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APPENDICE

 

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§1 . — LES THÉOLOGIENS ET L'ÉCOLE FRANÇAISE

§2. L'ECOLE FRANCAISE ET L'ECOLE DE SAINT IGNACE

 

 

Les théologiens purs ou de métier ont commencé, je crois, de bonne heure, et depuis se sont parfois remis à regarder de travers les spirituels de l'école française. D'où peut venir cette demi-hostilité, ce demi-mépris que leur générosité épargne d'ordinaire à la foule des écrivains dévots, bien qu'en matière de dogme ces derniers ne fassent pas toujours preuve d'une rigoureuse exactitude? Sauf dans certains cas particuliers — ainsi un opuscule de M de Ségur mis à l'Index — on leur passe volontiers leurs à peu près et mule leurs menues incorrections. Pourquoi se montrer plus exigeant à l'endroit d'un Bérulle, d'un Condren, d'un Olier ? C'est, me semble-t-il, que leur doctrine spirituelle, se réclamant sans cesse de nos dogmes, invite par cela même les théologiens à un examen plus vigilant. C'est peut-être aussi qu'elle les étonne, les gène, en leur présentant un mélange, pour eux assez imprévu, de spéculation dogmatique et de dévotion. Non que la dévotion, prise en elle-même, soit étrangère à ces doctes, mais enfin, depuis le triomphe des méthodes scolastiques, ils ont élevé une sorte de muraille entre leur vie intérieure et leur science. Dans l'approbation qu'il a donnée à un de ces ouvrages bérulliens, Isaac Habert, lui-même théologien de métier, a fort bien montré cela. « Je soussigné, docteur de Sorbonne,... après avoir lu le livre du P. Gibieuf, De la liberté de Dieu et de celle de la créature, ai cru devoir en faire l'éloge, n'y trouvant rien dont je pets faire la censure. Il me parait plein de piété et d'érudition, aussi bien que l'auteur..., et il n'y manque rien de ce que saint Paul juge nécessaire à un écrivain ecclésiastique, qui est de posséder bien la règle de la science et de la vérité dans la loi. Sion en considère le style, sa manière d'écrire est belle et noble ; si ou examine le fond de la doctrine et les pensées de l'auteur, elles sont sublimes et élevées, et on y voit revivre

 

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partout une fidèle image des saints Pères, et le caractère des PREMIERS ÉCRIVAINS DE L'ANTIQUITÉ. IL Y A NÉANMOINS SUJET DE CRAINDRE QUE, POUR CETTE RAISON, QUELQUES ÉCRIVAINS ET THÉOLOGIENS DE CE TEMPS, PLEINS D'AUTRES IDÉES, NE TROUVENT SA MANIÈRE D'ÉCRIRE D'UN GOÛT OU TROP ANCIEN OU TROP NOUVEAU. Cependant rien ne lui échappe des subtilités de l'école ; il parait qu'il les possède parfaitement, et que, s'il en secoue la poussière, ce n'est que pour la rendre plus belle et plus aimable. Ce caractère si RARE ET SI SINGULIER lui fait jeter de toutes parts MILLE TRAITS D'UNE PIÉTÉ ÉCLAIRÉE DE LA LUMIÈRE DU CIEL et nourrie de la science des saints mystères, qui pénètrent jusques au coeur, et qui ne charment pas seulement l'esprit, mais élèvent l'âme. En un mot, c'est un travail cligne de l'éternité (1). »

Je ne crois pas néanmoins que, pendant les XVIIe et XVIIIe siècles, leur doctrine spirituelle ait paru sérieusement suspecte. On l'enseigne ex professo dans les hautes écoles — Thomassin par exemple — et elle anime une foule d'ouvrages pieux qui, de ce chef, ne furent jamais critiqués (2). Les hostilités ne reprendront que dans la seconde moitié du XIXee et la première du XXe siècle. La plupart du reste ignorent Berulle et sou école, ainsi que nous le prouverait au besoin le curieux document que voici. C'est une lettre de Mgr (depuis le cardinal) Bourret (successeur d'Isaac Ilabert sur le siège de Vabres) à l'éditeur de l'ouvrage posthume du P. Ramière, qui a pour titre : Le Coeur de Jésus et la divinisation du chrétien. (Toulouse, 1891). Cette lettre est d'un tour assez bizarre ; je ne la donne pas comme un modèle de style épiscopal, mais enfin elle rappelle fort opportunément que la thèse maîtresse du P. Ramière avait été enseignée, longtemps avant la naissance du savant jésuite, par nos maîtres de l'école française.

