Chapitre II
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CHAPITRE II : VERS LE BÉRULLISME

 

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Étonnante précocité. — Le ravissement présenté par Amelote. — Invraisemblances apparentes et vraisemblances divines. — « L'âge de douze ans ». — Nécessité d'une critique plus rigoureuse. — Quatre phases principales dans le développement de Condren.

§ 1. LE RAVISSEMENT. — a) Prélude : Réalisation extrêmement vive de la vérité fondamentale : Dieu est tout, je ne suis rien. — b) L'éblouissement : De l'adoration au sacrifice. — L'adoration-cantique de Bérulle et l'adoration-sacrifice de Condren. — Sources lointaines de cette doctrine dans l'intelligence de Condren. — c) Le crépuscule : Pauvreté du sacrifice humain. — De l'autel des holocaustes à l'autel du calvaire.

§ 2. LES ANNÉES DE SOLITUDE. — Les leçons du ravissement et le travail constant de ces années. — « L'intérieur du Fils de Dieu lui fut ouvert ». — Orientation de plus en plus nette vers le bérullisme.

§ 3. LA SORBONNE. — Notes intimes de Condren, analysées par le P. Amelote. — Théocentrisme encore imparfait. — Tous les éléments du bérullisme, mais non pas encore la synthèse.

§ 4. LES LECONS DE BÉRULLE. — Quelques mots auront suffi. — Le maître et le disciple. — Dans quel sens on pourrait soutenir que Condren fut plus bérullien que Bérulle. — Pleine maîtrise de Condren .

 

 

Charles de Condren était aussi bérullien que Bérulle, et il l'était bien avant d'avoir rencontré Bérulle. Amelote le compare de ce chef, et fort heureusement, à saint Paul, qui ne reçut pas son évangile des apôtres, mais du Christ même. Bérullien, et dès le berceau, je veux dire, dès l'âge de douze ans, comme le plus intime, le plus sûr de ses confidents nous l'affirme dans une page étonnante, qui appelle sans doute quelques atténuations de détail, mais qui, dans l'ensemble, me paraît inattaquable. Nous commencerons donc par citer cette pièce unique, digne assurément d'être au moins égalée, soit au récit que saint Augustin nous a laissé de sa propre conversion, soit au

 

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parchemin « trouvé dans l'habit de M. Pascal après sa mort » :

 

Ce fut donc vers cet âge-là (douze ans), qu'étudiant un jour..., il se trouva tout en un moment l'esprit environné d'une admirable lumière, dans la clarté de laquelle LA DIVINE MAJESTÉ LUI PARUT SI IMMENSE ET SI INFINIE QU'IL LUI SEMBLA N'Y AVOIR QUE CE PUR ÊTRE QUI DUT SUBSISTER, ET QUE TOUT L'UNIVERS DEVAIT ÊTRE DÉTRUIT A SA GLOIRE. Il vit que Dieu n'avait besoin d'aucune créature; que son propre fils, qui était toute sa complaisance, lui avait dû offrir sa vie ; que la seule disposition d'offrande de soi-même et de toutes choses avec Jésus-hostie était digne de sa grandeur, et que ce n'était pas assez l'aimer, si l'on ne voulait se perdre soi-même avec son fils pour son amour.

Cette lumière était si pure et si puissante qu'ELLE FIT UNE IMPRESSION DE MORT EN SON AME, qui ne s'est jamais effacée. Il se donna de tout son coeur à Dieu, pour être réduit au néant en son honneur, et pour ne vivre jamais qu'en cette disposition. Alors il connut que tout ce monde devait être brûlé pour les péchés des hommes, que la divine pureté, sainteté et justice en avaient une extrême aversion, et qu'elles ne regardaient avec plaisir que Jésus-Christ et ce qui était dans son esprit... Que (Dieu) chérissait uniquement (au vieux sens de ce mot) les âmes qui sacrifiaient l'état présent à sa sainteté et à sa justice... Il se sentit vivement attiré à ce genre de vie, qui est une parfaite mort aux choses présentes, et qui n'adhère qu'à Jésus-Christ. Et la force de cette divine lumière fit un si puissant effet sur lui qu'il eût SOUHAITÉ D'ÊTRE IMMOLÉ A L'HEURE MÊME DEVANT LA MAJESTÉ QUI REMPLISSAIT SON ESPRIT. Son humilité fut très profonde, et il fut attiré à un si ardent amour de la sainteté et pureté de Dieu, que cette grâce lui a été présente toute sa vie.

 

Voilà certes des « grâces bien singulières pour un enfant ». Ce n'est pourtant là que la première phase de cette expérience mémorable.

 

CAR, COMME IL ÉTAIT DANS L'ABÎME DE SON NÉANT DEVANT LA DIVINE SAINTETÉ. ET DANS UN ARDENT DÉSIR D'ÊTRE SACRIFIÉ A SA

GLOIRE, il lui vint une joie particulière de voir que le FILS de DIEU FUT TOUJOURS HOSTIE DE SON PÈRE… Il Connut QUE LE SACRIFICE DE JÉSUS-CHRIST ÉTAIT L'ACCOMPLISSEMENT DU ZÈLE DE TOUS CEUX QUI SOUHAITAIENT EUX-MÊMES D'ÊTRE IMMOLÉS, mais qui se trouvent

 

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incapables d'honorer Dieu dignement par leur sacrifice. Que c'était louer infiniment la divine sainteté, justice, suffisance à soi-même, et en un mot toute l'infinité du Père éternel, que de lui présenter son fils mort, en lui confessant que, non seulement l'univers, mais lui-même avait dû être détruit en sa présence. Il voyait que rien n'était digne de Dieu que cet unique sacrifice de Jésus-Christ...

