui ni moi ne sommes d'humeur à lui faire grâce. Quasi nobles, les Lucat de Saint-Sever Cap ont peu de fortune. Aussi Madeleine, qui veut être carmélite, « voyant.., qu'elle ne pouvait s'attendre à être dotée par ses parents, à cause du trop grand nombre de frères et de soeurs », n'hésitera point « à se déterminer d'être soeur du voile blanc (3) ». A cette nouvelle, on devine l'indignation des Lucat, des de Marrein et, sans doute aussi, des d'Embidonnes. L'orage fini, on cède pourtant. L'oncle jacobin a la gentillesse de conduire la petite au Carmel de Bordeaux. Ainsi couverte de son grand manteau noir et de son prestige; il espère qu'on aura plus d'égards pour

 

(1) La vie, pp. 205-211.

(2) Sur Dom Martianay (1647-1717), on trouvera une foule de détails piquants dans la Bibliothèque hist. et crit. des auteurs de la C. de Saint-Maur, par Dom le Cerf, La Haye, 1726. D'après ce peu charitable confrère, on ne peut disconvenir que son édition de saint Jérôme « ne soit la plus défectueuse de toutes celles qu'ont données au publie les Bénédictins. C'est là ce qui peut le caractériser ». Il eut maille à partir avec le terrible Richard Simon et d'autres critiques, et il fit preuve, dans ces diverses controverses, d'une irritabilité extrême. Enfin l'humilité n'aurait pas été sa vertu maîtresse. Je m'en rapporte.

(3) La vie... p. 16.

 

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elle. — Il n'y a que le premier pas qui coûte. Un des jeunes frères de Madeleine entrera comme frère-lai chez les capucins ; deux de ses nièces comme converses, l'une au Carmel de Lectoure, l'autre chez les ursulines de Saint-Sever, celle-ci, j'imagine, après la mort de sa grand' tante d'Embidonnes. — Madeleine avait alors quinze ans. Mais ni sa jeunesse, ni l'autorité du Père de Marrein ne suffirent à la protéger. Dès son arrivée, on sent que la Prieure, sa tante, la prend en grippe, le couvent aussi. Pourquoi? Jalousie, je pense. La sainteté, déjà manifeste, de cette enfant les gênait. De bons juges, son oncle, et, comme nous verrons bientôt, d'autres encore, la « remarquaient ». En faut-il davantage ? Quand une religieuse est médiocre, et, qui plus est, sotte, on n'imagine pas où peut aller sa bassesse. Corruptio optimi... Bref, on saisit le premier prétexte venu, et le plus stupide, pour renvoyer la petite à Saint-Sever. L'inique et l'absurde ont toujours fait bon ménage. N'allons clone pas nous étonner de ce qui va suivre. Un mauriste, l'éditeur de saint Jérôme, nous en est garant. « On l'avait toujours vue, écrit-il, avec un visage rouge et enflammé, et de là on jugea que la postulante pouvait devenir infirme... On ferme donc les yeux à toutes les excellentes qualités de cette fille, pour ne s'apercevoir que de la rougeur de son visage, et cela seul suffit pour lui faire donner son congé (1)». Qui veut noyer son chien l'accuse de rage. Dom Martianay est moins brutal que moi, mais on sent bien qu'il a peine à se contenir. Il compte, et il a raison, sur l'éloquence naïve de ses chartes, qu'il sortira, le moment venu, c'est-à-dire cent cinquante pages plus loin. Voici la charte, une lettre délicieuse et vengeresse, de sa propre sœur (2). « Dans le temps qu'elle était encore postulante, leur visiteur fit la visite, et y remarqua ma tante (ah ! le

 

(1) La vie... p. 28.

(2) Il le dit du moins, si mes notes sont exactes (car je n'ai pu retrouver ce livre). Le contexte indiquerait plutôt que la lettre a été écrite par une nièce de Madeleine.

 

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maladroit !). Quelque temps après, les carmélites lui firent un hoquet, lui disant qu'elle était trop rouge, qu'il fallait une couleur plus basse pour une religieuse. La prieure, qui était sa tante, lui était contraire, comme les autres. Enfin elles la renvoyèrent. Mon grand-père (Lucat) jeta feu et flammes contre la prieure, sa belle-soeur. Sa fille le consolait, en lui disant que, malgré tout, elle mourrait carmélite. Il lui répondit qu'il la tuerait plutôt que de l'y jamais renvoyer. Elle se riait de tout ce qu'on pouvait lui dire. Elle resta dix ans dans la maison, faisant la règle de carmélite fort régulièrement. Les dix années finies, le Visiteur revint pour faire sa visite. Après avoir tout examiné, il s'aperçut qu'il manquait une fille qu'il avait vue dans la communauté dans une autre visite. Il la demanda, et les soeurs toutes confuses lui dirent qu'elle était chez ses parents... Il leur en demanda la raison. C'était sa trop vive couleur. Il appela là-dessus son secrétaire, et lui donna ordre de partir incessamment pour Saint-Sever, et d'aller demander cette fille à ses parents, sans leur parler d'aucune dot ni de quoi que ce fût pour les frais de son voyage. Quelque temps après, feu mon père alla la voir, et lui demanda si elle n'avait pas besoin de quelque chose. Elle lui répondit que non, si ce n'est qu'il ne voulût lui donner quelque chose pour faire une petite collation aux Soeurs qui ne s'étaient pas encore ressenties de son entrée. Mon père lui donna une double pistole. Elle lui dit alors : « Je suis trop riche ». Voilà ce qu'elle a jamais coûté à la famille» (1). Quelle lettre! On passe de la colère à l'amusement et on finit en essuyant une larme. L'aigre sanhédrin qui, ayant vainement cherché un juste sujet de plainte, se rabat sur la couleur de ces bonnes joues ; le bonhomme Lucat recevant la pauvrette et pacifié par elle ; le Visiteur miraculeux

 

(1) La vie, pp. 176-179.