« C'est une matière fort élevée et fort difficile à toucher que l'excellent Père a su cependant traiter avec une grande rigueur théologique, qui n'exclut pas la chaleur d'une haute mysticité. » Soit dit en passant, la « mysticité » comme parle Sa

 

(1) Batterel, Mémoires domestiques, II, pp. 242, 243. Que Habert ait plus tard rétracté cette approbation, comme l'affirme l'auteur passionné de la Bibliothèque janséniste, ce détail nous importe peu. Il ne s'agit pas ici de telle ou telle doctrine propre à Gibieuf, mais de sa méthode.

(2) Par cette restriction, j'entends faire allusion aux livres profondément bérulliens de Duguet et du P. Quesnel, si populaires pendant les XVIIe et XVIIIe siècles. On condamne leurs tendances ou leurs affirmations jansénistes, mais nul théologien ne leur reproche de propager les enseignements spirituels de Bérulle ou de Condren.

 

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Grandeur, n'est pas seulement source de chaleur, mais encore de lumière.

« Lorsque je prends en mains ces sortes de traités, j'ai toujours peur de me heurter aux trois ou quatre écueils suivants, contre lesquels choppent beaucoup d'auteurs, qui ne sont pas suffisamment préparés à ces transcendantes études. Obscurité et logomachie, me dis-je, voici d'abord ce qui va se présenter ; exagérations mystiques, de façon (sic) à tomber dans une sorte de panthéisme et une manière d'illuminisme verbeux, voilà ce qui va suivre ; ontologisme incorporatif de la personnalité ou, du moins, de l'activité de l'homme dans la personne de Notre-Seigneur, troisième écueil de ces sortes de traités, s'il s'agit d'un auteur théologien... Telles sont... les préventions que j'ai ordinairement contre ces livres qui, dans ces derniers temps, ont pris une certaine extension parmi nous, par le désir de faire grand et de hausser la taille de l'homme. » Puis, sans transition d'aucune sorte : « Ce n'est pas que ces idées soient nouvelles (S.G. veut manifestement parler des idées du P. Ramière ; mais on pourrait s'y tromper). Le XVIIe siècle les a beaucoup connues ; parmi nous surtout le P. de Bérulle, le P. de Condren et M. Olier les ont beaucoup propagées et développées, non sans quelques obscurités et quelques dangers de fausses interprétations. » Des obscurités! Hélas ! on en trouve partout, et même dans la lettre que l'on vient de lire. Quant aux « fausses interprétations » que l'on a pu donner de leur pensée, Bérulle, Condren, Olier en sont-ils plus responsables que saint Augustin des écrits de Luther ou de l'hérésie janséniste ? N'est-il pas de foi que saint Paul lui-même risque d'être mal compris ? Quaedam diffcilia intellectu quae indocti depravant.

Parmi les divers développements du bérullisme, il en est un néanmoins qui a inquiété les théologiens : c'est la doctrine du « sacrifice de Jésus », telle que l'enseignent Condren surtout et, à sa suite, M. Olier. Comme cette doctrine, vraie ou fausse, n'intéresse, ni de près ni de loin, les principes essentiels de l'école, je me suis abstenu d'en faire état dans le texte, me réservant de donner ici à ce sujet quelques précisions, que j'emprunte à un excellent ouvrage contemporain : Le sacerdoce et le sacrifice de Notre-Seigneur Jésus-Christ par le R. P. Grimal, mariste (1). Ne craignons pas de le citer longuement.

 

(1) Paris, (2e édit.) 1911, chez Beauchesne.