Dans cette vue, et dans cet amour de la beauté du sacrifice de Jésus-Christ, Dieu mit dans son esprit deux dispositions bien différentes... : une estime incomparable de la prêtrise..., et une claire lumière par laquelle il connut évidemment que Dieu lui en voulait faire la grâce (1).

 

Je le reconnais sans détours : à première vue, il paraît difficile d'admettre qu'un enfant de douze ans ait conçu et réalisé clairement les hautes idées, le système si cohérent que l'on vient de dire. Mais, pour moi, d'un autre côté, j'aurais encore plus de peine à contester ici le témoignage formel d'Amelote. Manifestement sincère, celui-ci est de plus un esprit critique ; il nous avertit à maintes reprises qu'ils voulu rompre avec la méthode simpliste que suivaient les hagiographes de son temps ; il a les mêmes curiosités que nous: il se propose de suivre pas à pas, autant que possible, le développement spirituel, la croissance de son héros. Ce qui nous surprend dans les confidences qu'il a reçues et qu'il nous rapporte, l'a surpris d'abord lui aussi, comme il l'avoue en propres termes. Bref, il parle à bon escient, et après avoir demandé à son maître les confirmations et les précisions nécessaires. Aussi bien Condren lui-même ne trouvait-il rien d'anormal dans une pareille précocité. Le récit évangélique de l'invention de Jésus au Temple » nous apprend, écrivait-il un jour, que l'âge de

 

(1) Amelote, op. cit., I, pp 41-.46. Cf. ap W. James, une expérience, beaucoup moins haute, et que l'on peut soupçonner d'illuminisme, mais enfin, qui présente une certaine analogie avec celle-ci. « Vers le milieu du jour, je me mis à genoux devant Dieu, et lui lis ma première prière depuis vingt ans... Je me remis entre ses mains, avec l'intime conviction que ma personne allait être détruite, que Dieu me prendrait tout. J'acceptai cette destruction totale. C’est dans cet abandon que gît tout le secret d'une vie sainte ». L'expérience religieuse (Trad. Abanzit) Paris, 1908, p. 189.

 

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douze ans, aux personnes que Dieu choisit, doit donner quelque témoignage de leur élection » (1). « Sa propre expérience « l'ayant rendu savant pour autrui » (2), il estime donc que l'âme s'oriente de très bonne heure vers la grâce particulière où Dieu l'appelle. Précieuse remarque, et dont la psychologie religieuse fera peut-être quelque jour une de ses lois fondamentales. La foi de l'enfant, disait James Martineau, «est si ouverte au sens du divin, qu'il n'est presque pas besoin de lui parler de Dieu, et qu'elle semble le deviner par une sympathie intuitive ». Si cela est vrai de presque tous, à combien plus forte raison d'un enfant aussi exceptionnel que celui-ci. Et, mieux encore Newman : « La première enfance, dans les années qui suivent immédiatement le baptême, n'a aucune peine à discerner le monde invisible derrière le voile des choses visibles, à réaliser la perfection souveraine, à ne pas croire à ce qui passe, à ce qui change » (3). La plénitude infinie de Dieu, l'insignifiance de tout le reste, ne dirait-on pas que Newman a voulu résumer en ces deux mots le ravissement du jeune Condren (4).

Non pas néanmoins que l'on doive tout retenir de la page savante où cette expérience nous est décrite. Nous n'avons là que la traduction d'une traduction. Orateur et théologien, Amelote a rédigé à sa manière les confidences qu'il a reçues de son maître, et Condren lui-même, dans

 

(1) Amelote, op. cit., I, p. 41.

(2) « Il semble, ajoute le P. Amelote, après avoir cité ce fragment de lettre, qu'il ait écrit ceci pour lui-même, ou que l’expérience de ses grâces l'ait rendu savant pour autrui ».

(3) Cf. H. Bremond, L'enfant et la vie, Paris, 1902, pp. 176-127. Et Martineau et Newman dépendent ici de Wordsworth, et de son ode fameuse sur les Intimations of Immortality from recollections of early childhood.

(4) Il est certain du reste qu'aux intelligences bien liées, l'inquiétude soit religieuse, soit morale, soit métaphysique n'attend pas le nombre des années. J'en pourrais donner vingt exemples. Ainsi un des philosophes auxquels j'ai soumis le cas de Condren, après m'avoir écouté sans le moindre signe de scandale, m'a répondu que lui morue, vers onze ou douze ans, il allait, chaque semaine, fatiguer son confesseur des angoisses que lui causait le mystère de la prescience divine. J'en appelle du reste aux observateurs, et plus encore aux confesseurs clairvoyants.