 

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qui revient au bout de dix ans : en présence de la communauté rassemblée, il sent confusément une absence douloureuse ; il frotte ses lunettes, il secoue sa vieille mémoire ; il retrouvé enfin l'image presque oubliée de la postulante. Serait-elle morte? Non, mais congédiée, parce qu'elle n'avait pas le teint assez blême. Dépit, embarras des coupables. Stupeur, indignation fulgurante de ce vrai religieux. Vite, vite un cheval pour le secrétaire, et que la famille n'ait pas un liard à dépenser ! Il aurait vendu les vases sacrés du monastère pour la subsistance de cette enfant. Mais la voici, arc-en-ciel qui chasse bien loin ces lourds brouillards. Paisible, joyeuse, un enfant qui reprend son jeu interrompu par quelque bagarre. Elle n'a qu'un seul chagrin, elle est trop pauvre pour fêter ce retour en offrant quelques friandises à ses compagnes, — et quelles compagnes ! mais elle ne les voit pas de nos yeux. — Deux pistoles : une meringue, une orange pour chacune, et elle sera plus riche que le roi ! Et son teint couleur de pomme d'api ? Les dix ans d'exil l'auront effacé peut-être, mais sans éteindre la grâce de Madeleine. Autant dire que les ennemis de cette grâce n'ont pas désarmé.

Quel était donc le rayon qui auréolait cette simple Soeur converse, et qui offusquait les puissances du couvent? Peut-être sa vertu seule et l'estime qu'en auront trop laissé paraître certains personnages considérables, le Visiteur par exemple. Peut-être aussi avait-elle des extases. Mais enfin l'unique originalité qu'on nous signale chez elle est une dévotion toute spéciale à l'Enfant Jésus, « Elle s'est toujours distinguée par cet endroit, et du commun des chrétiens, et même de toutes les servantes de Dieu ». De toutes? Singulière affirmation et grave manquement aux «lois de l'histoire ». Le docte mauriste n'a donc jamais entendu parler, ni de Bérulle, ni de Condren, ni d'Olier, ni de M. de Renty, ni de Marguerite de Beaune ? Utile ignorance néanmoins, puisqu'elle nous laisse entendre que,

 

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dès avant la fin du XVIIe siècle, la foule pieuse se désintéressait déjà, plus ou moins, de la dévotion à l'Enfant Jésus, si florissante quarante ans plus tôt. Utile aussi, parce qu'elle nous invite à n'accepter pas sans réserve les autres affirmations qui vont suivre : « On peut avancer hardiment, continue Dom Martianay, qu'elle n'eut point d'autre maître que le Saint-Esprit dans cette pratique singulière de dévotion... Les hommes eurent si peu de part à former Soeur Madeleine dans cette sainte pratique qu'ils firent au contraire des efforts pour la lui faire abandonner » (1). Ceci me paraît aventureux ou mal déduit; les défenseurs n'ayant pas manqué à Madeleine, et, d'un autre côté, rien ne prouvant qu'elle n'ait jamais eu de rapports avec des personnes initiées, de près ou de loin, à la dévotion de Beaune. Saint-Sever n'était pas l'ultima Thule. Quoi qu'il en soit, « cette dévotion la rendait... très attentive à tous les mystères du Verbe fait chair et du fils des Dieu devenu enfant. Tous les jours étaient pour elle de fêtes de l'Annonciation, de la Nativité, de la Circoncision, de la Fuite en Egypte, du retour à Nazareth... La crèche (surtout) était si présente aux yeux de sa foi qu'elle ne pouvait presque pas la quitter... Mais ces considérations n'étaient pas en elle de pures pensées de l'esprit, ou des affections stériles du coeur, elle pensait aux anéantissements du Verbe pour entrer dans la même disposition (2) ». Et bientôt, chose merveilleuse, mais qui ne doit plus nous surprendre, Bordeaux tonnait le nom de cette humble converse. Un parti se dessine en sa faveur, et l'aide à propager la dévotion nouvelle : un jacobin, le P. de Malrein, un jésuite, le P. Blanchard, un gentilhomme au nom depuis romanesque, « M. de Batz, autrefois lieutenant particulier du Sénéchal de Saint-Sever, et qui, bien que le monde s'en moque », fait souvent le voyage de Bordeaux

 

(1) La vie..., p. 65.

(2) Ib., p. 212.

 

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pour voir Madeleine (1). Elle reçoit donc des visites, et, nous le savons, elle écrit des lettres. A quoi songe la dure Prieure? Ce que nous pouvons de plus charitable est d'imaginer que, pour un temps, elle aura cédé au charme de Madeleine. Mais déjà aussi, du dehors, on crie au scandale. « Un supérieur d'une communauté de Bordeaux, homme savant et grand directeur — Martianay l'appelle ailleurs « grand casuiste » — se laissa prévenir contre la Soeur Madeleine, et il crut rendre un service signalé à Jésus-Christ, s'il pouvait décrier la dévotion de cette carmélite à l'Enfant Jésus, et la faire passer pour une visionnaire et une fausse illuminée. Il employa tous les moyens dont une telle persuasion se peut servir pour venir à bout de son entreprise. D'abord il parla avec mépris de la Soeur converse, et en fit des railleries dans les compagnies des personnes de piété; il donna ensuite des avis au supérieur et à la supérieure des Petites Carmélites, et leur conseilla de prendre garde au grand scandale que causait dans toute la ville la dévotion chimérique et puérile de leur religieuse. Dieu permit qu'on écoutât ce dangereux censeur... On ne permit donc plus que personne parlât à Soeur Madeleine..., ni qu'elle écrivît ou reçût des lettres à son ordinaire. Condamnée à un silence éternel, et séparée de la compagnie de ses propres soeurs, elle vivait en excommuniée, et était regardée comme une pauvre prophétesse, comme une folle », et cela dura plusieurs années (2).

Qu'il est difficile, en ces matières, de ne broncher ni à droite ni à gauche ! Sans éprouver certes la moindre sympathie pour ce nouveau persécuteur de Madeleine, on est cependant bien obligé de lui donner quelque peu raison. Pris en lui-même, le mouvement de Bordeaux ne parait pas moins providentiel que celui de Beaune, mais, pour qualifier

 

(1) La vie..., p. 212.

(2) Ib., pp. 99-101.