 

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« Les fondations (de mon travail).., sont prises soit de l'Epître aux Hébreux .., soit de saint Paul et de saint Jean, les deux Docteurs inspirés de notre vie surnaturelle... Nous étudierons ces Ecritures à l'école des maîtres du XVIIe siècle, (Bérulle, Condren, Vincent de Paul, Olier, Thomassin, Bossuet)... Je dois tout à ces maîtres... ; je ne les suivrai pas cependant en tout. Dans leurs livres se rencontrent beaucoup d'obscurités et de vues subtiles, hasardées (1), et même certaines théories qui pourraient bien être erronées. Cela s'explique, en partie du moins, par les imperfections de la langue française, (??) encore si indécise dans la première moitié du XVII° siècle ; par la nouveauté relative de cette théologie, sans cadres préparés, sans formules consacrées; par le goût de l'époque pour le subtil et le quintessencié, même en piété (??). Mais ces défauts, si considérables soient-ils..., ne déparent pas l'Oeuvre au point de nous faire méconnaître son pouvoir et ses effets de progrès, ou plutôt de rénovation dans l'étude du dogme sacerdotal. (Je répète que les critiques du P. Grimai visent uniquement cet aspect de la doctrine bérullienne). On reconnaît volontiers à Bérulle, Condren, Olier le titre d'apôtres de la sainteté dans le clergé. Mais ce titre en suppose un autre non moins glorieux. Ils n'ont été les promoteurs efficaces de la réforme ecclésiastique qu'en devenant les docteurs du sacerdoce éternel... Ils éclairaient avant de sanctifier ; ils éclairaient pour sanctifier. Ou plutôt, les deux Oeuvres se poursuivaient en même temps, se compénétrant comme les deux éléments d'une Oeuvre totale. Ces hommes providentiels inauguraient un mouvement de progrès doctrinal autant qu'un mouvement de sainteté ». (p. XXIV, XXV). A merveille, et l'on ne saurait mieux dire. Mais s'ils ont mérité, comme j'en suis convaincu, ces éloges magnifiques, le moyen de supposer que leur Oeuvre doctrinale présente un grand .nombre de subtilités inutiles, de vues hasardées?

Passons, du reste, au détail. Le P. Grimal, très (et, si mon jugement avait quelque valeur en cette matière, je dirais trop) rigoureux, ne trouve en somme à critiquer dans l'ensemble de cette Oeuvre doctrinale que deux théories; je continue à citer :

1° « M. Lepin, dans l'Idée du sacrifice dans la religion chrétienne, p. 87-128,..., à la suite de Bérulle, Condren et Thomassin…,

 

(1) La phrase n'est pas des mieux construites. On peut lui faire dire qu'il y a chez nos maîtres du XVII° siècle beaucoup de vues hasardées. Telle n'est vraisemblablement pas la pensée du R. P. Grimal.

 

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voudrait voir un vrai sacrifice, ou du moins un élément essentiel du sacrifice total de Jésus dans son Incarnation elle-même, et dans toute sa vie cachée ou publique. Il dit, par exemple, p. 100 : « Jésus n'est pas plus tôt prêtre et en possession de sa victime qu'il commence l'acte formel de sou sacrifice adorable... ». Condren, je crois, a été le premier à formuler complètement cette théorie. Le sacrifice se composerait de quatre éléments essentiels : oblation, immolation, consommation et communion. Dans le sacrifice de Jésus, la consommation et la communion ne s'accompliront qu'à lit Résurrection et au Ciel ; mais l'oblation et l'immolation sont déjà suffisamment réalisées par l'Incarnation, pour qu'on puisse regarder, dès lors, l'état et la vie de Jésus comme un sacrifice formel. Jésus se sacrifie en toute vérité quand, dès le premier instant, il s'offre pour l'autel, perd sa personnalité humaine et se soumet à la souffrance... Cette théorie est obscure (?), discutable et même inadmissible, en particulier sur le point qui a trait à la perte de la personnalité humaine. Nous préférons rester sur un terrain absolument ferme et ne voir le sacrifice formel que dans la mort sur la croie. S'il nous arrive de citer des textes où il est parlé de l'immolation de Jésus, dès son premier instant, du sacrifice de Bethléem ou du Temple, qu'il soit bien entendu que nous ne prenons pas ces expressions à la lettre. » (p. 143, 144). Très certainement, il est aisé de forcer la note en une matière aussi délicate, et moi-même j'ai critiqué chez Jeanne Perraud une outrance de ce genre (Cf. plus haut, p. 575). Si néanmoins j'étais appelé à défendre sur ce point le P. de Condren, le P. Giraud et d'autres, il me semble que les arguments ne me feraient pas tout à fait défaut. Mais je dois m'en rapporter, et je m'en rapporte.