 

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ses entretiens avec Amelote, avait dû par moments, sans y prendre garde, enrichir plus ou moins, compléter, organiser les vives intuitions de l'enfant dont il évoquait le souvenir. On peut donc ne pas les suivre, s'ils nous montrent, ou plutôt s'ils paraissent nous montrer — car telle n'était pas leur pensée — le petit Condren en possession d'une doctrine parfaitement liée, d'un système proprement dit, et qui serait déjà presque tout le bérullisme. A moins d'un miracle que rien ne prouve, les choses n'ont pas pu se passer ainsi. De cette doctrine, il n'aura conçu dès lors que les éléments — disjecta membra — à savoir, les hautes idées que nous avons soulignées, et sur lesquelles nous aurons à revenir. Pour le système, il s'est élaboré peu à peu. C'est ce développement que nous allons suivre, et dont, grâce au P. Amelote, nous pouvons déterminer les étapes avec une sorte de certitude. Dans cette histoire unique, tout est merveilleux, et même les origines; en voici, me semble-t-il, les quatre phases principales : 1° Le premier ravissement (vers 1600) ; 2° Les trois années de solitude; 3° La Sorbonne; 4° La rencontre de Bérulle (1657).

 

§ 1. — Le ravissement.

 

Reprenons la page d'Amelote, et sans nous attarder, plus qu'il ne l'a fait, aux curiosités inutiles. Y a-t-il eu vision proprement dite, extase ? nous n'en savons rien. Seules nous importent les vérités qui se présentèrent alors, dans une « lumière admirable », à ce jeune esprit; qui le ravirent, qui le pénétrèrent tout entier. Procédons par ordre et distinguons pour cela trois degrés ou trois moments : a) le prélude; b) l'éblouissement, la grande révélation ; c) le crépuscule.

a) Ce fut d'abord un rappel, une réalisation extrêmement vive de la vérité fondamentale : Dieu est tout, et je ne suis rien, et le monde entier n'est rien. Ces vérités, le

 

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petit Condren n'avait plus à les apprendre : il n'eût peut-être pas été capable de les formuler, mais il les vivait déjà. Les voici néanmoins qui se représentent à lui avec une évidence fulgurante. Il voit, il sent, il touche son insignifiance absolue et l'infinité de Dieu.

b) De cette constatation et de cette opposition ainsi contemplées, jaillit soudain à ses yeux une vérité nouvelle, imprévue sans doute, et encore plus éblouissante que les prémisses qui la contenaient, à savoir, que, pour rendre gloire à celui qui est tout, il faut que la créature lui offre en sacrifice, détruise en quelque manière le semblant d'être dont elle dispose. Adoration et sacrifice, ou plutôt adoration, par le sacrifice, avoir clairement et ardemment saisi que la première de ces idées appelait la seconde. c'est tout le ravissement de Condren, c'en est du moins l'élément essentiel, celui qui prépare ou d'où rayonne tout le reste.

Et c'est aussi par là que les cieux grands chefs de l'école française se distinguent l'un de l'autre. Ils professeront Lien la. même doctrine, laquelle, chez l'un et chez l'autre, a eu pour point de départ une facilité merveilleuse à la vertu de religion, un désir, un besoin intense d'exalter la grandeur divine; mais le théocentrisme de Bérulle s'oriente spontanément vers l'adoration-cantique, celui de Condren, vers le sacrifice d'adoration. Simple nuance, à la vérité, mais caractéristique, et que je prie le lecteur de ne pas perdre de vue. Que si l'on demande comment cette notion de sacrifice a pu germer et s'épanouir dans une intelligence d'enfant, je répondrai, comme tantôt, que la curiosité des enfants est beaucoup plus active et subtile que ne le croient d'ordinaire les grandes personnes. Le petit Condren savait sans doute l'histoire d'Abraham et d'Isaac, peut-être celle de Melchisédech. Il avait peut-être regardé de tous ses yeux dans quelque Bible à images, la représentation d'un holocauste, peut-être encore ses devoirs d'écolier l'avaient-ils mis en présence

 

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de ces rites du paganisme, qui plus tard l'intéresseront à un si haut point, et toujours à cause de leur ressemblance, lointaine, mais impressionnante, avec nos propres mystères. Il se mêle tant d'images, et si parlantes, à cette notion de sacrifice, que nombre d'enfants l'entendent sans peine. Le miracle serait bien plutôt d'avoir pleinement et cordialement saisi le sens religieux, la fin supérieure et sublime du sacrifice ; mais, la grâce aidant, ce miracle, un enfant de génie a pu l'accomplir.

c) Là se termine, me semble-t-il le ravissement ou du moins ses minutes éclatantes, sa phase de feu. Ce qui suit tiendra plutôt et de plus en plus de la méditation que de l'inspiration proprement dite. Non que celle-ci ait cessé brusquement comme d'un seul coup; elle s'évanouit peu à peu et ses dernières lueurs se confondent presque avec les intuitions d'un autre ordre, plus laborieuses, plus mêlées de raisonnements, qu'elle a pour ainsi dire amorcées. Il en va toujours ainsi dans les expériences de ce genre, mais ici, comme nous avons affaire à un dialecticien déjà très-vigoureux, nous distinguons avec moins de peine le moment précis où l'intelligence, comblée des lumières d'en haut, reprend avec une vivacité nouvelle, son travail humain.