 

 

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telle ou telle des bizarres manifestations où se complaisait le petit groupe, « puéril » est presque trop doux. Ils en étaient venus en effet à transformer la voyante en une sorte de machine à oracles, si l'on peut ainsi parler. Qu'on en juge sur cet exemple, d'ailleurs assez émouvant, et dont notre mauriste s'émerveille : « Un religieux mendiant fut accusé de suivre une doctrine nouvelle et de soutenir des dogmes dangereux... Ses confrères et ses supérieurs..., par un faux zèle, auraient poussé les choses jusqu'aux derniers excès (jusqu'à la Bastille, je pense). Ils prirent tous d'un commun consentement Sœur Madeleine... pour juge de leur différend et du soupçon qu'on avait conçu peut-être trop légèrement. La supérieure des carmélites ordonna donc à notre sainte de supplier l'Enfant Jésus de vouloir faire connaître la vérité... Il lui fut dit fort distinctement que la foi et la doctrine du religieux accusé étaient orthodoxes. Mais, comme elle n'entendait point la signification de ce mot, elle ne savait si l'Enfant Jésus avait absous l'accusé... Elle répondit donc fort simplement que la doctrine du religieux était une doctrine orthodoxe, et demanda ce que cela voulait dire. Cette réponse arrêta tous les soupçons et mit à couvert de la persécution celui dont la foi n'était pas au gré de ses maîtres (1). » Qu'en pensent les doctes? Pour moi, et n'en déplaise à Dom Martianay, cette consultation me paraît superstitieuse au premier chef. Que d'un commun accord on ait choisi pour arbitre une sainte personne, que l'on croyait, et non sans raison, éclairée d'en haut, cela se conçoit ; mais il est inadmissible que cet arbitre lui-même, simple machine, je le répète, n'ait pas eu à comprendre sa propre sentence. Autant revenir au sortes virgilianae ou biblicae, ouvrir au hasard les saints Livres, condamner ou acquitter le suspect, selon que les premiers mots sur lesquels on tombera parleront de vengeance ou de miséricorde. Les puritains

 

(1) La vie..., pp. 110-112. Cette consultation n'a eu lieu que dans les dernières années de Marguerite, et lorsqu'elle n'avait plus d'ennemis.

 

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d'Ecosse ne procédaient pas autrement. Entre Dieu et nous, nous voulons bien des intermédiaires, ruais conscients, qui sachent qui nous sommes, et qui donnent un sens aux messages dont le ciel les charge pour nous. Nous ne voulons pas de mediums. Mais enfin ces enfantillages, si fort qu'ils aient déplu à l'âpre censeur de Madeleine, n'auraient pas dû fermer les yeux d'un théologien, je veux dire d'un homme dont la profession est de distinguer, sur l'excellence foncière de la dévotion que propageait cette naïve converse. La passion, hélas ! ne distingue pas : elle ne connaît que le système du tout ou rien. Puisque Madeleine n'est pas une nouvelle Thérèse, elle ne peut être qu'une intrigante ou qu'une folle. Il faut l'enfermer, dût s'éteindre la dévotion de Bordeaux à l'Enfant Jésus.

On pense bien que la Prieure ne dit pas non. C'était sa revanche. Elle la prit à coeur joie. Une Prieure, par bonheur, n'est pas inamovible. Férule et sceptre, celle-ci dépose enfin ses pouvoirs. On la remplace par une de ces bonnes âmes que le triomphe de l'iniquité fait cruellement souffrir, mais qui s'inclinent prudemment devant elle. Je n'en sais rien, mais j'imagine que, d'abord peut-être, incrédule sinon hostile, elle avait fini par s'affilier sans bruit à la petite confrérie persécutée. Souvent, la nuit venue, elle était allée consoler l'excommuniée dans les oubliettes, se recommander à ses oraisons. Je la vois même, bien seule dans sa cellule, bien sûre que la Prieure est endormie, sortir d'une cachette quelque relique de la voyante, une mèche de cheveux, une image de l'Enfant Jésus qu'elle a reçue d'elle. Prieure à son tour, un nouveau régime lentement s'ébauche ; la prison de Madeleine s'entr'ouvre; la pauvre converse a la permission de reprendre les moins apparentes de ses besognes d'autrefois. N'allons pas trop vite. Même déposée, une Prieure ne rentre pas dans le rang. Elle garde quelque chose de son prestige d'hier, un parti, des chances d'être réélue. Elle peut garder ses rancunes, et elle a le moyen de les satisfaire. Madeleine,

 

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Madeleine, que votre tante ne vous voie pas trop ! Que faire pourtant? Un Carmel est si petit ! La pauvrette écrit à son oncle, le bon jacobin, son recours habituel, sa providence. « Mon esprit est insupportable à la Mère Anne (sa tante), et quand elle sait qu'on m'a employée à quelque chose, ou que j'ai parlé à quelqu'un, elle dévore notre Mère (la nouvelle Prieure), parce que, dit-elle, je n'ai ni esprit, ni sens, ni jugement .» — Courage, Mère Prieure, ne vous laissez pas dévorer. C'est votre timidité seule qui fait la force de cette femme. Dès qu'elle aura senti que ses commérages ne changeront rien à vos décisions, elle lâchera sa proie. Aussi mien, vous n'êtes pas seule : le bon jacobin, un jésuite, le P. Blanchard, un capucin, le Père Constantin de Rhodes, qui déjà, si je ne me trompe, a commencé d'écrire la vie de notre voyante (1) ; le meilleur du couvent est avec vous, sans compter l'Enfant Jésus. En effet, tout finira bien, presque trop bien. Les arrêts de Madeleine cessent, tout le monde l'aime, « on lui permet... de consulter à l'ordinaire l'Enfant Jésus, et de répondre de sa part» (2), et elle achève ses derniers jours, vénérée, obéie comme la petite reine du Carmel de Beaune. Malheureusement le détail et les résultats de cette apothéose tardive nous sont peu connus. Continent s'est organisée la dévotion bordelaise à l'Enfant Jésus, et autour de quelle image ; par quelles phases a-t-elle passé avant de décroître, de quelle manière a-t-elle modifié la vie religieuse d'une aussi grande ville ? autant de problèmes que Dom Martianay nous laisse résoudre, pressé, j'imagine, de revenir à son édition de saint Jérôme. Des quelques lettres de Madeleine qu'il nous a conservées, je ne garderai qu'une ligne : « Tous, écrit-elle, ne se veulent pas donner, l'âme voulant faire seule, et le coeur et la volonté (3). » Comme elle aurait compris l'école française ! Dom Martianay ne nous renseigne pas davantage

 

(1) La vie... pp. 174-175.

(2) Ib., p. 110.

(3) Ib., pp. 222-223.

 

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sur les dernières années de la Mère Anne de Marrein. Croyons qu'elle a bien fini, plus dévouée que nulle autre à la dévotion triomphante, et à la personne de Madeleine. On me dira que cette ombre grinçante ne méritait pas de tant nous occuper. Je le sais bien, mais, très insignifiante en elle-même, la prieure de Bordeaux doit être pour nous un symbole ; elle nous aide à connaître les conditions, presque toujours difficiles, dans lesquelles se poursuit ici-bas l'oeuvre de Dieu. Pour une Marguerite de Beaune victorieuse sans lutte, combien de Madeleines persécutées (1).