2° Le « sacrifice du ciel ». Ici encore, Condren, Olier, Thomassin, Giraud, et de plus Mer Gay. « En citant ces auteurs, écrit le P. Grimal, nous ne nous portons aucunement garant de leurs théories particulières approuvées cependant et reproduites, soit dit en passant, par le docte et sage Benoît X, De sacrificio missae, l. II, ch. XI, n° 5. Olier, Condren et Thomassin ont très bien vu que le ministère céleste de Jésus s'exerçait avant tout par l'offrande des adorations de son humanité glorifiée offrande intimement rattachée à la croix. Mais ils ont eu le tort de ne pas éviter certaines expressions forcées, comme « sacrifice, immolation du ciel ». Ils ont eu le tort beaucoup plus grave d'introduire la théorie des quatre parties

 

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essentielles ou intégrantes du sacrifice formel : consécration ou oblation de la victime, réalisée dans l'Incarnation du Verbe ; immolation, déjà inaugurée à l'Incarnation, mais réalisée complètement au Calvaire ; consommation du sacrifice ou combustion, réalisée dans la Résurrection ; communion de Dieu à l'hostie, réalisée à l'Ascension. Ce que nous disions dans notre introduction s'applique particulièrement ici. Condren, Olier, Thomassin sont nos maîtres : nous leur devons d'avoir cherché et entrevu dans les adorations célestes de Jésus la consommation principale et éternelle du sacrifice de la Croix, mais nous ne les suivons pas en tout. » (p. 243). — Non certes ! pas plus que nous ne sommes obligés de suivre « en tout » saint Thomas ou saint Augustin. Encore une fois, je m'en rapporte, et d'autant plus docilement que cette savante critique ne me paraît pas moins « subtile » que les passages les plus « quintessenciés » de Condren (1).

Avant de quitter le R. P. Grimal, on me permettra de citer une belle page de lui, qui me permet d'annexer à l'humanisme dévot ce théologien si précautionné. « Serait-il permis... de chercher Jésus... jusque dans le sacrifice des Gentils ? De prime abord, la piété se révolte (à cette pensée). Et pourtant on n'oserait dire que toutes les immolations et communions, en dehors du Tabernacle ou du Temple d'Israël, n'aient été que superstition, sacrilège et orgies. Même dans le culte grec, si foncièrement idolâtrique et sensuel, nous croyons saisir par instant une ombre et plus qu'une ombre de religion vraie... Et pourquoi le sentiment religieux aurait-il été moins vivace que les autres nobles instincts, qui survécurent au sein des ténèbres et de la corruption? Le Dieu qui sonde les coeurs... dut parfois démêler, dans ces adorations égarées, dans ces purifications et communions perverties, quelque chose comme un désir et un effort d'hommage, d'expiation et de sainteté vraie, un appel vers une victime parfaite, un témoignage de l'âme naturellement chrétienne ». (p. 77, 78).

 

(1) Je laisse de côté une erreur propre à Thomassin et relevée, fort justement, me semble-t-il, par le cardinal Franzelin. D'après le grand oratorien, suivi en cela par le P. Giraud, « Ungitur Verbum cum gignitur ». En d'autres termes, « le Verbe, comme tel, et antécédemment à l'Incarnation e pourrait être appelé et serait suréminemment « le prêtre du Père ». Théorie inexacte, dit le P. Grimai, puisque « il ne peut y avoir culte et sacerdoce là où il y a égalité, identité de nature, consubstantialité. » (op. cit., pp. 1o5, 106).

 

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§2. L'ECOLE FRANCAISE ET L'ECOLE DE SAINT IGNACE

 

Ayant soumis à quelques théologiens de la Compagnie de Jésus les chapitres où la spiritualité ignatienne se trouve comparée à celle de l'Oratoire, voici les remarques très intéressantes que j'ai reçues de l'un d'entre eux, et qu'on a bien voulu me permettre de reproduire ici.