Comme donc « il était dans l'abîme de son néant devant la divine sainteté, et dans un ardent désir d'être sacrifié à sa gloire » — c'est là, je le répète, le point central et décisif, l'essentiel du ravissement qui nous occupe — « il lui vint une joie particulière de voir que le Fils de Dieu fût toujours hostie à son père ». Nouvelle phase; nouvelle « vue ». Jusqu'ici en effet, aucune mention de l'Homme-Dieu. Le voici, mais remarquez bien la raison de sa venue, et, si j'ose dire, le moyen terme qui l'impose enfin à ce philosophe de douze ans. Il ne se présente pas à lui comme « notre » Christ, « notre » Pâque, « notre » hostie, mais comme « hostie à son Père ». On ne saurait procéder avec plus de logique. Cette conviction de

 

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notre néant, qui d'abord l'a conduit à comprendre, à désirer, à vouloir le sacrifice, lui fait maintenant réaliser la pauvreté, l'inefficace du sacrifice lui-même, quand celui-ci n'est offert que par une simple créature : d'où la recherche d'une immolation plus digne de Dieu, d'où le recours facile, et comme nécessaire, au Christ s'immolant pour la gloire de son Père. Ecce ignis et ligna ; ubi est victima holocausti? C'est la question d'Isaac, et le petit Condren pouvait y répondre. On peut supposer aussi un mouvement parallèle dans cette imagination d'enfant : de l'autel des holocaustes, encore chaud de la cendre insignifiante des victimes, il aura passé à l'autel du Calvaire, lourd du sacrifice d'un Dieu, et de là encore, peut-être, à l'autel de nos églises. Je dis peut-être, car je crois sentir que cet enfant est arrivé à l'extrême limite de ses forces, même surnaturelles. Ne lui demandons pas de poursuivre plus avant ses déductions, et de construire dès lors tout le bérullisme. Antelote le veut trop savant. La grâce, plus indulgente, plus humaine le rend aux dévotions et aux jeux de son âge. Je le vois déjà courir à sa petite arquebuse. Laissons le croître, et avec lui l'incomparable semence qui vient d'être déposée dans cette terre choisie (1).

 

(1) Je ne pouvais pas, faute de place, indiquer un à un les menus indices qui m'ont aidé à reconstituer le ravissement de Condren, et qui m'ont permis de corriger librement sur quelques points les affirmations d'Amelote, c'est-à-dire, l'unique témoignage que nous possédions sur ce merveilleux épisode. Il s'agissait ici de retrouver dans cette relation les propres impressions et expressions de Condren quinquagénaire, et dans celles-ci, il fallait retrouver le texte original. Nous n'y arriverons certainement pas : 1° parce qu'un enfant ne se représente pas les choses comme un homme ; 2° parce qu'un homme même ne peut nous donner d'une expérience de ce genre qu'une description approximative. Qu'est-ce, à proprement parler, que ce « feu » dont il est parlé dans le Mémorial de Pascal ? D'un autre côté, il va de soi que les souvenirs de Condren seront d'autant plus exacts, authentiques, sûrs, qu'ils seront plus vifs, plus nets et plus imagés. Tel est, avant tous autres, le criterium que j'ai employé. Or, ou n'a qu'à prendre la peine de relire la relation d'Amelote, et l'on aura bientôt reconnu que la partie centrale et lumineuse du ravissement, celle dont Condren n'a pu rien oublier, est bien celle que j'ai dite. Prenez au contraire les idées qui auraient été manifestées à cet enfant dans la phase du ravissement que j'ai appelée crépusculaire. Voici les mots essentiels « Il connut que le sacrifice de J.-C. était l'accomplissement du zèle de tous ceux qui souhaitaient eux-mêmes d'être immolés ». Doctrine parfaitement juste. mais exprimée ici d'une manière tout abstraite. D'où la question que je pose : Amelote ou Condren, quand ils parlent de la sorte, ne prêtent-ils pas du leur au petit Condren ? Autre indice, ou, si l'on veut, autre amorce à conjectures. Ravissement ou non, nous savons que Condren a eu, pendant ses années de solitude, une expérience plus ou moins semblable à celle que nous discutons présentement ; expérience qui reprenait, pour ainsi dire, la première, et qui en précisait les leçons. D'où une question nouvelle : n'y a-t-il pas eu confusion et substitution de souvenirs ?

 

§ 2. — Les années de solitude.

 

Nous connaissons déjà, au moins par le dehors, ces années un peu singulières pendant lesquelles la philosophie religieuse de Condren achève, non pas encore de se construire, mais bien de se dessiner. Répétons ces mots précieux d'Amelote : « Ce fut alors, ainsi qu'il me l'a dit une fois, qu'il eut l'esprit ouvert à toutes les sublimes connaissances qui nous l'ont fait admirer (1). »

Par où l'on voit que nous obéissions au P. Amelote lui-même, lorsque tantôt, un peu malgré lui, nous nous refusions à faire trop pleines, trop précises, trop systématiques les leçons du premier ravissement. Cette expérience, dont nous savons qu'il ne perdra jamais le souvenir, et, cette « impression de mort » lui avaient appris qu'il n'y a pas d'adoration plus parfaite que le sacrifice total de soi-même en l'honneur de Dieu. Il était donc — qu'on me passe encore le mot— théocentrisé pour toujours, et à sa manière propre, qui n'est pas exactement celle de Bérulle ; mais sur l'autre doctrine fondamentale du bérullisme, je veux dire sur l'union et soumission aux mystères de l'Homme-Dieu, il avait encore presque tout à apprendre, et ce fut précisément de ce côté-là que la grâce paraît l'avoir dirigé pendant ses années de solitude (2).

 

(1) Amelote, op. cit., I. p. 7o.