VIII. Bordeaux ne connaissait qu'une dévotion à l'Entant Jésus, critiquée par les uns, louée par les autres ; à Aix, il y en aura deux, celle de Marguerite de Beaune, celle de la provençale Jeanne Penaud. Bourgogne et Provence, celle-ci vaincra celle-là.

Défaite imprévue et d'autant plus significative. La Provence est en effet un des fiefs principaux de l'école française. L'Oratoire y compte plusieurs maisons florissantes, y recrute de nombreuses vocations, et d'élite, y exerce une très grande influence, l'Oratoire qui, malgré les transformations que nous avons dites, s'est approprié la dévotion de Beaune, et travaille à la répandre avec une ardeur extrême. Le P. Parisot en personne, c'est-à-dire, l'intime confident, le dévot passionné de Marguerite, a commencé cette propagande. Par ses soins et peu après la mort de Marguerite, la Famille du Saint Enfant Jésus est établie à Aix, à Marseille où le Petit Roi de gloire devient aussitôt l'objet d' « une dévotion enthousiaste ». Qu'on en juge sur cette lettre de l'oratorien Butler, datée de Marseille, le 29 octobre 1656 : « L'autel de l'Enfant Jésus... est (ici) fort magnifique; les vingt-cinquième y sont solennisés avec l'exposition du Saint-Sacrement. Ce grand concours du peuple qui communie, et le nombre des associés de la

 

(1) Songeons avec cela que la Mère Anne n'a pas été entendue. Audi alteram partem. Qui sait ? Elle aussi, peut-être, elle a eu son biographe, et qui lui aura trouvé toutes les vertus.

 

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Sainte Famille est, comme je pense, au delà de trois mille, de sorte que cette dévotion est déjà presque la plus solennelle de Marseille... Je n'ai pas été moins étonné de ces épanchements dans les lieux que j'ai vus pendant mon voyage, et particulièrement en cette ville, où la dévotion de la Sainte Enfance, dès son commencement, semble

déjà avoir atteint le but de sa dernière perfection»). Même succès dans la capitale de la Provence. En 1652, le P. Parisot publie à Aix son Explication de la dévotion à la Sainte Enfance de Jésus-Christ Notre-Seigneur, deux forts volumes qu'appréciera le P. Faber. Cette même année 1657, nous dit encore le biographe de Marguerite, « le P. Parisot faisait établir par le cardinal Grimaldi, archevêque d'Aix, le petit Bethléem du Saint Enfant Jésus, « pour y recevoir des enfants mâles, pauvres et abandonnés, qui soient légitimes, lesquels seront soignés par un seul homme et une seule femme de prudence et de vertu connues », car, disait la requête, « les domestiques du Saint Enfant Jésus ont pensé le secourir par effet, et non par une dévotion idéale seulement, en la personne des petits enfants pauvres et abandonnés (1) ». Or tout ce développement a commencé, je le répète, peu après la mort de Marguerite (1648), et il touche à son apogée en 1657, c'est-à-dire, un an avant la première apparition de l'Enfant Jésus à Jeanne Perraud. Sur quoi je raisonne ainsi : une association nombreuse et fervente, dont le siège se trouve au centre même de la ville d'Aix, dans la chapelle de l'Oratoire, à quelques pas de la cathédrale;

 

(1) Deberre, op. cit., pp. 319-320.

(2) Deberre, op. cit., p. 144. Sur le Père Joseph Parisot et ses relations avec Marguerite, cf. Deberre, op. cit, et l'excellente notice de Batterel, II, pp. 539, sq. Le P. Bourgoing le nomma en 1652, supérieur de la maison d'Aix, « poste qui convenait fort à un homme de sa piété. A peine y fut-il que, prêchant partout à son ordinaire la dévotion à la Sainte Enfance, il eut la consolation de la voir établie, je ne dis vas dans la maison, où elle était déjà, mais parmi les plus honnêtes gens de la ville, à titre d'association ou de confrérie érigée dans les formes, dans notre église en 1653 d'abord,... et puis par deux bulles ou brefs d'Innocent X de la même année. »

 

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une image miraculeuse dont les reproductions se distribuent de tous les côtés ; des livres et des brochures destinés à propager la dévotion nouvelle ; un bureau de bienfaisance administré par la même confrérie, est-il vraisemblable qu'une dévote, que nous savons d'ailleurs très répandue et très éveillée, ait tout ignoré de ces manifestations diverses ? Je sais qu'elle n'y fait aucune allusion dans ses propres ouvrages, entendant bien ne relever que d'elle-même et du Saint-Esprit ; mais quoi qu'il en soit, il ne me paraît pas douteux qu'elle ait connu le mouvement de Beaune. Elle a voulu faire autre chose et mieux : c'était son droit, le droit aussi de la grâce. Aussi bien garde-t-elle son originalité propre, d'ailleurs très intéressante, et que nous allons définir; mais enfin elle continue Marguerite de Beaune, sauf à la corriger, comme Marguerite elle-même continue et corrige Catherine de Jésus. C'est ainsi que pour découvrir les véritables origines de la dévotion dont nous résumons l'histoire, il faut remonter à la chétive carmélite que Bérulle a dirigée, et à Bérulle lui-même. Tant il est vrai qu'on ne saurait donner trop d'attention à cette littérature pieuse dont semblent faire si peu de cas les historiens, même religieux! La Vie de Catherine de Jésus, le chef-d'oeuvre de Madeleine de Saint-Joseph, préfacé par Bérulle, et dédié à Marie de Médicis, commande toute l'histoire de la dévotion à l'Enfant Jésus pendant le XVIIe siècle.

Jeanne Perraud est née à Martigues en 1631, et elle est morte à Aix, en 1676 (1). Véritable mystique, ou simplement

 

(1) La vie et les vertus de la Soeur Jeanne Perraud, dite de l'Enfant Jésus, religieuse du Tiers-ordre de saint Augustin, par un religieux augustin déchaussé, Marseille 168o ; Les oeuvres spirituelles de la Soeur Jeanne Perraud, Marseille, 1682. Voici le curriculum vitae : il justifierait à lui seul mes défiances. A l'en croire, sa famille serait presque noble. Assurément peu fortunée. De 14 à 20 ans, elle « fréquente les maisons où l'on apprend à coudre ». A 19 ans, elle se convertit, quel que soit le sens qu'elle attache à ce mot. Elle entre chez les ursulines de Lambesc, mais pour les quitter bientôt ; puis, chez les ursulines de Barjols, où elle reste trois mois; puis, neuf mois chez les dominicaines de Saint-Maximin (1654) La vie de communauté n'étant décidément pas son fait, elle tâte du désert (?). Lasse enfin de ces tentatives, elle se fixe à Aix, où elle vit d'aumônes, et peut-être de son métier (le couturière. Du point de vue de l'histoire provençale, sa vie n'est pas à dédaigner. Dans le premier de ces deux volumes, ou cite une lettre pleinement approbative du saint aveugle de Marseille, Malaval, Le jugement de ce dernier a beaucoup de prix à mes yeux ; j'hésite néanmoins à m'y rallier.