On verra bien, du reste, au ton familier de cette lettre, qu'elle n'a pas été écrite pour le publie. D'où un je ne sais quoi de simplifié, d'incisif, comme il arrive dans une conversation intime, où l'on sait, de part et d'autre, à qui l'on a affaire, et que les parades sont inutiles. Mon correspondant est un des esprits les plus libéraux que je connaisse, et il ne voit pas en moi le suisse ou le sacristain d'une petite chapelle. Nous ne pensons aucunement, ni à mettre au-dessus de tout, ni à diminuer la spiritualité ignatienne, mais seulement à la définir.

« Votre bérullisme me parait excessif. Je trouve que vous lui sacrifiez plus que de raison la spiritualité ignatienne, à laquelle vous ne rendez qu'imparfaitement justice (1). Je m'explique.

 

 

(1) Mon correspondant suppose donc que je me rallie au bérullisme. Ce n'est pas tout à fait exact. Je ne suis, je ne dois être qu'historien. Or, pour mieux remplir ce vide, je n’ai rien trouvé de mieux que de revêtir tour à tour les pensées et les sentiments de mes héros, qu'il s'agisse de François de Sales, d'Yves de Paris, de Tillemont, de Lallemant, de n'importe qui : transformation, métamorphose provisoire qui, sans trop paralyser, je crois, mes facultés critiques, m'amène à présenter sous leur plus beau jour les diverses doctrines, les divers personnages que j'ai à étudier. De là vient qu'après avoir lu mes chapitres sur Richeome, Coton, Lallemant, et n'avoir lu que ceux-là, un dominicain des plus subtils m'a reproché de réserver « tontes mes faveurs » aux seuls « jésuites » (Revue des Sciences phil. et théol., janvier 1921). On ne peut rien cacher au R. P. Il sait même que, pour mieux faire ma cour à la Compagnie, j'ai pris l'engagement de « ne pas mettre aux premières places ceux qui en valent vraiment la peine », et de a passer sons silence les héros », il veut dire les dominicains. Après cela, comment s'étonner qu' « il la trouve mauvaise » ? Frivole que je suis, je lui répondrai par une citation de J.-J. Weiss, dans son article sur Désiré Nisard : « On est bien tenté, après avoir lu son chapitre sur Bossuet, de croire qu'il a épuisé là tout ce que la nature lui a départi de capacité admirative. Mais qui sondera jamais le mystère d'un coeur capable de bien aimer ? Il en est d'un pur amant des lettres comme de ces personnes trop sensibles qui donnent leur coeur sans réserve au premier objet dont elles sont charmées, et qui, jusqu'à trois ou quatre fois dans leur vie, après l'avoir dépensé tout entier, le retrouvent toujours intact et toujours neuf, pour le réoffrir à qui s'en montre digne. L'excès d'admiration pour Bossuet n'empêche point chez M. Nisard l'excès d'enthousiasme pour Chateaubriand... Croit-on, en effet, qu'il eût pu songer à écrire l'histoire d'une littérature, qui reste aussi variée que la nôtre dans la belle unité de son développement, s'il n'avait été un esprit libre et ouvert aux innovations fécondes ? » Essais sur l'histoire de la littérature française, Paris, 1865, pp. 44. 45.) « Un esprit libre », la belle chose, mon Révérend Père ! Si vous vouiez bien tue faire l'amitié de lire le présent volume et ceux qui suivront, vous finirez, je crois, par reconnaître que je ne suis l'esclave de personne, et pas même de mes amis. De plus pénétrants que vous, ou de moins candides, ont pu déjà s'en apercevoir. Vous, de moins, laissez-moi le temps du finir mon livre, et de rencontrer enfin quelque belle plume de chez vous qui mérite d'être célébrée. Quaecumque bona. Les jésuites, qui ont de l'esprit, ne me brilleront pas pour si peu. Quant à expier par l'éloge parallèle d'un dominicain, tout éloge donné à un jésuite, je le voudrais bien, mais cela dépend-il uniquement de moi ?