(2) Avant d'en venir à ce point précis, Amelote parle, mais trop vaguement, de certaines communications qui auraient « en ce temps là » fait connaître à Condren « la grâce de la mission qu'il allait répandre sur l'Eglise ». « Je passe sous silence, continue Amelote, les particularités qu'il connut de cette grâce ; peut-être que Dieu fera naître quelque jour une occasion de les publier. Il suffit à cette heure de dire qu'il lui en donna l'esprit et le zèle avec plénitude et fécondité ». Amelote, op. cit., I, p. 77. De quoi peut-il être question dans ces lignes dont manifestement chaque mot a été pesé ? Ne serait-ce pas de la fondation des séminaires ? Lorsque Amelote publia son livre, M. Olier et ses compagnons commençaient à peine cette grande oeuvre, pour laquelle Condren les avait si longuement et si mystérieusement préparés. Peut-être aura-t-il eu peur de contrister les oratoriens en parlant trop expressément des desseins que leur général avait formés à ce sujet, et pour l'exécution desquels il avait cherché des ouvriers en dehors de l'Oratoire.

 

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« Ce fut en ce même temps que l'intérieur du Fils de Dieu lui fut ouvert, et qu'il y aperçut, avec des admirations incroyables, l'étendue de ses divines dispositions (je souligne les mots bérulliens), celles de la très sainte Vierge et de plusieurs saints, dans lesquelles il se trouva obligé d'entrer en esprit, et de n'en rien omettre dont il ne fût participant. Ce fut alors que Dieu le conduisit dans les voies inconnues (et moins familières au P. de Bérulle qu'au P. de Condren) du sacrifice de Jésus-Christ, et qu'une divine clarté le guida parmi les ombrages de l'ancienne loi, (sans doute à la recherche de tout ce qui annonce et préfigure le sacrifice du Christ). Alors il aperçut les trésors des mystères du Fils de Dieu..., leur vertu continuelle, leur secret et leur beauté. Alors Dieu même lui dévoila sa face, et, sans le voir tel qu'il est, ce qui n'est pas un don des enfants d'Adam, mais de ceux de la Résurrection, il pénétra son sein par une très pure lumière, qui le rendit savant en ses divines perfections ». Toutefois, ajoute le P. Amelote, et cette restriction est capitale, « toutes ces connaissances, quoique vastes et très efficaces, ne furent pas néanmoins si claires ni si achevées que celles qu'il a reçues depuis ; mais, de la façon qu'il m'en a parlé, car c'est de lui que Dieu a voulu que j'apprisse tout ce que je dis de son intérieur, celles-ci étaient les semences des autres, et si elles n'étaient pas si développées, elles n'avaient pas moins de suc et de vertu ». Pour faire en ce temps-là de telles remarques, il

 

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n'y avait peut-être que deux hommes, Condren et Amelote « C'était dans ces premières sources, qu'il puisait les vérités admirables qu'il déduisait sur chaque matière imprévue, et qui faisaient confesser aux plus doctes..., qu'ils n'avaient jamais rien ouï de si rare ni de si universel. Quand il fallait parler de quelque nouveau sujet, il n'avait qu'à regarder, comme cet ancien ami de Dieu, le patron qui lui avait été montré sur la montagne », pendant ses années de solitude ou il se demandait encore sil serait soldat ou prêtre (1).

 

§ 3 La Sorbonne.

 

Amelote prélude à ce nouveau chapitre par des vues si belles et d'un intérêt si général que je dois encore le citer. « Dieu, écrit-il, qui a créé 1 homme à son image, et lui a donné l'inclination naturelle de former sa vie sur le modèle de ses divines perfections, lui conserve après son péché le mouvement continuel d'imiter ce qu'il aperçoit en autrui. De là vient que toutes les conditions se gouvernent par les exemples ». C'est là, comme on le voit, une des idées maîtresses de Tarde, mais appliquée à la psychologie religieuse par un disciple de Condren, qui peut-être ne fait ici que reproduire une des mille intuitions de son maître. « Dieu qui a donné cet instinct aux hommes, et qui les a faits tous relatifs, et tous portés à regarder autrui, ne nous a pas seulement donné son Fils pour être ridée de notre vie : il nous le représente en une infinité de façons, sous divers visages des saints, afin que, si nous ne sommes touchés d'une de ses formes, nous le soyons au moins de l'autre, et que, le voyant revêtu de toutes les humeurs, ou toutes les humeurs revêtues des siennes, il n'y ait aucun esprit, qui ne trouve en lui divers attraits et plusieurs semonces à la grâce. C'est pour cela qu'il prend

 

(1) Amelote, op. cit., 1, pp. 77-78.

 

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un soin manifeste de conserver à l'Église, comme l'un de ses héritages, les choses les plus secrètes des saints... L'intérieur du P. de Condren a été des plus inconnus, mais la bonté divine, qui l'avait rendu un excellent modèle des âmes épurées, nous a donné des moyens de le voir au jour. L'on a trouvé, parmi des papiers écrits de sa main, les règlements qu'il s'était prescrits pendant qu'il enseignait la philosophie (durant sa licence au Collège du Plessis, vers 1612) » (1). Il avait alors de vingt-quatre à vingt-cinq ans.

Des papiers de lui ! c'est tout ce que nous demandons. Nous le savons en effet, non seulement très lucide, mais encore incapable d'éloquence, ou d'unreal words, comme dirait le cardinal Newman. En examinant ce que ces écrits contiennent, et ce qu'ils omettent persévéramment de mentionner, nous serons à même de déterminer le point exact qu'il avait atteint à cette date, et de mesurer le chemin qu'il avait encore à parcourir. Nous n'aurons du reste qu'à nous laisser conduire par le P. Amelote, qui a étudié ces précieux papiers avec la curiosité critique d'un moderne a. Je me borne à deux exemples, et je prends le premier parmi les formules que le jeune professeur de Sorbonne s'était prescrites pour ses exercices du matin.