 

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visionnaire ? Si je ne me trompe, l'un et l'autre, comme il arrive souvent. Trop vulgaire, trop occupée d'elle-même, trop suffisante, trop puérile pour qu'on puisse l'admirer sans réserve; très pieuse néanmoins, très vers tueuse, et peut-être élevée parfois à la contemplation proprement dite. Nous avons d'elle un gros volume d'oeuvres spirituelles, publiées après sa mort par son directeur. La doctrine en est pure, m'a-t-il semblé, le ton assez déplaisant. Bien qu'on ne sache jamais si elle parle vraiment d'expérience, elle développe certains sujets de haute mystique avec une lucidité, une profondeur, et une conviction qui d'abord surprennent. Avec cela beaucoup de verbiage, une rhétorique bien creuse et bien essoufflée. Elle a lu d'excellents livres, elle a dit entendre pas mal de sermons, et il se pourrait que sa mémoire fût tout son génie (1) .

 

(1) Voici d'elle une page, d'ailleurs pittoresque par endroits et qui donnera une idée de sa manière. laquelle n'est pas tout à fait celle des saints. Elle vient de s'étendre indéfiniment sur les maladies qui la tourmentent, et elle passe à des détails plus intéressants.

« Le médecin s'enquêtait fort soigneusement de mon mal, quoiqu'il le fit avec précaution, pour ne pas me déplaire; car il croyait que tous ces maux extérieurs n'étaient pas des effets ordinaires de la nature, mais il ne savait quel jugement il en pourrait faire... Sa conclusion fut que la trop longue et trop grande occupation que j'avais faite en la contemplation m'avait altéré le corps... ; qu'ainsi j'avais besoin de soulager mon esprit de cette contention. C'était la paraphrase que l'apothicaire me faisait ordinairement, et que je devais demeurer un long temps sans... oraison, si je voulais guérir. Le chirurgien me disait la même chose, me querellant sévèrement, car, comme il pratiquait la vertu, il me mesurait à sa disposition, et me disait toujours que je voulais me rechercher dans mes occupations à Dieu; croyant que les violentes ardeurs de mon sang procédaient de ce que je voulais goûter les dons de Dieu, comme si cela était eu notre pouvoir. Il se persuadait qu'en s'altérant l'extérieur, on pouvait s'attirer le goût et la consolation de Dieu... Je pourrais bien parler à présent, après un si long temps que j'ai gardé le silence, (Est-ce bien sûr?), tandis qu'il m'a pressée, et qu'il croyait... que c'était la faiblesse d'un sexe opiniâtre qui nous fait massacrer, ainsi qu'il me tançait vulgairement. Je pourrais bien vous répondre à présent, et vous dire qu'il semble que vous êtes entré dans le cabinet du secret éternel, pour juger des causes qui dépendent de Dieu seul et de sa conduite adorable sur les créatures. Ignorez-vous que le Tout-puissant a choisi de tout temps des victimes pour en faire un holocauste, et pour être les figures de son unique fils ? Ne savez-vous pas qu'en l'Ancien Testament, il y avait des victimes continuelles...? Sachez qu'il en veut encore à présent... Apprenez à adorer avec soumission la Majesté divine en de semblables rencontres, et ne considérez pas le sexe comme le refuge de l'impuissance. Il ne faut jamais régler les dispositions des autres selon la nôtre... ». — J'assure, pour l’honneur de ma petite patrie, que les Provençales d'aujourd'hui. quand elles se fâchent, trouvent des images plus savoureuses et des tours plus imprévus. — Mais revenons au médecin, car, pour le chirurgien, il a eu son compte. a Le médecin... ne m'a jamais ordonné que très peu de remèdes et fort légers. 11 une pressa fort un jour

que je lui fisse l'explication de la manière que je m'occupais de Dieu, me témoignant qu'il était bien aise de savoir si mes dispositions intérieures coopéraient à la destruction de mon corps, et que peut-être tous mes maux ne venaient pas de la grâce. J'avais granite peine, à vous dire le vrai, de lui découvrir mon état et mes dispositions intérieures. Vous savez que ce n'est pas mon humeur ». — Ici encore, je dois l'interrompre. Hélas! c'est tout le contraire qui est le vrai. Cf. les pages 184, 191, 192, 263 des Œuvres spirituelles. Son directeur lui avait recommande plus de discrétion, et il fallait certes qu'elle en manquât pour que cet excellent homme, qui ne jurait que par elle, se fùt risqué à lui faire l'ombre d'un reproche. Mais elle le manoeuvre si dextrement qu'il finit par rétracter ce conseil. — « Je n'osai pas lui parler de cet esprit qui s'influait dans moi ni des peines effroyables de la mort qu'il me faisait souffrir ; car il eût pu comprendre par là que Dieu était l’auteur de mes maux ». — La pensée de Jeanne n'est pas toujours très cohérente, comme on a pu déjà s'en apercevoir. Ne nous attardons pas à l'expliquer. — « Il me disait souvent que j'étais plus malade d'esprit que de corps ; mais lorsque je lui dis de la manière que mon âme s'occupait de Dieu, et qu'elle agissait en sa présence. lui expliquant quelques dispositions dont Dieu la rend participante, il me répondit : « Nous ne savons donc pas prier Dieu ; car je croyais que, par un seul acte de foi, Dieu était présent à nos âmes ». — Il veut dire sans doute . je croyais qu'ici bas, la foi seule nous rend Dieu présent, en d'autres termes, il n'avait jamais entendu parler de cette présence sensible de Dieu ou de ce quasi-contact avec Dieu, qui constitue proprement l'expérience mystique — « et qu'il suffisait de taire nos œuvres et nos prières dans cette disposition... » Mais je lui fis voir que Dieu se produisait quelquefois dans les âmes, et les favorisait de sa présence... Je ne m'expliquai pas davantage, mais cet homme fut fort surpris... de cet état d'oraison dont je l'entretins... Quand il me rencontrait, il se plaisait que je lui fisse le discernement de la nature et de la grâce dans leurs diverses coopérations... Je me servais pourtant de beaucoup de précautions en lui parlant de la sorte, lui avouant que j'étais téméraire de parler en ces termes. Mais il me répondit quoiqu'à ma confusion (?), que je parlais très bien, et me pressait de continuer mon discours. La chose lui parut étrange, selon son humeur, qui le porte à un grand méprit pour le sexe, comme il en avait pour mes maux, qu'il ne connaissait pat dans les commencements qu'il me fit les visites, les négligeant et i.e me faisant point de remèdes. Mais après, les ayant connus, il conclut ce que je viens de dire, et ne m'en ordonna aucun, par un sentiment opposé..., ne tenant pas compte de mes ,eaux, parce qu'il n'en avait pas la connaissance. C'est en effet à celui qui donne le mal de le guérir quand il lui plaît... (IL) me conseilla d'aller à l'église aussitôt que je le pourrais, quoiqu'il eût tombé une grande quantité de neige ». (Les Oeuvres spirituelles, pp. 219, 221).