 

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D'abord pour le théocentrisme. Je ne puis admettre que l'attitude de saint Ignace soit suffisamment bien représentée. Un homme qui à fait de l'ad majorem dei gloriam sa devise et celle de son ordre — l'exécution ici n'est pas en question ; il s'agit des principes — me parait aussi théocentrique que n'importe qui (1). Puis pour l'attitude vis-à-vis de Jésus-Christ. Que l'oratorien Lefevre (pp. 220,-221) dise qu'ils « ont mieux aimé Jésus-Christ », cela lui est permis, comme à Amelote de proclamer que rien de pareil à l'Oratoire n' a jamais été vu sous le soleil ; mais que vous sembliez l'admettre, cela me parait plus étonnant (2).

Vous vous êtes laissé hypnotiser par le Fondement (des Exercices). Au lieu d'y voir seulement un point de départ, la base rationnelle sur laquelle s'édifie la vie spirituelle — c'est-à-dire Jésus-Christ en nous — vous écrivez souvent comme si cela résumait les Exercices et en contenait tout le suc (3). Ni les trois semaines, si pleines de Jésus-Christ, ni la Contemplatio ad Amorem ne me paraissent prendre dans votre exposé et

 

(1) C'est justement pour cela que je fais de saint Ignace un des précurseurs de Bérulle. Cf. la longue note, pp. 29-32. Mais, dies cette note, et plusieurs fois dans le cours du livre, j'ai soin de distinguer entre les Exercices tels que les comprenait saint Ignace, et les Exercices tels que les l' interprète, non pas l'élite mystique (Surin, v. g.) mais la moyenne des spirituels jésuites. Je crois en effet que ces derniers tendent plus ou moins à déthéocentriser la pensée d'Ignace, et, par exemple, à mettre l'accent sur le tandem salvus fiat de la méditation fondamentale. Il va du reste sans dire que les bérulliens n'ont pas le monopole du théocentrisme.

(2) Oh ! je le crois bien ! L'affirmation du P. Lefèvre me touche profondément, celle d'Amelote me ravit et m’amuse, mais je ne les fais miennes ni l'une ni l'autre. Quel est l'ordre religieux le plus accompli ? Les oratoriens ont-ils plus d'amour que les jésuites pour Notre-Seigneur ? pour moi, de telles questions n'ont aucune espèce de sens.

(3) Fine, forte et juste remarque, mais qui ne me paraît pas ruiner de fond en comble mes petites analyses. Serais-je d'ailleurs seul à me tromper, et la plupart des commentateurs n'attachent-ils pas une importance excessive à cette « base rationnelle » d'un « édifice tout surnaturel » ?

 

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vos parallèles la place à laquelle elles ont droit. A vous lire, on ne se douterait pas que Jésus-Christ occupe dans les Exercices une place capitale, ni que la Compagnie de Jésus réponde à son nom et soit constituée comme une chevalerie qui n'à d'autre objet que le culte passionné et désintéressé de Jésus. Connaître pour aimer, pour imiter Jésus : qui croirait à vous lire que c'est là l'essentiel des Exercices?...

C'est pourquoi je diffère d'avis avec vous sur les origines et l'influence de la spiritualité bérullienne, ou du moins, je suspends fortement mon jugement. Il y a un fait que vous n'expliquez guère, c'est la facilité avec laquelle les jésuites se meuvent dans le cercle des idées de l'école française. Ils s'y sentent parfaitement chez eux et ne se doutent guère d'un emprunt. Ils reconnaissent très bien la parenté de leurs idées avec celles des Olier, Bérulle, etc., mais ils reconnaissent en eux des frères ou des cousins, non des ancêtres (2).