 

(1) Amelote, op. cit., p. 110.

(2) Je brûle à sa gloire mon meilleur encens, parce que la reconnaissance intellectuelle doit être un de nos premiers devoirs. Il me faut ajouter néanmoins que, jusque dans ces chapitres (Ire, partie, ch. XVI-XXII) où il gagne si brillamment ses éperons de critique, le bon P. Amelote sommeille parfois. S'agit-il par exemple de la sainte messe, Amelote ne trouvant presque rien sur ce sujet dans les papiers que Condren rédigeait à cette époque pour son usage particulier, Amelote, dis-je, supplée à ce qui manque par ce qu'il a appris d'ailleurs, et enseigne « tout ensemble de quelle sorte il faut se disposer à ouïr et à dire la sainte messe ». Soit un long traité, extrêmement précieux, où nous sont fidèlement rapportées les vues de Condren sur les saints mystères, mais de Condren en possession de toute sa doctrine. Ainsi des autres exercices. Sauf dans les passages si remarquables que je mentionne dans le texte, Amelote fait ici comme faisaient ses contemporains. Il y a pourtant entre lui et eux cette différence très caractéristique, qu'il célèbre la bonne méthode, an moment même où il la trahit. Il nous dit en effet ou à peu près : prenez-y garde ; je vous présente ici les idées de Condren quinquagénaire. Vingt-cinq ans plus tôt, sa doctrine n'était encore ni si nette ni si riche.

 

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« Ces exercices... étaient des adorations de la grandeur incompréhensible de Dieu..., de la suffisance qu'il a de soi-même, et de toutes les autres perfections qui demandent le sacrifice. C'était une offrande de lui-même, un pur amour de Dieu... C'était une soumission à la très sainte Vierge, et une vénération qu'il rendait aux saints, et surtout à quelques-uns à qui il avait une particulière dévotion (1)... Ces devoirs rendus, il faisait par avance l'examen de sa journée... Il prenait résolution de se corriger de ses défauts, jetait même les yeux sur les occasions qu'il pouvait avoir de tomber, ou de mériter, et demandait instamment la grâce d'éviter les chutes et d'embrasser ce que Dieu avait agréable... »

Ici, un coup de théâtre critique, si j'ose dire; ici, une fraude innocente du P. Amelote, et qu'il va confesser lui-même, sans d'ailleurs se douter du rare plaisir qu'il nous prépare. Pour résumer fidèlement l'autographe de Condren, il aurait dû ajouter aux derniers mots qu'on vient de lire, « et de s'enrichir de nombreux MÉRITES » ; ou cela précisément, ou quelque formule analogue. Mais Amelote n'en a pas voulu. « Je m'abstiens à dessein, continue-t-il, de redire le mot mérite, parce que, bien qu'alors il l'eût écrit dans son papier, et qu'il fût emporté par le torrent du langage et de la pratique ordinaire de se le proposer (le mérite) pour motif des bonnes oeuvres, IL A DEPUIS CHANGÉ DE DISCOURS, et, conservant la doctrine du mérite, IL EN A SUPPRIMÉ LA CONSIDÉRATION dans le service qu'il rendait à Dieu. Ce n'est pas que le mérite exquis, comme on parle en latin, ne soit désintéressé (2), mais l'intention de ceux

 

(1) Amelote donne ici une liste fort curieuse, que malheureusement il néglige de nous expliquer. « A saint Michel, à saint Gabriel, à saint Jean-Baptiste, à saint Mathias, à saint Salamanus, à saint Scocelin, à sainte Madeleine, et à beaucoup d'autres. Les motifs de sa dévotion envers ces saints étaient excellents, mais ils seraient trop longs à déduire ». Amelote, op. cit., I, p. lai. Dans ce calendrier que Condren s'était façonné avant de connaître Berulle, remarquez plusieurs saints du calendrier bérullien, les deux anges et Madeleine.

(2) Le mérite est exquis, lorsque nous le désirons, non pour notre propre intérêt, mais pour la gloire de Dieu.

 

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qui le cherchent tant ne l'est pas ; et, aux actions vertueuses, l'amour-propre prend souvent la place de Dieu (1), » Entendez qu'à cette date le théocentrisme de Condren, bien que déjà très sublime, avait encore à se purifier. Dans ce sens toutefois, la ligne de son développement était nettement dessinée, son élan était pris, et depuis presque toujours. Le second exemple est encore plus intéressant, puisqu'il nous montre que, vers ce même temps, Condren ne faisait encore qu'entrevoir, et d'assez loin, la doctrine intégrale de l'école française.

C'est une « petite oraison » composée par lui, et « qui lui servait de préparation à son Office ».

 

O Monseigneur, les Bienheureux vous louent, et vous rendent gloire à jamais dans les cieux, par le Verbe, votre fils unique, et par votre essence surinfinie (2), qui est votre propre gloire et votre propre louange. Pour moi, je suis un néant, et ne suis point capable de vous louer. Mais, quoique très indigne, je ne laisserai pas de vous rendre ce devoir, puisque vous méritez que dans mes ténèbres mêmes, dans mon néant, et au fond de ma malice, je vous loue et vous glorifie par votre parole écrite et donnée par votre tradition, ainsi que vous me l'avez commandé par votre Eglise.