 

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A vrai dire néanmoins, tout cela n'a pour nous que peu d'importance. Du point de vue historique — et non pas théologique — où nous nous plaçons, quand Jeanne Perraud ne serait qu'une visionnaire — et je ne vais pas jusque-là — nous n'aurions pas le droit de la dédaigner. Vraies ou fausses, — aux théologiens de décider — les visions dont elle nous a laissé le récit fort détaillé ont au moins la valeur d'un document. Elles nous

 

 

 

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révèlent, non pas seulement le travail d'une imagination plus active que personnelle, mais encore et surtout les tendances confuses, les attraits providentiels des milieux dévots, qui, sans doute, auront façonné la voyante d'Aix à leur propre image. et qui doivent accueillir avec tant de spontanéité enthousiaste la dévotion particulière enseignée par Jeanne. En présence de phénomènes de ce genre, hausser les épaules ne me paraît pas d'un bon esprit. La défiance est certes permise : l'Église elle-même nous la conseille, mais accompagnée de curiosité, si l'on n'est qu'historien, et de respect, si l'on est chrétien. Affirmer sans plus avec le biographe de Jeanne que « l'Enfant Jésus » a « dicté » à cette « fille simple et inconnue... tout ce qu'elle a écrit »; que sans elle, « nous n'aurions jamais appris tant de belles choses », nous ne le pouvons absolument pas : mais pouvons-nous davantage assurer que rien ne soit de Dieu, ni dans les origines ni dans le progrès de la dévotion provençale à l'Enfant Jésus? Venons enfin à la vision mémorable qui a fixé l'objet précis de cette dévotion nouvelle.

Le 15 juin 1658, Jeanne priait à son ordinaire dans l'église des augustins déchaussés, lorsque soudain le divin Enfant lui apparut. « Je le vis, écrit-elle, des yeux du corps, en l'air, qui se penchait vers moi avec un visage riant et une joie extrême ; il me regardait comme si nous eussions été pareils en âge ; il ÉTAIT AGÉ A PEU PRÈS DE TROIS ANS. Sa

 

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beauté était sans exemple; ses cheveux blonds qui venaient battre sur l'épaule avec trois anneaux, l'un plus long que l'autre; les pieds nus; la robe blanche toute ondée comme de la moire, sans aucune ceinture qui le ceignît. IL PORTAIT A SON BRAS GAUCHE UNE CROIX d'une longueur et d'une grosseur disproportionnées à sa petitesse, comme celle sur laquelle il est mort, pour marque que, dès son enfance, il a autant souffert que lorsqu'il est mort sur la croix (?). Elle tombait de son bras avec ses instruments, comme s'il ne pouvait pas la supporter ; car tous LES INSTRUMENTS DE SA PASSION ÉTAIENT JOINTS ENSEMBLE, et liés avec la croix par une grosse corde. Il n'y avait point de clous, mais, à la réserve de cela, tous les instruments y étaient, jusques même à la colonne. Il me tendit son bras droit en me regardant et tenant la croix en l'autre, en façon qu'il semblait qu'elle allait tomber (1). »

« Trois ans » ; une grande croix ; les instruments de la Passion, tels sont les traits caractéristiques de cette vision, laquelle ne présente rien, dans son ensemble, de tout à fait imprévu, rien non plus qui heurte l'esprit du dogme chrétien. J'ai relevé par un point d'interrogation ce qui est affirmé, gratuitement selon moi, des souffrances de Jésus enfant. Dès son entrée en ce monde, le Verbe incarné a prévu et accepté les supplices de sa Passion, il ne les a pas subis. Remarquez aussi une autre nouveauté qu'on peut trouver quelque peu suspecte, et qui, du reste, s'explique fort bien, l'absence des clous. Absorbée par l'énorme croix et par la colonne, Jeanne aura d'abord oublié de voir les clous ; elle aura omis de les mentionner dans ses premières confidences, et comme, j'imagine, on lui aura fait remarquer cet oubli, sûre d'elle-même, tenace comme elle était, elle l'aura aussitôt maintenu, défendu, canonisé en le prêtant à l'Enfant Jésus. Conjecture, direz-vous ? Oui, mais certainement plus

 

(1). La vie..., pp. 96, 97.

 

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raisonnable que l'exclusion systématique des trois clous vénérés par toute l'Église. Plus fidèles à la tradition, la piété et l'iconographie provençales corrigeront peu à peu cette distraction très excusable de Jeanne, et ce caprice qui l'est un peu moins.

D'autres conjectures également fort plausibles, expliqueraient la genèse naturelle, ou du moins, si l'on préfère, les préludes tout humains de cette vision. Cette nouvelle représentation de l'Enfant Jésus est en fonction, si j'ose dire, de l'image de Beaune, vénérée dans la chapelle des oratoriens, et que toute la ville d'Aix connaissait. Pour une raison ou pour une autre, cette image n'aura pas satisfait Jeanne Perraud, qui fréquentait plus assidûment la chapelle voisine des augustins. La bienveillance n'était pas la vertu maîtresse de notre Martegalloise — ainsi appelle-t-on les filles de Martigues. Peut-être, critiquant sans aménité les dévotes du Petit Roi de gloire, sa logique de femme aura-t-elle conclu que l'image de ce Petit Roi avait aussi des défauts. Peut-être aussi, ou d'elle-même, ou sous l'inspiration de quelque docte personne, car elle a l'oreille fine, peut-être aura-t-elle décidé que les insignes d'une royauté exclusivement. glorieuse — le diadème, le sceptre, la robe d'or — voilaient fâcheusement l'avenir douloureux de celui qui, sans cloute, doit régner un jour, mais dont le premier trône sera une croix.  Regnabit a ligno. Et voyez comme tout s'enchevêtre, l'humain et le divin, les critiques d'une femmelette, et l'instinct des âmes saintes, mystérieusement conduites par les lumières d'En-Haut. Par ces divers sentiers, qui ne sont pas tous d'une rectitude absolue, Jeanne rejoint les mystiques en si grand nombre qui inclinent à rapprocher de l’Enfance de Jésus le souvenir de la Passion. Pour l'école française, l'Enfance est avant tout mystère d'anéantissement et de sacrifice. Marguerite de Beaune elle-même oscille entre les deux mystères, et bien que de plus en plus attirée parla grâce triomphale du Petit Roi,