Et de même pour la dévotion au Sacré-Coeur. Il y a eu des

 

(1) Sur un point de cette gravité, il ne peut y avoir entre mon aimable critique et moi qu'un malentendu. Le R. P. oublie, me semble-t-il, que l'objet du présent volume est d'exposer la doctrine de l'école française. Pour mieux dégager l'originalité — souvent affirmée, mais jusqu'ici assez mal définie — de cette doctrine, je la compare à celle des Exercices que je suppose déjà connue. Nul doute assurément que les trois dernières semaines de saint. Ignace ne soient remplies de Jésus-Christ. Je le rappelle du reste à maintes reprises, (v. g. p. 59), comme je l'ai rappelé dans mon volume sur l'école du P. Lallemant. De part et d'autre on ne respire que le Christ. Non est enim in alio alio salus. Mais cette dévotion au Christ, ne peut-on pas l'entendre de plusieurs façons ? Toute la question est là.

(2) En ces matières de filiations, de sources d'idées, il est très difficile d'arriver à des certitudes. N'y a-t-il pas eu, grâce à Dieu, d'innombrables molinistes avant Molina ? Saint Ignace lui-même, que ne doit-il pas à ses devanciers ? J'ai répété à satiété que l'école française n'avait fait après tout que réduire en un corps de spiritualité pratique la théologie de saint Paul et de saint Jean. S'il en est ainsi, comment s'étonner qu'un chrétien se rallie facilement à leur doctrine et, qu'il s'y trouve chez lui ? Ceci posé, plaçons-nous dans l'ordre des contingences. Voici deux faits qui me semblent dominer tout le débat. 1° Les contemporains, un Pape, et depuis un long cortège de spirituels éminents s'accordent à reconnaître l'originalité de l'école française.  2° Le premier jésuite qui ait exposé chez nous dans toute son ampleur une doctrine semblable à celle de Bérulle (je dis le premier dont l'influence ait été sensible sur le développement de la vie religieuse en France), le P. Saint-Jure, en un mot, se trouve avoir été, non pas le frère ou le cousin, mais le fils ou le petit-fils de Bérulle, comme j'ai essayé de le montrer. Ainsi, après lui, le P. Guilloré, un des maîtres les plus populaires de son temps. Je laisse de côté un autre point, qui a bien son intérêt, mais sur lequel nous sommes assez mal renseignés, à savoir l'opposition très vive, pour ne rien dire de plus, qu'a rencontrée d'abord la spiritualité de Bérulle. S'il n'avait fait que répéter saint Ignace, y aurait-il eu des jésuites pour le combattre ?

 

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précurseurs nombreux (Nouet, A. de Paz, etc.). Tout cela est le fruit des Exercices, le résultat de cette contemplation intense et prolongée de Jésus pensant, aimant et non pas seulement agissant (1). L'étude de l'intérieur de Jésus est le fruit normal des Exercices, où elle est si nettement recommandée, et je ne vois guère en quoi Bérulle et ses disciples ont innové sur ce point, ni l'originalité des états. Car saint Ignace recommandant d'insister sur les pensées ou les spectacles qui nous font du bien, il est clair que tel ou tel s'attachera de préférence à Jésus naissant, enfant, au désert, et en vivra (2).

Pour moi, la différence est surtout, sinon exclusivement, dans l'importance donnée à la vertu de religion comme telle, par la spiritualité bérullienne Loin de concéder à Lefèvre qu'on y aime mieux Jésus, je dirais : on y adore davantage.

 

(1) Oui, certes, les Exercices conduisent à cette dévotion. Je ne l'ai jamais nié ; j'affirme simplement qu'il y a d'autres voies, dont quelques unes, le bérullisme, par exemple, me paraîtraient plus directes. Ou plutôt, chacune de ces voies conduit à une dévotion particulière, et qui a sa nuance propre. Je rappelle aussi qu'en fait, c'est un bérullien, le P. Eudes, qui a pris le premier l'initiative de faire rendre au Sacré-Coeur un culte public. Je n'ai jamais prétendu non plus que la dévotion des jésuites eût pour unique objet le Christ agissant. Je crois seulement que leur dévotion est tournée, plus que d'autre, vers l'action, vers la pratique. N'est-ce pas là une façon de truisme ? Demandez à Bourdaloue.