 

Belle prière, certes, mais incomplète, inachevée. Que lui manque-t-il donc? De faire à l'Homme-Dieu sa juste place, la place que Charles de Condren lui fera demain, c'est-à-dire dès qu'il aura pris contact avec Bérulle Et qu'on ne pense pas que je tire les textes à quelque système de ma façon. Habemus confitentes, grâce à l'inestimable Amelote. « Depuis que sa lumière fut en son midi, reprend

 

(1) Puisque, soit Condren lui-même, soit Amelote « conservent » expressément « la doctrine du mérite », la simple logique les oblige à reconnaître qu'il n'y a pas d'imperfection proprement dite à se proposer le mérite « pour motif des bonnes oeuvres »,

(2) Cette épithète nous rappelle ce que nous avons déjà remarqué plus haut (p. 4o), avec M. Gilson, au sujet des hypersuperlatifs bérulliens.

(3) Pour mieux saisir ce qui manque à cette formule, on n'a qu'à la comparer avec celle que M. Olier nous propose pour la même circonstance. Cf., pp. 463, seq.

 

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ce rare critique, — c'est-à-dire, depuis qu'il eut rencontré le chef de l'école française, — il eût désiré d'ajouter quelque chose à cette prière, et d'y exprimer que la clarté de Jésus-Christ, luisant dans ses propres ténèbres, et sa vérité et sa sainteté S'ÉTANT BIEN VOULU INTRODUIRE DANS SON NÉANT et PRENDRE LA PLACE DE SA MALICE, il offrirait avec confiance en cette VRAIE HOSTIE le sacrifice de louange (1). » En d'autres termes, Condren, au point où nous venons de le prendre, a bien sans doute une vive dévotion à la personne du Christ, mais cette dévotion, il ne l'a pas encore intégrée, si l'on peut dire, dans la doctrine spirituelle qui s'organisait en lui depuis le premier ravissement. A cette époque, lorsqu'il se mettait en oraison, son premier mouvement, son instinct de grâce, le « jetait » d'abord « aux deux extrémités où la pente de son esprit d'hostie le portait, du zèle de la gloire de Dieu et de l'amour du néant ». Et ce faisant, chrétien qu'il était, il n'oubliait pas le Christ, il le priait au contraire de tout son coeur, mais enfin il ne le voyait encore que d'une manière confuse comblant la distance infinie qui sépare ces « deux extrémités», Dieu et nous.

Sa vie intérieure, image vive de sa doctrine, se partageait en quelque sorte, entre deux tendances distinctes ; se manifestait par des démarches successives : tantôt l'immolation de son propre néant à l'infinité de Dieu, tantôt le recours au Fils de Dieu. D'une part, un théocentrisme tel qu'aurait pu à la rigueur l'enseigner et le vivre un sage de l'antiquité ; d'autre part, le mystère de Jésus. J'exagère certainement, je sépare plus que de raison, mais c'est pour me faire entendre. Paraisse maintenant

Bérulle et l'unité se fera.

 

§ 4. — Les leçons de Bérulle.

 

Il était mûr pour cette synthèse, que déjà sans doute, il avait entrevue plus d'une fois. Aussi l'étincelle lui sera-t-elle

 

(1) Amelote, op. cit., I, pp. 122-123.

 

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venue, j'imagine, dès cette retraite qu'il fit à l'Oratoire en 1617, et qui décida de sa vocation. Quelques mots Fie Bérulle auront suffi. D'un tel maître à un tel disciple il n'en fallait pas davantage. Et qu'on ne dise pas que le P. de Condren aurait pu trouver à lui tout seul dans saint Paul et dans saint Jean la lumière décisive. Qui en doute? « Si est-ce pourtant, répondrait le P. Amelote, que ce Paul, bien qu'il eût été instruit par les Gamaliels (de la Sorbonne), et qu'il eût vu pendant sa retraite en Arabie (les deux ou trois ans de solitude) les visions de Dieu, profita encore par la conférence qu'il eut avec le saint Pierre de cette petite église (l'Oratoire). Sa religion fut enflammée par le feu de ce séraphin, ses connaissances furent affermies (et plus encore unifiées) par la lumière qu'il lui donna : son union avec Jésus-Christ et avec la très sainte Vierge fut plus étreinte qu'elle n'était, et son sacerdoce reprit comme une nouvelle consécration »

Au reste, ce que Charles de Condren doit à Bérulle, un seul homme a pu l'ignorer, et c'est Bérulle lui-même. « Cet éminent cardinal était si surpris des paroles qu'il voyait dire au P. de Condren que bien souvent il lui commandait de les lui dicter, et cet Abraham, s'estimant heureux d'apprendre de son Isaac les secrets du ciel, les écrivait à genoux et la tête découverte » On ne nous dit pas ce qui étonnait et ravissait le maître dans les pensées du disciple. C'était peut-être ces explications des figures et des symboles bibliques dans lesquelles Condren excellait; ou encore ces vues sur le sacrifice, qui donnaient à son

 

(1) Amelote, op. cit., II, p. 113. « Etreinte », n'est sans doute qu'une heureuse « coquille », mais je n'ai pas eu le courage de le remplacer par « étroite ».

(2) Amelote, op. cit., II, pp. 18o-181. Condren n'aurait donc pas été sans influencer peu ou prou la pensée de Bérulle, et par suite, les écrits de celui-ci qui sont postérieurs à 1617, soit par exemple le Discours sur les grandeurs de Jésus. On comprend du reste que, simple vulgarisateur comme je le suis, je n'aie pas à rechercher dans les écrits de Bérulle les traces, probablement assez légères, de cette influence.