 

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elle ne se désintéresse jamais des souffrances qui achèteront sa gloire. Ainsi M. de Renty, ainsi tous les autres. Aussi bien la dévotion du XVIIe siècle a-t-elle suivi les oscillations de Marguerite ; mais avec cette différence, qu'après s'être attachée à Jésus Enfant, elle finira par se fixer ou directement sur la Passion elle-même, ou sur les mystères qui s'y rapportent. Et c'est pour cela que Jeanne Perraud me paraît si digne d'intérêt. Assez insignifiante par elle-même, inférieure à quantité de mystiques dont je ne parlerai pas aussi longuement, mais très impressionnable, très réceptive, elle représente à merveille les vues et les aspirations religieuses des milieux dévots qui l'entourent.

Très active aussi et fort bien douée pour la propagande. Marguerite de Beaune a eu ses artistes, Jeanne aura les siens, — Aix n'en manque pas — et sa vision lui reste si présente, si minutieusement nette que le premier peintre venu la reproduira sans peine.

 

Pour peindre le portrait conforme à son original, écrit-elle, il faut qu'il soit au-devant d'un soleil, où l'on expose le Saint-Sacrement, et qu'il soit proportionné à l'âge de trois ans (1) : qu'il ne soit pas gros, ni fort plein, mais d'une constitution médiocre : que la posture soit comme en l'air et à la volée;

 

excellente indication, et dont l'artiste n'a pas manqué de s'inspirer ;

 

que, depuis la ceinture en haut, son corps soit fort courbé, se tournant vers la droite, et que sa main soit étendue en bas, à proportion du corps. Que le pied soit tourné par côté, et le gauche comme s'il était éloigné d'un pas, assez modestement, et, le reste, qu'il soit tourné vers la droite. Que son bras gauche ait et embrasse les instruments de la Passion en confusion, et

 

(1) Dans une autre vision, il lui était apparu « de l'âge environ de douze ans » (Vie, p. 112), mais, réflexion faite, elle a préféré l'age de trois ans. Et son biographe, manifestement désireux de montrer que la dévotion nouvelle n'est pas un succédané de celle de l'Oratoire, « il est certain, écrit-il, que c'est elle qui a établi la dévotion à la Sainte Enfance de Jésus, considérée dans les trois premières années de sa vie ». (Ib., p. 166).

 

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le bras presque étendu; la colonne qui traverse tous les instruments se tournant comme sur le bout du bras, où une corde qui lie tous ces instruments doit terminer, penchant en bas, et le reste en haut. Il faut que tous les instruments de sa Passion soient longs et disproportionnés à l'âge du saint Enfant : que son visage soit extrêmement blanc, et d'autant plus éclatant que son éclat n'est pas emprunté par des rayons du dehors. L'air de son visage doit être extrêmement riant, et qu'il épanche ses regards et ses traits amoureux vers un objet du côté où il se tourne, distant de lui de deux cannes, ou environ. Ainsi sa vue doit être à proportion de l'épanchement de son corps, qu'on doit représenter trois pans sur terre. Son vêtement extrêmement blanc, sans aucun pli, et qu'il soit un peu gaufré ;

 

n'oublions pas que, de son métier, elle est couturière;

 

ses cheveux peu éclatants, ni abattus, ni frisés,

 

ceux du Petit Roi de gloire frisent;

 

qu'ils fassent un tour vers la tête, comme un anneau ; qu'ils restent un doigt court sur le muscle ; qu'ils soient bien rangés, et qu'il y en ait suffisamment. Les pieds nus, et que tous ses traits soient bien ordonnés.

 

On lui fit d'abord « un petit et simple crayon sur du vélin, qu'elle mit dans ses heures, et, quelque temps après, elle en fit faire un tableau d'un peu plus de deux pieds de hauteur, qui a été l'original d'une infinité d'autres, et le principe de la dévotion qu'on voit encore fleurir dans Aix et dans quelques autres lieux de la Province. Ce portrait fut achevé le jour de la Transfiguration (1661) ; elle le reçut avec une extrême joie, l'orna d'un beau cadre doré, et le mit sur un petit autel qu'elle dressa expressément dans un cabinet qui était à un coin de sa chambre... Elle appelait tous les habitants du logis pour y venir faire leurs prières (2) ».

Ce même tableau — ou une de ses copies — fut placé

 

(1) Oeuvres spirituelles, pp. 6o, 61.

(2) La vie, p. 156.

 

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peu après, dans l'église des augustins (1), devenue, dès avant la mort de notre voyante, le siège principal d'une nouvelle confrérie de l'Enfant Jésus, que le Saint-Siège approuvera en 1665, et qui, j'imagine, aura éclipsé assez vite la confrérie oratorienne des « familiers » ou des « domestiques » de l'Enfant Jésus. La capitale de la Provence ne connaîtra plus bientôt d'autre Enfant Jésus que celui de Jeanne, l'enfant de trois ans qu'environnent les instruments de la Passion. Aujourd'hui encore, il est vénéré sous cette forme dans la cathédrale d'Aix. Nos artistes provençaux ont aimé ce modèle plus riche et plus subtil que le Petit Roi de gloire. Ils l'ont représenté maintes fois, chacun au gré de sa fantaisie propre, mais en suivant toujours d'assez près les indications de Jeanne. On trouvera ici même, avec le dessin original, deux de ces représentations, l'une du XVII° siècle finissant, l'autre du milieu du XIX° (1). Il est d'ailleurs possible, sinon vraisemblable que la vision de Jeanne ait emprunté ses traits essentiels à quelque image flamande, inspirée elle-même, directement ou indirectement, par les mystiques d'Espagne. Pour l'Italie, plus simple, plus franciscaine, l'Enfant Jésus est tout bonnement un petit enfant : la paille, les langes ; ni sceptre, ni couronne d'or ou d'épines ; un vrai nourrisson, mais qui ouvre les yeux, et qui sourit. Mais ce détail n'est pas de mon sujet. On sait bien, du reste, que l'évolution de l'iconographie, depuis la Réforme, attend encore son historien.