(2) Ici, je n'ai qu'à battre ma coulpe, Si, en effet, après tant et tant de pages sur Bérulle et Goudron comparés à saint Ignace, je n'ai pu arriver à convaincre un esprit aussi lin, aussi cordialement ouvert, à le convaincre, dis-je, d'une originalité qui me parait l'évidence même, c'est tout simplement que je n'aurai pas su rendre ma pensée, ou, si l'on veut, mon impression. Pour moi, en effet, familier de longue main avec les spirituels de la Compagnie, chaque fois que j'ouvre un livre bérullien, je me trouve transporté aussitôt comme dans un monde nouveau. Ainsi quand de Calais je débarque à Douvres, ou bien quand je passe de Bourdaloue à Fénelon, de Macaulay à Coleridge. Oh ! rien qui me heurte, rien qui me force à faire un choix, à déserter saint Ignace pour me rendre à Condren, ou inversement. Je m'explique d'ailleurs fort bien qu'au R. P., qui est beaucoup plus philosophe que moi, et qui voit les choses de plus haut, les mille nuances que je crois discerner entre les deux écoles paraissent presque imperceptibles. Avec cela, je répète une fois encore que ries. n'est plus facile que d'ignatianiser le bérullisme, comme l'ont fait, à leur insu, l'élite des spirituels de la Compagnie, et avec eux, notamment, l'auteur de la présente critique. Mais enfin, je reste persuadé que, si l'on compare aux Lettres de Condren ou aux traités de M. Olier, non pas la production de cette élite, mais les livres classiques — Rodriguez, pas exemple — sur lesquels se sont modelés l'immense majorité des jésuites, il est impossible de ne pas sentir que l'on se trouve en présence de deux disciplines vraiment différentes, de deux esprits. Astitit regina a dextris tuis, circumdata varietata.

(3) Oui, c'est bien là une des différences, mais ce n'est pas la seule, n. ,la principale. Sans cela, aurais-je été le premier à la mettre en lumière:

 

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Chez nous on donne plus à la charité, à l'amour comme tel (1). »

Pour confirmer ses propres observations, le R. P. me communique une lettre des plus intéressantes, adressée, en 1861, par le saint P. Fouillot au P. Ramière :

« Vous avez bien parlé de notre union substantielle avec Jésus-Christ (2), de notre unité en lui et de ses conséquences. C'est un sujet que je voudrais vous voir quelque jour reprendre ex professo. Nul n'est plus digne de la plume d'un jésuite. C'est dans cet ordre d'idées qu'étaient nos anciens Pères, Saint-Jure, Petau, Cornelius a Lapide, etc. Le clergé de France y était entré, témoin M. Olier, le P. de Condren, le cardinal de Bérulle, le P.Thomassin, etc., quand le jansénisme est venu arrêter ce mouvement, auquel on serait aujourd'hui plus que jamais disposé par la dévotion au Sacré-Coeur, si quelqu'un reprenait la trace des anciens... Suivez la veine ouverte. Quand vous aurez fait ce travail, je vous en donnerai un autre du même genre sur la Sainte Vierge. (3) »

 

(1) Je me suis déjà expliqué sur le mot du P. Lefèvre. Il ne faut pas dire que l'Oratoire aime mieux Jésus-Christ, mais il l'aime autrement.

(2) Dans le livre auquel je fais allusion, p. 279.

(3) A merveille, mais cette lettre elle-même ne prouve-t-elle pas que la belle doctrine en question est en somme peu familière à l'ensemble de la Compagnie ? Sans cela, quel besoin si urgent de la traiter ex professo, en 1861, c'est-à-dire après tant et tant d'ouvrages — deux siècles et demi de littérature — consacrés par les jésuites à Notre-Seigneur? Après quoi je me permettrai deux ou trois remarques de moindre importance : A) « Le clergé de France étant entré dans cette doctrine ». Je le crois bien, et j'ajoute que, sur les pas de Bérulle, il y était entré le premier. B) Le jansénisme a fait beaucoup de mal, mais on ne peut lui reprocher d'avoir arrêté le développement du bérullisme. Je reviendrai sur ce point quand je parlerai de Quesnel et de Duguet, l'un et l'autre bérulliens fervents. C) Le livre que le P. Feuillet comptait demander au P. Ramière, mais il était déjà fait, admirablement fait, qui plus est, et par un bérullien, le Bienheureux Grignion de Montfort.

 

 

 

 

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