 

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théocentrisme le caractère particulier que nous avons dits ou bien c'était simplement la propre doctrine bérullienne,. mais présentée avec une force, un éclat, une profondeur qui la rendaient en quelque sorte nouvelle aux yeux de Bérulle. N'arrive-t-il pas que le disciple explique. le maître au maître lui-même? Bien que la formule me tente fort, je n'irai pas jusqu'à dire qu'il ait été plus bérullien que Bérulle ; encore moins voudrais-je enlever si peu que ce fût à l'immense gloire qui reste à celui-ci, d'avoir achevé l'épanouissement mystique de celui-là. Mais enfin, tout ce que Charles de Condren recevait d'autrui, il le faisait sien, à force de génie, et plus encore de vertu. Il n'est pas jusqu'aux leçons du catéchisme que cet homme-unique n'ait réalisées d'une manière surprenante. Au dire de Lamotte-Goulas, il parlait de nos mystères « si claire meut, qu'il n'y avait rien d'obscur, et qu'il réduisait ses auditeurs presque à l'état heureux où il m'a souvent protesté que Dieu l'avait mis, c'est-à-dire à n'avoir pas besoin de la foi, voyant distinctement toutes les merveilles de notre croyance » (1). Et Amelote, qu'il faut bien citer encore au terme de cette analyse qu'il nous a dictée: « On discernait en lui une différence d'avec les autres, pareille à celle qu'on trouve aux personnes qui racontent quelque chose qu'ils ont vue, et ceux qui ne savent que par ouï-dire. Il semblait que cet homme fût du pays des vérités, et qu'il touchât du doigt ce qu'il proposait à croire. Il est bien vrai qu'il a dit en riant qu'il ne savait s'il avait la foi ; que la doctrine de Jésus-Christ lui était si évidente, qu'il lui semblait la voir de ses yeux, et que, si Notre-Seigneur l'eût appelé à son conseil, il lui eût dit de lui-même, que c'était par le néant, par la croix, par la pauvreté, et enfin par les voies qu'il a choisies qu'il fallait mener les hommes à Dieu. C'étaient des jeux que ces paroles, mais des jeux qui faisaient paraître qu'il était extrêmement établi sur le

 

(1) Cf. Perraud, op. cit., p. 202.

 

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fondements de l'humilité chrétienne », ajoutons, et de l'école française (1).

Et voilà pourquoi, après avoir déjà exposé longuement le bérullisme de Bérulle, nous devons, me semble-t-il, consacrer presque autant de pages au bérullisme de Condren. Ce sera bien toujours la même doctrine, mais réalisée avec une puissance et une ferveur particulière par le plus haut génie religieux des temps modernes (2).

 

(1) Amelote, op. cit., p. 207.

(2) Condren n'a rien publié de son vivant, il n'a même écrit que le moins possible. Il nous reste cependant de lui une centaine de Lettres, qui seront naturellement notre droite balle. Je citerai le plus souvent l'édition de 1668: Lettres et discours du R. P. Ch. de Condren. J'utiliserai aussi les lettres ajoutées par l'abbé Pin à celles des anciennes éditions : Oeuvres complètes du P. Ch. de Condren; ses lettres... Paris, 1857. (Le volume de la Biblioth. orator. qui a pour titre : Lettres du P. de Condren ne se distingue du recueil Pin que par la couverture). Cf. aussi : Quatre lettres inédites du P. de Condren, publiées par le P. Ingold, Paris, 188o, et quelques fragments de lettres inédites publiées par le même P. Ingold dans l'introduction des Considérations sur les mystères de J.-C. A ces lettres nous ajouterons un certain nombre de pièces où la critique la plus exigeante nous permet de reconnaître et la doctrine authentique et parfois jusqu'aux propres paroles du maître. Ce sont : a) un entretien sur l’idée du sacerdoce et du sacrifice de Jésus-Christ, lequel forme la seconde partie du fameux livre publié sous ce titre par le P. Quesnel. L'idée du sacerdoce et du sacrifice de Jésus-Christ donnée par le R. P. de Condren.. avec quelques éclaircissements... par un prêtre de l'Oratoire, 3° édit., Paris, 1697. La Ière édition est de 1677 et porte les approbations nécessaires. Cette 3° édition, dédiée au cardinal Le Camus, a été revue et augmentée parle P. Quesnel, mais non pas jansénisée, je le crois du moins. La Ière  partie du livre est d'un des premiers oratoriens, dont on ne nous dit pas le nom ; la 3° et la 4° sont de Quesnel ; b) une trentaine de conférences spirituelles données par Condren à divers auditoires et qui paraissent avoir été recueillies avec beaucoup d'exactitude. Le P. Ingold les a publiées récemment ; Considérations sur les mystères de J.-C. , Paris, 1882 ; c) le livre du P. Amelote. Il me paraît en effet certain que dans la moitié au moins de ce gros volume, c'est Condren lui-même que nous entendrons; d) les Lettres, la Journée chrétienne et le Catéchisme de M. Olier. Il  écrit souvent lui aussi, comme sous la dictée de Condren ; Lettres de M. Olier, Paris, 1885 ; La Journée chrétienne par M. Olier, Paris, 1657 ; Catéchisme chrétien pour la vie intérieure  par M. Olier, Paris, 1679.

 

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