Mais nous n'en avons pas fini avec les rares prouesses de notre couturière provençale. Voici, en effet, qu'après avoir supplanté Marguerite de Beaune, elle devance une

 

(1) Exactement, dans la chapelle de la famille Thomassin.

(2) La plus originale et la plus belle, mais aussi la plus libre, est celle de Vanloo, conservée dans l'église de la Madeleine, à Aix-en-Provence. C'est un ex-voto peint par l'artiste en souvenir de la guérison d'un de ses enfants, guérison par lui demandée à l'Enfant Jésus des augustin Dans ce tableau, un ange présente à l'Enfant Jésus les instruments de la Passion.

 

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autre Bourguignonne, la voyante de Paray-le-Monial, sainte Marguerite-Marie. Je ne sais du reste la date exacte de la vision si importante qu'elle va nous dire : je la place approximativement vers 1665 ; mais, de toute façon, elle a précédé les apparitions de Paray (1673). Elle écrit à son directeur :

 

J'avais communié pour honorer cette grande fête que nous célébrions à la gloire du très saint Enfant Jésus ; et comme c'était l'heure à peu près qu'il m'avait favorisée de son apparition (celle du 15 juin 1658), je connus que vous y feriez réflexion, et que vous m'offririez à ce divin enfant.

 

Ce prélude est fort remarquable. Tout occupée de la dévotion qu'elle a fondée, toute au souvenir de sa première vision, Jeanne semble attendre une nouvelle visite de l'Enfant divin chargé de sa croix; ruais non, ce n'est pas lui cette fois qui paraîtra devant elle, c'est le Christ sanglant, et à peu près tel que Marguerite-Marie le verra bientôt.

 

Tandis que j'étais occupée de ces pensées, Jésus-Christ se découvrit à mon âme dans son éternité. Il n'était pas assis, ni droit, mais tout prosterné et comme suspendu au-dessus de votre maître-autel. Il était d'un âge comme lorsqu'il mourut et souffrit sa Passion; son corps était formé d'une très belle plénitude : ses pieds et ses mains étaient percés ; son côté droit était ouvert d'une grande plaie, qui tenait presque toute sa poitrine ; et cette plaie était si intérieure et si profonde qu'elle pénétrait tout son intérieur.

 

Remarquez ce dernier trait si curieux chez Jeanne, que nous avons vue plus haut presque trop attentive à tant de menus détails extérieurs, cheveux frisés, robe gaufrée, par exemple. La grâce divine l'aura spiritualisée peu à peu.

 

Elle était tout empourprée d'un sang si vif et si vermeil qu'il semblait sortir seulement de la plaie, bien qu'il ne parût pas un sang matériel. Pendant que je contemplais cette plaie, qui toujours s'élargissait, il faisait de nouvelles coopérations, ses

 

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plaies et ses mains furent comme à demi couvertes de nuées, mais le tout était céleste.

 

Ceci encore est fort beau. Passons-lui son goût de primaire pour les mots abstraits et savants, « coopération » ; mais quel mouvement, quelle vie dans les scènes qui s'offrent à elle ! Tantôt : « que la posture soit en l'air et à la volée » ; maintenant, cette plaie qui bouillonne et va toujours s'élargissant, ces nuées qui recouvrent insensiblement tout le reste, pour ne plus laisser voir que la poitrine ouverte et que l'intérieur enflammé. Je ne voudrais pas la surfaire, mais il me semble que, de ce point de vue, elle dépasse Marguerite-Marie et les autres voyantes du Sacré-Coeur.

 

Jésus-Christ me fit voir qu'il présidait à cette fête (de l'Enfant Jésus), et qu'il l'avait destinée pour son honneur particulier, y paraissant avec ses cicatrices, et m'ouvrant toujours la plaie de son côté.

 

Transition du mystère de l'Enfance, tel qu'elle l'avait compris, au mystère du Sacré-Coeur. Elle a bien compris cela, mais elle ne soupçonne pas que la dévotion à Jésus Enfant n'aura été, dans l'ordre providentiel, qu'une sorte d'acheminement à la dévotion de Paray.

 

Il me témoignait l'extrême amour qu'il avait pour tout le monde, par cette tendresse avec laquelle ouvrait sa poitrine. Je voyais que le pardon était donné à tous, et que ce divin Rédempteur était pour tous.

 

Elle voit aussi, et peut-être assez nettement, que la dévotion qui se prépare sera la réfutation la plus décisive du jansénisme.

 

J'eusse bien voulu m'arrêter là, comme vous pouvez croire, mais je fus obligée de quitter, pour aller donner ordre à la chapelle, et satisfaire des personnes qui me demandaient (1).

 

(1) Oeuvres spirituelles, pp. 63, 64.

 

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Et, sans tarder, « elle fit faire un crayon de ce divin Rédempteur qu'elle se mit sur le coeur » ; mieux encore : « elle fit elle-même à la plume plusieurs autres crayons semblables, qu'elle donna à son confesseur pour les distribuer », — ainsi fera bientôt Marguerite-Marie. — Enfin elle commande « un grand tableau à l'huile », disant à son peintre « que Jésus-Christ est notre Rédempteur; que ses plaies et son sang ont fait notre rédemption ; que nous devons avoir toujours cet objet devant les yeux, pour reconnaître sa bonté et avoir confiance en sa miséricorde ; qu'elle prétendait que son tableau représentât bien ce mystère, et qu'il ne fallait que peindre le Sauveur avec ses plaies ouvertes et celle du coeur fort grande et pleine d'un sang bouillonnant d'amour pour les pécheurs ». « Je le montrerai, disait-elle encore, à M. N., qui est si alarmé de la crainte de son salut. Voilà votre rédempteur, lui dirai-je, que craignez-vous tant? Voyez ce sang, cette poitrine ouverte, ce grand amour (1). » Et peu après, Marguerite-Marie : « Voilà ce coeur qui a tant aimé les hommes... ! » Aix-en-Provence, Paray-le-Monial, c'est bien, de part et d'autre, la môme vision, ou à peu près ; c'est le même esprit. La Providence n'a pas voulu que ce fût le même succès. La vision de Jeanne Perraud eut si peu de suites que le nom de notre voyante provençale est resté jusqu'à ce jour, si je ne me trompe, ignoré de tous les historiens de la dévotion au Sacré-Coeur.

 

(1) La vie, pp. 273, 274. Qu'est devenu ce tableau ?

 

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